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En hommage à Claude Lanzmann (1925 – 2018) et son « Lièvre de Patagonie », en 2009

06juil

En hommage à Claude Lanzmann

(Bois-Colombes, 27-11-1925 – Paris, 5-7-2018),

qui nous quitte ce jour,

et à son superbe Lièvre de Patagonie (en 2009)

ainsi qu’à son œuvre cinématographique (dont le magistral Shoah ),

re-voici

en sept épisodes (des 29 juillet, 13, 17, 21 et 29 août, et 3 et 7 septembre 2009)

la lecture que j’avais faite, de ce 29 juillet à ce 7 septembre 2009,

de son Lièvre de Patagonie ;

et pour ce jour le premier volet : 

La joie sauvage de l’incarnation : l’ »être vrais ensemble » de Claude Lanzmann _ présentation I

L’abord de l’homme était plutôt rugueux.

Mais l’œuvre est magistrale !

— Ecrit le mercredi 29 juillet 2009 dans la rubriqueCinéma, Histoire, Littératures, Rencontres”.

Avant d’en venir à justifier le titre de cet article-ci, « La Joie sauvage de l’incarnation : « l’ »être vrais ensemble » de Claude Lanzmann« ,

d’après la formule de l’ante-pénultième phrase du livre, à propos du choix du lièvre, et plus précisément même du « lièvre de Patagonie » _ « Pourquoi ai-je soudainement décidé de donner à mon livre ce titre insolite, « Le Lièvre de Patagonie«  ?« , à la page 545  _ pour emblème de ce livre de « Mémoires » d’une vie de quatre-vingt-trois années passées

_ la première moitié de la réponse (la seconde concernant l’œuvre de ma propre cousine, Silvina Ocampo _ = l’épouse de mon cousin Adolfo Bioy _, auteur d’un sublime récit, « La liebre dorada« … dont un extrait, le tout début, de 27 lignes constitue, page 11, en exergue _ cf l’explication : magnifique ! page 256 _ l’incipit superbe du livre !) se trouve immédiatement donnée alors, page 546 : « les lièvres, j’y ai pensé chaque jour tout au long de la rédaction de ce livre, ceux du camp d’extermination de Birkenau, qui se glissaient sous les barbelés infranchissables pour l’homme _ et présents (pour l’éternité !) dans « deux plans rapides mais centraux pour moi« , dans « Shoah« , en même temps que Rudolf « Vrba parle« , est-il indiqué aux pages 256-257 _ ; ceux qui proliféraient dans les grandes forêts de Serbie tandis que je conduisais la nuit, prenant garde à ne pas les tuer _ lors « d’un voyage compliqué« , et même « une aventure« , par l’Oberland bernois, Milan, et presque toute la Yougoslavie, les « premières vacances d’été » avec Simone de Beauvoir, l’été 1953 ; et qui marquèrent, dit Claude Lanzmann page 256, « mon intégration dans la grande famille sartrienne«  Enfin l’animal mythique qui _ lors d’un voyage en Argentine, en 1995 _ surgit dans le faisceau de mes phares après le village d’El Calafate, me poignardant littéralement le cœur de l’évidence que j’étais en Patagonie, qu’à cet instant la Patagonie et moi étions vrais ensemble ». Suivie immédiatement de : « C’est cela, l’incarnation. J’avais près de soixante-dix ans, mais tout mon être bondissait d’une joie sauvage, comme à vingt ans« … Et sur la splendeur de ces mots s’achève « Le Lièvre de Patagonie« _,

et donc de préciser ce que Claude Lanzmann entend et par « la joie sauvage de l’incarnation«  _ voire d’éventuelles futures, autant qu’irrationnellement improbables, « métempsycoses« , ajouterais-je… _, et par l’ »être vrais ensemble« ,

je voudrais d’abord, en un premier volet (I) « d’introduction » de cet article, présenter la « trame » de ce travail très riche et passionnant de « Mémoires » auquel Claude Lanzmann se livre, sur 546 pages,

non pas tout à fait la plume à la main sur le papier,

ni même lui-même au clavier d’un ordinateur (tapant avec un seul doigt : « mes hachures désynchronisaient ma pensée, en tuaient l’élan » _ page 14 : faire vivre « l’élan » : une affaire, essentielle, comme toujours, de « rythme » !.. _,

mais grâce à « un prolongement de moi-même, c’est-à-dire d’autres doigts«  _ plus et mieux alertes : toujours page 14 _ : ceux de « la philosophe Juliette Simont, mon adjointe à la direction de la revue « Les Temps modernes », en même temps que ma très proche amie, et, quand Juliette était empêchée par son propre travail« , ceux de « ma secrétaire, Sarah Streliski, talentueux écrivain » : « devant un large écran, je trouvais miraculeuse l’objectivation immédiate de ma pensée, parfaite au mot près, sans ratures ni brouillon«  _ page 13 : le rythme de la pensée est donc celui de la parole se déployant en se confiant à une oreille amie et féminine : telle l’infiniment belle Ariane « aux très fines oreilles«  rêvée par Nietzsche ;

en confirmation de cette intuition, cette phrase, page 14 :

« Juliette, tandis que je dictais, faisais preuve d’une patience infinie, respectait mes silences réflexifs _ que le lecteur perçoit à l’occasion, tant ils peuvent s’avérer décisifs pour le penser lui-même de Claude Lanzmann formulant ce dont il va parvenir ainsi, et ainsi seulement, à se souvenir _, fort longs parfois ; sa propre présence _ tant « incarnée«  alors, qu’« incarnante«  pour Claude Lanzmann en son effort de remémoratio-méditation-forrmulation : magnifique ! quelle superbe nouvelle œuvre, après les films (dont l’unique « Shoah » !) que ce « Lièvre de Patagonie«  ! _ silencieuse et complice _ comme cela devait être _ étant elle-même _ et voilà l’essentiel que je voulais formuler à mon tour_ inspirante«  ;

la « gratitude«  envers Juliette-Ariane s’accompagnant d’une égale « reconnaissance« envers Ariane-Sarah, « qui sut être aussi patiente _ et « inspirante« , aussi ! _ que Juliette »

Ensuite, j’en viendrai, en un second volet (II), à l’angle de focalisation de mon propre regard sur ce livre,

quant à « la joie sauvage de l’incarnation » ; et à « l’ »être vrais ensemble » ;

tels que les envisage tout au long de cet immense livre, son auteur, Claude Lanzmann…

C’est à l’aune de la mortalité de la vie même

_ pardon de l’évidence : la condition de la vie, c’est l’individuation, de temps « non illimité« , des « membres » (ou « chaînons » : passeurs de gènes) des espèces sexuées : l’espèce sexuée ne « demeurant« , elle, que par la « re-production » (un jeu de « variations » génétiques…) de ses « éléments » (la « constituant » par là même : sinon l’espèce disparaît, rien moins ; irréversiblement…) : les « individus » (qui méritent assez mal ce nom-là, « chaînons » qu’ils sont bien plutôt, et vers l’aval, et par l’amont…) en la jeunesse fougueuse de leur « fécondité » d’abord pulsionnelle, érotique, amoureuse… _,

c’est à l’aune de la mortalité de la vie même

que se comprend l’existence _ riche d’événements-aventures de tous genres _, la sagesse (un peu « constituée« , et de bric et de broc, « rapiécée« , donc, au travers de pas mal de « folies » accumulées ; dont pas mal, encore, de rien moins que « mortelles » !.. on va le constater tout au long de ce livre !..) et l’écriture même _ au-delà de l’existence de son auteur ! _ de ce livre : « Le Lièvre de Patagonie« , que vient nous offrir, en son quatre-vingt-quatrième printemps (le livre achevé d’imprimer le 17 février 2009 est paru le 12 mars 2009  ; et l’auteur ayant vu le jour le 27 novembre 1925), Claude Lanzmann…

Ce n’est, en effet, pas tout à fait pour rien que la première phrase du livre _ ainsi que tout le premier chapitre (des vingt-et-un que comporte ce « Lièvre de Patagonie« ) _ s’éclaire de cette lumière (mortelle) :

« La guillotine _ plus généralement la peine capitale et les différents modes d’administration de la mort _ aura été la grande affaire de ma vie », page 15 

_ en regard, et en contrepoint, Claude Lanzmann y ajoutera, faisant, il est vrai, un formidable contrepoids, « l’incarnation » : page 545 : « Avec la peine capitale, l’incarnation _ mais y a-t-il contradiction ? _ aura été la grande affaire de ma vie«  ;

soit, réservant à « l’administration de la mort« , le (terrible) premier chapitre, ainsi que, de-ci, de-là, quelques flashbacks ; mais consacrant à « l’incarnation » et à sa « joie sauvage« , tout le reste (et la plénitude ! avec un peu de patience…) du trésor de cet immense livre !!! _ ;

et nous allons le constater, en effet, avec lui…

Le chapitre premier se terminant, pages 27 à 29, par

_ en ce « temps » ad-« venu » « des bouchers«  (l’expression se trouve page 27 : « bouchers«  d’hommes, en l’occurrence ; « et que les bouchers me pardonnent, car ils exercent le plus noble des métiers et sont les moins barbares des hommes« , prend bien soin d’ajouter, tout aussitôt, Claude Lanzmann, page 27) _

le détail d‘ »images atroces » de « mises à mort d’otages perpétrées sous la loi islamique en Irak ou en Afghanistan » :

« minables vidéos d’amateurs tournées par les tueurs eux-mêmes, qui se voulaient terrorisantes ; et le sont en effet« , toujours page 27.

Claude Lanzmann commente :

« Le seul résultat (d« une suspecte déontologie » censurant la diffusion de ces images) « fut de faire silence sur un saut qualitatif sans précédent dans l’histoire de la barbarie mondialisée, d’occulter l’avènement d’une espèce mutante dans la relation de l’homme à la mort » _ « Le Lièvre de Patagonie » étant un hymne d’amour fou à la vie !« Elles ont donc circulé sous le manteau _ seulement _ et nous sommes très peu nombreux _ il le regrette ! _ à avoir pu prendre la pleine mesure _ voilà ! _ de l’horreur _ gravissime ! _, en luttant pour ne pas détourner le regard » : suit la description alentie, sobre et nue de la décapitation d’un otage « au coutelas » (page 28) filmée en direct, « les yeux de l’égorgé roulant dans leurs orbites«  ; jusqu’à la phrase de conclusion de ce chapitre d’ouverture, page 29 : « Le visage de l’égorgé et celui du vivant qu’il était _ encore l’instant d’avant ! _ se ressemblent irréellement. C’est le même visage, et c’est à peine croyable : la sauvagerie de cette mise à mort _ qu’a-t-elle à voir avec « la joie sauvage » de « l’incarnation » ?.. Il va donc falloir y regarder d’un peu près !.._ était telle qu’elle semblait _ à tort donc : c’est le même visage qui a donc demeuré en la tête coupée !.. _ ne pouvoir se sceller que d’une radicale défiguration » _ comme si le « visage » (de la personne vivante) décidément « résistait » même à la barbarie effroyable de cette « annihiliation« ...


Le chapitre 2 constitue, lui, l’ouverture de cet « hymne à la vie«  qu’est cet « immense« livre :

« De même que j’ai pris rang dans l’interminable cortège des guillotinés, des pendus, des fusillés, des garrottés, des torturés de toute la terre,

de même je suis _ au même titre que quiconque : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui« , selon la formule conclusive des « Mots » de Sartre, que Claude Lanzmann rapporte au moins deux fois en ce « Lièvre de Patagonie« , par exemple page 371… _ cet otage au regard vide, cet homme sous le couteau.

On aura compris que j’aime la vie à la folie ;

et que, proche de la quitter

_ tel un Montaigne rédigeant le sublime chapitre 13 du livre III des « Essais » : « de l’expérience » : y  revenir souvent !!! _,

je l’aime plus encore, au point de ne pas même croire à ce que je viens d’énoncer

_ sur la « loi » de la « disparition » programmée (soit la mortalité !) de tout « chaînon » (= passeur de la vie) d’une espèce sexuée ! y compris soi, par conséquent !.. pour lequel, aussi donc, viendra sonner le glas !.. _,

proposition d’ordre statistique  _ seulement ! _, donc de pure rhétorique _ voire syllogistique _, à laquelle rien ne répond _ sensitivement ! a contrario _ dans mes _ propres _ os et dans mon _ propre _ sang _ en une perpétuellement renouvelée (par l’œuvre ! en particulier, même si pas seulement : par la « vérité«  (charnellement ressentie) de quelques rencontres d’« humains non-inhumains« , aussi…) ; en une perpétuellement renouvelée, donc, jeunesse ! C’est ici que nous retrouverons, chaque fois, à un certain nombre de « reprises« , dans ce livre-ci, et en leur diversité, la logique (un peu plus rare, elle) de l’« incarnation«  intensément (voire « sauvagement«  : dans la « joie«  !) ressentie : éprouvée, expérimentée même !.. Cf la sublime formulation de cela même par Spinoza en son « Éthique » : « Nous sentons et nous expérimentons _ parfois ! et dans le temps d’une vie : en ces moments bénis de pure grâce-là, justement !.. qui surviennent ; et qu’il nous appartient d’apprendre à « accueillir«  « vraiment«  : tout un apprentissage !.. eu égard à la myriade cliquetante et tintinnabulante des faux éclats de faux-semblants en tous genres…_ que nous sommes éternels«   Je ne sais ni quel sera mon état, ni comment je me tiendrai _ l’expression passe du passif (biologique) à l’actif (de la posture de l’« exister » !) _ quand sonnera l’heure du dernier appel.

Je sais, par contre, que cette vie si déraisonnablement aimée aura été empoisonnée _ hic Rhodus, hic saltus ! _ par une crainte de même hauteur _ c’est dire ! _, celle de me conduire lâchement _ en contraste avec savoir « se tenir«  ! _ si je devais la perdre en une des sinistres occurrences que j’ai décrites plus haut _ celles de la « mort administrée«  ! par violence d’autrui, d’un bourreau : je reprends ici le terme (d’« administration » : de la mort) de la première phrase du livre, page 15. Combien de fois me suis-je interrogé sur l’attitude qui eût été la mienne devant la torture ?« …

Et le récit

(des « Mémoires » : c’est l’indication qui accompagne en couverture le titre « Le Lièvre de Patagonie« )

s’engage alors, page 31

_ en cette méditation sur la ligne de partage entre courage, audace et lâcheté : le livre étant par là un « examen de conscience » ;

en plus d’un très décidé, plus encore, « acte » de « paix«  (pré-testamentaire !) avec beaucoup d’autres (que soi) !

Cf, pour exemple, avec Claude Roy, lors d’un Festival d’Avignon (quelque temps avant que celui-ci ne meure, en 1997) : page 188, je vais y revenir plus loin ;

ou, encore, avec son cher Jean Cau, son « plus proche ami » du temps du lycée Louis-le-Grand, page 136 :

« Nous fûmes lui et moi brouillés pendant une longue période ; ou plutôt la vie _ des options idéologiques distinctes, voire opposées, sinon incomptatibles… _ nous brouilla ; mais je lus un jour, dans un vol Paris-New-York, le portrait magnifique, exact, intelligent, tendre et hilarant qu’il brossa de Sartre dans son livre « Croquis de mémoire » _ en 1985 : le livre a reparu en 2007 dans la petite bibliothèque Vermillon des éditions La Table ronde ; Jean Cau, lui, allait mourir le 18 juin 1993… _ ; et la première chose que je fis en arrivant dans la chambre d’un hôtel de Manhattan fut de l’appeler pour lui dire mon admiration, mon amitié inaltérée _ soit l’essentiel ! _ ; et que je l’étreignais. Il fut, je crois, aussi ému que moi ; nous nous revîmes dès mon retour à Paris ; la brouille avait pris fin«  : c’est superbe !..

Fin de l’incise sur les « actes de paix«  ; mais j’y reviendrai ! parce que c’est un élément majeur de cet immense livre ! _

et le récit s’engage alors _ je reprends le fil de ma phrase _

sur le souvenir de son condisciple du lycée Blaise-Pascal, à Clermont-Ferrand,« fin novembre 1943« , Claude Baccot :

car « je suis d’une certaine façon responsable de sa mort«  ; Baccot, en effet,« savait que depuis la rentrée d’octobre, je dirigeais la résistance au lycée. En vérité, c’est moi qui avais créé le réseau à partir de rien » ; « Baccot m’aborda frontalement : « Je veux joindre la Résistance, mais ce que vous faites ne m’intéresse pas. Je sais que des groupes d’action existent, c’est ce qu’il me faut. » « Les groupes d’action, tu sais ce que cela veut dire, tu connais les risques ? » Il savait, il connaissait. Je lui dis alors : « Réfléchis pendant une semaine, réfléchis bien, tu me reparles après »

Pages 39 et 40 : « La semaine de réflexion que j’avais imposée à Baccot ne le fit pas changer d’avis. Il quitta très vite Blaise-Pascal, nous n’entendîmes plus parler de lui. Jusqu’à son suicide, quatre mois plus tard _ ce qui donne fin mars, début avril 1944…Pendant quatre mois, Baccot, membre des groupes d’action du PCF, avait abattu des Allemands et des miliciens dans les rues de Clermont-Ferrand. Pour le Parti, exclu des parachutages anglo-américains destinés à la seule résistance gaulliste, il n’y avait qu’un seul moyen de se procurer des armes : les prendre sur l’ennemi. Chaque Allemand descendu signifiait un revolver, un pistolet, une mitraillette. Baccot, pendant cette brève période, fit montre d’extraordinaires qualités de courage, de hardiesse, de patience, d’astuce, de détermination. Repéré, identifié, poursuivi, il se fit cerner place de Jaude, la place centrale de Clermont-Ferrand : se voyant encerclé sans aucune échappatoire, il se réfugia dans une vespasienne ; et au cœur même du limaçon se fit sauter la cervelle pour ne pas être pris vivant. »

Claude Lanzmann commente, page 40 : « Baccot est un héros indiscutable que j’admire sans réserve. mais je sais _ se dit-il au présent de la réflexion rétrospective _que je n’aurais jamais pu, comme lui, me tirer une balle dans la tête à l’instant d’être capturé ; et ce savoir a plombé toute ma vie« .

Et il poursuit : « J’ai mené beaucoup d’actions objectivement dangereuses pendant la lutte clandestine urbaine _ ensuite, en mai-juin-juillet-août 1944, ce sera aux maquis de la Margeride, au Mont-Mouchet et aux abords du Lioran (Claude Lanzmann donne le détail de deux embuscades meurtrières, les 7 et 14 août 1944, aux pages 120 à 123 : y sont « tombés«  ses camarades Rouchon _ « J’aimais Rouchon, il était en classe de philo à Blaise-Pascal, interne comme moi, nous partagions la même salle d’étude. De Riom, sa mère lui envoyait sans arrêt des fougasses et des clafoutis qu’il gardait dans son casier et partageait avec nous« , page 122 _, Schuster, Lhéritier…) _, mais je me reproche de ne pas les avoir accomplies en pleine conscience, car elles ne s’accompagnaient pas de l’acceptation du prix ultime à payer en cas d’arrestation : la mort. Aurais-je agi si j’en avais pris, avant l’action, la pleine mesure ? Et même si on soutient que l’inconscience _ de l’audace _ est aussi une forme de courage, agir sans être intérieurement prêt au sacrifice suprême relève finalement de l’amateurisme _ de simple hasard : incapable d’œuvre (qui se tienne) _, voilà ce que je ne cesse de me dire encore aujourd’hui.
La question du courage et de la lâcheté
_ au cœur de la question de l’œuvre : fut-elle celle de la personne humaine même : « non-inhumaine«  !.. _, on l’aura compris sans doute, est le fil rouge de ce livre, le fil rouge de ma vie« , confie-t-il, page 40, donc.

Voilà une clé décisive : face aux divers hasards _ ne prenant véritablement sens, pour une « vraie«  personne, qu’à savoir, peu à peu, être « recueillis« _ des rencontres, mauvaises comme bonnes, d’une vie pleine et secouée ;

au risque d’être balayée, détruite, volée, « annihilée« , cette vie singulière (et unique !) :

le mot (comme la chose) va (et vont) revenir en force, et comme une insistante, inentamable, épée de Damoclès, en ces « Mémoires« 

_ ainsi, et dès le début de janvier 1945, Claude Lanzmann se remémore-t-il aux pages 131-132, l’épisode suivant :

quand, « à ma stupéfaction, la majorité des internes des deux khâgnes de Louis-le-Grand, suivie moutonnièrement par les hypokhâgneux, proposa de donner le nom de Brasillach à une de nos salles, la mienne en l’occurrence, celle de K 1. Le fait que Brasillach, ancien khâgneux de Louis-le-Grand, ait étudié sur les bancs mêmes où nous étions assis l’emportait absolument _ le terme est intéressant _ sur les appels abominables au meurtre des Juifs proférés par l’écrivain collabo dans « Je suis partout » et d’autres feuilles à la solde des nazis. Cela ne pesait rien, ne comptait pas ; et je compris alors d’emblée _ dès janvier 1945, donc _, avec un dégoût qui ne m’a peut-être _ en effet ! _ jamais plus quitté, que le grand vaisseau France avait poursuivi impassiblement _ eh ! oui _sa route, insensible _ certes _ à ce que d’autres _ oui : situés aux marges… _ éprouvaient comme un désastre _ de l’Humanité tout entière, et à l’échelle de toute l’Histoire _, la destruction de millions de vies et de tout un monde _ en effet : mais assez peu, en dehors de ces quelques « autres« -là, touchés, eux, d’un peu près, en prirent, alors, « réellement« conscience ; le témoignage de Primo Levi, « Si c’est un homme« , par exemple, ne fut pas davantage, alors, « reçu« , lu, compris !.. Il fallut attendre les années soixante, avec le retentissement (mondial, lui) du Procès Eichmann (11 avril – 15 décembre 1961) à Jérusalem…

Et Claude Lanzmann d’ajouter, page 132 : « C’était mon premier jour _ à Louis-le-Grand, où il avait été admis grâce à l’intervention expresse de Ferdinand Alquié, ami de sa mère Paulette Grobermann-Lanzmann et de son compagnon Monny de Boully, le « Rimbaud serbe«  surréaliste (Belgrade, 1904 – Paris, 1968), ami lui-même de Breton, Aragon, et Max Jacob ; et Éluard, et Ponge… _, je ne connaissais personne _ encore, parmi les autres élèves de ces classes préparatoires _, je ne comprenais rien aux  lauriers dont on couvrait le talent de Brasillach, qui l’absolvait du pire ; et je n’osai intervenir _ sur le champ, tout « résistant » effectif qu’il avait été… _ au milieu de ces jeunes bourgeois qui suintaient la légitimité par tous leurs orifices, regards, façons de respirer. Ils étaient _ eux _passés à côté _ oui _ de la guerre ; la France avait continué à « fonctionner«  ; et eux avec » _ exactement !..

Intervint alors « une voix tout à la fois sèche et lyrique, avec un accent du Midi dompté par un mode d’articuler et une gestuelle démonstrative acharnée à convaincre » qui« s’empara de la parole, libérant du même coup la mienne. C’était celle de Jean Cau » _ qui devint, pour la vie, son ami. « Le procès de Brasillach eut lieu le 19 janvier _immédiatement en suivant _ ; il fut, comme prévu, condamné à mort et, malgré une pétition d’intellectuels de renom, fusillé le 6 février au fort de Montrouge. Aucune salle de Louis-le-Grand ne porta jamais son nom » _ et fin de cette incise

Surgit alors

_ et je reviens ici au « fil rouge«  de « la question du courage et de la lâcheté«  ! formulé à la page 40 _,

surgit alors,

après une première réflexion de Sartre sur « une formule de Michel Leiris«  à propos des codes d’honneur d’« officiers ayant failli à leur mission«  (qui « se donnaient la mort presque mécaniquement et comme par réflexe« , page 41) , et du «  »courage militaire » codifié« ,

et avec quelle magnifique intensité,

le souvenir d’une parole singulière, à Claude Lanzmann, durant le tournage de « Shoah« , de Filip Müller

_ « un des héros inoubliables de « Shoah«  », en effet : le grand œuvre de Claude Lanzmann _,

« membre pendant presque trois ans du Sonderkommando d’Auschwitz » :

il « me disait au terme cela aussi peut être relevé _ d’une très éprouvante journée de tournage :

« Je voulais vivre, vivre à toute force, une minute de plus, un jour de plus, un mois de plus. Comprenez-vous : vivre »

_ « un instant, s’il vous plaît, Monsieur le bourreau«  demanda aussi, au pied même de la guillotine, la reine

Les autres membres du commando spécial, qui partagèrent le calvaire de Filip Müller

_ et que Claude Lanzmann se fait un devoir de tous nommer alors, pages 41-42 :

« Yossele Warszawski, de Varsovie, arrivé de Paris ; Lajb Panusz, de Lomza ; Ajzyk Kalniak, de Lomza également ; Josef Deresinski, de Grodno ; Lajb Langfus, de Makob Mazowiecki ; Jankiel Handelsman, de Radom, arrivé de Paris ; Kaminski, le kapo ; Dov Paisikovich, de Transylvanie ; Stanislaw Jankowski, dit Feinsilber, de Varsovie, arrivé de Paris, un ancien des Brigades internationales ; Salmen Gradowski et Salmen Lewental, les deux chroniqueurs du commando spécial« …  _,

nobles figures, fossoyeurs _ effectifs, à Auschwitz _ de leur peuple, héros et martyrs,

étaient comme lui des hommes simples, intelligents et bons _ chacun des termes a tout son poids.

Pour la plupart, dans l’enfer des bûchers et des crématoires _ cet « anus mundi », selon le mot du Dr Thilo, médecin SS _, ils n’abdiquèrent _ encore un terme décisif ! _ jamais leur humanité.« 

« A la question obscène : « Comment ont-ils pu ? Pourquoi ne se sont-ils pas suicidés ? »,

il faut les laisser répondre _ les écouter est déjà assez rare _ et respecter absolument leur réponse.« 

« Mais c’est Salmen Lewental

_ un des membres de ce Sonderkommando d’Auschwitz, qui, avec Salmen Gradowski, « nuit après nuit _ et parce qu’ils pensaient qu’aucun ne survivrait _ s’astreignirent à tenir _ en direction de nous autres, au nom de tous ces « annihilés« dont ils assuraient ainsi un désespéré ultime « témoignage«  _ le journal de la géhenne et enterrèrent _ pour les préserver et transmettre _ leurs feuillets dans la glaise des crématoires II et III, la veille même de la révolte avortée du Sonderkommando ( 7 octobre 1944), où ils laissèrent leur vie : manuscrits en yiddish, d’une haute et ferme écriture, retrouvés rongés et piqués d’humidité _ l’un en 1945, l’autre en 1962 _ manuscrits aux trois quarts indéchiffrables et plus bouleversants encore de l’être« , précise Claude Lanzmann, page 42 : cet admirable (en effet !!!) « journal de la géhenne » est désormais universellement accessible en édition « de poche » sous le titre générique « Des Voix sous la cendre« , par les soins du Mémorial de la Shoah (et de Georges Bensoussan) : un des plus admirables livres qui soient !!! _

c’est Salmen Lewental, ce Froissart admirable du commando spécial _ ainsi que le qualifie Claude Lanzmann, page 43 _,

qui, de sa haute écriture, a le mieux répondu à la question obscène :

« La vérité, a-t-il écrit, est qu’on veut vivre à n’importe quel prix, on veut vivre parce qu’on vit, parce que le monde entier vit. Il n’y a que la vie… »

_ la vie réelle, et pas l’imaginaire !

Et, de fait, il nous bien admettre que la vie de tout individu (sans exception) est mortelle ;

pas de « métempsycose » (ou « ré-incarnation« ) de soi-même, en tout cas _ fut-ce en « lièvre de Patagonie« , d’« entre les barbelés d’Auschwitz« , ou des « grandes forêts de Serbie« … _ à « envisager« , le plus probablement (mais j’y reviendrai dans l’article à suivre…) ;

on ne peut guère, en tout cas raisonnablement et à froid, « tabler«  sur pareille « éventualité« 

L’individu est essentiellement le « maillon«  de l’espèce (sexuée)…

A notre disposition, seulement, en cette unique vie (d’individu vivant mortel), donc

(= irréductiblement et irréversiblement « mortelle«  : nous butons invariablement, obstinément, et irrémédiablement, sur cette « loi«  biologique-là ; dont l’envers, mieux accepté, lui _ sauf névroses… _, est la sexuation…) ;

à notre disposition seulement, donc,

l’« incarnation«  (= existentielle, elle !) elle-même ;

et, cette « incarnation« -ci est bien l’autre _ et majeure ! _ « grande affaire » de l’œuvre et de la vie de Claude Lanzmann, en regard de la menace toujours possiblement réelle, en effet, en fonction du contexte géo-politique et historique (à la responsabilité de l’« état«  duquel, « contexte« , nous avons au moins, chacun, une petite part de responsabilité « citoyenne« , dans les démocraties surtout, bien que si frêles ; et parfois, notamment par les temps qui courent, dupes d’elles-mêmes : mais disposons-nous de mieux ?..) ;

en regard de la menace toujours (terriblement) possiblement réelle, donc, de l’« administration de la mort«  : le meurtre (= la mort non naturelle) d’un vivant ; et son « annihilation«  prématurée : avant l’échéance biologique de rigueur (simplement statistique : non violente), elle…

La réponse de Claude Lanzmann à la question de sa méditation (« Comment ont-ils pu ? Pourquoi ne se sont-ils pas suicidés ?« )

est donc, page 43, que

« Vous haïssiez _ vous, à la différence des autres : les bourreaux l’« administrant« _ la mort ;

et, en son royaume _ des lieux d’extermination à échelle industrielle de la « Solution finale » ! _,

vous avez sanctifié la vie, absolument« … Voilà !.. 

Car il faut

_ pour lui, Claude Lanzmann, comme pour d’autres : mais être considéré

(par d’autres : et c’était le point de vue

_ bien trop partiel ! lui-même, Sartre, l’admettra ;

et grâce à Claude Lanzmann lui-même, surtout, qui en fait le récit dans « Le Lièvre de Patagonie« , page 205… _ ;

et c’était le point de vue de Sartre lui-même dans ses « Réflexions sur la question juive« , rédigées en octobre 1944 :

« je savais _ dit Claude Lanzmann, en cette page 205 _ que je devais dépasser les « Réflexions« , qu’il y avait bien autre chose à découvrir et à penser _ j’en ai parlé par la suite avec Sartre, qui m’approuvait » _ dont acte !)

mais être considéré (par d’autres que soi) comme « Juif«  ajoute déjà beaucoup, et singulièrement, à la situation objective ! _

car il faut, donc,

« faire face«  à ce que Claude Lanzmann appelle, citant le remarquable David Grossman _ l’auteur du bien beau « Voir ci-dessous, amour« … _, page 47, « la peur de l’annihilation » _ de tous : les siens (enfants compris !), comme de soi !

voici le mot crucial, « annihilation« , pour le génocide annoncé…

A propos de Tsahal, l’armée de l’État d’Israël, auquel il a consacré, en 1994, le troisième de ses films (« Tsahal« ...), Claude Lanzmann pose ceci, page 45 :

« Tsahal n’est pas une armée comme les autres ;

et dans la relation des soldats d’Israël à la vie, à la mort, s’entend encore à pleine force l’écho, si peu lointain en vérité, des paroles de Salmen Lewental, que je citais il y a instant _ page 43.

Ils n’ont pas la violence dans le sang ; et le privilège accordé à la vie, qui fait de sa sauvegarde un principe fondateur, est à l’origine de tactiques militaires spécifiques propres à cette armée et à nulle autre.

Ce choix de la vie contre le néant n’a _ certes _ pas empêché les combattants juifs, lors de chacune de leurs guerres, les plus grands sacrifices, le sacrifice suprême s’il le fallait ». « Ils n’ont pas la violence dans le sang _ répète-t-il, page 45 : à la différence d’autres (égorgeurs d’otages) ; et il y a là à « méditer«  _, ils savent donner leur vie,

mais ils ne la mettent pas en jeu _ seulement _ pour l’honneur, pour la montre, pour demeurer fidèles à une geste et à des traditions de caste«  _ page 43, Claude Lanzmann avait cité l’héroïque exemple des « Saint-Cyriens des ponts de Saumur en 1940«  : qui avaient été « capables de mourir hégeliennement pour l’honneur et la guerre des consciences« 

Je cite donc in extenso les paroles de David Grossman que rapporte Claude Lanzmann aux pages 46-47, à propos de la situation d’Israël :

« Nous _ Israéliens ; ou Juifs ; la nuance de la différence est-elle aussi à « méditer« _ naissons vieux. Nous naissons avec toute cette histoire avec nous _ ce n’est pas une affaire de « sang«  ; mais d’« histoire » advenue ; et surmontée… Nous avons un énorme passé _ d’antisémitisme _, très chargé. Nous avons un  présent _ d’antisionisme ?.. _ très intense, très âpre. Il faut un renoncement _ à certaines insouciances _, un engagement _ actif, citoyen, militaire… _, pour s’investir dans cette gageure qu’est Israël aujourd’hui _ dans (et « face à« ) son contexte géo-politico-historique. Mais si nous envisageons l’avenir, difficile de trouver un Israélien qui parle librement _ délivré de toute angoisse _ d’Israël, disons en 2025, de la moisson en 2025. Parce que nous sentons peut-être que nous ne disposons pas d’autant d’avenir.

Et quand je dis « Israël en 2025″, je sens le tranchant glacé de la mémoire, comme si je violais un tabou. Comme si était gravée dans mes gènes _ ou seulement dans la mémoire partagée ? _ l’interdiction de penser _ au sens de fantasmer, de « rêver«  _ aussi loin. Je crois qu’en réalité ce que nous avons dans l’esprit est essentiellement la peur. La peur de l’annihilation…« 

_ fin de la citation par Claude Lanzmann, page 47, des paroles de son ami David Grossman…

« La peur«  face à laquelle advient l’alternative dirimante « courage«  versus « lâcheté » (cf l’expression de la page 40 citée plus haut, comme « fil rouge«  de la vie de Claude Lanzmann)

Après un chapitre (III) consacré à son goût des avions et de l’aviation

_ Claude Lanzmann aime les défis athlétiques (« mon énergie cinétique est très grande, excessive à coup sûr« , laisse-t-il échapper, page 387) : tant sportifs (alpinisme, par exemple) qu’érotiques : Simone de Beauvoir l’y encouragera, aussi, il le narre en détails (dans le massif du Mönch, de l’Eiger, de la Jungfrau, dès l’hiver 1952-53 ; au Cervin, en 1954, pages 257 à 264 : « la haute montagne désormais m’habitait« , énonce-t-il page 257) ; ou, encore, sa belle-famille Dupuis, au temps de son mariage avec Judith Magre (dans le massif du Mont-Blanc, cette fois : en 1967, pour l’ascension de l’aiguille de M ; en août 1968, pour Midi-Plan, et avec ou sans l’assistance du grand guide Claude Jaccoux, aux pages 388 à 390)… _,

Claude Lanzmann entame son travail de mémoire

et d’« apuration des comptes« 

laissés, certains, trop douloureusement « ouverts« , encore, et « suppurant« , par la vie et les rapports (compliqués _ y compris en amitiés et amours : et c’est à dessein que j’emploie ici le pluriel !) des uns aux autres ;

et cela aussi bien avec des vivants,

tel Serge Rezvani,

ex _ et assez brièvement, à la fin des années quarante _ époux de sa sœur Évelyne,

entre deux « liaisons«  _ et surtout « dé-liaisons«  : assez vilaines… _ avec l’ex-ami de Claude, déjà, Gilles Deleuze

_ après une très pénible « scène«  entre les amis Claude et Gilles advenue sur le pont Bir-Hakeim :

« Il _ l’ami, alors, Gilles Deleuze _ désirait rompre avec ma sœur et voulait que je le lui annonçasse moi-même. Le choc fut très dur : je craignis et entrevis aussitôt le pire pour Evelyne«  ; Claude s’en fait l’écho à la page page 167, lors de la « première rupture«  de Gilles avec Évelyne _ ;

à ce propos _ celui de ces difficiles « transitions«  amoureuses de sa (petite) sœur, Évelyne _,

Claude Lanzmann décrit superbement une autre « scène« , éminemment « cruciale« , à quatre protagonistes, cette fois, et en usant d’une très belle métaphore cinématographique empruntée au « splendide film noir de Howard Hawks« , « Scarface« , pour décrire, de l’intérieur de la complexité du jeu des sensations de chacun des « acteurs«  de l’intrigue, un « choix » qui « tue«  (entre deux « incompossibles« …), la « scène«  ayant eu lieu, elle _ pour camper un peu le « décor« , jamais tout à fait neutre, de ce « climax«  difficile… : page 169 _ « au Royal, un café très animé de Saint-Germain-des-Prés _ un vrai bistrot avec un grand comptoir courbe, de hauts tabourets rouges et une large arrière-salle _, situé juste en face des Deux-Magots, au coin de la rue de Rennes et du boulevard Saint-Germain.

Nul n’aurait pu imaginer _ ajoute Claude Lanzmann, au passage, toujours page 169 _que le Royal ne serait pas éternel, qu’il serait remplacé par le Drugstore Saint-Germain« , « mort« , à son tour, « tout à la fois de sa belle mort et des bombes de la terreur. Une boutique du roi de la fringue transalpine lui a succédé, avec un restaurant chic et cher au premier étage » _ l’entend-on alors soupirer…

Avec ce commentaire extrêmement parlant, dans la foulée, page 169 encore, une très belle page, donc :

« Permanence et défiguration des lieux sont la scansion de nos vies. Je l’ai vérifié autrement, dans le désespoir, pendant la réalisation de « Shoah« , lorsque je fus confronté _ oui ! _ aux paysages de l’extermination en Pologne. Ce combat, cet écartèlement entre la défiguration et la permanence furent alors pour moi un bouleversement inouï, une véritable déflagration, la source de tout » _ même : rien moins ! J’y reviendrai dans mon second article !

Et encore cela, à la page suivante, la page 170 : « Vivants, nous ne reconnaissons plus les lieux _ mêmes _ de nos vies ; et éprouvons que nous ne sommes _ même _plus les contemporains de notre propre présent« 

Maintenant voici cette « scène«  très forte en « tension«  au café Royal, au carrefour Saint-Germain ;

une terrible « miroitante et destinale mise en abyme« , comme nous allons le constater :

« Au Royal donc, j’avais à peine retrouvé Rezvani et ma sœur _ revenant de leur nid d’amour dans les Maures _ que Deleuze entra dans mon champ de vision, ou plutôt dans notre champ de vision à nous trois. Nous nous vîmes tous les quatre dans la même seconde ; quatre regards s’échangèrent _ voilà ! _ en un éclair ; mais plus encore le mien  _ de grand frère _ sur Évelyne _ la petite sœur, de cinq ans sa cadette _ qui voyait Deleuze _ qui l’avait déjà une première fois vilainement quitté _ ; sur Deleuze _ l’ex « grand ami« , désormais, de Claude : depuis sa vilénie du Pont de Bir-Hakeim _ qui voyait Évelyne _ mal guérie, sans doute, de son précédent « abandon » ; en dépit de son mariage avec Serge… _ ; sur Serge qui les voyait se voir ; etc. ; miroitante et destinale mise en abyme.

Je sus, nous sûmes tous à l’instant qu’elle allait inéluctablement retourner à Deleuze.« 

Voici, maintenant la splendide métaphore cinématographique que convoque alors, en son récit du souvenir de cette « scène » au café « Royal« , Claude Lanzmann,

quand un « choix » tel que celui-là

_ entre deux incompossibles

(cf le sujet du « diplôme d’études supérieures de philosophie«  de Claude, dirigé par Jean Laporte : « les possibles et les incompossibles dans la philosophie de Leibniz« , aux pages 158 et 196) _

est _ rien moins que _ une condamnation à mort » ;

métaphore cinématographique empruntée au « splendide«  « Scarface » de Hawkes :

il s’agit de la terrible (et mortelle) « tension«  quand

« deux bras se tendent, deux briquets s’allument simultanément _ et concurremment !.. _

pour offrir leur flamme à la cigarette qu’une beauté fatale vient de porter à ses lèvres.
Ils sont trois, le vieux gangster dont elle est la maîtresse, le jeune loup qui veut à la fois la femme et l’empire de son maître.

C’est elle qui va trancher _ entre les incompossibles, donc _ : elle hésite _ un très bref, forcément, instant _ entre les deux flammes. Suspense infernal ; pas un mot n’est échangé ; pas une seconde de trop _ une fois de plus, le rythme (et l’art du rythme) est tout ! _ ; elle se décide, comme on tue _ re-voilà le meurtre de tout choix ! _, pour le plus jeune.

On sait _ conclut alors son raisonnement (de dix lignes, page 170), Claude Lanzmann_ que son choix est une condamnation à mort _ le rejeté ne s’en relevant pas… _ ; et que la main qui tend le briquet élu _ par la belle _ abattra celui dont la flamme a été dédaignée. »

« Du cinéma pur« , conclut alors, superbement (et d’expert !), Claude Lanzmann le compte rendu de cette « scène » abyssale et « destinale » à quatre, au « Royal« , désormais disparu, au carrefour « Saint-Germain-rue de Rennes » ;

de même que ne sont plus là, ni Évelyne, depuis le 18 novembre 1966, ni Gilles, depuis le 4 novembre 1995 ; et tous deux par suicide : « administration«  volontaire « de la mort«  à soi-même…

Fin de l’incise sur la « scène » abyssale et « destinale » du « Royal« .

Et retour au réglement (« de paix« ) du différend avec Serge Rezvani …

tel Serge Rezvani, donc,

ex (et assez brièvement) époux de sa sœur Évelyne _ Évelyne Rey-Lanzmann _

à propos d’assez vilaines « allégations« 

(quant à un prétendu « formidable paradoxe des Lanzmann, incestueux carriéristes se faisant la courte échelle pour monter à l’assaut des cimes : j’aurais livré _ rien moins ! et plus tard _ ma sœur à Sartre comme, auparavant, à Deleuze« , page 173)

pleines de « ressentiment«  jusqu’à « salir une famille entière« , celle des Lanzmann-Grobermann, dans son livre « Le Testament amoureux« , en 1981 :

dont Serge Rezvani

_ après le procès qu’a intenté et gagné alors Claude Lanzmann « à l’éditeur et à l’auteur du « Testament » : le livre a été expurgé d’un grand nombre de passages dont j’avais réclamé la suppression. Il a été réédité avec des « blancs » », page 173 _

a demandé, plus tard, très humblement pardon à Claude à l’occasion d’une lettre de condoléance pour la disparition, cette fois, de Jacques Lanzmann (disparu le 21 juin 2006), l’été 2006 _ cf page 174 ;

lui-même, Serge Rezvani, ayant perdu, le 22 décembre 2004, sa compagne Lula ; après une maladie d’Alzheimer…

la voici, cette lettre de demande de pardon (et de paix) telle que la rapporte, sans nul commentaire de sa part, Claude Lanzmann :

« Mon très cher Claude, j’ai appris tardivement la mort de Jacquot ! J’en ai été très peiné. Tant de souvenirs de jeunesse nous ont liés et nous lieront à jamais ! Une très grande tristesse s’ajoute à celle-là : le livre _ ignoble de bassesse ! en lire quelques extraits pour voir à quel niveau d’ignominie dans le mensonge et la salissure on peut atteindre dans la vomissure de la calomnie ! _ de Hazel Rowley… J’avais refusé de lui parler d’Évelyne, de toi, de nos souvenirs communs. Tu sais combien j’ai été désolé du « Testament amoureux«  !.. Je ne voulais pas négliger ce triste prétexte pour te dire mon inaltérée et très profonde affection. Je t’embrasse en frère » _,

aussi bien avec des vivants, donc, 

qu’avec des déjà morts

(par exemple, Gilles Deleuze :

rompant assez vilainement _ et par deux fois, ainsi ! _ avec Évelyne (« la subversion philosophique et désirante ayant besoin, pour s’épanouir et se donner libre carrière, d’une respectabilité bourgeoise qu’Évelyne ne pouvait pas lui apporter« , lâche Claude Lanzmann page 171, à propos de la cessation de cette « seconde liaison _ séquestration serait plus juste« …) : « Cette rupture _ amoureuse de Gilles avec Évelyne _ entraîna la mienne _ d’amitié avec Gilles _, je n’ai jamais revu Deleuze

_ vieil ami de la « khâgne de Louis-le-Grand« , page 140 ; et d’« une amitié très forte« , page 151 :

« fondée de ma part sur l’admiration que je lui portais et de la sienne sur ma capacité d’écoute, d’étonnement, de compréhension aiguë et d’enthousiasme proprement philosophique. D’un an et demi mon aîné, il entretenait avec moi un lien de maître à disciple, nous parlions des heures rue Daubigny _ au domicile de la mère de Gilles Deleuze _, il me conseillait des livres et constitua même pendant un temps un petit groupe fréquenté également par Tournier, Butor, Robert Genton, Bamberger, auquel, avec une totale absence d’avarice, il faisait des exposés lumineux, sur mille sujets, pour nous préparer à l’agrégation »... _,

je n’ai jamais revu Deleuze _ donc _

sauf en passant. L’admiration _ pour son « génie«  philosophique, page 146 _ resta intacte et s’accrut même ; l’amitié n’était plus.

La violence de son propre suicide _ par défenestration, le 4 novembre 1995 _ la ressuscita«  _ cependant :

ce verbe puissant de « conclusion«  (« la ressuscita«  !), quant à cette amitié, à la page 171,

en donnant, et sobrement et magnifiquement, acte ;

ou Claude Roy :

dont l’attitude envers sa sœur Évelyne (« il se disait éperdument amoureux d’elle« , page 183 ; mais « la femme de Claude, l’actrice Loleh Bellon lui«  ayant posé « le plus binaire des ultimatums : « C’est elle ou moi » », « Claude le civilisé extrême rompit avec une brutalité barbare« , en deux lettres : « l’une non datée, encore tendre« , mais « d’une tendresse qui sonne creux, où il prend ses distances, la prévient qu’il ne pourra pas la voir ces jours prochains«  ; et l’autre, « sa dernière lettre le 27 juillet 1966, avant de partir au soleil avec sa légitime épouse et de se rendre invisible. On comprend , le lisant, qu’Évelyne lui avais dit « Je te maudis »: il se défend piteusement contre cet anathème« .., page 184 ; si bien que « je ne l’avais jamais vue _ Évelyne _ aussi désespérée, hagarde, violente qu’après cette rupture, ce manquement à la parole et ce déni d’amour dont elle n’avait pas eu le moindre pressentiment« , s’épanche Claude Lanzmann cette même page 184) ;

Claude Roy dont l’attitude envers sa sœur Évelyne

suicidée, le 18 novembre 1966, n’est pas exempte, on le voit, de toute responsabilité… ;

cependant : « d’année en année, j’ai trouvé plus injuste la désignation de Claude Roy comme bouc-émissaire _ unique. Si faute il y a, elle est partagée ; et nous sommes nombreux à en porter la responsabilité. Il ne faut pas jouer à ce jeu-là.

J’ai rencontré Claude un jour au Festival d’Avignon, je lui ai dit mes regrets etproposé la paix. Nous l’avons conclue », clôt-il le rappel en sa mémoire de ce différend gravissime, page 188)

_ et c’est, à mes yeux,

cette « apuration des comptes« -là,

la majeure fonction (« testamentaire« , le plus probablement, sans doute) de ce « Lièvre de Patagonie«  _,

Claude Lanzmann entame donc son travail de mémoire en tant que tel, page 67,

en « reprenant » ce qui lui a déboulé dessus ce « mois de juin 1940« , lequel, d’autre part, « fût d’une implacable beauté : chaque jour _ de ce mois de juin spécial-là…_ était plus éclatant, plus glorieux que l’autre.

Nous habitions _ lui, Claude, son père, Armand Lanzmann, son frère, Jacques, sa sœur, Évelyne, ainsi que Hélène, la seconde épouse (normande) de son père _ à la lisière de la petite ville auvergnate de Brioude« , commence-t-il, page 67 ; Brioude où ils étaient déjà venu vivre à partir de 1934 (où « commença alors notre première émigration vers Brioude et l’Auvergne«  (page 103), avant un premier retour à Paris, en 1938-1939 :

« Nous étions réfugiés à Brioude, sous-préfecture de la Haute-Loire, où nous avions déjà vécu avant-guerre, entre 1934 et 1938, après la séparation de mes parents«  _ Armand Lanzmann et Paulette, née Grobermann.

« Mon père adorait cette région où ses poumons avaient été soignés à la fin du premier conflit mondial :

engagé volontaire à l’âge de dix-sept ans en 1917,

tandis que son propre père

_ Itzhak, dit Léon, Lanzmann, né « en 1874 à Wilejka _ shtetl à l’orthographe incertaine et changeante _ aux environs de Minsk, en Biélorussie« , qu’il avait quittée à l’âge de 13 ans, d’abord pour Berlin, puis pour Paris, où « il rencontra une autre « passante », Anna« , née, elle, à Riga et ayant vécu un certain temps à Amsterdam où son propre père « officia comme rabbin« , est-il précisé page 97… _

combattait _ citoyen français de pleine nationalité qu’il était, depuis 1913 (« à l’âge de trente-neuf ans«  : cf page 95) _ en première ligne _ et « dans un régiment d’infanterie«  : on mesure l’étendue de ce que peuvent signifier toutes ces terribles années passées au front… _ depuis août 1914

_ cf page 98 : « Itzhak Lanzmann combattit en tant que fantassin de première ligne d’août 1914 à novembre 1918 ; on le trouve sur la Marne, à Verdun, dans la Somme ; il fut blessé trois fois, décoré de la médaille militaire et de la croix de guerre avec palmes«  _,

il

_ Armand, le fils, donc, d’Itzhak : « mon père vécut si durement cette « étrangeté de vivre », pour reprendre un mot de Saint-John Perse, et cette difficulté d’être français en France

_ élevé, avec son frère, Michel, pendant cette très longue et « grande » guerre, par sa (et leur) mère, Anna, « comme elle le pouvait, dans ce pays pour elle illisible et indéchiffrable, dont elle ne connaissait ni les clés, ni les codes, ni la langue : dans une déréliction formidable » : est-il précisé encore aux pages 98-99 _

qu’il _ Armand donc, le fils d’Itzhak et le père de Claude _ se porta volontaire à l’âge de dix-sept ans« , page 99 _

il _ je reprends l’élan de ma phrase-souche _ avait été gazé à l’ypérite sur la Somme.

Séparé de ma mère et nanti d’une nouvelle femme _ Hélène, normande _, il choisit donc Brioude pour refaire sa vie, emmenant avec lui ses trois enfants, ma sœur Évelyne, mon frère Jacques et moi _ j’étais l’aîné, j’avais neuf ans » _ en 1934…

Avec cette précision de calendrier spatio-temporel-ci, encore :

« Nous revînmes pourtant à Paris au début de l’année scolaire 1938, où j’entrai en cinquième au lycée Condorcet (le petit lycée). J’eus le temps d’être ébranlé en mon tréfonds et terrorisé par la force et la violence de l’antisémitisme dans ce lycée parisien. La guerre, qui allait me faire affronter bien d’autres dangers, me libéra, paradoxalement, de ces paniques : nous quittâmes Paris, dès octobre 1939, après la déclaration de guerre, pour regagner Brioude« , page 34 ; et « pour moi, c’était comme un retour à des années heureuses« , page 35…

Afin de préciser un peu au lecteur de cet article le cadre spatio-temporel

_ bien en amont

(et par l’histoire familiale des lignées Lanzmann et Grobermann

_ originaires, eux, de Kichinev, en Bessarabie-Moldavie (tant de noms, par là-bas, tourneboulés ! au gré des guerres et révolutions…) : la mère de Claude, Pauline, dite Paulette (1903-1995), était née à Odessa, juste avant l’embarquement (afin de fuir les pogroms à répétition !..) de toute la famille, dont ses parents, Yankel et Perl (ou Perla), pour Marseille _ ;

et par l’Histoire générale tout court ! au premier chef !!!)

et en aval de Brioude dans les seules années trente et quarante du siècle passé !_

afin de préciser un peu, donc _ je reprends ici l’élan de ma phrase _,

le cadre spatio-temporel de ce qui donne motif _ et, lui, n’est pas résumable ! _ à l’activité de re-mémoration et bilan existentiel de ce « Lièvre de Patagonie« ,

voici les titres

que je me suis permis de donner, pour moi-même _ indicatifs d’épisodes : comme les titres développés des romans d’Alexandre Dumas _,

aux chapitres antérieurs au « retour«  réflexif (en les décisifs quatre derniers chapitres : XVII à XXI, pages 427 à 546) sur son grand œuvre qu’est le film « Shoah« 

_ «  »Cela justifie une vie », lui a « dit d’une voix pleine d’onction«  Jean Daniel _ on l’entend le dire ! _, à « la première projection intégrale du film dans la grande et belle salle de cinéma du laboratoire LTC où j’avais monté « Shoah » pendant cinq ans« , raconte, et non sans humour, on le voit, Claude Lanzmann, page 514 :

car dès le lendemain de la projection, « c’étaient les spectateurs de la veille, _ François _ Furet, Jean Daniel, quelques autres, qui commençaient par me réitérer leur admiration, mais basculaient bien vite dans la critique :

mon film avait été injuste envers les Polonais, ne montrait pas ce qu’ils avaient fait pour sauver les Juifs«  ;

Claude Lanzmann le commentant ainsi tout aussitôt : « et j’éprouvai _ immédiatement_ qu’ils avaient passé beaucoup de temps à se concerter et à consulter leurs amis de Varsovie. Le lobby polonais agissait rapidement. Je n’avais pas envie de discuter _ voilà ! _ et renvoyai mes interlocuteurs à toutes les scènes de « Shoah » qui démentaient leurs dires. Vous pensez trop vite, leur répondais-je, revoyez le film _ c’est en effet indispensable ! _, nous en reparlerons« ... _,

voici les titres, donc,

que je me suis permis de donner aux chapitres antérieurs au « retour«  réflexif sur son grand œuvre qu’est le film « Shoah« ,

qui accapara, presque monstrueusement

_ plusieurs qualificatifs de Claude Lanzmann lui-même l’attestant :

par exemple, mais il faudrait en rechercher d’autres, face au projet proposé (par « Alouf Hareven, directeur de département au ministère des Affaires étrangères israélien« , « au début de l’année 1973« , page 429) et, dès lors, envisagé par Claude Lanzmann

comme s’il se trouvait « au pied d’une terrifiante face Nord _ telle celle de l’Eiger ? du Cervin ?  _ inexplorée, dont le sommet demeurait invisible, enténébré de nuages opaques« , page 429 toujours… ;

ou l’« illumination« , page 437, que « le sujet de mon film serait la mort même, la mort et non pas la survie, contradiction radicale puisqu’elle attestait en un sens l’impossibilité de l’entreprise _ voilà ! _ dans laquelle je me lançais, les morts ne pouvant pas parler pour les morts«  ;

ou « mon film devait relever le défi ultime : remplacer les images inexistantes de la mort dans les chambres à gaz. Tout était à construire« , page 437 ; « un film immaîtrisable« , page 441 ;

ou encore la « tâche quasiment impossible«  pour les « revenants«  qui témoigneraient devant la caméra de revivre tout : « en revivant tout« , se disait Claude Lanzmann, face à pareil défi à filmer, page 443 ;

etc… _,

voici les titres, donc _ je reprends une fois encore tout l’élan de ma phrase _, que je me suis permis de donner aux chapitres antérieurs au « retour«  réflexif sur son grand œuvre qu’est le film « Shoah« ,

qui accapara,

presque monstrueusement, donc,

l’essentiel des soins de Claude Lanzmann

douze ans durant, de 1973 à 1985,

c’est-à-dire les chapitres IV à  XVII de ce « Lièvre de Patagonie«  :

_ chapitre IV : 1940-1942 : l’Occupation à Brioude : l’obsession de la « survie«  de ses enfants, pour Armand Lanzmann, le père ; une « féérique » « présentification«  de la mère oubliée (ainsi qu’une « incarnation«  de Paris) par le « Rimbaud serbe« , Monny de Boully (le nouveau compagnon de la mère)

_ chapitre V : une « scène primitive«  lors d’un voyage à Paris de Claude, en 1942, auprès de sa mère, Paulette Grobermann, se cachant de la Gestapo : la « journée du supplice des brodequins » : le déni de la judéité et « les diastases de l’assimilation » _ ou « l’inépuisable réserve » de « conflits » avec sa mère qu’a été, pour Claude Lanzmann « la question » de fond « de l’amour filial« …

_ chapitre VI : dans les maquis de Haute-Auvergne (Margeride, Monts du Cantal) au printemps et l’été 1944 et la fin de l’Occupation (retrouvailles à Paris en novembre 1944)

_ chapitre VII : déniaisage, en compagnie de l’ami Jean Cau : le début de la « vie« adulte « à Paris« 

_ chapitre VIII : l’année de khâgne, en 1946 : une année « de frasques et d’étranges folies«  (dont « une culmination«  fut « la fauche«  de livres de philosophie…)

_ chapitre IX : l’arrivée à Paris, en 1946, de ma sœur, Évelyne Rey (9 juillet 1930 – 18 novembre 1966, par suicide) ; et les péripéties de ses suites

_ chapitre X : premiers voyages d’après-guerre : Italie (« été 1946« ) et Allemagne (les années à Tübingen, en 1947-48, puis à Berlin, 1948-49, 1949-50) ; les « débuts«  dans le journalisme auprès des Lazareff, en 1950 (et le reportage sur la RDA, l’été 1951) ; jusqu’à la rencontre de Sartre, et le début, aussi, des contributions aux « Temps modernes«  ; et, « nous y voilà« , la « rencontre amoureuse«  avec Simone de Beauvoir, en juillet 1952

_ chapitre XI : le premier voyage en Israël (juillet-novembre 1952) : en « témoin » « à la fois dedans et dehors »

_ chapitre XII : au retour de ce premier voyage en Israël, le « tournant«  de la « vie commune«  (ou « quasi maritale« ) avec « le Castor« , Simone de Beauvoir, sept ans durant (1952-1959)

_ chapitre XIII : l’article du « curé d’Uruffe«  (avril 1958) ; le voyage en Corée du Nord (mai-août 1958) : l’épisode Kim Kum-sun (ou « la folle journée«  !) à Pyongiang : l’apprentissage progressif d’une « méthode d’enquête » (de « voyance« )« d’hypervigilance hallucinée et précise« 

_ chapitre XIV : la suite du voyage (en Chine, en 1958) ; et un retour en Chine plus quatre jours à Pyongiang (en septembre 2004) : la découverte sur le tas de la « loi«  de l’œuvre « de cinéaste« 

_ chapitre XV : la rencontre (sur le terrain…) du FLN et de Frantz Fanon (Tunisie et Algérie) : le voyage à Ghardimaou, « à la frontière algérienne« , en août 1961 ; et la désillusion qui a vite suivi l’indépendance de l’Algérie, l’été 1962

_ chapitre XVI : le journalisme d’articles « alimentaires«  et le mariage (ainsi que « l’addiction«  au théâtre et « le passage«  à un alpinisme autre que « livresque« ) avec Judith Magre (1963-1969)

_ chapitre XVII : le retour du « souci d’Israël«  : deux ans pour « conduire à son terme » le numéro spécial des « Temps modernes » (« un gros volume de mille pages« ) « Le Conflit israélo-arabe« , paru le 5 juin 1967 ; le désir naissant, via des travaux pour la télévision, de « faire du cinéma« , vite associé à celui d’« assumer moi-même la totalité des opérations qui concourent à la naissance d’une œuvre filmée«  ; le dîner chez Fink, et l’« estrangement«  de la rencontre (= « coup de foudre« ) d’Angelika Schrobsdorff, à Jérusalem, en novembre 1970 ; les Yekke (dont Gershom Scholem) du quartier de Rehavia ; le chantier de « près de trois ans«  (de 1971 à 1973) du premier film pour le cinéma : « Pourquoi Israël« 

On y découvre que l’importance du temps et des lieux est absolument indissociable des rencontres (de chair et d’os ; et « véritablement » « incarnées » !) de Claude Lanzmann avec des personnes (donnant lieu, quelques très fortes fois, à un inappréciable _ voire « sublime« , bien que toujours implacablement sobre ! _ « être vrais ensemble » !..) ;

de divers milieux, et en divers pays.

Si Claude Lanzmann a eu une formation philosophique à excellente(s) école(s) : les classes préparatoires des lycées Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand et Louis-le-Grand à Paris, ainsi que la Sorbonne, auprès des meilleurs maîtres _ Ferdinand Alquié, Martial Guéroult, Jean Hyppolite, Jean Laporte (qui dirigea son diplôme d’études supérieures, intitulé « les possibles et les incompossibles dans la philosophie de Leibniz« ,

_ page 90, Claude Lanzmann commente l’information qu’il nous donne alors ainsi : « Incompossible, cela veut dire qu’il y a des choses qui ne sont pas possibles ensemble ; élire l’une, c’est interdire à l’autre d’exister. Tout choix est un meurtre ; on reconnaît, paraît-il, les chefs à leur capacité meurtrière ; on les appelle des « décideurs » ; on les paie pour cela très cher » ; ajoutant encore ceci : « Ce n’est pas un hasard si « Shoah » dure neuf heures trente » !!! En effet !..

Et c’est là un point très important pour saisir et bien comprendre, et « vraiment« , et sa vie, et son œuvre !.. Son « rapport au réel«  a eu, en effet, besoin d’assez de temps (!) pour rendre plus justement compte, avec davantage de probité, de la complexité de ce « réel« , riche, touffu, et souvent dangereux, violent, tragique ! Comme moi-même, pour ma part, aussi (souvent un peu trop prolixe !), je le comprends ! Claude Lanzmann prenant peu à peu conscience, en sa vie, qu’il était « un homme des mûrissements longs«  ;

ce qu’il commente, page 249, ainsi :

« Je n’avais pas peur de l’écoulement du temps ; quelque chose m’assurait _ dès 1952-53, au retour de son premier voyage en Israël _ que mon existence atteindrait sa pleine fécondité quand elle entrerait dans sa deuxième moitié«  ; en l’occurrence, « ce reportage non réalisé et ce livre avorté _ sur Israël, en 1953 _ sont, vingt ans plus tard, devenus ce film, « Pourquoi Israël« , que j’ai _ alors _ tourné relativement vite parce que je savais avec précision _ par cette « maturation«  advenue pas à pas et maintenant « réalisée« , précisément _ ce que je voulais transmettre« …

Fin de l’incise sur le choix « meurtrier«  « des possibles et des incompossibles » ; et l’absolu besoin de « maturation«  de Claude Lanzmann… ;

je reprends, donc, l’énumération des « maîtres » de philosophie rencontrés : _,

Georges Canguilhem, Gaston Bachelard, Jean Wahl _ ;

et avec de non moins excellentissimes condisciples _ André Wormser, Hélène Hoffnung, Gilles-Gaston Granger, à Clermont ; Gilles Deleuze, Jacques Le Goff, ou son meilleur copain d’alors, Jean Cau ; ainsi que Michel Tournier, Michel Butor, Robert Genton, ou Jean-Pierre Bamberger, à Paris _,

il eut l’occasion de rencontrer et fréquenter (et travailler durablement avec, surtout ! le travail étant une « maturation » de choix : donnant lieu seul, avec l’ »inspiration« , « véritablement » à une « œuvre » !) d’autres personnes (et milieux) extrêmement formateurs (et porteurs) :

_ d’abord, et ce fut fondamental, Sartre et Simone de Beauvoir

_ au tout premier chef ! dont il a partagé le quotidien sept années (dans le cas, « marital« , de Simone ;

sinon, aussi, dans le cas, de Sartre lui-même ;

quoique : que d’instants du quotidien pleinement partagés avec Sartre aussi ! et cela par le double désir amical de Simone et de Sartre :

cf, par exemple, le récit quasi comique de l’alternance très « organisée«  des repas dans deux restaurants conjoints de Saint-Tropez, en petites vacances, « à l’avant printemps«  1953, « sous le prétexte de prendre du repos, qui consistait en fait pour Sartre en un travail acharné, plus soutenu qu’à Paris parce que plus tranquille. Saint-Tropez était délicieux et vide ; nous logions à l’hôtel la Ponche, Sartre y avait sa chambre, le Castor et moi la nôtre«  :

« Seuls deux restaurants étaient ouverts sur le port ; ils se jouxtaient, séparés par une toile épaisse, frontière pour les yeux, pas pour les oreilles. Curieux, je me demandais comment l’impératif « chacun sa réception » se pratiquerait dans ces conditions de proximité extrême.

Cela se passait, se passa ainsi :

le lundi donc, le Castor dînait avec Sartre dans un des deux restaurants et moi dans l’autre. (…) Le Castor a toujours eu la voix forte, savait que je me trouvais à côté et n’avait pas de secret pour moi : j’entendais chacune de ses paroles et rien de la voix métallique de Sartre ne m’échappait. (…) Quand elle et moi nous retrouvions pour la nuit dans notre chambre, elle me racontait par le menu tout ce que je venais d’entendre. Le mardi, c’était le tour de Sartre d’être condamné à la solitude ; et de ne pas manquer un seul de nos mots, qu’elle lui répéterait fidèlement le lendemain. Le mercredi était plus civilisé : nous dînions à trois, ce qui faisait l’économie d’un récit. Oui, l’entente entre nous était idyllique ; et les promenades en voiture l’après-midi dans les Maures ou l’Estérel, avec Sartre lorsque nous parvenions à le débaucher _ de ses travaux d’écriture _, étaient pour moi, qui avait jusqu’alors peu parcouru la France, un apprentissage du regard et du monde. J’apprenais à voir par leurs yeux ; et je puis dire qu’ils m’ont formé _ voilà ! _; mais cela n’allait pas sans réciprocité : nous avions des discussions serrées et intenses, l’admiration que je vouais à l’un et à l’autre n’empêchait pas qu’elles fussent égalitaires. Ils m’ont aidé à penser ; je leur donnais à penser« , page 251 : c’est magnifique !

Fin de l’incise « comique«  sur l’« organisation«  très « méthodique«  des « partages du temps«  _ mais non concurrentiels ! _ de chacun),

avec Simone

_ « Et Simone de Beauvoir. Nous y voilà. J’ai aimé aussitôt le voile de sa voix, ses yeux bleus, la pureté de son visage et plus encore celle de ses narines« , commence-t-il, superbement, de la présenter (en sa « personne de chair«  si intensément « vivante« , si j’ose le dire ainsi), page 215 _,

avec Simone,

« ce fut en effet une véritable vie commune : nous vécûmes ensemble conjugalement, pendant sept ans, de 1952 à 1959. Je suis le seul homme _ des quelques uns avec lesquels elle a « vécu » : en juillet 1952, il était « le sixième« , prit-elle soin de lui « confier« , lors de leur toute première nuit : « elle en avait décidé ainsi« , nous dit-il, page 218… _ avec qui Simone de Beauvoir mena une existence quasi maritale« , dit Claude Lanzmann, page 250 ;

ensuite, après 1959, « nous dûmes construire l’amitié« , selon la formule de la page 345 ;

mais : « entre le Castor et moi, il n’y eut jamais l’ombre d’une rancune ou d’un ressentiment,

nous nous occupâmes de la revue comme auparavant, travaillâmes et militâmes ensemble« , toujours page 345 _ ;

_ mais aussi, en plus de Simone et de Sartre,

toute l’équipe de rédaction des « Temps modernes« 

_ sur Sartre, ici (en incise), seulement cette rapide présentation physique-ci, page 175 : « les ennemis de Sartre se sont gaussés de sa laideur, de son strabisme, l’ont caricaturé en crapaud, en gnome, en créature immonde et maléfique, que sais-je… Je lui trouvais, moi, de le beauté, un charme puissant, j’aimais l’énergie extrême de sa démarche, son courage physique, et par-dessus tout cette voix d’acier trempé, incarnation _ cette fois encore ce terme « incarnation«  décidément crucial ! _ d’une intelligence sans réplique« … ;

et ceci, page 215, au moment des tout premiers travaux de Claude Lanzmann aux« Temps modernes » : « Sartre, c’était vraiment l’intelligence en acte et au travail, la générosité enracinée dans l’intelligence, une égalité vivante, vécue par lui en profondeur et qui, par une miraculeuse contagion, nous _ nous les jeunes collaborateurs de la revue _ gagnait tous » ;

et encore, au retour du premier voyage de Claude en Israël, en décembre 1952, ces traits moraux-ci, pages 248-249 : « je vérifiai comme jamais l’immense bonne foi intellectuelle de Sartre, son ouverture à autrui, sa capacité à se donner tort«  ;

et sur les deux, encore _ Sartre et Beauvoir _ ce dernier mot, page 177 :

« avec Sartre comme avec le Castor, le seul sujet de conversation, inépuisable en vérité, était le monde. Le monde, c’était ce qu’on avait lu dans les journaux, dans les livres ; c’était la politique ; ou encore les gens qu’on connaissait, qu’on rencontrait, les amis, les ennemis ; une sorte de commérage infini, rosse, marrant, partial, pas du tout « enculturé » pour reprendre un mot de Sartre, clabaudage interminable qu’on poursuivait, reprenait après les heures de travail«  : quelle« école« joyeusement continuée à l’infini pour l’esprit ! _ ;

_ ensuite,

et ce fut important d’abord « alimentairement« , mais pas seulement : le travail de journaliste (de reportage « de fond » !) étant tout à fait décisif aussi _ et combien !_ dans le rapport d’intelligence du monde _ et « au monde » !.. vers et jusque dans le grand œuvre « Shoah« _ de Claude Lanzmann !

Pierre et Hélène Lazareff, ensuite

_ ainsi que les rédactions de leur grand groupe de presse : France-Soir, Elle, France-Dimanche, etc… :

le travail de « reportage«  pour ce groupe de presse étant pendant le plus longtemps le principal « gagne-pain » de Claude Lanzmann : « Tout en travaillant beaucoup pour « Les Temps modernes », j’étais devenu une sorte de journaliste vedette dans le groupe de presse de Pierre et Hélène Lazareff« , entame-til, page 369, le chapitre XVI, au « tournant des années soixante« … ;

_ ainsi que tous ceux _ et de quelle qualité ! tant de « personnes humaines«  que de « témoins  (« véridiques«  !..) de l’Histoire«  : mais est-ce dissociable ?.. _ que le travail d’enquête tant journalistique (au sens le plus large et le plus généreux !) que cinématographique, désormais _ oui ! _, de Claude Lanzmann _ au tournant des années soixante-dix, cette fois, jusqu’à être « entièrement absorbé par « Pourquoi Israël » et la découverte bouleversante des possibilités que m’offrait le cinéma ; puis immédiatement après par l’immense travail préparatoire à « Shoah«  » _ allaient lui permettre aussi, et de par le monde entier, de rencontrer, fréquenter _ ainsi que filmer, dans « Shoah » : quelle expérience !!!.. _,

et auprès desquels, tels un Gershom Scholem, un Jan Karski, un Raül Hillberg,entre bien d’autres encore,

continuer à affiner sa « formation » _ d’intelligence et sensibilité, ouvertes _ de « personne humaine » ;

ainsi que son « génie » singulier, sur le tard, principalement _ comme lui-même le formalise, au détour d’une page… _ d’ »auteur« …

A l’aune d’un idéal proprement lumineux de vérité..

Avant le travail du grand œuvre, « Shoah » _ avec les rencontres bouleversantes de Filip Müller, Rudolf Vrba, Simon Srebnik et Abraham Bomba, entres quelques autres encore… _, abordé

aux chapitres XVIII (le lancement _ complexe, patient et obstiné : passionnant _ de l’entreprise « Shoah« ),

XIX (le _ très difficile (et dangereux !) _ « recueillement » de « témoignages » _ trop rares _  de _ quelques : « il y a dans « Shoah » six nazis« , page 484… _ bourreaux : « la perte la plus grave de l’affaire _ Heinz _ Schubert _ aux pages 477 à 484 : un rude morceau !.. _ est qu’il n’y a pas de membres des Einsatzgruppen dans « Shoah« « Et « c’était pour moi essentiel« , lâchera avec amertume Claude Lanzmann aux pages 484-485)

et XX (la découverte _ à partir de févier 1978, en Pologne, et enfin ! _ des lieux mêmes _ imparablement muets ! de leur tonitruant vide… : un facteur capital pour l’œuvre de témoignage des « annihilés » ! qu’est « Shoah«  _ de l’extermination) ;

et quelques unes, enfin _ assez peu nombreuses : Claude Lanzmann préférant en quelque sorte, et on le comprend, au final, « en rester là«  _, de ses suites (au chapitre XXI, noblement terminal, sur les « réceptions » de « Shoah« )

_ on notera cependant et la réaction de « recul«  _ il a quitté la séance de présentation du film au terme de la « Première époque » _ du rabbin René-Samuel Sirat _ qui, alors, « se leva d’un bond«  et, apercevant Claude Lanzmann, lui « lança : « C’est épouvantable » et prit la fuite« , page 526… _  ;

et « l’impossibilité« , en dépit d’efforts renouvelés, de « regarder« , du cardinal Jean-Marie Lustiger _ «  »Je ne peux pas, me dit-il, je ne peux pas ; je réussis à en voir une minute par jour, pas plus. Je vous demande pardon » ; je le lui accordai« , page 530 _ ;

un ultime chapitre, de la page 525 à la page 546, du « Lièvre de Patagonie« , de 21 pages seulement… ; et en « se retenant » bien de polémiquer :

toujours, et plus que jamais, sans doute,

ces quatre derniers chapitres de « Mémoires« , sur ce « sommet » de l’œuvre et de la vie de Claude Lanzmann qu’est « Shoah« ,

à l’aune _ et c’est là l’essentiel !.. _ et de « la joie sauvage de l’incarnation » et de l’ »être vrais ensemble« 

_ ces magnifiques expressions des toutes dernières lignes de ce « Lièvre de Patagonie« , nous l’allons voir… 

C’est ce qui me reste, en effet, à préciser-détailler dans le second volet, qui vient, de cet article…


Titus Curiosus, ce 29 juillet 2009

 

Ce jeudi 5 juillet 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

 

 

 

« Pour célébrer la rencontre » : un texte mien de 2007 « retrouvé » !

26oct

Revoici un texte provisoirement égaré,

et retrouvé.

Pour célébrer la rencontre

Les rencontres changent forcément les vies _ tel le clinamen de Lucrèce.

Des rencontres, il en des de fâcheuses, voire de tragiques, en tout cas de mauvaises. On s’en voudra toujours, forcément, de n’être pas ce jour-là resté bouclé chez soi, ou, au moins, sur son quant à soi. Mais c’est trop tard.
Des rencontres, il en est, en foule _ c’est même le tout-venant _, d’insipides et vides, affectées seulement de leur propre bulle de vacuité _ nullité et néant de remplissage qui s’étonne même, stupidement, d’exister.

En fait, la rencontre, ici, n’a pas lieu. Il y a erreur de vocabulaire. Ce ne sont que des ombres qui se croisent et se manquent _ comme les parallèles d’Euclide, sans le choc bien physiquement sensible du clinamen…
Et il s’en trouve aussi quelquefois d’heureuses _ un amour, une amitié qui se découvre _ qui ne courent tout de même pas les rues, même s’il faut bien sortir un peu pour faire des rencontres.

Car, avec la rencontre, avec ce moment improbable, et imprévu, d’une rencontre avec une personne singulière devenant soudain quelqu’un de plus ou moins important pour soi, voilà que le monde, qui paisiblement vient de prendre sans à-coup quelque millimètres à peine d’expansion _ à moins que ce ne soit le monde environnant qui se soit gentiment écarté, reculé _, voilà donc que le monde se met à laisser bruire, sans doute par l’interstice infime qui vient d’advenir, telle des lèvres, dans le sol, dans la croûte terrestre, ou dans le bleu du ciel, un murmure champêtre, un air infinitésimalement plus léger, une harmonie douce et discrète comme un secret qu’on ne devine qu’à la puissance de quelques lointains effets : l’air à l’entour, comme par un apport d’oxygène, se colore maintenant d’un vivifiant éclat, d’une lumière caressante un peu plus chaleureuse, conférant à tout ce qui remue une allure quasi dansée, chaloupée, comme réenchantée _ même si on ne s’en rend pas forcément tout de suite compte. Il vaudrait mieux cependant, tout va si vite…

L’elfe Ariel vient de manifester ses pouvoirs musicaux éoliens dans l’île tempêtueuse où se désolait dans son errance tournoyante de presque lion en cage l’exilé Prospero, de neuf débarqué…

Mais rencontre il y a, à la double condition de savoir et d’oser saisir l’occasion (de rencontrer quelqu’un), occasion peu détectable, qui risque même de passer trop vite quand elle survient _ pour laquelle commencer par ouvrir grand tous ses sens.


De savoir et d’oser la retenir, cette occasion qui passe, en la tenant un peu dans la main _ comme Montaigne nous le raconte superbement, nous livrant, à la fin de son livre (et de sa vie) son art de jouir du présent, en son dernier essai (Essais, livre III, chapitre 13, « de l’expérience« ) à propos de l’expression « passer le temps« .


Je ne résiste pas au plaisir de citer le passage : « J’ai un dictionnaire tout à part moi : je passe le temps, quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retâte, je m’y tiens » _ retâter, s’y tenir. « Il faut courir le mauvais et se rasseoir au bon » _ se rasseoir : quelle superbe litanie de verbes actifs ! Je poursuis la lecture : « Cette phrase ordinaire de passe-temps et de passer le temps représente l’usage de ces prudentes gens _ ah! l’humour et l’ironie de Montaigne ! _, qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et échapper, de la passer, gauchir _ voilà les antonymes _, et, autant qu’il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et dédaignable. Mais je la connais autre, et la trouve, et prisable, et commode, voire en son dernier décours, où je la tiens ; et nous l’a Nature mise en mains _ mise en mains, ce n’est pas moi qui le lui fait dire ! _, garnie de telles circonstances, et si favorable, que nous n’avons à nous plaindre qu’à nous si elle nous presse et si elle nous échappe inutilement. » C’est magnifique !

Je reprends : rencontre il y a, à la condition de ralentir un peu le passage, la course affolée du temps.


La rencontre fournit une telle occasion, si et quand on se dit que quelque chose de singulier est en train d’advenir, avec une personne devenant là sous nos yeux quelqu’un de définitivement singulier pour nous. On n’en revient pas, c’est le cas de le dire. Il faut s’y arrêter, y prêter toute l’attention que cela, et d’abord que la personne de l’autre, méritent.

Et même, rencontre il y a, à la condition de retenir le moment, comme un instant encore, et toujours, hébété, qui s’ébroue, et doit, le premier tout étonné, comme s’extirper de la course aveugle et précipitée des secondes trop uniformes d’avant, d’avant cette rencontre, et accédant étrangement, mais royalement, lui, le moment, au hors-temps de l’éternité.

Car le temps nous offre _ ce n’est un paradoxe qu’en apparence _ l’expérience de l’éternité _ du moins à qui sait l’expérimenter, la « cultiver« , dit Montaigne…


Nous n’expérimentons, en effet, l’éternité, que dans le temps, que dans ce que le moment présent tout d’un coup vient nous offrir de possibles, quand le moment se met, à toute allure, à bourgeonner et fleurir, et nous offre la fenêtre, plus ou moins étroite ou large, de l’épanouissement de ce qui n’était qu’en germe. Dans la rencontre, précisément. En ce relativement bref laps de temps, mais qui s’élargit incommensurablement, jusqu’à une dimension d’éternité.

« Nous sentons et nous expérimentons _ ajoute-t-il même _ que nous sommes éternels« , dit, d’expert, le cher Spinoza en son Ethique.

Saisir, tenir, retenir ce moment présent. Afin de se réjouir alors de cette grâce (de la rencontre de cet autre, devenant, ici et maintenant même, important pour soi, important pour nous) comme il convient.

« Tout bon, il a fait tout bon« , se réjouit Montaigne, un peu plus loin que le passage cité plus haut :

« Pour moi donc, j’aime la vie et la cultive _ voilà le mot tout aussi décisif _ telle qu’il a plu à Dieu de nous l’octroyer » _ Dieu ou la Nature : les dispensateurs de la vie… « Je ne vais pas désirant que soit supprimée la nécessité de boire et de manger, et me semblerait faillir non moins excusablement de désirer qu’elle l’eût double ( » Le sage recherche avec beaucoup d’avidité les richesses naturelles« ), ni que nous nous sustentassions mettant seulement en la bouche un peu de cette drogue par laquelle Epiménide se privait d’appétit et se maintenait, ni qu’on produisît stupidement des enfants par les doigts ou les talons, mais, parlant en révérence, plutôt qu’on les produise encore voluptueusement _ bien entendu ! _ par les doigts et par les talons, ni que le corps fût sans désir et sans chatouillement » _ toujours l’humour de Montaigne. « Ce sont plaintes ingrates et iniques. J’accepte de bon cœur et reconnaissant _ c’est le principal ! _ ce que nature a fait pour moi, et m’en agrée et m’en loue. On fait du tort à ce grand tout puissant donneur de refuser ce don, l’annuler et défigurer. Tout bon, il a fait tout bon ( » Tout ce qui est selon la nature est digne d’estime« ) »

Montaigne, ou la célébration de la gratitude, du moins pour qui s’est forgé _ il emploie, je l’ai souligné au passage, le verbe « cultiver » _ l’art de jouir de la vie. A chacun _ Dieu, César, soi-même, la vie, ou la Nature_, et équitablement, son dû.


Et Haendel, lui aussi bientôt au final de sa vie et de son oeuvre :

« Whatever is, is right« , est-il proclamé sublimement au grand choeur conclusif de l’acte II de l’oratorio Jephté, un des sommets, sans nul doute, avec l' »Alleluhia » du Messie, de l’œuvre haendélien.

Saisir, tenir, retenir_ et se réjouir, dans la rencontre initiale.


Mais pas comme un prédateur, anxieux, brutal et agressif : l’autre n’existe plus, il s’en empare et le croque. Ni comme un malotru, importun et indélicat, qui, sans la distance de l’égard et du respect, abuse déjà du temps de l’autre.

Et il faut, de surcroît, la grâce de l’évidence joyeuse de ceux qui, là, à l’instant, « se trouvent ».


Ou qui se sont trouvés : mais il est forcément bien plus aisé de le reconnaître et de s’en réjouir rétrospectivement, une fois confortés, voire rassérénés, par l’expérience et l’habitude éprouvées par un vécu ensemble prolongé _ qu’il s’agisse de l’amour, mais qu’il s’agisse aussi de l’amitié, toujours aussi neuve et fraîche, elle aussi, à chaque retrouvaille _ que pour l’étonnement tout neuf de la rencontre première et initiale. Celle qui, sans préméditation, vient d’ouvrir un champ fécond et de l’appétit pour une suite… La plongée dans la confiance accordée lors de la rencontre initiale _ cette expression me convient bien _ est un pari sur le présent et l’avenir qu’il ouvre, un don gratuit, une avancée méritoire, un pas confiant et audacieux.

Je reviens à ce moment béni, à cette grâce heureuse de la rencontre initiale.


Il faut le miracle du même hors-monde, dans ce moment réellement partagé _ et pas simplement des parts de temps croisées, échangées.


Outre l’improbabilité physique de la chance (statistique) de cette rencontre, parmi tant de gens, cet art de la reconnaissance du miracle de la rencontre d’ouverture demande infiniment de tact, et cela plurivoquement.

Car ce n’est pas là une présomption. Ce n’est pas là un contrat : ce n’est pas conditionnel. Ce n’est pas là un échange. Encore moins marchand, et a fortiori marchandisé, comme on nous transforme toute relation inter-personnelle désormais. Si nous n’y résistons pas…

Nous ne sommes pas, pour une fois, dans l’univers mesquin du calcul, dans l’aire truquée du donnant-donnant qui se répand toujours davantage sur la planète, sous la pression dupeuse de régimes capitalisant leurs profits.


Nous voici, au contraire, transportés hic et nunc au pays, fragile et fort, fugace et éternel, de la grâce, où règne sans partage la générosité. Où chacun est roi en son royaume, et le roi de son temps à donner.

Apprendre, non-touristes que nous sommes, à ne pas le manquer, ce royaume en voie de raréfaction, cet Etat menacé de disparition pour obsolescence…

Que d’improbables conditions, ou de handicaps, pour pareille rencontre !


Et pourtant, elle advient, elle est là. Elle impose son évidence _ si on ne la rejette pas, si on ne la craint pas, si on veut bien s’y donner. Car on peut aussi redouter pareille grâce. Ainsi que la refuser si elle se propose. S’en détourner.


Ainsi la peur se répand-elle aujourd’hui, sous les pressions organisées en permanence des propagandistes de tous poils de la crainte, voire de la terreur, sous couvert de « sécurité« …

Le divin Kairos _ le génie inspirateur-dispensateur de l’occasion favorable _, lui, est un dieu coureur aussi vif et alerte qu’espiègle, qui chemine et même danse en courant éperdument, d’autant plus vite qu’il est muni d’ailes aux chevilles.


Une longue mèche touffue se balance en permanence sur son front et balaie ses yeux rieurs, son visage mobile. Alors qu’il est complètement chauve sur le derrière du crâne et la nuque…

C’est qu’une fois que Kairos nous a croisés et dépassés, il ne nous est plus possible de lui courir après pour espérer le rattraper par la chevelure, afin de le retenir et ressaisir, ou capitaliser les opportunités qu’il offrait…


Kairos a filé comme une anguille, offrir ailleurs et à d’autres ses dons instantanés.

Il y a de l’irréversible dans le temps.


D’autant que Kairos tient à la main un rasoir effilé, emblème de son pouvoir tranchant. Avec lui, c’est sur le champ qu’il faut se décider à prendre _ ou plutôt recevoir, accueillir ce qui se tend vers nous _ la chance qu’il propose : c’est maintenant ou jamais. Comme les fruits à la saison. Après, c’est trop tard.


Cela s’apprend, à l’expérience : nous avons une vie pour nous y faire…

Ces choses-là, si douces _ l’élection mutuelle, incalculée, de la rencontre _, sont aussi formidablement vives _ comme l’éclair de la foudre _, le temps du clignement des regards, et ne tolèrent bien sûr pas la moindre lourdeur, indélicatesse _ a fortiori vulgarité. C’est l’échange dépouillé, direct et à vif des regards qui crée d’abord, et quasiment à soi seul _ si l’on peut dire pour une rencontre, où des liens riches instantanément commencent à se tisser ! _, qui crée donc l’accroche, la mutualité de l’égard, et l’absolu _ sans conditions, souverain, sans appel _ de l’accueil, de l’ouverture, du seuil franchi, et pour toujours, de la confiance : sur ce regard terriblement exposé, sans apprêts, et qui demande, sans le dire _ comme nous l’a appris Emmanuel Levinas _ : « ne me tue pas ! » Echange de regards assorti, bien sûr forcément, de paroles, et de leur qualité, ainsi que du tissu _ soie, velours et toute matière qu’on voudra… _ de leur ton et de tout ce qui peut y transpirer, au timbre, au rythme, ainsi qu’au contenu, évidemment aussi, de leur fiabilité, car c’est elle qui va finir par trancher… La part du regard, et la part du discours et de la voix, les plus exposés, se mêlant, encore, à l’arrière-fond, important, lui aussi, de la part des postures… Quelle intensité foudroyante et décisive l’espace rapide de telles rencontres ! Car on n’a guère de temps pour s’expliquer, et encore moins déballer ce qui pourrait nous justifier, en cette rencontre initiale…

Ne pas abuser du temps _ de la patience _ de l’autre, de l’effort en tension de son écoute, pour le moment consenti à accorder à cette rencontre… Même un hors-temps prend donc du temps _ y compris pour qui dispose à peu près librement de son temps. Faire bref est donc la plus élémentaire des urbanités. L’art, assez français, de la conversation a su s’employer autrefois à cela…


L’emblème du rasoir de Kairos est donc très finement saisi.

Avec la rencontre heureuse, nous voici donc d’emblée et de pleins pieds dans l’éternité _ contrée, par essence, vierge de touristes, et non stipendiée.

Il faut d’abord avoir su s’y préparer, d’autant que cette chose advenant _ pareille rencontre _ est statistiquement assez improbable, risquant même _ et c’est la norme de fait, pour beaucoup _ de n’arriver jamais.


Ainsi, est-ce tout un art, subtil, qui s’apprend _ ou pas : cela plutôt se découvre, cela s’improvise, sur le tas, et avec les moyens du bord, l’irradiation de la joie aidant aussi, comme un doux lubrifiant, et modeste. Un art qui s’apprend avec l’âge _ mais chaque âge a ses atouts et ses capacités. C’est tout un art, donc, que d’être doucement attentif et ouvert, et d’abord d’être infiniment délicatement disposé à la rencontre _ voire en être a priori désireux et a posteriori friand… Tout dépendant aussi, bien sûr, de la personne singulière de l’autre : tel un continent tout neuf à découvrir _ mais qui s’en plaindrait ? Après, il faut apprendre à la vivre, à la godille en quelque sorte, à vue, au ressenti. Un cabotage raffiné au ras des côtes, chacun auprès de la sensibilité de l’autre qu’on apprend d’autant plus vite à connaître qu’on l’apprécie, qu’il nous étonne et nous enchante chaque fois.

Et, pour mettre un peu plus de piment à l’affaire, nous avons, tous et chacun, nos jours, nos heures, nos minutes d’indisponibilité ou d’indisposition, quand il nous arrive d’être mal lunés. Ces jours-là, autant demeurer claquemuré chez soi. A moins qu’on sache le dépasser…

La jeunesse fait longtemps preuve de timidité, ou d’audaces à contresens. Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait…


Cependant, bien que ce soit à son corps défendant, et rarement sans nulle offense, vivre s’apprend, tant bien que mal. on peut sans doute y progresser.

La vieillesse, quant à elle _ que vaut le mot ? convient-il à la chose ? _, a souvent le défaut de trop se résigner, et cesse trop tôt, et bien à tort, de croire au Père Noël ou au Prince charmant… Trop tôt flétrie, la vieillesse, devenant alors en effet un désastre, se meurt à petit feu, en se survivant sans joie, bien avant la disparition sans retour.


Mais il y a aussi bien des vieillards qu’habite encore et toujours la flamme de la jeunesse :

le désir et la joie qui les habitent, les animent, qui leur donnent le goût et la passion de continuer à vivre, les entretiennent dans la joie de rencontres continuées, même raréfiées.

Enfin, il y a aussi tous les pressés, tous les stressés.


Sans compter ceux qui, trop blessés, sont déjà eux aussi, dans leur mornitude, comme déjà morts, fossilisés dans leurs déceptions, ou de mécaniques habitudes. Feront-ils de vieux os, ces acédiques en voie de dessèchement ?

Charge donc à la maturité de conserver et entretenir le feu de la jeunesse, de ré- enflammer sa belle flambée, en demeurant décidément toujours plus ouvert à la nouveauté inépuisable du présent, à sa magnifique singularité, dans la rencontre toujours renouvelée de l’autre, afin de l’accueillir comme le présent généreux qu’il (le présent) et elle (la rencontre) se révèlent être, du moins dans les cas heureux _ sous l’espèce d’un frère humain, d’une amitié ou d’un amour. Un présent ouvert, riche et habité.

Savoir être neuf chaque matin et tous les matins que Dieu, ou la Nature, fait, au jour nouveau qui advient, qui nous échoit, qui se présente, qui s’offre, en cadeau des vivants aux vivants, pour qu’ils se rencontrent.

Mozart à son père (le 4 avril 1787) :

« Je ne me mets jamais au lit sans me rappeler que peut-être, si jeune que je sois, le lendemain je ne serai plus. Et néanmoins personne, parmi tous ceux qui me connaissent, ne pourra dire que je manifeste la moindre humeur maussade ou triste. Et de cette félicité, je rends grâce tous les jours à mon Créateur, et je la souhaite de tout cœur à chacun de mes semblables. »

Les génies créateurs, Mozart, Haendel, Spinoza, Shakespeare _ dont je n’ai rien dit, me concentrant plutôt sur l’amitié, du sublime sonnet par lequel il nous donne à entendre encore plus qu’à regarder la rencontre-découverte déjà parfaitement énamourée, at first sight, de ses héros Romeo et Juliette, parmi le virevoltant et assourdissant, de poussière et de fumée, bal masqué des Capulet _, Montaigne, Nietzsche aussi _ le penseur de l’éternel retour du même et de l’amor fati _, ainsi que, c’est même, tout bien pesé, sans doute le plus fin (car le plus à vif et piaffant de sa nervosité électrique rentrée) de tous les analystes du kairos, Marivaux, dont je n’ai non plus rien dit _ tant il sait aussi se faire furtif et discret _, ce cousin, virtuose en art du rythme et du silence, de Mozart, Marivaux, ce benêt peseur d’ « œufs de mouche dans une balance en toile d’araignée » dont se gaussait, mais c’est par jalousie, le déjà vif pourtant, mais moins subtil en son écriture, Voltaire, tous ces génies créateurs, donc, non seulement sont des généreux sans compter de leur temps et de leur énergie, mais savent, et ô combien, faire preuve de gratitude en rendant au centuple à la vie, par leurs œuvres sublimement fines et détaillées, le feu joyeux que la vie ne cesse de leur prodiguer…


Suite, en forme de commentaire, au texte précédent :

Il y a, certes, rencontre et rencontre.

Toutes ne sont pas du même ordre, de la même qualité, de la même importance : cela en composant toute une variété.


Il faudrait donc relativiser, « bémoliser » en quelque sorte, ce que je viens d’en dire, en ma « célébration de la rencontre« , en « m’emballant » un peu _ un peu trop : « un brin superlatif, mais pas antipathique« , vient, maintenant, de qualifier l’article de mon blog consacré à mon compte-rendu de sa rencontre avec lui, le 28 mai dernier, au Festival Philosophie de Saint-Emilion : L’intelligence très sensible de la musique du magnifique Karol Beffa : de lumineuses Leçons au Collège de France. Peut-être emporté par l’emphase d’un beau titre : « Célébration de LA rencontre« …


Il n’y aurait donc pas tout à fait rien entre l’absolu de la « vraie rencontre » _ en particulier de la « rencontre initiale » _ et le néant de rencontres qu’est la vie de beaucoup _ la plupart ? _, et sans qu’ils en aient forcément une conscience claire _ le supporteraient-ils ? _, la majorité préfère à la rudesse sauvage de la solitude, d’être leur vie durant plus ou moins bien accompagnés, avec coups et blessures même, ou alors par les reality shows de la télé qui scintille jusqu’à des heures très tardives dans la salle- à-manger…

Existerait donc, plutôt, tout un nuancier de rencontres.


Même s’il s’agit en majeure partie plutôt d’illusions de « rencontres« …

La rencontre, ou plutôt son idée, l’idée qu’on s’en fait par avance, déjà, et qui, souvent, ne formate que trop ce qu’on va vivre ensuite d’une rencontre effective _ mais peut-être pas « vraie » _, l’idée de la rencontre, donc, a tant d’attraits, tant de promesses de charmes… Trop de séductions a priori…

Que serinent donc les chansons ?.. « Un jour, mon prince viendra… Et il m’emportera… » L’amour, toujours l’amour…


Ainsi, d’abord, peut-être parle-t-on trop de « rencontres« , réduisant malencontreusement alors la rencontre effective, pour ce qui finira hélas par en advenir, à ce qu’on s’en promettait, sans assez de largeur _ qui doit être, tout simplement, infinie _ d’ouverture et d’accueil au surprenant de la rencontre, à la singularité infinie de la personne rencontrée.

Une imagination trop étroite, et trop formatée, lâche ici les amarres et prend trop vite le large : pour ne se mirer, au final, qu’en elle-même, et à sa pauvreté ; et réussir à manquer la splendeur de l’altérité de la personne rencontrée !


Voilà ce qu’il advient de trop lâcher la bride au petit, tout petit, ego, et à son égocentrisme triste et ballot : une vacuité pornographique, avec une ivresse de négation (et de mort), dont on constate ces temps-ci les sinistres avancées.

Le triomphe spectaculaire du nihilisme.

Alors qu’il faut apprendre, comme les héros de Homère, l’envol plus audacieux du cabotage en humanité, assez près, mais pas trop non plus _ au risque de le gêner ou l’étouffer _ auprès de l’autre… A la distance, aérée et sereine, de l’égard et d’une vraie curiosité : attentive et attentionnée. Ainsi que de ce qu’il faut d’accommodation dans le regard pour qu’il y ait vraiment la distance justement estimée du re-spect en même temps que d’une vraie connaissance (ainsi que re-connaissance)… Tout ici doit joyeusement re-spirer…

Il nous faut donc, en la rencontre, apprendre à nous méfier de ce que y mettrions trop de nous-mêmes, au lieu de laisser advenir le miracle vrai de l’altérité.


Miracle, car inhabituel, voire sur-naturel. Surtout pour une espèce dénaturée _ je veux dire qui a perdu le mécanisme spécifique des instincts, au profit du dressage et de l’apprentissage culturel (voir ce qu’en dit Peter Sloterdijk dans Règles pour le parc humain).

Cette rencontre qui _ c’est à la fois son essence et son épreuve de vérité _ survient, nous déborde, nous prend à l’improviste, de plein fouet, et par surprise, avec toute la gamme des embruns divers que cela implique _ et cela, quoi qu’on puisse, ou qu’on ait pu, en attendre ou en espérer, quand la dite-rencontre était programmée, planifiée, nos agendas sont si complexes, il nous faut bien nous organiser un peu ; ou rêvée. C’est que la « rencontre vraie » est toujours surprenante, et même brusquante. Dérangeante. Bousculante. Urticante. Il est normal que nous soyons par elle sortis, extraits, extirpés de nos gonds coutumiers, de nos habitudes établies à la va-comme-je- te-pousse… Et cela, par le principal, par l’essentiel : par la nouveauté radicale et fondamentale de l’autre.

L’autre : terra incognita, « continent » vierge et immense, ai-je avancé tout à l’heure…

Ne pas s’enivrer trop, par conséquent, rien qu’à supposer (supputer = calculer) ces attraits, comme esquissés, et ces charmes, comme subodorés, de la rencontre, ou plutôt de l’inconnu de la rencontre, je veux dire le caractère insu, ignoré de celui ou celle _ une personne, un sujet _ à découvrir dans son altérité puissante, absolue, et donc forcément étrange : à apprivoiser _ ou plutôt s’apprivoiser mutuellement. Comme en amour, le rituel des fiançailles.

Préférer donc, pour hygiène du vivre, à la tentation de l’imaginaire, la franchise plus rude, voire à l’occasion quasi sauvage, mais rassurément consistante, et heureusement pleine de répondant, elle, du réel : car charnelle. La vraie chair ne trompant pas.

Je me suis donc focalisé, dans cette « célébration de la rencontre » _ puisque c’est sur elle que j’esquisse ici ce petit « commentaire » _, sur des moments un peu plus cruciaux que d’autres dans une vie, sur des instants dynamiques, dynamisants, voire parfois même enthousiasmants, même si les « débuts » ne sont naturellement pas _ ce serait bien présomptueux _ « en fanfare« , ces premiers moments, ressentis cependant comme prémisses encourageantes, constituant ainsi des sortes de « tournants » _ en musique baroque, on parle d' »hémioles » : le changement _ aussi impératif que subtil _ n’est pas noté sur la partition, mais les interprètes, avertis, expérimentés, savent (et il le faut absolument !) le comprendre… Cela impulse un rythme. Soit le principe radical de tout ce qui vit _ nous ne quittons décidément pas le charnel.

Ainsi qualifiai-je ces « moments« -là de « rencontre initiale« , parce que de telles rencontres ouvrent d’elles-mêmes, par une simple et belle évidence, la voie d’un désir d’approfondissement, d’une suite, comme avec la kyrielle des danses des « suites » de la musique baroque, ces rencontres-là n’étant, ni se contentant pas de demeurer rencontres sans lendemain.

Or, c’est le paradoxe, l’étrangeté de ces « rencontres initiales » _ étrangeté qui, je le constate, devient de plus en plus consciente, riche, nourrie, avec l’âge, avec « l’expérience » qui tout simplement, strate à strate, se compose, construit et s’accumule _, c’est cette étrangeté paradoxale, donc, qui m’intéresse, avec un regard de plus en plus rétrospectif, et, forcément, aussi savant, culturé, de tout l’appris _ oserais-je qualifier ce regard de proustien ? _, en même temps que de plus en plus immédiat, rapide, vif, curieusement, et sans doute aussi plus lucide ; ainsi, encore, qu’un peu décalé _ et tout cela, mêlé, défilant à toute allure dans l’espace formidablement intensifié, lui aussi, de l’instant.

Avec pour couronner le tout, une pincée d’auto-ironie _ ça s’appelle l’humour, mais il y a trop de mauvais goût à y prétendre si peu que ce soit, lourdaudement. Nous sommes dans l’ordre incomparablement léger et magique de la sprezzatura… Nietzsche, que j’ai un peu négligé jusqu’ici, disait : « Je ne croirais qu’en un dieu qui sache danser »

La peste du pataud qui me colle aux basques, et que donc je demeure !..

D’un autre côté, j’y reviens, tout _ sinon beaucoup _ est aussi, d’une certaine façon « rencontre« , selon une échelle comportant des degrés, et, en quelque sorte, à l’infini…
J’évoquais, en début de texte, les « non rencontres » des zombies… Mais là, c’est de l’ordre du tout ou rien _ et donc du rien !

Alors qu’il faudrait envisager, à côté du cas désolé de ces privés absolus de toute vraie « rencontre« , tout un nuancier délicat de diverses qualités de rencontres, avec leur coefficient respectif de vérité, qui se découvre à l’expérience, telle une gamme plus ou moins concentrée ou étendue _ comme on dit d’une solution chimique qu’elle est plus ou moins étendue (d’eau ?) _, ou un camaïeu délicat et subtil…

Ce régime assez divers de tonalités diverses de « rencontres« , je l’éprouve particulièrement pour ce qui me concerne dans mon métier et mon travail, au quotidien, de professeur de philosophie, avec la diversité _ grande _ de mes élèves ; et des progrès que j’en attends, que j’en espère, et qui me ravissent quand ils se sont en effet _ car cela, mais oui, arrive ! _ comme hegeliennement réalisés (= passés de la puissance à l’acte). Même si j’œuvre _ heureusement ! _ à plus longue échéance que celle de l’examen de fin d’année _ et de ses statistiques habilement manipulées pour la galerie, qui on ne peut plus complaisamment, et avec courbettes, s’y laisse prendre.

La classe de philosophie est cependant, et en effet, pour moi, sans contrefaçon aucune pour quelque galerie que ce soit _ les élèves à ce jeu n’ont heureusement pas, eux la moindre fausse complaisance ! _ un vrai lieu d’activité permanent ; et donc privilégié, éminemment chanceux, selon, bien sûr, l’inspiration des jours, et de chacun, et de tous ; tous ayant droit à la parole et plus encore à l’écoute, ainsi qu’à la critique bienveillante, encourageante, joyeuse, mais aussi exigeante, des autres, et d’abord, bien sûr du professeur, responsable de l’entité « classe » et de sa « vérité » _ un lieu, donc, de rencontres, un lieu vibrant et aimanté de sens, un lieu électrique où doit progresser, et progresse la conscience…

Entrer dans la classe, s’approcher de la chaire, et après avoir déballé l’attirail plus ou moins nécessaire ou contingent, après « l’appel » _ au cours duquel je m’avise avec soin de l’état de chacun par ce qu’annonce son visage, son teint, sa posture, ainsi que la voix qui répond, mais d’abord de son regard, en avant de tous les autres signes _, et dans l’échange vivant de nos regards, commencer à parler. A convoquer le sens _ « Esprit, es-tu là ? Viens ! Consens à descendre parmi nous, et en nous : et à nous animer de ta raison !«  _, à partir de notre commun questionnement, notre socratique _ et « pentecôtique » ? _ dialogue.

Voilà qui réclame infiniment de présence, c’est-à-dire d’attention, de ré-flexion, de chacun et de tous _ et d’abord du professeur, qui conduit les opérations. Un exercice exigeant. A l’aune de l’idéal de la justesse. Et sur un mode le plus joyeux possible _ le professeur, tout le premier, doit être le plus constamment possible en grande forme ! Car ici et maintenant, en cette salle de classe, tout _ ou presque _ se met à tourner autour du règne de la parole. Qui doit être aussi, bien sûr, ou plutôt devenir le règne de la pensée : sommée _ ou plutôt invitée, encouragée : elle n’est pas aux ordres ! _ de s’interroger, de réfléchir, de méditer. Afin d’oser, en confiance, à s’essayer _ voilà ! _ à juger _ oser juger. Et puis justifier ses raisons. Dans l’espace public et protégé de la classe, qui comprend, entre l’espace formidablement libre de ses murs, et dans une acoustique qu’il faut espérer adaptée, l’échange de nos paroles, de nos phrases, s’essayant et se mesurant, par l’effort du « penser » à la justesse ardemment désirée du bien pesé, du bien jugé, du bien pensé… Emmanuel Kant : « Penserions-nous bien et penserions-nous beaucoup, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? » (dans La Religion dans les limites de la simple raison _ vigoureux opuscule contre la censure). Soit une rencontre avec l’idéal de vérité et de justesse du jugement, dans l’échange à la fois inquiet et joyeux du « juger« .

De même que pour Montaigne, instruire, c’est essentiellement former le jugement. Exercice pédagogique exigeant.


Voilà ce qu’est la rencontre pédagogique philosophique.


Entre nous. Autour de la parole. Autour de, et par l’échange _ et cette « rencontre » de vérité. Et pour _ c’est-à-dire au service de _ la réflexion, et dans la tension vers sa justesse. Chacun, comme il le peut. Avec un style qui va peut-être se découvrir, pour chacun. Car, « le style, c’est l’homme même » _ en sa singularité, quand il y parvient _, nous enseigne Buffon en son Traité du style.

Comment accéder à « son » style ? Comment accomplir une œuvre qui soit vraiment « sienne » _ et sans se complaire dans de misérables égocentriques illusions ? Là, c’est l’affaire d’une vie, pas seulement d’une année de formation de philosophie.


Celle-ci peut et doit encourager et renforcer un élan _ même si elle n’est pas capable de le créer de toutes pièces _ ainsi que l’aider de conseils à ne pas s’égarer dans de premières voies qui aliéneraient ; afin de découvrir soi-même, en apprenant à le tracer, pas à pas et positivement, son propre chemin. « Vadetecum« , recommandait Nietzsche dans Le Gai savoir à qui désirait un peu trop mécaniquement devenir son disciple, le suivre : « Vademecum, vadetecum« … La réussite du maître, et c’est un paradoxe bien connu, c’est l’émancipation _ autonome _ de l’élève.

J’adore, pour cela, cette situation « pédagogique« , bien particulière, sans doute, à l’enseignement de la philosophie _ ou plutôt du « philosopher » : « on n’enseigne pas la philosophie, on enseigne à philosopher« , disait encore Kant, après Socrate, et d’autres. C’est que c’est un art, et pas une technique. Un art un peu « tauromachique » _ c’est-à- dire n’hésitant pas à s’exposer mortellement à la corne du taureau _, à l’instar de la mise en danger qu’évoque si superbement Michel Leiris dans sa belle préface à L’âge d’homme. Situation particulière encore, aussi, peut-être, à ma pratique personnelle _ si tant est que j’ose une telle expression _ de cet enseignement « philosophique« , tel que je le conçois, comme je l’ai bricolé, cahin-caha, tout au long de ces années, avec les générations successives d’élèves. Car j’ai aussi bien sûr beaucoup appris d’eux, par eux, avec eux, dans ce ping-pong d’une classe vivante, où vraiment, avec certains, sinon tous, nous nous « rencontrons« par le questionnement vif et exigeant de la parole _ et des regards.

Comme j’ai moi-même au lycée vraiment rencontré mon professeur de philosophie de Terminale, Madame Simone Gipouloux : un modèle d’humanité, dans toute sa modestie, et son sourire _ parfaitement intact dans son grand âge ; Simone est décédée le 14 février 2014, juste un mois avant d’accomplir ses cent ans… _, une personne simplement épanouie dans une gravité joyeuse.

Avec les élèves : voilà, j’aime ça.


Ainsi est-ce une grande chance pour moi que d’avoir _ et d’être rétribué pour cela _ à « rencontrer » ainsi, en mon service hebdomadaire, mes élèves…


En partie indépendamment de son efficacité, certes assez inégale, je prends à cet effort un plaisir important. Mieux : une joie portante. Une vivifiante jeunesse.


Même si pour certains, voire beaucoup d’entre ces élèves _ et au pire, mais c’est quand même très rare, une classe entière : alors quel boulet ! _ rien, ou pas grand chose, vraiment ne se passe, rien d’intéressant n’advient durant tout ce temps. Pas d’étincelle, pas de lueur s’allumant au moins dans la prunelle de l’œil, pas d’enthousiasme, pas de progrès… Les dieux, qui sont « aussi dans le foyer » _ ainsi que le montrait du geste Héraclite cuisinant _, se taisant désespérément alors, n’inspirant aucune pensée, n’éveillant aucun éclair d’intelligence, désertant tristement les tentatives d’échanges… Le grand Pan est mort pour ceux-là. Je n’aurai pas réussi à éveiller-réveiller ces dormeurs d’Ephèse…

C’est aussi, en partie, le lot de cet enseignement, il faut en convenir. On se console alors en se disant qu’on sème _ et qu’on aura semé _ pour l’avenir…


Mais c’est déjà, objectivement, le jeu statistique de la vie, en dépit des occasions qui nous sont encore offertes _ pour combien de temps, les budgets (et le service public) se réduisant ? _ par la configuration des espaces et constructions scolaires et des emplois du temps… Jeu statistique aidé, accéléré ou retardé, par l’évolution _ ce mot trop souvent trompeur _ politico-économique des « structures« … « L’acteur« , se démenant, échouant parfois à dynamiser, à sa modeste mais nécessaire place et par sa modeste mais nécessaire contribution, « le système » dont il fait partie ; « système » pourtant grosso modo à peu près maintenu en état, et qui continue à présenter une apparence _ rassurante ou illusoire ? _ de solidité… Pour combien de temps ? Et avec quelles énergies ?

Dans la vie, c’est pareil : j’aime « rencontrer« , j’aime « échanger« , j’aime cette situation électrique de « désirs » (curiosités) « croisés » _ même, et c’est la règle, de fait comme de droit, peu érotisés : cela m’arrange, je suis plutôt un chaste. Cela n’empêchant pas une vive et permanente dimension « esthétique » du vivre, de l’ordre même du jubilatoire _ jusqu’à l’éclat de rire joyeux…

Même si la plupart du temps, je dois en convenir, j’ai le sentiment de croiser pas mal d’ombres. Et pas de celles, errantes, qui enchantent de leurs émois le monde musical si pleinement vivant d’un François Couperin.

D’un autre côté, encore, il y a aussi la rencontre amoureuse.
Mais sur ce terrain-là, je suis « saturé« , si j’ose dire : j’ai la chance d’avoir à mon côté une femme absolument merveilleuse _ et c’est déjà beaucoup trop parler…

Et puis, il y a aussi _ pour baliser toute la gamme des rencontres _, ne pas nous le cacher, les « retombées« , les déceptions, tout ce qui part en eau de boudin dans nos relations y compris d’amitié (?) avec les autres.


Voire, heureusement moins fréquent, le coup de couteau de la trahison.

Expérience terrible. Qui force, forcément, à réfléchir…


Qu’en est-il de notre capacité à nous illusionner, à nous bercer d’histoires, de chansons ? _ nous revoilà en pays de connaissance, et j’entends d’ici les rires de plusieurs… Dans ce cas-là, est-on jamais sorti de soi ? A-t-on jamais vraiment rencontré quelqu’un d’autre ? C’est à se casser la tête contre le mur.


Diogène avec sa lanterne cherchait vainement un homme. Faut-il diriger cette lanterne vaine d’abord sur soi-même ?


« Personne » est le nom qu’Ulysse le très habile a donné, pour s’évoquer lui-même, au Cyclope qu’il venait d’éborgner-aveugler…

En conséquence de quoi, il faut peut-être relativiser _ à la Bernard Plossu _ les magiques « instants décisifs » des « rencontres initiales« , à la Cartier-Bresson, sur lesquelles je m’étais focalisé d’abord dans ma « célébration« .
Et mettre un peu d’eau dans le vin de ces « rencontres décisives« .

Tout est alors « rencontre« , à des degrés, cependant et certes, divers. Avec une infinie variété de tons, dans le doux camaïeu _ patient, ralenti, profus _ de la gamme, riche en beiges et en gris, qui va du blanc surexposé le plus éblouissant, au risque d’aveugler, au noir d’encre le plus âcre et profond, selon les bonheurs, ou caprices, de la lumière puis du papier, pour le photographe au sortir du cabinet de développement.

Comme nous le montre la variété parfaitement heureuse de l’œuvre généreux et libre de Bernard Plossu _ qu’on contemple son album « Rétrospective« , à défaut des cimaises de son expo synonyme du Musée des Beaux-Arts de Strasbourg (c’était au printemps 2007).

Au delà de la prise et de la découpe de la photo singulière, c’est alors la « séquence » qui est intéressante, comme la suite _ musicale _ des phrases ou des chapitres d’un livre _

avec le « blanc » de la « tourne« Et comme la disposition-montage d’une exposition de photos, encadrées ou pas, sur les cimaises. Ou d’un livre de photos dont le lecteur-spectateur tourne, lui aussi, forcément, les pages. De même que nous clignons naturellement des yeux, et battons des paupières. C’est le passage qui fait rythme _ le temps est bien présent, offert, et pleinement coopératif : il faut apprendre à le mettre avec soi, l’avoir de son côté. Et c’est alors un allié considérable.


Comme dans la vie, la succession qualitative, syncopée, des moments, à partir du passage des jours _ et, forcément, des nuits.

Qu’on écoute ici les voix des poètes : à propos du rythme des saisons, Arthur Rimbaud : « Ô saisons, ô châteaux ! Quelle âme est sans défauts ? » signalait, pour une fois un plus rêveusement, le garnement batteur ivre de percussions.


Ou, à l’inverse des syncopes, la grâce liquide, le ballet lisse et lentement kaléidoscopique des nuages dans le ciel : « les nuages, les merveilleux nuages« , du spleen baudelairien.


Ou, encore, à la croisée du martellement rimbaldien des syncopes et de la liquidité baudelairienne _ du clock et du cloud ligetien (et de Karol Beffa) _, la mélancolie du spectateur Guillaume Apollinaire, se laissant fasciner, à la rambarde du pont Mirabeau, par les remous abyssaux du fleuve qui avance, et brodant sa chanson sur le tissu effiloché de sa vie, à la croisée de plus en plus mal rapiécée de ce qui passe et de ce qui demeure _ en témoin désolé et contrit, et pour combien de temps encore ? _, pour, héraclitement _ « tout coule«  _, déplorer _ et se plaindre _ du passage :

« Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure
Les mains dans les mains restons face à face

Tandis que sous le pont de nos bras passe
Des éternels regards l’onde si lasse

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

L’amour s’en va comme cette eau courante

L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines

Ni temps passé

Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure« …

En face d’Héraclite le « déplorateur« , Démocrite, l’atomiste, est le philosophe rieur et réjoui _ Montaigne reprenant dans ses Essais la symétrie de ces deux figures qu’avait marquée Diogène Laërce.


Nous retrouvons alors, avec le philosophe abdéritain, la lignée joyeuse, éminemment plus charnelle _ c’est celle de ceux qui cultivent leur jardin : Epicure, Lucrèce, Spinoza, Nietzsche, comme aussi La Fontaine, Diderot et notre cher Montaigne _, une lignée réconciliée avec son corps et les conditions de la vie,

je veux dire la lignée du clinamen

Francis Lippa, ce mercredi 26 octobre 2016

 

 

Saul Friedländer : la construction chahutée (par la vie) de l’oeuvre et de l’homme _ émergence et accomplissement d’une « vocation »

29sept

L’apport majeur de Où mène le souvenir _ ma vie,

ainsi que des Entretiens avec Stéphane Boutitrés _ un peu confusément : c’est bien le seul défaut de ce livre passionnant, avec l’oubli du nom du Père Patrick Desbois, page 216 de l’Index, alors que son nom apparaît à la page 178 _ Réflexions sur le nazisme,

et publiés, simultanément _ tel, à nouveau, un très éclairant contrepoint _ aux Éditions du Seuil ce mois de septembre 2016,

consiste en un magnifique éclairage, à la fois synthétique et très détaillé, sur la double construction, complexe et à rebondissements,

à la fois de l’homme Saul Friedländer,

et de ce que j’appellerais l’œuvre Friedländer.

L’homme Saul Friedländer 

est né le 11 octobre 1932 à Prague, dans une famille qu’il qualifie de « juive non juive«  _ « pour reprendre l’expression d’Isaac Deutscher, au point de ne pas m’avoir fait circoncire« , écrit-il page 19 de Où mène le souvenir _ ma vie _,

et il est bientôt _ dès ses six ans et demi, en avril 1939 _,

ballotté très vite qu’il est d’arrachements-déracinements en arrachements-déracinements,

et avec toujours, aussi, le viscéral et très vital besoin d' »une porte de sortie » (page 289) 

« à la recherche d’une identité et d’une « vocation »… » _ une expression capitale donnée à la page 10 _ ;

une fois qu’il aura réussi, en la France occupée de 1940 à 1944, à survivre à la traque nazie, d’abord

_ au printemps 1944, des Miliciens sont à sa recherche à Néris-les-Bains ! il l’apprendra plus tard… : « la Milice se présenta chez les  C., nos propriétaires : « Où est l’enfant ? » Les C. l’ignoraient, en toute bonne foi. Ce fut ensuite le tour de Mme M. de L. _ Madame Macé de Lépinay _ : « Les parents ont été pris ; mais où donc est l’enfant ? » Mme M. de L. prétendit ne rien savoir, mais passa tout de suite à la contre-attaque : n’avaient-ils pas honte ? quelle sale besogne ! quel odieux comportement pour des Français ! Les miliciens partirent sans l’inquiéter davantage. Pourtant, il y avait là  bien plus que l’enfant : Mme M. de L. était née juive » _ Rose Weil, convertie plus tard au catholicisme _,  page 118 de Quand vient le souvenir _,

et, ensuite, au chagrin de la perte de ses parents _ assassinés à Auschwitz _, quand il en prend clairement conscience, en janvier-février 1946, lors d’un crucial voyage à Saint-Étienne, auprès du père L. _ qui avait été son professeur aux Samuels à Montluçon, et en lequel il avait confiance et admiration.

On peut ainsi suivre le parcours géographique et temporel de ses errances,

« d’un lieu à l’autre, de pays en pays

à la recherche d’une identité et d’une vocation« , ainsi qu’il l’écrit page 10 de Où mène le souvenir _ ma vie.

Page 58, au moment de son départ de son poste provisoire _ dont il vient (malencontreusement) de démissionner (pour répondre à une proposition de secrétariat auprès de Nahum Goldmann, qui l’annule le lendemain même de la démission du jeune Friedländer !) _ à l’ambassade d’Israël à Paris pour la Suède, fin octobre 1956,

Saul Friedländer parle de lui, alors, comme d’un « déraciné » :

« à vingt-quatre ans _ soit à cette fin octobre 1956 _, j’étais un Luftmensch : un « déraciné », au vrai sens du terme«  ;

et c’est à propos de ces divers déracinements et transplantations,

souvent subis, parfois volontaires _ en un vigoureux sursaut de liberté, chaque fois _, qui caractérisent ce que Saul Friedländer appelle ses « années d’apprentissage« 

_ qui vont, pour le principal, dit-il, de sa naissance, le 11 octobre 1932, à 1967 environ, quand il obtient de venir, en octobre, pour « une année comme professeur invité en histoire à l’université hébraïque de Jérusalem » _,

que Saul Friedländer a, page 10, cette formulation capitale :

« j’ai erré d’un lieu à l’autre, de pays en pays

à la recherche d’une identité et d’une « vocation »…« .

La vocation _ celle d’auteur d’une œuvre à la fois magistrale et toute d’humilité, dont le chef d’oeuvre va être, en 2006, Les Années d’extermination 1939-1945 _ va peu à peu _ par sauts et paliers, à la suite de diverses rencontres, ainsi que découvertes de documents, dans des archives _ se révéler ;

quant à l’identité,

elle est foncièrement ouverte et fondamentalement inachevée _ loin de se ramener et surtout réduire à quelque origine biologique (« juive« , par exemple) que ce soit ; et ce sera bien là le sens de sa colère contre Ernst Nolte, à Berlin, fin février 1988 _, comme il convient à un homme profondément et vraiment libre.

Après Prague précipitamment quittée en avril 1939 quans elle se trouve déjà sous la botte allemande,

c’est à Paris que ses parents et lui se réfugient,

le plaçant, lui, un moment dans un un foyer d’enfants juifs à Montmorency.

Puis, sous l’Occupation, à partir de juin 1940, les Friedländer gagnent à nouveau précipitamment la petite station thermale de Néris-les-Bains, dans l’Allier, en zone non-occupée.

Mais, quand, juste après la rafle du Vel d’Hiv’, à Paris _ le 17 juillet 1942 _, commencent aussi les rafles de Juifs en zone sud, à partir du mois d’août 1942,

les parents Friedländer, qui vont tâcher de quitter la France (pour passer en Suisse), confient leur petit Paul _ qui n’est pas circoncis _ à une institution catholique, les Samuels, à Montluçon, sur les conseils de leurs amis à Néris, les Macé de Lépinay.

Un moment, en fait l’année scolaire 1942-1943, le petit Paul Henri Marie Ferland, qu’il est devenu, est envoyé dans un collège agricole, à La Souterraine dans la Creuse, où il fait une tentative de suicide _ dans l’eau glacée d’un ruisseau _, au mois de mars 1943 ; mais, pour la rentrée scolaire de septembre 1943, le voici de retour aux Samuels, à Montluçon,

où il demeure après la Libération, jusqu’au printemps 1946, quand ses trois oncles et sa grand-mère Glaser _ depuis Israël, pour ses oncles Paul et Willy, depuis la Suède, pour son oncle Hans et sa grand-mère _ le font confier, en mars-avril 1946, à un subrogé-tuteur, un commerçant juif parisien réfugié à Saint-Amand-Montrond, Isidore Rozemblat ; qui parvient, à sa troisième tentative, à l’extraire de l’institution catholique de Montluçon _ cela, Saul Friedländer ne l’apprendra que bien plus tard…

Au printemps 1946, donc, le petit Paul, redevenu, de son initiative, Friedländer, est placé par son subrogé-tuteur, Isidore Rozemblat, au collège de Saint-Amand-Montrond, en classe de seconde.

Et le voici, à l’automne, de retour à Paris _ où sont déjà revenus, au printemps, les Rozemblat, commerçants en cuir : ils habitent rue de Birague _, pour suivre les cours d’une classe de première au prestigieux lycée Henri IV _ où il est interne _, de septembre 1947 à juin 1948.

Et c’est alors que le jeune homme _ devenu ardent sioniste _, à la veille pourtant de passer le baccalauréat, quitte « subrepticement » son lycée, le 4 juin, « à 16 heures 30« , et, ayant gagné par le train Marseille, part pour Eretz Israël, à bord d’un bateau affrété par l’Irgoun, l’Altalena, qui quitte Port-de-Bouc le 11 juin 1948.

Puis, de juin 1948 à octobre 1953, le jeune Shaul Friedländer se trouve en Israël : d’abord chez son oncle Paul Glaser _ qui n’apprécie guère les intellectuels _ à Nira, puis, parce qu’il désire poursuivre des études secondaires, au lycée classique à Netanya ; et enfin à l’armée, où, effectuant son service militaire, il peut suivre, trois années durant (de septembre 1950 à  juin 1953) des cours du soir à l’École de Droit et Économie de Tel-Aviv.

Ensuite, d’octobre 1953 à octobre 1956, il réussit à retourner à Paris, pour accomplir deux ans d’études à Sciences-Po (au concours de fin de dernière année, en juillet 1955, il est reçu major de sa promotion de Relations internationales), en même temps qu’il a _ afin de gagner sa vie _ un poste temporaire (les deux premières années, au service de presse, puis, la troisième année, au bureau de l’attaché militaire) à l’ambassade d’Israël.

Puis, ayant _ malencontreusement _ démissionné de son travail à l’ambassade sur la foi d’une promesse de Nahum Goldmann _ qui entretenait une liaison avec sa cousine (du côté Glaser) Irena Neumann _ non tenue (« le lendemain _ de la démission _, je recevais un télégramme de Nahum Goldmann m’informant qu’il était désolé, mais que, tout bien réfléchi, il n’avait pas besoin d’un « secrétaire politique »« , page 72), Saul Friedländer part rejoindre en Suède son oncle Hans Glaser, auprès duquel il passe une année, d’août 1956 à août 1957, comme aide-soignant à l’école professionnelle de Salta, une institution anthroposophique pour des garçons handicapés mentaux, que dirigeait cet oncle bienveillant.

Jusqu’à ce que, « au bout de quelques mois » (page 73), Nahum Goldmann s’avise qu’il l' »avait laissé dans le pétrin » : « il savait par Irena que je souhaitais reprendre des études universitaires, et il m’envoya un chèque de deux mille cent dollars. Je pus ainsi acheter mon billet _ de bateau _ pour New-York. Grâce à mes résultats de Sciences-Po, j’avais été accepté _ comme étudiant _ au département de sciences politiques de Harvard« . 

Ainsi arrivé aux États-Unis au mois d’août 1957, et après de brefs mois (décevants) à Harvard, fin 1957, Saul Friedländer obtient enfin _ dès janvier 1958 _ ce travail jadis promis de « secrétaire politique » auprès de Nahum Goldmann, et qui comportait un semestre (celui d’automne-hiver) à New-York, et l’autre (celui de printemps-été) à Jérusalem ; et cela durera deux ans, les années 1958 et 1959.

Début 1960, marié (à Londres) depuis août 1959, et bientôt père d’un fils, Eli, qui naît en octobre 1960, Saul Friedländer, afin de mettre fin à ces allées et venues entre New-York et Jérusalem peu propices à la vie familiale, décide de s’installer en Israël ;

et, grâce à l’aide d’amis, il décroche un poste à Tel-Aviv, auprès de Shimon Peres, au ministère de la Défense, avec le titre de « chef du service scientifique du vice-ministre de la Défense« .

Mais l’été 1961, après de longues tergiversations (« je me souviens d’avoir ruminé pendant des mois la possibilité de reprendre _ c’était là une attraction très puissante _ mes études supérieures. J’étais attiré par l’histoire de l’Europe dans l’entre-deux-guerres et pendant la Seconde Guerre Mondiale, sans clairement  relier encore ces centres d’intérêt à ma propre histoire « , écrit-il page 93 de Où mène le souvenir _ ma vie),

il se décide à quitter ce poste

(« je voulais aussi prendre des décisions par moi-même et affronter des défis qui se présenteraient dans un domaine où j’aurais entrepris un projet personnel. Je pressentais que c’était l’univers des livres et de la recherche qui était le plus proche de ce qu’on pouvait appeler ma « vocation«  », écrit-il encore page 93)

« et à choisir _ ainsi _ une voie toute différente » _ que celle de la politique, fût-ce au service d’Israël _, celle de « reprendre des études supérieures« .

C’est donc ainsi qu’en septembre 1961, laissant « à Tel-Aviv Hagith _ son épouse _ et Eli _ son fils _ alors âgé d’un an« _ celui-ci est né en octobre 1960 _, Saul Friedländer vient, comme étudiant, à Genève, à l’Institut des Hautes études internationales, où il va pouvoir mener à bien en deux ans une thèse d’histoire des relations internationales (sur « le rôle du facteur américain dans la politique étrangère et militaire de l’Allemagne entre septembre 1939 et décembre 1941« ) ;

thèse  qu’il soutient avec succès en décembre 1963,

et qui aura nécessité divers travaux en archives à Bonn, Coblence, Fribourg-en-Brisgau et Londres,

ainsi que diverses rencontres et entretiens, notamment, en décembre 1962, avec l’amiral Dönitz, chez ce dernier, à Aumühle, dans le Schlesvig-Holstein.

Hagith et Eli le « rejoignirent quelques semaines après (son) arrivée _ à Genève, donc. Très vite, il apparut que la bourse de l’Institut _ « en échange d’un peu de tutorat« , page 97 _ ne suffisait pas à subvenir aux besoins d’une famille de trois personnes. Je fis des demandes pour toute une série de financements, et obtins finalement une réponse positive de la Fondation Rockefeller« .

Et « peu après, j’obtins un poste d’enseignant assistant » _ à l’Institut des Relations internationales, à Genève _, page 98.

Presqu’aussitôt la thèse passée avec succès en décembre 1963, dès le mois de janvier 1964, Saul Friedländer est amené à remplacer un jeune professeur assistant de l’Institut genevois tombé gravement malade ; et quelque mois plus tard, toujours en 1964, le remplacement se transforme en poste définitif.

Alors, une fois sa thèse passée, Saul Friedländer choisit de poursuivre des recherches aux archives de Bonn, profitant de ses vacances, l’été 1964, car au cours de ses recherches pour sa thèse, il était tombé par hasard sur un document mal rangé concernant les relations du Vatican (en l’occurrence le pape Pie XII _ qui désirait obtenir d’écouter, au Vatican, des extraits de Parsifal, par des musiciens allemands _) et de l’Allemagne nazie _ cela ne pouvant qu’intéresser le pensionnaire des Samuels qu’il avait été, à Montluçon, de l’été 1942 au printemps 1946 _ : il revient donc aux archives de Bonn l’été 1964 afin de creuser ce sillon-là.

Ce qui, la recherche rondement menée et ayant abouti à d’importantes découvertes, le conduit vite à Paris à la quête d’un éditeur pour publier ces « documents » ; lesquels paraissent, aux Éditions du Seuil, dès le mois de novembre 1964, sous le titre Pie XII et le IIIe Reich _ documents.

Alors, « d’un jour à l’autre, je devins célèbre et fus très demandé« , énonce Saul Friedländer page 125 ;

et « les deux années _ 1965 et 1966 _ qui suivirent furent très intenses, avec toute l’agitation que suscitait le sujet, et les déplacements constants que cela m’imposait« , page 129.

Le statut d’auteur de Saul Friedländer en fait désormais une personne médiatiquement importante.

Enfin, l’année 1967, Saul Friedländer vient, de Genève, la passer avec sa famille en Israël, comme « professeur invité à l’université hébraïque de Jérusalem« , page 148 : « à l’université, je  donnais un cours magistral sur l’histoire des relations internationales dans l’entre-deux-guerres, et un séminaire de recherche sur le nazisme, dans lequel j’abordais largement l’antisémitisme nazi et divers aspects du génocide des Juifs », écrit-il page 156.

Et de commenter : « Je savais _ désormais _ que la Shoah _ Saul Friedländer reprend ce mot à son ami Claude Lanzmann (qui vivait alors à Jérusalem) et le préfère au terme américain d’Holocauste _ serait le domaine auquel je consacrerais le plus clair de mes efforts intellectuels au moins pour quelques années.

Mais j’étais _ encore _ loin de me douter que cette histoire allait pratiquement dominer _ voilà ! _ toute ma vie de chercheur« , précise-t-il page 158.

« Au début de l’été 1968, à la fin du semestre, le doyen en sciences sociales _ de l’université hébraïque de Jérusalem _ me demanda de revenir après l’année _ 1968 – 1969que j’allais passer à Genève, et il m’offrit à demi-mot un poste de professeur en histoire et relations internationales. Il était entendu que je pourrais conserver mon poste à l’Institut de Genève et y enseigner chaque année d’avril à juillet.

J’acceptai, et Freymond _ à l’Institut des Relations internationales à Genève _ à qui je fis la proposition, donna aussi son accord « , page 164.

Ainsi s’achevèrent ces années quelque peu chahutées d' »errance« , « d’un lieu à l’autre«  et « de pays en pays« , « à la recherche d’une identité et d’une « vocation »« , pour reprendre l’expression cruciale repérée plus haut, à la page 10.

L’apport majeur de Où mène le souvenir _ ma vie, ainsi que des Entretiens avec Stéphane Bou,

consiste en un magnifique éclairage, à la fois synthétique et très détaillé en ses « imbrications » contextuelles riches et complexes,

sur la double construction, passablement intriquée, quasi alambiquée, et à multiples rebondissements, sauts et paliers, à surprises,

à la fois de l’homme Saul Friedländer,

et, en même temps, de ce que j’appelle l’œuvre Saul Friedländer,

avec ce sublime sommet (historiographique) qu’est le tome 2 de L’Allemagne nazie et les Juifs : les années d’extermination (1939 _ 1945), paru en 2006 _ et en février 2008, pour sa traduction française _ ;

et l’éclairage rétrospectif réalisé tant que la mémoire active de l’auteur, les années passant _ et divers accidents (fracture du genou, le 2 janvier 1993 ) et maladies et opérations (valve aortique, fin avril 1993 ; cancer de la prostate, en 2012 ; petit accident vasculaire cérébral, au printemps 2015) se succédant _, n’était pas trop entamée :

« J’ai commencé à écrire ces souvenirs _ que sont ce splendide Où mène le souvenir _ ma vie _ à quatre-vingt-un ans passés _ au début de 2013 _ sous la menace constante de perdre la mémoire.

Á mon âge toutefois, la mémoire à long terme est disponible, d’ordinaire avec une netteté accrue _ ce sur quoi, au passage, se pose de bien intéressantes questions, l’auteur, pages 27-28  _ ;

c’est le passé proche qui s’évanouit« ,

prévient l’auteur, page 12 de Où mène le souvenir _ ma vie, en un vivant et vif Prologue non dénué d’humour.

Ajoutant, et ce n’est pas du tout accessoire :

« Pour limiter les dommages de ce processus inexorable _ de dégradation-lacération de la mémoire _,

j’ai régulièrement noté _ en merveilleux ironique contrepoint _ certains événements très récents,

et j’en ai inséré _ voilà ; mais le collagiste Jiří Kolář (né le 24 septembre 1914, à Protivín en Bohême du Sud et mort le 11 août 2002 à Prague) n’était-il pas, lui aussi, pragois ? _ quelques uns dans le texte.

Ainsi, au milieu du récit,

voit-on surgir _ le mot n’est pas innocent ! _ des éclairs _ ainsi imbriqués ! _ du présent,

qui permettent aussi _ et c’est capital ! _ de jeter sur le passé une lumière nouvelle« 

_ soit, ces éclairs qui éclairent, un des facteurs décisifs de la fructueuse méthode (avec profonde rumination aussi) de penser-découvrir (et d’écrire) de Saul Friedländer, et cela, tant dans son travail d’historien, que dans celui de mémorialiste intime.

avec un rythme merveilleusement vif et vivant qui rend sa lecture si passionnante.

Cf ce superbe passage, page 99 de Où mène le souvenir _ ma vie,

à propos de la méthode, en partie « de bric et de broc«  (l’expression se trouve page 100), _ mais un « de bric et de broc«  « composite« , qu’il s’agit, justement, de transcender-unifier-lisser, aussi _ ;

soit une méthode « bricolée«  (voir page 101 l’expression de « bricolage composite« ) _ ;

qui est la méthode tout bonnement géniale et merveilleuse de Saul Friedländer,

et qui fut initiée en 1961, au moment de la rédaction _ certes académique, celle-ci, forcément _, un peu pressée alors, en deux ans, à Genève, de sa thèse,

comme l’explique, à ce moment, pages 99-100, Saul Friedländer :

« J’avais gaspillé trop d’années, pensais-je _ en octobre 1961, Saul Friedländer vient d’avoir 29 ans, et guère de titres universitaires, sinon celui d’être « sorti major de la promotion en Relations internationales«  à Sciences-Po, à Paris en juillet 1955 _,

et il me fallait rattraper le temps perdu.

J’adoptai donc _ en cette urgence (de thèse à réaliser dare-dare en deux ans) _ une méthode insolite :

j’écrivais un premier jet avec tout le matériel _ puisé dans des notes progressivement réunies _ que j’avais sous la main, en suivant les grandes lignes qui se dégageaient de mes lectures _ au départ _ ;

ensuite, venaient un deuxième,

puis un troisième jet,

et ainsi de suite

(pour finir, il devait y en avoir une dizaine au bas mot).

Chaque nouvelle version intégrait _ voilà, et c’est très important ! _ plus d’informations,

chacune s’adaptait _ en un double mouvement, permanent, de va-et-vient : d’intégration de l’apport (quant au contenu), et de lissage de l’ensemble (quant à la forme)… _ au nouveau matériau d’archives _ un apport effectivement capital ! _,

jusqu’à ce que j’estime que le texte _ tant dans le contenu que dans la forme _ était au point.

Cela me permettait de garder toujours une vue d’ensemble

_ point majeur ;

à relier à cette remarque de Quand vient le souvenir, page 148 :

« En 1961, je repris définitivement le chemin de l’université _ à Genève.

J’essayais de ressaisir _ voilà ! _ le sens _ confus et très bousculé au départ _ d’une époque

et de rétablir la cohérence _ voilà  encore ! _ d’un passé _ mutilé _, le mien ;

on notera au passage la profonde modestie des trois verbes employés ici : « re-prendre«  (le chemin), « res-saisir«  (le sens) et « r-établir«  (la cohérence) ;

ainsi que l’importance de ce qui est à re-chercher-re-trouver : « le chemin » (de l’université), « le sens«  (d’une époque) et « la cohérence » (d’un passé, mien)… _

Cela me permettait, donc, de garder toujours une vue d’ensemble _ synoptiquesur le manuscrit

et d’organiser _ avec succès pour la lisibilité finale de la thèse, alors _ les chapitres en conséquence.

Cela impliquait de travailler simultanément le contenu et la forme

_ d’où l’importance décisive du style

dans ce que sera, désormais, tout le travail, tout l’œuvre, de Saul Friedländer.

Jusqu’à ce jour, je continue à travailler de la même manière _ voilà ! _,

y compris sur ces mémoires :

au fil de la plume _ voici le décisif, en ce que, pour ma part, et depuis mes lectures des travaux de l’amie Marie-José Mondzain, j’appelle l’imageance ! _

s’ouvrent _ c’est le processus décisif du présent actif et proprement inventif de la recherche ; et par là authentiquement créatif _

de nouvelles perspectives _ ce qui est à la fois la mission et le matériau basiques, les deux, du chercheur ! _,

que je n’avais pas encore entrevues _ entrevoir, déjà, puis voir de mieux en mieux, prend du temps, beaucoup de temps, et implique une très large (de la plus grande extension possible) culture, et nécessite énormément de mises en rapport (et mises au point, selon diverses focales), de va-et-vient, intégrant, aussi, face au hasard de ce qui se rencontre, la faculté de la sérendipité

(cf mon article du 3 mars 2014 Les enjeux de pouvoir de la curiosité libre et ouverte : le passionnant « Sérendipité _ Du conte au concept » de Sylvie Catellin, un livre salutaire ! », à propos du livre passionnant et pas assez reconnu de Sylvie Catellin, Sérendipité…)

et l’aptitude à saisir, sans le perdre en le laissant passer, le moment opportun, le kairos, qui va de pair… _ ;

et une grande part de ce qui paraissait oublié

ressurgit _ du passé oublié, ou négligé, ou pas assez exploré jusque là _ soudain _ brusquement ; il faut savoir l’accueillir, et le mettre à profit, et à travailler… _,

ce qui m’impose de noircir de nouveaux brouillons, etc.« .

Pour revenir à la base de mon propos,

soit cette longue et durable

_ infinie, finalement ? bien au-delà de cette période de sa vie que Saul Friedländer nomme « ses années d’apprentissage« , de sa naissance, le 11 octobre 1932 à Prague, à l’année 1967, celle de son arrivée, en septembre, à l’université hébraïque de Jérusalem, pour « une année _ 1967-1968 _ comme professeur invité en histoire« , page 148 ; mais ce statut de « professeur invité«  se transforme, l’été 1968, en celui de « professeur titulaire en histoire et relations internationales« , page 164 _

« recherche d’une identité et d’une vocation«  que Saul Friedländer indique page 10 de ce si beau _ cela aussi, il faut le souligner _ Où mène le souvenir _ ma vie,

il faut se pencher sur cette quête affirmée d' »une identité » _ que l’on peut considérer comme infiniment inachevée, toujours et encore ouverte… _,

et d' »une vocation« ,

qui finit, elle, par être trouvée, tard, avec la conception, puis l’élaboration,

_ elle aussi à plusieurs paliers, et suite à plusieurs rencontres, et même chocs (à la fin février 1986 à Berlin), qui vont constituer autant de « déclics » (cf page 300), du début des années 1980 (et la rencontre à Berlin, de l’éditeur Wolf Jobst Siedler, qui en propose une sorte d’amorce de projet, page 251), à l’installation de Saul Friedländer à l’université UCLA de Los Angeles, en septembre 1987, où Saul Friedländer, en 1990, se met très méthodiquement à l’écriture de ce qui sera cet œuvre majeur ; « l’impression légèrement négative que j’avais conservée de Los Angeles _ où il avait enseigné un semestre comme « professeur invité«  en 1982-1983 _ se transforma en choc culturel quand je réalisai, au début de l’année 1988, que j’y serais pour de bon plus d’un semestre chaque année _ l’autre semestre étant passé à l’université de Tel-Aviv. Je me demandais sérieusement si je n’avais pas fait une énorme bêtise. Pour la recherche à laquelle je voulais me consacrer, je serais _ certes _ au bon endroit ; mais serais-je capable d’y vivre ? L’espace d’un instant, j’envisageais de partir. (…) Je décidai que la tâche à accomplir était une obligation à la fois morale et professionnelle ; ce qui m’aida à m’adapter » à Los Angeles, page 286 ; ajoutant : « Il y a une certaine logique dans le fait que j’ai fini par atterrir dans un lieu aussi factice, un simulacre de ville _ lui, l’amoureux de Prague, de Paris, de Jerusalem _ qui ne vous émeut pas, ne vous saisit pas, ne vous tire pas un soupir, même l’espace d’un instant « , toujours page 286… _

du colossal projet de L’Allemagne nazie et les Juifs ;

et « accomplie » avec la réalisation, surtout, de son chef d’œuvre d’historien : le volume 2 de cet immense travail : Les Années d’extermination 1939-1945, en 2006

_ « Je commençai à écrire L’Allemagne nazie et les Juifs en 1990 et terminai le second volume en 2006« , page 300 ; et Saul Friedländer de résumer excellemment alors ce qui l’a formidablement porté pendant ces années d’écriture de ce chef d’œuvre saisissant : « Me motivait le sentiment récurrent de ne pas avoir accompli ce que je considérais comme un devoir fondamental _ c’est la clé. Le déclic avait été donné par le séjour à Berlin et la controverse avec Broszat. Le recrutement à UCLA m’en donnait les moyens _ voilà ! Bref, le tout début des années 1990 était vraiment le bon moment pour commencer (et, objectivement, le dernier)« , toujours page 300.

Quant à la « recherche d’une identité », pour reprendre cette expression questionnante,

elle est encore plus passionnante, car probablement infiniment ouverte pour un homme vraiment libre,

à travers les lieux de séjour (c’est-à-dire de passage, toujours provisoires, et bien difficiles, même, à compter _ de pays en pays, de ville en ville, d’appartement ou maison à appartement ou maison,… _) de Saul Friedländer,

face à la « faille intérieure« 

_ l’expression, importante, se trouve pages 36 (« Les gens qui, comme moi, ont vécu leur enfance dans des circonstances catastrophiques, ont peut-être réussi à se construire une apparence « normale ». Mais, de quelque manière qu’ils décorent cette façade, une faille _ voilà _ reste ouverte au cœur de leur personnalité « )

et 37 (« Souvent s’ensuit une étrange dynamique : vous ne pouvez pas vous débarrasser de la faille, mais, par compensation, vous agrémentez inlassablement l’extérieur ; ce qui, bien sûr, ne vous est pas d’un grand secours, et, pendant des années, vous incitera à travailler comme un damné, jamais en paix, toujours anxieux. Ce sentiment permanent m’a accompagné comme une sorte de basse continue _ la métaphore musicale baroque est à relever _ à travers les hauts et les bas d’une bonne partie de mon existence.

Dans mon cas, la faille intérieure s’est surtout manifestée par une paralysie émotionnelle. A un certain moment au pensionnat _ à Montluçon _, j’ai cessé d’attendre constamment mes parents (…) J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps quand on m’a dit qu’ils ne reviendraient pas ; mais n’était-ce pas ce que l’on attendait de moi ? Bientôt, après mon départ du pensionnat, je me suis rendu compte que rien ne pouvait me toucher profondément. (…) J’étais comme un insecte dont les antennes avaient été arrachées. (…) Les gens qui me connaissaient bien n’étaient pas dupes : « Tu es incapable d’émotion », me disait-on parfois. « Tu as l’âme aride ». Ma paralysie émotionnelle ne concernait que les relations avec les autres.« 

« On pouvait espérer un changement avec le temps« , conclut-il ce passage, page 38)

de Où mène le souvenir _ ma vie,

et cette expression de « faille intérieure«  a forcément rapport à la tragédie familiale,

initiée au départ dans la panique de Prague,

et marquée par l’arrestation de Hans et Elli Friedländer à Saint-Gingolph, à la frontière franco-suisse, le 30 septembre 1942, puis leur assassinat à Auschwitz en novembre 1942 (« Quand des rafles de Juifs étrangers commencèrent dans notre zone, mes parents me cachèrent, avec l’aide d’amis catholiques _ les Macé de Lépinay _, dans un pensionnat religieux (en fait un petit séminaire _ les Samuels _) de la ville voisine de Montluçon, et tentèrent de passer la frontière suisse. Ils furent arrêtés par les Suisses, livrés aux Français, puis aux Allemands, déportés à Auschwitz en novembre 1942 et assassinés. Les Juifs français étaient des parias, mais la plupart d’entre eux parvinrent à se cacher ; les Juifs étrangers étaient des morts vivants « , résume l’auteur, à la page 18 de Où mène le souvenir),

et aussi par cette révélation, un jour de janvier ou février 1946, à Saint-Étienne, quand le père L. , jésuite et qui avait été son professeur aux Samuels, confie à l’enfant de treize ans : « Tes parents ne seraient-ils pas morts à Auschwitz ? » (page 140 de Quand vient le souvenir), car jusqu’alors « la mort de mes parents restait, pour moi, enveloppée d’images imprécises, de circonstances indistinctes, sans rapport avec le cours véritable des événements » ; et « tout au long de cette journée décisive _ de janvier ou février 1946 à Saint-Étienne, auprès du père L. _, j’avais l’impression que les pièces essentielles d’un puzzle jusqu’alors incohérent tombaient en place. Pour la première fois, je me sentis juif _ non plus malgré moi ou secrètement, mais par un mouverment d’adhésion entière. (…) Quelque chose avait _ alors et pour jamais _ changé, un lien était rétabli, une identité _ voilà ! _ émergeait, confuse certes, contradictoire peut-être, mais désormais reliée à un axe central _ l’expression est importante _ qui ne pouvait faire de doute : d’une manière ou d’une autre, j’étais juif _ quelle que fût, dans mon esprit _ à ce moment de 1946, Saul a quatorze ans _ la signification de ce terme«  (ibidem, page 141) _

face à la « faille intérieure » qui le caractérise

_ en particulier depuis le déchirant adieu à ses parents à l’hôpital de Montluçon, un dimanche (« le premier dimanche de mon séjour » aux pensionnat des Samuels de Montluçon, Quand vient le souvenir, page 88), au début de septembre 1942 (les Friedländer avaient quitté Néris-les-Bains pour Montluçon un peu après l’arrivée des Allemands devant Stalingrad : « Je me souviens que _ le jour de ce départ de Néris _ mon père dit : «  »Meltzer vient d’entendre à la radio que les Allemands entrent à Stalingrad » » (c’était le 23 août 1942) : ibidem, page 81 ; et le 3 septembre 1942, Hans Friedländer avait adressé une lettre à « leur protectrice«  à Néris, Madame Macé de Lépinay :  ibidem, page 85) _,

et impossible, probablement, à complètement combler,

comme en témoigne le fond de « tristesse à bas bruit » (page 305 de Où mène le souvenir) quasi indicible, de Saul Friedländer…

D’une part, Saul Friedländer a _ et conserve, à jamais _ une « identité culturelle » française :

« Mon identité culturelle est restée essentiellement française« , constate-t-il en rédigeant, en 2015, son Où mène le souvenir _ ma vie, page 25.


Et c’est à l’école primaire de Néris-les-Bains, les années scolaires 1940-1941, et 1941-1942, que « en petite classe et au cours moyen, je suis devenu irrémédiablement français« , page 26 ;

poursuivant « aujourd’hui, j’écris en anglais pour des raisons pratiques puisque je vis aux États-Unis ; mais je continue encore à penser en français ; et je ferais mieux d’écrire en français.

Un tel attachement à une culture déborde largement des bases scolaires. Dans mon cas au moins, je suis tombé amoureux de l’absolue beauté de la langue française. Très tôt, peut-être dès la deuxième année de l’école primaire _ à Néris _, mais sans aucun doute pendant les trois ans et demi passés au pensionnat _ des Samuels à Montluçon, les années scolaires 1942-1943 (en 6e), 1943-1944 (en 5e), 1944-1945 (en 4e) et 1945-1946 (en 3e) _, nous devions faire une dictée par semaine pour mesurer les progrès faits en orthographe. Pour moi la dictée était un moment particulier : j’aimais les textes extraits d’un volume de morceaux choisis illustrant le beau style. Peu m’importait qu’il s’agisse de Poil de carotte de Jules Renard ou des Oraisons funèbres de Bossuet. J’aimais le  beau style pour lui-même « .

Toujours dans Où mène le souvenir _ ma vie, et évoquant le lent et bizarre surgissement par déclics soudains et paliers éloignés les uns des autres, après guerre, de ses souvenirs du passé, tels des poèmes, comme « la première strophe du Cimetière marin de Paul Valéry, soudain présente au complet » (page 27),

Saul Friedländer évoque ensuite, et d’autre part, son « identité première » _ voilà _, « juive allemande, de Prague« , toujours à propos du surgissement de ses souvenirs :

« En plus du français, des fragments non négligeables de l’héritage juif allemand de Prague, qui s’était évanoui quelques années durant la guerre, refirent lentement surface, refusant d’être plus longtemps ignorés.

Cette première identité _ expression importante _ s’est nouée, en quelque sorte avec l’identité israëlienne _ juive aussi, et cela dès son arrivée chez son oncle maternel, Paul Glaser, à Nira, fin juin 1948 _ ; elle ne m’a plus quitté depuis, en dépit de quelques fluctuations », page 28.

Et Saul Friedländer de rappeler que cette « part juive pragoise a constitué la ligne directrice de Quand vient le souvenir, qui traite surtout de (son) enfance et de (son) adolescence« .

Et « il y avait plus que de la nostalgie pour mon héritage pragois. La principale donnée qui a influencé ma vie _ et l’a peut-être même sauvée _ s’avéra être la totale assimilation de mes parents. Ils étaient des « Juifs non-juifs », pour reprendre l’expression d’Isaac Deutscher, au point de ne pas m’avoir fait circoncire « , page 29.

Ensuite, « c’est par le biais de la langue que mon appartenance culturelle à Israël (sic) est évidente. Deux ans après mon arrivée _ le 20 juin 1948 _, je passai avec succès _ au lycée de Netanya _ l’examen de fin de scolarité en hébreu« , toujours page 29.

Et « ma première _ Hagith _ et ma seconde _ Orna  _ épouses sont toutes deux nées en Israël, et au cours de ces deux mariages, de 1959 à aujourd’hui en 2015, nous avons parlé hébreu à la maison ; et bien sûr avec les enfants et certains des petit-enfants. Pendant plusieurs décennies, d’abord à l’université hébraïque de Jérusalem, puis à l’université de Tel-Aviv, j’ai fait cours uniquement en hébreu, et, tout naturellement, j’ai parlé hébreu au quotidien en Israël. Mais _ car il y a ici un tout petit « mais » _ je n’ai jamais vraiment aimé lire des livres _ c’est un point important _ en hébreu, pas plus que je n’ai écrit de livres _ même chose _ en hébreu. Et assez curieusement, que j’enseigne en hébreu ou en anglais, je n’ai cessé jusqu’à ce jour d’écrire mes notes préparatoires en français« , page 30.

Avec ce commentaire, page 31 :

« Alors que, pour la plupart des gens, l’identité culturelle va de pair avec le sentiment d’un « chez-soi »,

cela n’a jamais été mon cas.

J’aime être en France, mais je n’ai pas du tout l’impression d’arriver « chez moi » quand l’avion atterrit à Roissy,

pas plus qu’en aucun autre endroit du monde d’ailleurs » _ pour jamais Saul Friedländer est donc un perpétuel « déplacé« 

Ajoutant, page 32, et c’est capital :

« Cela dit, si quelqu’un devait me demander ce que je considère comme mon identité profonde, au-delà de toute empreinte culturelle _ voilà _,

ce que je ne voudrais jamais renier ou abandonner,

je répondrais sans la moindre hésitation :

je suis juif,

juif sans aucune attache religieuse ou lien à la tradition,

mais marqué _ voilà _ par la Shoah de manière indélébile.

Au fond, je ne suis rien d’autre« .

Et aussi, toujours page 32, et quant à sa résidence américaine, à Los Angeles, depuis l’automne 1987 _ la plus longue (29 ans), désormais, de toutes ses résidences provisoires, comme lui-même en fait le constat amusé _ :

« L’ironie de la vie n’est pas toujours drôle. Celle-ci, pourtant, a de quoi faire rire :

qu’avec mes « racines » européennes, mon éducation française _ deux ans à Sciences-Po-Paris (et trois ans de poste à l’ambassade d’Israël à Paris) compris ; ainsi que ses longues années (heureuses) passées à Genéve _, mon amour de tant de choses qui en découlent,

je doive sans doute finir mes jours à Tarzana, Californie, où Orna et moi vivons maintenant, et où il est probable que nous resterons,

voilà qui est pour le moins paradoxal.

De plus, au moment où j’écris, c’est un endroit où je ne fais guère autre chose que suivre la vie politique israëlienne« …

Où l’on découvre qu’identité _ heureusement ouverte, toujours, par-delà la faille subie _

et vocation _ accomplie _

finissent par très heureusement coïncider.

Fils aimé, né le 11 octobre 1932 à Prague, de ses parents Hans et Elli Friedländer, décédés, eux, en novembre 1942 à Auschwitz,

Saul Friedlander est aussi un peu aussi le fils de son œuvre accomplie, d’historien de la Shoah,

celle qui lui fait encore se demander, en 2015, à la page 345 de Où mène le souvenir, en ce qu’il nomme un « retour au passé » :

« Vous ne pouvez vous empêcher de considérer votre vie,

vous demandant si, à certains moments, vous avez pris la bonne décision, ou exprimé assez fermement votre conviction ;

vous vous demandez si, de votre point de vue, vous avez réellement accompli _ voilà _ ne serait-ce qu’une partie de ce que vous souhaitiez accomplir« …

Et se penchant maintenant sur son présent, aux pages finales (343 à 348) de Où mène le souvenir _ ma vie,

Saul Friedländer indique, à propos de ce présent sien de 2015 :

« La Shoah a déterminé le cours de ma vie, mais depuis longtemps elle n’affecte plus mon quotidien. Mon quotidien est aussi gris ou ensoleillé que celui de mes contemporains, ou presque.

Jour après jour, j’essaie de vivre  au présent dans les moindres aléas du présent.

Le présent, ses instants sont réellement difficiles à saisir _ en jouant avec (ou étant joué par) le divin, malicieux et terrible, Kairos.

Ma méthode est devenue plus terre-à-terre : double dose d’humour quand c’est possible ; sinon double dose de Zoloft. Vous pouvez aussi vous rabattre sur des moyens plus traditionnels : un bon livre, de la musique _ « la musique a été omniprésente dans ma vie«   _ et un verre de whisky.

Ajoutez à ces stratégies pour cueillir l’instant, une présence qu’Orna et moi avons choisie sans être pleinement conscients de l’importance qu’elle allait prendre : Bonnie, notre chiot Labrador couleur chocolat« .

 Ainsi que les visites, à Tel-Aviv, à Paris, à Berlin, à ses enfants et petits-enfants, aussi.

Titus Curiosus, ce jeudi 29 septembre 2016

 

6 ans d’entretiens d’un curieux, Francis Lippa, à la librairie Mollat _ et comment accéder à leur écoute…

22oct

Voici _ pour commodité _, la liste, au nombre de 23 à ce jour, de 6 ans d’entretiens d’un curieux, Francis Lippa _ alias Titus Curiosus sur son blog En cherchant bien _, à la librairie Mollat, à Bordeaux,

avec des auteurs _ et le plus souvent amis _ passionnants ;

accompagnée des moyens d’accès à l’écoute des podcasts de ces 23 entretiens :

LISTE DES PODCASTS DE 6 ANS D’ENTRETIENS DE FRANCIS LIPPA A LA LIBRAIRIE MOLLAT

DU 13 OCTOBRE 2009 AU 13 OCTOBRE 2015

_ 1) Yves Michaud : Qu’est-ce que le mérite ?  52’ (13-10-2009) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=17594


_ 2) Jean-Paul Michel : Je ne voudrais rien qui mente dans un livre 62’ (15-6-2010) :

http://www.mollat.com/player.html?id=318053

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=318053


_ 3) Mathias Enard : Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants 57’ (8-9-2010) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=2512739


_ 4) Emmanuelle Picard : La Fabrique scolaire de l’Histoire 61’ (25-3-2010) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=34608


_ 5) Fabienne Brugère : Philosophie de l’Art 45’ (23-11-2010) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=7055323


_ 6) Baldine Saint-Girons : La Pieta de Viterbe 64’ (25-1-2011) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=10986789


_ 7) Jean Clair : Dialogue avec les morts & L’Hiver de la culture 57’ (20-5-2011) :

http://www.mollat.com/player.html?id=21320675

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=21320675


_ 8) Danièle Sallenave : La Vie éclaircie _ ou réponses à Madeleine Gobeil 55’ (23-5-2011) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=21323127

_ 9) Marie-José Mondzain : Images (à suivre) _ de la poursuite : au cinéma et ailleurs 60’ (16-5-2012) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=50277305


_ 10) François Azouvi : Le Mythe du grand silence 64’ (20-11-2012) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=64650171


_ 11) Denis Kambouchner : L’Ecole, question philosophique 58’ (18-9-2013) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65161369


_ 12) Isabelle Rozenbaum : Les Corps culinaires 54′ (3-12-2013) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65169118


_ 13) Julien Hervier : Ernst Jünger _ dans les tempêtes du siècle 58’ (30-1-2014) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65170632


_ 14) Bernard Plossu : L’Abstraction invisible 54’ (31-1-2014) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65170633


_ 15) Régine Robin : Le Mal de Paris 50’ (10-3-2014) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65173414


_ 16) François Jullien : Vivre de paysage _ ou l’impensé de la raison 68’ (18-3-2014) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65173409


_ 17) Jean-André Pommiès : Le Corps-franc Pommiès _ une armée dans la Résistance 45’ (14-1-2015) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65186924


_ 18) François Broche : Dictionnaire de la Collaboration _ collaborations, compromissions, contradictions 58’ (15-1-2015) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65186916


_ 19) Corine Pelluchon : Les Nourritures _ Philosophie du corps politique 71’ (18-3-2015) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65189833


_ 20) Catherine Coquio : La Littérature en suspens : les écritures de la Shoah _ le témoignage et les œuvres & Le Mal de vérité, ou l’utopie de la mémoire 67’ (9-9-2015) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65195005


_ 21) Frédéric Joly : Robert Musil _ tout réinventer 58’ (6-10-2015) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65200102


_ 22) Ferrante Ferranti : Méditerranées & Itinerrances (expo à la Base Sous-marine) 65′ (12-10-2015) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65200126

_ 23) Bénédicte Vergez-Chaignon : Les Secrets de Vichy 59 ‘ (13-10-2015) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65200109

Echanger de manière ouverte et parfaitement libre avec un auteur, un créateur, est plus que passionnant : enthousiasmant ! ;

et ouvre l’appétit de la curiosité au partage, par l’écoute de l’entretien vivant…

Ecouter (et ré-écouter) la voix et ses tonalités, les silences, les rythmes, les intonations de pareille conversation exigeante, est, en effet, irremplaçable, et défie très heureusement le temps.

Car c’est aussi comme un _ très humble, forcément _ sillage d’écume encore vibrante de l’œuvre _ en toute modestie, cette écume, cet écho de paroles échangées… _ qui demeure, par le podcast, accessible ;

et par là, constitue un possible relais _ avec toute sa fragilité parfaitement audible… _ de l’œuvre même ; telle une bouteille à la mer, confiée au hasard, un jour, des recherches à venir de quelque autre improbable curieux, à l’autre bout de la terre…

Titus Curiosus, ce 22 octobre 2013

P.s : à la date du lundi 26 octobre,

les divers liens _ Ecouter Télécharger Podcast iTunes Exporter _ aux podcasts cités ci-dessous

sont directement accessibles sur le site de la librairie Mollat :

en cliquant sur les liens aux livres cités ici pour les auteurs et livres suivants :

Yves Michaud, Qu’est-ce que le mérite ? (52′)

Jean-Paul Michel, Je ne voudrais rien qui mente dans un livre (62′)

Mathias Enard, Parle-leur de rois, de batailles et d’éléphants (57′)

Emmanuelle Picard, La Fabrique scolaire de l’histoire (61′)

Fabienne Brugère, Philosophie de l’art (45′)

Baldine Saint-Girons, La Pieta de Viterbe (64′)

Jean Clair, Dialogue avec les morts & L’Hiver de la culture (57′)

Danièle Sallenave, La Vie éclaircie _ Réponses à Madeleine Gobeil  (55′)

Marie-José Mondzain, Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs  (60′)

François Azouvi, Le Mythe du grand silence (64′)

Denis Kambouchner, L’École, question philosophique (58′)

Isabelle Rozenbaum, Les Corps culinaires (54′)

Julien Hervier, Ernst Jünger _ dans les tempêtes du siècle (58′)

Bernard Plossu, L’Abstraction invisible (54′)

Régine Robin, Le Mal de Paris (50′)

François Jullien, Vivre de paysage _ ou l’impensé de la raison (68′)

Jean-André Pommiès, Le Corps-franc Pommiès _ une armée dans la Résistance (45′)

François Broche, Dictionnaire de la collaboration _ collaborations, compromissions, contradictions (58′)

Corine Pelluchon, Les Nourritures _ philosophie du corps politique (71′)

Catherine Coquio, La Littérature en suspens _ les écritures de la Shoah : le témoignage et les œuvres & Le Mal de vérité, ou l’utopie de la mémoire (67′)

Frédéric Joly, Robert Musil _ tout réinventer (58′)

Ferrante Ferranti, Méditerranées & Itinerrances (65′)

Bénédicte Vergez-Chaignon, Les Secrets de Vichy  (59′)

 

Voilà,

pour l’accessibilité d’écoute à l’ensemble des podcasts de ces 23 entretiens _ à ce jour : du 13 octobre 2009 au 13 octobre 2015, jour pour jour ! _

d’auteurs invités à la librairie Mollat,

avec Francis Lippa,

alias Titus Curiosus sur son blog En cherchant bien.

On peut écouter aussi les podcasts de deux conférences _ et non pas deux entretiens _

de deux philosophes que j’apprécie tout particulièrement

et ai proposé, en tant que vice-président de la Société de Philosophie de Bordeaux, d’inviter dans le cadre des conférences de notre Société de Philosophie, données dans les salons Albert Mollat, en janvier 2011 et en février 2015,

et à propos de sujets, aussi, qui me tenaient spécialement à cœur :

Michaël Foessel, à propos de son livre Etat de vigilance _ critique de la banalité sécuritaire  (65′)

et Bernard Sève, à propos de L’Instrument de musique : une étude philosophique (49′) ;

mais il ne s’agit pas là d’entretiens ;

et je n’en suis pas l’interlocuteur :

les conférenciers sont simplement présentés par les présidentes (successives) de notre Société de Philosophie de Bordeaux,

Céline Spector, dans le cas de la conférence de Michaël Foessel, le mardi 18 janvier 2011

et Kim Sang Ong Van Cung, dans le cas de la conférence de Bernard Sève, le 3 février 2015.

Plusieurs articles de mon blog En cherchant bien sont d’ailleurs consacrés à ces philosophes amis :

_ pour Michaël Foessel :

Sur un lapsus (« Espérance »/ »Responsabilité ») : le chantier (versus le naufrage) de la démocratie, selon Michaël Foessel

« Faire monde » face à l’angoisse du tout sécuritaire : la nécessaire anthropologie politique de Michaël Foessel

« L’Indignation, une passion morale à double sens » : un appendice à l’anthropologie politique de Michaël Foessel

Le courage de « faire monde » (face à la banalisation esseulante du tout sécuritaire) : un très beau travail d’anthropologie à incidences politiques de Michaël Foessel

et pour Bernard Sève :

Sur Montaigne musicien à son écritoire : Bernard Sève à propos de l’indispensable « Montaigne manuscrit » d’Alain Legros

Un moderne « Livre des merveilles » pour explorer le pays de la « modernité » : le philosophe Bernard Sève en anthroplogue de la pratique des « listes », entre pathologie (obsessionnelle) et administration (rationnelle et efficace) de l’utile, et dynamique géniale de l’esprit

Jubilatoire conférence hier soir de Bernard Sève sur le « tissage » de l’écriture et de la pensée de Montaigne

 

Quant à mes entretiens antérieurs au 13 octobre 2009,

notamment à propos de musique et de musiciens,

ils n’étaient pas alors enregistrés, et n’ont donc pas donné lieu à des podcasts…

Le Pouvoir d’incarnation des images d’Isabelle Rozenbaum : son parcours de création dans « Les corps culinaires »

09déc

Le mardi 3 décembre dernier, j’ai eu le très grand plaisir de m’entretenir _ et ce fut passionnant ! le podcast dure tout juste une heure _ avec l’artiste photographe et vidéaste Isabelle Rozenbaum

à propos de son très riche et beau livre Les Corps culinaires, paru en juin 2013 aux Éditions D-Fiction _ une version numérique de ces Corps culinaires, comportant aussi 10 vidéos, était déjà parue en 2011.

C’est son (très riche !) parcours _ de trente années : depuis 1993, où elle créa son premier « studio photo avec Frédéric Cirou«  (page 14) _ de création d’images

que nous livre ainsi, en ce livre de texte (en 17 chapitres, développés sur 100 pages) et de photographies _ superbement prenantes !, au nombre de 43 (et la plupart en couleurs, auxquelles l’artiste prête une singulière et merveilleuse attention !!!) _, la photographe-vidéaste,

à partir d’un _ mais pas l’unique ! cf son tout dernier chapitre, intitulé « Comment sortir de table ?..« , pages 100 à 107… _ de ses sujets de prédilection _ et qui constitue, en effet, l’axe toujours porteur (disons principal) de sa carrière professionnelle _, la cuisine.

Et, en cela les corps culinaires en leur sublime matérialité.

La cuisine, entendue au plus large comme activité anthropologique complexe mettant très richement en jeu et interactions intensément vivantes, tant des corps cuisinés que des corps cuisinants

_ des corps, à la Lucrèce du De natura rerum, car « la cuisine (…) nous rappelle sans cesse que nous sommes faits de matière. C’est donc vraiment, là aussi, la vie et la mort : on tue du vivant, on le transforme, on l’absorbe, on le retransforme, on le rejette, et le cycle se perpétue. Ce qui est fascinant dans la cuisine qui constitue ce cycle chez l’homme, c’est cette boucle, ce mouvement continu. En photographiant ces sacrifices (d’animaux), je photographie aussi une autre approche de l’abattage que celui pratiqué par l’industrie. Le sacrifice entretient en effet un rapport consubstantiel entre l’homme et sa nourriture. L’homme doit faire face à l’animal pour le tuer, à l’opposé de l’industrie qui tue des animaux de manière mécanisée _ c’est-à-dire invisible pour ceux qui mangent après cette viande« , écrit Isabelle Rozenbaum page 61, en son chapitre « De la fête à la grenouille à la tue-cochon : sacrifice animal« … _ ;


et cela, selon des contextes « ethno-culinaires » _ le mot se trouve page 22 _ eux-mêmes extrêmement variés,

selon que l’on a à faire

à la « cuisine de chefs », tels Guy Martin _ cinq livres ont été ainsi réalisés par Isabelle Rozenbaum avec le chef du Grand Véfour, depuis 1995 _, Michel Guérard, Alain Passard, André Daguin et Arnaud Daguin

_ cf tout particulièrement Un canard et deux Daguin, aux Éditions Sud-Ouest, en 2010 ; à cet égard, page 33, Isabelle Rozenbaum note ceci : « Ce que j’ai réalisé avec Guy Martin se distingue fortement de ce que j’ai réalisé avec les Daguin. Pour Guy Martin, il s’agit d’une photographie de studio afin d’obtenir l’image du plat final.

Pour Arnaud et André Daguin, il s’agit d’une photographie de reportage en cuisine, d’un process _ le mot est important ! Car la vie est très fondamentalement process ! _ qui suit deux chefs en train d’élaborer _ le mot est lui aussi important : toute culture est fondamentalement travail et invention, et même et surtout création, capacité de liberté par le faire, le poïen !.. _ un plat jusqu’à son résultat, mais où l’image même du plat finalisé n’est pas l’objectif principal, mais une photographie parmi d’autres » ; et dans ce dernier cas (et qui reçoit la faveur de la photographe !), nous lisons page 34, « ce type de reportage _ photographique, en sa propre élaboration factuelle effective _ est une sorte de danse avec le chef _ un mot, ce mot « danse« , que j’ai entendu maintes fois dans la bouche de mon ami Bernard Plossu, à propos de sa propre pratique éminemment dansante de la photographie ; et lui aussi en parfaite empathie (de rythme : de mouvement et de vie ! ; ou bien de calme, ou silence, voire immobilité, quand il s’agit d’espaces vides d’humains et de leurs actes : cf ce chef d’œuvre particulièrement cher à l’artiste du Jardin de poussière..), vibrante, avec ceux (et ce : dans le désert il peut y avoir du vent ; dans la ville, il peut y avoir aussi du vide d’hommes ; et des présences enfuies…) qu’il photographie ainsi…

Tout l’enjeu est _ poursuit Isabelle Rozenbaum, à propos des activités culinaires qu’elle photographie _ est de savoir se placer en fonction de la lumière et d’être à la bonne distance des personnes tout en suivant leur rythme sans les gêner«  dans leur faire cuisinant ; et « c’est toujours au photographe de comprendre et de suivre la danse du chef«  (cuisinier) : je suis revenu, de la chorégraphie de Plossu, à la chorégraphie d’Isabelle Rozenbaum.

Page 37, celle-ci dit encore : « Il me semble que la gestuelle des mains (en cuisine) illustre parfaitement la transformation _ à la fois vitale et culturelle : cf Le Cru et le Cuit de Claude Lévi-Strauss… _ en cuisine et représente une sorte de chorégraphie très hypnotique _ pour qui la regarde et la photographie. Ainsi le close-up sur des mains permet, dans une grande simplicité, de mettre en valeur leurs énergies et leurs élans«  _ de mains de cuisinants à l’œuvre… _ ;

ou bien à des « cuisines de femmes«  _ ainsi Maroc, avec Alain Jaouhari, en 2002 ; Cuisines de femmes, avec Cécile Maslakian, en 2003 ; et peu après Tunisie, avec Odette et Laurence Touitou ; Sénégal, en 2004 ; Thaïlande, en 2007 ; et Inde intime et gourmande, en 2009 _ ;

ou bien encore à de la street food : « La street food est une cuisine exclusivement ambulante, pratiquée en Asie, même si on peut également la trouver aussi en Amérique latine ou en Méditerranée » ; « La street food est magique pour la simple raison qu’elle est fraîche, personnelle et variée «  (page 77).

« Photographier cette cuisine est aussi une nouvelle façon de regarder la consommation culinaire«  ; et « du fait de cette attention (du photographe), je suis dans un état bizarre dû à cette excitation, mais également à la préoccupation que j’ai alors de parvenir à fixer _ en images qui soient le plus justes possible ! _ ces moments fugaces, inattendus, uniques » ;

la street food « traduit aussi un immense plaisir _ celui de cuisiner et manger, mais, surtout, celui de vivre, tout simplement, car la street food, c’est la vie même _ voilà ! _, c’est-à-dire de la sociabilité, du lien, de l’échange _ entre les cuisinants (et cuisinantes) et ceux qui vont se nourrir, dans la rue, de ces matières ainsi cuisinées et proposées. (…) De même, c’est une cuisine qui, en plus d’être délicieuse, est très belle à voir » ;

et avec elle « j’ai changé radicalement ma manière de photographier. (…) Avec la street food, j’ai développé dans mon travail (…) une photographie prise du « dessus », c’est-à-dire une photographie sans regarder dans le viseur «  (pages 78-79)…

Et « en prenant des photographies sans regarder dans l’œilleton, précisément en cessant de cadrer mes images à partir de celui-ci,

je me suis aperçue qu’une nouvelle photographie, intéressante, originale, parfois même très surprenante, pouvait surgir. Cette photographie me révélait des éléments _ soient des matières colorées magnifiques en leur (simple et riche à la fois) facticité même _ beaucoup moins alignés, moins limités dans le cadre«  (page 81) _ et ici la plastique d’Isabelle Rozenbaum (et sa particulière attention aux couleurs) se distingue de ce Plossu nomme, lui, « l’abstraction invisible« , à la Paul Strand, ou à la Corot, pour reprendre les filiations que lui-même, parmi d’autres, se donne. Même s’il faut, aussi, mettre à part, en l’œuvre photographique de Plossu, son usage enchanteur (voire sublime !) de ses sublimes couleurs Fresson… Et les matières culinaires colorées des images photographiques d’Isabelle Rozenbaum sont elles aussi de l’ordre du sublime !..

« En agissant ainsi, le photographe peut donc parvenir à inverser _ créativement, quand c’est juste ! _ les signes de son propre regard » _ et ainsi mieux voir, et mieux montrer…

Et « j’ai également changé la manière de me tenir, de positionner mon corps pour « shooter » _ autre propriété primordiale de l’acte de photographier. Je lève ainsi mon appareil pour viser de façon « aléatoire », et je shoote ainsi les images que je contrôle ensuite _ a posteriori seulement, donc _ sur l’écran de l’appareil. J’utilise donc mon corps autant que mon regard _ et ce point est crucial.

Photographier dans cette position, avec un appareil photo qui peut être très lourd, demande un véritable sens de l’équilibre. On doit être très stable, se reposer fermement sur son centre de gravité, et, à la fois _ voilà ! _, être très souple _ un autre point de convergence avec la poïétique de Plossu ! _ pour pouvoir s’excentrer _ voilà ! _, se tendre _ et les deux sont essentiels et consubstantiels à la poïesis même d’Isabelle Rozenbaum : il s’agit d’accéder à la saisie empathique puissante d’une essentielle altérité ! _, tout en étant évidemment chargé de l’appareil photo, tenu au bout des bras.

Réaliser de telles prises de vue fait appel à une sorte de stabilité variable _ oui ! mouvante… _ qui se modère _ chorégraphiquement _ à partir de la vision que l’on a _ à l’instant même ! _ de l’espace _ environnant enveloppant la scène culinaire ; et que celui-ci soit fermé ou ouvert… _, donc sans l’appareil devant l’œil.

Du coup, des éléments apparaissent _ en quelque sorte d’eux-mêmes, hors de la stricte conscience et volonté par rapport à l’événement même de ce qui advient, pour le regard de la photographe qui choisit, appareil à bout de bras, de pleinement s’y livrer, à la racine de ce qui va devenir très bientôt, instamment, l’acte même de son geste de prise de vue photographique… _ dans le champ

que je n’aurais jamais retenus si j’avais utilisé mon mental _ hyper-calculateur _ et ma visée _ hyper-cadrée. (…) Cette part d’incertitudes et de doutes _ en ce moment hyper-riche d’affects (et ultra-rapide, aussi, bousculant et bousculé émotionnellement) de la prise de la vue effective sur cette scène de plénitude de vie (et non « scène de crime«  ! Je pense ici aux scènes de crime de Weegee)… _ permet de créer du nouveau » (page 82) _ cf Nietzsche : « Il faut encore porter du chaos en soi pour donner naissance à une étoile lointaine«  ; il faut savoir se déprendre de bien de ses propres acquis, au-delà même des clichés, forcément…

« Généralement, quand je fais une image, c’est parce que quelque chose retient _ déjà, et hic et nunc, en la sollicitation de l’événement dans l’instant rencontré (et offert) _ mon attention _ et suscite un surcroît de curiosité du regard, une appétence photographique…

Ma problématique est alors de trouver comment retranscrire _ par l’image photographique à prendre en cet instant richement bousculant ! à la seconde même… _ ce que je ressens _ c’est-à-dire la qualité singulière même de cet émoi éprouvé ! en sa singularité, donc, face à l’altérité de l’objet neuf sollicitant… _, et, plus précisément, comment le retranscrire autrement que ce que ma vue première me donne _ primairement, donc, au départ, et de façon toujours quelque peu pré-formatée… _ à voir«  (page 82)

_ cela me rappelle les réflexions de Roland Barthes sur le punctus dans sa méditation (sur d’anciennes belles photos) de La Chambre claire… Et l’artiste a toujours à continuer à travailler, ne serait-ce que pour accéder toujours à davantage de justesse en son approche de l’altérité de l’objet.

Dans, me semble-t-il, ce que Bernard Plossu appelle, page 126 de L’Abstraction invisible, l’understatement, au moins dans son cas à lui : « Le mot clé de tout ce que je pense, de tout ce que je crois en art, est anglais : understatement. Je n’arrive pas trop à le traduire en français, si ce n’est par l’expression « ne pas trop en dire », ou « le ton juste ». Understatement, c’est ce qui dit les choses discrètement, sobrement, le contraire de overstatement ».

Et à propos de ses propres pratiques d’expérimentation, Bernard Plossu dit aussi, page 151: « Dessiner est ma façon d’enclencher un processus de réflexion autour de l’image qui passe chez moi par le geste, par le jeu. Cela participe des expérimentations visuelles qui me rendent plus proches d’un artiste comme Patrick Sainton que d’un Sebastião Salgado. Salgado et moi avons la même étiquette de photographe mais on ne fait pas du tout le même métier. Je n’ai rien à voir avec lui. Ce qui me passionne, c’est la dimension expérimentale de la photographie«  ; et c’est aussi ce que développe Isabelle Rozenbaum en son dernier chapitre « Comment sortir de table ? Artwork in progress« … Fin des citations de Plossu. Et retour à l’aisthesis poïesis d’Isabelle Rosenbaum…

Et comme « je ne suis pas quelqu’un qui aime beaucoup la répétition _ écrit Isabelle Rozenbaum page 83 _, aussi j’essaie continuellement de trouver des espaces et des situations qui changent mon regard, qui vont titiller ma vision des choses _ voilà  le processus que se donne (et dans lequel se place et s’immerge pleinement), quant à elle, Isabelle Rozenbaum.

En fait, c’est un peu comme un jeu » : le jeu artistique, patiemment innovant et auto-bousculant _ je repense à la métaphore de la mise en danger par ne serait-ce que l’ombre de la corne du taureau, pour le torero, que convoque Michel Leiris en sa forte préface à son puissant L’Âge d’homme _, de l’invitation spatio-temporelle, face à l’altérité même de ses objets à percevoir, saisir et retenir par ses images prises, à un surcroît permanent de justesse de (et dans) l’acte photographique !

« Cela me permet de confronter mes photographies (successives : Isabelle shootant alors à plusieurs reprises) et voir _ c’est-à-dire, et très vite, à l’instant même, juger ; Hannah Arendt insiste sur cette fondamentale activité de l’esprit ; cf son ultime livre : Juger _ si j’ai mieux cerné mon objet ou pas la seconde fois. (…) Du coup, mon regard évolue _ et progresse : vers un surcroît de vérité dans la justesse de ce qu’il s’agit de percevoir (et puis faire voir, par la photo) _ et me maintient tout le temps en éveil » _ créateur : il y a péril aux endormis et engourdis… _ (page 84).

« La question primordiale est de savoir comment _ très matériellement, autant que mentalement et culturellement _ on se prépare à photographier.

Il me semble donc que pour être capable de capter l’autre _ tel est l’objectif de fond !!! Cf aussi le beau livre de Ryszard Kapuscinski : Cet autre  _, il faut déjà être capable soi-même d’écouter et de réceptionner _ le réel en son altérité, et en toute la justesse de pareille qualité de réception. La photographie, c’est une sorte d’émoi _ du photographe recevant pleinement et en vérité son objet : nous sommes en effet assez loin alors de l’hyper-hédonisme je dirais complaisant et vendeur d’un Sebastião Salgado.. Il faut ressentir ce qui se passe avec l’autre _ voilà ! Dans cet avec ! La qualité de la photo dépendant du degré de qualité de la justesse de cette réception émotionnelle de l’instant de la part du saisisseur-photographe ; lequel, instant vécu et ressenti par le saisisseur-photographe, n’est pas nécessairement seulement ce que Henri Cartier-Bresson a nommé « l’instant décisif » objectif, factuel... C’est cet « avec » qui est ici crucial et fondamental ; ce qu’Isabelle Rozenbaum nomme, quant à elle, et ô combien justement, « le lien » : entre le ressenti du photographe et l’altérité de l’objet à montrer le plus justement possible...

L’important, pour moi, est donc de toucher _ atteindre, lors de la prise de l’image ; et pouvoir faire ressentir au mieux, ensuite, en montrant, plus tard, la photographie telle qu’elle aura été tirée, puis exposée, au regardeur _ la beauté intérieure d’une personne,

toucher ce qui l’habite, ce qui l’anime«  (page 84).

« Tout est compréhension de l’espace de l’autre«  (page 85)

_ et je retrouve ici les réflexions de l’anthropologue Edward Hall, ami de Bernard Plossu à Santa-Fé (cf encore, de Plossu, le magistral et magnifique L’Abstraction invisible, paru en septembre dernier aux Éditions Textuel : je cite ce passage du discours de Plossu à la page 101 : « Edward Hall était un peu mon père spirituel à Santa-Fé. Il aimait mes photos, il avait écrit sur certaines d’entre elles dans la revue El Palacio du musée du Nouveau-Mexique, notamment celle de la fille au camion qui a inspiré le cinéaste Robert Altman pour son film Fool of Love. Edward Hall m’invitait souvent à dîner. Il était très cultivé, très marqué par l’Europe aussi. C’est l’inventeur de la proxémie, la distance juste aux choses _ voilà ! On est exactement dans le même discours que la caméra à l’épaule de Raoul Coutard dans les films de Truffaut et Godard. La distance juste, le non-effet et la proxémie, cette théorie de la bonne distance entre les gens. Donc évidemment, avec la photo au 50 je ne peux être que l’enfant d’Eward Hall« ) ; Edward Hall : l’auteur marquant, pour moi, de La Dimension cachée

Je voudrais aussi souligner les usages que fait Isabelle Rozenbaum du mot capital d' »incarnation » _ ce schibboleth de l’art si délicat de la justesse,

et ce, à quatre reprises :

_ page 37 : « Les mains incarnent la personne sans que l’on ait besoin _ dans la photographie _ de distinguer les autres parties du corps _ notamment le visage _ pour comprendre ce qui nous est transmis. En effet, les mains dégagent une expression de sensation pure (…) Ainsi le close-up sur des mains permet, dans une grande simplicité, de mettre en valeur leurs énergies et leurs élans » _ proprement vitaux.


_ page 39 : « Pour ma part, je ne fais pas de step by step. Mon objectif est plutôt de photographier le geste qui retrace _ en sa pleine (et parfaite) effectivée captée _  un mouvement complet. J’essaie au sein d’une seule et même image, de saisir le savoir-faire d’une personne à partir d’un geste culinaire précis qui a la puissance de transcrire _ à lui seul _ la totalité du mouvement même _ ou process Pour y parvenir, j’en reviens à ces notions de « bonne distance » _ la proxémie, donc, d’Edward Hall et Bernard Plossu, ou encore Raoul Coutard… _, d’accompagnement, d’écoute de la personne. Ce sont des notions qui aident à percevoir le geste parfait sans être pour autant figé, celui que l’on peut considérer comme « professionnel », mais que, pour ma part, je qualifierais plus volontiers d' »incarné« . »

_ page 91 : « Le vin est une boisson qui s’incarne lorsqu’on est à table. Donner une direction au goût dans un ouvrage sur le vin amène ainsi à élaborer des correspondances pertinentes qui permettent de comprendre qu’on déguste mieux, par exemple, un Côtes-du-Rhône lorsqu’il est associé à un plat épicé. Aujourd’hui ce type d’approche semble aller de soi, mais, en 2006, ce n’était pas le cas ; et il n’existait aucun ouvrage comme Une promesse de vin sur le marché français, réunissant la vigne, les vignerons et leur cuisine. »

_ page 99 : « La vidéo offre la possibilité de faire décoller la réalité, de faire ressentir pleinement la présence d’un être et de son intériorité. À ce sujet, la vidéo que j’ai réalisée sur Michel Bettane, Wine spirit, en est un très bon exemple : on est directement en compagnie de Michel devant les vins qu’il doit déguster, on ressent nous-mêmes ce qu’il goûte, on est transporté dans son monde intérieur, par ses pensées. (…) La caméra est plus douce, plus fluide que l’appareil photo. Michel Bettane l’a d’ailleurs facilement acceptée dans son espace. Il parle ainsi sans problème face à elle. il est à l’aise avec moi ; ma caméra ne le bloque pas. Sur les vidéos que j’ai réalisées de lui, on remarque immédiatement que sa présence est juste, incarnée, touchante, car il se donne vraiment à l’image, il accepte complètement d’être pris par elle. Ce qui n’est jamais simple, jamais donné d’avance, jamais naturel. Être pris en photo et, a fortiori, en vidéo, demande que l’on accepte de se donner, c’est-à-dire d’être capté par l’image sans que l’on sache vraiment ce qu’il en adviendra.« 

On pourra aussi se reporter au site D-Fiction http://d-fiction.fr/category/d-doublement/isabelle-rozenbaum
sur lequel se trouve le travail personnel d’Isabelle Rozenbaum

pour accéder davantage, et visuellement, à son œuvre d’images…

Titus Curiosus, ce 9 décembre 2103

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