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Le génie au sommet d’un interprète : Stéphane Degout dans la partie de baryton de la version pour orchestre de chambre par Arnold Schoenberg (en 1920) du « Chant de la Terre » (1908) de Gustav Mahler…

02juin

Un bien intéressant article intitulé « Un éclair de lucidité » signé par Emmanuel Dupuy en ouverture, page 4 du n° 712 de ce mois de juin 2022 de Diapason,

et en commentant une tribune du compositeur Raphaël Cendo (né en 1975) parue dans Le Monde du 1er mai dernier,

fait le constat _ consterné ! _ de l' »état de mort cérébrale« _ au moins depuis « trois bonnes décennies » ; voire même « à partir des années 1950«  _ de la musique contemporainr française ;

et « déplore le divorce durable entre la musique d’aujourd’hui et la foule des mélomanes« 

_ cf le livre si lucide de Karol Beffa « L’Autre XXe siècle musical«  (aux Éditions Buchet-Chastel) ; ainsi que le très éclairant entretien que j’ai eu avec Karol Beffa à propos de ce travail magnifique à la Station Ausone le 25 mars dernier (cf ici sa vidéo);

mélomanes dont la passion de la musique _ ainsi contrariée en sa curiosité et contrainte par pareille impasse de la création contemporaine de la musique française (issue, principalement, de Pierre Boulez : « non pas  Boulez, ce « visionnaire », mais ses « disciples » qui, prisonniers de son influence, en poste dans les institutions, n’ont pas su s’adapter ! Résultat : un immobilisme total de la pensée musicale dans les institutions censées justement l’encourager. (…) Il devient urgent de nous poser la seule question qui vaille : remplissons-nous toujours notre mission, celle de produire des œuvres novatrices, mais qui s’adressent à tous, nous parlent de nous et du présent ? J’en doute« , s’inquiétait le compositeur Raphaël Cendo)… _ s’est trouvée amenée à se tourner vers les répertoires de musique du passé, 

ainsi que les renouvellements _ désirés, et qui soient passionnément révélateurs à juste titre, forcément, pour ne pas être, sinon, tout simplement vains, comme c’est trop souvent le cas… _ des interprétations de ces œuvres,

au concert comme au disque…

Et voici que le merveilleux Stéphane Degout vient nous enchanter une fois de plus au disque _ après le concert (c’était à Saint-Denis le 2 juillet 2020) _,

aujourd’hui avec une interprétation proprement géniale de la partie de baryton du « Chant de la Terre » de Gustav Mahler,

ici dans la version-transcription pour orchestre de chambre qu’en a proposée en 1920 Arnold Schoenberg, et achevée en 1963 par Rainer Riehn…

En un extraordinaire (!!!) CD B-Records LBMO42,

par l’Ensemble Le Balcon, sous la direction de Maxime Pascal ; et avec Kévin Amiel pour la partie de ténor ;

enregistré en concert à la Basilique de Saint-Denis, lors du Festival de Saint-Denis le 2 juillet 2020.

Une interprétation phénoménale de beauté et profondeur…

Bravo l’artiste !

Et merci à la captation de ce concert si inspiré !

Ce jeudi 2 juin 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Un Ravel « vers le sombre », en effet, par François-Xavier Roth et Les Siècles, Cédric Tiberghien et Stéphane Degout…

31mai

Oui,

j’approuve pleinement l’appréciation « Vers le sombre«  que Jean-Charles Hoffelé, en son Discophilia, porte sur l’admirable et absolument enthousiasmant CD « Concertos pour piano, Mélodies » _ écoutez-en ici de très éloquents extraits ! _

que nous offfrent ce mois de mai 2022 François-Xavier Roth et Les Siècles, Cédric Tiberghien ainsi que Stéphane Degout,

avec leur très beau CD Harmonia Mundi HMM 902612…

VERS LE SOMBRE

Le piano file, clavier léger de geste, savoureux de timbres. Accordé au souci philologique que François-Xavier Roth déploie au long de son parcours Ravel parvenu à son quatrième album, Cédric Tiberghien, dont je désespérais qu’il vienne enfin à Ravel, joue un élégant Pleyel « Grand Patron » de 1892. Une certaine nostalgie naturelle de son nuancier fait merveille dans les gris colorés de l’Adagio assai du Concerto en sol, Les Siècles raffinant un décor onirique.

C’est l’un des plus beaux moments de cet exaltant disque Ravel, partagé entre piano et voix. Stéphane Degout met son timbre noir à Don Quichotte, aux mystères des Mélodies hébraïques, surtout à des Mallarmé à tomber, où pour Soupir Cédric Tiberghien transforme son Pleyel en gamelan, empêchant de son clavier-couleurs que je puisse regretter la vêture instrumentale dont Ravel aura aquarellé l’original. Et quel raffinement dans les aigus du Placet futile.

Sombre disque qui va d’un mouvement implacable même pour une Pavane pour une infante défunte pourtant allégée, vers le Concerto pour la main gauche emporté entre fureur et rêve par Cédric Tiberghien, inspiré par les singularités de son Pleyel. Abîme vertigineux des cadences, marche de cauchemar, ciel noirci d’étoiles mortes, toute une poésie macabre qui se donne à entendre dans la nouvelle version éditée sous le contrôle de François Dru.

Puis Sainte, ce chef-d’œuvre ignoré, pur mystère de mélancolie. Ecoutez seulement.

LE DISQUE DU JOUR

Maurice Ravel (1875-1937)


Concerto pour piano et orchestre en sol majeur, M. 83
Don Quichotte à Dulcinée,
M. 84

2 Mélodies hébraïques,
M. A22

Pavane pour une infante défunte, M. 19
3 Poèmes de Stéphane Mallarmé, M. 64
Concerto pour la main gauche en ré majeur, M. 82
Sainte, M. 9

Cédric Tiberghien, piano
Stéphane Degout, baryton
Les Siècles
François-Xavier Roth, direction

Un album du label harmonia mundi HMM902612

Photo à la une : le pianiste Cédric Tiberghien – Photo : © Jean-Baptiste Millotui, en effet, 

 

Oui, en effet,

existe aussi le sombre _ délicat, jamais insistant ni complaisant, bien sûr _ de cette mélancolie ravélienne,

fort bien saisi et rendu ici par ces superbes interprètes…

Gratitude à eux. Merci !

Je dois cependant ajouter l’analyse tout à fait magnifique que fait de cet admirable CD, ce 31 mai, lui aussi, Charles Sigel, sous l’intitulé, à nouveau, « La Part d’ombre« , sur le site de ForumOpera.com :

CD
Par Charles Sigel | mar 31 Mai 2022 |

Il y a dans ce disque Ravel composé comme un récital tout à la fois sa sensualité et sa part d’ombre.
C’est surtout aux mélodies que nous nous arrêterons, parce que la voix est la vocation première de ForumOpera bien sûr, et aussi parce qu’elles offrent l’occasion de retrouver Stéphane Degout dans ses œuvres, dans une période décidément faste, après son sublime Jésus dans la Passion selon Saint Matthieu dirigée par Raphaël Pichon, et le non moins merveilleux Chant de la terre, de Mahler/Schönberg, tant admiré il y a peu.


© D.R.

« Une volupté un peu coupable »

Outre le plaisir d’entendre la complicité _ oui _ entre Stéphane Degout et le merveilleux Cédric Tiberghien, c’est celui des timbres _ oui ! _ qui ajoute à l’intérêt de ce disque : un piano Pleyel « Grand patron » de 1892, les cordes en boyaux et les instruments « d’époque » des Siècles, tous plus vénérables les uns que les autres, apportent leurs couleurs singulières _ oui!

Rien d’archéologique dans cette entreprise. Emile Vuillermoz, familier de Ravel, écrit ceci (que cite Marcel Marnat dans son indépassable biographie du compositeur (Fayard, 1986) : « Bien qu’il s’en défende, [Ravel] aime le son pour le son, ne faisant pas mystère de la volupté aigüe et un peu coupable qu’il recherchait en ouvrant, dans une maison de campagne longtemps abandonnée, un vieil instrument désaccordé dont les sons décalés créaient les plus savoureuses interférences », ajoutant : « Il est indiscutable que le timbre possède à lui seul une radioactivité qui peut nous donner une émotion artistique » _ merci pour cette très judicieuse citation.

Mi-voix

Le plus beau, à notre goût, évidemment subjectif, ce sont les Trois poèmes de Stéphane Mallarmé, écrits en 1913 et créés en 1914 dans leur version avec ensemble de chambre. La version avec piano seul, qui se prive des charmes sonores exquis de l’orchestration ravelienne, met d’autant plus l’accent sur les textes de Mallarmé. Grâce à la diction parfaite _ oui _ de Stéphane Degout, on ne perd rien de leurs syllabes parfois absconses…
Le clair Pleyel fait des merveilles dorées des quelques arpèges d’introduction à Soupir, avant que la voix du baryton ne s’élève comme le blanc jet d’eau dont parle le poète… ne s’élève pas beaucoup d’ailleurs puisqu’elle restera dans d’intimes demi-teintes : Degout donne peu de volume et passe très souvent en registre de tête, disant autant qu’il les chante les mots subtils.

La seconde strophe sera encore plus improbable: un mi mineur indécis comme l’esprit du texte achoppe sur les accords dissonants tombant  sur « pâle et pur » et la voix monte vers « langueur infinie » comme s’il fallait mourir là et semble, sur les ponctuations dans le grave, errer à l’image de « la fauve agonie des feuilles ». Merveilleuse fusion _ oui _ entre les mots, la ligne musicale sinueuse et la voix du diseur qui se donne de faux airs fragiles.


Stéphane Degout © Julien Benhamou

Placet futile n’est que causticité moqueuse, préciosité faussement Louis XV et second degré. L’introduction module insaisissablement et la voix s’amuse à se faire considérable, puis elle ondule comme cet abbé de cour maniéré qui emberlificote ses métaphores et s’y perd. L’humour de Degout, qu’on admirait récemment en Ford d’un Falstaff lyonnais, s’y donne libre cours, la voix s’offre des éclats sur « bichon embarbé », puis s’en va onduler avec les « coiffeurs divins », que ne renierait pas Gonzalve, le rimailleur de L’Heure espagnole. Au passage toute la palette des couleurs de cette voix sont mises à contribution, sur un accompagnement impalpable du piano aux tonalités flottantes. _ oui, oui, oui.

Le mini-cycle s’achève avec Surgi de la croupe et du bond, qui, après traduction, n’est en somme que l’évocation énigmatique et pince-sans-rire d’un vase sans fleur et donc sans parfum, contemplé par un sylphe peint au plafond _ voilà. Tonalité suspendue et phrasé ondoyant, la voix se timbre à nouveau (mais pas trop) pour simplement dire les mots, plaisir mallarméen des consonnes et des voyelles, sur les notes cristallines du Pleyel et d’impalpables harmonies. Bel exercice d’effacement discret _ tout à fait ravélien _ de la part des deux interprètes.

Sainte mettait déjà en musique le poète de Valvins quelque vingt ans plus tôt (1896, Ravel avait 21 ans) et clora le disque dans sa simplicité. Quatre quatrains et des accords sages comme une procession, une ligne mélodique plus traditionnelle (fauréenne ?) et moins proche de l’intime du texte. Sobre legato, crescendo montant vers « Magnificat » puis lente descente jusqu’au silence. Effacement devant le mystère _ voilà.


© D.R.

Les derniers mots de Ravel

Don Quichotte à Dulcinée est la dernière composition de Ravel, datée de 1932-33, formant avec le Concerto en sol (1929-30) et celui pour la main gauche (1929-1931) son legs ultime.
Les trois mélodies sur des textes de Paul Morand s’appuient sur des rythmes de danses hispanisantes, successivement guajira, zortzico basque et jota aragonaise, et les imitations de guitare en tombent naturellement sous les doigts de Cédric Tiberghien sur ce Pleyel si léger, pour accompagner la voix de Stéphane Degout qui retrouve là toute sa superbe _ en effet.
Fière interprétation, cambrée, d’un beau métal pour la Chanson romanesque, avec la juste pointe de galanterie du « Madame » ; ferveur et legato de la Chanson épique, puissance à partir de « bénissez ma lame », puis douce piété de la dernière strophe, et allègement sensible de l’Amen final ; truculence de la Chanson à boire, éclatante à souhait, et rutilances du piano, dont on admire le rebond, le brillant et la pétulance, en dépit de ses 130 ans au compteur (mais il est vrai qu’on lui a offert une cure de jouvence). Belle interprétation évidemment, à laquelle manque l’on ne sait quoi de charme enivrant qu’y apportait un José van Dam, dont c’était un des morceaux de bravoure _ en effet.

Autre sommet, Kadisch, d’une sobre grandeur, s’appuie sur toute la solidité de la voix, et monte sans pathos jusqu’à d’admirables vocalises, puissantes, portant à la fois le désespoir et l’espoir. Plus aucun pittoresque ici, ni maniérisme, mais un appel à ce qu’il y a de plus grand, quelque chose de profondément humain et de surhumain en même temps _ oui, cela aussi très ravélien… La musique dans ce qu’elle a de plus illimité.
Le piano scande d’abord une note obsessionnelle, une manière d’appel, puis par une vague d’arpèges ascendants, semble libérer la prière, et enfin, sous les vocalises, sonne comme un glas sur un obsédant accord do-mi bémol, dans l’extrême grave. Et le Pleyel ajoute sa richesse de timbres et de couleurs à un chant d’une funèbre noirceur _ oui.
Après cela l’Enigme éternelle, la seconde des Mélodies hébraïques, avec sa fausse joie _ dans tout l’éclat discret de l’humble profondeur ravélienne _, viendra comme une manière de soulagement.


Le Pleyel Grand Patron 1892 © Atelier Galland

A la fin c’est l’ombre qui gagne

Deux mots sur le reste du programme, où le piano prend toute la lumière _ en effet, et comment !

La Pavane pour une Infante défunte sur le Pleyel de 1892, prise sur un tempo assez rapide, – mais après tout Ravel disait que c’est pour le plaisir seul de l’allitération qu’il l’avait dédiée à cette espagnole expirée, donc pas de raison d’en accentuer le côté funèbre – sonne dorée et limpide _ oui _, au-dessus d’amples graves voluptueux, et la différence entre les registres y est particulièrement audible : la ténuité aigrelette des aigus, l’éclat puissant et dru du médium, l’ampleur majestueuse des basses.


François-Xavier Roth © D.R.

Grâce aux instruments des Siècles, dont l’inventaire minutieux a quelque chose de poétique _ oui _, et à la direction ardente _ en effet : c’est très juste ! _ de François-Xavier Roth, le Concerto en sol est plus polychrome _ oui _ que jamais. Et on prête l’oreille aux moindres faiblesses du piano vénérable. On croit entendre de touchantes fragilités dans l’aigu, mais aussitôt la santé pétulante du centre du clavier et la profondeur des graves rassurent. Cédric Tiberghien est un coloriste subtil, on le sait depuis longtemps, ses arpèges et ses trilles en demi-teintes ont l’éclat méditerranéen d’un Bonnard _ oui. Il y a des graves percutants qu’on prend dans l’estomac, des flûtes agaçantes, des trompettes pétaradantes qui évoquent ironiquement un quartier de cavalerie le matin, de l’électricité dans l’air _ absolument…

Le mouvement lent demande une bonne installation d’écoute pour entendre les résonances de ce vieux Pleyel, qui pourront sembler un peu courtes. On y perd un peu de suavité et de fondant, mais on y gagne une sorte de fragilité, de nudité, d’émotion _ ravéliennes, elles aussi _, naissant d’une sonorité qui semble menacée… A partir de l’entrée des partenaires, la clarinette basse, la flûte (stridente à souhait), et surtout le cor anglais, promu partenaire privilégié d’un moment chambriste, ce sentiment craintif disparaîtra et ce son un peu grêle et mal assuré ajoutera une saveur de plus, sur le noble tapis des cordes en boyaux. Il y a quelque chose de bonhomme, d’agreste, dans cette palette de sons, et on aime définitivement la sonorité narquoise de ces bois français.
Plus aucune inquiétude pour le vieux monsieur plus que centenaire _ qu’est ce piano Pleyel « Grand patron«  de 1892… _ dans la frénésie du troisième mouvement, coruscant et acidulé. Basson français nasal, cors boisés, clarinettes sardoniques, glissando des trombones, tout cela éclate de saveur et d’impertinence _ ravéliennes elles aussi.


François-Xavier Roth © D.R.

Qu’importe le flacon ?

Le Concerto pour la main gauche est l’autre sommet de ce disque _ oui. Faisant appel à un orchestre énorme (à la différence de celui en sol qui n’a besoin que d’un effectif restreint), c’est ici un festival de sonorités intrigantes, roboratives, voluptueuses, mais aussi angoissées/angoissantes _ oui. De quelle terreur, de quel pressentiment, à l’image de celles de La Valse _ mais oui ! ces deux œuvres composées pour l’apocalys joyeuse de Vienne… _, sont-elles le signe ?

Ce Concerto avait déjà fait l’objet d’un enregistrement « historiquement informé » en 2005, par Claire Chevallier sur un piano Erard de 1905 et Jos Van Immerseel dirigeant Anima Eterna sur instruments « d’époque ». Le piano n’avait pas de son et la direction était languissante, le tout dégageait un ennui profond. Conclusion : qu’importe le flacon, si l’on n’a pas l’ivresse.
Ici, l’ivresse on l’aura _ oui ! _, mais sans doute l’aurait-on tout autant avec les mêmes interprètes sur des instruments standard… N’empêche, ça sonne très bien (et la prise de son est d’une clarté exemplaire), mais c’est surtout l’élan _ oui _ qui emporte l’adhésion.

Les premiers grondements des contrebasses, les premiers grincements du contrebasson sont d’une profondeur tellurique_ oui. Puis des cors d’outre-tombe _ voilà _ apparaissent dans la pénombre _ seulement… _, les violoncelles ondulent et le cor anglais peut préluder au premier tutti. Après ce frontispice, le piano semble monter des entrailles de la terre _ oui _ : des basses vrombissantes, roulant sinistrement, la main solitaire essayant de partir à l’assaut du médium mais retombant à chaque fois…


Cédric Tiberghien © Frances Marshall

Cédric Tiberghien, qui a joué maintes fois ce concerto sur Steinway, se délecte de toute évidence _ oui _ à faire mugir le vieux Pleyel. On aime son toucher liquide et la douceur rêveuse des passages où le piano joue en solitaire, les accelerando venus de très loin, les ascensions difficultueuses du clavier, comme pour se libérer, ces martèlements énergiques jamais durs _ en effet _, la finesse de la petite harmonie, le cor anglais onirique, cette petite flûte pointue qui esquisse un jeu d’enfant avec le piano, le basson songeur qui rappelle celui de l’Apprenti sorcier, la scansion de plus en plus oppressante (qui fait penser au Boléro, composé peu de mois auparavant), les cuivres radieux. Par moment, comme les micros sont tout près, on perçoit (et c’est touchant) la mécanique de la pédale. Surtout, on entend les vocalises légères et la grande cadence rêveuse qui amènent la lumière finale.

Marguerite Long raconte que Ravel, à qui elle demandait lequel de ses Concertos il préférait, avait répondu malicieusement : « Le vôtre [celui en sol ], il est plus Ravel »… Manière _ ravélienne _ de dire sans le dire que c’était de celui pour la main gauche, effrayant et prémonitoire, qu’il était le plus proche.

 

Tout cela est de superbe écoute

de ce CD indubitablement marquant en la discographie ravélienne !

Ce mardi 31 mai 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Ecouter et goûter l’admirable « Hôtel » (extrait de « Banalités) » de Francis Poulenc – Guillaume Apollinaire : le dialogue fécond des imageances idiosyncrasiques à l’oeuvre, exprimé et décrit dans « L’autre XXe siècle musical » de Karol Beffa…

06mar

Les pages 128-129-130 du chapitre « Interlude Francis Poulenc » (pages 125 à 135) de « L’autre XXe siècle musical » de Karol Beffa (qui vient de paraître aux Éditions Buchet – Chastel) consacrées à la mélodie « Hôtel » de Francis Poulenc, en 1940, sur un poème de Guillaume Apollinaire _ un poème publié pour la première fois le 15 avril 1914 dans la revue d’avant-garde éditée à Florence “Lacerba“ _ dans le recueil intitulé « Banalités« ,

m’ont bien sûr fortement incité à rechercher, pour en écouter et apprécier diverses interprétations, les CDs de ma discothèque la comportant.

Et jusqu’ici, j’ai réussi à mettre la main sur 7 CDs proposant cette admirable brève mélodie, « Hôtel » :

par Pierre Bernac et Francis Poulenc au piano, en 1950, à New-York _ pour l’écouter (1′ 38) ; la prise de son, très proche, nous fait accéder de très près à l’excellence de l’art de dire de Bernac et de l’art d’accompagner au piano de Poulenc… _ ;

par Nicolaï Gedda et Aldo Ciccolini, en 1967, à Stockholm ;

par Felicity Lott et Graham Johnson, en 1993, à Paris _ une merveilleuse lumineuse version ! _ ;

par Gilles Cachemaille et Pascal Rogé, en 1994, à Corseaux, en Suisse _ c’est tout à fait excellent ! _ ;

par Véronique Gens et Roger Vignoles, en 2000, à Metz _ une exceptionnelle réussite ; pour l’écouter (2′ 00) _ ;

par Lynn Dawson et Julius Drake, en 2004, en Allemagne ;

et par Stéphane Degout et Cédric Tiberghien, en 2017, à Paris _ et c’est très bien aussi…

Et sur le web, j’ai déniché ceci _ vraiment superbe !!! _cette merveilleuse interprétation :

par Régine Crespin et John Wustman, en 1967 _ pour l’écouter (2′ 05).

Et voici maintenant ce qu’analyse Karol Beffa, page 128, de cet exemple de la mélodie « Hôtel » de Francis Poulenc, à propos de ce qu’il nomme « les saveurs jazzistiques » qui « parsèment nombre des pièces » de Francis Poulenc, et cela en dépit de maintes « proclamations » de « détestation« , voire de « phobie« , du jazz, de la part de Poulenc :

« Il est rare que Poulenc utilise l’accord de septième de dominante à l’état pur, il l’enrichit presque toujours d’une neuvième, d’une onzième, éventuellement d’une treizième. Cette construction d’harmonies par empilement de tierces ne surprend pas chez un compositeur post-debussyste. Ce qui est original, en revanche _ nous y voilà _, est l’insistance sur la septième ajoutée, dans les accords majeurs ou mineurs. Sans doute l’inspiration vient-elle du jazz, directement ou par l’intermédiaire de Ravel, la concomitance de certaines innovations harmoniques chez Ravel et chez Duke Ellington faisant qu’il est difficile de déterminer lequel des deux a influencé l’autre. « Hôtel » _ nous y voici ! _, extrait de « Banalités » _ le recueil des 6 mélodies de Poulenc, en 1940, reproduit le titre du recueil des 6 poèmes d’Apollinaire, en 1914 _, est comme un condensé de tous ces traits stylistiques communs à Poulenc, à Ravel et au jazz : enrichissement des accords de septièmes d’espèce et de dominante par ajout de sixtes, de neuvièmes ou de onzièmes, fausses relations intentionnelles, retard de la présence de la basse d’un accord de dominante pour colorer un enchaînement et en différer l’impact. C’est pour toutes ces raisons qu’« Hôtel«  plonge _ superbement _ l’auditeur dans l’atmosphère moite et interlope d’un jazz frelaté« .

Et Karol Beffa d’ajouter alors aussitôt, page 129 :

«  »Hôtel«  m’a beaucoup marqué.C’est à travers cette pièce et d’autres œuvres vocales que j’ai vraiment pénétré l’univers de Poulenc« _ le mystère attractif et fascinant de son idiosyncrasie de compositeur singulier et marquant.

Et toujours à cette page 129 :

« Si l’univers harmonique de Poulenc ne m’a guère influencé, je me reconnais en revanche _ toutes proportions gardées _ dans ce que Jean-Joël Barbier a écrit de sa démarche : « Dans Apollinaire par exemple, il ne choisira pas les poèmes les plus célèbres, mais les meilleurs quant au résultat _ musical _ final _ envisagé-escompté-espéré pour l’imageance féconde de la composition à venir _ (…) : ceux qui laissent une marge autour des mots,  ceux qui n’étant pas rigidement cimentés _ le mot n’est pas très heureux _ au départ, justifient un ciment musical, laissant la place à un espace sonore qui, sans faire pléonasme _ bien sûr ! _ avec les mots, leur donnera, au contraire, des dimensions _ poétiques et musicales _ nouvelles ». 

Et page 130 :

« Poulenc est connu pour avoir été un admirable pianiste et accompagnateur. Et lorsque j’écris _ nous y voici ! _ pour voix et piano, j’essaie de garder à l’esprit le soin extrême qu’il accordait à la partie instrumentale dans ses cycles de mélodies.

Quant à son écriture vocale proprement dite, là aussi il s’y montre un maître, tant il sait parfaitement ce qu’il peut exiger des voix : émettre les aigus les plus doux, les graves les plus timbrés, et toujours dessiner des lignes souples _ fluides, flottantes, aériennes…

« Primauté de la mélodie » : ce credo de Messiaen, Poulenc aurait pu le faire sien« …

Voilà ce que la création singulière d’un compositeur se mettant à son tour à l’œuvre peut, en dialogue hyper-attentif, apprendre à la lecture et à l’écoute extrêmement précises, jusqu’aux plus infimes détails, des œuvres les plus originales, riches et, en puissance, inspirantes, du travail singulier (et de la poiesis en acte !) d’autres compositeurs éminemment créateurs à leur propre table de travail ; et de leur imageance idiosyncrasique féconde, en cet artisanat patient infiniment exigeant et  précis…

« Le style, c’est l’homme même« , disait Buffon :

le défi étant de parvenir, œuvre à œuvre, pas à pas, coup de crayon à coup de crayon (et de gomme) à réaliser _ ainsi nourrie par ce riche dialogue avec d’autres œuvres marquantes  _ cette singularité sienne _ et très vite ce style propre à soi s’entend, se perçoit et se reconnaît…


Ce dimanche 6 mars 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Stéphane Degout en concert à Strasbourg…

20sept

Sous la signature de Matthieu Roc,

ResMusica nous fait part d’un très intéressant concert, à Strasbourg,  de Stéphane Degout,

accompagné par le pianiste anglais Simon Lepper,

avec lequel ce superbe baryton _ âgé de 46 ans… _ a déjà donné quelques très intéressants récitals en CDs…

Ce qui nous aide à faire un point sur l’évolution de cet impressionnant chanteur…

Stéphane Degout à Strasbourg : mélodies et Lieder au bout de la nuit

Déchiré, parfois déchirant, nocturne, onirique… le concert de Lieder et de mélodies proposé par Stéphane Degout et Simon Lepper distille avec force et talent la même angoisse et la même souffrance _ dont acte _, qu’elle soient chantées en allemand ou en français.


C’est un programme composé avec beaucoup de soin _ ce qui n’a rien de très étonnant de la part d’un tel artiste, si raffiné, et au goût très sûr… _ que nous propose Stéphane Degout. Petite salutation à Strasbourg pour commencer, avec Zu Strassburg auf der Schanz de Gustav Mahler, puis quatre corpus de Schumann, Poulenc, Berg et Fauré, entre lesquels s’interposent de rares Pfitzner. C’est peut-être encore un signe d’amitié aux Strasbourgeois puisque Pfitzner _ Moscou, 5 mai 1869 _ Salzbourg, 22 mai 1849 _ y a été directeur du conservatoire et directeur de l’opéra, mais aussi une façon de mieux faire connaître ce compositeur majeur du XXesiècle, encore relativement mal connu _ en effet _ en France.

Dès le premier Lied, le ton est donné pour tout la soirée : Stéphane Degout chante avec une ligne impeccable, une grande sobriété, mais avec un timbre noir comme une nuit sans lune ni étoiles, et dans un allemand parfaitement idiomatique. Le désespoir et l’émotion _ voilà _ éclosent immédiatement. Dans ce choix interprétatif, les Andersen Lieder de l’opus 40 de Robert Schumann sont donnés sans naïveté feinte, sans second degré narratif, là encore dans le vif du drame et de la désespérance _ dont acte. L’exécution de l’ami dans Der Soldat prend alors des accents complètement déchirants. Les sommets les plus élevés sont certainement été atteints avec les Pfitzner. Les ambiances sont toujours nocturnes, mystérieuses, tendues mais rendues avec beaucoup de tact et de lyrisme contenu _ bravo. Le piano de Simon Lepper montre là aussi son soutien sûr et scintillant aux angoisses nocturnes développées par Stéphane Degout.

On pourrait croire qu’avec les compositeurs français, l’interprétation du baryton atteindra l’idéal, mais il faut avouer une légère déception _ ah ! Certes, son français est parfait, ni ampoulé, ni édulcoré. Bien sûr, son intelligence des textes est maximale _ oui _ et leur restitution sobre et virile est d’une franchise louable. Mais pour les Poulenc – les Calligrammes – la voix est désormais trop grande _ voilà. Les irisations de l’arc-en-ciel dans La grâce exilée peinent à apparaître, et dans Aussi bien que les cigales, l’apostrophe des « Gens du Sud » prend la dimension impressionnante mais déplacée du prophète Élie s’adressant aux prêtres de Baal. Poulenc a besoin d’humour, de narquoiserie _ voilà _, ce qui n’est pas le point fort de Stéphane Degout, et encore moins à ce stade de sa carrière. Au fait… Elias de Menselsohn… est-ce une si mauvaise idée ?

Avec les Berg comme avec les Fauré, on retrouve une adéquation totale _ ouf ! _ au style de la musique et au sens des poésies. L’évidente accointance du baryton avec les personnages tourmentés ou désespérés fait merveille, aussi bien dans la décomposition comateuse de Dem Schmerz, sein Recht que dans les eaux noires et agitées de _ ce sublime _  La mer est infinie. Stéphane Degout offre encore la lecture – bien faite – de quelques très beaux textes de Rilke, Supervielle ou Büchner, et bien sûr, des bis que le public lui réclame chaleureusement. Un Alte Laute de Schumann, exquis de phrasé noble et de nuances fines, et Après un rêve de Fauré évoqué au bord de la roche tarpéienne, résument tout l’art admirable et le caractère intimement tragique _ voilà _ de Stéphane Degout.

Crédit photographique : © Jean-Baptiste Millot

Strasbourg. Opéra du Rhin, théâtre municipal de Strasbourg. 18-IX-2021.

Gustav Mahler (1860-1911) : Zu Strassburg auf der Schanz.

Hans Pfitzner (1869-1949) : Die Stille Stadt, Hussens Kerler, Abbitte, An den Mond.

Robert Schumann (1810-1856) : Lieder extraits de l’opus 40 : Märzveilchen, Muttertaum, Der Soldat, Der Spielmann.

Francis Poulenc (1899-1963) : Caligrammes.

Alban Berg (1885-1935) : Vier Gesänge op. 2.

Gabriel Fauré (1845-1924) : L’Horizon chimérique.

Stéphane Degout, baryton ; Simon Lepper, piano

Ce lundi 20 septembre 2021, Titus Curiosus – Francis Lippa

Stéphane Degout : élégantissime Comte Almaviva des Noces de Figaro de Mozart ; et chanteur merveilleux d’intelligence…

25août

Hier soir, retransmission à la télévision des Noces de Figaro de Mozart dans la mise en scène de James Gray et sous la direction musicale de Jérémie Rohrer, au Théâtre des Champs Elysées, en novembre 2019.

Mon impression d’ensemble est hélas très mitigée,

alors que les représentations sur la scène de ces Noces de Mozart m’ont _ et à la différence des deux autres chefs d’oeuvre de Mozart et Da Ponte : à la merci de faiblesses d’interprétation, tant musicales que dramaturgiques… _ très rarement déçues, tant l’œuvre est splendidement enlevée…

A part les incarnations du Comte et de la Comtesse

_ par Vanessa Vannoni et Stéphane Degout _,

je trouve la plupart des autres incarnations des personnages bien trop lourdes et dénuées, ici, de l’indispensable charme mozartien (et da pontien)…

Je suis aussi déçu de la mise en scène bien trop lourdaude du cinéaste _ que j’apprécie pourtant beaucoup au cinéma ; cf les articles que j’ai consacrés à ses films : The Yards, Two Lovers, etc…. _ James Gray.

Je ne partage donc pas du tout le point de vue d’un spectateur, Bruno Serrou,

exprimé sur le Net : Les Noces de Figaro fébriles de Jérémy Rohrer dans une mise en scène élégante et fébrile du cinéaste James Gray

VENDREDI 29 NOVEMBRE 2019

Les Noces de Figaro fébriles de Jérémy Rohrer dans une mise en scène élégante et classique du cinéaste James Gray

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Mardi 26 novembre 2019

Après Cosi fan tutte en 2012 et Don Giovanni en 2016, le Théâtre des Champs-Elysées confie à Jérémie Rohrer le premier volet de la trilogie Mozart/Da Ponte, Les Noces deFigaro, animé par un troisième metteur en scène, le célèbre réalisateur américain James Gray.

En effet, après les metteurs en scène de théâtre français Eric Genovèse (Cosi fan tutte) et Stéphane Braunschweig (Don Giovanni), c’est au cinéaste new-yorkais James Gray, auteur notamment de Two Lovers (2008), The Immigrant (2013), The Lost City of Z (2016) et Ad Astra (2019), qu’a été confié Les Noces de Figaro. C’est avec cet ouvrage que le réalisateur américain fait ses débuts à l’opéra. C’est donc l’esprit vierge qu’il propose une mise en scène traditionnelle, un peu trop littérale mais sobre et fidèle au texte. La scénographie évocatrice de Santo Loquasto et les beaux costumes du couturier Christian Lacroix situent l’action dans la Séville du début du XVIIIe siècle de la pièce de Beaumarchais dont s’est inspiré Da Ponte et qui répond aux attentes du public du théâtre de l’avenue Montaigne, qui, pourtant, a été témoin de quelques huées peu audibles il est vrai qui manifestaient le dépit d’inconditionnels du cinéaste qu’ils ont jugés moins moderne que dans ses films.

Abondant dans le sens de la mise en scène, la direction nerveuse et vive de Jérémie Rohrer à la tête de son Cercle de l’Harmonie, ne laisse aucun répit, et l’on ne s’ennuie pas une seconde à l’écoute du chef-d’œuvre de Mozart. L’effectif des cordes donne ici une chair sonore onctueuse, qui instille sensualité et fluidité (le pianofortiste est en costume XVIIIe et emperruqué). La fébrilité instaurée par le chef dès les premières mesures de l’ouverture ne réprime pas pour auant un nuancier particulièrement large au sein de l’orchestre.


Mue par la direction d’acteur au cordeau de James Gray, qui fait de chacun des personnages des êtres de chair et de sang aux sentiments authentiques et spontanés, cette production est servie par une distribution homogène qui se fond sans restriction au sein de la dramaturgie. La soprano corse Vannina Santoni campe une Comtesse mélancolique et solitaire singulièrement humaine et complexe, s’appuyant sur une voix lumineuse et brûlante. Face à elle, un Comte de grande classe, à la fois noble, fragile et impulsif du baryton lyonnais Stéphane Dégout, suprêmement chantant, doué d’un timbre rutilant et noir. Le baryton-basse canadien Robert Gleadow, voix sombre et pleine, est un Figaro jaillissant et impulsif, et la soprano russe Anna Aglatova, Suzanne à la voix large et charnue, s’échauffe peu à peu pour atteindre sa plénitude vocale dans Deh veni. Eléonore Pancrazi est un Chérubin un peu éteint, mais elle finit par s’imposer dans l’acte final. La production est également marquée par la Marceline joviale de Jennifer Larmore, et par la pimpante Barberine de Florie Valiquette.

Mais plutôt celui de Steeve Boscardin, en un article de ResMusica : Des Noces de Figaro déjà routinières au Théâtre des Champs-Élysées

Des Noces de Figaro déjà routinières au Théâtre des Champs-Élysées

En faisant appel à James Gray pour mettre en scène les Noces de Figaro de Mozart, le Théâtre des Champs-Élysées a sans conteste fait une belle prise tant les talents du cinéaste américain sont incontestables. De fait, le spectacle constitue le point d’orgue de la programmation mais les attentes n’étaient-elles pas trop grandes ?


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À la sortie de la salle, le public semble ravi de sa soirée et l’accueil est enthousiaste. Pourtant, qu’il nous soit permis d’émettre ici des réserves importantes sur ce qui nous est proposé. Des réserves qui concernent tous les éléments du spectacle : une mise en scène professionnelle, « jolie » mais qui aurait pu être faite à moindre frais par n’importe quel metteur en scène un tant soit peu professionnel, une fosse très contestable et une distribution intéressante mais d’où émergent surtout les protagonistes masculins.

James Gray signe donc sa première mise en scène d’opéra. Contrairement à ce que l’on pouvait attendre ou craindre (c’est selon) il a décidé d’éloigner toute actualisation et de rester dans une forme de réalisme historique. Cette approche pourrait être révolutionnaire dans un monde lyrique dominé par les néons, structure métalliques et autres robes en lamé, mais les choix opérés par James Gray ne cessent d’illustrer une évidence : si la laideur coutumière du Regietheater ne garantit pas une relecture intelligente, la joliesse ne peut quant à elle suffire à faire le théâtre, à livrer une vision, à donner de la chair à des personnages _ voilà.

Beaucoup de choses interpellent ici. D’abord les moyens considérables pour les décors et les costumes aboutissent à un joli livre d’images mais à y regarder de plus près, tout est finalement plus hétéroclite qu’historique. Les décors évoluent entre des atmosphères hispanique, française, vénitienne (etc…) – au milieu de charpentes et de poulies théâtrales pour signifier que nous sommes dans une œuvre du déguisement et du travestissement – et les costumes chatoyants de Christian Lacroix offrent des robes à panier Louis XV à la comtesse, un ensemble Directoire façon « Incroyable » à Chérubin et des livrées très XVIIᵉ pour Bartolo et Basilio. Tout cela semble sans ligne directrice, sans époque, sans puissance évocatrice, sans vision ou éclairage marquant sur un livret pourtant historiquement chargé, mais c’est « joli ».

L’historicisme, on le trouvera davantage du côté d’une direction d’acteur dont on peine à croire qu’elle est l’œuvre d’un Américain du XXIᵉ siècle. Tout _ ou presque tout… _ semble artificiel, des pauses et mimiques convenues et dix mille fois vues aux gags les plus éculés, des mouvements du chœur (par ailleurs excellent) bien symétriques aux entrées et sorties latérales des protagonistes. On ne peut nier qu’un charme aimable et suranné émane de cette production « à l’ancienne » qui a par ailleurs le mérite de rendre lisible le fait que les Noces illustrent tout autant l’alliance des femmes contre le patriarcat que celui des serviteurs contre leurs maîtres, mais l’ennui serait souvent en embuscade sans le talent et la présence scénique des chanteurs. Bref tout cela est neuf et sent pourtant déjà terriblement la routine.

L’autre mauvaise surprise vient de la fosse. Après avoir tant fréquenté Mozart ces dernières années, comment le Cercle de l’Harmonie peut-il sonner aussi aigre, aussi raide, aussi sec avec des vents aussi discordants et faux ? Pourtant, au milieu, émerge comme une pépite le pianoforte d’une délicatesse inouïe de Paolo Zanzu _ certes _, mais cela saurait-il suffire ? Jérémie Rhorer sait nuancer, donner des coups de fouets mais les tempi sont souvent trop rapides et occasionnent des décalages récurrents et une absence très préjudiciable de respiration, essentielle chez Mozart _ en effet : c’est tout à fait fondamental… Si la deuxième partie est apparue plus en place, on a cherché en vain l’émotion, la profondeur, totalement absentes d’une lecture terrorisée par le sentiment.

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Heureusement, la distribution a des choses à proposer. Le Figaro de Robert Gleadow est étourdissant de naturel et d’aisance physique _ bof… Après quelques minutes de chauffe, la voix trouve ses couleurs et la ligne de chant s’affermit. Les grands tubes qu’offre le rôle, sont ici assumés avec autorité et panache et le jeu de scène bondissant est impeccable. Anna Aglatova défend le rôle de Susanna avec beaucoup de charme _ ce n’est pas mon avis… Si le medium est parfois couvert par l’orchestre, la voix est pulpeuse, bien conduite et suffisamment veloutée pour donner du relief à un personnage qui s’avère finalement assez ingrat et difficile à défendre _ en cette maladroite incarnation-ci, du moins…. Vannina Santoni remporte un beau succès public en proposant une comtesse jeune, aux aigus rayonnant. Assurément marquante dans les scènes de confrontations avec le comte où la soprano apparaît à son aise dans la puissance, les deux airs plus intimistes (« Porgi amor » et « Dove sono ») déçoivent un peu en exposant un legato assez limité et une voix trop blanche et neutre pour donner de la chair, de l’épaisseur et de l’émotion au personnage.

Éléonore Pancrazi est doté d’un délicieux vibratello qui confère beaucoup de juvénilité et de charme _ non… _ à ce chérubin maladroit et outrancier, et les courtes apparitions de Florie Valiquette en Barberine _ pas assez juvénile, ni fragile _ font regretter que la soprano n’ait pas été plus avantageusement distribuée.

Le Bartolo de Carlo Lepore impressionne par un bronze d’une grande beauté, magnifiquement projeté, et un tempérament comique naturel. Il en va de même pour la Marcelina de Jennifer Larmore dont on retrouve avec plaisir le timbre noir et corsé dans un rôle où elle prend manifestement beaucoup de plaisir _ oui : elle, au moins, s’amuse… Que dire également du Basilio de Mathias Vidal, belle surprise de la soirée dans un rôle bouffe où la veulerie côtoie la sournoiserie pathétique par un jeu de voix assez inédit et franchement réussi. Les belles interventions de Matthieu Lécroart et Rodolphe Briand complètent avantageusement le plateau.

Mais c’est surtout la prestation de Stéphane Degout que l’on retiendra _ oui ! _, passionnante de bout en bout _ absolument ! De plus en plus à l’aise scéniquement avec les années, il impose une belle voix cuivrée avec une autorité confondante _ oui. Maniant avec raffinement l’art du récitatif et de la coloration, il dessine un personnage aussi aristocratique que pathétique, aussi noble que tragique. Chacune de ses interventions est captivante _ oui _ par le mordant d’un chant naturel qui coule simplement avec un sens des mots et des intentions qui le rattache définitivement à ce que l’école du chant français fait de mieux _ absolument. Beaucoup du plaisir ressenti en cette soirée lui revient _ tout à fait.

Crédits photographiques : © Vincent Pontet

 

Cet article de Steeve Boscardin est suivi, sur le site de ResMusica, d’une excellente interview du magnifique Stéphane Degout _ auquel j’ai déjà consacré plusieurs articles ; j’apprécie énormément ce chanteur :  ;  ;  ;  ;  ;  ;  ;  ;  ;  ;  ;  ; …  _ par Vincent Guillemin, intitulée « Stéphane Degout, baryton lyrique mature« …

Stéphane Degout, baryton lyrique mature

Comte Almaviva sur scène pour la septième fois de sa carrière, Stéphane Degout participe à la nouvelle production de James Gray des Noces de Figaro. L’occasion de revenir avec lui sur ses grands rôles et d’évoquer ses projets pour l’avenir.

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ResMusica : Vous reprenez dans une nouvelle production de James Gray le Comte Almaviva des Noces de Figaro au Théâtre des Champs-Élysées, que recherchez vous avec ce personnage ?

Stéphane Degout : Le Comte est l’un des rares personnages de Mozart qui n’a pas d’âge. Dans la pièce de Beaumarchais, il est plus jeune que Figaro et on peut lui donner vingt-trois ou vingt-cinq ans, mais pour moi, cela n’a pas beaucoup de sens de jouer le jeune homme avec lui. Je l’ai abordé pour la première fois en 2003, à 28 ans, pour le chanter régulièrement depuis, et maintenant à Paris alors que j’ai 44 ans. A chaque fois, j’y ai trouvé des résonances avec ce que j’étais sur le moment. Aujourd’hui, il est plus mûr et porte un regard différent sur la vie que celui qu’il avait il y a seize ans. C’est un rôle dans lequel on peut projeter énormément d’idées, en cela, il peut devenir un miroir de soi-même. C’est aussi le seul dont je me sente véritablement proche chez Mozart, car comme tous les jeunes barytons, j’ai chanté Guglielmo, Papageno et une fois Don Giovanni, en 2002, mais pour moi, ce dernier souffre trop d’une image d’Epinal à laquelle je ne corresponds pas du tout.

RM : Par rapport à la dernière production amstellodamoise de David Bösch, que donnez-vous, en plus ou en moins, à ce Comte par votre maturité et la proposition de James Gray ?

SD : David Bösch avait transposé l’histoire à aujourd’hui. Il n’y avait donc plus d’aristocratie, mais toujours une notion de richesse et de classes, des gens très riches entourés de leurs serviteurs. La différence aujourd’hui est que l’on revient au temps de la pièce avec des costumes et décors très classiques sans rechercher pour autant à penser comme des personnages du XVIIIe siècle. Nous gardons nos réflexes contemporains, avec des sentiments et des questionnements actuels. James Gray va très loin là-dedans. Il essaie toujours de savoir comment cela résonne en nous et ce que l’on ferait dans une situation similaire.

Contrairement aux metteurs en scène habitués à l’opéra, James Gray est confronté pour la première fois à cette problématique, et contrairement au cinéma, il ne peut monter les scènes comme il veut et doit respecter toutes les parties. Lors des répétitions, on sentait son incertitude dans le traitement des moments moins dramatiques, à l’exemple du final, qui est une pure convention d’opéra et avec lequel on ne peut pas raconter beaucoup.

RM : Est-ce que cela change votre rapport au metteur en scène de travailler avec quelqu’un comme Gray, à la fois très respecté pour son œuvre cinématographique, et en même temps nouveau dans le monde de l’opéra ?

SD : Pour ces raisons, il y a justement eu un besoin d’échange très fort. Très souvent, un metteur en scène a une vision de la scène et nous essayons d’y rentrer. Mais depuis trois semaines, nous travaillons avant tout sur les personnages, et la géographie de la scène vient après, en fonction de ce que l’on donne. Pour un chanteur, c’est assez perturbant car c’est d’une certaine façon l’opposé des répétitions habituelles : comme au cinéma, on fait plusieurs prises sans essayer de fixer les choses, on essaie de voir ce qui est bon, ce qui l’était dans la précédente, et ensuite on tente de refaire ce qui a le mieux fonctionné. C’est un processus de travail plus lent, mais que j’apprécie beaucoup.

Il ne faut pas oublier que dans Les Noces, déroger à ce qui est écrit est très compliqué. C’est d’ailleurs pour cela que beaucoup de metteurs en scène ont toujours refusé de s’y atteler, Chéreau par exemple, ou Haneke, qui s’est arrêté aux deux autres volets de la trilogie Da Ponte. A Vienne au Theater an der Wien, il y a quatre ans, le metteur en scène Felix Breisach, qui vient de la télévision, a voulu prendre le contre-pied du sujet, et la production a été très compliquée.

Pour revenir à James Gray, il lui arrive en plein milieu d’une répétition de nous prendre à part et de nous donner des indications que les autres n’ont pas besoin de savoir, afin d’affiner le personnage et de lui développer des traits de caractère. Car souvent, lorsqu’on connaît le cheminement psychologique des autres personnages, sans le vouloir, on anticipe leurs réactions. Alors qu’avec cette méthode, on a cette fraction de seconde d’incertitude qui donne un vrai naturel à la scène _ oui. La complexité sera de reproduire ce naturel tous les soirs lors des représentations _ certes.

RM : Concernant vos autres rôles, vous avez quitté Pelléas mais gardez des personnages forts, Hamlet par exemple, ou encore Golaud vers lequel vous semblez vouloir aller?

SD : Pelléas est peut-être le seul rôle de mon répertoire que j’ai abordé avant tout sur le plan musical et vocal. De mon point de vue, Golaud est le personnage dramatique de l’opéra, le seul qui a un cheminement psychologique profond et déterminant. Mais globalement, j’aime les personnages torturés, avec quelque chose de cassé à l’intérieur, avec lesquels la tragédie appelle une grande part de « vécu ». Je suis toujours particulièrement intéressé à exploiter la fébrilité ou la fragilité d’un rôle _ voilà. Pelléas n’a pas la même épaisseur que Golaud, Hamlet ne bénéficie malheureusement pas d’une partition aussi géniale, même si la musique est belle. Mais dans les deux cas, il y a une véritable puissance théâtrale, le sentiment d’être chez Maeterlinck ou chez Shakespeare. Les rôles détiennent une texture, une épaisseur _ oui _, avant même qu’on y ajoute sa propre part d’interprétation _ en effet.

Je ne reviendrai plus à Pelléas car j’ai senti un tournant autour de mes quarante ans, lorsque ma voix s’est installée plus dans le corps _ voilà. D’un coup, j’ai dû faire l’effort pour aller dans sa vocalité qui était pourtant naturelle pour moi. Cependant, je n’ai abordé Golaud qu’en concert avec piano l’an passé à l’Opéra Comique, concert pendant lequel j’étais tellement malade que l’on ne peut en tirer aucune conclusion sur l’avenir. J’ai finalement décidé de repousser ma prise de rôle pour me laisser le temps d’y penser, car me frotter à Golaud tout de suite risquerait d’être un trop grand écart avec les rôles lyriques et plus légers que je porte dans les trois prochaines années.

Et puis j’ai beaucoup échangé sur le sujet avec plusieurs personnes, dont Laurent Naouri qui a été souvent mon Golaud, et c’est José van Dam qui m’a dit la chose la plus pertinente et la plus directe : « Si les bons Pelléas faisaient des bons Golaud, ça se saurait ». Je crois qu’il n’a pas tort, donc rien ne presse pour que je prenne ce rôle, d’autant que j’ai toujours aimé avoir des barytons-basses à mes côtés, ce qui n’est pas ma couleur. Si je le chantais, je ressemblerais plus à un Dietrich Henschel, qui était mon premier Golaud, en 2008, et qui est sur une tessiture assez proche de la mienne. Mais dans ce cas, il faudrait un Pelléas plus clair, pourquoi pas même en version ténor _ tout cela est bien sûr passionnant.

RM : Votre répertoire va du baroque au contemporain, comment sélectionnez-vous les rôles ?

SD : Certains viennent naturellement, par exemple Yeletski de la Dame de Pique, que je chanterai en mai à Bruxelles, suivi d’Oneguine et Ford (Falstaff) la saison prochaine. Ce sont des rôles sur la route d’un baryton lyrique et le moment est venu pour moi de les aborder. Mais encore une fois, même si l’aspect vocal est primordial, je suis vraiment guidé et attiré par la puissance théâtrale des rôles _ et c’est fondamental !

Wozzeck en est un exemple évident : j’ai toujours aimé la pièce de Büchner et quand j’ai découvert l’opéra de Berg, je pensais que je ne chanterai jamais le rôle. J’y entendais toujours des barytons-basses sombres et puissants. Mais quand j’ai entendu Simon Keenlyside le chanter à Bastille en 2006, j’ai compris que ce rôle pouvait être porté par une voix plus claire, plus aigüe, comme celle par exemple de Christian Gerharer qui l’a chanté dernièrement et dont la voix est assez proche de la mienne, alors j’ai gardé l’espoir de le chanter un jour et je devrais aborder le rôle dans deux ans.

RM : En plus de Wozzeck, vers quoi souhaitez-vous faire évoluer votre carrière dans les prochaines années?

SD : J’ai compris que ma voix changeait et que je pouvais maintenant m’orienter vers des rôles plus bas _ voilà _, comme Rodrigue, pris récemment dans le Don Carlos de Lyon. Je me suis rendu compte que cela nécessitait un fort engagement physique _ oui _, que je pouvais assumer, notamment dans une salle convenant bien à mes moyens _ et c’est aussi crucial, bien sûr. En revanche, je ne voudrais pas descendre sur des rôles trop lourds, comme chez Wagner par exemple, où à part Wolfram, que j’aimerais vraiment rechanter dans les prochaines années, je vois assez peu de rôles pour moi _ probablement…

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J’aimerais aussi faire plus de récitals _ oui _, car je trouve que c’est vital pour ma propre santé vocale et artistique _ oui. Mais c’est toujours difficile à vendre _ hélas ! _, surtout en France _ pas assez mélomane… Je pensais que c’était une question d’époque, mais lorsque j’ai évoqué le sujet avec François Le Roux, il m’a surpris en me disant que dans ses grandes années de récitaliste, il en donnait relativement peu, parce que l’opéra prend toute la place. José van Dam est aussi célèbre pour ses récitals, mais il y est venu assez tard dans sa carrière, ce qu’il a regretté _ Stéphane Degout sait aussi excellemment écouter ses confrères…

Je fais aussi très peu de concerts avec orchestre, alors que le répertoire est très riche et m’intéresse beaucoup, par exemple les Scènes de Faust de Schumann, les cycles de Mahler, etc. Mais dans ce domaine comme partout, on pense à vous pour ce que vous avez au répertoire, pour ce que vous savez faire. Vous faites partie d’un réseau, opéra ou concert, rarement les deux ! _ hélas… Et tout particulièrement dans le cloisonnement d’esprit de beaucoup de Français… Les chanteurs d’opéra sont rarement invités par les orchestres, et les chanteurs qui ne chantent qu’en concert se produisent rarement à l’opéra, ce qui est dommage _ vraiment ! Il y a peut-être un manque de curiosité _ oui !!! _ou de prise de risque _ aussi… _ de ce côté de la part de certains directeurs de casting. Mais c’est aussi à nous _ oui ! _ d’oser proposer _ oui _ et de faire part de nos envies, et par exemple c’est moi qui ai suggéré à l’Orchestre de Paris les Lieder eines fahrenden Gesellen de Mahler que je chanterai en mars à la Philharmonie. Il faut donc aussi, en tant qu’artiste, proposer les ouvrages que l’on souhaite chanter _ voilà.

Crédits Photographiques : Portrait © Jean-Baptiste Millot ; Hamlet Mulhouse © Alain Kaiser ; Récital avec Alain Planès © Alain Le Bourdonnec

Cette interview est vraiment passionnante _ je l’avais déjà donnée le 26 novembre 2019 :

Et elle nous permet d’apprécier une nouvelle fois la très remarquable qualité d’intelligence humaine de Stéphane Degout, au-delà de ses qualités de chanteur et d’acteur…

Ce mercredi 25 août 2021, Titus Curiosus – Francis Lippa

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