Posts Tagged ‘sauvagerie

Cultiver (en son regard !) la lumière de la luciole et subvertir la carole magique : l’enchantement de l’écrire de Christophe Pradeau

16juin

« Prendre la mesure du monde » _ si vaste et si profond ! _ à partir de l' »appui » d’une enfance (granitique et forestière) en Limousin (du côté de Lubersac, pour les vacances, au moins) :

tel est le défi _ superbe ! _ d’écriture

auquel à choisi de s’affronter Christophe Pradeau en son opus magnifique (quel livre dense et riche et musical !) : La Grande Sauvagerie, aux Éditions Verdier _ et tout récent « Prix Lavinal » du « Printemps des lecteurs » de la librairie Mollat : la réception ensoleillée du Prix eut lieu au village de Bages, des mains de Jean-Michel Cazes, jeudi 3 juin dernier.

C’est le roman de la naissance,

compliquée, retardée par des obstacles _ encore trop douloureux pour être frontalement énoncés, expliqués, en son récit maintenant même par la narratrice, la soixante advenue, pour elle, à la page 39 : « à la veille de devenir une petite vieille : cheveux enneigés, poitrine racornie, fessier effondré, yeux vitreux injectés de sang, peau tavelée, varices, cors au pied, gestes tremblés, démarche chaque jour un peu plus mal assurée, lenteur, universelle lenteur comme une glu dans laquelle vous êtes prise« , soit sa plus formidable obsession (l’auteur, lui, Christophe Pradeau n’a, à ce jour, que trente-neuf ans !) _, mais finalement impuissants à l’étouffer,

d’une curiosité,

principalement intellectuelle (et affective, familiale, mémorielle surtout ;

pas amoureuse ou sexuelle : la narratrice restant très elliptique quant à ses amours :

après une très rapide évocation, page 32, de la « suavité irréelle » _ voilà ! peut-être parce que bien rare en un pays bien rude… _ de « l’âge des premiers rendez-vous« ,

une allusion, page 83, à une liaison de trois mois, probablement en 1969, l’année de ses vingt-trois ans, un amour, qui la transporte d’Istanbul, où elle résidait alors, dans le quartier de Galata

_ « Istanbul, où je vécus plusieurs mois, à Galata, dans le jardin d’hiver d’un appartement enchanté _ déjà ! _ d’où le regard s’envolait (une figure majeure de l’idiosyncrasie du personnage ! à la Claude Simon : Le Vent…), porté par les vents étésiens _ quelle chance ! _, fasciné par la violence des courants, la profondeur des ténèbres sous l’écume gris bleu du Bosphore _ en ses mortels vortex… _  charmé (toujours le regard ! plus même que la narratrice elle-même : une « contemplatrice« , en fait, se tenant à quelque distance, ici sur le bateau, devant lequel les « choses vues«  défilent, sans que le reste de son corps s’y mêle ! ; sa « mobilisation«  est celle du regard !) par la nonchalance des caïques, le défilé lent des yalis, leurs façades embrumées par les moucharabiehs, les femmes pensives sur les balcons de bois sombre, penchées,  un mazagran de café dans le creux de la main, au dessus du puits d’encre des eaux fonds (du Bosphore : vertigineusement magique !), debout sur les pontons nacrés de coquillages et de vase, silhouettes minuscules errant (verlainiennement) parmi les terrasses délabrées des parcs _ somptueux, en effet, là _, sous les frondaisons centenaires des pins, des platanes _ j’ai moi aussi constaté leur splendeur stambouliote ! _ , des arbres de Judée ; certains jours de la mi-août, quand la lumière se fait si intense, purifiée des ondoiements huileux de la canicule, que tout, et jusqu’à la ligne d’horizon, se rapproche brusquement _ et sans lunettes _ de vous (tiens ! tiens ! ô le vertige !), j’ai pu croire, Orithie consentante abandonnée au Vent du nord (avec la majuscule !), que rien n’arrêterait mon regard (toujours lui ! à l’avant, en estafette, du reste-du-corps fantassin, plus exposé encore aux blessures, lui ! que la pupille ou l’iris des yeux !) jusqu’au débouché du corridor _ en élévation, sinon lévitation ! _ où m’attendait le spectacle (toujours à regarder-contempler à un peu de distance !) de la brusque floraison d’un détroit en mer intérieure, dépliement des vagues en corolles de colchiques, diaprures, irisations allant se perdre dans les lointains, vers la Crimée (ô le beau nom féminin ! et ce qu’il charrie d’images les plus noires !..) et ses anciens comptoirs gênois, en direction de Caffa, ses rats noirs (les voici !) et ses cadavres buboniques (pestiférés, donc ! pardon du pléonasme !) enroulés comme des fœtus dans le giron des catapultes » ;

voici alors la chute, et la révélation très elliptique d’un bref amour (de trois mois) : « Je quittai Galata sur un coup de tête pour me perdre de vue (voilà ce que c’est de cesser de privilégier son regard !) en Argentine, sur les hauts plateaux du Chubut, enlevée par des bras moins fermes (hélas pour la narratrice !) mais tout aussi inconstants (hélas encore !) que ceux de Borée _ le vent du Nord _, avant de retrouver, trois mois plus tard, mon nid d’alcyon sur (= au-dessus de ! une position recherchée, nous en aurons confirmation à d’autres reprises, dont l’appartement new-yorkais de la narratrice, donnant directement sur l’East-Side River…) les eaux du Bosphore, mais pour lui dire adieu presque aussitôt : il était plus que temps de regagner la France«  _,

une allusion à une liaison de trois mois, un amour (entre cette Orithie, elle, et un Borée, l’autre, donc) qui la transporte d’Istanbul

rien moins qu’en Argentine,

un peu au nord de la Patagonie, où se situent ces « hauts plateaux du Chubut«  (dont nous ne saurons pas davantage ! _ cf le « En Patagonie«  de Bruce Chatwin (et mon article « la traversée du siècle d’un honnête homme (et beau garçon) en quelques fécondes rencontres d’artistes-créateurs en des capitales cosmopolites : le parcours de Peter Adam de Berlin à La Garde-Freinet, via Paris, Rome, New-York et Londres » sur le livre de Peter Adam « Mémoires à contre vent » qui évoque sa furtivité et sa discrétion personnelles, au passage…) ; ou « Le Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann (et mes sept articles de l’été 2009, à partir de « La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude Lanzmann _ présentation I« …) ; ou les contes de ma cousine Silvina Ocampo, l’épouse de mon cousin Adolfo Bioy… _ ;

une autre allusion à cet épisode malencontreux de « haute solitude » argentine (« étrangère à un lieu, des habitudes, des coutumes« ), se trouve à la page 49 : « lors des quelques mois que je devais passer, une dizaine d’années plus tard (que l’épisode du Mas Fargeau, lors du recensement de 1965 _ les repères fluctuent, au gré des indices du récit de son passé par la narratrice…), dans un dénuement _ voilà ! _ que plus jamais je ne connaîtrais par la suite _ = rétrospectivement _, sur les hauts-plateaux du Chubut, compagne d’aventure fourvoyée dans une histoire _ d’amour ? ou simili… _ qui ne m’était de rien » : on appréciera la richesse du nuancier de ces expressions…

et une autre, enfin, non moins brève, page 85, quant à un autre amour (sans guère de suites, non plus : la narratrice demeurera célibataire et sans enfants _ du moins le semble-t-il…) :

« Je renouai, de fait, à New-Haven _ où se situe l’université de Yale : Christophe Pradeau y a lui-même séjourné ! en son cursus universitaire… _, dans l’une de ces universités alourdies de lierre où le présent semble moins éloigné qu’ailleurs des Pilgrim Fathers et des « colonies perdues », avec des études d’histoire de l’art _ la narratrice ne s’y attarde pas trop en son récit _ que j’avais maintes fois reprises et abandonnées au hasard de mes années d’errance (entre juillet 1967 et août 1970 : elles lui paraissent une « décennie«  !), avec la ferme intention de les couronner cette fois par la rédaction d’une thèse sur l’architecte américain Franck Lloyd Wright, dont je m’entichai (intellectuellement quasiment…) lors d’un séjour à Chicago,

en m’attardant, tout à la joie inattendue, par nature toujours inattendue _ certes ! non recherchée ! à accueillir seulement ! il s’agit d’une grâce donnée à fonds perdus ; sans calcul d’aucune sorte ! _, d’aimer et d’être aimée (c’est dit ! page 85, donc : sans nulle autre considération !),

au milieu des splendeurs automnales (d’« été indien« , ou « été des Indiens » ! page 99 : à contempler ! elles aussi…) d’Oak Park. Je vivais à New-Haven depuis deux ans déjà (nous sommes donc en 1972 alors…) et m’apprêtais à commencer un PhD

quand je fis, dans les stacks de la Sterling Library, la découverte que j’ai dite« , un peu plus haut, aux pages 53 et 62 de cette narration par Thérèse Gandalonie d’une partie (la plus intellectuelle, ou seulement cérébrale : à propos de la « tribu«  des Lambert, issus de Jean-François Rameau, mort d’« expérimenter« , à son entier corps mal défendant, la « grande sauvagerie » du Grand Nord américain) de son histoire à elle, qui vient s’embrouiller, « inextricablement mêlée«  qu’elle est « à la leur« , selon une expression de la page 82, à celle des Lambert-Rameau :

quand je fis, dans les stacks de la Sterling Library, la découverte

d’« un petit livre bleu nuit abandonné sur le plateau d’un chariot de reclassement« 

Je poursuis ici la lecture de ce « tournant » du roman, pages 53-54 :

« Je savais que quelque chose n’allait pas _ mon regard (toujours lui !) m’en avait tout de suite averti _ mais je n’arrivais pas à dire quoi. Était-ce que le nom de l’auteur

_ « Le petit livre bleu nuit portait la signature d’un historien (lucquois) dont l’œuvre n’avait cessé (nous sommes ici alors en 1972, à Yale ; et la notation, page 62, est à prendre on ne peut plus à la lettre !!!) de m’accompagner

(au point que dès qu’elle se mettra à « voyager« , à ses vingt-et-un ans, une fois « passée de l’autre côté, dans le camp des vies mobiles et des curiosités indiscrètes« _ les deux sont liés, à la page 36 _, elle « ne manquera pas » de se rendre, et très vite, à Lucques, « se recueillir«  devant la façade, seulement, de la demeure de ce chercheur très éminent (d’abord pour elle), en forme d’hommage quasi filial (au moins intellectuellement) très ému de sa part (comme si « sa lecture«  de « lui«  constituait l’acte, en forme de « passeport« , de sa véritable naissance (non biologique, cette fois : culturelle !) au monde ! ; « je me figurais, dit-elle, page 53, près d’être déglutie par la boue, par l’hostilité indistincte _ voilà _, sans rien _ jusque là _ à quoi me raccrocher _ c’est décisif _, et empoignant soudain et comme en désespoir de cause, une touffe de mes cheveux, et tirant, tirant de toutes mes forces, et me hissant, à force de tirer, comme si le pouvoir m’était donné _ grâce à lui, enfin ! _ d’être à la fois la sage-femme et le nouveau-né, la main experte et le corps glaireux«  ;

cf son récit de cela, aux pages 66-67 :

« Lorsque, à vingt-et-un ans, j’entrepris à mon tour de voyager, ivre de curiosité _ voilà ! _, je ne manquerais pas d’aller me recueillir à Lucques, devant la façade gaufrée de bossages rustiques derrière laquelle le grand historien, qui m’avait éveillée à moi-même et au monde (voilà ! rien moins !!!), avait écrit le meilleur de son œuvre, à commencer par son grand livre sur le Déluge« … ; fin de l’incise lucquoise !)

Le petit livre bleu nuit portait la signature d’un historien dont l’œuvre n’avait cessé de m’accompagner, donc,

depuis que j’avais eu la révélation, en le lisant, avec peine, dans une espèce de fièvre heureuse, au cours d’une semaine caniculaire de fin juillet _ je venais tout juste de fêter mes dix-sept ans (en 1963, donc, selon mes calculs de lecteur un peu curieux (et donc assez attentif : à déchiffrer les indices laissés…) : la narratrice sortait de Première et allait passer en Terminale au lycée ! je me souviens que, personnellement, ce fut la lecture du Bruit et la fureur de Faulkner qui me fit procéder à ce genre de « comptes«  en décryptant un roman : je devais être en Première quand je le découvris ; je venais de m’abreuver juste auparavant à Sanctuaire ; et je poursuivrais par Lumière d’août ! Que d’enchantements ! fin de mon incise faulknérienne…) _

j’avais eu la révélation, donc,

que l’ennui léger (un défaut de la vision : une invasion de mouches optiques à un excès de luminosité, contracté face à la blancheur aveuglante des salines contemplées du haut des remparts d’Aigues-Mortes) obscurcissant ma vie depuis quelques mois, s’aggravant les dimanches après dîner (ou déjeuner de midi ?) en somnolence accablée, n’était qu’une brume passagère qu’il ne tenait qu’à moi de traverser (par la lecture !) pour entrer de plain-pied dans la vie (soit un élément tout simplement décisif dans l’économie du roman, et le parcours de vie, donc, aussi, les deux allant de pair, de la narratrice !). Assise en tailleur, adossée au figuier

(d’un jardin dont nous nous finirons par apprendre, tout à la fin, in extremis, la révélation, page 153, de l’importance en sa vie : quand d’une des deux lunettes de l’Observatoire (astronomique) qu’avait édifié, en contrepoint de la lanterne des morts, Octave Lambert, en son Domaine de « La Grande Sauvagerie« , sur la hauteur surplombant les toits d’ardoise et les jardins en terrasse du village de Saint-Léonard, la narratrice découvrit _ proustiennement ! cf la célèbre remarque de Proust sur les opérations de focalisation inverses des télescopes et microscopes !, en son sublime Temps retrouvé ! _, au bout de la-dite lunette, qui n’en bougeait plus (« J’essayais bien de faire pivoter la lunette sur son axe (…) mais l’objectif restait obstinément fixé sur le figuier« …) : « un banc plus qu’aux trois quart enseveli sous les branches chargées de fruits d’un figuier, celui-là même sous lequel _ c’est l’arbre de la connaissance d’Adam et Ève dans la Genèse ! _ je contractai, il y a cinquante ans, le goût de lire« …)

adossée au figuier,

mon attention allait du livre (de l’historien de l’art italien), de Paolo Uccello à Nicolas Poussin, de l’immense hostilité verdâtre de leurs Déluges _ sublimes ! les deux _, au spectacle léger du vent _ salvateur : mobilisateur… _ autour de moi, dont j’observais la façon malicieuse _ oui ! _ qu’il avait de s’immiscer sous la nappe _ familiale ! _ dominicale » (au point que « un coup de vent plus fort que les autres arracha la nappe«  qui « en un instant avait franchi le mur du jardin » « pour s’échouer dans les branches des cerisiers du presbytère« …), peut-il se lire page 63…

« Je savais que quelque chose n’allait pas (quant à ce livre italien découvert par le plus grand des hasards à la bibliothèque Sterling de Yale) _ mon regard (toujours lui !) m’en avait tout de suite averti _ mais je n’arrivais pas à dire quoi.

Était-ce que le nom de l’auteur (un grand historien d’art italien vivant à Lucques, donc) n’allait pas (mais en quoi donc ?) avec le titre ?

Certes je savais qu’il _ le pronom (« il« ) est mis ici en italiques ! avec quelle intention ? de quoi est-ce l’indice qui nous est, discrètement, proposé à déchiffrer ainsi ?.. et par qui , l’auteur, Christophe Pradeau ? la narratrice, Thérèse Gandalonie ?.. _ n’avait pas écrit ce livre _ comment le savait-elle ? et pourquoi ne l’avait-il donc pas écrit, « lui« , « ce livre« -là ?.. mystères !!! Cela faisait partie de mon trouble, mais ne suffisait pas à l’expliquer

_ ce jour-là de 1972 (= « un soir de  blizzard que je m’étais attardée plus que de raison (celle des trop étroitement rationnelles horloges !), dans l’espoir d’une accalmie qui ne viendrait pas, dans l’emmêlement _ un délicieux labyrinthe ! où se perdre afin, peut-être, de parvenir à « se trouver » !.. _ de coursives, de passerelles suspendues, d’échelles et de monte-charges, d’une de ces bibliothèques de la Nouvelle-Angleterre (l’université de Yale, à New-Haven, se trouve dans le Connecticut) dont les portes restent ouvertes jour et nuit, où s’entretient sans discontinuer, tous les jours de l’année, jusque dans les heures les plus hostiles du petit matin, le feu vacillant (mais vaillant : ou la luminescence d’autres sortes de lucioles que celles acclimatées par Antoine Lambert, de Toscane, à La Grande Sauvagerie limousine : celle du regard s’éclairant et de mieux en mieux éclairé des lecteurs de livres !) des lectures buissonnantes (= tous azimuts), la veille patiente (activement : voilà !) de ceux qu’on appelle, dans la langue cornucopienne de la Renaissance, les Lychnobiens (ceux qui vivent à la lueur des lanternes _ coucou les revoilà, les « lanternes des morts » du tout début du roman ! _ ). ») ; fin de l’incise du rappel de l’année, 1972, et du lieu, « les stacks de la Sterling Library« , selon une expression de la page 85… _

Cela faisait partie de mon trouble mais ne suffisait pas à l’expliquer

_ je reprends l’énoncé par la narratrice, page 53, du début de la découverte de son sésame (ou début de fil d’Ariane) ; car elle a l’intuition que la révélation viendra de sa lecture d’un livre :

« J’entretenais, sans trop me l’avouer _ dit-elle aussi, page 52, la narratrice a alors vingt-six ans _, la certitude parfaitement déraisonnable, transposition dans le monde des adultes de je ne sais quelle superstition enfantine _ cf déjà La souterraine, le premier opus romanesque fictionnel de Christophe Pradeau ! _, qu’un livre (j’avais écrit un « monde » !) m’attendait, caché parmi les centaines de milliers à jamais indéchiffrables ou indifférents, un livre écrit non certes à mon usage exclusif mais pour lequel il y avait dans ma vie une place réservée. (…) J’étais en quête d’un livre dont je ne savais rien, si ce n’est qu’il m’arracherait à ce retrait

_ familial et limousin : ce terme de « retrait » est important, en sa timidité à combattre et surmonter ! Page 67, la narratrice dira aussi, en mettant la main, à la bibliothèque Sterling, de Yale, sur le petit livre à « la reliure bleu nuit » : « J’avais le sentiment grisant et un peu inconfortable d’être sur le seuil d’une pièce défendue » : interdite ! voilà ! _,

qu’il m’arracherait à ce retrait,

ce quant-à-soi (figé : tel le sommeil, sous l’effet de quelque « carole« , telle celle dont fut victime la Belle au bois dormant des Contes de ma mère l’oye de Perrault : la narratrice évoque, en plus de ce conte, à la page 25 et de celui de La Barbe bleue, à la page 61, l’inspiratrice, Dorothea Viehmann, de ceux des frères Grimm, à la page 95, ainsi que celle, Arina Rodionovna, qui « enluminerait les nuits de Pouchkine enfant« , à la page 34 ; une « carole magique« , c’est quasi un pléonasme, telle celle qu’infligea la fée Viviane à Merlin, le privant ainsi, en ce « cercle«  immobilisateur, de sa propre puissance d’« enchantements«  : l’expression « carole magique«  se trouve page 85 :

« plus je progressais dans ma lecture (des deux articles se rapportant à Saint-Léonard dans « le petit livre à la reliure bleu ciel«  du magicien de Lucques), plus je sentais se refermer autour de moi la carole magique dont je croyais bien pourtant avoir pour toujours brisé le cercle _ voilà ! _ en fuyant au loin, à des milliers, des dizaines de milliers de kilomètres de Saint-Léonard. Je sus immédiatement que j’étais faite _ comme un rat ! _, condamnée à tourner en rond dans la ratière _ la voilà _ jusqu’à ce qu’on _ quelque prédateur supérieur ! _ se décide enfin à me briser l’échine« , pages 34-35 ;

à la façon dont Octave « épouillait La Grande Sauvagerie«  des lucioles que son frère Antoine y avait (de Toscane) « acclimatées«  (en Limousin) : « elles émettaient un bruit sec quand on les brisait sous l’ongle du pouce«  ; si bien qu’« au matin, lorsqu’Octave rentrait se coucher, il avait le bout des doigts vaguement lumineux« , page 150 ; « il restait longtemps, penché sur la cuvette de la salle d’eau, à regarder ses mains avant de les plonger, d’un geste brusque, d’une violence rentrée _ là aussi _, toute tournée en dedans _ voilà ! _, dans l’eau bouillante, encore frémissante, qu’Annette ou la mère de celle-ci avait versée dans la vasque de porcelaine blanche« , page 150 aussi)

qu’il m’arracherait à ce retrait
ce quant-à-soi dont je n’arrivais pas à trouver la sortie,

à l’impossibilité où j’étais de dire nous _ nous tous, entre nous tous… _ sans rougir,

tellement j’avais le sentiment depuis que mamie nous avait abandonnés _ la date de sa disparition n’est pas laissée à déduire d’indices (en 1957 ? quand Thérèse est envoyée à Aigues-Mortes « éloignée pour (la) déshabituer de mamie » ?.., page 16)  ; non plus que celle (trois ans auparavant) du décès de la sœur aînée de Thérèse, sa « ur Anne«  « qui ne voyait rien venir du haut de sa tour abolie«  _de n’être plus autorisée à me réclamer d’une aventure _ familiale _ commune

_ et la mère de Thérèse, surtout, s’acharnant à détruire, « avec une obstination sauvage _ voilà ! _ que je ne lui connaissais pas encore«  (tiens ! tiens !), page 18, en les brûlant, tous les papiers (ou « papillotes« ) que sa mère avait préservés et conservés,

notamment des articles de journaux (datant de 1934) ; dont Thérèse ne parvient à sauver que des bribes...

Si bien que Thérèse :

« Je me crus longtemps incapable de lui pardonner le regard sans compassion qu’elle avait posé sur la morte,

la brutalité _ voilà ! _ avec laquelle elle avait entrepris de déraciner _ rien moins ! _ sa mémoire,

affectant, entreprenant la souche à coups de masse _ mazette ! _, de faire comme si mamie n’avait jamais été parmi nous (…).

Maman avait décrété une fois pour toutes et pour chacun que l’histoire de nos vies continuerait sans hoquet, sans hiatus,

avec les mêmes mots qu’elle l’avait fait trois ans plus tôt à la mort de sa fille aînée,

mais sa résolution avait, cette fois, une âpreté, une intransigeance _ voilà ! _ dans le ton qui coupaient _ bigre ! _ le souffle« , lit-on aux pages 21-22…

Se découvre ainsi peu à peu comme un secret de famille,

dont la clé ne sera jamais explicitement, noir sur blanc, donnée par Thérèse Gandalonie,

qui n’en propose (ou laisse transparaître) que des commencement d’indices,

et surtout au dernier chapitre,

quand nous découvrirons que »le jardin au figuier » luxurieusement abondant de la tante Marie-Lou _ comment est-elle apparentée aux Gandalonie ? par quels liens se trouve-t-elle la belle-sœur de la mère de Thérèse ?.. cela reste flou… _ était celui qu’arpenta les trois dernières années de sa mélancolie de vie, Antoine Lambert,

après sa « rupture » de cohabitation irréversible avec son frère jumeau (mais « aîné« , tout de même !), Octave.

Ainsi lit-on, d’abord page 37, et au détour d’une phrase,

cette remarque-ci de Thérèse à propos du « parcours » (ascensionnel : vers « les hauts« …) de sa famille,

à l’occasion de sa participation, « l’été de ses dix-huit ans« , en juillet 1965, aux opérations de « recensement du canton« , vers « les bas » marécageux des fonds de l’Auvézère :

c’était une « occasion inespérée de voir s’incarner tous les lieux que je ne connaissais que par leur nom, déchiffrés sur les cartes d’État-major ou sur les panneaux de la signalisation routière, ou saisis au vol dans les conversations, le tohu-bohu de toponymes dont était fait pour moi le pays _ alentour _ de Saint-Léonard et que j’étais bien incapable de situer vraiment _ voilà ! _ les uns par rapport aux autres, je veux dire autrement que sur une carte, dans une réalité _ oui ! _ faite de broussailles et de pêcheries, de chemins de traverse dissimulés sous les fougères ou la bruyère, de tourbières _ en effet ! _ et de haies d’épines infranchissables,

faute d’avoir été initiée à la réalité _ voilà : à parcourir à pied ! et par son corps, en ses muscles _ de la campagne

autour du bourg où ma famille,

qui avait réussi depuis peu à s’extirper _ voilà ! _ de l’existence boueuse des hameaux,

vivait retranchée, depuis deux générations,

accrochée de toutes ses forces aux hauteurs minérales _ surplombantes, elles _ conquises de haute lutte _ oui ! _,

que nous ne quittions pour ainsi dire jamais,

si ce n’est pour quelques brèves échappées, toujours les mêmes ;

campagne dont je devais me contenter _ toujours ! indéfiniment ! _

de scruter avidement _ mais oui ! _ le mystère _ en forme informe de troubles tourbillons (et torsades) _,

des heures durant,

du haut _ à distance, ainsi _ de la motte féodale où j’étais assignée à résidence« , aux pages 36-37, donc…

Puis, aux pages 57-58, ceci :

« Un soir de printemps, alors que Marie-Lou, arrachée à la boue de son hameau _ voilà ! _ par la grâce d’un mariage morganatique _ avec quel mari, donc ? Pourrait-ce être Antoine Lambert ? _ venait tout juste de monter _ voilà ! _ à Saint-Léonard,

de s’installer _ largement _ dans la grande maison sous les arcades,

acquisition récente de sa belle-famille _ qu’est-ce donc à dire ? s’agit-il de la famille des Gandalonie ? ou bien de celle de la mère de Thérèse ? ou bien encore de celle des Lambert, en l’espèce d’un mariage avec un époux de quarante ans plus âgé qu’elle ? Et Antoine est né, lui, en 1871… _,

dont elle ferait son royaume _ avec jardin luxuriant de palais _

et où elle me donnerait si volontiers asile _ en situation de tempête ou de guerre (intestine) _ ,

insoucieuse des reproches, des remarques perfides, de la jalousie rentrée _ elle aussi : pour quelles sombres raisons, donc ?.. _ de sa belle-sœur _ par quels liens précis de famille ? cela demeure imprécisé par Thérèse (et par Christophe Pradeau) _,

bien décidée à ignorer, fut-ce contre vents et marées, l’interdiction qui lui serait faite de m’ouvrir sa porte,

un jour que maman et moi nous nous étions affrontées plus sauvagement _ voilà ! _ que de coutume ;

interdiction que Marie-Lou traita en riant de baroque,

un mot que jamais je n’avais entendu dans sa bouche et que jamais plus je ne lui entendrais dire ;

un soir donc, c’était dans les dernières semaines de la guerre… » etc.

_ en 1944 : comment entendre donc le rapport entre l’expression d’« installation récente » à Saint-Léonard (du fait et de « la grâce d’un mariage pour ainsi dire morganatique« , et de « l’acquisition récente » par « sa belle-famille«  de « la grande maison sous les arcades« ) ?.. Thérèse nous laisse dans l’indétermination… Quid de la justesse des dates ? et de l’inconcordance flottante, ainsi, des temps?..


Enfin, il y a les confidences de la dernière des Lambert, Agathe (la fille d’Octave, rencontrée par Thérèse au tout dernier chapitre), soit lors de leur unique rencontre à Paris, en 1990 _ semble-t-il _, au domicile d’Agathe, « dans son appartement de la rue de Babylone« , page 126 ; soit en leur correspondance suivie et nourrie (« nous nous écrivions chaque mois de très longues lettres qui prolongeaient en tous sens _ voilà ! _ des récits dont nous savions par avance qu’ils resteraient inachevés, que nous échouerions à leur donner une fin« , page 151) : « plus d’une centaine » de lettres « que nous avons échangées la dizaine d’années que dura notre amitié épistolaire » : ces révélations, d’une écriture beaucoup plus linéaire que celle des chapitres qui les ont précédées, font l’essentiel du tout dernier chapitre « Un trou à la nuit« , en une expression poétique (empruntée au langage populaire, en 1822) dont la signification est magnifiquement plurivoque !

Un peu plus tard, encore, Thérèse « eut le sentiment de tomber au fond d’un puits« , page 152, quand, d’une des deux lunettes (la méridienne !) de l’observatoire astronomique d’Octave Lambert (mort en 1938 : « on découvrit son corps, déjà en voie de putréfaction, allongé sur le siège de cuir rouge qui commandait la lunette méridienne, dans le secret d’un observatoire où il n’avait plus laissé pénétrer personne depuis le scandale«  de la fuite de son fils « tout juste âgé de dix-sept ans« , « Léonard, le frère cadet d’Agathe, l’héritier du nom, l’espoir de la famille, brillant sujet qui secondait déjà son père à l’observatoire« , page 148, « avec la jeune femme qu’avait épousée Antoine deux ans plus tôt, au retour de sa dernière expédition dans la mangrove indonésienne« , toujours page 148, « le 9 mai 1929″…), ce qu’elle aperçut la transit d’effroi…

« Les deux frères n’avaient plus échangé un mot depuis plus de deux ans _ à dater de ce 9 mai 1929 ! _ quand Antoine, à la stupéfaction de tous, quitta La Grande Sauvagerie pour s’installer _ en 1931, ou 32 _ à Saint-Léonard« , apprend-on page 150.

« J’eus beau batailler avec Agathe, l’étourdir de questions et d’objections, il fallut bien à la fin que j’accepte, comme elle m’y invitait, de reconnaître dans la maison où Antoine s’installa, le royaume de Marie-Lou,

la maison élue entre toutes

qui incarnait pour moi l’esprit d’enfance, le plus cher, le mieux aimé, le plus secret de mes lieux de mémoire », page 150.

« Antoine y mourut, moins de trois ans plus tard _ en 1934, probablement… _, emporté par une embolie pulmonaire, à l’âge de soixante-cinq ans _ ce qui donne, maintenant, à la lecture, en 1936 : il était né en 1971… Il y vécut seul avec une jeune femme de quarante ans sa cadette _ Marie-Lou ? « extraite«  de son « hameau marécageux«  d’origine ?.. Née en 1911, elle aurait été la contemporaine d’Agathe, née en 1909… _, dont il ne prenait même pas la peine de dissimuler, au grand scandale des bien pensants, qu’elle ne se contentait pas de tenir son ménage, mais partageait aussi bien volontiers son lit« , page 150 toujours…

« Je sentais monter en moi une irrépressible envie de vomir, déclare alors Thérèse, page 154, à l’idée que j’avais hérité d’Antoine et d’Octave _ en leur inimitié _ cette lunette restée braquée après leur mort sur la maison qui fut pour moi celle des jours heureux, à l’idée qu’elle m’avait tenue enfermée _ en un regard virtuel, ou en quelque « carole«  _, vingt ans durant ; et je n’avais pas été sans obscurément le soupçonner _ même _, dans la prison d’un regard«  _ virtuel…

Cependant,

« hier, en me promenant sur le boulingrin ensauvagé _ qui n’est pas sans m’évoquer celui (bien peigné) des promenades « enchantées«  de la marquise de Sévigné en son château des Rochers, en Bretagne… _, lentement reconquis par la broussaille,

alors que je venais de saluer, comme je ne manque jamais de le faire chaque soir, en manière de rituel, ma vieille amie la centauresse,

j’aperçus une toute petite lumière,

tic-tac fébrile, intermittent,

froissement furtif dédoublé, de farfadet ou de gobelin _ souvenir ou résurgence, je ne sais, des lucioles

qu’Antoine avait su naturaliser (en Limousin) sur les hauteurs de La Grande Sauvagerie _ ;

elle disparut presque aussitôt dans les sous-bois mystérieux, pour nous à jamais inconcevables, de la bruyère,

si vite que je suis incertaine si je l’ai vraiment vue

mais sa lumière demeurera en moi _ voilà ! _ :

je ne désespère pas

de la cultiver _ mieux encore ! c’est une activité ; ainsi qu’une méthode : un art ! _ dans mon regard _ d’où le titre de mon article pour rendre compte de ce si beau La Grande Sauvagerie _,

de l’acclimater _ c’est aussi une affaire de pratique régulière ; et d’accommodation _ dans les profondeurs aériennes _ musicales ! _ du vitré« , page 154 _ et nonobstant la maladie des mouches

La Grande Sauvagerie est ainsi le roman de la naissance, compliquée, retardée par des obstacles (et des tabous), mais finalement impuissants à l’étouffer,

d’une curiosité (mobile !)

celle d’une femme, Thérèse Gandalonie, née au mois de juillet 1946 _ ce n’est pas explicitement précisé, mais on peut en cerner à peu près l’année (et Thérèse passe le bac en 1964… : à l’âge de dix-huit ans ; et l’été dans la foulée, elle participe, de son initiative, aux opérations de recensement du canton) _

Le récit proposé par l’auteur est en effet celui d’une narratrice : « moi, Thérèse Gandalonie« , se lit-il dès le premier (long et dense : deux pages ; mais excellemment rythmé : ô combien musical ! ;

enfin un auteur (français) qui n’a pas le souffle court !!!

tel le jubilatoire Mathias Énard, en son époustouflant Zone ! cf mes 2 articles sur celui-ci : « Emérger enfin du choix d’Achille !.. » et « Le miracle de la reconnaissance par les lecteurs du plus “grand” roman de l’année : “Zone”, de Mathias Enard« … ;

mais très différemment de lui, aussi… ; deux vrais styles ; chacun en sa pleine « nécessité » !!!) ;

dès le premier paragraphe, soit à la page 12 :

« Aujourd’hui encore,

à chaque fois que le sujet revient dans la conversation,

il y a toujours quelqu’un pour proposer comme une hypothèse personnelle _ hum ! hum ! _

l’idée, assez largement partagée pourtant,

que l’horloge _ celle de « la Place _ la place municipale s’entend, mais on disait la Place«  alors… (il s’agit de l’horloge du « Vieux Logis,

et son toit à la Mansart« , lira-t-on, encore, page 117,

avec « son horloge, la girouette qui la surmonte« ) : page 11 _,

aujourd’hui encore _ donc : je reprends _,

à chaque fois que le sujet revient dans la conversation,

il y a toujours quelqu’un pour proposer comme une hypothèse personnelle _ quelle mode ! _

l’idée, assez largement partagée pourtant, que l’horloge

l’occulte _ le prétendu « occulté«  (par l’horloge) étant l’énigmatique « lanterne des morts« 

lanterne.jpg

par l’évocation de laquelle commence, page 11, immédiatement, le récit de Thérèse :

« Elle (= la « lanterne des morts« , donc) domine le village, lui-même haut perché«  ; et qui donne son titre, « La Lanterne des morts« , à la première partie (pages 11 à 73) du roman ; la seconde et dernière (pages 77 à 154) s’intitulant, elle, « L’Observatoire«  _ ;

Aujourd’hui encore, à chaque fois que le sujet revient dans la conversation, il y a toujours quelqu’un pour proposer comme une hypothèse personnelle l’idée, assez largement partagée pourtant, que l’horloge l’occulte,

qui est encastrée _ cette « horloge » (toute moderne, en quelque sorte), donc _ dans les combles du Vieux-Logis,

sonnant les quarts, les demies et carillonnant les heures,

entretenant au plus profond des sommeils l’image _ toute de confiante modernité ! _ de roues dentées et de tempêtes de sable dans des ampoules de verre.

C’est ce que j’ai longtemps cru, comme tout le monde _ poursuit la narratrice (qui ne va pas tarder à se nommer, quatre lignes plus bas) _ ;

ce que je répondais aux voyageurs _ on ne disait pas alors « touristes« , en ces années cinquante-soixante : il semble, à un peu calculer, que Thérèse ait vu le jour à Saint-Léonard au mois de juillet 1946… _ qui répugnaient à prendre la route sans l’avoir ne serait-ce qu’entraperçue.


C’est ce que je continuerais
_ on remarquera la préférence donnée ici au conditionnel ! _ à prétendre des années après que j’aurais découvert _ à quelle date ? à quelle époque de son enfance-adolescence ? _,

moi Thérèse Gandalonie,

qu’il n’en était rien _ en matière d’« occultation » des « repères«  _ ;

et que, sur ce point comme sur tant d’autres _ voilà à quoi peut « servir » la littérature en façon de « formation » (non didactique !) de la « jugeotte » (plus large que la raison, trop étroite, elle, de la modernité de la « techno-science« , donc) de tout un chacun d’un peu plus « éveillé » ou d’un peu plus subtilement « curieux » (que pas mal d’autres)… _,

il ne fallait pas accorder une confiance aveugle _ voilà l’œuvre de la crédulité ! _ aux rengaines _ et autres « clichés«  (ce mot est le dernier du chapitre 2, page 50) rapportés et compulsivement partagés _ qui faisaient le fonds des bavardages quotidiens.

Une fois rappelé, ce que les guides touristiques ne précisaient jamais ou presque, que l’accès en est interdit _ cette « lanterne des morts«  étant incluse dans les murs d’une propriété privée : le Domaine de « La Grande Sauvagerie«  _,

et qu’il leur faudrait de toute façon se contenter

_ un mot assez important : la narratrice apprenant (un peu plus tard : page 36) à cesser de « se contenter«  ainsi :

« Mon enfance prit fin le jour où je compris _ surprise que j’ai longtemps (cependant encore) éprouvée en moi comme une trahison _ que j’étais passée de l’autre côté,

dans le camp _ voilà ! _ des vies mobiles et des curiosités indiscrètes » :

ce fut « l »été de (s)es dix-huit ans« , lors de sa contribution (volontaire) à l’opération de recensement du canton, en 1965 ;

elle qualifiera aussi sa nouvelle « curiosité insatiable« , page 65, de rien moins que de « faim de loup«  qui lui « brûlait le ventre«  :

la révélation, au Mas Fargeau, pages 42 à 50 (et qui concerne le défi d’un « ça ne s’écrivait pas«  qu’oppose à sa question, à propos du prénom du « petit dernier« , quant à la parole en patois, le père de famille _ de « onze enfants, quatre garçons et sept filles« , page 44 _, à la page 46), est proprement bouleversante ; je n’en transcris ici que la conclusion :

« J’avais vu _ au cœur de la forêt toute voisine, résume-t-elle en conclusion de son « expédition«  _ un monde autre que le mien,

et pourtant suffisamment proche _ c’était celui, pour moi désormais inhabitable, de mes aïeux, d’ancêtres dont je ne savais plus rien, pas même le nom _ pour que le choc de l’incompréhensible _ en l’énigme (brûlante) de sa si proche altérité même ! _ résonne indéfiniment _ voilà _ en moi :

impossible de m’en détourner ou de le tenir à distance,

de le circonscrire ou _ même _ de _ seulement _ l’émousser

en le réduisant _ voilà encore ! _ aux dimensions oublieuses d’un cliché » :

quelle écriture ! quelle vision ! quelle pensée ! chapeau l’écrivain !.. ; il s’affronte au défi d’énoncer l’irréductible ; et il y réussit sublimement ! ;

se découvrant une irréversible et irrémédiable ! curiosité : « de loup«  ! _

et qu’il leur faudrait de toute façon se contenter, donc,

de la regarder à bonne distance,

cette intrigante et fascinante « lanterne des morts«  sise en un domaine privé,

j’indiquais bien volontiers aux étrangers _ au village de Saint-Léonard _ comment s’y prendre pour la voir au plus près _ de ce qui leur était accessible, du moins ! _ : traverser le quartier de l’église et gagner les hauteurs du village (…). Nulle part ailleurs le village ne s’ouvre aussi largement vers le nord : il faut se contenter _ encore ! _ de coup d’œils furtifs _ au lieu de regards accédant à la précision de détails mieux parlant : tel le relief des (remarquables) sculptures (dont, tout spécialement, une « centauresse« ) des chapiteaux de la lanterne qui ne se laisse pas même deviner (à tout uniformément « figer dans un noir et blanc charbonneux« , page 14) sur les cartes postales ;

cf les remarques de la narratrice (bien des années plus tard, et dans une tout autre « position«  à l’égard du Domaine « interdit » (de visite) autrefois, aux pages 118-119 :

« je préférais de beaucoup rester ici _ voilà ! _ à observer la ronde des heures sur les toitures d’ardoises _ des maisons du village en contrebas (désormais) _ (…) adossée à la lanterne des morts et comme confondue en elle, la peau grêlée sous ma robe légère par le contact du granit, avec au-dessus de ma tête, veillant sur moi, la grâce insondable _ voilà aussi… _ de la centauresse, le sourire que je lui découvrais (maintenant), qu’aucune photographie n’avait su me montrer, parce qu’aussi bien sans doute il faut pour l’apercevoir prendre le temps (eh oui !) de tourner autour de la lanterne, d’épouser (baroquement en quelque sorte !) la torsion (voilà !) qui donne vie (soit l’œuvre de tout art vrai ! son chant ! sa danse ! son mouvement tournoyant nous introduisant, enfin, au réel !) à toutes ces figures sculptées, que l’on peut croire entassées à la va comme je te pousse dans l’étroitesse malcommode des chapiteaux, mais qui gagnent, à être ainsi recroquevillées, à se voir imposer les plus étranges postures, une force de propulsion (comme c’est parfaitement pensé ! et dit !) telle qu’il suffit de les effleurer _ mais avec comme une « mozartienne tendresse » (cf encore l’expression à la page 132, à propos de l’interprétation par Erich Kleiber des Noces de Figaro gravée au disque ! : « un feu qui crépite, suprêmement gai et secrètement mélancolique », « pour la plus libre et la plus aérienne, à la fois la plus méridienne et la plus nocturne des Folles journées...« ) _ ;

telle qu’il suffit de les effleurer du regard

pour les retrouver l’instant d’après fichées à tout jamais (car tel est le pouvoir de l’Art vrai !) dans votre mémoire« … ; fin ici de l’incise consacrée aux pages 118-119… _,

il faut se contenter de coup d’œils furtifs _ je reprends l’élan de la phrase de la narratrice (et de Christophe Pradeau), page 12 _,

coupés par un mur,

gênés par un treillis de branchages« , page 12 _ j’y reviens donc : c’est le point de départ de l’« énigme«  qui ne sera résolue qu’à la fin du récit de La Grande Sauvagerie

C’est que « s’il multiplie les points de vue sur la vallée, aménagés en promenades où il fait bon bavarder le soir sous les tilleuls,

le village,

avec ses façades uniformément tournées vers les séductions méridionales,

affecte d’ignorer le relief _ mais pas que lui ! nous le découvrirons au fur et à mesure du récit de Thérèse Gandalonie… _ auquel il est adossé,

l’amas d’éboulis, l’horizon fermé par la roche abrupte, les arbres sombres de la Grande Sauvagerie _ le Domaine incluant cette « lanterne des morts« , donc, dans l’enclos de sa propriété _, et, en position de léger surplomb _ favorisant la visibilité le plus loin possible dans le pays alentour du feu entretenu, à ce dessein de « repérage des égarés«  (par un gabiou à demeure, en sa cabane) à son sommet _, la lanterne (donc !)

http://mw2.google.com/mw-panoramio/photos/medium/15869791.jpg

signalée par les guides : une tour de granit un peu courtaude, rongée par la mousse, d’un appareillage fruste, sans grâce«  _ seulement ainsi aperçue, du moins, de (trop) loin, ou (trop) mal rendue par les photographies (pas assez soignées en leur focalisation, ni leur grain) des cartes postales.

Le récit de la narratrice saura revenir judicieusement là-dessus, en détaillant bien plus justement (et avec cette  « tendresse«  même que nous venons de percevoir, à la page 118, puis à la page 132…) le relief « suave«  des sculptures des chapiteaux et particulièrement le mouvement (« sa grâce insondable » !..) de la « centauresse« 

A cette « idée assez largement partagée », selon l’expression de la page 12, en ce qui concerne l’ordre de priorité des « repères » _ lanterne des morts (archaïque) versus horloge (moderne) de la Place : sur une maison Renaissance… _ que se destinent les humains,

répondra ceci, à la page 115,

en conclusion, cette fois, de l’avant-dernier chapitre,

et à propos de Jean-François Rameau _ un peintre d’ex-voto, surtout, « cousin à la mode de Bretagne du grand Rameau«  : Jean-Philippe, le musicien, auteur des plus beaux opéras de la tradition française ! _ s’étant affronté à l’énigme _ américaine : québécoise, au départ de Montréal et du Saint-Laurent _ de la « grande sauvagerie » _ sans majuscules, cette première fois ! _,

au point de livrer

(grâce à la « gibecière que l’on avait retrouvée près de lui et les quelques pages du Journal qu’elle contenait encore » _ surtout : remis plus tard à sa veuve, Marie Rameau, à Beaune, en Bourgogne, « par un nommé Paul Garenne, maître-teinturier de son état, qui avait bien connu le peintre d’ex-voto à Montréal« , page 133 _ quand ce dernier fut découvert et retrouvé, « le 7 mai 1763 » _ page 108 _ par « un groupe d’enfants jouant sur la berge d’un bras mort du Saint-Laurent » : en « un canoë qui dérivait doucement au fil de l’eau« … _ page 105)

au point de livrer _ à tricoter (et broder)… _

cette expression, en forme de « légende » rassembleuse d’une « tribu » (plus qu’une famille !), à ce qui sera sa descendance, descendue de Bourgogne (Beaune) en Limousin (le Saint-Léonard du roman) ;

où elle traversa le village « un matin tempétueux de la fin octobre 1822« , « dédaignant d’y faire halte, pour s’installer quinze kilomètres plus loin, aux Mayéras, une grosse bâtisse abandonnée depuis plus de vingt ans, qui avait appartenu, avant la guillotine et les aristocrates à la lanterne, à une dynastie de maître de forges« , page 136 ;

« Deux jours plus tard, on observa une demi-douzaine d’hommes en habit qui allaient et venaient sur le rocher avec des gestes de géomètres. Les travaux commencèrent peu après par lesquels les Lambert prirent officiellement possession du rocher haut-perché sur l’Auvézère

qui deviendrait, de leur seul fait, La Grande Sauvagerie« , toujours page 136 ;

« c’est Jérôme et Jeanne-Marie qui auraient baptisé les lieux, en souvenir de Jean-François, dont la mort glorieuse, ou à tout le moins tenue _ et plus encore proclamée _ pour telle, avait grandi _ voilà ! _ avec les années à la hauteur d’un mythe fondateur« , page 137…

« Et moi _ c’est Thérèse Gandalonie qui parle de son travail de déchiffrage (des carnets) et d’édition (du livre) à New-Haven-Yale : « Il m’avait fallu un peu plus de cinq ans pour venir à bout de l’édition du Journal« , de 1973 à 1978, page 121, pour ces Carnets de Jean-François Rameau _ qui le déchiffrais,

mêlant sa mémoire à la mienne,

comment aurais-je pu soupçonner que les carnets de cuir rouge de Jean-François

me reconduiraient _ on lit bien : à la page 115, donc _, au prix d’un très long _ en temps (plus de « quarante ans d’errance« , l’expression se trouve à la page 32 : soit d’août 1970 à passé 2001, ou davantage…) comme en espace (de par le monde et à travers mers et océans : Thérèse travaillant et résidant alors en permanence aux États-Unis : à l’université de Yale, à New-Haven, dans le Connecticut, de 1970 à 1978 ; puis, ensuite, et continument, à New-York, pour « un poste d’enseignement« , page 121) _ détour ;

comment aurais-je pu soupçonner _ et nous, lecteurs, donc ! _

que les carnets de cuir rouge de Jean-François me reconduiraient, au prix d’un très long détour,

vers le Saint-Léonard de mon enfance,

qu’ils m’introduiraient sur les hauteurs si longtemps _ proustiennement, en quelque sorte, dans le mouvement même du Temps retrouvé : quand se rejoignent pour s’ajointer (et se fondre, voire confondre) « le côté de Guermantes«  et « le côté de chez Swann«  _ crues inaccessibles _ durant l’enfance de Thérèse, jusqu’à son départ de septembre 1964 (de Saint-Léonard et du Limousin) _ de la Grande Sauvagerie,

au pied du monolithe noir _ l’immémoriale (archaïque) « lanterne des morts«  ! _ qui veille sur les maisons endormies,

inquiétant et bienveillant tout à la fois,

plus haut dressé dans le ciel,

plus universel

repère _ voilà ! c’est de cela qu’il s’agit au fondamental ! _

et plus efficace

que l’horloge de la Place municipale _ en sa (relative) modernité ;

idem quant aux « lunettes«  de l’Observatoire astronomique d’Octave Lambert (1871-1938) ! _,

que j’entends _ de la chambre aux glycines du Domaine : mais cela n’a pas été réellement dit, détaillé, explicité encore, ni vraiment déchiffré par nous (à de menus et rares indices), les lecteurs : cela fait partie de l’« énigme«  qui aimante (tout du long !) la curiosité, à son tour (après celle de Thérèse, la narratrice, en soixante ans de vie de « recherche«  en Histoire de l’Art : à Yale, puis à New-York), du lecteur de ce très riche et merveilleux roman qu’est La Grande Sauvagerie _, au moment même où j’écris ces mots _ écrit donc Thérèse Gandalonie _, sonner la minuit ?« …

C’est que Thérèse avait « appris de bonne heure à reconnaître la signature même du réel » à de « foudroyants renversements de perspective« , écrit _ superbement ! (et proustiennement ; il faudrait citer aussi Giono, et sa Thérèse et son « contre«  des Ames fortes…) _ la narratrice, dès la page 34.

De même qu’un peu auparavant, pages 28-29, faisant le point sur ses premières interrogations quant au Domaine de « La Grande Sauvagerie« , vers 1960-1961 (Thérèse a quatorze-quinze ans au terme du récit du premier chapitre, celui intitulé « Cache-cache« ),

et même si « je ne fus rien moins qu’éclairée, à vrai dire, par les anecdotes répétitives et les souvenirs confus dont on s’ingénia à nourrir _ très partiellement et très insuffisamment _ ma curiosité _ toute débutante, alors…

Les récits _ en effet qu’elle osa commencer encore timidement à solliciter _ s’entremêlaient et se se contredisaient ; les noms se superposaient en s’excluant mutuellement ; j’avais l’impression d’être enfermée _ _ dans un labyrinthe _ oui : pas la géométrie (simplifiée !) du boulingrin du Domaine ! il me rappelle celui de Madame de Sévigné en son château de Bretagne ! celui où elle se promène certaines nuits « enchantées« , à la clarté de la lune… _ de données incompatibles qui ruinait _ pour lors, du moins… _ l’idée même de certitude _ désirée.

Alors, lorsque l’oppression se faisait trop forte _ de la part de sa mère, tout particulièrement ! jusqu’au « baroque«  ! comme la alla la qualifier un jour la tante Marie-Lou, à la page 58… _, je me glissais, le plus furtivement possible, jusqu’à mon poste de guet, d’où je voyais bien que rien ou presque ne concordait entre ce que j’avais sous les yeux et ce que l’on me racontait. Je n’en chérissais que davantage ma découverte. C’était une cachette superlative, creusée dans l’épaisseur même des choses _ voilà _, un secret dont je devais rester l’unique dépositaire. (…) Vous étiez _ nous confie-t-elle, en nous prenant à témoins ! _ ailleurs, retiré dans une forteresse inviolable, d’où vous ne sortiriez que par votre libre volonté, aux aguets _ voilà ! _ dans un bastion _ avancé _ qui commandait de troublants couloirs perspectifs _ voilà encore davantage ! nous progressons… _, tout un réseau _ à percer à jour ! _ de communications entre le passé et le présent _ encore indéchiffrées… Je restais immobile à regarder _ d’en-bas _ La Grande Sauvagerie, oublieuse de l’heure, les yeux écarquillés, comme s’il y avait quelque chose à déchiffrer que je ne distinguais pas _ = pas encore ! _, une histoire défaite _ quelle juste intuition ! déjà, pour une gamine de quatorze-quinze ans… _, oubliée de tous _ = refoulée, plutôt ; tue ! _, mais qui était là, pourtant, en suspension _ oui _, infusée dans le paysage«  _ entre « lanterne des morts«  et « observatoire«  : c’est superbe ; cela lance l’intrigue vers l’espoir de la résolution (par Thérèse ; puis par nous, à sa suite !) de quelque « énigme« , dès la fin du premier chapitre, « Cache-cache« , aux pages 28-29.

Tout un apprentissage ; et une résistance aussi !

C’est ainsi que de la fresque du Déluge de Paolo Uccello, au Chiostro Verde, de Florence (telle qu’elle est commentée par le « reclus de Lucques«  (l’expression se trouve page 84), en son livre découvert par Thérèse « au cours d’une semaine caniculaire de la fin juillet _ je venais tout juste de fêter mes dix-sept ans » (ce qui donne, si mes calculs sont justes, 1963),

Thérèse tire un enseignement de « résistance« , page 66 :

« Malgré toute la détresse représentée, je trouvais, surmontant la sensation première de vertige, un réconfort inattendu dans le sentiment que nous avions le devoir de lutter, de ne pas céder sans combattre (voilà !) mais de nous hisser, ne serait-ce qu’un instant, sur la scène (c’en est une ! et elle nécessite de s’y exposer !), faite de mémoire et d’oubli (en l’acte même de l’œuvrer de l’artiste ! si on le prend en son sens métaphorique, cette fois), ballottée par le temps, que l’Uccello nous donne à voir, avec une franchise et une grandeur fortifiante, comme notre lieu propre (voilà !) : l’arène tempétueuse de l’aventure humaine«  : rien moins !

soit une vocation !.. et bien plus que vitale !

Et c’est ainsi que « sur le tard, page 62,

de la lanterne des morts était née petit à petit une autre histoire, secrète celle-là, plus troublante, que personne jamais ne me raconterait, qu’il me faudrait (voilà !) inventer _ c’est-à-dire découvrir en une enquête, méthodique et opiniâtre, de la « curiosité«  ! avec la grâce d’un minimum de chance, aussi ! énonce Thérèse _, en recueillant (patiemment et même follement) indice sur indice _ à la Carlo Ginzburg… _, en recoupant les sources, en ajointant les fragments, en les emboîtant tant bien que mal ;

tessons brisés de la réunion desquels

résulterait la solution d’une énigme

dont j’ai eu les premiers soupçons en avril 1956

_ ou plutôt 1954 ?.. le « 16 avril 1954«  : cf aux pages 15 et 16 ce que révélaient « de simples coupures de journaux«  qu’avait mises de côté la grand-mère de Thérèse : « ce matin du 16 avril 1954, la lanterne triompha et pour toujours des réserves d’indifférence feinte qui m’avaient si longtemps protégée d’elle. Je ne devais plus dès lors cesser de la sentir en moi, présence étrangère, un peu douloureuse, mais si durablement mêlée à ma vie qu’aucune force ne saurait aujourd’hui l’exciser sans faire voler en éclats ce que je suis devenue. Elle est incrustée dans mon regard«  _

en lisant, donc, de vieilles coupures de journaux _ préservées et conservées, pour elle, par sa grand-mère _, mais qu’il m’aura fallu près d’un demi-siècle avant d’être capable de la résoudre ;

et de me décider à mettre en récit le drame secret qui s’enroulait en elle

comme le serpent dans le couffin d’osier« , page 62…

Avec Christophe Pradeau,

en ce magnifique de richesse et densité (et musicalité : nous percevons le souffle de Thérèse, jusqu’en ses non-dits) La Grande Sauvagerie,

un écrivain de première grandeur, et avec quelle maîtrise, est d’ores et déjà ici, à chanter !

Titus Curiosus, ce 16 juin 2010

Les mots pour dire la vérité de l’intimité dévastée lors du cancer mortel de sa mère : la délicatesse (et élégance sobre) parfaite de « L’Obscure ennemie » d’Elisabetta Rasy

22fév

Avec « L’Estranea » _ l’étrangère : publiée aux Éditions Rizzoli en 2007 _, traduit en français « L’Obscure ennemie » _ par Nathalie Bauer, aux Éditions du Seuil, ce mois de janvier 2010 _, Elisabetta Rasy donne un troisième volet, plus que parfait (!), à l’aventure _ parfaitement délicate _ de sa réflexion _ à merveille « fouillée« _ sur son identité (de personne), eu égard à l’intimité _ ardente en même temps que peu dite, sur le moment _ de sa filiation à ses deux parents :

….

le premier volet, napolitain, « Pausilippe«  _ « Posilippo » parut aux Éditions Rizzoli en 1997 ; et en traduction française en 1998 aux Éditions du Seuil _ s’avérait constituer rien moins qu’un « tombeau« , aussi humble et discret que magnifique, au père (napolitain, d’origine en partie levantine : disparu en août 1978 ; mais « quitté » dès 1956-57 : lors de la « fuite » de sa mère (le quittant, elle, la mère, pour un autre : « chassant mon père de son cœur, ainsi que la fatuité et l’arrogance de la jeunesse chez elle qui était alors très belle« , sera-t-il dit, page 16 d' »Entre nous« ) de Naples ; et qu’elle ne revoyait, elle, la fille de ce père, que de temps en temps, sans vivre vraiment avec lui…) ;

et le second volet, romain, « Entre nous«  _ « Tra noi due » parut aux Éditions Rizzoli en 2002 ; et en traduction française en 2004, toujours au Seuil _ un « tombeau« , élégant et sublime, à la mère (romaine, d’origine romagnole : morte le 13 février 2000) ; une femme tempétueuse _ « insufflant sa hâte au monde« , telle Anna Picchi, la mère du poète livournais Giorgio Caproni… _, et qui, « quoique marquée par la vie et par son caractère violent, tourmenté« , se consacrant principalement à l’éducation de ses deux enfants, « avait toujours exercé sur (Elisabetta, ainsi, sans doute, que son frère) une autorité indiscutée« , dont il avait fallu, par quelques moyens ou biais, aussi se défendre : c’est de cette relation complexe que « Entre nous » faisait le récit riche, lumineux, en forme surtout d’hommage…

Or, voici que « L’Estranea » vient apporter _ sans nulle retouche « romanesque« , semble-t-il, du moins, cette fois ! _ quelques précisions _ d’importance ! _ sur les modalités de la disparition, « ravagée« , de cette mère, « Madame B.« ,

ainsi que la nomment les divers médecins entre les mains desquels celle-ci va passer, devenue octogénaire _ elle est née le 3 janvier 1917 _, dix-huit mois durant, entre mai 1998, moment de l’aveu de sa maladie, et janvier 2000, moment de son retour forcé chez elle, sans espoir de guérison, exténuée, quinze jours à peine avant son décès, le 13 février, en l’appartement au second étage de la maison-villa de la jolie _ pentue, quasi agreste, parmi la luxuriance de splendides jardins avec arbres et fleurs _ Via delle Alpi, entre la ronde Piazza Caprera, en contrebas, et le parc aux grands beaux arbres, tout proche, de la Villa Paganini, sur la hauteur, du côté, et un peu à l’écart, tranquille, du beau Corso Trieste (avec pins) et de la noble et large Via Nomentana (avec platanes)…

Et alors que « les vingt et une années qui séparèrent son soixantième anniversaire  _ en 1977 _ du quatre-vingt-unième _ en 1998 _ avaient été les plus sereines de l’existence de Madame B. Ses enfants avaient grandi et avaient trouvé leur voie, non sans lui causer de soucis, mais lui apportant aussi la reconnaissance de son travail de mère et quelques satisfactions. Puis un petit-fils lui était né, et il l’avait rendue à ses ressources et compétences féminines. Elle s’était de nouveau sentie utile  _ ainsi qu’on est utile dans le travail d’amour _ et le chaos du monde s’était transformé à ses yeux en un cosmos ordonné et appréciable. A l’âge de soixante ans, elle avait appris à profiter de la vie, même si elle n’était jamais devenue une femme placide et joviale, si elle continuait d’avoir de féroces crises de mauvaise humeur et des accès d’indignation face à la lâcheté, à la vulgarité et à l’hypocrisie humaine, qui l’étourdissaient presque. Mais lorsqu’elle ouvrait ses fenêtres le matin, elle était heureuse de mesurer la lumière de la journée et de goûter la consistance de l’air« , pages 37-38 de « L’Obscure ennemie« … Bref, « elle était beaucoup plus heureuse à soixante ans qu’à quarante, beaucoup plus entreprenante à soixante-dix qu’à trente« , page 39. « Mais _ voilà que _ cet automne-là _ de 1998 _, elle n’était plus sûre de rien, car ses habitudes commençaient à lui échapper, tels des objets visqueux« …


En effet, il s’agit moins cette fois, pour la narratrice, en ce troisième volet, donc, de « retour sur son intimité filiale » _ ainsi me permettrai-je de le formuler _, de cerner ce qu’elle doit, comme fille, à chacun de ses deux parents _ ils se sont séparés en 1956, Elisabetta, qui avait neuf ans, quittant précipitamment la Naples de la nombreuse tribu paternelle pour gagner Rome, où vivait sa grand-mère maternelle, veuve, Adèle B. _,

que de se focaliser sur un point très volontairement occulté du récit (légèrement « romancé » alors : cf les personnages d’Emilia Starita, le professeur de Français, et d’Aldo Camerini, le professeur de Philosophie et Histoire…) précédent de sa relation à sa mère : la maladie terminale de cette mère, qui devient ici _ et c’est tout nouveau ! _ « Madame B.« …

Soit, son cancer : « l’obscure ennemie » étant d’abord la tumeur ; et ses divers « ravages » : sur l’âme comme sur le corps….

C’est qu’Elisabetta ne désirait pas mettre, alors (en 2002, dans « Entre nous« ), l’accent sur ce bouleversement tellement déstabilisateur, « ravageur » même, de ses liens forts _ et patiemment construits, non sans tâtonnements ultra-complexes, étais divers et essais de consolidations, en particulier lors de l’adolescence : que décrit « Entre nous« , jusqu’en 1968, principalement ; même si le récit allait jusqu’à l’enterrement, déjà, de sa mère, en 2000 : il s’agissait d’un « tombeau«  !.. _ avec sa mère :

ce bouleversement de la maladie _ soit cette « obscure ennemie » ; ou cette « étrangèreté » : « L’Estranea« , qui donnait son titre au récit en italien… _ venant briser avec une violence affolante « le fil de la compréhension profonde » qui les unissait pourtant jusqu’alors…

Au point que le langage même (!) se met à lui faire, à elle, écrivain (!) _ dont le « métier étrange » est « d’essayer de traîner à l’intérieur des mots la force entraînante du monde » (page 109) _, soudainement défaut !!! Rien moins !!!

Faire état alors _ en 2002 _ de cette tempête-là aurait complètement « déformé » l’hommage du « travail de deuil » qui avait commencé…

Tant et si bien que le « sujet » _ en sublime « tension« … : le « problème« , si l’on veut, de plus en plus lancinant, en sa réalité massive incontournable, qui « travaille«  et « entretient«  sa permanente vibratoire, et chantante (jusqu’à crier presque, ou, du moins, pleurer : mais en silence ! toujours…) « tension«  ; et dont l’écriture du livre va être, et puis est, proprement, et tant bien que mal, une esquisse de « résolution«  : superbe de délicatesse à la fois précise et sobre, en son « humanité«  profondément grave : gravissime ! _

tant et si bien, donc, que le « sujet » de ce nouveau livre _ qu’est « L’Estranea« , mis à l’écriture par l’écrivain qu’est Elisabetta, en 2007 _ vient à se déplacer, délicatement, en même temps que très vite,

de la facticité (banalement empirique), apparente, de (l’évolution  _ avec péripéties et imprévisibilités (presque rocambolesques, parfois ; et il y va aussi, ici, de la « comédie humaine » de certains de ses protagonistes, dont divers médecins, assez contrastés en leurs « types » : « le jeune médecin expéditif« , « le médecin affable à l’hôpital de banlieue« , « le vieil ami médecin et psychanalyste« , « l’oncologue signalée par Milan« , « le prestigieux chirurgien du célèbre hôpital romain des maladies pulmonaires« , « son assistant qui jouait le méchant« , « le séduisant pneumologue« , etc… jusqu’à « la jeune et efficace doctoresse blonde régnant sur l’étage« …)… _ de) la maladie de la mère ; et de ses incidences plus que chahutées, violentes _ c’est une tourmente ! _ sur leurs liens mère-fille ;

vers ce que l’on peut caractériser _ ainsi que le fait Florence Noiville dans un bel article du Monde, le 14 janvier dernier, « « L’Obscure ennemie » d’Elisabetta Rasy : maladie, mal à dire » : je lui emprunte son expression de « mal à dire« … _ comme quelque étrange « mal à dire« , très vite complètement déboussolé, de la fille _ pourtant si calme et si rationnelle en son habitus d’adulte maîtresse d’elle-même, pudiquement plus que très raisonnable en son ordinaire (et de plus écrivain magnifique ! une des vraiment grands d’Europe !) _ ;

en sa relation d' »intimité« , toujours intense et tendue, vibrante et mélodique, en la palette _ large ! _ de toutes ses harmoniques, à sa mère : depuis l’enfance ; une enfance « contenue » et dépassée, pourtant, pour l’essentiel, toutefois _ ce que narrait, justement, « Entre nous« 

Mais aussi, et encore, face aux autres ; en commençant par pas mal d’exemplaires de la tribu passablement exotique des médecins : qui ne l’entendent pas…


Tel est le « sujet » passionnant et bouleversant _ fouaillant dedans loin _ de ce très, très, grand livre, remarquablement mené et maîtrisé pour sujet si dérangeant, qu’est « L’Obscure ennemie« …

Une belle scène, pages 115-117, énonce comment, à un moment, vers la fin (située, elle, page 130)

_ « Une jeune et gentille coiffeuse me massait la tête avec une crème pour cheveux dévitalisés quand des larmes se mirent à couler _ tout soudain ! _ sur mon visage. La coiffeuse les vit dans la glace vivement éclairée devant nous ; et, inquiète, me demanda _ professionnelle… _ si je souffrais d’allergie. Alors incapable _ voilà _ de ravaler _ eh oui ! _ ces larmes autonomes et déplacées, dans ce salon bondé où retentissaient des bavardages joyeux, au milieu de tous ces étrangers, j’entendis ma voix raconter, indépendamment de ma volonté et de toute décision _ voilà ! _, l’histoire de la maladie de ma mère«  _,

la narratrice laisse éclater _ l’épisode se produit à l’automne 1999, entre, se remémore-t-elle, la troisième et la quatrième hospitalisation maternelle, cette dernière-là à la Noël 99 _ ce qu’à elle-même encore,

(bien) avant de pouvoir l’écrire, quelques années plus tard

_ bien après les faits, en quelque sorte : ce sera en 2006-2007 _

en un extraordinaire sublime « détail » d’analyse, par le seul récit, du devenir de cette « intimité » _ entre elles deux, seules, une nouvelle fois : le frère d’Elisabetta vit à Milan _ ravagée par la violence destructrice de cette maladie si sournoise _ et destructrice, à l’acide, de leur liens aussi _,

« détail »

plein de pudeur _ à rebours du vulgaire et de l’obscène : Elisabetta partageant complètement l’idiosyncrasie de sa mère sur ce plan-là _ et d’élégance _ racinienne ? _, en une magnifique délicatesse de subtilité, justesse et vérité et beauté, tout à la fois, d’analyse (dans cette « Estranea« , donc) ;


ce qu’à elle-même encore

Elisabetta, la fille de sa mère (plus que jamais écorchée vive, celle-ci, en sa vivacité hyper-exacerbée maintenant, et bien peu commode à vivre pour tous les autres, en ce « ravage » déchiré de son âme, plus encore, si c’est possible, que de son corps _ dira la narratrice… _),

Elisabetta, donc, n’est pas capable de se dire, ni penser clairement,

en son propre déstabilisateur « ravage » filial : car sa mère « ne voulait _ surtout _ pas devenir _ maintenant _ la fille de sa fille » (page 101) ; et « entendait être, jusqu’au bout, la maîtresse _ unique _ des caresses » (page 128) : « elle entendait _ elle qui « avait toujours été une femme tenace, qui avait toujours poursuivi ses idées et ses désirs avec obstination«  (page 92) _ continuer à être elle-même« , c’est-à-dire « rebelle, turbulente et passionnelle, avec son attachement à ce qu’avait été sa vie, à sa façon singulière de se sentir en vie, au bien de sa différence«  (page 100)

La narratrice du récit poursuivant, page 116 _ « j’entendis ma voix raconter« , donc, dans le salon de coiffure bondé _ :

« Notre voyage

_ car c’est de cette odyssée-là, à deux (surtout ; les autres étant plutôt d’épisodiques, seulement, comparses : la fille avec la mère, encore et toujours _ sempiternellement, volens nolens, « tra noi due » ; même si ce n’est jamais, et loin de là !, fusionnellement ; ni pour l’une, ni pour l’autre ; si fièrement éprises, toutes deux, et à combien juste titre !, de leur double, et mutuelle, et réciproque, indépendance, comme on voudra…),

qu’il s’agit bien, ici : Ithaque étant à la fois

la maison maternelle (mais « maison«  de la vie ! pas de la mort ! Madame B. ne veut surtout pas y revenir mourir ! même si on l’y contraint pourtant ; à son corps, ainsi que son âme, furieusement défendant !..),

mais aussi la fosse du cimetière de « Prima Porta« ,

sur laquelle se terminait déjà le récit de « Tra noi due« … (et où reposait, déjà, la grand-mère maternelle, Adèle : depuis janvier 1974 ; cf la phrase d’ouverture de « Tra noi due« , page 9 : « Quand ma grand-mère mourut, le 3 janvier 1974, je venais d’acheter un sac« … ;

et, page 171 du même : « la ville dans la ville, silencieuse, que représente le cimetière Flaminio, que nous appelons à Rome Prima Porta, où sont enterrées ma grand-mère et ma mère, est très différent du cimetière des non-catholiques du Testaccio, le premier cimetière que j’aie jamais vu et qui m’a donné une fausse idée, entre autres choses, des cimetières«  ;

car « dans le cimetière du Testaccio, qu’on appelle aussi des Anglais, parce qu’il renferme les tombes de Shelley et de Keats, toute transaction est close« , page 173 ; et pas dans les autres : « A Prima Porta, chacun, de quelque ethnie qu’il soit, surtout du cœur, reprend ses liens, discute, revendique et regrette, poursuit la longue transaction de la vie« , venait de dire la narratrice la ligne précédente. Alors qu’au Testaccio, sont « closes«  les « transactions« … Fin de l’incise sur la vie et la mort des cimetières, selon les « transactions«  auxquelles, vivants et morts, on s’y adonne, et qu’on poursuit, ou pas !..) :

cette fois-ci, cela donne, page 9, mais de « L’Estranea« , cette fois : « Le matin où ma mère partit, le 13 février 2000, le temps était clément et les mimosas fleurissaient déjà. Deux jours plus tard, en revanche, le matin de son enterrement, il faisait un froid de loup. Le carré 117 _ des sépultures en terre _ avait l’allure d’un champ de bataille, les bulldozers le harcelaient de leurs implacables pelles pour y creuser les fosses ; il était humide et boueux. Autour de cette cavité qui paraissait inutilement profonde, un gouffre insensé, nous n’étions que trois _ mon frère, mon fils et moi _ avec l’employé des pompes funèbres qui nous avait assistés, aussi jovial et imperturbable qu’un agent immobilier« … Car « de belles et anciennes villas«  demeuraient à vendre, ne trouvant pas preneurs depuis qu’« on avait construit le cimetière«  et que « les propriétaires s’en étaient allés«  : la narratrice se demande alors, page 10 de « L’Obscure ennemie«  : « Vivre là, pensai-je, dans une de ces belles villas baignant le ciel romain qui, dès qu’il s’évade de la ville, se teint généreusement de couleurs enchantées et mythiques ? Se rappeler les morts tous les jours, ne considérer que du point de vue naturel ce qui est à la fois naturel et artificiel ?«  Sans façons… _

notre voyage, donc,

je reprends la phrase de la narratrice, page 116,

sous les yeux  _ voilà _ électroniques et radioactifs des appareils, parmi les passeports _ voilà _ urticants que constituaient les certificats médicaux et les comptes rendus des examens, dans la tranchée _ oui _ de la clinique, sous l’éternelle lumière crépusculaire _ certes _ des chambres et des couloirs _ le long d’une frontière _ en effet _ séparant un pays qui vous exile _ c’est cela même _ et un autre qui ne sait pas vous héberger _ et encore cela _, douaniers inclus _ encore, toujours… _ dans le rôle imposé par l’uniforme, une ligne de confins _ voilà, voilà _ où les meilleures et les pires intentions pavent la même route _ unique et sans retour : un parcours obligé, en cela…

Enfin

_ « j’entendis« , toujours : la même phrase se poursuit, « ma voix raconter«   _

mon inaptitude _ à « gérer« , ainsi que cela se dit ces temps-ci, ces situations, tant médicales, qu’avec la mère : toujours, toujours, et même plus que jamais, « tempétueuse« , elle ! l’expression « ma tempétueuse et très puissante mère » se trouve page 19 _

et son attitude difficile«  _ à cette mère : pour le moins ! qui s’en va peu à peu se mourant ; mais en se débattant extrêmement violemment…

… 

« Ma voix dévidait

_ d’elle-même, toute seule, en quelque sorte ; et à la petite coiffeuse : afin de justifier ces larmes incongrues, théâtrales : Elisabetta l’est si peu !!! _

ce récit _ qui deviendra, autrement (sublimement sobrement !..) analysé, bien sûr, « L’Estranea » !.. travail de l’écriture (d’Elisabetta Rasy) aidant…

Elle finit par s’apaiser _ cette voix qui se dévidait… _, toujours de manière autonome.

Vous êtes fatiguée, répliqua _ alors gentiment et avec pragmatisme _ la coiffeuse en me rinçant les cheveux ; vous avez besoin d’aide.

Elle réfléchit un moment et ajouta : « Je pourrais vous envoyer ma tante ».

(…)

C’est ainsi que (…) Matilde, la tante de la coiffeuse, descendant les pentes du Vésuve _ car Matilde « est » des environs de Naples _, se présenta dans l’appartement de Madame B. » _ au second étage de la jolie villa crème de la charmante Via delle Alpi : parmi la kyrielle des aides-soignantes qui se succédèrent à vitesse grand V (Elisabetta les raconte, chacune : Rocio, la Colombienne, Lucy, la Péruvienne, Amy, la Philippine, Matilde, la Napolitaine, Zina, l’Ukrainienne de Crimée, Julia, la Russe de Sibérie, Beatriz, la Chilienne, Francisca, l’Argentine…) dans la tâche (impossible !) d’assister au quotidien cette malade invivablement « ravagée » en son âme plus encore qu’en son corps _, aux pages 116-117… 

Un livre majeur, donc ! que ce formidablement beau, fort et vrai, en sa parfaite sobriété dénuée de cris : « L’Obscure ennemie » d’Elisabetta Rasy…

Titus Curiosus, ce 22 février 2010


En appendice, voici, encore _ avec de loin en loin un léger mot de commentaire _,

ma présentation ancienne (en 2004) du second volet de la méditation filiale, en forme de « Tombeaux« , d’Elisabetta Rasy (à ses parents) ; pour « Entre nous » :

Sur les chemins de la présence : Tombeau de Bérénice avec jardin

Dans le sillage de mes méditations romaines, j’ai lu en suivant deux prestes et intenses romans d’apprentissage autobiographiques, de 180 pages environ chacun, d’Elisabetta Rasy : Entre nous (Le Seuil, septembre 2004) et l’antérieur Pausilippe (Le Seuil, septembre 1998 _ traduits tous les deux par Nathalie Bauer) :

alors que ce dernier récit, Pausilippe, rode autour d’énigmes d’enfance à « Naples, 1956« , « Rome, après 1956″ et enfin au « Pausilippe, été 1962″ _ pour reprendre les trois en-tête de chapitres _ d’une narratrice née en septembre 1947 marqués, en contrepoint, par la figure d’une fragile et gracile amie de cœur, Fiammetta, jeune fille au dos meurtri par les rugosités d’une grotte marine au flanc du Pausilippe ;

le premier cité, Entre nous, tourne, lui, autour d’épisodes non moins étrangement puissants, à l’adolescence, débutant en octobre 1959, en classe de cinquième, avec l‘entrée dans la vie de la narratrice de la figure haute et fascinante d’Emilia Starita, son professeur de français, et s’achevant pour l’essentiel en septembre 1968 (avec l’enterrement au cimetière des non catholiques du Testaccio d’Aldo Camerini, professeur de philosophie et d’histoire de la narratrice, au lycée Torquato Tasso, Piazza Fiume à Rome, de 1962 à juin 1965)…

Mais de même que Pausilippe est surtout un adieu au père quitté (avec l’enfance à Naples), puis disparu,

ce livre-ci, Entre nous,

qui s’ouvre sur « un sac de cuir fin, noir très grand, rectangulaire, une sorte de cartable plat et souple« , acheté le jour même de la mort de la grand-mère (Adèle _ « qui n’avait qu’un faible en matière de mode et d’habillement : les chapeaux et, justement, les sacs« ), le 3 janvier 1974 _ la narratrice précisant : « pendant des mois après sa mort, je me tourmentai à l’idée de ne pas avoir eu le temps de lui  montrer mon sac en peau fine » _,

est surtout un magnifique et discret « Tombeau » à la mère, disparue, elle, à Rome, en 2000 _ le 13 février, viens-je d’apprendre à la première ligne, page 9 , de « L’Obscure ennemie« 

C’est on ne peut plus discrètement, en effet, que l’auteur

_ à la différence de sa mère (« elle s’émouvait à l’approche de mon anniversaire comme s’il lui fallait chaque fois me remettre au monde _ il en a été ainsi jusqu’à la fin de sa vie« ), la narratrice n’aime pas les anniversaires (« je choisis très tôt la voie de ma famille paternelle, une voie levantine _ le grand-père paternel gréco-turc d’Elisabetta venait de Chypre _ où le soleil au zénith efface les ombres et les échéances, où il n’y a pas d’années avec leurs solennités blindées, mais la vague du temps qui change le paysage comme elle change les corps et les visages, rien de plus« , précise superbement cet immense écrivain) _

que l’auteur, donc, et sans l’indiquer formellement, nous laisse le soin de découvrir, incidemment, pas même le mois, ni le jour, rien que l’année, alors, de cette disparition de sa mère : on n’en apprendra pas davantage au dernier chapitre lors de l’évocation _ discrète, elle aussi _ de sa tombe au cimetière de Porta Prima (« dans un terrain, à la limite du cimetière, dénudé et boueux comme un paysage sibérien le jour où on l’enterra » ; Elisabetta fera des démarches pour obtenir un peu de verdure autour) ; ce n’est qu’après calcul et en retournant à la page précédente découvrir la date servant de repère, celle de l’emménagement décisif, de l’installation définitive (de sa mère, accompagnée d’Elisabetta) à Rome : alors qu’elle(s) ne cessai(en)t de changer de domicile depuis son (ou leur) arrivée dans la capitale (fin 1956 ou début 1957), découvrant en mars ou avril 1960 l’appartement qu’il s’avèrera au final qu’elle, la mère, ne quittera jamais _ en effet ! elle y mourra le 13 février 2000 _, « ma mère s’effraya et se déroba. Peut-être avait-elle vu en un éclair, quarante ans en avance, le lieu de sa mort« , laisse échapper tout au plus la narratrice… Quelle pudeur dans l’évitement, que de légèreté de trait dans le détour pour éviter qu’apparaisse frontalement (trop complaisamment) qu’il s’agit bien là d’un « Tombeau« …

D’un auteur dont le père _ laissé à Naples _ adorait le pays, la culture et la langue de France, et pour lequel le français de Racine est le modèle enchanté de la force poétique, cet art vif d’écriture, où l’élégance, classique, efface toute trace d’effort, et sans l’ombre de l’ombre d’une vulgarité, transpire, par delà le romain, un je ne sais quoi de français, qui m’évoque, jusque dans la prestesse de l’élégance, l’art infiniment délié du portrait d’un François Couperin, dans l’énigme et le charme de ses « Pièces » à titre…

 

Du point de vue de la filiation maternelle, Elisabetta prolonge en effet les maillons continus de la chaîne du destin féminin qui torturait celle-ci _ elle, sa mère : la mère, comme déjà la grand-mère Adèle, venue de Romagne, pour ses deux filles, élevant en effet seule, elle à son tour, elle aussi, ses (deux, encore) enfants, le géniteur (quitté _ pour le premier : elle fuyant Naples _, enfui _ pour le second : lui, quittant Rome _) s’étant évanoui une fois encore _ voilà ! _ du paysage : le tremblement de terre domestique avait alors déjà eu lieu (en 1960 _ « J’ai de cet hiver un souvenir sombre et pénible, comme d’une journée de pluie ininterrompue. Ma mère parlait peu« , vient d’indiquer la narratrice). « Ma mère était seule. L’amour qu’elle avait frénétiquement poursuivi quelques années plus tôt, sans penser au lendemain, ni, au fond, à la veille, en fuyant avec moi presque nuitamment notre ville au bord de la mer«  (Naples, la ville du père, pour Rome), « avec la tromperie naïve et l’optimisme infini des amoureuses, montrait _ l’amour, donc ! _ à présent son cruel visage. L’homme qui l’avait aimée de nombreuses années, chassant mon père de son cœur, ainsi que la fatuité et l’arrogance de la jeunesse chez elle qui était alors très belle, cessait soudain de l’aimer, s’évanouissait dans une menaçante et lointaine ville du Nord, où il ne resterait rien de notre précarité méridionale, pas même le souvenir, et peut-être même une mémoire condamnée.«  La formule donne à penser… De surcroît après la naissance d’un enfant : le petit frère d’Elisabetta… La narratrice n’en dira guère plus de cet épisode, sobre hors-champ justifiant minimalement la solitude lourde (et quasi définitive, en fait) qui s’ensuit, pour elles deux _ non plus, d’ailleurs, que de son (petit) frère _ simplement ce n’est pas là son sujet. Des pans de vie demeurent ainsi, comme dans Pausilippe, à l’écart _ hors-champ _, dans le restitué des travaux d’élucidation _ encore chahutés _ de l’adolescente face aux énigmes sourdes qui la menaçaient, comme _ aussi _ dans la radieuse mémoire de l’artiste accomplie d’aujourd’hui _ vainqueur de poissantes pesanteurs. Ou le grand art, ramassant et haussant d’un beau geste ample, serein, toute une vie. Admirable écriture !

« Quand à la fin du printemps 1960 nous allâmes vivre dans une petite villa tout près de la Piazza Caprera, dans un tranquille quartier un peu excentré de Rome entre le Corso Trieste et la Via Nomentana, sur les arrières de la Villa Paganini, ma grand-mère nous accompagnait, tel le moins orthodoxe mais le plus constant des anges gardiens, effarée comme toujours par cette fille à qui elle avait causé, dans son enfance, beaucoup de chagrins, et qui lui causait maintenant, à l’âge adulte, beaucoup de chagrins« . Malédiction de la répétition.

La narratrice : « Quant à  moi, j’échapperais, décidais-je alors, à ces géométries du mal, à ces symétries de la faute que je voyais agir dans ma famille, même si un dieu marionnette avait distribué les rôles et réglé l’histoire. Je mènerais une vie de travers, solitaire et asymétrique« , prévient-elle dès la page 16, « pour ne pas retomber dans cette parfaite économie de l’échange qu’organise le Malin«  _ notons la répartition des majuscules (et les s du conditionnel, démarqués du futur dans la traduction en français). La narratrice commente : « Je ne comprenais pas le malheur des adultes, c’était à mes yeux un poids que je portais injustement, un poids nuisible, et je n’attribuais même pas le nom de malheur à cette étrange contradiction« . Elle en conclut donc : « Mon amour pour ma mère se fit passionné mais discontinu _ la notation est remarquable _, je plaçai mon bureau, qui était contre le mur dans un coin de ma chambre, devant la fenêtre.«  Telle la prémisse de son devenir-écrivain. « Je travaillais en levant sans cesse la tête pour regarder au dehors _ voilà _, et, quand je pouvais sortir, j’essayais de passer le plus de temps possible loin de chez moi« … Superbe acte de naissance à la liberté pré-adulte de l’artiste. Qu’accompagne la profusion triomphante des glycines : « La glycine devint la plante héraldique de cette maison, de cette rue, de ce quartier et de ma nouvelle vie.« 

Elle ajoute : « Pour sa part, ma mère se lia d’amitié avec deux jeunes et agiles cyprès qui se dressaient devant sa chambre, à l’arrière de la petite villa. Les jours de vent, me raconta-t-elle avant de mourir _ l’incidente n’est pas anodine ! _, les branches se penchaient jusqu’à sa fenêtre, comme pour la caresser ou lui tendre la main, et elle, qui n’était certes pas cordiale avec tout le monde, étirait les bras à l’extérieur pour les saluer et répondre à leurs effusions.«  J’en témoigne, j’ai arpenté ce paisible beau quartier luxuriant de végétation, et vu ces cyprès (devenus énormes : eux aussi s’étaient épaissis !) ; que nous a montrés Elisabetta elle-même, sur le côté donnant sur le parc de la Villa Paganini _ lors du travail de notre atelier photographique « Habiter en poète« , dont les membres étaient cornaqués par l’excellent photographe bordelais (et ami) Alain Béguerie : c’était la semaine du 4 au 10 avril 2006, à Rome : Elisabetta, nous ayant donné rendez-vous, le vendredi 7, à 11 heures, Piazza Caprera, nous a montré la maison (crème) de l’appartement de sa mère, Via delle Alpi, et nous avons longuement et passionnément échangé avec elle, et sur « Entre nous«  (deux), deux heures durant, sous les grands pins tranquilles du parc de la Villa Paganini…

« L’appartement de la petite villa dans la rue en pente, à quelques mètres du rond-point de la piazza Caprera, pourvue d’un des reverbères les plus hauts de la ville« , enthousiasme aussitôt la narratrice. « C’était le début d’un après-midi de mars, ou peut-être d’avril, et, dans les jardins environnants, les arbres en fleurs répandaient une lumière claire et caressante. Comme une promesse qui sera miraculeusement tenue _ voilà. L’appartement occupait tout l’étage (le second) de la petite villa gracieuse et écaillée, si bien que les fenêtres, deux par pièce, donnaient sur tous les côtés du bâtiment.«  Et : « les fenêtres de ma nouvelle chambre avaient une nature (qui n’a rien d’éphémère) printanière et estivale. La lumière claire que diffusait l’amandier en fleur (comme dans l’ultime, sublime, Bonnard) pénétrait dans la pièce« , tout à fait emblématiquement. « La nouvelle vie qui commence, et rompt avec la tristesse des nombreux appartements précédents« , se dégage bien par là, comme dans son souvenir la narratrice le pressent, du régime précaire du provisoire… « Dans l’appartement assiégé par les fenêtres donnant sur le jardin, triomphent l’extérieur et la lumière _ oui ! radieusement ! De fait, la maison de la rue en pente était inondée de lumière. Cette lumière si effrontée et si inattendue après les pièces sombres dont je provenais (…) (remarquons la formule) semblait séparer nettement l’ancienne vie de la nouvelle. (…) La maison percée de toutes ces fenêtres marquait le triomphe de l’extérieur sur l’intérieur. Ce n’était plus une question de printemps« , marque formidablement bien la narratrice. C’est superbe. Vocation au bonheur, à la re-naissance, au présent, absolument bonnardienne, d’Elisabetta…

Si Pausilippe, vibrant constat d’autant plus désolé que parfaitement lumineux, déjà _ à la napolitaine ! alors… _, de la perte de l’enfance, dans l’éblouissement cette fois du paysage de mer (tout aussi fondamental pour l’auteur), déploie l’accident violent, de l’extraction, irréversible autant qu’irréparable, de la complexe turbulente (et très secondairement pittoresque) tribu napolitaine paternelle, à l’aune, ou en contrepoint, surtout du bousculé destin, de la fragile Fiammetta,

Entre nous est d’abord un non moins complexe, contrapointé et superbe _ à la romaine, cette fois… _ portrait de deuil de la mère, disparue en 2000 _ le dimanche 13 février, apprendra-t-on dès la première ligne de « L’Obscure ennemie« , page 9, quelques années plus tard : dans l’écriture et le travail de mémoire, par cette écriture même, incomparable, d’Elisabetta, fouaillant, tout en délicatesse, si merveilleusement finement, l’« intimité«  de son rapport complexe et vibrant, moiré, à sa mère…

En ombre principale, soulignant, en contrepoint, la figure noble mais meurtrie de la mère, s’élève encore en contrepoint et pointillés, le parcours vital d’Emilia Starita, tout aussi noble et, nous le découvrirons, meurtrie, nouvelle Bérénice, une de ces héroïnes raciniennes qu’aimait tant incarner par la voix en son cours pour ses élèves le professeur de français _ même si étrangement parmi les vers psalmodiés, chantés cités ici, nul ne provient de Bérénice  : « Je me rappelais d’autres vers, confie la narratrice, des mots qui s’étaient plantés dans ma mémoire en raison de leur son, du rythme de la phrase et de leur obscurité, une obscurité étrange et très lumineuse (…) Celui qui m’avait le plus frappée : « toujours abandonnée, étrangère partout »« , est extrait d’Iphigénie, et pas de Bérénice, comme j’avais d’abord pensé…

« Tel un cérémonial, elle _ Emilia _ tirait de son grand cartable _ le voici, le large sac (de peau) primal, originaire, modèle de celui qui ouvre le récit _ un cahier noir, l’ouvrait apparemment au hasard et se mettait à lire des mots qui demeuraient en suspens dans l’air de la classe, car elle observait des pauses fréquentes, puis elle penchait le front vers les pages du cahier pendant quelques secondes, pas tout à fait une minute peut-être, mais longtemps, si longtemps que lorsque les mots suivants s’échappaient de ses lèvres, les précédents étant déjà à l’abri _ l’abri, par l’Art, de l’éternité _ dans certaines têtes et certains cœurs, nous l’écoutions avec enchantement et terreur en tendant le visage vers le bureau pour comprendre si elle nous menaçait ou si elle nous promettait quelque chose _ la grâce d’un sublime destin ? Elle nous communiquait toujours quelque chose d’important et, j’en étais sûre, de strictement personnel. (…) « Toujours abandonnée, étrangère partout ». Ou peut-être toujours lointaine : quand quelque chose se passe mal au début, certains individus sont victimes d’une expatriation définitive _ extraordinaire formule ! (…) Pour le reste, son insistance sur cet écrivain (Racine) mise à part, elle s’intéressait, semblait-il, aux tons, aux mots extrêmes et à la vague du rythme, pareille à une litanie élégante et finale, plus qu’aux aspects littéraires et historiques, comme si ces vers étaient privés de temps, un pur prodige de la voix.«  Ou la vertu énergique du style envers l’éternité…

Et aussi, en hommage à la beauté singulière de la personne de ce professeur de français : « Les langues, je le compris alors, changent d’aspect, de son et de couleur selon les individus qui les parlent, il n’y a pas de vilaines langues et de belles langues, mais seulement des bouches et des voix. Ainsi que les corps dont ces voix s’élèvent, où elles s’incarnent, dont elle s’imprègnent, avec et dans leur histoire.« 

En contrepoint donc à la rectitude silencieuse de la mère, une fois qualifiée admirativement d’« anarchiste (sévère comme seuls les vrais anarchistes savent l’être)… Ma mère réagissait aux blessures de la vie avec hostilité ou indifférence, sans jamais baisser la tête, sans jamais s’adapter aux exigences ou aux règles des autres. Je ne l’ai jamais vue aduler ou flatter quelqu’un, elle traitait son prochain comme une reine déchue en exil« … Autre façon, admirable, d’affronter l’épreuve de l’expatriation, que celle des voisins russes du rez-de-chaussée Mnukine, à l’occasion figurants pour Fellini à Cinecitta ; ou que celle, aussi, de la malheureuse, fugace, Anastasia et de son chat orphelin…

Mais « à Rome, beaucoup de personnes vivaient aussi coupées de leurs familles et provinces, notamment dans ces quartiers _ ici passée la Porta Pia _ hors les murs : comme mes camarades de classe : chacune d’entre elles avait une patrie perdue, plus belle que la présente, un grand-père buraliste sur une petite cime des Abruzzes, à moins qu’il ne fût chauffeur dans les Marches, ne vécût dans les Pouilles, voire en Sicile. (…) Dans la ville du bord de mer (Naples) où j’avais vécu, les gens y vivaient car cet endroit leur appartenait. Or tout le monde vivait à Rome, qui n’appartenait à  personne, parce qu’il fallait y vivre en vertu d’un espoir qui n’avait pas de nom, mais seulement une faible énergie. Puis, quand je voyais les mères de ces camarades de classe qui n’étaient belles, ni laides, étrangères à la beauté et à la laideur, que personne ne leur avait enseignées, parce que les grands-parents vivaient au loin, les pères étaient souvent absents ou malades, et les mères fatiguées, trop fatiguées pour avoir ce regard bien particulier qui distingue ce qui est beau de ce qui est laid, et surtout qui donne vie à ce qui est beau et à ce qui est laid, je pensais que ces mères avaient pour patrie leurs enfants«  (page 55)… Un autre nom de la modernité.

A l’occasion et par surprise,  la narratrice prend plaisir à éprouver, distancié, le spectacle étrangement émondé, de la ville _ Rome _ (« la revoir telle que je la découvris« ) telle qu’elle l’avait vécu à leur arrivée _ de Naples _ en 1957, ou peut-être à la fin 1956 : « Je pense aux immeubles du début du XXe siècle, au crépi qui tend vers le sombre quelle que soit sa teinte, aux fenêtres surmontées d’un petit tympan horizontal, aux façades à pic sur une rue qui se transforme en sentier ménagé entre les rochers citadins. Ces rues étaient solitaires, et donc toujours lumineuses, y compris les jours de pluie, mais d’une luminosité particulière quand le soleil tapait sur les façades sombres et s’infiltrait à travers ces fenêtres sévères, au cours des nombreuses journées de soleil qui ponctuaient l’hiver, avec la tramontane, ou à l’arrivée du printemps, et surtout dans la chaleur de l’été, quand les passants, qui étaient rares, se raréfiaient encore. Du fait de leur faible nombre, justement, les passants étaient des présences envoûtées ; à mes yeux, ils animaient la rue d’une énigme passagère pour disparaître ensuite dans le néant, dans le néant de cette ville où ma mère et moi nous trouvions seules, entre nous _ nous aussi, surtout nous, menacées par le néant, échangeant des mots de consolation et d’amour pour ne pas échouer dans cet anéantissement, confondant l’amour avec la réalité.«  D’où le titre choisi pour cette œuvre : Tra noi due, Entre nous (deux)… Voilà le cadre tracé, celui d’une survie et d’une résistance, et leur musicale tension.

La narratrice à propos de sa mère : « Ce que j’aimais le plus chez elle : la fièvre des émotions constamment entretenue, qui enveloppait comme un voile magique _ poïétique, déjà… _ les petits événements au quotidien. (…) Tout ce qui était le présent et l’existant sans double fin, sans significations cachées _ pure apparence, ride sur les eaux de la vie _, tout cela était béni par son regard et la ramenait à la stupeur enfantine.«  Ô la délicatesse d’observation… « Et j’avais presque toujours été le miroir de cette enfance retrouvée. Mais bientôt cela cessa. Là où il y avait eu de la passion, il n’y eut plus alors que du silence entre nous« … L’attention aux moindres subtils passages du temps dans leurs rapports est d’une soyeuse et frémissante précision.

La narratrice en revient alors à la figure d’Emilia Starita, sur le mystère de laquelle sa mémoire se focalise et fascine : « dans la voix d’Emilia, la poésie était aussi changement de personne, anamorphose, jeu de rôles _ et de l’altérité en soi et un peu aussi par soi _, ce qui n’était pas le cas chez les autres professeurs… Les incursions dans le pays du Tendre (de Melle de Scudéry) lui permettaient aussi de reprendre son souffle, en une brève parenthèse de malice, cette légèreté qui se manifeste quand une solide galanterie éloigne la pesanteur des passions.«  Encore la vertu distanciatrice, élégante, du style… « Puis Emilia retournait aux aventures de ses personnages favoris, des aventures incompréhensibles car elle ne se souciait pas de nous en raconter l’histoire _ sinon de manière syncopée, incohérente _, mais seulement des éclairs, des fragments, la flamme noire que ces héros parvenaient à arracher au jour bref de leur vie et à entraîner dans un autre monde, dans le monde des enfers et des ténèbres du cœur, où les flammes ont beau être noires, elles demeurent des flammes et sont donc lumineuses (…) _ et j’en retirais le sentiment qu’il n’y avait de demeure possible et légitime pour les passions que dans ce bref espace entre l’œil et la page, enfin secondées par l’insistance du regard qui les contemple, ou par l’hospitalité de la voix qui se laisse captiver.«  On mesure le talent d’Elisabetta Rasy retraçant ici la préhistoire de sa vocation à la littérature, en continuité aussi, il est vrai, avec la prédilection de sa mère pour les artistes ainsi que pour la lecture…

D’autant qu’arrive au lycée Torquato Tasso de la Piazza Fiume, non loin de la Porta Pia, en début de troisième, un nouveau personnage crucial : Marco de Andreis, qui se révèle bientôt le neveu de Mademoiselle Starita : « pour une raison que j’ignore, le nom de Marco avait été associé dès le premier jour de classe à celui de sa tante, Melle le professeur Starita. » Marco devient ainsi bientôt le premier amour de la narratrice… Et eux de parcourir les vastes quartiers tranquilles, arborés et fleuris, autour de Nomentana et Trieste, poussant des pointes jusqu’aux parcs de la Villa Borghese et la Villa Glori.

Avec sa mère, « c’est le monde de la scolarité, pareil à une petite île utopique, qui devient exceptionnellement le terrain qui nous sauvait des misères de la réalité« …

Mais « l’année de la seconde, Emilia Starita ne s’était pas présentée au lycée avec les autres professeurs, à la rentrée, et ce fait n’avait été l’objet d’aucun commentaire _ de quiconque. » Plus tard seulement, la narratrice apprendra qu’Emilia et sa mère (Adelaïde) étaient mortes. Un peu plus tard encore, Elisabetta apprendra, non sans efforts, la vérité par la bouche de son professeur de philosophie (et d’histoire), le probe et idéaliste (hégelien plus que marxiste) Aldo Camerini, qui lui expliquait un peu doctoralement, la narratrice s’en amuse : « l’attention fait vivre les autres en leur prêtant l’oreille ; la curiosité est gourmande, elle dévore toutes les histoires dans l’égoïsme de leur propre voracité.«  Il la met ainsi en garde : « Ce n’est pas comme ça qu’on devient adulte, ce n’est pas en fouillant dans les secrets de famille qu’on apprend à grandir, la mémoire n’est pas un dévouement obscur au passé.«  Et : « D’où te vient cette ambition de posséder la vie des autres ? Garde-toi de la brûlure de l’ambition, et n’approche pas celle de la nostalgie. La nostalgie est inutile, tout reste. Et ce qui se perd ? Ce qui se perd finit un jour ou l’autre par resurgir. »

« Mais, ajoute la narratrice, dans la pénombre de cet appartement au rez-de-chaussée (Via della Purificazione), par cet après-midi d’été, j’étais justement vorace et curieuse« … La narratrice (et l’auteur) partage, définitivement, l’énergie vitale de sa mère, qu’elle convertit autrement _ notamment en l’écriture : inspirée ! Et la mémoire de l‘écrivain est le contraire d’un abandon, a fortiori d’une fatalité, elle est, mais bien autrement qu’avec Proust, artiste _ avec une respiration et une allure vives, sportives, bondissantes, dansées _ restituant la vie à son plus vif, dansé ! « Les petits immeubles sombres de la courte ligne droite que forme la Via della Purificazione _ la lumière stationnait en hauteur, et le crépi des murs était effacé, aux étages inférieurs, par des ombres anciennes, de vieilles pluies et des vagues de poussière d’âges différents _ constituaient alors un autre monde pour moi, un autre monde par rapport à l’ordre habituel des quartiers résidentiels et familiaux que je connaissais : c’était l’anarchie du centre de Rome, croisement de vies, pensais-je, sans hiérarchie, carrefour de secrets. » On savoure. « L’air de l’appartement était frais, tout était suspendu, la lumière, l’atmosphère, les mots, tout était atemporel. »  C’est un moment de vérité, en effet. Ponctué in fine par cette annotation : « C’était l’heure où l’après-midi romain triomphe _ oui ! _, où les murs des immeubles rendent la chaleur à la chaleur, où toute chose est vivante _ voilà ! _ dans la rue, dans le mouvement comme dans l’immobilité.«  L’arpentant inlassablement, elle aussi _ elle aussi, oui ! _, de son pas souple et de ses lestes semelles, la mère de la narratrice _ déjà ! _ n’est assurément pas la seule à aimer de passion la ville de Rome…

« Ma mère aimait le présent, mais dans tout ce qu’il a de non actuel : la lumière qui ne cesse de se renouveler, les nuances qui distinguent les jours, l’odeur de l’air qui change selon les heures et se gâte vers la mi-journée, mais qui, certains jours, de bon matin, sent la terre propre et mouillée, ou la brûlure des briques si la nuit a été chaude. Elle s’intéressait au climat (…) en commentant avec beaucoup de véhémence les humeurs des saisons et leurs irrégularités, leurs insistances et leurs subversions.«  Une brillante et sobre façon de s’éprouver vivant _ voilà ! _, dans la sensation _ se déployant magnifiquement : comme une fleur en train de s’ouvrir grand _ des passages physiques du temps, en quelque sorte, sur le fond de l’écrin splendide et impavide, ferme, tenace, constant _ un appui ! _ de Rome _ et la plus forte leçon de vie, au final.

Emilia Starita, qui demandait à l’avenir qu’il fût différent du présent, est représentative des filles de l’après-guerre : « les filles de l’après-guerre feraient des études, travailleraient, conduiraient. Elles deviendraient les amazones dévouées (de leurs mères), leur fiancé idéal (…), elles les protégeraient davantage et avec plus de proximité que les hommes ne l’avaient jamais fait. Mais pour les filles, tout était à  bâtir, tout était à inventer. C’était une des raisons pour lesquelles Emilia Starita m’avait plu« , commente la narratrice de ce récit qui est aussi roman d’apprentissage et de formation. « A la fin de l’année (de troisième), avant l’été de sa disparition (l’été 1962), elle lisait des passages entiers de son auteur favori (Racine), sans même nous les commenter. Elle déclara que le son devait nous suffire, le son nous communiquerait le sens, le sens nous permettrait de comprendre la signification, la signification nous expliquerait l’histoire, l’histoire nous amènerait à la connaissance, qui n’est autre qu’un cercle dans lequel on part d’une simple voix pour arriver à la circonférence de la planète, avec tous les soupirs et les cris qui l’habitent, et des soupirs et des cris pour atteindre la vérité la plus secrète. » Quelle intelligence de l’art : faut-il l’attribuer au personnage, au professeur de français, à Emilia ? Ou bien à la narratrice ou l’auteur, Elisabetta ? Aux deux. C’est dans tous les cas superbe de justesse. « La dernière fois que je l’avais vue, à la fin de la troisième, un matin de juin où _ c’est souvent le cas au début de l’été à Rome _ tout était scintillant, tout vous sautait aux yeux et à l’imagination. » Ou l’éternité de midi le juste. Exactement la Rome que j’ai arpentée avec bonheur ces dix jours de juillet dernier _ avec ma fille Eve, cette fois, qui allait s’installer pour six mois à Rome, effectuant un stage de « coloriste » au cabinet d’architectes de Mario Moretti, Viale Pola, tout à côté de la Villa Paganini _, justement dans le quartier profusément fleuri _ oui ! _ de la narratrice et de sa mère, parsemé de villas entre les jardins, près de la Via Nomentana et la Villa Paganini, du côté du Corso Trieste et de la Piazza Trento…

Pour refermer le contre-exemple tragique d’Emilia Starita et préciser encore la force de son aura et sa vertu de modèle d’identification _ non familialiste _ pour la narratrice, dans l’horizon de l’hommage par l’écriture à sa mère, ceci : « Les mots m’emporteront loin d’ici, avait dit à Aldo Camerini Emilia. C’est à cela que les mots servent« , commente la narratrice. « Le nom de Salvatore Starita, le père d’Emilia, le nom de son père donc, n’avait en effet jamais été prononcé dans la maison où Emilia vivait _ Elle-même se nommait ainsi Starita en vertu d’une plaisanterie du destin, ou d’une anomalie onomastique, non d’une descendance. Pour Salvatore, il n’y avait pas de mot, pas un seul mot _ depuis qu’Adelaïde, sa veuve, en son remariage avait choisi rien moins que de l’effacer totalement de sa mémoire et de celle des autres, y compris de leur fille, Emilia. Tout homme, y compris le pire, a droit à un mot qui rattache son nom au fait d’avoir existé, il a droit, quand il disparaît, à être nommé, ne serait-ce qu’une fois, qu’une seule fois », commente décisivement la narratrice. « Il n’en fut pas ainsi pour Salvatore, chez M. Ferrero, le nouveau mari d’Adélaïde » (et le père d’Ida, laquelle épousera l’ingénieur Attilio De Andreis _ Marco étant leur fils), apprend-elle finalement d’Aldo Camerini. « Emilia, analyse aussi la narratrice, avait décidé de faire des études littéraires pour trouver dans une autre famille les mots perdus dans la sienne (celle des Ferrero). Trouver les mots perdus.. Elle voulait aussi d’autres sons pour éprouver d’autres émotions. » Eprouver d’autres émotions. « C’est ainsi qu’elle prit la décision de s’inscrire à la faculté de lettres, en licence de littérature française. Le père d’Emilia, Salvatore, vivait lui-même en France, avant de venir à Turin. Ses parents, des paysans du Cilento, avaient émigré dans le nord de l’Europe, après l’unité de l’Italie. Nul ne savait pourquoi il avait parcouru le trajet inverse _ peut-être par nostalgie, peut-être par choix politique, peut-être par hasard. » Voilà donc quelques unes des raisons d’importance du choix et du français et de la littérature dans la vie et la carrière de celle qui devait marquer puissamment de son exemple et de son aura Elisabetta, de laquelle on détachera, pour l’appliquer à son propre rapport funéraire à sa mère : « Tout homme a droit à un mot qui rattache son nom au fait d’avoir existé ; et  quand il disparaît, à être nommé. » Par là l’écriture, fille de Logos et parente de Mnémosyne, poursuit avec espoir le devoir humain sacré de sépulture _ Rome étant particulièrement riche en tombeaux de marbre et inscriptions lapidaires, survivants et témoins du Passé, tenaces et fidèles.

Entre nous ou l’écriture preste, dense et profonde d’un immense écrivain, en témoignage, à son tour, de reconnaissance et fidélité.

Le dernier chapitre d’Entre nous nous ramène en 1968, dans le cimetière a-catholique du Testaccio _ « le premier cimetière que j’ai jamais vu et qui m’a donné une fausse idée, entre autres choses, des cimetières (encore un modèle), où Aldo Camerini avait été accueilli (on remarque le terme) après sa mort prévisible mais subite en ce chaud mois de septembre 1968« , déclare la narratrice. La mère sera enterrée, elle, trente-deux ans plus tard, en un lieu bien différent : « la ville dans la ville, silencieuse, que représente le cimetière Flaminio, que nous appelons à Rome Prima Porta. Avec toutes ses allées qui requièrent l’usage d’une voiture, Prima Porta est une sorte de Los Angeles miniature, une sorte de highway des morts, mais qui, aussi, imprévisible, offre, au nord, une merveilleuse trouée de campagne romaine, qui, dans les belles journées, déverse _ généreusement et calmement _ lumières et couleurs aux confins du cimetière ; et dans la partie la plus ancienne, la plus prestigieuse, où se dressent les chapelles familiales, les arbres et les arbustes bien soignés ont l’exubérance enchanteresse _ oui ! _ de la végétation du Latium.«  L’auteur commente : « comme une ville, elle est désordonnée et discontinue« … A l’art (et au bonheur) de souplement les circonscrire, ces villes. Mais ces remarques sur le lieu où  repose la mère (auprès de sa propre mère, Adèle B., disparue en 1974) ne sont qu’une incise, et discrète, dans le récit, que l’auteur préfère, donc, conclure et en 1968 et au Testaccio, par le souvenir de l’enterrement de son professeur d’histoire et de philosophie du lycée, initiateur partiel, réticent et timidement gêné aux entournures, à quelques unes des vérités fortes de son histoire personnelle, à elle, par le détour du destin d’Emilia Starita  : « après avoir rendu visite, ensuite, aux tombes célèbres de Shelley (« A sea change into something rich ans strange », puis de Keats (« Here lies One Whose Name was writ in Water ») _ qu’ont rejoint chacun bien des lustres plus tard pour reposer l’éternité auprès d’eux leur plus fidèle ami _, nous nous étions arrêtés (après la cérémonie, la narratrice, accompagnée de Francesco Dionigi, un camarade des années du lycée _ Marco, lui, sans un mot en mars a fui Rome _, se promène parmi les monuments funéraires anciens) pour admirer une tombe particulièrement élégante, celle des époux Story, mari et femme« 

Voici, alors, les mots élus pour clore le récit : « Sur une grande urne, gracieuse et décorée comme un écrin, repose un jeune homme ailé. Le garçon de la tombe, Ange, ne semble pas chagriné, mais plutôt fatigué, ou endormi, comme s’il s’était assoupi dans la rue sur le premier appui trouvé, au cours d’un long voyage. Ses ailes ont légèrement glissé de ses épaules. Il a un bras abandonné contre le marbre ; l’autre replié sur le front, repose sur le toit convexe de la tombe. Mais il a aux pieds, de longs pieds minces et jeunes, des sandales bien serrées, prêtes à reprendre la route. Nonobstant ses ailes, l’ange est aussi chaussé de sandales« 

Le récit d’Entre nous ouvert sur un sac de peau _ un sac de cuir fin, noir, très grand, rectangulaire, une sorte de cartable plat et souple _, se referme ainsi sur des sandales de marche : « des sandales bien serrées, aux pieds, de longs pieds minces et jeunes, d’un ange de marbre, prêtes à reprendre la route. » Ou de l’importance de se munir, en toutes circonstances, jusque dans l’impossible, du meilleur cuir qui soit. La maroquinerie n’est-elle pas un des célèbres savoir-faire de Rome ?..

Dans sa vibrante et chaude élégance romaine, toute d’alacrité _ oui ! _, voilà donc, autrement que chapelle ou marbre, un « Tombeau » de mots, dont la délicatesse élève très haut, et même avec magnificence, l’hommage filialement rendu _ « obtenir un peu de verdure pour la tombe de sa mère« , requiert-elle simplement au bureau de la mairie qui s’occupe des sépultures, « au lieu du stérile terrain dénudé et boueux comme un paysage sibérien, pire qu’un Orient désert, qui la reçut sans l’accueillir le jour où on l’enterra«  _, un « Tombeau » de littérature avec jardin offrant en toute saison l’exubérance de la végétation enchanteresse du Latium, pas moins, à une reine, une reine déchue, en exil, une Bérénice, par un auteur qui d’un pas libre et vif va son chemin dans la ville. Défi, tant humain qu’artistique, admirablement tenu !



On n’en comprend que mieux pourquoi la déchéance sauvage des derniers dix-huit-mois de « Madame B.« , la mère d’Elisabetta, n’ont pas pu _ et ne pouvaient certes pas ! _ être intégrés en ce « Tombeau » royal (à la noblesse altière de cette reine, certes un peu déchue, mais ô combien souveraine, jusqu’à la fin), qu’avait été, en 2002, « Tra noi due » ;

et qu’il fallait un « appendice » spécial, ce grandiose de vérité et beauté tragique, à la fois, tout uniment, qu’est, si magnifiquement fort en sa sobriété, « L’Obscure ennemie« …


Un dernier mot, en annexe :

Ce n’est pas tout à fait par hasard, ni pour rien, qu’Elisabetta Rasy a rédigé une préface pour la parution en une traduction italienne, par Gabriella Bosco, du magnifique _ c’est un essai implacable : sur l’hôpital  (tel qu’il devient de plus en plus ! et l’« inhumanité«  galopante !..) _ « Tous les enfants sauf un« , du grand Philippe Forest :
« Tutti i bambini tranne uno » _ Milano : Rizzoli, 2008…

Philippe Forest est lui aussi un éblouissant traqueur de la vérité (et beauté : sauvage !) de l’intime :

tant à propos de la perte _ par cancer _ de son enfant :

lire les sublimissimes « L’Enfant éternel » _ sur la maladie et le décès de sa petite fille _ ; et, plus encore, peut-être, « Toute la nuit » _ sur le gouffre sans fond du chagrin, sauvage ! un livre hallucinant de vérité !!! on peut comprendre que l’éditeur ait renoncé à sa publication en collection de poche ! tant pis pour ceux qui passeront à côté de ce chef d’œuvre d’« humanité«  à cause de rien que cela… _ ;

que sur des amours et ruptures difficiles : « Le Nouvel amour » _ décapant !..

Un immense auteur, pas assez reconnu : il est vrai que ce qu’il met à jour dérange considérablement le confort douillet de nos œillères bien-pensantes !!! D’aucuns trouvent ce prétendu « déballage » obscène : pas moi ! ; car lui sait affronter la toute simple vérité de la réalité intime nue et crue où et quand d’autres détournent le regard et se voilent la face…

Même si parfois, à partir de quelques indices _ à commencer par la position universitaire de Philippe Forest, certaines de ses amitiés littéraires, et même ce titre récent, mais je ne l’ai pas lu ! « L’Autofiction en théorie«  (dans lequel son œuvre est objet d’analyse !)… _, un soupçon apparaît, en quelque coin ou recoin bien retors de cervelle, qu’il pourrait, aussi, s’agir là d' »exercices » _ assez virtuoses ! certes ! et ô combien paradoxaux, si l’hypothèse s’avérait… _ autour des modalités de réalisation de l’autofiction !?!  A aller regarder de plus près… En tout cas, pour ce qui me concerne comme lecteur, je ne « marche » pas : je « cours et vole » !..


Lisez Philippe Forest ! Lisez Elisabetta Rasy !

Même s’ils sont certes assez peu proches par leur style

_ Elisabetta, « classique« , pas « baroque« , ni « maniériste«  (ni, encore moins, « romantique« ), en son écriture vibrante de tensions maîtrisées par la ligne riche et lumineuse de sa phrase, est ainsi à mille lieues de la brutalité frontale à laquelle peut, tel un boxeur qui sans cesse avance, avance, s’exposer souvent un Philippe Forest ; qui me rappelle alors l’audace expressionniste du grand et magnifique (en boxeur, lui aussi, déjà) Gottfried Benn… _,

Elisabetta Rasy et Philippe Forest sont parents assurément dans leur approche et fréquentation (sans excès de bordures précautionneuses de protection) du réel le plus intense qui soit à vivre pour un « humain » non encore totalement aseptisé, anesthésié !..

Chercher sur mollat

parmi plus de 300 000 titres.

Actualité
Podcasts
Rendez-vous
Coup de cœur