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Mathias Enard, ou le creuseur pudique : face à l’énigme de l’oeuvre et les secrets du coeur (à partir de l’exemple de Michel-Ange à Rome _ et Istanbul !!!)

11sept

Voici, ce jour, une réflexion sur la présentation par Mathias Énard de son roman-fable-enquête Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants

soit un essai _ de réflexion artistique, entée sur des recherches d’érudition, tant à Rome (Mathias Énard fut pensionnaire de la Villa Médicis en 2005-2006) qu’à Istanbul, et très « en profondeur« , la réflexion artistique comme la recherche documentaire, de la part du probe, fin et patient Mathias Énard _ pour combler un trou de quatre mois dans la biographie de Michel-Ange :

d’avril 1506

_ quand, fuyant Rome (« Michel-Ange a quitté Rome sur un coup de tête, le samedi 17 avril, la veille de la pose de la première pierre de la nouvelle basilique San Pietro« , page 13), suite à une mésentente grave avec son employeur-commanditaire l’assurément peu commode pape-guerrier Jules II (« Il était allé pour la cinquième fois consécutive prier le pape de bien vouloir honorer sa promesse d’argent frais. On l’a jeté dehors« , ibidem…), le sculpteur, florentin, vient se réfugier à Florence, auprès des Médicis _,

à septembre 1506

_ on retrouve en effet le sculpteur à Bologne (possession pontificale, mais à ce moment-là en révolte contre l’autorité du pape), au mois de septembre 1506 ; deux mois plus tard, le 10 novembre 1506, Jules II reconquiert par les armes cette cité (qu’il connaît bien pour en avoir été jadis le cardinal-évêque : de 1483 à 1499) ; et très vite le pape et l’artiste se seront réconciliés ; mais, plutôt que de continuer à faire travailler en priorité le sculpteur au projet de son gigantesque tombeau pour la nouvelle basilique Saint-Pierre, Jules II préfère (l’architecte Bramante souhaitant aussi éloigner Michel-Ange _ un rival _ du chantier de la reconstruction de Saint-Pierre) lui confier la mission _ titanesque _ de peindre l’immense plafond de la chapelle sixtine : Jules II s’en soucie tout spécialement, en effet, car la chapelle sixtine, construite de 1477 à 1483, est une création de son oncle, le pape Sixte IV della Rovere (pape de 1471 à 1484) ; mais le bâtiment vient de souffrir d’importants dégâts causés par de récentes constructions adjacentes (d’une part, l’édification des appartements Borgia, pour le pape Alexandre VI ; d’autre part, le chantier _ colossal _ de la réfection de Saint-Pierre, qui avait débuté le 18 avril 1506) ; et c’est Michel-Ange, le peintre, qui va se consacrer à ce plafond de la Sixtine, de mai 1508 à octobre 1512…

présentation

donnée le mercredi 8 septembre 2010, dans les salons Albert-Mollat,

en dialogue avec Francis Lippa…

Rencontrer _ in vivo ! _ un artiste qu’on a un peu essayé de bien lire _ et qu’on va continuer d’essayer de bien lire : car en ce cas de l’artiste (« vrai« , donc !) Mathias Énard, l’œuvre (vraie ! ainsi qu’elle se révèle à l’épreuve de cette lecture…) ne se réduit certes pas à ce qui pourrait, d’elle, se résumer : elle y résiste et tient la route « vraiment«  ! c’est en cela qu’elle est, chose toujours un peu rare (et digne d’admiration !), une « œuvre vraie« _ ;

et avoir la chance, en plus, de disposer d’un peu le temps afin de s’entretenir (un peu, ici encore : une bonne heure et demi…), de dialoguer avec lui _ le podcast de l’entretien dure 62 minutes _, sur ce qui anime la démarche d’où sourd, jaillit, procède son propre créer,


c’est avancer un peu sur ce que Gaëtan Picon et Albert Skira formulèrent, naguère _ magnifiquement ! _, comme « les sentiers _ ce ne sont pas des boulevards ! _ de la création«  _ et que s’efforce de prospecter, modestement et en douceur (forcément ! rien ne s’y obtient en « forçant«  !), la poïétique :

sur ce chantier, j’essaie de mettre quelques petits pas, ici-même, en ce blog-ci, dans ceux, si fins, d’un Paul Valéry, ou d’un Gaston Bachelard, hier, d’une Baldine Saint-Girons, aujourd’hui (cf son tout récent et très important Le Pouvoir esthétique, aux Éditions Manucius : une analyse ultra-fine et lumineuse des pouvoirs sur la sensibilité !)… _ ;

et qu’ils entamèrent d’éclairer-explorer, avec une merveilleuse délicatesse _ quels trésors recèle la collection de ce nom, « les sentiers de la création« , aux Éditions Skira ; hélas interrompue ; et somnolant désormais sous une pellicule plus ou moins fine de poussière dans les bibliothèques, quand elle ne sollicite pas plus activement les « actes esthétiques«  _ pour reprendre le concept de Baldine Saint-Girons en son précédent maître-livre, L’Acte esthétique, aux Éditions Klincksieck _ d’un peu actives mises à contribution, fécondes, d’une culture vive : en chantier (musaïque) de création…

Eh bien voilà la chance qui m’est échue en l’espèce de la rencontre,

mercredi après-midi dernier, 8 septembre, sur l’estrade des salons Albert-Mollat,

en l’espèce d’un dialogue (nourri de curiosités ajointées)

avec l’auteur

et de Zone, et de Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants,

ce creuseur d’énigmes magnifique

qu’est le très patient et tranquille, solide, posé, Mathias Énard…

En ce dernier opus _ dont le chantier lui a pris au moins deux années, depuis l’amorce de l’« idée« , lors de son séjour romain (en 2005-2006) à la Villa Médicis, nous a-t-il confié, en mettant la main, en la (belle) bibliothèque de la Villa, sur le volume des Vies… de Vasari comportant le récit de la vie de Michel-Ange, puisque c’est ainsi que démarra l’enquête !.. ; et dont le fruit, ce livre-ci, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, vient de paraître ce mois d’août aux Éditions Actes-sud _,

c’est à l’énigme de la création si puissante de Michel-Ange _ sculpteur, peintre, architecte ; ainsi que poète : ses Sonnets et (autres Poésies : Madrigaux, Poésies funéraires, Épigrammes, Élégies, Canzone, ainsi que Stances…) franchissent trop peu le seuil de la connaissance (et a fortiori celui de la délectation) des amateurs d’Art : considérablement moins que son œuvre plastique, en tout cas ! _ que vient se confronter la curiosité probe, patiente, et plus encore profonde, du chercheur-artiste, ou artiste-chercheur _ puisque c’est surtout ce processus-là que les circonstances de son parcours l’ont un peu amené à privilégier, désormais, comme lui-même, en parfaite simplicité, l’a indiqué, spontanément mercredi, en prenant des distances avec les missions universitaires auxquelles il s’était d’abord plié et adonné _, Mathias Énard.

A qui se demande

comment l’auteur-artiste passe du souffle formidable, (quasi) d’un seul tenant

_ ou d’une seule « tenue«  de la part de qui narre : en une phrase unique, « dans le souffle« , d’un narrateur (tel que celui de Zone…), qui (se) repasse (mentalement) en revue, lors d’un voyage en train (récapitulatif !), entre les gares de Milan et de Rome, toute la complexité où s’est faite (construite) et défaite (déconstruite) sa vie _ a-t-il une œuvre, lui ?.. c’est un agent auxiliaire, de grade subalterne… _, et, en particulier, ses relations (complexes et parfois d’une violence extrême) aux autres, de travail _ pas mal en Orient : voilà pour l’« éléphant«  ! _, de guerre _ voilà pour les « batailles«  et pour les « rois«  ! _, et aussi (avec ses trois compagnes successives, en particulier) d’« amour«  _ « et autres choses semblables« , ainsi que Rudyard Kipling se l’est entendu dire de son interlocuteur l’aède indien, dans Au hasard de la vie ; ainsi que le rapporte l’épigraphe de Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants _ : mais avec quelles finesses d’inflexions (d’hémioles, dirait-on en musique) : c’est un chef d’œuvre walt-whitmanien que cette coulée une et unique de souffle ! _,

comment l’auteur-artiste passe du souffle formidable, (quasi) d’un seul tenant

_ de narration se confrontant (lui et son Soi en gestation) à l’étrangeté poignante (et difficultueuse) de l’altérité ! quasi monstrueuse, en son pouvoir de fascination… _

des 516 pages de Zone,

au feuilletage discret, léger, rapide _ mais toujours aussi fort et puissant ! _,

des feuilles de carnet (de recherche de traces _ en vue d’approcher, lui, d’un peu mieux éclairer, sinon percer à jour vraiment, pour lui, les énigmes de sens d’une œuvre si riche en une vie d’artiste si étendue et si féconde en chefs d’œuvre, et si divers, que l’œuvre colossal de Michel-Ange… _ en bibliothèques et archives, principalement à Rome _ aux Archives vaticanes _ et, ensuite aussi, à Istanbul _ aux Archives de l’empire ottoman _) du narrateur-chercheur-reconstitueur (en son penser),

mais qui apprend à méditer aussi _ pour lui ; et pour nous lecteurs, à sa suite, qui sommes conviés au récit tout à fait provoquant de sa recherche, en la curiosité stimulée, à notre tour, de notre lecture… _, sur les signes évanescents

_ presque complètement silencieux (ils ne sont pas bavards d’eux-mêmes : il faut y être attentif pour espérer accéder à si peu que ce soit de ce qu’ils laissent transparaître, tout de même, de leurs puissants secrets…) _,

de l’Art,

des 155 pages, allegro vivace, de Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants,

à qui s’interroge, donc,

la réponse de l’auteur-artiste,

dans l’en-direct vivant du dialogue improvisé,

se fait toute simple (et sans le moindre chi-chi, a fortiori) :

chaque livre a le nombre de pages

et le style

que lui donne, tout simplement, son sujet _ c’est-à-dire le questionnement à propos d’une énigme ! _ qui vient s’emparer de lui _ devenant l’enquêteur _,

et qui l’attelle, un bon moment, à sa mission de le mettre (= donner, offrir, rendre), ce sujet « prenant » _ cette énigme à éclairer un peu ! puis l’enquête sur elle, en l’altérité de ce à quoi celle-ci ose venir se mesurer… _, par écrit, en son écrire (de narration) :

musical _ d’où la verve du rythme du récit…

Ainsi,

si Zone a été l’achèvement en forme d’apothéose faulknérienne (à mes yeux, du moins) de la recherche de Mathias Énard à propos de l’énigme si profondément entée en nous, en leurs séquelles qui paraissent ne plus bien vouloir accepter d’en finir « vraiment« , des guerres (intestines fratricides) du XXème siècle sur le continent européen (et ses appendices sud- et est- méditerranéens…),


ainsi, donc,

voici qu’aujourd’hui Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants apparaît _ au lecteur passionné (et fouilleur patient aussi : mobilisé…) que je suis… _ comme la confrontation de la curiosité probe et ultra-fine de Mathias Énard

avec l’énigme des liens entre

le Grand Art du génie de l’artiste-à-l’œuvre connu de nous sous le nom de Michel-Ange,

d’une part ;

et,

d’autre part,

les frémissements secrets _ tant aux autres (l’homme est un taiseux) qu’à lui-même aussi, pour le plus enfoui… _ du cœur de l’homme de chair, avec ses puissantes pulsions (dans les parages de l’Autre !), qu’il était

en sa vie d’homme…

L’homme et l’artiste ;

la vie et l’œuvre _ en tensions complexes à démêler à l’infini ;

sus au simplisme !

Cf

et apprendre à méditer sur cela,

par exemple, le célèbre mais trop mal compris trop souvent

Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust…

Car

c’est l’Art qui crée en partie importante _ ça n’est jamais ex nihilo, non plus… _ la singularité

qui va se construire (mais pas mécaniquement !) de l’artiste !

L’artiste découvrant lui aussi peu à peu ce processus _ expressif, sur ces denses et compliqués aventureux « sentiers de la création«  _ de métamorphose _ de son Soi _ qui le traverse et le déborde _ lui, son (petit) Moi, ainsi que les pulsions (sauvages) de son Ça ; et aussi son Sur-Moi… ; cf aussi Nietzsche : sur « la petite«  et « la grande raison« , in l’important Aux Contempteurs du corps, au livre premier d’Ainsi parlait Zarathoustra _ et lui échappe en grande partie _ aussi lucide s’efforce-t-il de devenir ! Bataille qualifie très justement ce processus de création d’« impouvoir«  (de l’artiste)_,

en son regard, plus ou moins acéré, et questionnant _ interrogateur _ aussi ce qu’il fait _ et pas seulement l’altérité à laquelle il ose, aventurier, se confronter…


C’est avec infiniment d’humilité (et douceur tranquille, en son intranquillité même ! _ à l’écritoire…) que Mathias Énard approche la lumière de sa bougie

(artisanale : il la compose de tout ce qu’il peut assembler-rassembler _ en partie, aussi, comme il se doit (et cela comme pour tout un chacun d’entre nous tous), de bric et de broc : avec les divers moyens du bord !.. _ en sa culture et historique et artistique : très fouillées et très fines, les deux _ un travail de micro-chirurgie !)

Mathias Énard approche la lumière de sa bougie

_ avec tout ce que lui a appris sa propre longue et lente fréquentation, intense, passionnée, infusée et murie, et de la Perse

et de la Turquie :

d’où la rencontre, ici, sur ces pages au moins, de Michel-Ange

avec le calligraphe-poète

(et secrétaire, au Divan, du grand vizir Atik Ali Pacha),

Mesihi :

Mesihi dont il pense, même, identifier les traits

en la figure et le corps déployé

d’Adam

sur le sublime plafond de la Sixtine… ;

Mathias Énard nous a-t-il ainsi confié en cette belle conférence de mercredi ! et c’en fut là un temps très fort !!! _


Mathias Énard approche la lumière de sa bougie, donc

_ je reprends et poursuis _,

de cette énigme de l’œuvre _ sidérant, il est vrai _ michel-angelesque _ quelle poigne ! _,

sans chercher _ certes pas ! _, à réduire _ nous sommes ici à mille lieux d’un réductionnisme grossier et  vulgaire ! _ cet Art _ de l’artiste ! _

au misérable « petit tas de secrets » de l’homme en sa vie,

et ses rencontres (de tous genres !),

avec leur part (déjà) ombreuse,

sinon sombre _ voire carrément noire… _

d’altérité.


C’est à l’aune de l’Idéal d’Art,

très haut, et très puissant,

bien au contraire,

que Mathias Énard envisage et aboute les brindilles des rencontres _ glanées en sa recherche d’archives, ou bien imaginées : par les secours conjugués de sa culture et de son propre imaginer d’écrivain ! _ de la vie d’homme de notre « Michelagnolo Buonarroti« …

Au-delà des circonstances, déjà hautes en couleurs et batailleuses, des rapports de l’artiste commandité avec ses très hauts et très puissants commanditaires (chefs de guerre manieurs de sabre : comme le furent et Jules II della Rovere et Bayazid II de la dynastie des Osmanli),

c’est au côtoiement (et aboutage) incommensurablement plus fin et plus complexe des sensibilités du poète et calligraphe _ Mathias Énard met l’accent sur cette part fondamentale de cet art, dont hélas rien (de son pinceau et de sa main…) n’aura été préservé-conservé, pour nous _ Mesihi (né à Pristina, au Kosovo, vers 1470 ; et mort le 30 juillet 1512 à Istanbul : moins d’un an après la mort sur le champ de bataille de Gökçay, le 5 août 1511, de son protecteur le grand vizir Atik Ali Pacha)

et de l’artiste multiforme Michel-Ange (né au château de Caprese, près d’Arezzo, le 3 mars 1475 ; et mort à Rome le 18 février 1564)

_ Mesihi avait environ trente-six ans ; et Michel-Ange, trente-et-un _

que nous fait nous approcher, en son écriture _ d’enquête _ précise, rapide et légère, probe _ très loin tant de la moindre complaisance à la rhétorique que de l’hystérie _ le pudique, mais très patiemment curieux chercheur de sens et de beauté _ les deux conjoints : c’est un artiste ! _, Mathias Énard,

en ce superbe bijou qu’est Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants

Et l’auteur lui-même de se pourlécher à l’avance _ avec nous _ de ce que la gent _ un peu trop, parfois, ou souvent _ pressée _ par utilitarisme ! _ de la meute journalistique _ ah l’inculture du résultat !.. _

va très bientôt _ « un mois« , a-t-il même estimé mercredi 8 septembre… _ intégrer désormais dans sa bio officielle de Michel-Ange

le séjour stambouliote et le début de construction de « son » pont sur la Corne d’Or,

à la façon dont des lecteurs des Onze de Pierre Michon ont accouru en nombre contempler au Louvre le tableau qui y était décrit en ses plus menus détails… ;

ou à celle dont le malheureux _ pressé et sectateur de l’utilitarisme de l’efficacité, probablement, lui aussi : Time is money ! _ expert en économie internationale (des Affaires) qui fréquente les allées du pouvoir, a plagié, à propos de l’œuvre rédigé de Spinoza, notre confrère philosophe bordelais, Patrick Rödel, pour son Spinoza, ou le masque de la sagesse (aux Éditions Climats : la couverture prévenait pourtant : « biographie imaginaire » !) : ouaf ! ouaf ! ouaf !



Tel est donc, avec deux jours et deux nuits (de réflexion-méditation) de recul,

ce que je puise

dans ma rencontre-conversation avec ce créateur-artiste passionnant important qu’est Mathias Énard.


Titus Curiosus, ce 11 septembre 2010

Au menu du (bon) ogre Enard : le géant Michel-Ange, le pouvoir, le sexe et l’effroi, en un Istanbul revisité à l’ére du tourisme « culturel » mondialisé…

02sept

Zone (Actes-Sud, 2008) est LE roman de l’Europe (+ l’ère de la Méditerranée Sud et Moyen-Orientale…) contemporaine des Busch (I-II-III),

quand s’effondrent, outre-Atlantique, les Twin Towers :

un livre absolument magique ! _ il vient de paraître ce mois d’août-ci en édition de poche, chez Babel…

A la sortie de Zone,

j’ai dit _ cf le 21 septembre 2008 : Emérger enfin du choix d’Achille !.. ; et le 3 juin 2009 : Le miracle de la reconnaissance par les lecteurs du plus “grand” roman de l’année : “Zone”, de Mathias Enard _ :

« le plus « grand » roman de l’année » ;

je rectifie, ce jour, 2 septembre 2010 :

mieux,

« DE LA DÉCENNIE » !..

Aussi était-ce non sans impatience (de curiosité) que je guettais depuis un peu de temps,

la sortie de l’opus proximum du grand homme, l’auteur géant, l’ogre (de littérature ! à l’aune de son phénoménal appétit de « monde » !)

Mathias Énard :

qu’allait donc nous sortir de sa manche (et marmite de sorcier-sourcier !) de réalisme presque magique vibrant et saignant à point

cet enchanteur du récit ?

ce Gabriel Garcia Marquez (Cent ans de solitude) mâtiné de Carlos Fuentes (Terra nostra) _ mais sans rien de fantastique, lui ! _ d’Europe et Méditerranée _ ce versant-ci, un peu assoupi, de l’Atlantique _ ?.. ;


un peu trop souvent trop assagi (aux neuroleptiques !), en effet, ce joli cap _ européen, donc _ des confins ouest de l’Asie,

en ses voix littéraires aussi

_ et je ne parle pas ici de l’usine à gaz (en panne, encalminée ! ) de l’auto-proclamée « Union européenne«  : ce péniblement tragi-comique théâtre d’ombres (pseudo-politique, seulement, hélas !) du devant de scène : car ce n’est pas là que le pouvoir (de l’argent) est !.. _,

depuis ces temps derniers de nihilisme _ et vide abyssal politique : les États ne sont certes plus les « plus froids des monstres froids«  qu’ils pouvaient être encore du temps d’un Nietzsche ! _ soft (et cosy)

_ avec, pour assortir la satisfaction de soi, et son autre versant, la hantise de l’autre _ avec quelques accès ubuesques, les deux _, l’agressivité pulsionnelle de la xénophobie ; cf, au passage, ceci, repris ces jours sur le site d’Ars Industrialis… ; et on peut, sur le même sujet, re-lire (et penser) aussi le magnifique Les Bijoux de la Castafiore, un classique de la question  (il date de 1963 !)… ; à  propos de quoi, il me semble qu’il manque un chapitre sur cet excellent album-ci (cf aussi ce que put en dire un Michel Serres), des Bijoux de la Castafiore, dans l’excellent Hors-Série de Philosophie-Magazine (daté « septembre 2010« ), Tintin au pays des philosophes : qui aurait pu (et dû) être du niveau du commentaire que Pierre Pachet, au chapitre « De la politique » (pages 33 à 35 de Tintin au pays des philosophes), consacre au Sceptre d’Ottokar (et aux coups d’État : pour lors, celui de l’Anschluss…) ; fin de l’incise sur le nihilisme et son terrible pendant, les compulsions et attaques de xénophobie… _ :

les derniers grands chocs (de lecture de littérature vraie : profonde et grande !), pour ce qui me concerne, remontent,

outre ce grand Zone,

au sismique Liquidation d’Imre Kertész _ Felszámolás : regény, en 2003, paru en traduction française en 2004 _ ;

ou à l’abyssal Sablier, de Danilo Kiš (1935-1989) _ Peščanik, en 1972, paru en traduction française en 1982 ; et reparu, aussi, au sein du cycle (dont les deux premiers volets sont Chagrins précoces et Jardin, cendre) Le Cirque de famille _ :

un peu forts pour la délicatesse de palais _ et d’estomac, aussi _ de la gent (majoritaire et massive) des « oisifs qui lisent » _ ainsi que le pointait déjà, conceptuellement (in son Zarathoustra : un must ! pour les temps qui courent !) un Nietzsche : au chapitre lucidissime Lire et écrire

J’étais, pour ma part, toujours sous le choc de la grande écriture (de Zone) si _ généreusement et jouissivement ! _ riche de tant de savoirs d’expérience si incisivement pensés et si magnifiquement (littérairement : en son imaginaire d’écriture si réaliste ! et si juste !) déployés, en cette langue _ et poésie _ si ample et drue et puissante, en même temps que la plus fine et la plus juste _ mais oui !!! je dois y insister ! _, en ce souffle, plus encore

(sublime ! le souffle,

sur la portée de ses 519 pages :

homérique (L’Iliade _ Achille ! _, plus encore que l’Odyssée _ Ulysse…) !

walt whitmannien (Feuilles d’herbe, cette merveille absolue !) !

à la Faulkner (Absalon ! Absalon !)

et à la Melville (Moby Dick),

rien moins !..

ce souffle-là de Mathias Énard !

_ et croyez bien que je ne cherche pas (le moins du monde !) à étouffer sous des lauriers le jeune génie trentenaire (encore un peu ; il n’avait que trente-six ans à la parution de son Zone) : non, c’est simplement que mon admiration est énorme !!!..

J’étais donc dans le plus vif appétit de gourmandise de ce nouveau mets (savoureusement épicé, comme je les aime _ goûtez voir au meilleur de la cuisine et de la pâtisserie turques ; je vous connais de ces étals de baklavas et de loukoums : à en mourir, à Istanbul !!!)

que nous sert l’intelligence éminemment sensible _ en son flux tout à la fois fin, le plus précis et le mieux informé du monde, et charnu : charnel ! de poésie et de vérité mêlées : soit la justesse du toucher ! _ de ce romancier (profondément réaliste)

qui n’atteindra sa quarantaine _ d’âge d’homme, pour parler comme l’immense Michel Leiris _ que dans deux ans, seulement : Mathias Énard est né le 11 janvier 1972 : quelle stupéfiante maturité, déjà ! en l’œuvre donné…

en l’espèce de ce nouvel opus,

après Bréviaire des artificiers,

Remonter l’Orénoque,

La Perfection du tir

et Zone,

qu’est donc ce

_ au titre inspiré de ce très merveilleux conteur

(cf son étonnant récit afghan, L’Homme qui voulut être roi ; ainsi que le si beau film qu’en tira John Huston, en 1975 (avec l’excellent Sean Connery, aussi) : L’Homme qui voulut être roi…)

qu’est Rudyard Kipling,

en son « introduction d’Au hasard de la vie« ,

ainsi que Mathias Énard l’indique, in extremis, en une « Note«  terminale, à la page 153 de son roman :

« La citation initiale, où il est question de rois et d’éléphants, appartient à Kipling, dans l’introduction d’Au hasard de la vie«  ;

la voici donc, telle qu’elle est proposée, et en son jus, en exergue à notre roman, page 7 :

« Puisque ce sont des enfants,

parle-leur de batailles et de rois, de chevaux, de diables, d’éléphants et d’anges,

mais n’omets pas de leur parler d’amour et de choses semblables«  :

soit

_ pour les lecteurs-enfants que demeurent ad vitam æternam les lecteurs de roman : « Loup, y es-tu ?..«  ;

et sur le mode, héroïquement fantaisiste, d’un « rêver les yeux ouverts« _,

soit un fond, pour le romancier, récitant, fabuliste

qui entreprend de « parler« , et désire ainsi se faire écouter de lecteurs-auditeurs (de sa frêle parole !)

d’enjeux de pouvoirs ;

ainsi que les éventuelles consolations consécutives,

afférentes aux blessures ne manquant pas de s’ensuivre ! en ces chocs

de pouvoirs ;

ou, pour le dire autrement,

comme toujours et toujours

la séduction du « principe de plaisir« 

(+ _ issus du désir _ ses divers appendices, pleins d’ingéniosité, en l’imagination…)

ayant à affronter (et assumer : en se forgeant aussi, en vis-à-vis, à des fins de self defense, et de contre-poison, l’autre principe : celui dit « de réalité« , après Freud…)

le choc _ sans merci, lui _ du réel !.. sur fond de savoir de la mortalité de la vie ! ;

fin de l’incise sur la référence du titre, de l’exergue (et du roman, en son entier !) à Kipling _


qu’est donc _ j’y viens enfin ! _

ce Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants,

qui paraît ce mois d’août aux Éditions Actes-Sud… 

C’est _ aussi ! ce roman _ une réflexion _ à l’occasion : au passage et très furtivement ! le roman n’ayant certes rien de didactique ! ni de sentencieux ! surtout pas ! tout y est rapide, sinon très rapide, allegro vivace, et léger ! l’écriture ne s’appesantit jamais : Mathias Énard est toujours un écrivain du rythme !  _ sur un mode de fable _ héroïco-fantaisiste, donc _,

et peut-être _ mais toujours sans peser en quoi que ce soit : tout coule, panta ruei, face au flot déroulé du Bosphore _ hagiographique :

le saint ici étant un héros _ alors en sa jeunesse et en sa maturation : il va avoir longue vie et longue carrière ; même si, bien sûr, il n’en sait rien ! _ du Grand Art (par la caresse du ciseau sur le marbre, principalement et d’abord), « Michelangelo Buonarroti » ! (lit-on, page 11) ;

sur ce qu’est (et presque tout ce que peut être) l’écriture romanesque pour un romancier,

aujourd’hui,

comme depuis quelque temps : depuis que le genre du roman s’est acquis un vaste pouvoir de séduction _ à moins que ce ne soit de consolation : mais est-ce antithétique ? _ auprès des lecteurs (et acheteurs en librairies = consommateurs de livres) _ je retrouve ici le plan de pensée que commençait à creuser ma référence au crucial (décidément !) chapitre Lire et écrire du Zarathoustra de Nietzsche.

De plus,

la fable ici nous porte, transporte, rapporte en l’an de grâce 1506, 

à un blanc de la biographie la mieux avérée de Michel-Ange (en sa longue vie de quatre-vingt-neuf années richement comblées : 6 mars 1475 – 18 février 1564)

_ cf et Ascanio Condivi (1525-1574), « biographe et ami de Michel-Ange«  (ainsi qu’y renvoie toujours cette « Note«  de la page 153), en sa Vie de Michel-Ange, publiée en 1553 ;

et Giorgio Vasari (ibidem : page 153), en sa bien connue Vies des artistes (1550, puis 1568)… : qui tous deux ont côtoyé l’artiste ! _ :

lors de ce « blanc » florentin, donc,

voici que

« débarque » « Michelangelo Buonarroti  dans le port de Constantinople le jeudi 13 mai 1506« , très précisément (lit-on toujours page 11 _ au passage, indiquons ici que c’est jusqu’en 1930 que l’agglomération d’Istanbul s’appela officiellement Constantinople, et que le nom Stamboul ne désignait jusqu’alors que la vieille ville
(c’est-à-dire la péninsule historique enserrée de ses remparts, toujours en place, entre Corne d’Or, Bosphore et Mer de Marmara, avec la pointe du Sérail de Topkapi dominant sublimement le Bosphore ! et la rive asiatique, de l’autre côté). Et c’est donc en 1930 seulement que ce nom de
Stamboul fut étendu à toute la ville, mais sous la forme modernisée d’İstanbul, à la suite de la réforme de la langue et de l’écriture turque par Atatürk en 1928… ; fin de l’incise onomastique _) ;

et il _ Michelangelo Buonarroti, donc _ se réambarquera (« en secret » et « sans un sou« , page 141 : « il prend la fuite, comme il a fui Rome _ et le pape Jules II della  Rovere _ trois mois plus tôt, blessé, déchiré, brisé« …) quelques jours après un épisode marquant, survenu la nuit qui va du soir du « 24 juin, jour du Baptiste« , le saint-patron de Florence et des Florentins, au petit matin _ terrible : « il mettra des mois à retrouver le sommeil« , page 136… _ du lendemain _ le 25 _ de la fête, organisée au « caravansérail de Maringhi« 

_ ce riche « commerçant qui l’accompagn(ait lors de son voyage d’aller : d’Ancône sur l’Adriatique à Constantinople, donc !, sur le Bosphore, et son affluent de la Corne d’Or), Giovanni di Francesco Maringhi, Florentin établi à Istanbul depuis cinq ans déjà« , dans le quartier du port, à Perama, où les commerçants étrangers

_ Génois, Vénitiens, Pisans, Amalfitains, etc… : et Florentins, aussi : en 1481, la ville comportait 13 quartiers d’Italiens… _

avaient leurs entrepôts ; et chez lequel va trouver logis le sculpteur (du David, en 1504), florentin lui aussi, à Constantinople, parmi les dépendances du port octroyées aux étrangers ; sur la rive méridionale de la Corne d’Or, au bas de la colline du Sérail, où réside le Sultan ; ainsi que de la Sublime Porte, aussi, en dehors des murailles du Palais, elle (juste en avant de lui, en quelque sorte), où officie aussi parfois le grand vizir… Ici, celui-ci officie dans la salle du Divan, contigüe au Harem (et au quartier des eunuques)…

_ cf page 11, toujours :

si « on ignore le nom du drogman _ traducteur _ grec qui l’attend _ sur le quai de débarquement de Constantinople, ce « jeudi 13 mai 1506«  _, appelons-le Manuel _ le narrateur assume ici sa fonction (même si cela reste très discrètement) _ ;

on connaît en revanche _ par quel biais ? les chroniques ottomanes ? des témoignages (directs ou indirects) de Michel-Ange lui-même ?.. ; ou bien l’invention, carrément, du narrateur ? _

on connaît en revanche

celui du commerçant qui l’accompagne« , est-il bien précisé, à titre « documentaire« , par le narrateur du récit : l’auteur lui-même, le plus vraisemblablement ; même si la question du narrateur n’est jamais ne serait-ce qu’effleurée par les modalités du récit ; et si l’auteur, ainsi, ne se figure lui-même jamais (ne serait-ce qu’« en négatif« …) en tant que tel en sa fable… ;

et c’est chez ce même marchand florentin Maringhi que le sculpteur, qu’est essentiellement jusqu’alors Michel-Ange (auteur surtout du tout récemment célébré David : à Florence…), a logé tout le long de son séjour auprès de la Sublime Porte :

« Michel-Ange et son bagage s’installent dans une petite chambre au premier étage des magasins du marchand florentin Maringhi. On

_ soient les commanditaires turcs : au premier chef le grand vizir, Atik Ali Pacha (vizir de 1501 à 1503, puis de 1506 à sa mort, « le 5 août 1511« , à la bataille de Gökçay, entre Sivas et Kayseri : ce Serbe originaire de Bosnie (et eunuque) a été, ou plutôt sera, le « premier grand vizir à être tué en combat ; il trépasse à cheval, au milieu de ses janissaires, atteint en pleine poitrine par la flèche de l’un des chiites de l’Est, les Tekkés, dont il cherche à réduire la rébellion« , nous sera-t-il précisé, page 148, à l’« Épilogue«  du roman…),

le grand vizir Atik Ali Pacha, donc,

qui recevra pour la première fois Michel-Ange trois jours après son arrivée _ soit le 16 mai _ « dans une belle salle d’apparat décorée de boiseries, de faïences et de calligraphies«  : assez probablement la salle du Divan ; car cette première réception de Michel-Ange a lieu « au palais«  (= le Sérail !), page 25 :

« l’immense cour dans laquelle ils descendent de voiture est à la fois éclatante de soleil et ombragée _ ah ! les beaux et immenses platanes ! Une foule de janissaires et de fonctionnaires contrôlent les arrivées. Les bâtiments sont bas, neufs _ en 1506 ; la ville n’est devenue ottomane que depuis cinquante trois ans : en 1453 _, éblouissants ; l’artiste y devine des écuries, des logements, des corps de garde ; les passages, les couloirs où on le conduit _ outre la salle du Divan : à des fins de contrôle… _ n’ont rien à voir avec les voûtes sombres et croulantes du palais pontifical de Rome où ni Raphaël ni Michel-Ange n’ont encore posé le pinceau. Le grand vizir a pour nom Ali Pacha et reçoit dans une belle salle d’apparat décorée de boiseries, de faïences et de calligraphies« , page 25 _

on _ donc, le Pouvoir… _

on a pensé qu’il préférerait prendre pension chez des compatriotes« , page 20, en bordure des quais dévolus au commerce… Le régime n’est guère libéral ; et pour plusieurs siècles demeurera (cf Racine : Bajazet, en 1672 ; cf Mozart : L’enlèvement au Sérail, en 1782) le parangon de la barbarie…


Mais ce Maringhi est bien vite qualifié sur le
« carnet,

un simple cahier qu’il _ le sculpteur _ a réalisé lui-même _ avec les moyens du bord ! _ : des feuilles pliées en deux, retenues par une ficelle, et une couverture de carte épaisse. (…) Dans ce cahier taché, il consigne des trésors. Des accumulations interminables

_ de mentions, sous forme de listes ;

cf l’excellentissime De Haut en bas _ Philosophie des listes, de mon ami Bernard Sève (+ mon article du 4 avril 2010 : Un moderne “Livre des merveilles” pour explorer le pays de la “modernité” : le philosophe Bernard Sève en anthroplogue de la pratique des “listes”, entre pathologie (obsessionnelle) et administration (rationnelle et efficace) de l’utile, et dynamique géniale de l’esprit _


d’objets divers, des comptes, des dépenses, des fournitures
_ que lui fournit le commerçant Maringhi _ ; des trousseaux, des menus,

des mots, tout simplement. »

Et le narrateur de commenter, page 20 : « Son carnet, c’est sa malle« 

Et « le nom des choses leur donne la vie » _ c’est là aussi, bien sûr, l’angle de vision de l’historien éplucheur de documents ; comme de celle de l’écrivain, du romancier ; et, en aval, de celle du lecteur, aussi, encore…

Mais ce Maringhi est presque aussitôt qualifié, page 20

_ page 11, alors que tous deux se trouvaient encore, sur le bateau entre Ancône (page 18) et Constantinople, le marchand passait, aux yeux du sculpteur (et selon le narrateur de la fable) pour « un homme affable, heureux de rencontrer le sculpteur du David, ce héros de la république de Florence » !.. _,

mais ce Maringhi est presque aussitôt qualifié

de « ladre, voleur, étrangleur«  : c’est que le sculpteur-locataire fait très vite le compte de ses achats, fournitures et provisions !!!

Fin de l’incise sur ce personnage de Maringhi, comparse dans le récit…

Le récit du séjour de Michelangelo Buonarroti à Constantinople se déroule donc

du 13 mai _ jour de son débarquement _

à _ son ré-embarquement _ quelques jours après le 25 juin,

le lendemain de la Saint-Jean (des Florentins)

le temps qu’a pu prendre le fait d’avoir « organisé sa fuite avec Manuel« , le drogman grec

_ Michel-Ange ignorant

(tout de ses faits et gestes a été très « méthodiquement consigné par les scribes ottomans« , prend soin d’indiquer au passage notre narrateur, page 141 ; il s’est documenté ; et rédige sur pièces…)

« que, de loin, c’est Arslan _ un autre des personnages de l’intrigue, un Turc, cette fois _ qui a pris les arrangements, trouvé l’embarcation vénitienne, payé la plus grande partie du passage. On _ les autorités ottomanes, le grand vizir ! c’est lui (mais d’autres, aussi : contre lui !) qui tire(-nt) les ficelles ! actionne(-nt) le Pouvoir (de la Porte), pour le Sultan… _ se débarrasse de l’artiste _ devenu _ encombrant perdu entre deux rives. (…)

Le seul objet qu’il a emporté _ en cette fuite-retour précipité vers l’Italie ! et Rome… _ est son carnet, dans lequel il note quelques derniers mots, alors que le navire _ quittant la Corne d’Or du quai de laquelle il vient de larguer ses amarres _ passe la pointe du Sérail » _ pour le débouché du Bosphore, maintenant, sur la mer de Marmara, pages 141-142…

Mi-mai, fin juin 1506 :

pas même un mois et demi ;

voilà la durée de cette étrange parenthèse ottomane, de ce blanc _ historico-géographique : dans l’espace comme dans le temps _ des biographies,

dans le parcours de vie (et d’artiste _ il a 31 ans ; et encore 58 ans à vivre !) de Michel-Ange.

Quelques effets en seront-ils perceptibles _ par nous qui les guetterions _ en l’œuvre de l’artiste ?

Quelques traces d’orientalité, ou de turquerie,

pourront-elles se déceler ?..


De fait, le narrateur en proposera l’esquisse de quelques unes, page 91,

à l’appui de la fable,

en quelque sorte

_ ou du moins de l’intuition de départ de l’imagination en marche du romancier,

quant à cette « vision » fulgurante _ elle aussi ! _ d’un Michel-Ange stambouliote :


« On retrouvera _ la méthode rappelant ici celle de Proust pour figurer autrement (qu’en son écriture) les traits de tel ou tel de ses personnages : Charles Swann se représente ainsi Odette comme une reviviscence de la Sephora peinte par Botticelli, sur un des murs latéraux de la chapelle Sixtine, justement !… _ les cinq bracelets d’argent autour de la cheville fine, la robe aux reflets orangés, l’épaule dorée et le grain de beauté à la base du cou dans un recoin de la chapelle Sixtine quelques années plus tard.

En peinture comme en architecture, l’œuvre de Michelangelo Buonarotti devra beaucoup _ voilà _ à Istanbul _ voilà ! Son regard _ cf aussi celui de Bellini, parfois, sur les quais de Venise _ est transformé _ voilà ! voilà ! _ par la ville

et l’altérité  _ qu’elle surexpose, d’elle-même, surtout ! spontanément ; et avec quelle intensité !

Cela se ressent aujourd’hui encore, là, bien sûr, où se font un peu plus rares, en la ville, mais la métropole est immense, les kyrielles de touristes, appareils-photo en bandoulière : en foules massés toujours aux mêmes endroits, heureusement ! en circuits excellemment balisés, Baedeker et Lonely Planet (la bien nommée) aidant ! _ ;

des scènes, des couleurs, des formes

imprégneront _ voilà ! _ son travail pour le reste de sa vie.

La coupole de Saint-Pierre s’inspire de Sainte-Sophie _ élevée de 532 à 557 _

et de la mosquée de Bayazid _ alors construite (1501-1506, justement !) ; de même que la mosquée de Mehmet II (1463-1470), le Conquérant de 1453 ; mais pas encore la Süleymaniye (1550-1557)… _ ;

la bibliothèque des Médicis, de celle du sultan, qu’il fréquente avec Manuel _ le drogman grec _ ;

les statues de la chapelle des Médicis

et même le Moïse pour Jules II

portent l’empreinte d’attitudes et de personnages

qu’il a _ bel et bien, ce mois et demi là _ rencontrés ici _ nous y voici transportés par la fable du narrateur ! « rencontrés » un peu plus que comme un simple touriste, en le cas de ce créateur… _ à Constantinople« 

Mais sachons aussi qu’un peu avant la chute de Constantinople, en 1453, bien des trésors de la culture de Byzance, ont été transférés, via Venise, en la Florence des Marsile Ficin et autres immenses humanistes _ Michel-Ange, né en 1475, a pu en être aussi par là imprégné et nourri…

Même inventivement géniale,

la création n’est jamais absolument vierge de tout terreau culturel. André Chastel a prononcé l’expression de « grand atelier« , à cet égard ; cf en son recueil : Renaissance italienne 1460-1500 ; cf aussi, toujours par lui, L’Italie et Byzance ; ou encore Marsile Ficin et l’Art

Pour le reste de la fable qu’est ce Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants,

de quoi s’agit-il ?

De ce que put être la réponse michelangesque _ à un des assez fréquents moments de crise des rapports du maestro avec son incommode et très coléreux commanditaire à Rome, le pape Jules II della Rovere… _ à une invitation du sultan Bayazid II,

à réaliser, en « un mois« , sur place, un travail architectural :

« un mois pour projeter, dessiner et débuter le chantier d’un pont entre Constantinople et Péra, faubourg septentrional. Un pont pour traverser ce que l’on appelle la Corne d’Or, le Khrusokeras des Byzantins. Un pont au milieu d’Istanbul. Un ouvrage de plus de neuf cent pieds de long« , pages 18-19 ;

et qui agrandirait, en unissant la rive de Perama et la rive de Galata, la métropole de Constantinople :

« le pont sur la Corne d’Or doit unir deux forteresses ; c’est un pont royal ; un pont qui, de deux rives que tout oppose, fabriquera une ville immense« , page 35.

Et Michel-Ange _ toujours page 35 _ « a compris que l’ouvrage qu’on lui demande

n’est pas une passerelle vertigineuse, mais le ciment d’une cité,

de la cité des empereurs et des sultans.

Un pont militaire, un pont commercial, un pont religieux.

Un pont politique.

Un morceau d’urbanité«  _ voilà !

et pas seulement une réalisation d’urbanisme : l’urbanité est une qualité humaine ; et même une vertu (et capitale : c’est elle qui civilise) !..

Et une part du défi vient aussi de la configuration que c’est « là où a échoué Léonard de Vinci« , puisque le « Grand Turc« , in fine, « a refusé son ouvrage« , je reviens à la page 19…


Il va falloir pas mal de temps _ jusqu’à la fin-mai, ou début-juin _ avant que l’inspiration, pour ce pont, advienne enfin _ sous forme d’une illumination, s’extrayant de la nuit _ à notre artiste :

d’une nuit d’un récit _ de désir, d’amour, de trahison, de vengeance, en une taverne de Péra, poursuivie par un « souper«  (page 92) en petit comité, à deux pas de là, en la demeure d’un arrivant nouveau dans le récit, Arslan (dont « l’amabilité envers Michel-Ange touche à l’obséquiosité« , page 92) ;

à propos de ce « récit«  (andalou) fort troublant,

la « Note«  de la page 153 indiquera : « L’histoire _ terrible ! _ du sultan et du vizir andalous correspond à un épisode de la biographie mouvementée d’Al-Mu’tamid, dernier prince de la taifa de Séville« , page 153, toujours…

« Michel-Ange _ c’est un taiseux _ ne parlera pas de cette nuit dans le calme de la chambre au-delà des eaux douces de la Corne d’Or,

ni à Mesihi


_ je parlerai un peu plus loin du personnage majeur (« l’ami perdu« , est-il dit page 151, sept lignes avant la fin de la fable…) _ de ce très grand poète (ca 1470, Pristina – 30 juillet 1512, Istanbul), originaire de Pristina, au Kosovo ; et protégé, en effet, par le grand vizir Atik Ali Pacha, qui en fit _ c’était aussi un prodigieux calligraphe ! _ le secrétaire du Divan :

même si le poème le plus célèbre de Mesihi est Şehir Engiz, qui passe en revue, non sans ironie, les plus beaux garçons d’Edirne _ la thématique originale (non empruntée à la poésie persane) de ce poème marque aussi l’apparition de l’humour dans la poésie turque _,

son Chant du rossignol fut le premier poème turc introduit en Europe ; et figure dans bien des anthologies de poésie turco-ottomane ; en voici une traduction :

I
« Écoutez le conte du rossignol. La saison vernale approche. Le printemps a formé un berceau de plaisir dans tous les bocages où l’amandier répand ses fleurs argentées.
Sois joyeux ! livre-toi à l’allégresse ! car la saison du printemps passe vite : elle ne durera pas.
 »

Dinleh bulbul kissa sen kim gildi eiami behar,
Kurdi her bir baghda hengamei hengami behar,
Oldi sim afshan ana ezhari badami behar
Ysh u nush it kim gicher kalmaz bu eiami behar.

II
« Les bosquets et les collines sont encore ornés de toutes sortes de fleurs : un pavillon de roses, comme siège du plaisir, est élevé dans le jardin. Qui sait lequel de nous sera encore en vie quand la belle saison finira.
Sois joyeux ! livre-toi à l’allégresse ! la saison du printemps passe vite : elle ne durera pas.
 »

Yneh enwei shukufileh bezendi bagh u ragh,
Ysh ichun kurdi chichekler sahni gulshenda otagh,
Kim bilur ol behareh dek kih u kim olsa sagh ?
Ysh u nush it kim gicher kalmaz bu eiami behar.


III
« Le bord du bocage est rempli de la splendeur de Ahmet parmi les plantes : les fortunées tulipes représentent ses compagnons. Viens, ô peuple de Mahomet ! cette saison est celles des plaisirs.
Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps passe vite : elle ne durera pas.
 »


IV
« La rosée brille encore sur les feuilles du lis, comme l’éclat d’un cimeterre étincelant : les gouttes de rosée tombent à travers les airs sur le jardin des roses. Écoute-moi ! écoute-moi ! si tu aimes à te réjouir.
Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas.
 »


V
« Les roses et les tulipes ressemblent aux jours fraîches et vermeilles des jolies filles, aux oreilles desquelles pendent des pierres précieuses de couleurs variées, comme les gouttes de rosée. Ne te trompe pas en croyant que ces charmes puissent durer longtemps.

Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas. »


VI
« Les tulipes, les roses et les anémones se montrent dans le jardin : la pluie et les rayons du soleil, comme des lancettes aiguës, teignent les couches de couleur sang.
Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas.
 »


VII
« Le temps est passé où les plantes étaient malades, et que le bouton de rose penchait sa tête rêveuse sur son sein : la saison vient, où les montagnes et les rochers se colorent de tulipes. Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas. »


VIII
« Tous les matins les nuages répandent leurs fleurons sur les couches de roses. Le souffle du vent frais est imprégné du musc de la Tartarie. Ne néglige pas ton devoir par trop d’attachement au monde.
Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas.
 »

IX

« La douce odeur de la couche de roses a tant parfumé l’air que la rosée, avant de tomber, est changée en eau-de-rose : le ciel a tendu sur le jardin un pavillon de nues éclatantes.
Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas.
 »

X
« Qui que tu sois, sache que les noires bouffées de l’automne ont pris possession du jardin ; mais le Roi du monde a reparu, rendant justice à tous : pendant son règne, l’échanson heureux désira et obtint le vin coulant.
Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas.
 »

XI
« Par tes accords j’ai espéré célébrer cette vallée délicieuse. Qu’ils soient gravés dans la mémoire de ses habitants ; et qu’ils les fassent ressouvenir de cette assemblée et de ces belles filles ! Tu es un rossignol à belle voix, ô Mesihi ! lorsque tu te promènes avec les jeunes filles dont les joues ressemblent à des roses.
Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas
« _ ;

Michel-Ange ne parlera pas de cette nuit _ donc _,

ni à Mesihi,

ni à Arslan

_c’est cette nuit-là, de fin-mai, début juin, en cette taverne de Péra, que Michel-Ange fera, en effet, la connaissance du personnage ambigu d’Arslan, qui lui fait finir la nuit entamée à la taverne à son domicile : « un jeune homme au beau visage, vêtu à la turque, caftan, chemise claire ; (…) il a habité longtemps à Venise, et, à la grande surprise de l’artiste, non seulement il parle un italien parfait, teinté de vénitien, mais de plus il a vu lui-même, place de la Seigneurie à Florence, le David qui vaut tant de gloire au sculpteur« , page 89 _,

encore moins à ses frères,

ou, plus tard, aux quelques amours _ peu nombreuses _ qu’on lui connaît ;

il garde ce souvenir quelque part _ à apprendre à découvrir, sinon dé-chiffrer… _ dans sa peinture _ expression cryptée (ne s’agissant que de figures représentées, et le plus souvent allégoriques) que seule il s’autorise _

et dans le secret _ crypté, lui aussi, à travers (et grâce aux) conventions du genre fixé _ de sa poésie : ses sonnets sont la seule trace incertaine de ce qui a disparu à jamais« , page 99 _ et c’est sans doute d’abord d’eux que le narrateur tire ici, en sa  fable, l’essentiel des traits de son esquisse des traits du personnage de Michel-Ange ici…


Il n’empêche :

regagnant le lendemain matin sa chambre, de l’autre côté de la Corne d’Or,

non sans _ grâce aux bons soins de Mesihi qui le raccompagne _, un passage au préalable par le hammam, « les bains de vapeur » _ « le sculpteur est empli d’une énergie éblouissante, malgré l’alcool ingéré la veille _ Michel-Ange ne boit jamais ordinairement ! _ et le manque de sommeil,

comme si, en se débarrassant _ au hammam _ des squames et de la crasse, il s’était défait du poids des remords ou des abus« , pages 99-100 ;

« en retraversant la Corne d’Or,

Michel-Ange a _ enfin ! _ la vision _ toute mentale _ de son pont, flottant dans le soleil du matin, si vrai _ de réalisme, le dessin de ce pont ! _ qu’il en a les larmes aux yeux.

L’édifice sera colossal sans être imposant,

fin et puissant _ à la fois : tout œuvre géniale est, en effet, oxymorique ! Et le narrateur marque assez bien ainsi ce qui singularise l’art de Michel-Ange, par rapport, par exemple, à ses suiveurs (qui deviendront maniéristes), tel, par exemple encore, son disciple, Jules Romain…

Comme si la soirée _ et le reste de la nuit : de quelque chose comme une première « rencontre«  amoureuse… _ lui avait _ en dépit de tout ce qu’il vivait mal de cela : Michel-Ange n’a certes rien d’un épicurien ! _ dessillé les paupières et transmis sa certitude _ passionnelle _,

le dessin

_ qui résistait jusqu’alors à lui venir ;

et le grand vizir, surtout, commençant à s’impatienter un peu ; jusqu’à le lui faire savoir en le convoquant au Palais… :

« le 27 mai, Ali Pacha le grand vizir fait appeler Michel-Ange auprès de lui (…) ; il souhaite s’enquérir de l’avancée des travaux« , page 74 ; et au sortir, sur la place en avant du Sérail, Michel-Ange assistera à une décapitation, pages 76-77… Les visiteurs de Topkapi n’ignorent rien, de nos jours, de la petite fontaine, sous les platanes, où le bourreau lavait son sabre… _

le dessin

lui apparaît enfin.

Il rentre presque en courant poser cette idée sur le papier _ et nous pouvons la contempler aux pages 142-143 _,

traits de plume, ombres au blanc, rehauts de rouge.« 

Un pont surgi _ donc _ de la nuit _ précédente _,

pétri de la matière de la ville » _ se révélant enfin à lui : il faut du temps ; et une certaine patience de l’ordre des désirs (et pas des volontés serviles) ! Page 100.

« Le Florentin a _ donc _ rempli son contrat : il a projeté un pont sur la Corne d’Or, audacieux et politique ; loin de la prouesse technique de Vinci, loin des courbes régulières de l’ancien viaduc de Constantin, au-delà des classiques _ de l’architecture : Vitruve… Toute son énergie _ idiosyncrasique ! _ s’y trouve _ oui ! Cet ouvrage ressemble _ mutatis mutandis… _ au David ; on y lit la force, le calme et la possibilité _ contenue non sans vertu ! _ de la tempête _ intérieure : on songe aussi au Moïse, dans quelque temps, à Saint-Pierre-aux-liens… Solennel et gracile à la fois« , page 102.

Reste maintenant à le présenter _ le dessin de ce pont _ au sultan lui-même…


Mais juste avant le récit _ une page rapide :

« Bayazid ne cache pas sa joie. Il arbore un large sourire. Il félicite le sculpteur lui-même, directement ; et va, chose rarissime, jusqu’à le remercier en langue franque » ; et « donne solennellement l’ordre au mohendeshashi de débuter les travaux le plus tôt possible« , page 106 _

de « l’entrevue« , qui « a duré quelques minutes à peine » _ et de la satisfaction, au Sérail, du sultan, page 107

le narrateur expose, page 105, une lettre :

« A maestro Giulano da Sangallo, architetto del papa in Roma

Giulano, en gage de mon amitié, je vous joins ces coupes et élévations de la basilique Sainte Sophie de Constantinople que je tiens d’un marchand florentin du nom de Maringhi ; elles sont extraordinaires. J’espère que vous en tirerez profit.

Je vous prie encore, mon très cher Giulano, de me faire parvenir la réponse de Sa Sainteté quant au tombeau.

Rien de plus.

Ce jour du 6 juin 1506,

Votre Michelagnolo, sculpteur à Florence« , page 105.


En conséquence de quoi :

« Le chantier du nouveau pont sur la Corne d’Or débute officiellement le 20 juin 1506, par la fermeture d’une partie du port et la construction d’une plate-forme pour l’acheminement des milliers de pierres nécessaires à l’édifice. Auparavant, il a fallu aménager un grand espace au pied des remparts et agrandir la porte della Farina. Michel-Ange attend toujours l’argent promis ; pour le moment seule une nouvelle bourse de cent pièces d’argent pour ses frais lui est parvenue, vite absorbée par le prix exorbitant que lui demande Maringhi pour sa pension et ses fournitures« , page 116.

Arrive alors la fête du 24 juin, la saint-Jean des Florentins, au « caravansérail de Maringhi« , page 121.


Et quand « Arslan arrive à son tour, et salue respectueusement l’hôte

_ Maringhi et lui, Arslan, se connaissent bien ; cf page 115 :

quand, quelques jours auparavant, Michel-Ange, en son logement des magasins de Maringhi, avait reçu « la visite d’Arslan, un matin« , et, lui et Arslan, parlaient « de Florence, de politique, de Rome, en compagnie de Maringhi, le marchand« ,

le sculpteur n’avait pas manqué de remarquer que ce dernier « connai(-ssai)t par ailleurs Arslan«  _,

avant de s’approcher de Michel-Ange et de Mesihi«  _ le poète et secrétaire du grand vizir Atik Ali Pacha _,


« le sculpteur aperçoit le poète tressaillir de surprise ou de mécontentement ; il ne semble pas porter ce compatriote cosmopolitique dans son cœur« , page 121…


Un peu plus tard, au cours de cette fête, et alors que « Mesihi a disparu », mais qu' »Arslan est toujours là » _ page 122 _,

Michel-Ange « s’assoit près d’Arslan, qui affiche son éternel sourire et l’interroge sur ses affaires, sujet de conversation comme un autre« .

« Michel-Ange a du mal à se persuader que ce jeune homme athlétique est bien un commerçant. On l’imaginerait spadassin, voire homme de cour, mais sûrement pas derrière un comptoir, même vénitien. Il se demande par quel hasard il est proche de Maringhi« , page 122 toujours.


Se reproduit alors

_ car « souvent on souhaite _ parfois cela demeure névrotique : la compulsion à échouer de nouveau… _ la répétition des choses ; on désire revivre un moment échappé _ manqué, mal vécu _, revenir _ en un pentimento plutôt ! _ sur un geste manqué ou une parole non prononcée ; on s’efforce de retrouver _ afin de les exprimer enfin _ les sons restés dans la gorge, la caresse qu’on n’a pas osé donner _ nous y voilà ! _, le serrement de poitrine disparu à jamais » : le narrateur louvoie ici, page 127, autour des angoisses sensuelles de Michel-Ange _

une « seconde nuit » _ l’expression apparaît page 110 : « C’est la deuxième nuit« est-il dit…


Et le narrateur de préciser encore, très approximativement, toujours page 127 :

« Allongé sur le côté dans le noir _ auprès de la danseuse-musicienne andalouse (à moins que ce ne soit un danseur-musicien : cela demeurera pour nous, lecteurs, peu décidable !)… _,

Michel-Ange est troublé de sa propre froideur,

comme si la beauté l’éludait toujours _ qu’est-ce donc à dire ???


Il n’y a rien de palpable, rien d’atteignable dans _ et peut-être par _ le corps,

il disparaît _ sous les doigts, sous la lèvre, par le sexe et toute la peau : érogènes… _ comme la neige ou le sable ;

jamais on ne retrouve _ tactilement : à la différence de l’œuvre du ciseau dans la chair plus consistante du marbre ?.. _ l’unité _ originaire ?.. Qui l’assure ? Platon ?.. _,

jamais on n’atteint la fable _ de l’imaginé-échafaudé par l’esprit _ ;

séparés, les deux tas de glaise _ que sont les corps érogènes _

ne se rejoindront plus,

ils erreront _ à perpétuité _ dans le noir,

guidés par l’illusion _ finalement à jamais vaine _ d’une étoile«  : une thématique assez platonicienne _ via Marsile Ficin ?..


Nous apprenons alors _ de quelles sources ? ou par quelles vérifications factuelles ?.. _, page 130,

que « l’obséquieux Arslan est un étrange espion, à la fois agent de Venise et homme du sultan » ;

et que « ici aussi _ à Constantinople : comme à Rome ; ou comme à Florence ; ou ailleurs… _ il y a des conspirations et des jeux _ violents _ de palais,

des intrigants prêts à tout pour discréditer Ali Pacha auprès de Bayazid ;

pour empêcher la construction de ce pont impie, œuvre d’un infidèle ;

pour entraîner la disgrâce du ministre par un scandale« .

Et « Michel-Ange«  _ lui : tout à un autre objet de fascination ; son attraction-répulsion envers le corps dansant de l’Andalouse (androgyne)… _ ne soupçonne _ virginalement _ rien de tout cela« , page 130.


La tâche de Mesihi _ ami vrai en sa vigilance… _ est donc de « devoir éloigner celui qu’il aime _ car il s’est pris d’affection pour le sculpteur ; mais pas tout à fait de la même façon que pour les jeunes garçons d’Édirne de son poème… _ pour le protéger _ d’un très cuisant danger ! L’arracher à la mortelle Andalouse.
Organiser sa fuite, cacher son départ et lui dire adieu
« 
, page 131…

Le texte d’ouverture de la fable, page 9, donne la parole à cette Andalouse ; mais quand on s’y jette, à l’ouverture du livre, nous n’y voyons goutte ! Et d’ailleurs le tout premier mot de la fable, page 9, est « la nuit » !

Et de temps en temps, elle, la danseuse-musicienne, reprendra la parole, s’adressant, chaque fois à un « tu » qui n’est autre que Michel-Ange, même, et surtout, s’il n’est jamais nommé, identifié :

aux pages 29 _ « Ton bras est dur. Ton corps est dur. Ton âme est dure« _,

66 _ « Ton ivresse m’est si douce qu’elle me grise«  _,

96 _ « Finalement je vais te raconter une histoire«  (andalouse : terrible !)… _,

110 _ lors de « la deuxième nuit » amoureuse : « Tu n’es pas ivre. Tu es un enfant, inconstant et passionné. Tu m’as contre toi, tu n’en profites pas«  _,

128 _ « Tu sens que la fin approche, que c’est la dernière nuit » ; avec cette révélation, aussi : « Ce n’est pas moi que tu désires. Je ne suis que le reflet de ton ami poète _ Mesihi ! _, celui qui se sacrifie pour ton bonheur«  _,

et enfin 132 _ « Je vais devoir te tuer. Tu l’ignores. Tu ne pourrais y croire » ; et aussi : « Tu ne me désires pas, et pourtant tu es tendre« 


La rencontre puissante _ où demeurera le préservatif de l’effroi _, ces mois de mai et juin 1506,

c’est donc celle, en cette fable,

du sculpteur-architecte-peintre-poète florentin Michel-Ange,

et du poète Mesihi, le secrétaire, au Divan du Sérail, du grand vizir eunuque Atik Ali Pacha… 

Les derniers mots qu’Ernest Hemingway prête à un de ses personnages, à la toute fin des péripéties de l’intrigue romanesque, dans Le Soleil se lève aussi,

sont dans cette même note : on les recherchera…


Je veux seulement donner ceux _ juste avant la « Note » terminale _ du narrateur de la fable ; révélateurs du degré d’intensité de sa poésie, pages 151-152 : ils font le point, « en février 1564« , sur la moisson de vie (et d’Art) de Michel-Ange, une fois son « nom associé à jamais à l’Art, à la Beauté et au Génie » ; « il meurt riche, son rêve réalisé : il a rendu à sa famille sa gloire et ses possessions passées » ; et « soixante ans après son voyage à Constantinople » ;

les voici :

« C’est bien long, soixante ans.

Entre temps, il a écrit des sonnets d’amour, à défaut de l’avoir connu, accroché au souvenir d’une mèche de cheveux morts.

Souvent il caresse la cicatrice blanche sur son bras et pense à l’ami perdu _ Mesihi.

D’Istanbul, il lui reste une vague lumière, une douceur subtile mêlée d’amertume, une musique lointaine, des formes douces, des plaisirs rouillés par le temps, la douleur de la violence, de la perte : l’abandon des mains que la vie n’a pas laissé prendre, des visages que l’on ne caressera plus, des ponts qu’on n’a pas encore tendus« …

C’est là le lot de la chance de disposer d’une vie à vivre.

Se coltiner aux secrets de la création du géant Michel-Ange, à l’aune de la grandeur stambouliote,

est le défi de ce beau roman tout en finesse subtile, et rapide, qu’est Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants _ après le défi du souffle de Zone, en un périple en train splendidement déployé entre Milan et Rome _ de la part de ce merveilleux (très bon !) ogre

qu’est Mathias Énard. Bravo !

Titus Curiosus, ce 2 septembre 2010

magnifique Dominique Rabaté sur le roman au XXème siècle à l’heure (« moderne ») de la décadence de la grandeur et de la défaillance des modèles (Saints et Héros) dans l’apprentissage (ou formation) du sujet « commun » (tout un chacun)

08mai

Magnifique conférence de présentation de son magnifique essai de « méditation » littéraire : Le Roman et le sens de la vie (aux Éditions José Corti)

de Dominique Rabaté, hier soir, vendredi 7 mai 2009, dans les salons Albert-Mollat,

en présence d’un public (de « lecteurs » amoureux de la « lecture de romans« , vraisemblablement…) nourri, amical

_ pas seulement, et même loin de là, composé de collègues (universitaires) : en fonction, certains, ou émérites, d’autres ; même si nombre d’entre eux étaient présents et n’ont pas manqué d’intervenir dans la séance (plus ou moins rituelle) des questions au conférencier, ensuite… _,

en présence d’un public attentif et tout à fait alléché, incontestablement,  par ce propos du conférencier d’éclairer ce genre de « lecture » (= la lecture de romans !) aujourd’hui si vivant, pour les « lecteurs » que nous (presque tous) sommes

_ vivant, chacun, notre existence subjective particulière,

séparée de celle des autres

(et par là plus ou moins solitaire, en sa « banalité«  commune partagée, aussi : les deux en même temps…),

voire singulière

(qui sait ? cf ici l’important cruciale de la « question« , pour « tout un chacun«  d’entre nous, en effet, du « sens de la vie«  pour lui, et pour nous, quand nous ne sommes pas aussi « auteurs«  de quelque « œuvre« ),

au premier chef, si je puis dire… ;

pour « tout un chacun«  qui sait et aime lire, du moins !!! cela va-t-il durer, à l’heure et ère (concurrentielles peut-être) des « images« , dont celles, mouvantes désormais, du cinéma et autres vidéos de diverses sortes : jusque sur le blog des libraires de la librairie Mollat !!!!

….

vivant, chacun, notre existence subjective particulière, donc,

en « lecteurs de romans«  tout particulièrement, en effet !

de romans davantage que d’autres genres de livres (et même de récits : la biographie, l’autobiographie, le journal intime, etc.), veux-je dire… _,

plus que jamais en 2010 :

d’où l’affluence et la vive curiosité à cette conférence vendredi soir

_ le podcast dure 65 minutes : il est passionnant ! et éclaire « magnifiquement«  ! le livre _

pour cet essai (méditatif, analytique et questionnant, plus encore…) de Dominique Rabaté : Le Roman et le sens de la vie

Le roman est devenu _ du XVIIIème au XIXème siècles _, puis est resté _ au XXème siècle ; et aujourd’hui aussi ;

même si c’est selon certaines variantes : qu’il appartient à l’essayiste, précisément, les distinguant, d’analyser (ou démonter) avec précision en leur détail (qui nous éclaire !) et dynamique ;

et nous faire, à notre tour (en « lecteurs d’essais«  alors : une spécificité un peu française, peut-être…), méditer… _,

le roman est devenu, puis est resté

en effet,

le genre littéraire rencontrant

_ auprès des lecteurs que nous sommes aussi très largement devenus en ces siècles (d’imprimerie et d’édition de livres de papier ; cf ici, par exemple, les travaux de Roger Chartier ; ou sa leçon inaugurale au Collège de France Écouter les morts avec les yeux… ; ou de Robert Darnton : cf par exemple Bohème littéraire et révolution _  le monde des livres au XVIIIème siècle…) _

le maximum de succès : il est loin, bien au contraire, de se démentir aujourd’hui ;

même si ce n’est pas nécessairement proportionnellement _ encore faut-il savoir ou apprendre à l’« évaluer«  ! _ à la qualité (du produit ; ou œuvre ! soit ici le roman !) :

sinon, c’est le temps et la postérité (= d’autres que soi ; ou du moins de « médiateurs » (instituteurs nécessaires) de son propre juger ; qui doit se former…) qui effectuent le tri (qualitatif : entre ce qui se périme, vite _ de plus en plus _, et ce qui demeure et reçoit la « reconnaissance » _ autorisée… _ de la valeur « littéraire » ; les lecteurs peu à peu finissant, et en masse, par s’y rallier (le reste de la production étant devenu caduc) à un peu meilleur escient ;

mais en attendant cette sélection qualitative médiatisée par des lecteurs compétents _ un tout petit nombre, comme a l’habitude de le dire à l’envi Jean-Paul Michel _

les romans, même de faible qualité, se lisent, s’achètent (et se vendent !) : selon des fonctionnement grégaires le plus fréquemment (cf les listes _ quantitatives, elles _ de best-sellers) :

comment se repérer, pour le lecteur encore inexpérimenté, ou débutant : mais chacun l’est, et à chaque fois, face à un auteur (ou un livre) inconnu de lui, et non précédé d’une réputation !

_ ici Jean Laurenti, modérateur de la conférence, demande très judicieusement à Dominique Rabaté de lire à haute voix un très beau passage du livre (aux pages 104-105 du Roman et le sens de la vie) explicitant lumineusement, et avec ses effets synthétisés, la distinction que celui-ci venait de faire en sa conférence entre deux concepts d’« expérience«  : celui d’Erlebnis et celui d’Erfahrung :

Dominique Rabaté avait introduit cette distinction significative, dans son essai, page 35, à propos de la géniale « lecture » par Walter Benjamin, en son article intitulé Le Conteur, (cf l’édition Œuvres III parue dans la collection Folio Essais en 2000) du « récit«  (ainsi le qualifie lui-même Walter Benjamin, plutôt que « roman« …) tel que le pratique Nicolas Leskov… : je cite le texte de Dominique Rabaté, à la page 35 :

par ce terme de « récit« , Nicolas Leskov « désigne l’art artisanal du conteur qui sait, par ses histoires, donner de sages conseils, transmettre une morale pratique, une expérience partageable par une communauté _ d’auditeurs-écouteurs assemblés en un même lieu et au même moment ; pas de lecteurs d’un écrit… _ que le mot allemand de « Erfahrung » recouvre. Cette communauté se réunit sous l’autorité de la mort _ c’est elle (et sa menace) qui plane(-nt) sur la « question«  lancinante et vrillante, ici, du « sens de la vie« , en effet ! tant pour le cas de La mort d’Ivan Ilitch que pour celui de Voyage au phare de ces deux mélancoliques que sont, au moins en l’écriture de ces deux « romans«  ici analysés, aux parties II et III de cet essai, et Léon Tolstoï et Virginia Woolf… _, ou plus exactement du sage mourant mais encore apte à léguer aux siens son savoir.

La réflexion de Benjamin prolonge d’autres études où il a insisté sur l’idée _ = sa thèse _ d’un appauvrissement de l’expérience _ subjective, personnelle ! _ dans les sociétés modernes, sociétés du journalisme, de la guerre et de la massification _ dépersonnalisante et désingularisante par là…

Pour lui, l’Erfahrung se meurt _ voilà ! est détruite, saccagée ! _ et laisse place à une expérience intransmissible, privée _ qui est, elle, du registre de l’Erlebnis (terme que l’on traduirait en français par expérience vécue, ou expérience individuelle _ = non reçue ni formée collectivement ; et expérience personnelle, par là. Giorgio Agamben a brillamment relayé ses thèses dans son livre Enfance et Histoire _ dont le sous-titre est « Destruction de l’expérience et origine de l’Histoire« …

Dominique Rabaté cite aussi, page 36, le travail, qui creuse la pensée de Benjamin encore plus loin, de Carlo Ginzburg dans Traces : Racines d’un paradigme indiciaire...

(cf pages 37-38 : « le roman, loin de simplement entériner la disparition de ce type de connaissance indiciaire _ qu’étaient les savoirs de la chasse, de la cuisine, de l’intuition psychologique que « les traités scientifiques peuvent malaisément codifier«  au XVIIIème siècle, page 36… _ devient aussi le lieu où les recueillir, où leur donner leur singularité selon les cas, les contextes, les arrière-plans que le romancier peut recréer. Je dirai donc avec Ginzburg (…) que l’Erfahrung continue d’entretenir des liens riches et subtils avec l’Erlebnis. J’ajouterai que le succès du roman à l’âge bourgeois lui vient aussi de cette mission historique : se faire l’écho et le relais _ oui ! _ des pratiques indiciaires de la connaissance au moment où celles-ci perdent leur utilité ou leur prestige social _ surtout _ contre les sciences et le savoir académique » : c’est superbe de lucidité !..) ;

et je signale, au passage, aussi, que leur traducteur (tant pour Carlo Ginzburg que pour Giorgio Agamben), de l’italien au français, Martin Rueff, sera présent

(ainsi que le très grand Michel Deguy en personne : pour son La Fin dans le monde aussi… ; de Deguy, lire en priorité son sublime « Le Sens de la visite« …)

mercredi 12 mai prochain dans les salons Albert-Mollat, à 18 heures,

pour présenter son (immense et magnifique !) essai d’analyse et synthèse de la poétique de Michel Deguy : Différence et identité _ Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme industriel ;

cf, sur lui, mon article sur ce blog du 23 décembre 2009 dernier : « la situation de l’artiste vrai en colère devant le marchandising du “culturel” : la poétique de Michel Deguy portée à la pleine lumière par Martin Rueff«  ;

fin de l’incise… _

comment se repérer, pour le lecteur inexpérimenté _ en lecture, ici ! _

dans la foule de ce qui est proposé par le marché de l’édition ? et sur les étals des librairies ?..

Même si le propos de Dominique Rabaté, avec ce « petit livre« , a-t-il dit à plusieurs reprises _ l’essai comportant 112 pages _, n’était ni historique, ni « totalisant«  : il y faudrait une autre longueur (mais pas forcément ampleur d’analyse : celle-ci est déjà extrêmement sensible ici !) pour embrasser de son éclairage tout le genre, et en toute son histoire (depuis les romans de l’antiquité gréco-latine ; puis ceux de l’époque médiévale ; etc.),

c’est cette dimension d’historicité même qui m’a,

personnellement,

particulièrement intéressé

et m’a paru des plus « éclairante« …

Aussi ai-je pensé alors, en écoutant parler Dominique Rabaté aussi (un peu) sur ces considérations historiques _ ainsi que de philosophie « appliquée« … : davantage en cette conférence (d’une heure) qu’en son livre, dense et assez ramassé (en 112 pages)… _ ,

au travail « explorateur«  _ fascinant ! _ de Marthe Robert, en son L’Ancien et le nouveau (lu à sa parution aux Éditions Grasset, en 1963 : j’étais en classe de Première : et la « réflexion » sur la littérature me titillait ; lecteur boulimique et exigeant que j’étais depuis un bon moment déjà…), d’un côté,

et, sur un tout autre plan, à celui tout récent

_ cf mon article du 30 décembre 2009 : « Le devenir de la “langue littéraire” en France de 1850 à aujourd’hui : un admirable travail pour comprendre ce qui menace de mort l’exception (culturelle) française et les “humanités”« ... _

de l’équipe réunie par Gilles Philippe et Julien Piat pour leur très riche et instructif La langue littéraire _ une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, aux Éditions Fayard,

à adjoindre aux références données (et discutées à la conférence, davantage qu’en son essai, court et intense, donc !)  par Dominique Rabaté lui-même en son livre,

qui ont servi à sa « méditation » _ et enquête _ littéraire sur ce volant précis-ci de la littérature

d’interlocuteurs, de stimulants,

ou d’abord de départs ou bases de sa réflexion et analyse,

ou parfois aussi de repoussoirs, à surmonter en quelque sorte :

La Pensée du roman, de Thomas Pavel,

L’Art du roman, de Milan Kundera,

La Bonne aventure _ Essai sur la « vraie vie », le romanesque et le roman, de Bernard Pingaud,

Nouveaux problèmes du roman de Jean Ricardou ;

ou, aussi, les désormais classiques La Théorie du roman de Georg Lukacs

et Mimesis d’Erich Auerbach…

Dominique Rabaté s’est référé aussi, bien sûr, à son essai précédent Le Chaudron fêlé _ Écarts de la littérature, paru aux Éditions José Corti, déjà, en 2006…


Et il se réfère aussi au passionnant L’Anneau de Clarisse _ Grand style et nihilisme dans la littérature moderne du grand Claudio Magris,

page 34 du Roman et le sens de la vie :

le sous-titre de ce recueil d’essai de Magris _ Grand style et nihilisme dans la littérature moderne _ est déjà bien éclairant sur l’axe d’enquête ici de Dominique Rabaté. Comme j’y souscris !!! 

Pour ma part,

j’interprète le regard de Dominique Rabaté ici sur le roman moderne et la « question » du « sens de la vie« 

comme affinant _ et assez considérablement... _ la dés-héroïsation des Temps modernes (depuis la Renaissance ; cf aussi François Hartog : Régimes d’historicité)

qui s’amplifie à partir de Flaubert

_ c’est un mot à George Sand de Flaubert, dans une lettre (de la fin décembre 1875) de leur échange assez suivi de correspondance, que Dominique Rabaté a choisi de mettre en exergue de son essai : Le Roman et le sens de la vie :

« Il me manque « une vue bien arrêtée et bien étendue sur la vie » _ reprend-il à sa correspondante. Vous avez mille fois raison ! mais le moyen qu’il en soit autrement.« 

Pour l’ambition de vérité (du roman : sur la vie) de Flaubert,

« la bêtise«  est bien toujours « de conclure«  !..

et de figer… _

et s’épanouit dans les diverses et variées à l’infini, en leur diaprure, Vies minuscules _ à la Pierre Michon, si l’on veut : Dominique Rabaté l’a reçu il n’y a guère, en ces mêmes salons Albert-Mollat… _ que nous offrent, en effet, les (grands) romanciers (dés-héroïsant) du XXème siècle (et des progrès de son nihilisme) ;

celle _ dés-héroïsation _ sur laquelle avait déjà commencé à ironiser l’humour noir ravageur et polyphonique de Cervantès en son Don Quichotte

Avec divers paliers en ce processus non régulier ni mécanique, certes :

Le Roman bourgeois de Furetière ;

Flaubert _ de L’Éducation sentimentale à Madame Bovary (ou l’« hystérie de la vie à soi« , selon la formule de la page 29 : « Une vie à soi ? celle des livres et des clichés« , ici… ; et Dominique Rabaté : « depuis les années 1850, la culture de masse a encore accentué cette tension entre prétention à l’originalité et conformisme« …) et Bouvard et Pécuchet : quelle odyssée !.. _, un maître du rendu de ce processus (mélancolique) :

et puis,

et que voici tout spécialement analysés ici, en cet essai-ci _ magnifique ! un essai doit-il donc être purement « académique » ?.. _, par Dominique Rabaté,

aux partie II, « La Leçon de la mort« 

et partie III, « L’Irrémédiable et l’inoubliable » :

La mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï

et Vers le phare de Virginia Woolf :

la traduction préférée par Dominique Rabaté est celle revue par Magali Merle de l’édition la Pochothèque, en 1993, des Romans et nouvelles ; la traductrice proposant Voyage au phare pour son titre…


Un travail passionnant pour le lecteur aussi ;

à relier, pour moi, à l’histoire _ éminemment philosophique ! _ des avatars du sujet en la modernité et post-modernité (et nihilisme : cf Nietzsche…),

comme on voudra.

Le banal dés-héroïsé d’un sublime qui se « désenchante« 

à une certaine vitesse et selon diverses accélérations ou décélérations _ cf Max Weber ; et puis Marcel Gauchet : Le désenchantement du monde _,

mais non sans susciter des aspirations (idéalistes ?) à un ré-enchantement ;

pas trop donquichottesque ;

ou du moins, plutôt à la Cervantès l’auteur bourré d’humour

qu’à la Don Quichotte, le chevalier à la triste figure, son personnage qui meurt à la fin désenchanté…


Titus Curiosus, ce 8 mai 2010

La connaissance intime de l’autre via la « cardiognosie » du romancier moderne (en son usage du monologue intérieur) : à l’aune de l’augustinisme, par Jean-Louis Chrétien

15mai

Un remarquable article de Nicolas Weill dans Le Monde de ce jour, le 15 mai 2009, vient conforter à la fois mon grand intérêt pour le livre important de Jean-Louis Chrétien « Conscience et roman 1 _ la conscience au grand jour« , paru le 23 avril dernier aux Éditions de Minuit ; et un certain agacement à l’égard de ce que je ressens comme un hyper-pessimisme augustinien.

J’ai achevé la lecture de ce grand livre il y a plus d’une semaine ; et en laissais la lecture « reposer » (= « mitonner« ) un peu dans l’alambic à circonvolutions de ma mémoire-pensée avant de m’y « attaquer » sérieusement un peu frontalement ; jusqu’à découvrir ce matin cet excellent article de Nicolas Weill, qui partage mon angle de vision : quant au perspectivisme augustinien de Jean-Louis Chrétien _ auteur d’un « Saint Augustin et les actes de paroles« , pas encore lu, mais à lire urgemment…

Il faut dire que j’avais grandement apprécié le livre précédent de Jean-Louis Chrétien : « La Joie spacieuse _ essai sur la dilatation« , davantage en empathie, cette fois-là, avec ce que je pourrais qualifier, le plus modestement possible, de spinozisme et de « waltwhitmanisme«  _ de Walt Whitman, lire le formidablement dynamisant « Feuilles d’herbe » _ de ma propre idiosyncrasie

Ce travail-ci, aujourd’hui, de Jean-Louis Chrétien nous introduit au cœur d’une des questions majeures de la modernité (et de son devenir ; son avenir même : face au nihilisme qui le ronge et détruit ce qu’il recèle pourtant de forces de « vie » !) :

celle de l’identité personnelle se forgeant, fondamentalement, par la qualité des liens à l’autre (et à l’altérité)

_ c’est-à-dire ce qui se nomme proprement,

selon l’analyse qu’en fait on ne peut mieux lucidement Michaël Foessel,

l' »intimité«  :

cf là-dessus, de Michaël Foessel, le très important « La Privation de l’intime« 

(sur ce livre, majeur lui aussi pour l’intelligence de l’aujourd’hui, cf mon article du 11 novembre 2008 : « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie« ).

Ainsi que de leur connaissance, et de leur accessibilité, ou pas

_ à cette identité et à cette intimité des personnes _, à d’autres (que soi) :

à la page 17, Jean-Louis Chrétien cite un mot de François Mauriac, « en 1928, dans son ouvrage « Le Roman«  »,

en réponse à ces affirmations de Jacques Maritain, dans « Trois réformateurs » (en l’occurrence, Luther, Descartes, Rousseau), en 1925 : « Il y a un secret des cœurs qui est fermé _ même _ aux anges, ouvert seulement à la science sacerdotale du Christ. Un Freud aujourd’hui, par des ruses de psychologue, entreprend de le violer. Le Christ a posé son regard dans les yeux de la femme adultère, et tout percé jusqu’au fond ; lui seul le pouvait sans souillure. Tout romancier lit sans vergogne dans ces pauvres yeux ; et mène son lecteur au spectacle. »

François Mauriac remarque : « Je ne sais rien de plus troublant que ces  lignes pour un homme _ soit un romancier tel que lui-même ! _ à qui est départi le don _ sic _ redoutable de créer des êtres, de scruter le secret des cœurs« . Voilà donc ce qui fait ici question !

Et à la page 18, est citée la réponse ferme de Mauriac : « Ce secret des cœurs, dont Maritain nous assure qu’il est fermé aux anges eux-mêmes, un romancier d’aujourd’hui ne doute pas que sa vocation la plus impérieuse soit justement de le violer.« 

Etant (bien) entendu que de la qualité de ces liens (dont ceux des « cœurs« ) à l’autre, découle aussi, en aplomb et en surplomb _ cf déjà les analyses de Mélanie Klein sur l' »introjection » du moi chez le petit enfant, avant la parole… _, car les impliquant et les commandant, rien moins que la conception de soi, et du rapport à soi

(ainsi que des autres, et des rapports à eux) :

question éminemment cruciale, que celle de la conception

(et de la formation effective : au sein des processus d’éducation et d’enseignement, ainsi que d’initiation vraie à une culture riche)

de l’identité personnelle

_ à l’heure grotesque, sinon ubuesque, de l’inflation misérable des ego, d’autant plus narcissiques, que plus vides, ces « baudruches« , ces « outres de vent » gonflées de la prétention de leur « rien » !..

Et que _ ou combien ! _ de mauvais _ hauts ! _ exemples, ici, de « bassesses« , sur les tribunes, les estrades, sur lesquelles se focalisent les projecteurs et les sunlights, et les lucarnes blafardement luminescentes des pauvres écrans de télévision…

Sur ma lecture du livre de Jean-Louis Chrétien

et de ses six chapitres (après celui de présentation de la problématique) :

1) je me suis amusé à l’alacrité jouissive de la description de la comédie mondaine stendhalienne (surtout dans « Lucien Leuwen » et « Le Rouge et le Noir » ;

2) j’ai apprécié la très grande qualité de vista de l’approche, si riche (= pleine) de détails, du « monde » dans l’œuvre balzacien (surtout à travers de remarquablement fines analyses de « La Cousine Bette » et d' »Albert Savarus« )

_ au point que « en régime d’omnisignifiance _ tel que l’envisage l’option d’une Création infiniment bonne _ le détail révélateur, le détail qui n’a rien de contingent _ du moins dans l’absolu du cadre (théologique) ainsi envisagé _ (se) soulève la question de savoir s’il y a vraiment quelque chose comme des détails« . Alors « c’est lui _ le détail ! _ qui hérite de l’omnisignifiance chrétienne en la métamorphosant : dans la lumière de l’humain, il n’est rien qui ne fasse sens«  _ et soit absolument absurde ! Avec cette référence, alors , déjà, page 31, à Balzac : « Ceux qui se lassent des descriptions balzaciennes méconnaissent que voir une demeure et les choses qui s’y trouvent, c’est déjà explorer l’âme et l’histoire de ceux qui l’habitent. L’importance croissante du concept de « milieu », si bien étudié par Leo Spitzer et Erich Auerbach, va dans le sens de cette omnisignifiance. Tout étant solidaire, il n’y a plus de détails.«  Et tout spécialement : « un lieu réel d’omnisignifiance est la ville, et particulièrement la grande ville«  « Une ville est un lieu de saturation du sens », énonce Jean-Louis Chrétien, page 32. Etc… Fin de l’incise sur le « monde » balzacien…

3) j’ai découvert l’impressionnante ampleur, et hauteur, et profondeur, de vue métaphysique d’un Hugo (tant dans « Les Misérables » que dans « L’Homme qui rit » et « Les Travailleurs de la mer » ;

4) j’ai retrouvé la richesse de l’approche woolfienne de la complexité du réel, des points de vue, jusqu’à la morbidité

_ qui m’avait irrité dans le film, s’inspirant et de son style, et de son aventure personnelle (suicidaire, jusqu’au suicide effectif conclusif) du film « The Hours » (de Stephen Daldry, en 2003), d’après le roman de même titre de Michaël Cunningham, en 1999 : en français « Les Heures » _,

dans la lecture de l’incommunication (tragique) des personnages des (magnifiques) « Vagues » de Virginia Woolf ;

5) j’ai un peu déploré le choix de « Lumière d’août » pour entrer dans l’univers faulknerien, plutôt que les alternatives du « Bruit et la fureur« , ou « Sanctuaire« , ou « Absalon ! Absalon !« , à cause d’une vision davantage marquée, ici, par le poids du péché (que dans d’autres des romans de cet auteur tellement majeur ! en effet) : où se trouve, ici, l' »allègement » (« Light« ) de l’héroïne, Lena Grove, qui, enceinte, vient par hasard accoucher ce mois d’août-là au pays de « Yoknapatawpha County« , entre l’Alabama d’où elle vient, et la Louisiane vers où elle va ; et croise le parcours (= la via crucis) du martyr Joe Christmas…

et 6) j’ai pris grand plaisir à entrer dans l’univers (torturé : à je ne sais quel quantième degré !) beckettien par ce choix de « L’Innommable« , que je ne connaissais pas…

Voici donc, maintenant, l’article très clair et très juste de Nicolas Weill,

un peu truffé, à ma façon, de « commentaires« , au fil des phrases :

« Conscience et roman, I. La Conscience au grand jour », de Jean-Louis Chrétien : le roman et son péché originel« 

in LE MONDE DES LIVRES | 23.04.09 | 10h54  •  Mis à jour le 23.04.09 | 10h54

Pourrions-nous lire un roman si nous ne présupposions pas à l’avance que son auteur, à l’instar de Dieu, possède le don

_ possiblement éclairant pour le lecteur : à quoi « servirait«  sinon le temps pssé à la lecture d’un livre ? et cela depuis les premiers livres : sacrés ! cf le grand Nietzsche d’« Ainsi parlait Zarathoustra« , au chapitre magnifique « Lire et écrire«  : « Jadis l’esprit était Dieu ; puis il s’est fait homme ; maintenant il est plèbe » (en 1882-83) ; et aussi : « encore un siècle de lecteurs, et il va se mettre à puer« _

le don de sonder les reins et les cœurs de ses personnages ? Cette convention, qui a fini par avoir valeur d’évidence, Jean-Louis Chrétien s’y attaque dans ce premier volet d’une entreprise qui en comportera deux. Pour le philosophe, il s’agit de mener une réflexion de grande ampleur _ oui ! _ sur l’histoire de la conscience _ rien moins : c’est son objet ! _, telle qu’elle a été mise en forme _ oui, afin de mieux « ressentir«  (en l' »aisthesis« )… _ par le roman _ soit le « genre«  de livre le plus lu désormais : ce « miroir«  (de l’identité moderne), comme le nomme Stendhal, placé « le long du chemin«  de la vie de la plupart : « l’ai-je bien parcouru ? »  (ou « bien descendu ? » _ plutôt que « grimpé !« , on le remarquera : soit le « sens » de la pente « attractive«  et ultra-majoritairement dominante…) _ au cours des deux derniers siècles.

Les colères _ en effet !!! _ de ce penseur, lui-même grand lecteur des Pères de l’Eglise _ oui ! _, apparaissent très vite. Et ses développements _ riches d’une très grande perspicacité ! _ se révèlent imprégnés d’une indignation _ oui _ à la Bernanos face à la démesure _ ou le sacrilège… _ d’une littérature qui ose _ certes ! _ se substituer au Créateur. Cette irritation s’exprime en notes, remarques et apartés, sur le mode du coup de griffe à notre civilisation _ et à son pauvre nihilisme si ridiculement narcissique, et tragiquement (c’est à craindre) égocentré… Doit-on pour autant le ranger dans la catégorie, forgée par Antoine Compagnon, des « Antimodernes«  ? Oui, mais à condition de ne pas assortir l’expression de ses connotations politiques d’usage…

L’aventure du roman accompagne une métamorphose du sujet moderne _ oui !!! là-dessus, lire aussi le premier grand livre, en 1963, de Marthe Robert : « L’Ancien et le nouveau » (reparu dans la collection « Les Cahiers rouges«  des Éditions Grasset _ qui ne trouve guère grâce _ et pour cause ! _ à ses yeux. Celle qui transforme le moi en subjectivité recroquevillée _ oui ! _, sous l’effet des mutations propres à la société bourgeoise et individualiste. L’illustration caricaturale d’une telle évolution est l’actuel piéton urbain enfermé maladivement derrière ses écouteurs _ assourdissant (et anesthésiant, carrément !) tout : là-dessus, lire le très grand livre aussi, mais pas assez remarqué, d’Alain Brossat « La démocratie immunitaire » (paru à La Fabrique, en 2003, déjà) ; en plus du livre tout aussi remarquable et tout récent, lui, de Guillaume Le Blanc : « L’Invisibilité sociale«  : il est paru le 18 mars 2009, aux PUF... Pour Jean-Louis Chrétien, ce moi-là est des plus haïssables. Fait-il au moins de la bonne littérature ? La réponse est donnée à travers le parcours d’une figure de style : le monologue intérieur. Comme le style indirect libre, qui fera l’objet du prochain volume, ce procédé a le mérite de serrer au plus près _ en effet, pour la délectation de ce qui s’y révèle à notre connaissance _ l’entrelacement de la conscience contemporaine et du roman.

L’inspiration phénoménologique et religieuse de l’auteur _ oui _ lui permet d’établir une hiérarchie _ oui ! _ entre les diverses œuvres abordées, à partir de leur usage respectif du monologue intérieur. Il s’agit des « Misérables« , d’Hugo, ici magnifiquement réhabilité comme penseur de haut vol _ et Jean-Louis Chrétien donne envie de lire aussi « L’Homme qui rit » et « Les Travailleurs de la mer » : Victor Hugo prenant la dimension (à la Whitman !!! ) d’un immense métaphysicien ! _, des « Vagues« , de Virginia Woolf, de « Lumière d’août« , de Faulkner, de « L’Innommable« , de Beckett, ou de « La Comédie humaine« , de Balzac _ le premier chapitre du livre (après celui d’introduction : « L’Exposition de l’intime dans le roman moderne« , pages 7 à 40) étant tout de même consacré, pages 43 à 92, à l’œuvre de Stendhal : « Stendhal et le cœur humain presque à nu« 

LE SCEAU DE LA DÉMESURE

Tous ces classiques sont confrontés à une aune secrète _ absolument ! _ qui désigne un idéal _ doublement « chrétien« , si je puis me permettre pareille expression en cette occurrence particulière-ci… _ dont le sujet et la fiction modernes s’éloignent le plus : le moi des « Confessions« , auquel Jean-Louis Chrétien a consacré un admirable « Saint Augustin et les actes de paroles » (PUF, 2008). Le moi augustinien, en cherchant la vérité, découvre en lui un au-delà de lui-même _ et qui est aussi un infini (plein) _, alors que notre subjectivité à nous n’exhumerait que les faux-semblants d’une _ misérable _ intériorité narcissique _ vide : lire là-dessus la lecture pascalienne des si audacieux « Essais«  de Montaigne en ses « Pensées » : soit une résistance augustinienne toujours vivace (ou plutôt ravivée) à l’ère d’un premier avènement d’une magnifiquement humaine assomption de l’« humanité » : « bien faire l’homme« , dit Montaigne, au sublime chapitre final (Livre III, chapitre 13 : « De l’expérience« )…

Le geste fondateur du romancier, parce qu’il ose _ oui _ s’instituer en scrutateur _ certes _ des consciences et s’arroge le droit, jusque-là divin

_ en effet : c’était aussi l’audace, mais non sur le mode, biaisé (lui) de la fiction, de Montaigne en ses « Essais« , donc : en se donnant, lui, Montaigne, à pénétrer (par l’« indiligent lecteur« , qui sortirait un peu de son « indiligence«  : c’est là le seuil et le sas !.. « Hic Rhodus, hic saltus« …) ; à pénétrer, donc, un peu, en son activité de penser « sur«  son penser même, « en acte«  _

de pénétrer par effraction _ par son surplomb de romancier, ce « mensonge«  en acte qui prétend « dire la vérité«  (dixit Aragon _ assez expert, semble-t-il, en la chose…) sur les autres que lui-même… _ la conscience d’autrui,

se retrouve frappé du sceau de la démesure. Pour la nommer _ cette « effraction« _, le philosophe a forgé le néologisme de « cardiognosique », qui désigne ce viol de l’intimité _ nous y voilà _ propre au roman tel que nous le connaissons _ en « notre«  modernité.

Cet arrachement au sacré _ certes _ et à l’altérité _ en son mystère : saccagé par ce « réductionnisme » vandale ! _ laisse les personnages seuls avec eux-mêmes

_ et sans amour (vrai : d’un autre) ; sans liens d’intimité (authentique) avec la personne (sacrée) de l’autre : au-delà du corps (ou de la viande : cf le trouble que provoquent les images sidérantes-médusantes d’un Francis Bacon… ; ou d’un Lucian Freud) ; au-delà du corps de l’autre, donc, tenu entre ses bras, en quelque sorte ; au-delà de ce qui se réduit de plus en plus à des comportements érotiques pornographiques (lire là-dessus, peut-être Jean-Luc Marion : « Le Phénomène érotique« , paru aux Éditions Grasset en 2003) _,

dans une société en décomposition _ putride. Reste à savoir si l’écrivain y participe avec plus ou moins de scrupules _ lui-même… Écrits par un Stendhal qui fut à l’école des « idéologues«  _ Destutt de Tracy, etc… _, héritiers révolutionnaires des Lumières, les monologues intérieurs omniprésents dans « Lucien Leuwen » ou « Le Rouge et le Noir«  incarnent une sorte de cas-type _ et cible première de Jean-Louis Chrétien ici, dénonçant son « théâtre«  mesquinement, en sa « comédie » sociale, « mondain«  _ de l’intériorité claquemurée dans l’individualisme conquérant _ des égotismes don juanesques beyliens, en ce premier exemple… Chrétien soutient même que Stendhal anticipe les analyses de Durkheim sur l’« anomie », cette déliaison sociale que la sociologie considère comme caractéristique de l’époque contemporaine.

A l’autre bout de la chaîne, dans « L’Innommable« , Samuel Beckett pousse au contraire la pratique du monologue à un point de rupture salutaire _ par tout ce que lui, Beckett, casse en sa dénonciation jubilatoirement desespérante.

Le fil rouge de cet essai se révèle donc plutôt comme le récit d’un renoncement progressif _ au XXème siècle, donc, beaucoup moins complaisant pour l’égotisme que le siècle précédent (et son abcès de fixation « romantique« …) ; du moins pour les chefs d’oeuvre (woolfiens, faulkneriens et beckettiens) sur lesquels choisit de faire pencher son attention et sa vigilance l’analyste _ au privilège de la « cardiognosie ». Plus un écrivain hésite devant ce privilège _ et carrément le casse en mille morceaux, le brise, le pulvérise _, plus il est grand, suggère Chrétien. A l’inverse, cette voix d’aujourd’hui, qui me réduit aux murs  _ insonorisés et anesthésiants _ du « monde privé », est comparée à celle du ventriloque _ misérablement narcissiste _ qui n’entend que lui. Pour Chrétien, parler sans personne à qui s’adresser _ cf le terrifiant (malgré lui, à son corps défendant ; et non fictif !!!) « E-Love _ petit marketing de la rencontre » de Dominique Baqué (ainsi que mon article du 13 décembre 2008 sur lui : « Le “n’apprendre qu’à corps (et âme) perdu(s)” _ ou “penser (enfin !) par soi-même” de Dominique Baqué : leçon de méthodologie sur l’expérience “personnelle” » )… _ est l’indice d’une souffrance particulière à notre temps. C’est aussi le péché originel de la littérature _ romanesque ? ou romanesque seulement ?… Quid de l’« essai«  à la Montaigne ? ou du penser d’un Nietzsche ?.. _, et sa leçon.


CONSCIENCE ET ROMAN, I. LA CONSCIENCE AU GRAND JOUR de Jean-Louis Chrétien. Minuit, « Paradoxe« , 288 p., 28 €….

Nicolas Weill

Soit, une brillante analyse d’un livre très important qui nous donne de quoi méditer sur un enjeu civilisationnel profond, grave : essentiel, même !Hier, je relisais avec mes élèves le discours du « dernier homme » que le Zarathoustra de Nietzsche fait prononcer, en un monologue intérieur, en son propre discours du « surhumain » (au chapitre 5 du « Prologue » d' »Ainsi parlait Zarathoustra » : le « discours du surhumain » s’étendant, lui, sur les trois chapitres 3, 4 & 5) à celui qui « va vivre le plus longtemps » :celui-ci, le « dernier homme » ne cessant de répéter, en disant (bien !) « nous« , et en clignant des yeux (et c’est d’abord à lui même que s’adresse la recherche de « connivence » !) :« nous avons inventé le bonheur« ..….Je cite ces « paroles« (de « monologue intérieur » autant que d’« adresse à d’autres«  ;

et qui ne sont, ces « autres« -là, que des « semblables« , « tout pareils aux mêmes »…)

in extenso (dans la traduction de Georges-Arthur Goldschmidt) :

« Qu’est l’amour ? Qu’est-ce que la création ? Qu’est le désir ? Qu’est une étoile ?« 

« Voilà ce que demande _ aux autres ou/et à lui-même _ le dernier homme ; et il cligne de l’œil« , fait dire Nietzsche à son personnage de Zarathoustra, cherchant à « parler » à la « fierté » de ceux « qui ne (le) comprennent pas » en son appel à un sursaut (du « surhumain« ) à l’encontre du nihilisme…

Puis : « Nous avons inventé le bonheur« ,

« disent les derniers humains ; et ils clignent des yeux. »

Et : « Jadis tout le monde était fou« ,

« disent les plus finauds ; et ils clignent des yeux« .

Et à nouveau : « Nous avons inventé le bonheur« ,

« disent les derniers hommes ; et ils clignent des yeux. »


Quant à la description que donne le Zarathoustra de Nietzsche, de cette « sagesse » terminale

(de « fin d’humanité » et de « fin de l’Histoire » ! ô la sublime parousie, ici !!!),

au style indirect, alors,

elle est prodigieuse de vérité sur l’« opinion » _ en voie d’unanimisme, peut-être _ de notre temps :

« La terre alors sera devenue petite et le dernier homme y sautillera qui rend _ à son image ! _ toute chose petite. Son espèce est indestructible comme le puceron des bois ; le dernier homme, c’est lui qui vivra le plus longtemps » _ et les records de longévité effectivement se battent…

« Ils ont quitté les contrées _ nordiques _ où il est dur de vivre : car l’on _ noter la forme impersonnelle de la grégarité : majoritaire ; et malheur à l’isolé ! _ a besoin de chaleur. On aime encore _ pas par désir, et encore moins par passion ; mais par « besoin«  ! attention à la chute, quand le service déçoit ! ou déchoie... _ le voisin _ à commencer par les dits « compagnons« , « copains » et « copines » avec lesquels on partage le pain et (tout) le quotidien… _ et l’on se frotte à lui, car l’on a besoin de chaleur. »

« On marche avec précaution _ lire ici, en assomption triomphante de ce « souci« , Hans Jonas : « Le Principe responsabilité«  Fou donc celui qui trébuche encore sur des pierres ou des humains«  _ c’est-à-dire d’autres que soi (et « non encore « in-humains » !..« , préciserait Bernard Stiegler…)…

« On travaille encore car le travail est un divertissement _ vive l’« entertainment » !.. Mais on prend soin _ on a appris à « gérer«  !.. _ que ce travail ne soit pas trop fatigant.

On ne devient plus ni riche ni pauvre, l’un et l’autre sont trop pénibles. Qui veut encore gouverner ? _ quelques uns s’agitent bien encore un peu, sur ce terrain-ci… _ qui veut encore obéir, l’un et l’autre sont trop pénibles.

Point de berger et un troupeau. Chacun veut la même chose : chacun sera pareil, celui qui sentira les choses autrement, ira volontairement _ de lui-même _ à l’asile d’aliénés » _ se re-faire « conformer« 

Et enfin : « On est malin et on sait tout ce qui s’est passé : ainsi on n’en finit pas de se moquer. On se querelle encore mais on se réconciliera bientôt _ sinon ça abîme l’estomac.
On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais l’on révère la santé
 »
_ plus que tout : c’est elle la panacée, qui fait « durer« 

Qu’adviendra-t-il de nous et par nous ?.. Ce sont-là _ à notre échelle, du moins _ des enjeux à ne pas trop négliger :

de ce devenir-là de l' »humain » ; au risque de l' »in-humain« …

Le premier mérite de ce livre important qu’est « Conscience et roman 1 _ la conscience au grand jour« , de Jean-Louis Chrétien,

est de nous en faire bien ressentir non seulement l’ampleur, mais les « prises » (singulières) de toute son amplitude sur l’identité des « soi » et leurs rapports à l’altérité des « autres » ; dans le jeu (voire la disparition !) des « liens » discrets, sinon « secrets » (pour des tiers _ que ces « liens » ne regardent pas !), de l' »intimité » même ;

en l' »incalcul » de sa générosité (ou « amour« )…

Titus Curiosus, ce 15 mai 2009

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