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L’humilité sincère et sympathique d’un homme politique précis et courageux ; et son parcours existentiel…

19juil

Ce matin, ayant assisté à l’interview sur BFMTV de Clément Beaune par Philippe Corbé,

j’ai désiré en apprendre davantage sur l’histoire personnelle de Clément Beaune,

dont j’apprécie chaque fois, je dois le dire, les interventions…

Ainsi viens-je de découvrir un très intéressant entretien développé de Clément Beaune, le 31 janvier 2021,

dans lequel celui-ci détaille de manière précise et très intéressante son parcours existentiel :

Entretien de M. Clément Beaune, secrétaire d’Etat aux affaires européennes, avec Radio J le 31 janvier 2021, sur l’Union européenne, l’intégration des immigrés, l’islamisme, l’épidémie de Covid-19 et l’élection présidentielle de 2022.

Intervenant(s) :

  • Clément Beaune – Secrétaire d’Etat aux affaires européennes

Mots-clés :

  • IMMIGRATION
  • CORONAVIRUS
  • ELECTION PRESIDENTIELLE

Prononcé le 31 janvier 2021

Texte intégral

Q – Bonjour, Clément Beaune.

R – Bonjour.

Q – Merci d’être avec nous. Puisque cette émission s’appelle « Les enfants de la République« , la question que je pose chaque dimanche à tous les invités de cette émission, c’est : qu’est-ce que représente la République, pour vous, Clément Beaune ?

R – Une chance de vivre ensemble, de pouvoir s’élever, se sortir, soit d’un milieu, soit d’une condition, et d’avoir une liberté, de choix, de vie, et d’être ensemble, dans cet esprit exigeant, parce que j’associe beaucoup la laïcité à la République, cela ne la résume pas, mais cela en fait partie, je crois, et c’est une forme d’exigence d’être ensemble.

Q – Pour commencer cette émission, on va parler un peu de vous, Clément Beaune. Vous êtes quelque part un enfant de la génération Mitterrand, puisque vous êtes né en août 1981, quelques mois après la victoire du 10 mai 81. Cette époque, ces années Mitterrand, cela a compté pour vous, Clément Beaune ?

R – Oui, beaucoup parce que c’était le Président de ma jeunesse, de mes quatorze premières années. Et dans ma famille, on s’intéressait à la politique, sans être actif, mais on était très intéressé par l’actualité politique. Et quand le Président de la République, quand François Mitterrand s’exprimait, on le regardait. Mes parents l’aiment bien. Donc, il y avait une forme d’attachement….

Q – Vos parents étaient socialistes ?

R – Oui, mon père avait été militant socialiste. Il ne l’était plus quand j’étais jeune, mais il était électeur socialiste et mitterrandien. Et donc, pour moi, il y avait à la fois une forme d’autorité, c’était le souvenir, quand j’étais jeune, parce que sans doute, on a une image d’enfant : je trouvais qu’il parlait avec une forme de sagesse, de lenteur. On regardait ses interventions. Moi, cela me fascinait un peu.

Q – Mais vous étiez tout jeune, alors.

R – J’étais tout jeune, je ne comprenais sans doute pas tout, mais il y avait une espèce de respect, d’affection, d’autorité qui s’en dégageait. Et puis, j’avais vraiment l’impression, parce que j’ai pris conscience de la vie politique, de l’actualité, à la fin des années 80, qu’autour de nous, avec François Mitterrand, mais plus largement en Europe, notamment, il se passait quelque chose, il y avait un mouvement.

Q – Ces mouvements, c’est après la chute du Mur. Mais François Mitterrand, quarante ans après le dix mai, vous en gardez quelle image ? Puisque depuis Mitterrand, vous avez eu Chirac, Sarkozy et Hollande, maintenant Emmanuel Macron. C’est un président qui aura marqué son temps, l’histoire ?

R – L’image rétinienne, si je puis dire, pour moi, c’est Mitterrand et Kohl, la poignée de main. Pas seulement parce que je m’intéresse à l’Europe…

Q – Donc la poignée de main à Verdun.

R – La poignée de main à Verdun en 84, je crois. Parce qu’après, dans beaucoup de circonstances, on me l’a décrite ; les circonstances, c’était un geste spontané et c’est lui qui l’a initié. Cela représentait…

Q – Donc c’est l’Europe.

R – C’est l’Europe, c’est la réconciliation. C’est littéralement la main tendue. C’est le sens de l’histoire. Moi, ce que je retiens de Mitterrand, c’est le sens de l’histoire par la grandeur, la vision de la France, la capacité à avoir cet attachement à la grandeur, à la vision, à la souveraineté, tout en acceptant de surmonter, pour lui-même, qui avait été jeune pendant la guerre – on connaît son passé avec ces zones d’ombre aussi, mais qui, malgré tout, était un enfant de la guerre.

Q – Donc c’est les ombres, et les lumières….

R – Bien sûr, les ombres et les lumières. Parce que j’ai aussi fait partie – c’était un peu mon éveil au débat politique…

Q – Donc, quand on parle d’ombres – pardon mais on précise les choses -…

R – Bien sûr, la Jeunesse française, avec Pierre Péan…

Q – Sa rencontre avec Pétain et puis son amitié avec Bousquet.

R – Oui, bien sûr, bien sûr. Et moi, j’avais, je crois, quand le livre de Pierre Péan est sorti, 12 ou 13 ans. Et donc, sans doute, là encore, je ne comprenais pas tout ce qu’il se jouait, mais je voyais que l’image était écornée, que l’on avait un débat sur l’histoire. Mais malgré tout, je garde tout de même, sans illusion, avec lucidité, l’image d’un grand président. Et avec ce sens du temps long, de prendre son temps, de maîtriser les choses qu’il dégageait.

Q – C’est lui qui avait eu cette formule : il faut laisser du temps au temps. Et alors ce qui a marqué votre jeunesse, vous le rappeliez il y a quelques instants, c’est la période 89/90, avec notamment la chute du Mur dans la nuit du 9 novembre 1989. Vous en avez quel souvenir ? Et puis, c’est peut-être d’ailleurs à partir de ce moment-là, que vous êtes vraiment intéressé à l’Europe ?

R – Ce n’est jamais une révélation comme ça. Cela sème une graine en quelque sorte… Mais j’étais tout jeune, j’avais huit ans. Absolument, mais j’ai le souvenir bien sûr de ces images. On m’expliquait ce qui se passait. Je comprenais que c’était important. Pour tout vous dire, mes images politiques de cette période-là, c’est plutôt, bizarrement, la révolution roumaine. J’ai le souvenir, je crois, Noël 89, l’hiver 89.

Q – Donc la chute de Ceausescu.

R – Oui, la chute de Ceausescu, la violence aussi, mais la chute d’une dictature, la mobilisation populaire, ces images de souffrance, d’une vraie révolution, qui avait une sorte de puissance d’évocation, et d’impression de mouvement massif, de liberté, avec aussi la violence qui s’accompagne…

Q – Et qui a débouché sur un faux procès.

R – Qui a débouché sur un faux procès effectivement, sur l’exécution, sur des fake-news aussi effectivement.

Q – Avec Timisoara.

R – Oui, Timisoara. Pour moi, 89, c’est d’abord ça. Et puis vous parliez du Mur de Berlin. C’est ensuite pas tant novembre 89, dont j’ai un souvenir, pour être honnête, assez vague personnellement, mais le fait que mes parents m’aient emmené à Berlin l’été 90.

Q – À Berlin.

R – Et j’ai vu le mur qui était cassé, encore debout, mais cassé, ouvert.

Q – Et donc vous avez ces images en mémoire.

R – Ah oui, j’ai ces images très claires, ces photos… des bouts de Mur d’ailleurs, que l’on a gardés dans la famille. Mes parents ont eu cette envie ou cette intuition qu’il fallait me montrer ce que c’était – pas encore une capitale – cette ville européenne coupée en deux, déchirée, réouverte, et tout ce qui s’en accompagnait, les grues qui reconstruisaient déjà, un sentiment d’immensité, parce que vous aviez cette zone au milieu de la ville qui s’ouvrait à nouveau. Et là encore, l’impression qu’il se passait quelque chose, et quelque chose de bon, de positif.

Q – Et je crois que vous avez visité d’autres pays, notamment des pays de l’Est, et aussi l’Italie, à ce moment-là.

R – Oui, parce que mes parents m’emmenaient souvent l’été en voiture. C’étaient des trajets assez longs, par étapes, vers d’autres pays européens. Donc, c’est peut-être comme cela d’ailleurs, que sans que je ne m’en rende compte à ce moment-là, mon goût de l’Europe qui, comme dit Steiner, se parcourt à pied. Moi, je la parcourais en voiture, mais je voyais bien qu’à quelques dizaines ou centaines de kilomètres, tout au plus, on changeait de langue, on changeait un peu d’architecture…

Q – Et on changeait quelque part de monde, aussi ?

R – Et on changeait de monde. J’ai d’ailleurs, en 90, été encore – puisque la réunification n’était pas faite – en Allemagne de l’Est. Et j’ai vu ce que c’était que les cantines d’autoroute… L’Allemagne de l’Est, ce n’était pas le même monde. Pour un enfant qui est habitué à l’Ouest, si je puis dire, ce n’est pas le même monde.

Q – Et la Tchécoslovaquie.

R – La Tchécoslovaquie… Mes parents m’ont emmené en 92 en Tchécoslovaquie, donc après la chute du communisme, mais avant d’ailleurs la partition. J’ai le souvenir d’une Prague encore très sombre, très noire, des immeubles qui avaient les impacts d’ailleurs des événements de 68, mais aussi des immeubles pas rénovés. Une ville très noire.

Q – C’est vrai que cela a changé, depuis.

R – Cela a changé beaucoup. Et je suis allé aussi à ce moment-là en Hongrie. J’ai eu la même impression, un peu partout en Europe de l’Est.

Q – Ensuite 95 : fin de l’ère Mitterrand, Clément Beaune, et début de l’ère Chirac, avec le 16 juillet 95, l’un des moments les plus forts de son mandat présidentiel, avec la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français dans la déportation des juifs de France. Vous avez un souvenir précis, Clément Beaune ?

R – Oui, j’ai le souvenir – là aussi, on me l’expliquait sans doute encore, même si j’étais plus âgé -, mais je comprenais mieux. Il y avait dans ma famille, pour être honnête, l’image, puisque l’on avait beaucoup aimé Mitterrand, que Chirac, c’était une autre ère et que c’était un changement qui n’était pas un moment heureux dans ma famille sur le plan personnel et politique. Mais ce discours-là avait donné de la grandeur et une forme de tournant, qui je crois d’ailleurs – quand le président Chirac s’est éteint, il y a quelques mois – que quand on pense à Jacques Chirac, aujourd’hui encore, on pense d’abord au discours du Vél d’Hiv. Et je sais que les débats – c’est d’ailleurs intéressant, parce qu’aujourd’hui, il y a une forme de consensus -, à l’époque…

Q – De consensus, et on se souvient que Mitterrand ne voulait pas du tout…

R – Ne voulait pas…

Q – Sur le fait de devoir reconnaître la responsabilité des crimes de Vichy…

R – Oui, parce que cela n’était pas la continuité de la France et de la République. Ce débat existait à l’époque. Et d’ailleurs, il ne faut pas le caricaturer : il y avait des arguments, si je puis dire, pondérés dans les deux sens. Mais néanmoins, Jacques Chirac a fait cet acte qui, je crois, à ce moment-là, cinquante ans, quarante ans après la libération, avait – cinquante ans, pardon, après la libération – avait besoin de se poser, de reconnaître aussi, parce que la France devait regarder son passé – on était justement après les révélations du début des années 90, les grands procès – devait faire, je crois, cet acte de rupture, de responsabilité et de transmission aussi. C’était une façon de dire – je ne sais pas si c’était son intention, mais moi, comme jeune, je le prenais comme une forme de responsabilité pour nous. Il fallait comprendre ce qui s’était passé, ne pas le refaire.

Q – Peut-être que vous avez eu cette réaction aussi, parce que vos arrières grands-parents, les Naroditzky ont fui l’Ukraine et sont arrivés à Marseille dans les années 1910 à cause des pogroms tsaristes. Ils ont fui l’Ukraine à cause de l’antisémitisme et des massacres tsaristes.

R – Oui, c’est vrai. J’ai une famille – la génération de mes arrières grands-parents, qui étaient établis à Odessa, dans ce qui était encore l’Empire russe, mais dans l’Ukraine actuelle, et qui ont fui avant la révolution, qui ont fui les pogroms, et qui _ en 1910 _, en passant par la Méditerranée et l’actuelle Turquie, sont arrivés à Marseille. Et c’est une histoire, comme la raconte un peu Henri Verneuil dans Mayrig, que je trouve un sublime récit…

Q – Donc un parallèle entre les Arméniens et les Juifs, à ce moment-là.

R – Oui, parce que c’était les communautés qui fuyaient une persécution, déjà, qui trouvaient refuge en France, avec un grand dénuement. C’était une famille très nombreuse. Ils étaient neuf enfants. Certains sont nés en France après leur arrivée, mais la plupart étaient déjà nés, et qui a trouvé dans la France un espoir immense qui n’a pas d’ailleurs été déçu, et une exigence, là aussi, immense. C’est pour cela que je faisais ce lien avec la République. Pour eux, cela voulait dire quelque chose. La France, c’était la République française. C’était l’école, c’était la langue. Ils tenaient absolument à ce que leurs enfants ne parlent pas leur langue, mais apprennent tout de suite, à marche forcée, le français, pour s’intégrer.

Q – Parce que vos arrière-grands-parents _ Naroditzky _ parlaient le russe et le yiddish à la maison.

R – Je crois qu’entre eux, ils parlaient russe et yiddish, surtout russe ; et ils n’ont pas voulu que leurs enfants continuent à même utiliser la langue à la maison pour s’habituer et apprendre vite le français, parce que pour eux, c’était la liberté, l’intégration.

Q – Pour vous parler de cette émission, en préparant cette émission, je suis allé voir sur le site du mémorial de la Shoah et j’y ai appris – on apprend – que votre arrière-grand-père, Israël Naroditzky, qui est né le 18 janvier 1876 à Odessa, a été déporté par le convoi 67 du 3 février 1944 et il a été gazé à Auschwitz _ le 8 février 1944, il venait d’avoir 68 ans.

R – Oui. Vous m’apprenez les dates. Je savais évidemment sa déportation, celle de tous les hommes de la famille, d’ailleurs, lui, ses deux garçons, ses deux fils. Les sept autres enfants étaient des filles qui ont échappé – c’est aussi une histoire française : ce sont des gens qui se sont intégrés, qui venaient d’ailleurs, qui ont trouvé dans la France cet accueil, qui ont vécu l’antisémitisme. Et je crois – je crois, parce que je n’ai que des récits, pudiques d’ailleurs, et parcellaires – qu’ils l’ont vécu durement, mais que pour eux, cela n’entachait en rien leur amour de la France, mais pendant la guerre, ils ont vécu la dénonciation et la déportation…

Q – Dénonciation, donc, ils ont été dénoncés. Ils vivaient à Marseille et donc ils étaient, ils ont été déportés. Et je ne sais pas si j’ai raison, mais j’ai l’impression qu’il y a une certaine émotion chez vous, quand vous parlez de cette filiation.

R – Oui, parce que, à la fois, elle a toujours été dans la famille et dans ma construction personnelle, et on en parlait peu.

Q – Un non-dit, un tabou.

R – Oui, un non-dit, une pudeur, sans doute un sentiment, parce que beaucoup d’autres, dans la famille, qui heureusement ont été sauvés, n’ont pas été d’ailleurs inquiétés ou déportés, mais s’étaient cachés, pour éviter cela, et ont changé d’identité. Donc, il y avait beaucoup de – et je le comprends d’ailleurs, pour cette génération, celle de ma grand-mère Rose – de volonté, non pas de cacher, mais je crois, de garder une réserve, d’avoir un sens du secret parce qu’ils avaient été marqués par cet épisode où ils avaient dû faire des faux papiers, trouver une famille d’accueil… trouver aussi beaucoup de générosité, en même temps que d’autres avaient fait face à l’horreur de la dénonciation puis de cette déportation…

Q – Avec quand même, quelque part, d’après ce que je comprends, une transmission familiale.

R – Oui.

Q – Transmission familiale autour de la vigilance, autour de la déportation.

R – Oui, parce que tout de suite, très vite, je ne me souviens plus quand, mais j’ai toujours su cette histoire, de venir d’une famille juive qui ensuite, n’était plus pratiquante. Pour moi, cela voulait dire d’abord l’histoire, parce que je n’avais pas une éducation ni religieuse, ni même culturelle, si je puis dire, de cette famille, de cette histoire dont je connais peu de choses encore aujourd’hui. Mais une forme de leçon que ma grand-mère notamment – qui par ailleurs vivait dans mon immeuble, donc que je voyais beaucoup – me transmettait. Ce n’était pas une sorte de leçon professorale, comme on dit à un enfant, fais attention ! Elle n’avait pas besoin de le dire. Elle disait ce qui s’était passé, qui me paraissait à la fois une évidence, parce qu’elle me l’a dit tout petit.

Q – Elle vous disait quoi. Comment elle vous le disait ?

R – Comme quelqu’un… comme cela, comme un récit, simple…

Q – Elle portait une plaie en elle ?

R – Sûrement, mais elle ne se plaignait jamais. Il n’y avait ni rancoeur personnelle, ni aucune – cela, je ne l’ai jamais ressenti – ni aucune rancoeur vis-à-vis de la France, de la République ; au contraire, une immense reconnaissance. Jamais, ils n’ont pensé quitter le pays, ou lui en vouloir, même s’ils savaient ce qui s’était passé, ce que leurs proches, en France, à Marseille, avaient fait.

Q – Alors l’histoire de votre famille, c’est l’histoire aussi de l’intégration, quelque part ?

R – Complètement d’ailleurs, des deux côtés.

Q – D’une intégration.

R – D’une intégration de ces migrants, comme on dit aujourd’hui – je n’aime pas ce terme, parce que cela donne une impression administrative – qui ont trouvé, encore une fois, cette chaleur et cet accueil. Avec les errements et aussi les comportements affreux de certains. Ils ont connu cela dans ces périodes-là, comme on voit le pire et le meilleur de l’humanité. Puis de l’autre côté, d’ailleurs, du côté de mon père, c’est une histoire républicaine aussi, parce que c’est une histoire d’agriculteurs devenant instituteurs, devenant pharmaciens, devenant professeurs…

Q – La méritocratie républicaine.

R – Oui, j’en ai une – et j’ai grandi là-dedans d’ailleurs – une immense reconnaissance à l’égard de l’école, en particulier, de l’Etat, si je puis dire. J’aime ce mot, sans avoir de naïveté sur le fait que cela ne se passe pas comme cela pour tout le monde, bien sûr. Mais je crois que ces histoires, parfois c’est dans sa famille, parfois c’est chez un voisin, dans un livre, on en a besoin parce que cela nous montre que ce n’est pas systématique, mais que cet espoir est possible et qu’il y a peu d’endroits au monde où il a été possible et où il l’est encore.

Q – C’est que quelque part, le modèle français ?

R – Oui, c’est le modèle français dont je connais… Le défendre, ce n’est pas nier ses failles. Ce n’est pas nier ses dysfonctionnements, au contraire. C’est avoir un attachement si profond qu’on doit essayer de le réparer, de le défendre parce que nous l’avons vu au moment de, encore, l’assassinat du professeur Samuel Paty, des attaques contre la laïcité. On doit l’expliquer, le défendre. Moi, s’il y a une chose pour laquelle je me battrai, c’est cette exigence de la République et cette liberté qu’elle nous offre.

Q – Alors vous êtes, quelque part, Clément Beaune, un symbole de la méritocratie républicaine. Vous avez fait Sciences Po, le Collège d’Europe de Bruges en Belgique, puis l’ENA, promotion Willy Brandt. Est-ce que le problème de la France, l’un de ses problèmes aujourd’hui, c’est que l’on déteste ses élites et que l’on ne respecte plus les élites, et notamment les enseignants ?

R – Cela existe. Oui, mais c’est un symptôme.

Q – Un symptôme de quoi ?

R – Un symptôme d’une société qui n’a pas su assez – je pense que justement, on a considéré que c’était des notions désuètes, l’école, la République, la devise, le drapeau. Moi, je suis, par mes fonctions et par mon engagement, un européen convaincu, précisément parce que j’aime la France et je pense que c’est une chance pour nous. Cela n’enlève pas un gramme de mon attachement viscéral à cette identité, à ces symboles, à ces lieux de mémoire, comme on les dit au sens de Pierre Nora. Et je crois qu’on ne les a pas assez défendus. Ce sont des petits renoncements, des petites lâchetés, dans la vie quotidienne, dans la relation entre les hommes et les femmes, dans la tolérance, dans le rapport à l’autorité, aux professeurs en particulier _ oui… Donc oui, cela existe. Je ne veux pas jouer – mon jeune âge encore ne me le permet pas – au vieux con, si je puis dire, mais c’est de tout âge de défendre cette idée. Encore une fois, cela passe d’abord par l’école _ oui, et c’est crucial…

Q – Cela passe d’abord par l’école. Mais alors, est-ce que quelque part, les intellectuels jouent encore leur rôle, on va dire, de lanceurs d’alerte, peut-être aussi de transmetteurs des valeurs républicaines ?

R – Pas assez ; pas assez, je crois. Quand vous avez eu d’ailleurs ces violences, ces débats, après l’affaire Samuel Paty, ce drame qui nous a beaucoup marqué, très peu ont relancé des débats intellectuels sur la laïcité, ont défendu l’Etat, ont défendu l’école. Heureusement, quelques voix. Parfois, elles sont décriées, elles sont vues comme presque conservatrices. Quand Caroline Fourest fait son travail, que je considère remarquable, de défense de la laïcité, de l’égalité entre les hommes et les femmes, qui en fait partie, elle fait une oeuvre utile, mais elle est menacée. Elle est attaquée. Je prends cet exemple mais on peut en trouver quelques autres, et heureusement. Est-ce qu’elle est aujourd’hui vue comme une figure du débat intellectuel soutenue par tous ? Non. Et je ne dis pas que cela a été mieux dans d’autres périodes. Dans les années 80, on voyait des manifestations sous les fenêtres de Robert Badinter. Ma grand-mère me disait d’ailleurs, elle-même, dans les années 60-70…

Q – Votre grand-mère, Rose ?

R – Rose, oui, dont on a parlé tout à l’heure. Elle me disait qu’elle avait été une fois dans un taxi, où le chauffeur de taxi lui avait dit, je ne sais pas comment, mais peu importe, « les juifs, je les sens à deux kilomètres« . Elle est sortie. Donc, je veux dire, n’idéalisons pas.

Q – C’est comme le  » vieil homme et l’enfant « …

R – On a été sans doute un peu trop faible.

Q – Par rapport à la défense de la laïcité ?

R – Oui, on le sait. Le drame des démocraties, c’est d’arriver à être libre sans être faible. Leur immense avantage, mais leur fragilité, c’est ça.

Q – Alors, justement dans l’actualité, il y a un fait qui a un certain lien avec ce que vous dites. Le maire d’Ollioules dans le Var, a voulu rendre hommage au professeur Samuel Paty, décapité le 16 octobre dernier par un terroriste islamiste. Il a voulu lui rendre hommage en donnant son nom au collège de sa commune. Mais voilà, le maire a dû renoncer à ce projet. Pourquoi ? Parce qu’une partie non négligeable des professeurs, dont la responsable du CNES _ ou plutôt SNES ? _, Sandrine Olivier, et je cite son nom parce qu’il faut le citer, une partie aussi des parents d’élèves, ont refusé que cet hommage soit rendu à Samuel Paty à travers le fait que l’on donne son nom au collège. Pourquoi ? Parce que cette responsable du CNES a dit, je la cite « On ne veut pas que notre collège devienne une cible« . On ne veut pas devenir une cible. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

R – Il ne faut jamais renoncer. Après je ne veux pas personnaliser. Ce que je peux comprendre quand on est parent, quand on est professeur, c’est pour sa sécurité. Pour moi, c’est plus facile de vous le dire ici, pas de lâcheté. Mais je le pense profondément, on ne doit rien céder, même quand c’est dur. Mais la responsabilité des autorités républicaines, dans l’Education nationale, ailleurs, c’est de protéger aussi. Parce que sinon, on demandera à chacun de faire cet arbitrage. Il faut ce courage. Quand je parlais de petits renoncements… chacun, on a été menacé, et je ne donne aucune leçon parce que je n’ai jamais été une victime de quoi que ce soit, de très peu de choses. Donc, quand un professeur est menacé, je comprends qu’il ait peur dans sa chair.

Q – Je vais vous poser la question simplement, brutalement. Est-ce que quelque part, ce n’est pas de la lâcheté ?

R – Encore une fois, je ne veux pas que l’on renonce s’il y a un projet de cette nature à Ollioules, ou ailleurs. Il faut revenir, cela se posera ailleurs, il faut le défendre. Il ne faut jamais céder. Mais il faut que l’on se donne les moyens de protéger. Parce que si un professeur, on ne peut que le déplorer, est menacé parce qu’il défend, parce qu’il enseigne sur la Shoah, parce qu’il défend la liberté d’expression, et heureusement il doit le faire, il ne doit jamais arrêter de le faire, jamais, malgré les menaces. Mais il faut aussi qu’on le protège de ces menaces. Ça, c’est de la responsabilité de l’Etat. C’est la responsabilité de l’Education nationale, de la police nationale. On le fait d’ailleurs. Mais il faut qu’on le fasse encore davantage, sinon on n’est pas honnête, quand on est responsable politique et que l’on appelle à ce courage _ voilà. Mais oui, bien sûr, c’est mon obsession. Tous les jours, on peut, chacun d’entre nous, vous, moi, être complices, d’un esprit de Munich _ oui. Qu’est-ce que c’est ? C’est le renoncement facile.

Q – C’est le cas ?

R – Oui et je veux aller au-delà. Ce que vous me décrivez le montre. Il est partout dans notre société. Il menace chacun d’entre nous.

Q – Il est où par exemple ?

R – Quand vous assistez, j’imagine qu’on l’a tous vécu, à une insulte homophobe, antisémite, raciste, c’est la même chose à la fin. En se taisant, en ne dénonçant pas, où pour des drames, on a vécu des affaires ces dernières semaines, sexuelles ou autres, quand on ne dit pas, on est complice. Tous les jours, nous sommes confrontés, chacun d’entre nous, à plus ou moins grande échelle, à ce choix, entre dire et prendre un risque, ou ne pas dire, et préparer nos sociétés à cet esprit de renoncement.

Q – Alors, une question personnelle, c’est pour cela que vous avez dit, que vous avez fait votre outing quelque part, et expliqué dans le magazine Têtu, en décembre 2020, que vous étiez homosexuel ?

R – Oui, d’abord, je ne cherche pas à donner une grande leçon d’histoire avec moi-même, cela serait ridicule. Mais oui, il y a un peu de cela, parce que je l’ai fait à l’occasion, et cela compte parce que je ne l’aurais pas fait autrement, je crois, d’une interview sur le respect des droits et la défense des droits LGBT en Pologne et en Hongrie. J’ai hésité et je l’ai fait, d’abord parce que cela se dit, encore aujourd’hui, on le dit, chacun a son histoire personnelle, à sa famille, à ses amis, à ses proches.

Q – Il y en a beaucoup qui le cachent.

R – Oui, mais justement, je ne prétends pas être un modèle ou un porte-parole. Ce n’est ni mon rôle ni mon tempérament _ de timide _, ce serait une forme d’arrogance _ et Clément Beaune est aux antipodes de l’arrogance, lui. Mais il y en a effectivement qui ne peuvent pas le dire en France, encore aujourd’hui.

Q – Y compris au sein de leur famille.

R – Bien sûr, y compris au sein de leur famille. J’ai vu tellement de familles où l’on pensait que c’était facile, que les choses étaient apaisées, que la famille était progressiste, ouverte ; des amis qui l’ont dit et des réactions ont parfois été violentes, dures. Moi, je vis à Paris, j’ai grandi à Paris, c’est globalement, parce qu’il n’y a pas de règle absolue, plus facile. Je n’ai pas eu de problème, très peu ; mais je sais, par des amis, par des récits, par des associations, par ce que l’on voit, malheureusement…

Q – Ce que l’on voit à Paris et beaucoup aussi dans les banlieues.

R – Pas que dans les banlieues. Cela peut être difficile. Donc, j’aurais trouvé cela étrange, finalement, de me donner à moi-même le sentiment que je cachais quelque chose, et je préfère dire les choses plutôt que subir des rumeurs, des on-dit _ voilà. J’y suis attaché, cela fait partie de mon histoire personnelle, justement, souvent c’est plus facile de dire que de ne pas dire, donc il faut parfois aussi prendre sur soi pour verbaliser ; cela fait partie de ce combat _ oui.

Q – Parce que quelque part aussi, le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie, ont en commun le rejet de l’autre.

R – Oui. Et si l’on fait notre examen de conscience, nous avons tous une forme d’intolérance. Au fond de nous. C’est un travail de surmonter cette intolérance _ certes. Et si chacun, à partir de son expérience personnelle, parce que l’on a une famille qui a connu la déportation, parce que l’on a soi-même une orientation sexuelle qui fait l’objet encore aujourd’hui, pas forcément pour soi mais en général, de discrimination. Je ne me pose en rien en victime ; ce serait indécent puisque je ne le suis pas. Par exemple, l’histoire de ma famille que l’on a retracée rapidement, cette déportation, ne me donne aucun droit. Elle me donne une responsabilité _ voilà _ de parler.

Q – Est-ce que quelque part, vous avez ressenti de l’antisémitisme ou de l’homophobie ?

R – Peu. Une fois.

Q – C’est-à-dire ?

R – A Paris. Une tentative, heureusement, d’agression physique, homophobe. Mais je l’ai très peu vu. A l’échelle de ce que vivent beaucoup de gens, ce n’est rien. Mais d’abord, j’ai été confronté malgré tout à une haine que je ne comprenais pas.

Q – Vous aviez quel âge ?

R – J’étais étudiant. J’avais 23 ou 24 ans, je n’étais pas tout jeune. Je savais ce que c’était. Ce n’est pas pareil de le vivre, même s’il ne m’est rien arrivé, à la fin. J’étais protégé, j’ai pu échapper. Mais je pense que, d’une certaine façon, c’est une leçon et que l’on doit essayer de partir de cette petite difficulté, douleur, ou expérience personnelle, pour en faire un combat. Chacun le vit à sa façon, par un engagement associatif, par un engagement public, par un témoignage, mais cela ne nous donne pas de droits. Cela nous donne une responsabilité quand on a, dans son histoire personnelle, familiale, vécu une douleur ou un drame. Il faut le transformer _ voilà.

Q – Alors, on poursuit sur votre parcours. Il y a eu l’ENA. Ensuite, on passe les années. 2012, c’est la rencontre avec Jean-Marc Ayrault. Cela a compté ces années à Matignon ?

R – Oui, j’ai effectivement, comme beaucoup, et d’assez loin, participé à la campagne présidentielle de 2012, pour François Hollande, à l’époque. Et j’ai rejoint le cabinet de Jean-Marc Ayrault qui était Premier ministre, que je ne connaissais pas et qui m’a fait confiance. Oui, d’abord il a aussi renforcé ma conscience et mon engagement européen, qui était chez lui sans doute viscéralement enraciné, et une certaine éthique du sérieux, de la sobriété _ voilà. Je sais qu’on le lui a reproché. Moi, je considère qu’il m’a donné une leçon à cet égard. Et puis, à titre personnel, c’était une première expérience politique, au sens large. Je n’étais pas en première ligne, j’étais conseiller de. Mais la confrontation au pouvoir, à sa dureté, à ses coûts, à ces décisions, à la difficulté de ces décisions, c’était l’expérience probablement la plus formatrice.

Q – Et alors, 2014, c’est votre arrivée à Bercy auprès d’Emmanuel Macron, le nouveau ministre de l’économie, avant de rejoindre avec lui, auprès de lui, l’Elysée, en 2017. Est-ce que vous pressentiez, en 2014, ou éventuellement un peu après, qu’Emmanuel Macron, pourrait, pouvait, devenir un jour Président de République ? Ou en tout cas qu’il ait cette ambition ?

R – Non, je ne le savais pas. Je ne m’étais pas posé la question, pour tout vous dire. Je l’avais connu rapidement quand il était conseiller de François Hollande. Je travaillais pour Jean-Marc Ayrault, on se croisait de temps en temps. Et puis, il a été nommé ministre, ce qui pour moi était inattendu, et il m’a proposé, ce qui était tout aussi inattendu, de le rejoindre. J’étais heureux de pouvoir, justement, assister, et c’est cela que j’avais en tête, à une sorte de rafraîchissement. Un jeune, en politique, qui voulait s’engager, dont je connaissais l’esprit d’innovation, d’optimisme, qui m’avait toujours marqué, et je me disais que c’était une aventure à vivre, mais je ne savais pas où elle mènerait.

Q – Elle vous a mené à l’Elysée. Ensuite ministre, secrétaire d’Etat aux affaires européennes. La crise sanitaire, Clément Beaune, elle bouleverse tout, aujourd’hui ?

R – Oui, elle bouleverse nos vies, d’abord. C’est une des rares crises, pour plusieurs générations qui la vivent en ce moment, qui touche tout le monde ; dans le monde entier d’abord, en Europe, de la même façon, à peu près partout, et violemment. Et en France, dans nos villes, tout le monde aura fait l’expérience de la Covid. J’allais dire, malheureusement, tout le monde n’est pas égal, par sa santé, son logement, ses revenus, etc. face à la Covid. Mais tout le monde aura vécu cette expérience un peu surréaliste d’être entravé, d’être inquiété. Une espèce de menace invisible, mais dont on connaît la présence, dont nous voyons, chacun dans notre entourage, qu’elle peut toucher, frapper, et elle emporte évidemment, dans ce moment, à peu près tout, même si je crois que chacun d’entre nous a une forme de résilience _ voilà _ et de résistance personnelle qui fait que l’on a envie, toujours, de se projeter sur autre chose, de faire autre chose. Donc, on est dans cette espèce de tension où la Covid est là, on le sait et en même temps, on ne veut pas se laisser enfermer, pas au sens des restrictions, mais enfermé au sens de nos occupations, de notre esprit qui serait trop habité par cette épidémie.

Q – Alors, le coronavirus est venu de Chine il y a un petit peu plus d’un an. La question que nous pouvons nous poser, qui est peu posée d’ailleurs, est-ce que la Chine doit contribuer, entre guillemets, à la réparation des dégâts qu’elle a fait subir à l’économie mondiale ? Parce que si l’on en est là aujourd’hui, c’est tout de même à cause de ce qui s’est passé en Chine.

R – Alors, pour qu’il y ait réparation, il faut qu’il y ait responsabilité. Ce qu’on demande aujourd’hui, par l’Organisation mondiale de la santé en particulier, c’est qu’il y ait de la transparence. La première responsabilité des Chinois, c’est que l’on puisse reconstituer exactement ce qui s’est passé.

Q – D’ailleurs pour éviter que d’autres pandémies puissent voir le jour.

R – Ce qui m’inquiète plus, pour être tout à fait franc, puisque l’on parle de la Chine, c’est la dépendance supplémentaire que cette pandémie aura créée à l’égard de la Chine. On va regarder ces responsabilités et il faudra sans doute réformer l’Organisation mondiale de la santé. La Chine a une stratégie habile que l’on a parfois trop laissé faire, d’influence dans ses grandes organisations, pas que l’OMS. Plus généralement, de dépendance du reste du monde, vis-à-vis d’elle.

Q – Notamment en matière de médicaments ?

R – Les masques, les médicaments, la production industrielle.

Q – Electronique ?

R – Bien sûr. Je crois que le logiciel des Européens, pas que des Français, qui sans doute était, sur ce point, en avance, s’est retourné. Il y a l’idée d’une naïveté, d’une dépendance, finalement anodine, qui est passé. Mais la pandémie va accélérer…

Q – Donc, cela veut dire que rien ne sera plus comme avant ?

R – Je me méfie toujours de cela, mais je crois que non. Il faut, dans toute crise, on l’a vu sur l’Europe, chercher le renforcement. Il faut chercher les leçons. Je pense que les gens auront une aspiration à autre chose et une mémoire aussi, effectivement, de chocs que l’on a vécus, quand on a découvert que l’on produisait des deux tiers aux trois quarts des médicaments de base, en dehors de l’Europe. Aussi, nous l’avons heureusement rattrapé, et on a réussi déjà à tirer des leçons en produisant des masques, mais au début, on ne savait pas le faire. On avait laissé passer des grandes technologies, partir _ voilà. Des choses extrêmement élémentaires, qui devenaient souveraines tout à coup, qui devenaient essentielles. Je pense que c’est un autre rapport au commerce _ à méditer _, un autre rapport à l’échange, un autre rapport à la dépendance mondiale.

Q – Quand vous voyez, Clément Beaune, ce qui se passe autour de nous, vous êtes secrétaire d’Etat aux affaires européennes, donc ce qu’il se passe dans les autres pays, notamment européens, cela se passe aussi ailleurs, est-ce que vous êtes inquiet pour l’avenir de la France ? C’est-à-dire lorsque l’on voit toutes ces manifestations, ces demandes de faire en sorte que l’on fasse comme s’il ne se passait rien ?

R – Sur le confinement, sur les restrictions ?

Q – Sur les restrictions, oui.

R – Ce qu’on voit ailleurs en Europe. J’ai vu, nous l’avons vu, ce qu’il s’est passé par exemple aux Pays-Bas, où c’était une réaction au couvre-feu. La vérité, c’est que nous ne savons pas, jamais, comment les choses vont réagir.

Q – Il y a des manifestations violentes dans un certain nombre de pays.

R – La France d’ailleurs, n’a pas manifesté cela. Je pense que c’est parce que, contrairement aux clichés que l’on véhicule parfois, nous sommes responsables, plus qu’on ne le dit. On a un attachement, même si l’on râle, même si l’on critique, même si on invective, on a un attachement à l’autorité publique et à l’espace commun. Pas toujours ; on a vu des émeutes, des manifestations violentes, encore récemment. Mais je crois qu’il y a un sens du collectif dans ces moments-là ; ce, à quoi il faut faire plus attention, ce sont les effets de long terme. Une espèce de déprime ou de décrochage _ oui… _, à l’école, dans la santé mentale, que cette crise pourrait entraîner. C’est ça qui aujourd’hui nous anime pour essayer de trouver le bon équilibre. L’école en particulier, on y revient _ et c’est très urgent ! C’est tellement important. Nous nous sommes battus et d’ailleurs, je le rappelle là-dessus, parce qu’on fait beaucoup de comparaisons, on est le pays qui, au jour où nous parlons, a été le plus ouvert d’Europe. Ce que je veux dire, c’est que les écoles sont restées, bien que malheureusement fermées au début pendant le premier confinement au printemps 2020, mais nous les avons rouvertes plus tôt et ne les avons pas refermées par rapport aux autres. Il y a des situations très douloureuses à l’université, par exemple. Pour l’enseignement, les transmissions, on cherche des solutions. Parce que nous voyons bien que décrocher du groupe, de la vie collective, de l’apprentissage au sens large du terme, de l’éducation, c’est un drame personnel et cela peut être un drame pour une génération _ oui. C’est cela qu’il faut éviter aujourd’hui, bien plus que, bien sûr, ça compte, plus que des mouvements de court terme.

Q – En tant que secrétaire d’Etat aux affaires européennes, vous êtes aussi concerné par ce qu’il se passe au niveau des vaccins, au niveau de la stratégie vaccinale, aussi bien française qu’européenne. On ne comprend pas très bien ce qu’il se passe avec les laboratoires pharmaceutiques produisant des vaccins. D’abord, est-ce que Pfizer a une juste interprétation du contrat signé avec l’Europe en livrant 20% de flacons en moins, en partant du fait qu’un flacon contient six doses et non pas cinq ?

R – Alors là, il y a beaucoup de questions différentes. Ce que vous dites sur les doses, il n’y a pas de réduction des livraisons à ce titre, il y a un débat qui est un débat d’abord scientifique, pour savoir, sans être trop technique, si chaque flacon peut donner lieu à cinq doses ou à six doses.

Q – A priori, Pfizer dit : c’est six doses.

R – Non, ce n’est pas Pfizer qui le dit. C’est nous qui avons demandé aux autorités sanitaires et elles nous ont dit que l’on pouvait, oui, prélever une sixième dose.

Q – Et Olivier Véran dit : c’est cinq, 5,99…

R – Dans tous les cas, pour faire clair et simple, dans tous les cas où l’on peut prélever six doses, on le fait aujourd’hui et de plus en plus, nous sommes capables techniquement de le faire. Ensuite, il y a des contrats que l’on a signés, par dose, avec un prix fixé. Et si un flacon donné peut donner lieu à plus de doses, c’est en soi une bonne nouvelle parce que cela veut dire qu’à production donnée, on peut vacciner plus de gens. Donc, cela ne doit pas être une excuse pour faire moins, ou pour livrer plus tard. Avec Pfizer, d’ailleurs, il faut quand même souligner les choses quand elles sont positives, d’abord, le vaccin a été rapide, on a recommandé 300 millions de doses au niveau européen et nous avons évité que le retard, qui était annoncé, perdure. Il a été limité à une semaine et maintenant, on reprend la cadence et l’on accélère.

Q – Avec des commandes supplémentaires.

R – Il y a un sujet qui est en train d’être clarifié, pour un laboratoire qui est AstraZeneca,

Q – Justement, il y a un mystère autour d’AstraZeneca qui ne livrera que 4,6 millions de doses à la France, de son vaccin contre la COVID, d’ici à la fin du mois de mars, soit la moitié de ce qui était attendu. Qu’est-ce que vous en pensez ? Est-ce qu’il y a une logique là-dedans ? Ou est-ce qu’il y a un gros problème ?

R – C’est cela, c’est un problème en soi, mais c’est cela que l’on essaie de déterminer, avec la ministre de l’industrie, Mme Agnès Pannier-Runacher : savoir ce qu’il se passe. S’il y a un problème industriel, ce n’est pas une bonne nouvelle, mais cela peut arriver. Et regardons tout de même, même si nous sommes tous, on en a marre et que l’on veut se faire vacciner vite, on veut sortir de tout cela. Le vaccin est l’espoir, et tant mieux ; mais on l’a développé en moins d’un an ; il est produit plus vite que l’on ne le prévoyait, il y a encore quelques semaines ; donc, s’il y a un problème, un pépin industriel, si je puis dire, il faut le savoir, cela peut arriver. On comprendrait.

Q – Vous y croyez, à ce pépin industriel ?

R – Si c’est un pépin industriel qui donne lieu à une réduction de livraisons pour l’Europe et pas pour les autres, ça, c’est un problème. Parce qu’il n’y a pas de raison. Je pense aux Britanniques.

Q – Quand vous dites « pas pour les autres« , ce sont les Britanniques. Avec cette déclaration de Michael Gove, c’est le ministre d’Etat de Boris Johnson, qui dit : il est hors de question de livrer aux Européens les vaccins des usines AstraZeneca situées en territoire britannique ; en clair, le mystère d’AstraZeneca ressemble quelque part à une entourloupe britannique, non ?

R – Alors, je ne veux pas être dans le soupçon, dans le complot…

Q – C’est une question que je vous pose.

R – Non, mais je vous le dis, il faut de la clarté et la transparence. En ce moment même où nous parlons, il y a une enquête qui est en train d’être finalisée, pour voir précisément ce qui a été livré en Europe et au Royaume-Uni, à partir des usines qui produisent en Europe. Et nous avons, ce vendredi…

Q – Donc, notamment en Belgique.

R – Exactement, nous avons, ce vendredi, au niveau européen, mis en place une autorisation d’exportation, concrètement, toute dose de vaccin qui doit quitter le territoire européen doit faire l’objet d’une autorisation parce qu’elle est produite sur notre sol, quelle que soit la nationalité du laboratoire, pour vérifier que, – il peut y avoir des livraisons ailleurs, dès lors que nos contrats sont respectés -, mais on respecte d’abord nos contrats. Donc, c’est cela que l’on vérifie. Il peut y avoir un problème industriel. S’il y a eu une préférence qui a été donnée aux Britanniques par rapport à nous, là, c’est un problème, je ne le sais pas.

Q – Et vous y croyez, vous, vous, c’est quoi la thèse qui est la vôtre ?

R – Je ne sais pas. Moi, je ne veux pas avoir de thèse par avance. Il faut les étayer scientifiquement ; ce sont des accusations graves, donc, cela ne se fait pas à la légère. Il faut de la clarté _ certes. Le seul moyen de savoir ce qu’il s’est passé, c’est que cela soit transparent, que l’on retrace les livraisons. C’est ce que l’on est en train de faire et qu’ensuite, le laboratoire et la Commission européenne mettent sur la table ce qui se passe exactement ; ce qui est très important, parce que moi, j’insiste toujours sur l’Europe. Je défendrai bec et ongles ce cadre européen de l’achat des vaccins, parce qu’il est bon. Imaginons ce qui serait passé si aujourd’hui, chaque pays européen, la France, l’Allemagne et les autres, étaient en train de négocier et de passer ces coups de fil pour les doses, on ne gagnerait pas forcément à cette compétition. Ce serait la guerre en Europe et peut-être même littéralement.

Q – Et la guerre, peut-être, à l’intérieur du pays, parce qu’il y a un certain nombre peut-être de régions, de municipalités…

R – Quand les régions nous disent : moi, je veux aller négocier dans mon coin. Il faut savoir ce que cela veut dire.

Q – Qu’est-ce que cela veut dire ?

R – Cela veut dire que potentiellement, vous auriez plus de doses en Île-de-France qu’en Auvergne, Rhône-Alpes, plus de doses dans le Grand Est qu’en Nouvelle-Aquitaine. Moi, ce n’est pas de ce pays-là que je veux. Et je ne veux pas de cela pour l’Europe, parce que c’est une question d’éthique, mais c’est une question même d’intérêt. Imaginez ce qu’il se passe si la France est bien vaccinée, et pas l’Allemagne, ou vice versa. On réimporterait immédiatement le virus parce que l’on peut se barricader, il y a tout de même des mouvements inévitables. Donc, c’est une folie de croire que l’on s’en sortirait mieux si l’on se divisait _ certes. En revanche, moi, je crois à une Europe qui défend ses intérêts. Et s’il y a problème, – je ne dis pas qu’il y a problème -, mais s’il y a un problème, et que l’on a privilégié d’autres destinations d’autres pays, par exemple le Royaume-Uni, plutôt que nous, là, nous défendrons nos intérêts.

Q – De quelle manière ? Par des mesures de rétorsion ?

R – En faisant respecter nos contrats. Des contrats, ce ne sont pas des engagements moraux, ce sont des engagements juridiques _ oui. Tout contrat peut être sanctionné par des pénalités, des sanctions…

Q – Par le non-paiement de ce qui est dû à AstraZeneca, par exemple ?

R – Oui, ou la non-commande de doses supplémentaires ou des pénalités. Tout cela est prévu par les contrats et c’est normal, dans un cadre juridique. Mais je ne dis pas qu’il faut en arriver là, je dis d’abord qu’il faut faire la clarté. Et moi, je ne veux pas une Europe qui cache les choses ou qui ne défend pas ses intérêts. Et je crois que ce qu’a fait la Commission, cette semaine, à notre initiative notamment, faire la transparence, hausser le ton, c’était ce qu’il fallait faire.

Q – Boris Johnson peut-il jouer un mauvais coup à l’Europe et à la France ou pas ?

R – Je ne le sais pas. Encore une fois, je ne veux pas faire de mauvais procès.

Q – Est-ce que c’est une hypothèse que vous pouvez avoir en tête ? Est-ce que cela peut être une conséquence du Brexit, d’ailleurs ?

R – Non, alors, non, ce n’est pas une conséquence du Brexit, parce que ce que fait le Royaume-Uni, un pays européen, s’il le souhaitait, pourrait sortir du cadre et le faire. Ce qu’a fait le Royaume-Uni, concrètement, c’est souvent d’accélérer les procédures, en prenant, c’est un fait, plus de risques dans les campagnes de vaccination ; aussi, avec une situation sanitaire qui est douloureuse et qui est difficile, donc, on peut le comprendre, mais qui n’est pas la situation de la France et de l’Union européenne. Il faut regarder les choses que l’on compare. Quand on compare, on dit « en Israël, cela va beaucoup plus vite« . C’est vrai, mais il y a un accord pour transférer des données médicales au laboratoire Pfizer. Je ne crois pas que ce soit le modèle que les Européens veuillent. Au Royaume-Uni, il y a eu une prise de risque ; je ne dis pas « n’importe quoi« , mais « une prise de risque« , qui a été faite sur l’espacement entre les injections de doses, sur l’utilisation de tel ou tel vaccin sur les populations, sans tenir compte de restrictions scientifiques, etc. Et donc, les Européens, je crois, n’accepteraient pas, à juste titre sans doute, cette prise de risque avec leur santé. Donc, je crois que ce qui apparaît parfois, qu’il y ait des lenteurs que l’on puisse surmonter, c’est un fait, faisons-le, très bien. S’il y a des lenteurs qui sont liées à de la prudence et de la recommandation scientifique nécessaire, là, je crois qu’il faut la respecter et que c’est aussi notre modèle, malgré tout.

Q – Dernière question sur ce sujet : ces retards de livraison de Pfizer, d’AstraZeneca, de Moderna, est-ce qu’ils remettent en cause l’objectif du gouvernement qui était de vacciner, et qui est de vacciner tous les Français d’ici à la fin de l’été ?

R – Non. L’objectif que nous avions annoncé, c’est de faire le maximum d’ici à la fin de l’été _ voilà. Et Olivier Véran, Agnès Pannier-Runacher l’ont rappelé, cette semaine : quinze millions de personnes vulnérables, à l’horizon du mois de juin. Cela reste notre objectif.

Q – On assiste, autre sujet, Clément Beaune, depuis 2017, à une recrudescence de discours de haine, de l’omniprésence de la violence dans la rue, et même au sein du débat politique, une remise en cause, aussi, des décisions démocratiques, y compris à une « dé-légitimation » de l’élection du Président de la République et des députés. Est-ce que c’est compatible avec la démocratie, voire avec les valeurs de la République, et comment vous avez vécu cela de l’intérieur ?

R – Je pense qu’il faut toujours faire attention, moi, j’ai un immense respect pour les institutions et le vote. Et je crois qu’il ne faut pas considérer, que l’on a tendance à considérer que le vote, cela a été anecdotique. Quand on met un bulletin dans une urne, on choisit un maire, un député, un Président de la République, pour une durée de cinq, six ans. Cela nous engage. C’est un geste sérieux. Nous n’allons donc pas considérer qu’il y a mieux que cette légitimité de l’élection. Laquelle ? Cela ne veut pas dire que l’on ne doit pas avoir des moments de respiration, de participation démocratique.

Q – Ce n’est pas à la rue de décider.

R – Non, cela ne veut pas dire que quand il se passe quelque chose dans une société, quand il y a un mouvement, un mouvement social, on l’a vu au moment des gilets jaunes, il ne faut pas l’entendre parce que cela veut dire quelque chose ; mais il ne faut pas confondre une protestation, une colère sociale à laquelle je pense qu’il faut répondre en ouvrant la discussion, en prenant des mesures comme nous l’avons fait, et une sorte de légitimité parallèle, hors élections, parce que cela, je crois que c’est l’essence de la démocratie. On parlait de ne pas renoncer, de ne pas être lâche. Cela fait partie de la défense ferme de nos principes.

Q – Comment expliquez-vous cette haine contre Emmanuel Macron ?

R – Je ne sais pas si elle est spécifique. On a malheureusement, dans notre société, par le jeu des réseaux sociaux, de l’information permanente, du déversement continu, on a une société qui est plus haineuse qu’elle pouvait l’être, il y a quelques années. Et je crois que cela, il faut l’avoir toujours en tête, – cela peut paraître une banalité et tant mieux si cela l’est -, la violence verbale ne s’arrête jamais aux mots. D’abord, elle peut gravement blesser, mais ceux qui commencent anonymement à déverser des insultes, des mots d’une extrême gravité…

Q – Cela peut conduire à la violence.

R – Bien sûr, cela conduira toujours à la violence. On l’a vu d’ailleurs, aux Etats-Unis, récemment.

Q – Un sondage Harris Interactive publié, lundi, par L’Opinion, place Marine Le Pen devant Emmanuel Macron au premier tour, 26 à 27 pour Le Pen, 23 à 24 pour le président Macron et au coude à coude au second tour : 48% pour elle, contre 52 pour celui qui pourrait être, qui devrait être le président candidat. Qu’est-ce que cela vous inspire ? Est-ce que, quelque part, il n’y a pas le feu au lac ?

R – Il ne faut pas, si je puis dire, se décider ou juger des choses en fonction d’une enquête d’opinion ou d’un sondage. Mais ce que cela veut dire, moi, je…

Q – Est-ce que cela veut dire que le pire est possible ?

R – Mais bien sûr.

Q – Et le pire, pour vous, c’est Marine Le Pen, présidente ?

R – Je pense que ce serait immensément grave, mais je ne suis pas un pessimiste. Mais il faut regarder l’histoire avec les yeux ouverts et le sens de ce qui s’est passé. Nous ne sommes jamais à l’abri. Ce n’est pas une garantie d’être dans un espace, une Europe apaisée, un pays démocratique, ce n’est pas une garantie que ce sera toujours le cas. Et au-delà de ces grandes bascules, je pense que croire que ce qui nous paraît être redoutable, dangereux, voire très dangereux, ne peut pas arriver, ne pas y croire, ça, c’est aussi un début de lâcheté et de renoncement. Il faut ne pas se résigner, il faut combattre, politiquement, démocratiquement en l’occurrence, mais ne jamais penser, – je ne crois jamais au retour de l’histoire -, que nous avons définitivement écarté les menaces.

Q – Pour vous, Marine Le Pen, présidente, c’est possible ?

R – Oui, c’est possible, si l’on ne se bat pas. Il faut se battre, toujours. Moi, je ne considère pas que personne n’a droit à, que personne n’a une garantie de, personne n’a une sécurité absolue, et croire, en politique, que ce que l’on pense impossible, impensable, n’arrive pas, nous l’avons vu ! Moi, vous le savez, j’étais en charge des questions européennes auprès d’Emmanuel Macron quand le Brexit est arrivé. Peu de gens croyaient que c’était possible ; eh bien, même chose, c’est arrivé. Donc, tout est possible, bien sûr. Toujours, tout est possible, tout est ouvert, mais le pire n’est jamais sûr et on peut l’éviter. Cela ne dépend que de nous.

Q – On se quitte sur cette phrase : « cela ne dépend que de nous« . Merci, Clément Beaune, d’avoir répondu à notre invitation. Bonne fin de journée sur Radio J et à dimanche prochain. Merci.

Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 février 2021

 

Un entretien assez utile, me semble-t-il…

Ce lundi 19 juillet 2021, Titus Curiosus – Francis Lippa

L’aventure d’écriture d’un curieux généreux passionné de musique, Romain Rolland : le passionnant « Les Mots sous les notes », d’Alain Corbellari, aux Editions Droz

20août

En troisième volet à une enquête sur ce qu’est « écouter la musique »,

soit après la lecture des Éléments d’Esthétique musicale  _ Notions, formes et styles en musique, sous la direction de Christian Accaoui, aux Éditions Actes-Sud/Cité de la musique ; cf mon article du 15 juillet Comprendre les musiques : un merveilleux gradus ad parnassum _ les « Eléments d’Esthétique musicale : notions, formes et styles en musique » aux éditions Actes-Sud / Cité de la musique, sous la direction de Christian Accaoui ;

et après  la lecture de L’Oreille divisée _ L’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles, de Martin Kaltenecker, aux Éditions MF ; cf mon article du 2 août comprendre les micro-modulations de l’écoute musicale en son histoire : l’acuité magnifique de Martin Kaltenecker en « L’Oreille divisée » ;

voici une présentation de ma lecture de ce passionnant travail d’Alain Corbellari, aux Éditions Droz, sur l’esthétique en mouvement (passionné !) d’un des esprits les plus curieux et généreux (et amoureux fou de musique) du XXe siècle, Romain Rolland : Les Mots sous les notes _ Musicologie littéraire et poétique musicale dans l’oeuvre de Romain Rolland

Je partirai de la synthèse de la quatrième de couverture de ce livre riche de 383 pages,

pour présenter ce qu’Alain Corbellari nomme, page 14, « une réévaluation du projet de Romain Rolland« , en entrant « véritablement«  _ enfin ! _ « dans le pourquoi » de sa « poétique musicale« , page 17 ;

Alain Corbellari précisant, page 18, que « c’est d’abord le système des jugements de Romain Rolland sur la musique et la façon dont sa pensée esthétique permettait de réévaluer l’ensemble de son œuvre » qu’il a « cherché à reconstituer ici«  _ voilà !

Tout en indiquant, page 21, en aboutissement de son très éclairant Avant-propos, que

« les opinions de Romain Rolland _ enfin prises pour objet de l’analyse de fond qu’elles méritent (et attendaient depuis si longtemps !) _ forment un système cohérent, quoique moins facile à cerner qu’on ne pourrait le croire de prime abord, tant les détails de ses jugements sont riches de nuances, de subtilités et de contradictions _ mais toujours parfaitement probes (et « sincères«  !) _ qui infléchissent la première impression que l’on pourrait avoir de l’axiologie qui les sous-tend » ;

car « Romain Rolland est _ d’abord et fondamentalement _ un victorien (comme son ami Zweig qui restait attaché aux conventions du « monde d’hier », tout en félicitant Freud de les avoir fait voler en éclats) ; il est ainsi toujours resté fidèle _ tel est et demeurera le socle de son appréhension et évaluation, in fine, de la musique, colorant les approches curieuses et généreuses de la nouveauté… _ à son goût des musiques postromantiques à la fois somptueuses et rigoureusement construites,

mais _ d’autre part et aussi, avec une très grande exigence de vérité _, sur ce socle, combien de découvertes ont assoupli _ voilà une des qualités de l’esprit de Romain Rolland ; tel un Montaigne _ les premières appréciations« .

Aussi Alain Corbellari précise-t-il, toujours page 21, se défendre « d’avoir voulu décrire un système clos et rigide. » Car « pour arrêtées qu’elles soient, les opinions de Rolland restent _ en conformité avec la générosité exigeante (éminemment noble) de sa personnalité _ ouvertes et malléables, fidèles à une pensée qui est d’abord acceptation de la vie en toute sa diversité«  _ toujours tel un Montaigne ; Alain Corbellari reliant (on ne peut plus excellemment !) le « frisson vitaliste«  rollandien à Bergson, Renan et Nietzsche, en plus de Wagner et Schopenhauer, page 22.

Et s’il n’est « pas question ici, précise-t-il encore page 22, de récrire la genèse de la pensée de Romain Rolland, ce travail ayant déjà été fait _ et bien fait _ par d’autres » _ David Sices, in Music and the musician in Jean-Christophe, en 1968 ; Bernard Duchatelet, La Genèse de Jean-Christophe de Romain Rolland, en 1978 _, on ne saurait jamais trop insister sur le fait que, « entre la fidélité à ses goûts et l’espérance du futur, entre la foi dans les vieilles valeurs de l’Europe des nations et la quête de celles qui formeront la nouvelle Europe unie, Romain Rolland s’est voulu _ au plus fondamental ! _ un homme qui cherche, un être toujours _ voilà ! inlassablement et avec pleine confiance ! _ en mouvement _ cf encore Montaigne (et le beau Montaigne en mouvement de Jean Starobinski)… _, qui, pour cette raison même, n’en était pas _ c’était un généreux et un enthousiaste ! _ à une contradiction près.« 

Mais « nous n’en tenterons pas moins de respecter une passion et une sincérité _ voilà ! les deux consubstantiellement liées _ qu’il est difficile de mettre en doute _ certes : Romain Rolland est d’une absolue et pure probité ! _ et qui fondent _ oui _ la valeur _ puissante _du témoignage de notre écrivain.

Or, dans la quête de vérité de Romain Rolland,

c’est bien la musique, comme il l’avouait sans détour dans ses Mémoires _ toujours disponibles, dans l’édition de 1956 : à la page 148, en un chapitre de complément intitulé « Musique«  _, qui aura été son fil d’Ariane _ voilà ! _ :

« La musique _ qui relie dans l’épaisseur mélodique et harmonique riche du temps : avec la délicatesse des modulations subtiles de ses jeux _ m’a tenu par la main, dès mes premiers pas dans la vie. Elle a été mon premier amour, et elle sera, probablement, le dernier. Je l’ai aimée, enfant comme une femme, avant de savoir ce qu’était l’amour d’une femme.« 


Voici, assortie de quelques farcissures de commentaires de ma part,

cette éclairante quatrième-de-couverture des Mots sous les notes d’Alain Corbellari :

« La postérité retient _ quand elle s’en souvient encore… _ de Romain Rolland qu’il fut _ très effectivement _ une figure emblématique du pacifisme _ cf, ainsi, son Au-dessus de la mêlée, en 1916 _ et de l’idée européenne. Plus méconnue, sa contribution majeure à la musicologie _ il fonda, rien moins !, la musicologie française au tournant du siècle _ témoigne cependant de sa véritable passion, la musique : « La musique m’a tenu par la main, dès mes premiers pas dans la vie. Elle a été mon premier amour, et elle sera, probablement, le dernier ».

Cette dévotion à la musique dont est empreinte  _ jusque dans le souffle des phrases _ l’ensemble de son œuvre fournit la trame de son plus grand succès populaire, Jean-Christophe, où Romain Rolland retrace, tout le long d’un « roman-fleuve », l’histoire d’un compositeur, dans laquelle on voit poindre la figure admirée de Beethoven. De fait, la musique infléchit l’ensemble de son œuvre _ c’est à montrer cela que s’attelle ici en effet Alain Corbellari. Fondateur de la musicologie française, artisan de la redécouverte de l’opéra baroque _ mais oui ! avec sa thèse pionnière Les Origines du théâtre lyrique moderne _ Histoire de l’opéra en Europe avant Lully et Scarlatti, en 1896 ; ainsi que de l’ensemble de la musique dite aujourd’hui « baroque« , avec son Musiciens d’autrefois, en 1908 ; et Voyage musical au pays du passé, en 1919 _, ardent défenseur de la musique du début du XXe siècle _ cf son Musiciens d’aujourd’hui, en 1908 aussi… _, Romain Rolland fut sans doute, avec Rousseau _ hélas !!! le fossoyeur de la musique française, adversaire niais de Rameau ! je ne partage pas du tout cette thèse ! un Vladimir Jankélévitch a bien davantage ma faveur : mais Alain Corbellari reproche à ce dernier un sectarisme anti-germanique… _, le plus profondément musicien de tous les écrivains français. Il convenait donc de réévaluer la singularité de son projet esthétique _ voilà l’objet de ce travail ici d’Alain Corbellari _ à l’aune de la conjugaison _ subtile et difficile en leur feuilletage (Martin Kaltenecker dit, lui, « tressage«  !) : mal accepté de la plupart ! toujours aujourd’hui ! _ de ces deux arts auxquels Romain Rolland a voué sa vie entière : la littérature et la musique.

C’est précisément l’ambition de Les Mots sous les notes que de retrouver _ et lui rendre justice  _ le mouvement _ oui ! _, proprement symphonique _ absolument ! _, d’une œuvre et d’une vie _ étroitement tissées, en effet, l’une avec l’autre _ qui restent exemplaires d’un désir de communion fraternelle _ civilisationnel, plus encore que politique _ dont « L’Hymne à la Joie » de Beethoven a en définitive toujours constitué, pour Romain Rolland, la suprême expression« 

De fait,

la conclusion du livre (pages 329 à 332) rend très clairement compte de cette  position rollandienne _ conçue en terme d’« alliance« , davantage que d’« aporie« , page 330 _ entre musique et écriture ;

et aide à expliciter l’expression de « mots sous les notes« ,

ainsi que celles du sous-titre de ce travail d’Alain Corbellari, de « musicologie littéraire » et de « poétique musicale«  (dans l’œuvre _ multiforme : théâtre, romans, essais et articles (dont ceux de musicographie et musicologie : ces deux concepts ainsi que leur articulation subtile sont présentés pages 19-20)… _ de Romain Rolland)…

A cet égard, deux citations _ pages 17 et 330 _ empruntées à une lettre du 9 novembre 1912 à l’écrivain autrichien Paul Amann, sont particulièrement éclairantes.

La première : « Ne vous y trompez pas, je suis un musicien qui s’est armé de l’intellectualisme français« , est commentée ainsi par Alain Corbellari : « De fait, nous touchons là au plus profond, sans doute, des paradoxes qui ont taraudé notre auteur : ce musicologue post-romantique, profondément imprégné de l’idée que la grandeur de la musique résidait dans sa capacité à évoquer l’inexprimable _ du moins dans le discours premier et la prose ordinaire : Bergson, lui aussi mélomane, succombe aussi parfois à ce pessimisme à l’égard du pouvoir du discours ! _, a été, dans le même temps, l’un des hommes les plus « engagés » dans les débats socio-politiques de son époque » ; de même qu’il saura « garder intact jusqu’à la fin (son) élan idéaliste« , page 17.

La seconde : « Seules des circonstances hostiles m’ont empêché de me consacrer à la musique, ainsi que je le voulais« , Alain Corbellari, à la conclusion de son essai, peut la commenter ainsi, page 330 : en déclarant cela, « Rolland exprime certes un regret, mais ce n’est pas l’écriture qu’il rend responsable de cette frustration. Au contraire, écrire lui permet d’oublier _ et compenser, en partie : par les élans de l’écriture même ! _ l’appel de sa vocation première, au point que dans l’entre-deux-guerres, il avouera _ on l’a vu _ ne presque plus avoir le temps de simplement jouer du piano _ tant jouer bien requérait aussi d’exigences ! L’urgence _ dynamique ! _ d’une morale de la vie, de l’action et de la fraternité, qui fait de l’écriture un devoir _ sacré : la dimension éthique (avec sa vocation d’universalité) est fondamentale chez (et en) Romain Rolland _, semble ainsi constamment primer chez notre auteur l’interrogation _ mélancolique : une compulsion qui lui est étrangère ! _ sur l’adéquation des moyens à une fin pourtant décrite en des termes profondément mystiques.

L’écriture est bien, au sens rousseauiste (et derridien) un supplément : elle comble une carence de musique, mais elle possède aussi sa vie propre _ et il y a bien ainsi un « style« , sinon de la phrase même, du moins de l’œuvre (en son entièreté) envisagée d’un peu loin (mais toujours en l’élan), de Romain Rolland ;

cf ici la métaphore de la fresque (« faite pour être vue de loin«  ; et pas « à la loupe« ) empruntée par Romain Rolland à Gluck (« à qui on demandait la raison de certaines pauvretés d’harmonie« ), en une lettre (du 15 juin 1911) à Louise Cruppi, citée par Alain Corbellari pages 10-11 : telles « les peintures de la coupole du Val-de-Grâce » visibles seulement d’en-bas que donne Gluck en exemple, « certaines œuvres _ commente Romain Rolland en une sorte de plaidoyer pro domo en faveur de son propre « style«  d’écriture, de phrase et d’œuvre) ! _ sont faites pour être vues de loin, parce qu’il y a en elles un rythme passionné qui mène tout l’ensemble _ voilà : c’est une dynamique généreuse féconde : quasi dionysiaque… _ et subordonne tous les détails à l’effet général. Ainsi Tolstoï, ainsi Beethoven. (…) Mais jusqu’à présent aucun de mes critiques français _ (si, un seul, mais il n’est pas connu) _ ne s’est aperçu que j’avais un style.« )… _,

(l’écriture, donc, de Romain Rolland) possède aussi sa vie propre,

rêvant de transcender les limitations _ a-musicale qu’elle demeure, en un sens, cette écriture : malgré l’enthousiasme de ses élans, rythme et profusion emportée (au moins idéalement) _ dont elle se plaint d’être affectée.

Cette aporie explique sans doute, du même coup, que la revendication par Romain Rolland d’une poétique musicale

ait, aux yeux de ses lecteurs, très généralement _ même auprès des plus scrupuleux et savants _ passé,

au mieux comme une figure de style _ davantage idéalisée que proprement incarnée en son « style«  et ses phrases, de fait : eu égard à ce qui demeure de pesanteur en le victorianisme (puritain) endémique de Romain Rolland _,

au pire comme la preuve de sa nullité littéraire.

Que, de surcroît, cette poétique ait été fondamentalement infléchie par un désir d’améliorer à tout prix l’humanité

achève de brouiller son appréhension _ voilà où lui et nous en sommes en 2010-11 _,

sauf à imaginer _ et tel est l’apport de ce travail de fond d’Alain Corbellari avec ce livre-ci _

qu’il y a finalement une cohérence _ c’est la thèse du livre _

dans cette double disqualification du discours littéraire _ tel que s’en sert (noblement, et en vertu de sa formation : il est normalien) Romain Rolland ; au-delà du pire sens du mot « littérature«  : au sens de divagation divertissante ou lénifiante mensongère _ :

contestée en amont du sens par la musique,

et en aval par le discours humanitaire,

la littérature _ en son sens le meilleur, cette fois, et telle que la pratique Romain Rolland, en le déroulé de ses phrases _ se révèle peut-être, en fin de compte, le moyen

_ relativement complexe, en sa subtilité ; d’où le devoir (que s’impose Romain Rolland à lui-même) : « Parle droit ! Parle sans fard et sans apprêt ! Parle pour être compris ! Compris non pas d’un groupe de délicats _ et c’est ce que reproche Romain Rolland à bien des arts et des discours _, mais par les milliers, par les plus simples, par les plus humbles. Et ne crains jamais d’être trop compris ! Parle sans ombres et sans voiles, clair et ferme, au besoin lourd« , in l’Introduction (finale, a posteriori) à Jean-Christophe, cité par Alain Corbellari page 13 _

le plus adéquat

d’affirmer la fondamentale identité de ces deux revendications extrêmes,

car c’est au point où se rejoignent

l’ineffable _ cf mon article comprendre les micro-modulations de l’écoute musicale en son histoire : l’acuité magnifique de Martin Kaltenecker en « L’Oreille divisée » sur l’indispensable L’Oreille divisée de Martin Kaltenecker : à propos de l’écoute de la « musique ineffable« , aux pages 223-224 de ce livre majeur ! _ de la communication musicale _ en son idéalité musicalement incarnée dans la suite (mélodique et harmonique) des notes _

et l’idéale _ encore : en son pressant appel ! _ univocité _ désirée rassembleuse _ du mot d’ordre _ de vraie « paix«  construite, de « concorde«  (des cœurs : un pléonasme !), au sens où l’entend Spinoza en sa politique comme en son Ethique _ qui fonde le contrat social

….

que se situe l’écriture

_ passionnée, généreuse et inlassable : « Communiquer sans les mots : cet idéal musical _ de la musique purement instrumentale ; cf Carl Dalhaus : L’idée de la musique absolue _ une esthétique de la musique romantique _, problématique chez un écrivain, se traduit chez notre auteur par une activité d’écriture absolument frénétique« , avait dit Alain Corbellari, page 13 ; et encore, page 14 : « Pour Rolland, le souffle de la phrase, matérialisé par la ponctuation, est plus important que la correction _ c’est dire ! _ de la langue : « J’aimerais mieux quelques fautes de français, qu’un point final mis à la place d’un point et virgule » _ avait-il affirmé en une lettre à Péguy (le 24 octobre 1906). Cette attention à la respiration du texte ne trahit-elle pas, ici encore, le musicien ?« , commentait à excellent escient, Alain Corbellari… _

que se situe l’écriture

de Romain Rolland. »

Et Alain Corbellari de déduire, toujours page 330 :

« Cette alliance _ voilà ! _ de l’indicible musical et de l’expression sublimée de la pensée politique,

n’était-elle pas déjà le pari de ce parangon de toute musique qu’était pour Romain Rolland (et significativement aujourd’hui pour la Communauté européenne…) _ Alain Corbellari est citoyen neuchatellois _ l’Ode à la Joie qui termine en apothéose l’ultime symphonie de Beethoven ?« 

Et, page 331 :

« Un texte de 1922 publié en appendice de l’édition posthume du Voyage intérieur, et intitulé « Le Maître musicien« , nous fait voir _ sinon entendre, mais ne sommes-nous pas là dans l’inaudible musique des sphères ? _ la suprême métaphore musicale qui a guidé le combat humaniste de Romain Rolland :

« Cette symphonie de millions de voix diverses, c’est, pour moi, l’Unité cosmique vers laquelle _ tel un Kant, un Hegel, un Marx, ou un Spinoza _ je tends mon espoir et mon désir. »

Et Alain Corbellari de conclure l’essai, page 332, sur cette autre expression du Voyage intérieur pour qualifier, in fine, l’œuvre de Romain Rolland : « une œuvre qui a su, dans le même mouvement, développer une haute pensée de la musique et illustrer une souveraine musique de la pensée, fondée sur ce que Rolland appelait sa « conception toujours musicale, symphonique _ voilà ! _, de la vie et de l’univers » »…

Sur le fond,

la volonté de mieux (et enfin) prendre (vraiment) en compte l’inspiration musicienne de tout l’œuvre de Romain Rolland,

constitue, ainsi, le fil conducteur de cette enquête méthodique d’Alain Corbellari :

tout particulièrement en sa première partie, intitulée « Trajectoires« , dont les chapitres sont, on ne peut mieux significativement : « Une vie de musique« , « La culture française et la musique : quelques réflexions sur un amour malheureux« , « Un théâtre rousseauiste« , « Les querelles de l’opéra au XVIIIe siècle« , « Une Naissance de la tragédie à la française » et « Le cas Wagner ou d’une décadence l’autre » _ on remarquera la référence nietzschéenne de ces deux derniers chapitres de « Trajectoires« 

Et cela, à commencer par le sérieux du travail de musicologie(-musicographie), pionnier en France, de Romain Rolland :

à partir de son travail de thèse entamé à Rome _ « en moins de quatre mois« , de novembre 1892 à Pâques 1893, « il réunit la documentation d’un travail sur les origines de l’opéra en fouillant les partitions inédites de la bibliothèque Sancta Cecilia, notamment celles de Monteverdi. De retour à Paris, il la complète et rédige ses thèses« , résume Jean-Bertrand Barrère en son très utile Romain Rolland par lui-même, paru dans la collection Microcosme-Écrivains de toujours, aux Éditions du Seuil, en 1955 _ ; en juin 1895, Romain Rolland est reçu docteur ès-Lettres : avec pour thèse principale : Les Origines du Théâtre lyrique moderne _ Histoire de l’Opéra avant Lully et Scarlatti ; et pour thèse complémentaire Cur ars picturæ apud Italos XVI sæculi deciderit, et il devient chargé de cours complémentaire d’Histoire de l’Art à l’École Normale Supérieure, où il débute ses cours en novembre 1895.

« Officialisé, ce cours devient en janvier 1897 le premier cours d’histoire de la musique donné en France dans une grande École« , indique Alain Corbellari, page 30.

« Les première années du nouveau siècle voient se réaliser les étapes définitives de l’institutionnalisation de la musicologie en France : en 1902, une École de musique est fondée à l’École des Hautes Études Sociales, et Rolland en est nommé directeur, tenant le 2 mai un discours d’ouverture intitulé « De la place de la musique dans l’histoire générale », qui deviendra l’introduction de son volume de 1908 sur les Musiciens d’autrefois« , pages 31-32.

« En 1903 _ continue Alain Corbellari page 32 _, lors de la réorganisation de l’École Normale Supérieure qui liquide les maîtres de conférence et les redistribue dans l’Université, Romain Rolland devient le premier professeur de musicologie de la Sorbonne ; son premier cours aura lieu le jeudi 17 novembre de l’année suivante, et le nouveau professeur ne cache pas sa joie d’avoir enfin fait accéder la musicologie à la reconnaissance institutionnelle :

« Si j’ai cru devoir (…) donner à ce cours d’histoire de l’art (…) le caractère d’un cours spécial d’histoire de la musique, je pense qu’il est à peine besoin que je m’en excuse ou que je m’en explique. Il y a une vingtaine d’années, ce n’eût peut-être pas été superflu. Beaucoup n’eussent pas admis en France que la musique pût être considérée comme une matière d’enseignement scientifique et historique ; et bien peu eussent reconnu à Bach et à Beethoven une importance égale dans l’histoire générale à Shakespeare et à Goethe, la musique commençant à peine à s’insinuer timidement dans nos manuels d’histoire générale et d’histoire de l’art ; et elle n’y réussit pas toujours« …

« Le 28 octobre 1910, Romain Rolland subit un grave accident : il est renversé par une automobile. Trois mois de lit : le 23 février 1911, il va passer en Italie sa convalescence » ; et « en juillet 1912 : après deux ans de congé, dont le dernier passé en Italie (…), Romain Rolland donne sa démission de la Sorbonne, pour se consacrer entièrement à son œuvre » (d’écriture) _ résume Jean-Bertrand Barrère.

« L’activité musicologique de Romain Rolland se déploie donc essentiellement _ ainsi que le récapitule Alain Corbellari, pages 38-39 _ avant la Première guerre mondiale _ surtout : c’est l’impulsion décisive et la fondation _ et dans les dernières années de sa vie _ et son retour (de Suisse) en France, de 1938 à 1944. De la première époque, datent la thèse sur les débuts de l’opéra et tout le travail effectué, dans la continuité directe de celle-ci, sur la musique baroque, à savoir la monographie sur Haendel _ La Vie de Haendel, en 1910… _ et les deux recueils d’articles Voyage musical au pays du passé et Musiciens d’autrefois ; s’y ajoutent les travaux sur la musique « moderne », c’est-à-dire celle du XIXe siècle et du début du XXe, dont l’essentiel est recueilli dans le volume Musiciens d’aujourd’hui (…).

A Henry Prunières qui lui demande en 1924 pourquoi il ne s’adonne plus à la musicologie, Romain Rolland répond :

« Non, mon cher ami, je n’écris plus d’articles sur la musique. « Tempi passati. » _ Je me contente de m’y retremper, par bains prolongés, comme j’ai fait en mai-juin derniers (plus de 20 concerts et théâtres en 30 jours !) _ Je dois me consacrer aux tâches principales _ politiques, « humanitaires » dirions-nous aujourd’hui… _ qui exigent toutes mes forces. (…) Impossible de faire, au milieu d’elles, une place _ comme elle le mérite, du moins : avec tout le sérieux requis ! _ à la musique. Je l’aime trop pour écrire sur elle négligemment. _ Je ne suspendrais mon vœu de silence que le jour où je rencontrerais un Beethoven vivant. Alors, je lui sacrifierais tout le reste, _ pour un temps. _ Mais nous n’en sommes pas là !«  (lettre du 9 octobre 1924)… _ page 39.

« Romain Rolland rédigera cependant encore la somme en sept volumes qui lui tenait tant à cœur, sur « l’autre », le vrai, le seul Beethoven, le dieu de toute sa vie, travail qui prend sa source dans la petite monographie _ La Vie de Beethoven _ parue aux Cahiers de la Quinzaine en 1903 et dont l’écriture, après deux volumes publiés en 1928 et 1930, s’épanouira surtout après son retour _ de Villeneuve, au bord du Léman, dans le canton de Vaud, en Suisse _ en France en 1938 _ Romain Rolland s’installe à Vézelay : il y mourra le 30 décembre 1944 _, opus ultimum inachevé auquel Romain Rolland, se retirant de plus en plus des affaires du monde, travaillera jusqu’à sa mort.

Sa réputation de musicologue, de fait, ne faiblit guère dans les dernières années de sa vie ; et s’il a refusé la plupart des sollicitations, les rares témoignages qu’il a consentis à livrer dans l’entre-deux guerres, montrent bien son souci de fondre la recherche musicale au sein d’une quête plus vaste _ voilà : tout se tient (plus que jamais !) dans l’œuvre de Romain Rolland ! _ sur les fins de l’homme et de la société humaine«  _ dont la construction est son objectif de fond ! à l’échelle et de sa vie, et de l’Histoire !, page 40. Romain Rolland combattant pour mettre inlassablement en œuvre les fins posées par les Encyclopédistes des Lumières…

« Pas plus que l’on ne saurait établir une différence entre un travail musicologique et un travail musicographique, voire journalistique, de Romain Rolland,  on ne peut pas sans arbitraire dissocier la science de l’art, et encore moins le but social du but moral, ou de la visée métaphysique, dans ses écrits sur la musique _ avance, avec une très juste largeur de vue, Alain Corbellari, pages 40-41. Les œuvres du passé donnent la main à celles du présent, elles en font comprendre les racines, en éclairent les enjeux et, par leur présence toujours vivante, fécondent l’avenir _ ne jamais perdre de vue que la formation de base (et pour toujours) de Romain Rolland a été celle d’un historien ; en 1889, il a été reçu huitième à l’agrégation d’Histoire ; et ses thèses (menées de 1892 à 1895) : entreprises sous l’impulsion de son maître l’historien Gabriel Monod, elles ont été menées à bien pour complaire à son futur beau-père, le linguiste Michel Bréal (1832-1915) : « le père de Clotilde, le grand linguiste Michel Bréal, introducteur des études indo-européennes en France, exige en effet que son futur gendre, pour obtenir la main de sa fille, termine son travail de thèse« , page 26 ) ; ces thèses, donc, de Romain Rolland sont en effet d’abord des thèses d’Histoire. Les travaux de musicologie (et Histoire de la musique) de Romain Rolland entrent ainsi d’abord dans le cadre de l’Histoire de l’Art, conçue comme une des branches de l’Histoire universelle.

Une bonne génération avant Malraux _ et son idée de « musée imaginaire«  total… _, Romain Rolland prend acte de l’extraordinaire élargissement _ largement historiographique ! _ de notre horizon culturel que promeut la civilisation moderne, faisant de nous les contemporains de l’ensemble des manifestations artistiques de l’histoire _ mais déjà Wilhelm Heirich von Riehl (1823-1897) avait ouvert (en Allemagne) cette voie-là avec ses Études culturelles de trois siècles, en 1859 ; ainsi que Hermann Kretzschmar (1848-1924), avec les trois volumes (d’herméneutique musicale) de son Guide de Concert (1888-1890) ; cf les analyses remarquablement riches et pertinentes de Martin  Kaltenecker dans L’Oreille divisée : ici aux pages 343-346…

De la vulgarisation d’un traité du XVIIIe siècle aux considérations les plus techniques sur la déclamation moderne, en passant par la narration, pour le grand public, de la vie de quelques compositeurs plus ou moins oubliés, tout se tient _ voilà ! _ dans les écrits musicaux de Romain Rolland, constamment soulevés par la foi dans l’universalité _ oui ! _ des manifestations temporelles de la musique et par le désir d’accroître _ tant quantitativement que qualitativement ; et pédagogiquement, à la façon des Encyclopédistes des Lumières : ce sont des enjeux de civilisation ! pour ce fervent républicain qu’est Romain Rolland _ l’amour d’un art qui lui apparaît comme celui, par excellence _ par des genres comme ceux de la symphonie ou de l’oratorio, pour commencer _, de la fraternité humaine, en même temps que celui qui permet d’aller le plus loin dans la connaissance du cœur de l’homme » _ considérations cruciales d’Alain Corbellari, page 41.

La formidable curiosité,

notamment pour les musiques anciennes _ Romain Rolland sait reconnaître l’importance (et tant esthétique qu’historique !..) d’un Lassus ou d’un Provenzale ; et je ne parle même pas de son éloge du génie de Monteverdi : rien qu’à lire les partitions (inédites) à la bibliothèque Sancta Cecilia, à Rome ! en 1893… _,

mais aussi pour celles d’aujourd’hui (et de demain…) de Romain Rolland,

est cependant encadrée, notamment en certaines des évaluations de son goût (même très exigeant), par des conceptions largement héritées, certes _ qui donc y échappe ? _, de son temps et ses perspectives,

en particulier une vision centrée sur le schème d’un progrès de la musique « vers un art total« , inspiré de Wagner, ou du wagnérisme, à son plus fort alors, et particulièrement en France ;

même si, d’autres fois, Romain Rolland, toujours et immédiatement _ et sans jamais y déroger ! il est toujours parfaitement probe ! _ sincère, prend un recul davantage critique à l’encontre de ce schéma (et son schématisme)…

De même,

on peut s’interroger, aujourd’hui, sur les critères de ses appréciations sur Bach (par rapport à Haendel), ou Rameau, par rapport à Rousseau et à un certain rousseauisme _ une certaine sécheresse intellectualiste ? _ ; Rousseau et rousseauisme vis-à-vis desquels Alain Corbellari _ du fait de leur commun helvétisme roman ? _ me semble manifester lui-même un peu trop de complaisance ; même si Romain Rolland finit par préférer l’approche esthétique de Diderot à celle du citoyen de Genève… _ Idem à l’égard d’une certaine méfiance à l’égard de la musique française de la part d’Alain Corbellari : il faudrait en discuter plus précisément avec lui…

Il n’empêche : la curiosité et la capacité d’enthousiasme, constituent des facteurs assurément sympathiques (et largement féconds : à l’aune de sa vie) de l’idiosyncrasie de Romain Rolland, et de ce qu’elle colore en son approche de la musique (et de la civilisation ! _ intimement liées en leurs plus hautes exigences _)…

Et en tant qu’écrivain _ et c’est un point fort intéressant : quant à l’existence ou pas ; et à la valeur, ou pas, de son « style«  ! _,

et « si l’on suit la bipartition que propose Jean Prévost, dans son fameux livre sur Stendhal _ La Création chez Stendhal… _, entre deux types d’écrivains, ceux qui accumulent brouillons et ratures, et ceux qui, comme Stendhal justement, « improvisent »,

c’est évidemment dans la seconde catégorie qu’il faut ranger Romain Rolland. (…)

Le prédisposent à cette tendance improvisatrice

non seulement son impatience naturelle et sa passion de convaincre immédiatement,

mais aussi son goût et sa pratique de la musique.

Edmond Privat avait remarqué cette analogie, lui qui parlait de la « manière inégalable de Romain Rolland, qui écrit ses livres en donnant l’impression qu’il est au piano » _ avec un extraordinaire naturel !., note Alain Corbellari, page 12. Cf ici le livre passionnant de François Noudelmann, Le Toucher des philosophes _ Sartre, Nietzsche, Barthes au piano ; et mon article du 18 janvier 2009 : Vers d’autres rythmes : la liberté _ au piano aussi _ de trois philosophes de l’ »exister »

Et notre auteur _ Alain Corbellari est professeur de littérature aux Universités de Lausanne et de Neuchatel _ d’ajouter, page 12, à propos de l’écriture (et du style !) de Romain Rolland :

« Son écriture, hérissée de tirets et de parenthèses,

encore soulignés par des virgules souvent redondantes,

témoigne éloquemment du feu _ et du souffle : les deux me rappellent ceux de ses deux (géniaux) condisciples de Normale : Paul Claudel (1868-1955), et plus encore, André Suarès (1868-1948) ! quel génie scandaleusement méconnu aujourd’hui ! Commencer par lire Le Voyage du condottiere _ qui a présidé à la composition de ses phrases ;

ses essais sont envahis de notes qui s’étendent parfois sur plusieurs pages,

signes sûrs de son goût du premier jet :

lorsqu’il se relit, il ne corrige pas _ de même que le merveilleux Montaigne ! _, mais complète son texte _ cf aussi les paperoles de Proust (1871-1922)… _ par des considérations _ positives, enrichissantes _ adventices » …

J’apprécie pour ma part la générosité joyeuse

de ce positif qu’a inlassablement été, toute sa vie, Romain Rolland ;

et sur la « joie spacieuse« ,

s’enrichir de la lecture (contagieuse) du très beau livre de Jean-Louis Chrétien : La Joie spacieuse _ essai sur la dilatation

Un travail passionnant, donc,

que ces très riches Mots sous les notes d’Alain Corbellari, aux Éditions Droz ;

et guère relevés jusqu’ici par la critique (scrogneugneuse, probablement…) des médias.

Le désert _ de l’incuriosité et de l’inenthousiasme ! _ gagne si vite…

Résistons !

Titus Curiosus, le 20 août 2011

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