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Sur un enquêteur-passeur de vérité : le cinéaste-documentariste Leo Hurwitz (1909-1991) _ une oeuvre (de courage et de souffle) à découvrir

20mar

Découvrant dans Le Monde de ce jour, 20 mars 2011, un passionnant article de Jacques Mandelbaum, La Part maudite du rêve américain,

focalisé tout particulièrement sur l’œuvre (filmique)

_ qui continue d’en déranger beaucoup, en dépit du passage du temps (cf l’information donnée à la fin de l’article sur l’attitude des autorités américaines, même sous présidence Obama !) _

du cinéaste documentariste Leo Hurwitz (1909-1991),

je l’adresse illico

à mon ami Bernard Plossu,

qui a rencontré et connu _ et vénère ! _ le très grand Paul Strand (1890-1976),

qui lui-même travailla avec Leo Hurwitz

_ voilà ce qui m’a fait accorder une attention toute spéciale à cet article (et à Leo Hurwitz !) _ ;

ainsi qu’à Georges Didi-Huberman,

dont le travail en cours quant à L’Œil de l’Histoire _ cf ses passionnants Quand les images prennent position et Remontages du temps subi ; cf aussi mes articles sur ces deux livres majeurs : celui du 14 avril 2009, L’apprendre à lire les images de Bertolt Brecht, selon Georges Didi-Huberman : un art du décalage (dé-montage-et-re-montage) avec les appoints forts et de la mémoire activée, et de la puissance d’imaginer ;  et celui du 29 décembre 2010, La désobéissance patiente de l’essayeur selon Georges Didi-Huberman : l’art du monteur dans “Remontages du temps subi” … _

porte sur de pareilles dialectiques (créatrices !) au montage _ probe ! _ d’images au service de davantage de vérité !!!

par l’intensité (d’un art juste !)…

Voici donc

_ truffé de mes farcissures _

l’article La Part maudite du rêve américain,

de Jacques Mandelbaum,

paraissant ce 20 mars dans l’édition du Monde :

La Part maudite du rêve américain

| 19.03.11 | 14h58  •  Mis à jour le 19.03.11 | 14h58

Voilà déjà trois ans que Javier Packer-Comyn, citoyen et cinéphile belge de 42 ans, a pris les commandes, à Paris, de Cinéma du réel, l’un des plus prestigieux festivals de films documentaires au monde. La manifestation, qui présente cette année quelque deux cents films, n’a pas à s’en plaindre, sa fréquentation ayant augmenté de plus de 30 %. Parallèlement à la compétition, la programmation patrimoniale est notablement devenue un pôle attractif. C’est particulièrement le cas de cette 33e édition, qui présente un passionnant panorama du documentaire engagé américain.

Hommage est d’abord rendu à une figure majeure du genre, Leo Hurwitz, mort en 1991 dans un relatif anonymat. Réalisateur pour le compte de la chaîne CBS de l’intégralité du procès Adolf Eichmann, en juin 1961, à Jérusalem _ c’est en effet, déjà, bien intéressant _, son nom fut évoqué lors de la sortie d’Un spécialiste (1999), un montage de cette archive _ voilà _ réalisé par Eyal Sivan et Rony Brauman. Pour autant, et l’homme et l’œuvre restent largement méconnus.

Issu de l’immigration juive de Russie, Leo Hurwitz naît à Brooklyn en 1909. Il étudie le cinéma à Harvard puis adhère, en 1931, à la Film and Photo League, un collectif de cinéastes proches du Parti communiste qui, en contrepoint au cinéma hollywoodien, veulent témoigner _ voilà _ de la lutte et de la répression des classes populaires aux États-Unis durant la Grande Dépression.

Sous l’influence de l’avant-garde cinématographique soviétique _ c’est à noter ! _, Hurwitz s’éloigne _ bientôt : trois ans plus tard _ de cette structure pour fonder en 1935, avec Irving Lerner et Ralph Steiner, la coopérative Nykino, sur des bases esthétiques qui prônent un dépassement _ voilà ! _ du documentaire. Cette recherche du « film révolutionnaire » qui synthétiserait _ voilà ! par quelque aufhebung _ l’exactitude _ vérité littérale _ du document et la liberté _ justesse (profonde) d’esprit et de cœur ! _ de la fiction _ là intervient l’art (davantage en mouvement !) de l’artiste… _ donne enfin naissance, en 1937, à Frontier Films, société de production _ sur de tels principes ! _ qui compte parmi ses membres le photographe Paul Strand _ l’immense artiste, ami (et vénéré !) de l’ami Plossu… _ et le cinéaste Joris Ivens _ de Paul Strand, le récent Paul Strand in Mexico (aux Éditions Aperture) est disponible en librairie : sur les tables du rayon Beaux-Arts de la librairie Mollat, au moins L’association sombre en 1941, l’effort de guerre, puis la guerre froide, rayant pour longtemps de la carte toute tentative de ce genre aux États-Unis.

Cette rétrospective permet de découvrir six films de Leo Hurwitz réalisés entre 1941 et 1980.

Les plus remarquables sont Native Land (co-réalisé avec Paul Strand _ le re-voici ! _ en 1941), chronique impitoyable du dévoiement de l’idéal _ aïe ! aïe ! aïe ! _ des Pères fondateurs et de l’injustice sociale qui règne aux États-Unis ; Strange Victory (1948), stigmatisation au vitriol _ boum ! _ de la ségrégation raciale gangrenant la nation qui vient de délivrer le monde du nazisme ; An Essay on Death (1964), hommage au président assassiné John F. Kennedy en forme de méditation panthéiste sur la mort ; A Woman Departed (1980), monumental et bouleversant « tombeau » _ un genre donnant parfois, sinon (assez) souvent, l’occasion d’œuvres (un peu plus) sublimes (que d’ordinaire)… : cf les tombeaux de Froberger et de Louis Couperin ; ou Le Tombeau de Couperin, de Maurice Ravel… _ dédié à son épouse décédée en 1971, Peggy Lawson, qui revisite l’histoire politique du XXe siècle.

Irritant, déroutant, exaltant

Ce parcours _ courageux et relativement singulier _ révèle un cinéaste étrange, irréductible _ voilà ; nous retrouvons ici la singularité, non politique certes, mais esthétique (en son très haut « Idéal d’Art« , en son cas), d’un Lucien Durosoir ! Irritant par certains aspects (l’emphase, l’ubiquité de la voix off, l’omniprésence de la musique) _ tous des traits d’irruption forte (dans le film) de l’artiste : un peu loin de l’impassibilité du documentariste des « faits«  bruts ! _, déroutant par d’autres (l’équilibre précaire _ vibrant, justement ! _ entre documentaire, images d’archives et scènes reconstituées) _ voilà bien de l’audace ; et de la vulnérabilité ! _, et néanmoins exaltant _ nous retrouvons bien là un des traits du « sublime«  tel que l’analyse si finement et justement Baldine Saint-Girons, en son indispensable Pouvoir esthétique Par son art dialectique du montage _ cf, donc, les travaux si éclairants de Georges Didi-Huberman ! notamment sur le génie de Brecht en son livre de photos sur la guerre de 39-45… _, par la puissance _ voilà : un facteur éminemment décisif ! à l’heure des robinets d’eau tiède uniformisée : surtout le moins de vagues possible… _ de son témoignage _ un acte crucial ; cf, ici, les travaux de Carlo Ginzburg ; ainsi Unus testis, pages 305 à 334 in l’important Le fil et les traces _ vrai faux fictif, traduit par Martin Rueff _, par son indignation  jamais désarmée _ voilà _, pour employer un mot redevenu d’actualité _ bonjour, Monsieur Stéphane Hessel !.. La collision _ oui ! _ entre vision personnelle et ambition unanimiste _ oui ! au nom du « peuple » entier : il n’est pas encore tout à fait assassiné… _, élégie intime et embrasement politique _ intimement unis, tissés… _, patriotisme et internationalisme, fait de cette œuvre au génie bancal _ oui : le « génie«  (cf ce qu’en dit Kant, en sa Critique de la faculté de juger…) l’est toujours si peu que ce soit, « bancal« , en ses avancées fortement singulières… _, perpétuellement à contre-courant, le lieu d’une utopie _ vive : au (haut) nom de l’Homme, et a contrario des bassesses utilitaristes ; cf Ernst Bloch, Le Principe-Espérance, et Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société

Au programme également _ de ce festival Cinéma du réel au Centre Pompidou… _, un document inédit entouré d’un grand mystère : Henchman Glance (Le Regard du bourreau). Il s’agit d’un remontage _ coucou, Georges Didi-Huberman ! _ réalisé récemment par Chris Marker d’une bande filmée par Hurwitz _ toujours lui _ durant le procès Eichmann, mais non intégrée _ alors _ à son film. Celle-ci fut tournée hors audience alors que le maître d’œuvre de la « solution finale » _ Adolf Eichmann, en l’occurrence _ découvrait en compagnie de son avocat le film d’Alain Resnais, Nuit et brouillard, qui devait être produit plus tard comme pièce du procès. Cette séance (samedi 2 avril, à 18 h 15 _ à noter ! au Centre Pompidou, pour ce visionnage du Regard du bourreau, donc, de Chris Marker re-montant ce qu’avait filmé, « hors audience« , Leo Hurwitz, en juin 1961… _) sera présentée par les historiennes Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka, ainsi que par le fils du cinéaste, Tom Hurwitz.

On trouve enfin dans la programmation intitulée « America is hard to see« , un plus large échantillon de ces documentaires alternatifs américains.

Entre les contre-actualités _ voilà ! _ de la Film and Photo League

et les œuvres de Frontier Films,

ces archives sont précieuses,

car elles sont les seules à dévoiler _ voilà ! _ un pan occulté _ encore… _ de l’histoire contemporaine américaine, depuis les grandes marches de la faim des années 1930 jusqu’à la répression qui frappe les syndicalistes, en passant par les exactions commises contre la minorité noire.

On notera _ encore aussi _ dans cet ensemble _ riche et original _,

la première projection française de With the Abraham Lincoln Brigade in Spain (1938), saisissant court-métrage _ merci ! _ du photographe Henri Cartier-Bresson _ 1908-2004 _ retrouvé en 2010, consacré aux volontaires américains sur le front de la guerre civile espagnole.

Ce riche ensemble, qui fait partie intégrante du patrimoine américain, n’en a pas moins suscité une étonnante réaction :

contrairement à l’habitude, l’ambassade des États-Unis a refusé _ tiens, tiens ! sur quelles consignes ? _ toute participation financière aux frais de cette présence américaine au festival,

faisant savoir à Javier Packer-Comyn que la programmation « n’est pas conforme à l’image que veut donner le pays« … _ le souci de la vérité ne l’emporte donc pas encore sur une palette, somme toute, toujours bien étroite d’« intérêts«  ! Nonobstant le président Obama !.. De quoi donc ce « refus«  est-il l’indice ?.. Ah ! la realpolitik !!!

Cinéma du réel.

Centre Pompidou,

place Georges-Pompidou, Paris 4e,

M° Rambuteau. Tél. : 01-44-78-45-16.

Du 24 mars au 5 avril.

Cinemadureel.org

Jacques Mandelbaum

Article paru dans l’édition du 20.03.11

Un article et une manifestation

décidément

bien intéressants :

sur l’œuvre

assez singulière : encore dérangeante par ses audaces,

et « vraie« 

d’un Leo Hurwitz :

à aller découvrir…

Titus Curiosus, ce 20 mars 2011

la vive lumière, au milieu du brouillard, du « Siècle des nuages », de Philippe Forest : une oeuvre majeure sur l’urgence et la liberté de l’expérience du vivre

28oct

Philippe Forest

_ cf mon article d’avant-lecture de ce prodigieux roman qu’est Le Siècle des nuages, le 19 septembre dernier : Sur l’écrivain Philippe Forest : un très grand ! A propos des nuages, la transcendance au sein de (et avec) l’immanence _

est un écrivain absolument majeur _ nobélisable ! si l’on préfère : au moins serai-je clair ! et en espérant, mais bien peu, que ce soit là un compliment ! Il y a là une telle dose difficilement supportable de « politiquement correct«  si superficiellement circonstanciel.. _ d’une lucidité confondante assez rare _ à ce degré tant d’intelligence que de sensibilité : l’une l’autre s’éclairant réciproquement magnifiquement à ce degré de tension calme _ dans la littérature française,

avec pareille intensité, ampleur et justesse, à la fois, de vue _ admirables : tant de finesse que de puissance ! _ à l’ère de l’empire _ commercial, lui… _ des petits formats que l’édition met bien obligeamment à la disposition de lecteurs désireux de divertissements légers et confortables pour rien qu’une heure, ou à peine plus, « à tuer« … : la marge d’hédonisme dilettante _ soit, un minimum de plaisir à l’exclusion, surtout, de la moindre peine ! _ des dits-lecteurs-consommateurs (d’entertainment !) n’en supportant pas plus, afin de « passer le temps » _  cf le sort sublime que fait l’admirable Montaigne à cette expression tellement passe-partout en son ultime essai, de conclusion et testamentaire, à l’intention de ses un peu attentifs lecteurs à venir.., si justement titré, cet ultime essai expérimental, « De l’expérience«  (Essais, III, 13)

 

En 556 pages, réparties en neuf chapitres

autour de 9 dates concernant et l’histoire de l’aviation durant le vingtième siècle, et _ fortement tissée à elle… _ l’histoire de son père, Jean V. Forest, né le 17 septembre 1921, à Mâcon, et mort le 26 novembre 1998, à Paris ; et pilote pour la compagnie Air-France de février 1946 au 30 septembre 1981,

quand, pour « son soixantième anniversaire passé depuis une dizaine de jours, mais profitant jusqu’au bout du sursis que lui laissait la compagnie, il se pose pour la dernière fois sur l’une des pistes de l’aéroport Charles-de-Gaulle, faisant rouler son appareil jusqu’au pied de l’un des satellites qui entourent le terminal« , page 472 du Siècle des nuages

_ neuf chapitres,

plus un prologue et un épilogue : cruciaux ;

le prologue, du côté du silence (et de la mort du père, Jean Forest : le 26 novembre 1998 : « en fin de matinée, il était sorti pour promener son chien, et, à quelques pas de la porte de l’immeuble, il s’était soudainement et sans raison apparente écroulé sur un des trottoirs de la rue de la Procession. Couché face contre terre« .., page 503) ;

et l’épilogue, du côté de la mère, née Yvonne Feyeux ;

et des conversations que le narrateur, Philippe Forest, leur fils (le quatrième d’une fratrie de cinq : Marie-Françoise, Patrick et Claude, nés entre 1946 et 1952, avant Philippe ; puis Philippe, né le 18 juin 1962 ; et enfin, le petit dernier, Pierre, né en 1964), va avoir et poursuivre avec elle, en la vieillesse tardive (elle est née le 2 novembre 1922) de sa mère (vieillesse marquée, notamment, par trois opérations importantes, qui la remettent à peu près sur pied en lui rendant et quelque chose d’une démarche de jeunesse, et la vision des couleurs !) dans la première décennie du nouveau siècle (qui n’est plus celui des nuages !) : la clé de tout, bien sûr !!! _,

et en des phrases souvent _ délicieusement _ très longues et _ somptueusement ! _ précises _ comme il le faut aux plus beaux des livres : ceux de Proust, Joyce ou Faulkner ; et Claude Simon… _ ;

l’auteur multipliant, et à son rythme (sans jamais ni de longueur, ni de précipitation : par quelque prurit de coupure !) les reprises, variantes, corrections ou inflexions de son narrer-penser (c’est prodigieux de puissance de vérité !!! tout en souplesse et justesse, par l’infini des nuances, de précision), infiniment scrupuleux de la probité de la vérité de ce qu’il sait nous révéler-témoigner, ainsi, de l’expérience se formant du réel !!! à rebours des clichés facteurs (et fauteurs) d’illusions, qui courent les consciences pas assez rigoureuses…

D’abord, on se laisse entraîner à penser qu’il pourrait bien s’agir, ici, avec ce livre-hommage, d’une sorte de « tombeau de mots » que l’écrivain _ à deux ou trois reprises, même s’il a la délicatesse de ne pas se l’appliquer à lui-même, l’auteur emploie le mot on ne peut plus clair (et juste !) de « poète«  _ élève _ en l’espèce de ce livre-ci, Le Siècle des nuages, donc _ à son père disparu :

mort, écroulé, face contre le sol, rue de La Procession, le 26 novembre 1998 ; et dont les cendres ont, quelques mois plus tard, été inhumées (« déposées ») « dans le vieux caveau suintant et délabré«  (page 514) familial _ du côté de la mère de Jean, la belle Isabelle, aux allures de Marianne : la fille du riche « soyeux«  demeuré toute sa vie anti-dreyfusard… _, au cimetière (page 31) de Vieu-d’Izenave, non loin de leur propriété du Balmay (page 79), « à proximité du lac de Nantua, dans ce que l’on nomme « la montagne à vaches » », dans l’Ain : Jean Forest y rejoignant ainsi les restes de ses parents…

Et selon un geste (d’écriture, donc : Philippe Forest, le fils, n’est-il pas un écrivain ?!..) que le narrateur-auteur compare, tout à la fin de son prologue, à la pratique _ catholique : la foi de Jean… : je vais y revenir ; c’est un élément capital pour comprendre le geste (du fils, auprès de son père, disparu) qu’est ce livre… _ de l' »ondoiement«  (le mot se trouve à la page 32) :

« Contemplant ce corps, constatant l’évidence ordinaire du désastre, pas plus ému qu’il ne convient devant une telle mort, celle d’un homme étant réglementairement allé au bout de ses presque quatre-vingts ans de vie, se disant cependant que cette dépouille ne suffisait pas, qu’il y manquait des mots _ même insignifiants ou impropres. Car ce n’est pas le corps par quoi tout commence ou tout finit mais les mots que l’on dit sur lui« , commence-t-il par constater, pages 29-30 ;

ajoutant aussitôt encore, page 30 :

« Des mots, les mêmes pour recevoir les vivants dans le jour et puis les congédier vers la nuit. Mots de prêtre ou de poète _ le poète : un substitut de la sacralité en temps d’un peu plus (à peine… Cela se mesure en degrés infinitésimalement fins ; l’important demeurant la visée du fondement !) d’incroyance ; ou tout du moins d’une croyance un peu plus inquiète (ou exigeante, en terme de rationalité) de ses propres assurances de fondement ; un poil moins naïve, peut-être, sur ses propres fondations : cf ce mot de ce profondément juste que fut Spinoza : « la religion, une philosophie pour le peuple«  _ qu’à défaut tout le monde, et même le premier venu, peut prononcer car ils ne dépendent ni de la dignité ni du talent de celui qui les dit, paroles emphatiques appelant pathétiquement au secours n’importe quelle divinité, n’importe quelle fiction dans le ciel vide de façon qu’une histoire _ voilà, un récit comportant une chronologie… _ existe malgré tout, même si on la sait mensongère _ c’est-à-dire pas tout à fait vraie, et donc, dans l’absolu, impropre _ :

non pas dans l’espoir de vaincre l’oubli ou d’obtenir de lui un sursis

mais seulement _ voilà ! avec une humilité ferme ! _ de manifester une fois, une seule fois _ voilà ! et là est le miracle de la poiesis éclaboussante de la survenue de et par l’écriture  _ que quelque chose _ simplement, parmi la foule des autres choses _ aura été dans le temps contre quoi le temps lui-même, quand il aura _ du fait de son simple passage : les jours et les nuits, comme les générations de vivants, se succèdent les uns aux autres, et quasi se remplacent ainsi les uns les autres… _ effacé cette chose, n’aura rien pu _ voilà : contre le mot de Staline (et de tous les cyniques), il importe de réaffirmer que, non, ce n’est pas « la mort qui, à la fin, gagne«  complètement ! Jusqu’à pouvoir nier ce qui a été ! et jusqu’au fait même que cela a jamais été ! Non ! Cela ne peut pas devenir rien que mots, rêve, imagination, fumée (cendres, ce serait encore trop : de l’ordre de l’éventuelle « trace«  ; là-dessus, cf l’important « Mythes emblèmes traces _ Morphologie et histoire«  de Carlo Ginzburg, qui vient de reparaître en une édition augmentée, et avec une traduction revue, par Martin Rueff, aux Éditions Verdier : un livre passionnant !), pur et simple néant… _,

n’aura rien pu _ le mot, ou plutôt l’expression, est ainsi répété(e) dans le texte ! _ contre le fait _ voilà : indéniable et ineffaçable : in-anéantissable ! _ qu’elle ait été« , page 30, donc : c’est admirable de délicatesse et probité dans la justesse !..

_ Spinoza nomme cela, ce constat-là, cette « manifestation« , cette déclaration, voire cette proclamation (fût-ce seulement rien qu’à soi-même) -là, pourvu qu’elle ait été formulée en des mots constituant quelque chose comme une phrase, et quasi proférée, fût-ce dans le presque silence d’une pensée n’allant peut-être même pas jusqu’à se matérialiser en une parole sonorement audible, de fait ;

eh bien, Spinoza, dis-je, nomme ce fait solennel-là, quand c’est nous-même qui le ressentons, la conscience (doublant celle de la temporalité, qui la conditionne !), ressentie et expérimentée, de l’éternité : « Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels« , dit-il ainsi, très précisément, en son Éthique,

tout en ne cessant, bien évidemment pas, nous qui le ressentons en nous-même, alors, à cet instant vertical-là, d’être et de demeurer, nous (ou soi !), et tout le temps de notre vivre, on ne peut plus effectivement temporels aussi, d’un seul et même mouvement de ce vivre, c’est-à-dire des vivants-mortels, dans la trame du temps ;

en éprouvant, de ce sentiment d’éternité (et c’en est même là le signe : c’est par là qu’il se signale expressément à nous !) les effets bienfaisants et féconds dans l’expérience rayonnante (immédiatement !) de la joie,

onde calme et profonde, dans la vibration même discrète de laquelle nous ressentons, en effet, et on ne peut plus positivement, tels des pics qui surviennent et, d’un coup, vigoureusement, nous portent, transportent, soulèvent, verticalement, en effet, à l’occasion, qui n’est pas forcément fréquente (ce n’est pas tout à fait sur commande !) ;

dans la vibration de laquelle, donc, nous ressentons le (radieux !) passage transfigurant de nos capacités (natives) à une puissance véritablement supérieure s’épanouissant ainsi bienheureusement alors : Spinoza nommant cette expérience-là de transfiguration de soi, à terme, « béatitude« 

Mais bien sûr, nous mort(s), ce ne peut être qu’un autre qui témoigne, ou vienne témoigner, pour nous, que nous avons ainsi été,

nous-même venant, et irréversiblement, de nous absenter, voilà, de la vie (passagère),

à jamais, le pur instant du disparaître (-mourir…), re-converti(s) en ce néant (de poussière : d’étoiles ou d’humus, glèbe) dont nous avons un jour été tiré(s), par le hasard fécondant de la conjonction amoureuse, ou aimante, de nos deux parents…

Le pluriel de ce « nous«  désigne à la fois le pluriel du genre (= celui de la communauté d’appartenance des individus à une même espèce, biologique), et aussi un pluriel de majesté (= celle de la dignité, humble, mais noble, très haute, de la personne singulière, morale, si l’on veut)..

Et fin, ici, de cette (trop) longue incise spinozienne sur le moteur, si puissamment merveilleux, pour les heureux qui connaissent, y ayant inoubliablement accédé, son étrangeté peu banale, rien à voir avec le plaisir ! qui lui se commande.., de la « joie« 

Et reprise de (ou retour à) la présentation du prologue

_ moins serein, plus sombrement inquiet, pour ne pas être tout à fait, ni en permanence, « de l’intérieur de«  cette radieuse « béatitude«  blanche (spinozienne) -là, mais « au milieu du brouillard«  épais et tournoyant, tirant à l’aventure sur le noir le plus violemment dense de l’Érèbe, des plus gros des nuages, lui… _ du Siècle des nuagesque je cite à la page 31 maintenant,

Philippe Forest poursuivant le récit, intense, au participe-présent, de sa décision de témoigner de ce que fut son père _ soit « ce qu’a pu être une vie« , selon la formulation inquiète de la page 29 : celle, singulière et unique, de son père, achevée certes, son corps « affalé en plein air sur un trottoir parisien » et « le visage tourné vers le sol » (page 29), rue de la Procession, le matin du 26 novembre 1998, mais telle qu’elle a bel et bien, et pour jamais, été ! _ :

« N’espérant _ certes _ aucune consolation des mots. N’ayant d’ailleurs pas besoin d’être consolé. Sachant qu’aucun secours n’existe qui vienne d’eux _ voilà ! Mais qu’ils exigent _ voilà ! voilà ce qu’est l’humanité de l’humanité ; ou sa « non in-humanité« , ainsi que le dirait Bernard Stieglerpourtant d’être dits _ ne serait-ce que sous la forme mutique _ humble et probed’une prière faite _ même simplement en pensée… _ par n’importe qui et pour personne« , page 31 : c’est sublime de justesse !

« Un signe ? Oui, en somme. Ni celui du baptême, reçu il y a bien longtemps, ni l’extrême-onction qu’un prêtre, à la demande de ma mère, avait accepté de lui donner sur le brancard où il gisait déjà mort dans l’un des couloirs de l’hôpital,

mais peut-être ce sacrement que l’Église nomme l’« ondoiement »

et dont le vieux catéchisme dit que n’importe qui, si c’est nécessaire, peut le prononcer, sans même avoir à être baptisé ou seulement croyant, et peut-être longtemps après qu’il est en principe trop tard pour le faire ou dans d’autres circonstances que celles pour lesquelles il est prévu, car l’Esprit saint n’est _ généreusement ! _ pas très regardant, les formalités _ non plus que la mesquinerie _ ne sont pas son fort et il lui suffit que quelqu’un fasse à peu près le geste qu’il faut, se dispensant des rites, n’ayant aucune foi en eux ou presque, pour qu’il descende malgré tout _ voilà _ dans un battement d’ailes, inaperçu, déguisé en pigeon parisien _ par exemple _, son plongeon en piqué le faisant tomber d’en haut d’où il vient et vers où il retourne aussitôt, ayant fait seulement briller un instant _ cela humainement suffit _ la gloire invisible de sa chute _ la gloire sacrée ! _ sur la scène _ ici de mort, plutôt que de crime _ insignifiante _ sous d’autres aspects… _ où un médecin et quelques ambulanciers s’agitent autour d’un corps étendu dont le cœur a soudainement cessé de battre », page 32.

« Alors quand ? Maintenant ?

Oui, allons-y pour maintenant _ en ce roman-ci qui s’écrivait alors, qu’est Le Siècle des nuages.., et pour ces phrases-ci, page 33. _ s’il faut commencer.

Sur le front de chacun de nous, mes deux frères, mes deux sœurs, moi, sur nos crânes de nouveaux-nés lorsqu’il avait pu nous prendre pour la première fois dans ses bras, notre mère le raconte, il avait fait chaque fois ce même geste discret _ = très humblement sacré _ de la main droite, le pouce traçant comme un évasif signe de croix, nous marquant ainsi pour le cas où la mort nous aurait réservé la mauvaise farce de nous enlever avant qu’un prêtre ait pu procéder avec nous dans les règles.

Et lui rendre ce geste _ voilà ! _ était donc la moindre des choses

maintenant que, lui, il franchissait dans l’autre sens la frontière qui sépare du néant _ et de sa nuit _,

ni plus lourd ni plus léger de péché qu’au premier jour, puisque la tache originelle d’être né pèse d’un poids tel que tous les vices et toutes les vertus d’une vie ne l’allègent ni ne l’alourdissent vraiment _ puisque c’est là, et demeure, le credo, même athée, de Philippe Forest…

Non pas à la manière d’un viatique vers le ciel _ car il en connaissait mieux que quiconque, et certainement mieux que moi, le chemin.

Plutôt comme une sorte de grande et dérisoire _ voilà l’oxymore… _ parole de compassion _ humaine, donc ! pour avoir supporté le poids (et l’épreuve : tourmentée) de cette vie mortelle (qui vient de s’achever) ! _

dont la valeur ne dépend donc ni de celui qui la dit ni de celui auquel elle s’adresse car elle concerne en vérité tous les vivants à la fois, elle les prend ensemble _ elle le leur doit ! afin de témoigner simplement et humblement, mais dignement et sacrément, aussi, de leur inaliénable dignité de sujets humains… _ dans sa miséricordieuse merci

_ « Frères humains qui après nous vivez, N’ayez les cœurs contre nous endurcis, Car si pitié de nous autres avez, Dieu en aura plus tôt de vous merci« , dit, à propos de la « miséricorde« , Villon en sa ballade… _

et elle signifie aux innocents comme aux coupables le même _ absolument universel et absolument singulier, à la fois _ et inutile _ puisqu’il n’est pas de l’ordre de l’« intérêt«  ! _ pardon pour la faute _ en est-ce donc une ? et si pesante ? _ exclusive d’avoir vécu » _ aurait-il donc mieux valu n’être jamais né, et n’avoir pas vécu ? _, page 33 ;

et sur ces mots _ puissants _ s’achève le prologue…

Mais l’épilogue, donnant aussi,

un peu comme à celle que l’on peut nommer « le contre » (par rapport à la narratrice principale, Thérèse), au milieu, cette fois-là

_ et pas à la fin, comme ici, et in extremis, dans l’épilogue : une manière, pour l’auteur-narrateur-enquêteur qu’est Philippe Forest, de justifier in fine sa principale source de témoignage : au point que celui précise, page 543 : « ce livre que d’une certaine façon elle me dictait (…) _ « son roman » et non le mien, puisque au fond chacun des quelques livres que j’avais signés avait toujours été celui d’une autre«  _ au féminin : celui de sa fille Pauline (L’Enfant éternel), ceux de sa femme (Toute la nuit et Sarinagara), ou celui de son Nouvel amour, donc… _,

au milieu des puissantes Âmes fortes de Giono,

l’épilogue donnant aussi la parole

à sa mère :

« Non, disait-elle, de tout cela elle ne se souvenait pas. Cela ne lui rappelait absolument rien. Encore que, maintenant que je lui en parlais, il était bien possible que cela évoque vaguement quelque chose en elle » (page 531) ;

« Non, cela ne s’était pas du tout passé, disait-elle, comme moi _ son (et leur) fils, Philippe ; et signataire du roman _ je l’imaginais.

Et d’ailleurs elle se demandait bien où j’avais pu aller chercher toutes ces anecdotes dont aucune ne lui rappelait rien et dont elle doutait que je puisse les tenir de mon père. Parce que lui il n’avait absolument aucune mémoire et que c’était elle qui devait toujours lui rappeler les événements les plus importants de leur vie. Et même lorsqu’il se les rappelait (…), il ne racontait jamais rien (…).

Mais d’où, protestais-je un peu, aurais-je tiré tout cela s’il ne m’en avait pas parlé lui-même ?

Alors elle concédait que ce n’était pas impossible. Qu’elle-même, à l’âge qu’elle avait, finissait par oublier beaucoup de choses« , pages 543-544.

Et les choses se compliquent encore quand on mesure, avec l’auteur-narrateur (de tout cela), combien, et sans qu’aucun des deux protagonistes majeurs de ce livre, et le père et la mère de l’auteur-narrateur-enquêteur, ne soit _ bien loin de là !!! leur honnêteté est même fondamentale, à tous deux ! et le père, et la mère ! _ un menteur ou un falsificateur _ alors que pas mal des espèces variées de ces derniers semblent courir les rues (et les postes) par les temps qui, eux aussi, courent, si je puis (ou/et ose) dire… _,

combien le jeu des facultés (composant l’expérience : la conscience, la mémoire, l’imagination, les désirs _ et leur fruit immédiat : les illusions, et tant collectives qu’individuelles, qui en procèdent _),

se surajoutant à celui, déjà, des points de vue (partiels, mais aussi, qui plus est, très largement partagés sans trop _ ou assez aller, soi-même _ y regarder),

complexifie encore _ pardon d’un tel gros mot ! _ la donne _ mais c’est là le donné commun, sinon général, voire universel…

Car, si la mémoire, par exemple, est, certes _ et par définition ! _ sélective

_ et Jean Forest, par exemple, le père de Philippe, refuse, très tôt, d’en faire « trop«  usage quant à « retrouver«  (ou « cultiver« , a fortiori, les souvenirs de) son enfance ; cf son sentiment à cet égard, reconstitué par son fils, page 108 : « les linges de l’enfance n’ont plus de charme _ une fois « franchi le gué de l’âge adulte« , a-t-il pu dire ! _ que pour les mères et les poètes«  : voilà l’alliance (qu’il aurait bien pu, lui, le père, stigmatiser : s’il avait vraiment mis, ou aspiré à mettre, en paroles ce qu’il pensait ; ou cherché à faire la leçon…) _,

que dire de notre faculté, plus importante encore sans doute _ en plus, déjà, de notre inconscience et de notre capacité de déni du réel ! des atouts déjà bien redoutables !!! _, d’oubli ?..

Même si « l’oubli doit aussi à son tour avoir été oublié pour que son œuvre se trouve à son tour totalement accomplie« , page 217…

Sur l’oubli, un des acteurs-clé de ce grand livre,

ceci de très important :

« L’Histoire _ en ce qui était la seconde après-guerre du vingtième siècle _ recommençait aussitôt, comme elle l’avait fait autrefois, de la même manière amnésique qui est toujours la sienne, effaçant ses traces à mesure qu’elle avance, sans autre but que cette perpétuation d’elle-même qui sacrifie _ pragmatiquement _ sans cesse le pathétique passif du passé à la pure promesse d’un présent sans contenu.

Rendue possible par cette seule faculté d’oubli qui congédie automatiquement toute conscience accumulée, laissant à peine subsister le simulacre lointain de quelques souvenirs si peu spécifiques qu’ils pourraient être ceux de n’importe qui, une vague rumeur de mémoire qui rumine derrière soi, à laquelle on tourne le dos et dont on échoue à repérer d’où elle vient, jetant parfois un regard par dessus son épaule et n’apercevant rien d’autre que quelques morceaux _ épars, isolés, déconnectés de contextes : absurdes ! _ de mirages, aussi peu dignes de foi que les épisodes d’un vieux roman dont personne ne se soucie ni ne sait plus l’intrigue« , page 394 _ car forcément, structurellement, nous importe l’intrigue…

Et que dire de la propension de chacun à s’illusionner _ ah !!! _,

sur le réel, sur les autres, comme sur soi ?..

Cf ici cette belle remarque, page 365, à propos des lettres d’amour (et des retrouvailles _ et noces… _ de Jean et Yvonne à Marseille, le 29 janvier 1946 _ ils s’étaient mariés « à distance« , lui dans le Michigan, elle à Mâcon, le 5 août 1945, la veille de la bombe d’Hiroshima ; cf là-dessus les pages 351-352 _, sur le grand escalier de la gare Saint-Charles, sans s’être revus _ lui, parti d’abord en Algérie, puis aux États-Unis ; elle, demeurée à Mâcon _ depuis plus de trois ans de guerre !..) :

« Chacun sait bien _ et elle aussi _ qu’une lettre d’amour, on ne l’adresse jamais qu’à soi-même, prenant simplement l’autre à témoin du roman _ encore : ce livre-ci étant un assez terrible projecteur sur les effets du romanesque dans la constitution, par chacun et tous, de l’expérience même de nos vies… _ qu’on se fabrique tout seul _ fictivement ! _ pour soi, et qu’elle crée _ voilà ! _ de celui à qui l’on écrit une image rêvée _ aïe !!! _ dont personne _ d’aussi lucide et probe qu’un Philippe Forest, du moins… _ n’est assez dupe _ la générosité de la formulation est assez magnifique _ pour croire qu’elle existe autrement et ailleurs que dans la fiction _ activement : la voilà ! _ songeuse _ = irréaliste, peut-être mensongèrement alors… _ de ses propres illusions« … _ sur la différence entre vrai, faux et fictif, lire le très important recueil d’essais (sur l’historiographie) Le Fil et la trace, dont le sous-titre est précisément « vrai faux fictif« , que vient de traduire l’ami Martin Rueff, aux Éditions Verdier…

La phrase se poursuivant magnifiquement ainsi, pages 365-366 :

« Certes, elle a été folle _ sa mère le lui a dit _ de se marier ainsi, avec quelqu’un qu’elle connaissait à peine, qu’elle n’a pas revu depuis plus de trois ans et qui, sûrement, est devenu très différent de celui dont elle se souvient si peu et dont elle se demande, dans le train qui la conduit de Mâcon à Marseille, si dans la foule de Saint-Charles elle saura seulement le reconnaître » _ mais oui… _ ;

mais cette folie amoureuse qui est la leur à tous deux perdurera toute leur vie ; et donnera cinq enfants, dont Philippe, seize ans plus tard, en 1962 (un 18 juin)…

Et, que dire, plus encore, peut-être _ et c’est un éclairage majeur du livre ! _,

de la part des fables _ et de la forme même, intriquée, du roman ! _ :

« il n’y a pas lieu de s’étonner ce de que toute vie a l’air d’un roman, puisque raconter _ même silencieusement, pour soi-même : par des mots en des phrases… _ sa vie, ou bien celle d’un autre, revient très exactement à lui donner cette allure de roman _ voilà ! _ qui la fait seule _ on lit bien ! _ exister _ à soi-même, l’énonçant, la mettant en phrases et en intrigue, donc ; comme aux autres, l’écoutant… Et que, sauf à se résoudre au silence, sauf à renoncer à tracer dans le vide le signe _ bien sonore à l’esprit _ d’une parole, il n’existe aucun moyen _ en effet ! _ de se soustraire à cette loi« , page 101,

tant dans nos récits (aux autres comme à soi !)

et dans la constitution même, avant celle de nos souvenirs, de notre expérience (ou l’activité de la conscience) elle-même,


que dans l’Histoire officielle,

tant celle (d’Histoire) écrite _ à des fins d’éclaircissement-simplification pédagogique, toujours forcément à gros traits, en résumés, par l’élision du superflu, par les Historiens : ici, et à plusieurs reprises, de superbes analyses !

Par exemple, celle-ci, aux pages 122-123 :

« L’Histoire étant précisément cela : cette ligne que _ par son récit _ l’on trace dans le temps , une fois celui-ci _ temps, res gestae _ définitivement passé, ramenant _ bien trop grossièrement ! le récit… _ à une seule dimension _ grossie _ toutes celles _ fines et ultra-fines, à l’infini de l’infinitésimal… _ qui le composaient, de manière à disposer _ très schématiquement _ par rapport à cette ligne droite quelques vagues vestiges _ détails secondaires, annexes, marginaux : très estompés, mûrs pour l’oubli… _ à l’aide desquels raconter un récit dont l’intrigue égale en simplicité mensongère celle des romans

_ toujours le mensonge des gros rails ou grosses ficelles séductrices du romanesque, et ses effets en dominos :

lire ici et la Morphologie du conte, de Vladimir Propp, et les Fragments d’un discours amoureux, pourtant très fins, de Roland Barthes : des classiques indispensables de l’école de la conscience… ; lire aussi Paul Ricœur, La Métaphore vive ;

mais lire aussi Carlo Ginzburg, contre le danger du scepticisme, cette fois, quant à la visée de vérité de l’Histoire, en son très important Le Fil et la trace _ vrai, faux, fictif : par exemple sur la pertinence et la complexité féconde du concept de « cas« , a contrario des généralisations abusives… _

que l’on donne à lire aux petits _ oui, oui : Le Dernier des Mohicans, L’Île au trésor, La Case de l’Oncle Tom, etc… _ et dans lesquels ils se forment _ voilà ! naïvement… _ une image trop sensée _ ordonnée, unifiée, simplifiée _ du monde, croyant naïvement _ = trop neuvement : mais il faut bien commencer ! _ que celui-ci a une queue et une tête quand il n’est rien d’autre qu’une insignifiante avalanche d’événements inconséquents _ les uns par rapport aux autres _ emportés en désordre par la coulée indifférente _ cf le clinamen lucrécien… ; Philippe Forest l’évoque superbement page 189… _ de la durée dégoulinant vers l’aval, poussée _ par le seul effet du temps qui passe et « pousse » (cf d’Andrew Marvell, la sublime figure du « Time’s wingèd chariot hurrying near«  du merveilleux : « To his coy mistress« …), massivement, ainsi, par conséquent ! _ dans plusieurs directions à la fois, s’éparpillant _ entrechoqués _ partout, soumise à la loi de la gravitation, à moins que ce ne soit au principe d’entropie, l’une et l’autre aboutissant au même résultat puisque tout finit par verser vers le bas _ et la décharge terminale _ et dans le désordre le plus grand«  _ sur ce clinamen forestien-là (a contrario de ce que narrent les livres d’Histoire, du moins certains !, pas assez scrupuleux sur leur propre démarche tâtonnante, à base d’hypothèses et de recherche de preuves : cf Ginzburg…), voici cette sublime page, page 189, donc _ ;

« Et tandis que les livres d’Histoire disent ce qui a effectivement été, conférant à chaque chose qui fut son intangible place au sein des annales intouchables du monde, et donnant à ces annales leur définitive et inflexible facture,

la vérité _ nous y voici : et c’est celle-ci qu’ose se proposer pour but l’entreprise d’écriture forestienne, chaque fois, et toujours ! sans relâche ! _ consisterait à en rêver l’envers à jamais indécis _ voilà : en son essentiel et décisif tremblé ! _, restituant à chaque moment vécu cette sensation de halo immotivé _ oui ! _ à l’intérieur duquel flottent _ oui ! _, fugitivement visibles à travers les lumières _ il les faut ! _ toutes les poussières du possible _ voilà ! dans ce que Chateaubriand nomme l’« admirable tremblement du temps » (et qu’a si bien relevé, naguère, un Gaëtan Picon)… _ soufflées dans le vent _ toujours présent ! _, choses qui ne furent pas, ou bien qui furent mais restèrent et resteront inconnues, instantanément irréalisées dès lors qu’elles prennent place dans le songe insistant _ malgré tout _ du passé,

poussières qui pleuvent parallèles dans le vide _ voici le clinamen lucrécien du De natura rerum ! un livre fondamental, bien sûr ! _

comme des atomes _ ceux de Démocrite _ tombant selon la trajectoire verticale de leur chute et tomberaient ainsi à jamais

si une infime déclivité _ celle du clinamen, donc ! _

ne les faisait parfois _ voilà ! _ se heurter, s’unir et se repousser, ricochant dans l’espace,

particules se bousculant et puis dispersant de proche en proche toutes les autres,

produisant une catastrophe d’où se déduit le fait que _ car c’en est un ! et d’irréfragablement indéniable ! _

plutôt que rien, quelque chose a été« … Fin de cette incise lucrécienne : cruciale, on le mesure… _ ;

ou celles-là, aux pages 100-101,

et à propos du père de l’auteur-narrateur, qui, « à un moment donné de sa vie« , très tôt, lui si vite tellement « sérieux » et si peu « infantile« .., avait « choisi de tout oublier » de son enfance,

juste en amont de la remarque sur l’implacabilité de la « loi » même de tout récit :

« considérant que sa propre existence, tout comme l’Histoire autour d’elle _ la voilà ! en un simple cas particulier, ici (au sens d’« exemple«  représentatif d’une généralité ; et pas au sens d‘ »anomalie«  un tant soit peu problématique imposant de « penser« …), « exemplaire« , si l’on préfère, d’une « loi«  plus générale : celle de tout « récit«  !.. _, n’était jamais qu’un ramassis d’épisodes insignifiants _ hors de la concrétion de l’instant (singulier), du moins _, éparpillés dans le temps comme les fragments _ fracassés et tout dépareillés _ d’une épave depuis longtemps naufragée et dont les morceaux _ déchiquetés _ nécessitaient une bonne fois pour toutes d’être abandonnés là _ par l’intelligence pratique ! enfin émancipée du joug sans sérieux des « enfantillages«  de la petite enfance qui ne faisait, elle, rien de plus que jouer… _ où l’accident les avait laissés. Que l’on entreprenne d’en faire la collecte (…) ne lui serait certainement jamais venu à l’esprit _ pragmatique, lui, « ingénieur«  Et s’il n’avait jamais réprouvé ce projet _ de récit récapitulatif et nostalgique du passé _, du moins aurait-il eu le sentiment qu’il ne le concernait pas. Car raconter n’est jamais l’affaire de ceux qui ont vécu _ et actifs ! _ et qui abandonnent à la manie mélancolique _ intempestivement (et maladivement , sans doute) contemplative et rêveuse (= vaine !) : sans utilité pratique _ de quelques autres  _ des mères, ou des poètes !.. _ le soin de faire à leur place le récit pour rien _ voilà : infantile, quasi parasite… _ de leur vie.

Leur vie ? Pas même. Puisqu’en parler ainsi revient déjà à lui prêter une apparence de légende, faisant comme si le scintillement _ voilà leur réalité psychique : clignotante ! _ de souvenirs qui subsistent du passé avait la cohérence exacte _ voilà  _ d’un conte _ nous y revoici ! _ où chaque épisode entraîne _ tel un déterminisme net (sinon, pire, tel un « destin«  !..)… _ l’épisode suivant tandis que même l’événement le plus important n’y a jamais que la valeur esseulée d’une anecdote _ voilà _ ne témoignant que pour elle-même, dépourvue de toute relation vraie _ réelle, factuelle (positive !), et pas imaginée ! _ avec ce qui vint avant ou avec ce qui viendra après.

Si bien que c’est celui qui raconte, et lui seul, qui arrange _ ad libitum… (= à sa pure fantaisie : irrationnelle !) _ toutes ces anecdotes, prétendant _ bien vaniteusement ! _ dire la réalité de ce qui a été mais taisant que cette réalité, dès lors qu’il la relate, prend par lui _ arbitrairement et falsificatricement ! j’ose ici ce néologisme... _ la forme _ bien trop ordonnée et bien rangée _ d’une fiction, falsifiant ainsi  _ voilà l’immanquable effet ! _ la formidable inconsistance _ bien réelle, elle ! _ du passé _ faits d’éclaboussures sans suites : incohérent qu’il est ! _ et lui conférant la méthodique, mensongère et solide logique d’une intrigue » _ trop bien ficelée ; illusoire… ;

ou encore celles-là, aux pages 112-113 :

« Comme si le temps, en vérité, était fait de plusieurs histoires imperméables les unes aux autres, et dont la réunion _ arbitraire, forcée _ en un seul récit _ lui-même intégré au récit plus grand de l’Histoire majuscule _ serait à la fois fidèle à la vérité _ en montrant comment tous ces gens furent effectivement contemporains _ et infidèle à celle-ci  _ en taisant à quel point _ non moins effectivement ! _ ils ignoraient l’être _,

faisant comme la somme forcée _ voilà ! _ de toutes ces expériences de hasard

comme s’il allait de soi que la réalité est une _ et indivisible, si l’on poursuit sur la lancée… _ et ressemble aux mauvais romans populaires, aux feuilletons télévisés qu’on en tire, donnant du temps une mensongère image homogène,

disposant au sein d’une intrigue unique des destins _ bien trop _ exemplaires _ par généralisation (= ici confusion !) abusive _, les leurs _ ici, celui de Jean et celui d’Yvonne _ et ceux de leurs familles _ ici les Forest (de la pâtisserie-confiserie « Aux Fiançailles« ) et les Feyeux (libraires et anciens instituteurs) _ avec eux, dont l’opposition illustre trop explicitement _ à son tour _ l’image toute faite _ soit un cliché ! _ de ce que fut le passé« ..,

tant celle (d’Histoire) écrite _ et  je reprends ici l’élan de ma phrase entamée plus haut _,

que celle (d’Histoire, toujours), et en extension de la première,

des archives filmées et documentaires

qui nous sont servies et resservies _ au cinéma, à la télévision, à l’école… _ comme documents faisant foi…


Philippe Forest s’en donne,

ici ainsi par exemple,

à cœur joie

avec le récit de l’écœurement _ « fatiguée de tous ces documentaires et de toutes ces fictions, recyclant sans fin les mêmes images« -clichés, page 335 _ de sa mère très âgée (mais toujours très lucide !) devant la fossilisation de la mémoire officielle de la Libération _ comparée par lui à des gravures anciennes, du XIXème siècle, en noir et blanc… _, confrontée à la fraîcheur encore, en couleurs, elle, de son souvenir (de peintre ! sa « vocation« , à elle ! admiratrice pour l’éternité des couleurs « méditerranéennes » de Van Gogh…) tout vivant encore, lui, de la Libération de sa ville, Mâcon, le 4 septembre 1944 même s’il faut lutter toujours et encore contre la pression envahissante du danger de confusion et amalgames (falsificateurs) quant aux images de sa propre imageance, pour reprendre le terme-concept que j’avais proposé à mon amie Marie-José Mondzain…

D’où, a contrario, la joie (quasi miraculeuse !) de sa vieille mère, quand, après deux opérations dangereuses du cœur, qui lui ont comme miraculeusement rendu quelque chose de l’allure d’une jeune fille _ capable de descendre faire ses courses au bas de son immeuble à quatre-vingt-cinq ans _,

une opération des yeux

lui a « rendu« , avec la vision restituée des formes,

celle des couleurs,

et notamment celle du rouge !

Cf page 554 :

« Tous les meubles, les objets ayant réinvesti leurs contours anciens, ayant repris leurs formes d’autrefois.

Le monde ayant retrouvé ses couleurs. Le rouge, disait-elle, surtout le rouge, j’avais oublié ce qu’était le rouge. Comme si je le voyais pour la première fois.

Alors, pensais-je _ commente ici l’auteur-narrateur, son fils, Philippe, le soulignant ainsi pour lui-même sans doute _, oui, sans doute cela valait-il la peine d’avoir vécu jusque là (…) pour recevoir enfin le don _ formidablement joyeux ! Alleluiah !  _ de cette révélation-là.

S’il n’y en avait pas d’autre,

ce miracle _ voilà le terme _ suffisait. Comme si le brouillard _ celui qui lui voilait jusque là, depuis plusieurs années, le regard _ s’était dissipé d’un coup à la faveur d’une éclaircie soudaine, venu d’on ne sait où, et puis le vent l’ayant dispersé et soufflé au loin.

Le soleil, injustifiable et splendide _ voilà ! _, brillant subitement sur le monde, à travers une trouée de bleu parmi les nuages.

Et bien sûr, elle le savait, cela ne durerait pas. Le beau temps ne dure jamais très longtemps.

Mais maintenant, même un instant était déjà assez« , page 554, donc ; deux pages avant la fin…

Se révèle aussi, en filigrane et extrêmement discrètement _ c’est moi, lecteur, qui ose ici le déduire _, quelque chose des origines de la « vocation«  _ idiosyncrasique ! cf page 399 _ d’artiste et écrivain de Philippe Forest, par rapport

et à son père _ dont il possède (de même que ses frères, aussi, nous dit-il) « les mêmes yeux, et la même voix (…) Comme si, de génération seuls les yeux ne changeaient pas, autour desquels l’âge transforme le visage. Des intonations aussi «  (page 413) _,

auquel, cependant,

avec « une notoriété (d’écrivain ! lui n’est ni ingénieur, ni pilote !) qui ne reposerait que sur le vide et le vent des mots » (page 494),

il s’oppose _ cf page 494, aussi : « mû certainement par ce désir qu’ont parfois les fils de ne pas faire mieux que les pères« _ ;

et à sa mère :

du côté du tempérament transmis, cette fois ;

sa mère « au tempérament inquiet et mélancolique«  (page 539) ;

et,

mais pas, me semble-t-il, du seul fait de l’âge,

« avec sa lucidité intacte et pourtant vaguement absente » (page 545)…

La « vocation » de Philippe Forest est en effet

du côté _ par certains aspects, assez terribles, même… _ du témoignage _ carrément implacable _ de la vérité ; et de la dénonciation qui peut paraître virulente _ quasi « impudique«  (cf le mot page 541, dans la bouche de sa mère…) ; alors que lui-même est si calme, si doux et si posédes faux-semblants, jusqu’aux plus innocents et les moins pervers : sur lesquels son éclairage férocement tranquille est implacable !

Et c’est par là qu’il est un écrivain si puissant !

Car la vérité au service de laquelle se place l’artiste vrai et probe,

on en trouve l’analyse, aux pages 70-71 du roman,

face à ce que l’auteur qualifie du trop confortable « tribunal des siècles«  _ qui construit, lui, « un récit très édifiant à l’intention exclusive _ bien restreinte ! mais comment faire mieux ?.. _ de ses propres contemporains« , page 70… _ :

« La vérité _ tâche et mission de l’auteur vrai ! _ consiste à montrer dans quel brouillard ils se trouvaient tous _ face aux événements, surtout, de la guerre et de l’occupation, ici _, ceux qui ont eu _ au final _ raison comme ceux qui ont eu tort, et parfois ils ont été tour à tour _ en effet… _ de l’un et de l’autre côté, déroutés par hasard ou par chance vers l’erreur ou bien la vérité, tâtonnant _ surtout et quasi immanquablement , si rares sont les rapidement assez lucides _ dans une épaisseur de brume qui leur dérobait toute vision du passé comme du futur, limitant même le présent au sein duquel ils erraient à une vague poche de visibilité

semblable à celle qui entoure un avion lorsque celui-ci tourne dans le vide opaque d’un ciel dépourvu de repères et où même les étoiles semblent s’être éteintes« , pages 70-71…

Ou voisine de celle _ « poche de visibilité« , donc... _ qui manquait terriblement à Fabrice dans l’épaisseur empoussiérée de la mitraille de Waterloo, dans le roman de Stendhal…

Ce n’est donc pas seulement à un « tombeau » _ de mots _ à son père

que se livre ici,

en ce si beau et si profond Siècle des nuages, dans lequel il s’emploie à « la tâche de résoudre la charade de se demander au fond ce qu’a pu être une vie » (page 29) maintenant et désormais enfuie,

Philippe Forest,

puisqu’en ce livre-ci le fils de son père

_ qui lui a légué, au-delà de ce que tout père lègue à ses fils (ainsi le grand-père paternel, Fleury Forest, mort, encore jeune, pendant son sommeil, le 10 novembre 1940, à l’égard de ses deux fils, Jean et Paul, aux pages 196-197 « Ne leur léguant rien : aucune vérité, aucun précepte pour guider leur existence. Ou plutôt leur léguant ce « rien » qui est la seule chose qu’un père puisse transmettre à ses fils. Nul enseignement sinon celui, silencieux, qui oblige ceux-ci à refaire eux-mêmes, et pour leur propre compte la vaine et perpétuelle expérience inchangée de la vie«  ;

et aussi : « la vérité (…) étant, plus précisément, _ ce fait si implacable _ que le seul trésor, dès lors qu’on le sait, est le rien dont procède toute vie et avec lequel elle s’achève.

Et c’est bien pourquoi les pères toujours se taisent. Du moins lorsqu’ils en ont l’intelligence et la délicatesse« …, page 197) _,


le fils de son père, Jean Forest,

qui lui a légué, plus personnellement

_ page 456, Philippe Forest parle de son propre « sentiment de détachement intense et infini« ,

quel merveilleusement juste, je n’en doute pas, oxymore, pour caractériser sa propre idiosyncrasie !.. _

sans doute ceci, son formidable goût de la liberté :

« Libre, oui. Et d’une manière un peu mélancolique _ il s’agit ici de Jean, le père. Séparé du reste des vivants. Établi dans le ciel où le soleil brille toujours quelque part, franchie la frontière des nuages et une fois rejoint le bon côté de la planète.

Un père ne pouvant enseigner à ses fils, aucune croyance, aucune valeur, sinon en leur donnant l’exemple _ tacite _ d’une liberté vide à laquelle il leur appartiendra plus tard de donner la forme vaine qu’ils voudront _ « vide«  (pour la vacuité) et « vaine«  (pour la vanité), étant deux mots majeurs du vocabulaire de Philippe Forest. (…)

Taisant qu’il n’y a pas plus de trésor à trouver _ au ciel comme dans la terre _ que de sens à découvrir. Sinon que le trésor consiste précisément en l’absence de sens _ qui serait imposé ; puisque du jeu demeure…

Et que tout ce qu’un père peut faire, c’est transmettre à ceux qui le suivent la promesse _ pédagogiquement : selon le modèle du questionnement-méditation ironique socratique ! _ mensongère d’une fortune dont il leur faudra éprouver à leur tour l’émerveillante _ par l’apport de la découverte personnelle de cette vérité ! _ déception _ libératrice !!! : encore un oxymore significativement forestien _ qu’elle n’existait pas : finalement, c’était cela la vie…

Laissant comme seul legs un tel arpent d’air« , page 443 _ une expression magnifique…

Alors « les nuages » constituent bien, pour Philippe Forest, « une patrie« ,

« une patrie comme une autre et dont jusqu’à aujourd’hui, fidèle à ma foi d’enfant, si je dois faire cet aveu naïf, j’ai toujours considéré (moi né le 18 juin 1962, sous le signe des Gémeaux, d’un père pilote de ligne) qu’il s’agissait de ma vraie terre natale _ les nuages, donc.

Convaincu d’être chez moi dès lors que j’ouvre la paupière du volet intérieur posé sur le hublot d’un avion croisant dans le ciel. Ou bien que je lève, n’importe où, les yeux vers les nuages, contemplant de tous mes yeux le vide azuré dont je suis né et vers lequel je sais que je vais« , pages 443-444 _ et non vers le sol de la terre _ ;

et « recevant de lui _ ce père pilote _ cette leçon de liberté _ voilà ! _ qui enseigne qu’il n’y a rien à craindre dans le monde, que nous sommes tous des visiteurs qui passent _ voilà ! _ parmi ses paysages (…).

Éprouvant ainsi _ une fois et à jamais _ un sentiment de détachement _ de recul, oui, de distance _ intense et infini _ voilà ! _ : tout cela est à vous, rien ne vous appartient _ nous en avons seulement la jouissance d’un passager usufruit…

En tirant une indéfectible confiance dans la vie _ quoi que celle-ci réserve de malheur par la suite _, puisqu’il reste qu’un autre temps, qu’un autre lieu existent _ après cette part (aérienne) de jeu dans les rouages du réel d’une vie… (…)

Avec cette certitude étrange et parfois un peu amère de pouvoir être partout et de ne se trouver nulle part. Semblable soi-même à une sorte de nuage soufflé par le vent. Pas grand-chose. A peine quelqu’un. Un touriste en somme _ trois petits tours, et puis s’en vont ; mais c’est déjà tellement !

Étant entendu que le tourisme est l’art de jouir du monde en passant. Comme la vie« , page 456.

Fin de la longue incise sur le legs de liberté du père à son fils).

puisqu’en ce livre-ci le fils (de son père)

donne aussi _ et bien plus que cela ! _ la parole _ je veux dire le livre entier ! qui se révèle ainsi être aussi « le livre de sa mère«  !!! _ à sa mère,

celle-ci démontant avec une verve assez réjouissante _ oui ! _ le « romanesque » de l’aviation dans lequel son mari a « donné«  _ elle, se chargeant de faire « tourner«  au quotidien, et sur terre, pas dans les airs, la vie de la famille (c’est-à-dire leurs cinq enfants, puis les nombreux petits-enfants qui trouvèrent en elle, et chez elle, un appui solide éminemment concret) !.. :

« elle élevant seule ses cinq enfants et quelques uns des enfants de ses enfants, tandis que lui était à des milliers de kilomètres, il ne fallait pas escompter d’elle qu’elle fasse l’éloge de l’aéronautique«  ; ayant, pour son lot de mère de famille (le plus souvent « vierge et sainte« , dit même quelque part son fils…) _ et cela dit de sa part à elle sans la moindre nuance d’acrimonie, mais avec un immense humour : c’est une formidable généreuse ! _ « la routine des repas, des courses, des lessives, des bulletins scolaires qu’elle signait, des sorties de classe qu’elle accompagnait, la trop grande propriété qu’ils avaient achetée sur les bords de l’Yonne et qui lui donnait encore plus de tracas, avec le jardin à entretenir, les déjeuners de famille à préparer, et des tablées chaque fois dignes d’un banquet de communion solennelle« , page 549 _,

au point de célébrer _ lui, l’auteur, et son fils, Philippe _ magnifiquement la distance ironiquement lucide et très perspicacement réaliste (et pratique) de son intelligence et de sa générosité !

Lui, Philippe, page 543 :

« me disant donc que je devais rendre _ à chacun des deux : et à son père, disparu, et à sa mère, toujours vivante ; et cela par l’écriture même de ce livre ! qui est une offrande (gracieuse) !.. _ ce que j’avais reçu :

de lui,

le signe qu’à la naissance il avait tracé sur mon front ;

d’elle,

l’histoire avec laquelle, depuis l’enfance, elle m’avait accompagné dans le noir de la nuit.

Pas pour acquitter une quelconque dette. 

Car la mort délie de toute obligation et rend blanches les pages sur lesquelles s’inscrit la comptabilité éphémère du temps.

Mais simplement afin de me débarrasser enfin et à mon tour _ par l’écriture de cet immense livre-offrande, qu’est Le Siècle des nuagesde l’encombrant fardeau _ tant qu’il n’est pas posé, donné, offert, livré ! _ d’une vérité vide, sans objet ni usage » _ puisqu’il revient, et seulement, à chacun de personnellement et singulièrement « faire« , à son corps défendant seulement, et quand le temps y vient, seulement aussi (= ni avant, ni après !), son expérience, propre, et du temps, et de la vie.

Et chacun qui atteint « le milieu de sa vie« , ou à peu près _ soit aux alentours des quarante ans… _, passe par de semblables questions, sans pour autant avoir toujours autant le talent _ rare ! et que j’admire personnellement beaucoup, beaucoup !de penser et d’écrire de Philippe Forest.

Même si je ne partage pas la vision de ce que lui nomme le « long, amer et inexpiable chagrin de la vie« , page 194 ; mais préfère ces (et ses) mots, en conclusion de la visite _ celle-là même que désirait accomplir son père ! et que le fils réalise, comme par procuration, pour lui ! Et c’est un épisode magnifique de ce grand livre !, aux pages 515 à 529 _, à Istanbul, des très belles fresques _ et elles m’ont, moi aussi, émerveillé ! Ce lieu est magique ! _ du Jugement dernier (en grec « Anastasis« …) à Saint-Sauveur-in-Chora,

donnant à regarder-contempler,

« risquant de nouveau _ après les regards sur « l’immense vaisseau de la nef«  spectaculaire de Sainte-Sophie ! _ le torticolis pour observer le détail des vastes fresques figurant le Jugement dernier«  au plafond de la chapelle annexe du Paracclésion, pages 523-524,

comment « le Christ triomphant prend par la main et tire de son cercueil à l’allure de navire ou de nacelle » Adam _ ainsi que Ève « flottant dans le noir _ bleuté ici, d’un bleu très sombre _ de la nuit, tandis que l’entourent la cohorte des élus et la troupe des réprouvés« , page 524.

Istanbul - Kariye Museum / Chora Church - Anastasis / Resurrection

 Anastasis / la Résurrection (à Saint-Sauveur-in-Chora, à Istanbul) :

Jésus relevant Adam et Ève du tombeau en les tirant par les mains

Et « soudainement, je parvenais à comprendre un peu mieux ce qu’une telle espérance avait pu signifier pour lui. Et en particulier au cours de ses dernières années où il s’était mis à considérer le vide _ décidément un amer de l’idiosyncrasie forestienne ! _ vers lequel il allait, avec davantage d’angoisse et de perplexité » ;

« la mort étant pour chacun ce néant _ infigurable, lui ? _ dont personne ne sait rien.

Si bien que toutes les fables qu’on s’en fait _ = tente, chacun, avec les uns ou les autres, de se figurer ? _,

dès lors qu’elles restent fidèles _ avec le moins de projections illusoires que l’on puisse… _ à la tragique et inexpiable déchirure du vrai,

se valent sans doute« …

Avec, encore, ces mots-ci de commentaire, de la part de l’auteur-narrateur, au participe présent, dans le même mouvement de réflexion, toujours page 524,

qui me rappellent _ et surtout annoncent ! dans le flux (normal) de la lecture du livre, pour le lecteur _ ce que Philippe Forest dira un peu plus loin, dans le décisif épilogue de son livre, cette fois _ conclusivement, donc _de ce qu’il désire, aussi, « rendre » _ en fait très simplement continuer, poursuivre : après (et d’après) elle… _, en action d’infini remerciement,

à sa mère :

« Chaque homme qui meurt à son heure méritant que l’on respecte les récits qui l’accompagnent dans le vide,

comme des paroles de rien _ et moi, je le savais bien _ l’escortant à la façon d’un enfant inquiet sombrant le soir dans son sommeil« .., page 524, donc.

Voilà !

« Les récits qui l’accompagnent dans le vide, comme des paroles de rien l’escortant

à la façon d’un enfant inquiet sombrant le soir dans son sommeil« …

À confronter avec ce que Philippe-le fils désire, donc,

et dans la mesure de ses moyens propres : ceux de l’écrivain, pas si « impudique » que cela qu’il est devenu !,

« rendre » ici aussi _ en ce « tombeau«  à son père _

à _ l’œuvre propre : de paroles ; en plus de sa personne à jamais vivante… _ sa mère :

« je devais rendre _ à chacun des deux : et le père, disparu, et la mère, toujours vivante, elle _ ce que j’avais reçu :

de lui, le signe qu’à la naissance il avait tracé sur mon front ;

d’elle, l’histoire avec laquelle, depuis l’enfance, elle m’avait accompagné dans le noir de la nuit« .

« l’histoire avec laquelle, depuis l’enfance,

elle m’avait accompagné dans le noir de la nuit » : voilà !

Mais, cela,

et pour lui maintenant _ en ce second versant, donc, de sa propre existence (de vivant-mortel) : passés les quarante ans… _,

dans toute la vérité, exigeante, qu’il pense, sans illusion _ sinon le moins possible… _ de fable, désormais, être la sienne :

par cette littérature,

moyen,

en _ et par _ ses longues phrases déployées, si souples, mais aussi si précises _ si probes et scrupuleuses, sans jamais la moindre lourdeur didactique : tant tout y est, d’un même mouvement, et poésie, et vérité ! par la pure grâce de son magnifique et si juste style ! _, dans la diaprure presque infinie

tant des nuances des précisions données,

que du souffle sien, long, beau et tranquille,

instrument _ artistique, mais pas technique…d’une approche sans fard _ mais pas tout « impudique » : seulement « vraie » ! _ de la réalité ! « rendue« , ainsi, en toute la richesse diaprée et juste de sa complexité…

C’est sans doute cela que Philippe Forest,

à côté du goût et des nuages et de la liberté (qu’il doit à son père),

doit à sa mère : sa vocation d’écrivain ;

et d’écrivain du vrai,

dans la vérité forte et belle, puissante

du déploiement de ses nuances diaprées :

par-dessus les fables mêmes _ et figures _ qui l’ont _ durablement _ nourri et formé…

Répondant ce matin à un courriel de mon ami Bernard Plossu,

voici ce que je lui disais à ce propos, et au passage _ il faut partager les bonnes choses ! _,

du Siècle des nuages de Philippe Forest :

De :   Titus Curiosus

Objet : « Le grand Bernard Plossu » + un grand livre sur l’expérience
Date : 28 octobre 2010 05:50:38 HAEC
À :   Bernard Plossu


Merci de ce texte en effet bien intéressant _ je le donne plus bas en post-scriptum…

Et qui te situe à la place
de référence _ sans didactisme aucun _
que ta seule liberté et probité
t’a donnée, sans rien rechercher de cet ordre (les places…),
puisque tu ne te soumettais (et continues de ne te soumettre…)
qu’à ta liberté et ta probité
face à ce que ton acte _ artiste _ de photographier
te donnait (et te donne : toujours !..)
face au réel, face aux autres,
dans le respect aimant de la seule beauté vraie
de leur altérité…
Soit une pureté.

C’est peut-être elle, cette pureté,
qui te fait à ce point unique…

Et cela, en un seul adjectif de ce texte,
même s’il n’est pas petit, ni mince (« grand » !)…

Thibaut Cuisset est en effet, aussi, un photographe de qualité…

J’utiliserai peut-être cela, à ma « façon« ,
dans l’article que je ferai _ voilà qui est fait ! du moins à moitié…

à propos des « 101 éloges »
quand j’aurai entre les mains et sous les yeux
un exemplaire du catalogue de l’exposition de Carcassonne.


Parfait, tout ça…

En ce moment, je suis dans la rédaction d’un article
sur le très très beau livre
d’un écrivain que, déjà, j’adore, Philippe Forest (l’auteur du sidérant « Toute la nuit » : à la NRf),
consacré à son regard sur la vie
passé « le milieu de la vie »
dans son rapport à ses parents, son père mort en 1998,
sa mère, née en 1922 toujours vivante et témoignante… :

ce livre superbe (de 556 pages : mais rien de trop ! ses longues phrases _ ce sont des paroles de pure confidence _ creusent en parfaite souplesse et justesse
_ liberté et probité sont aussi les mots qui me viennent pour l’écriture de Philippe Forest face au réel _
l’essentiel de l’humain ! et de l’intimité
_ c’est-à-dire du rapport le plus près et le plus vrai à l’autre _

s’appelle Le Siècle des nuages :
ou comment on se forme son expérience
en regardant vivre et vieillir (et mourir)
ses parents !


= son rapport au temps, autrement dit…

A lire, donc !

Même si on peut penser cela
un peu moins mélancoliquement que lui…

Bordelais, je suis un fidèle de mon voisin gascon Montaigne

_ et de son plus heureux « art de passer le temps«  : au final des Essais, dans le décisif et sublime (!) essai conclusif (III, 13), De l’expérience... _,

pour ce qui me concerne ;


Forest, de filiation bourguignonne

(Mâcon _ mais aussi le Forez, la Franche-Comté, la Bresse, le Jura : bref, l’est de la France (cf ton propre, si beau, Versant d’Est !) ; le soleil s’y couche plus tôt que du côté de notre Atlantique… _),

est lui parisien _ comme le Baudelaire des « nuages, les merveilleux nuages« 


Ce sont probablement les lumières diverses de nos contrées
qui marquent notre vision
_ faisant beaucoup de notre regard
sur le visible…


Merci de cet envoi !

Titus


Voici donc aussi l’envoi de Bernard Plossu,

d’un texte qu’un ami lui a adressé :

un ami m’envoie ça

b

—–E-mail d’origine—–
De : Ami
Envoyé le : Jeudi, 28 Octobre 2010 0:32
Sujet : ELOGES DE MAGALI JAUFFRET A BERNARD !

À :   Bernard Plossu

Voici des éloges de MAGALI JAUFFRET ! A ton égard !

CULTURE –  le 26 Octobre 2010
culture
Thibaut Cuisset, l’épure d’un paysage sans exotisme


Le photographe expose «Campagne française» à l’académie des Beaux-Arts et « Syrie, une terre de pierre » à la galerie des Filles du Calvaire.

Dans La modification, Michel Butor décrit les paysages qui défilent derrière la fenêtre du train comme des « paysages intermédiaires ». Ce sont ceux-là qui intéressent Thibaut Cuisset, 52  ans, lauréat de la 3e édition du prix de la photo de l’académie des Beaux-Arts. Grâce à ce prix, ce photographe, qui occupe une place singulière, respectée, a déambulé dans les plaines et moyennes montagnes de Haute-Loire, de Lozère, du Cantal, de l’Allier. Auparavant, il avait arpenté le pays de Bray pour le pôle image de Haute-Normandie et la Syrie pour son centre culturel français.
Son œil, formé aux images d’Antonioni, de Pasolini, de la nouvelle vague, à la manière dont ces derniers filmaient les arrière-plans, les lumières en extérieur, a scruté ces lieux antispectaculaires que l’on regarde peu, que l’on dit à tort « sans qualité », mais qui font une campagne encore bien vivante, en évolution constante. « À l’heure où l’on regarde la planète de manière globale, c’est sur le local que je voudrais me pencher, explique Thibaut Cuisset. Car je pense qu’affirmer la singularité de toute terre, c’est aussi s’interroger sur notre monde. »

Le règne du noir et blanc

Les rares photographes français qui, comme le grand Bernard Plossu, s’intéressent au paysage, cette construction faite de représentations, de valeurs, de repères culturels, partent avec un handicap. Bien sûr, il y a eu les grandes missions initiées par l’État et les institutions pour « encourager à la culture du paysage en France » et auxquelles restent attachés les noms de Jean-Louis Garnell, Pierre de Fenoyl, Raymond Depardon, Sophie Ristelhueber… Mais en France, on ne peut se revendiquer d’une lignée comme, par exemple, en Amérique. Partant en terra incognita, Thibaut Cuisset s’est donc lancé, en plein règne du noir et blanc, en pleine emprise de la photo humaniste, le défi de traduire l’éblouissement, l’aveuglement des lumières du Sud.

Du Maroc à la Namibie et à l’Australie, il a voyagé, pratiquant l’errance, s’imprégnant des lieux, absorbant leurs vibrations, s’arrêtant dans la banlieue romaine de Nani Moretti ou dans le Japon d’Ozu. Là, comme dans les campagnes françaises, comme en Syrie, où sa vision des ruines tranche, il a choisi des paysages qui n’apparaissent pas seulement en toile de fond du geste de l’homme, qui ne sont pas davantage des idéaux bucoliques de la nature.

Sans État d’âme ni pathos

Pour choisir ces lieux, Thibaut Cuisset a besoin que soient articulés un sujet, une lumière (très haute) et des couleurs (douces, en demi-teintes). C’est alors par « un travail d’élimination et d’épure » qu’il cherche à représenter « l’essence du paysage où ni l’anecdote, ni l’exotisme, le pittoresque ou le pathos n’ont leur place ». « J’essaie, explique-t-il, de procéder sans trop bouleverser l’ordre des choses, sans y projeter mes états d’âme, sans excès de signature, ni de style ». Mais il ajoute : « En même temps, c’est moi qui photographie. Or, je suis quand même davantage dans le percept (ensemble des sensations et émotions survenant à celui qui l’éprouve _ NDLR) que dans le concept ».

Aux termes d’un processus sensoriel et esthétique certainement aussi saisissant que le fameux instant décisif d’Henri Cartier-Bresson, son image de paysage à la chambre est à la fois objet documentaire, plastique et poétique. Une façon rare de renouer avec l’expérience directe du paysage…

« Campagne française », exposition à l’académie des beaux-arts, dans le cadre du Mois de la photo. Au 23, quai de Conti, Paris 6e, Jusqu’au 17 novembre.
« Syrie, une terre de pierre », galerie des Filles du Calvaire, 17, rue des Filles-du-Calvaire, Paris 3e, jusqu’au 6 novembre.
« Une campagne photographique, la boutonnière du pays de Bray », 64  pages, 27  euros, Filigranes  éditions, 2009.

Magali Jauffret

Et pour finir,

le souvenir encore ébloui _ j’avais dix ans ! _ de l’éblouissante découverte des fresques de la Résurrection de la chair, d’un autre très grand,

Luca Signorelli (Cortona, 1445 – 1523),

à la Capella San Brizio, du Duomo d’Orvieto (1499-1502) ;

dont voici encore, ultimement, une image _ éblouissante toujours !.. en son éclaboussement de blanc pur ! _,

quand

« Ils sortent de la mort comme l’on sort d’un songe« ,

pour reprendre la poésie si puissante, elle aussi _ autre souvenir, très intense encore, au lycée, cette fois, j’étais en classe de seconde ; mon professeur de Lettres était M. Alain Sicard… _, d’Agrippa d’Aubigné,

en ses « Tragiques« .

Voici l’œil de Signorelli,

celui-là même

qui, l’été 1502 _ comme le narre Vasari en ses Vies des peintres célèbres_ osa saisir les traits en voie de rigidification, déjà, par la mort (de la peste), de son fils Antonio… :

http://www.casasantapia.com/images/art/orvietolsignoresurr700.jpg

Luca Signorelli, Capella San Brizio, Duomo, Orvieto

L’événement de la mort de son fils était advenu chez lui, à Cortone, cet été-là, de 1502 ;

le père

venait à peine de terminer les fresques d’Orvieto (1499-1502)…

Titus Curiosus, le 28 octobre 2010

Le génie (musical) de Lucien Durosoir en sa singularité : le sublime d’une oeuvre-« tombeau » (aux vies sacrifiées de la Grande Guerre) ; Baroque et Parnasse versus Romantisme et Nihilisme, ou le sublime d’éternité de Lucien Durosoir

12oct

En réponse à l’envoi, par Georgie Durosoir,

d’un magnifique article _ Durosoir, jardinier d’un reposoir pour l’âme _ de Fred Audin,

cette réponse-ci, mienne,

sur la singularité _ puissante : s’en réjouir, au lieu de s’en effrayer ! _

de l’œuvre de Lucien Durosoir…

Voici l’échange de courriels de cette nuit :

De :   Georgie Durosoir

Objet : lucien Durosoir cf
Date : 11 octobre 2010 22:14:33 HAEC
À :  Titus Curiosus

Chers amis,

Je suis certaine que vous prendrez quelques minutes pour lire cette critique du dernier CD _ Jouvence : CD Alpha 164 _ de Lucien Durosoir

et que vous partagerez notre joie.

Je vous en remercie par avance

Georgie Durosoir

—–

Durosoir, jardinier d’un reposoir pour l’âme

Vendredi 8 octobre 2010 par Fred Audin

La sortie du troisième disque _ le CD Alpha 164 Jouvence _ consacré à la musique de chambre de Lucien Durosoir ne fait que confirmer avec plus d’éclat encore _ en effet ! cf déjà le prodige, en 2008, des 3 Quatuors à cordes (CD Alpha 125, par le Quatuor Diotima) !.. ; et, en 2006, le CD de Musique pour violon & piano (CD Alpha 105, par Geneviève Laurenceau et Lorène de Ratuld) _ qu’il s’agit d’une des découvertes les plus importantes de ce début de siècle _ voilà !!! rien moins !!! _, tout juste 55 ans après la mort de l’auteur _ le 4 décembre 1955. Sans son fils Luc, sa belle-fille, Georgie, auteur du livret et d’articles remarquables sur les musiciens dans la Grande Guerre, sans les éditions Symétries qui en ont publié les partitions et les instrumentistes sollicités par le label Alpha décidément incontournable _ en effet ! _ même en dehors de la musique ancienne _ dont Alpha est le maître ! _, il ne resterait rien _ d’audible (ou de lisible musicalement ) par nous _ de Lucien Durosoir _ 1878-1955 _, qui, virtuose célébré du violon _ de 1900 à 1914, par toute l’Europe : de Vienne à Berlin, et Moscou à Paris… _, n’a pas été enregistré avant 1914, date qui mit fin à sa carrière d’interprète _ en 1919, la vieille Europe est en ruines ; cf par exemple Stefan Zweig : Le Monde d’hier _ Souvenirs d’un Européen ; ou Paul Valéry, in Variété I : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » _ l’article (« La Crise de l’esprit« ) est d’avril 1919

La musique que composa Durosoir ne ressemble _ en effet ! _ à rien d’autre de ce qui s’écrivit entre 1920 et 1950, en France ou ailleurs, et toutes les comparaisons ne sauraient en donner qu’une idée lointaine _ mais oui ! De là la difficulté qu’on peut éprouver _ chacun avec l’histoire de sa culture musicale plus ou moins personnelle ! _ à la saisir _ d’où le hors-sujet de certains des articles de réception des divers CDs jusqu’ici publiés : « trop ancien pour être moderne, trop moderne pour de l’ancien«  ; ou « définitivement marginal« , parmi les plus belles « perles«  de la critique… _, même si elle ne présente pas de difficulté d’accès _ absolument ! Sa singularité _ en sa puissance rayonnante ; enthousiasmante une fois que notre propre écoute a su la reconnaître ! _, l’absence de désir de séduire _ en sa noblesse _ et le choix volontaire de l’obscurité _ sociale, médiatique _ que fit Durosoir après une carrière brillante au service de musiques inconnues (qu’il révéla aux futurs acteurs du conflit majeur du XXème siècle, concertos de Brahms, Richard Strauss ignorés des français, musique de chambre française méprisée par l’Allemagne) rendent particulièrement émouvantes son aspiration _ passionnée _ à composer dans le silence _ loin de la scène et des salons parisiens _ et pour le tiroir _ expression magnifique ! _, comme la mise en acte d’un projet philosophique, une réflexion sur la condition humaine _ voilà ! avec un très haut d’idéal d’œuvre !!! à accomplir ! coûte que coûte ! jusqu’à une vie austère, dénuée de facilités… _, dans une réclusion d’ermite _ au village de Bélus, sur un promontoire de la Chalosse : en se consacrant exclusivement à la composition… ; du moins jusqu’en décembre 1934, à la mort de sa mère Louise : ensuite, à cinquante-six ans passés, il fonde une famille… _, dégagée de toute référence à une dimension religieuse ou politique, manifestions sociales d’avance condamnées par la confrontation _ sans appel ! _ à la réalité des expériences de guerre _ c’est en effet là l’aune de sa vocation, très haute, de créateur-compositeur !..

On a pu lire par ailleurs que la musique de Durosoir semblait imprégnée d’une éternelle grisaille _ tiens donc ! _ et d’un désespoir ironique : on entendra ici que c’est loin d’être toujours le cas _ certes !!! _, et si l’écoute du Quatuor n°3 n’a pas suffi _ dommage ! quel bouleversant chef d’œuvre, en effet ! un sommet ! _ à convaincre de la nécessité de jouer cette musique, il faut au moins prendre connaissance du Nonette Jouvence, qui est, sans l’ombre d’un doute _ certes !!! _, une pièce majeure _ et c’est encore trop peu dire ! _ de la musique française du siècle dernier _ tout entier _, dans un dispositif que nul autre compositeur n’a utilisé (quatuor à cordes, contrebasse, harpe, cor, flûte et violon principal). Cette symphonie de chambre à la tonalité _ magnifiquement _ fluctuante évolue, malgré une marche funèbre s’enchaînant au final, dans un mode majoritairement majeur : le poème _ Jouvence _ des Conquérants de Hérédia _ in Les Trophées_ auquel elle se réfère ne saurait faire programme et n’explique que l’ambiance maritime et la tardive allusion au registre héroïque _ mahlérien ? _ du cor, la citation du texte ne venant qu’appuyer l’idée d’une thématique de l’illusion _ tout à fait ! _, le symbole de la « rejuvénation » _ fantasmée _ étant, comme l’horizon, une ligne idéale qui s’éloigne _ ironiquement _ à mesure qu’on en approche _ comme c’est juste… L’orchestration, vaste et claire _ oui _, les mélodies modales _ oui _ trahissent l’influence de Caplet, tout en évoquant les couleurs de Jean Cras et parfois d’Ibert, dans l’idée de voyage cinématographique qui s’empare soudain de la coda surprenante du premier mouvement _ il y a toujours beaucoup de surprises dans la musique de Durosoir ; jamais le confort d’un attendu prévisible ; ni de simples reprises, par exemple… L’Aria centrale où le violon assume plus directement son rôle « principal » flirte avec l’atonalité _ oui : sans non plus jamais s’y vautrer… On croirait parfois dans le dernier mouvement que le Soldat de Stravinsky ou l’expressionnisme de Schönberg _ mais oui ! _ ont été mis consciemment _ absolument ! _ à contribution, à moins que ce ne soit le souvenir des Clairières dans le ciel de Lili Boulanger qui traverse ces pages, aussi osées _ oui ; mais sans provocation ; seulement le courage d’assumer son génie propre… _ que certains Paysages et marines de Koechlin, et dont l’orientation est plus contemplative _ oui _ que narrative, comme l’épigraphe postérieurement ajoutée de Verlaine _ in Sagesse _ le donne _ ou confirme _ à croire : « La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles / Est une œuvre de choix qui veut beaucoup d’amour ».

Malgré la dédicace « A Maurice Maréchal, en souvenir de Génicourt (hiver 1916-1917) » et le fait qu’elle fut créée en privé _ pour un cercle d’amis proches, surtout _ à l’Hôtel Majestic _ le 21 octobre 1930… _, on n’est ni dans l’atmosphère du salon, ni des hangars ouverts à tout vent où répétait le trio Durosoir-Caplet-Maréchal, mais plutôt au jardin dans ce Caprice pour violoncelle et harpe à l’ambiance printanière et ensoleillée _ est-ce là quelque chose comme une esquisse jetée, un « crayon« , de quelque « portrait«  du destinataire ? La grande phrase lyrique pour le violoncelle qui commence seul, s’évadant dans l’aigu, enchaîne sur un développement d’une grande liberté, d’une gaieté paisible et presque sans ombre _ voilà _, qui contraste avec l’inquiétude des pièces de 1934, Berceuse (plus tard dénommée « funèbre » par Durosoir après qu’il la réécrivit _ en février 1950 _ sous forme de Chant élégiaque à la mémoire de Ginette Neveu), Au vent des Landes, pour flûte et piano, paysage instable où souffle à nouveau « le vent mauvais qui m’emporte », que l’invocation de Vitrail pour alto écrit dans la demeure familiale des Landes où Durosoir avait définitivement élu domicile _ le 4 septembre 1926 _, ne suffit pas à éloigner. La mort de sa mère _ le 16 décembre 1934 _, depuis longtemps infirme _ suite à une très grave chute dans un escalier, en décembre 1921 _, et la rumeur du monde _ depuis 1933, donc… _ où le tragique enchaînement de la haine recommence à grandir sont-elles étrangères à ces élans de révolte devant l’inéluctable ? Le silence leur succède _ mais Lucien Durosoir se marie, le 17 avril 1935 (en sa cinquante-septième année), et a très vite deux enfants : il se consacre à sa famille ! _ et Durosoir ne reprendra la plume qu’en 1946, écrivant après Trois préludes pour orgue, l’Incantation bouddhique pour cor anglais et piano, quatre minutes d’un mantra fantasmé où des suites d’accords et d’arpèges tournent en rond comme dans les Poèmes Hindous de Maurice Delage, sans trouver la certitude d’une libération ailleurs que dans une constante recherche _ sur le manuscrit de cette Incantation bouddhique de 1945, Lucien Durosoir reprend les vers de Leconte de Lisle précédemment notés, déjà, sur une copie propre de sa grande œuvre Funérailles, suite pour grand orchestre (de 1927-1930) :

« Ne brûle point celui qui vécut sans remords.

Comme font l’oiseau noir, la fourmi, le reptile,

Ne le déchire point, ô Roi, ni ne le mords !

Mais plutôt, de ta gloire éclatante et subtile

Pénètre-le, Dieu clair, libérateur des Morts !« ,

in les Poèmes antiques

Deuxième œuvre exceptionnelle _ mais oui ! cf mon article du 29 juillet 2010 à propos de ce CD Alpha 164 Jouvence : le “continent Durosoir” livre de nouvelles merveilles : fabuleuse “Jouvence” (CD Alpha 164) !!!… _ de ce disque, le Quintette pour piano et cordes date des années 1924-1925. Pendant quelques minutes c’est un quatuor, avant que le piano ne reprenne discrètement la phrase d’ouverture sur fond de pizzicati des cordes, multipliant les tempi changeants _ merveilleusement _ comme une suite de phases de rêves agités allant de l’idylle au cauchemar. Le dispositif de cette pièce rappelle forcément la série de grands quintettes d’avant 1914 (Franck, Schmitt, Huré, le Flem, Fauré), mais traite le genre avec un sens _ singulier ! _ de la forme très différent, dispersant ses thèmes fragmentés en un kaléidoscope d’idées fantasques _ oui _, dont les chatoiements _ oui ! étourdissants de beauté ! _ réclament autant d’écoutes avant d’en reconstituer la trame pourtant solidement tissée _ cette musique est tout un monde ! Le Nocturne central ne quitte pas le domaine onirique, introduisant dans un paysage méditerranéen (les deux premiers mouvements furent écrits à Bormes-les-Mimosas _ le printemps et l’été 1924 _) aux ruissellements de vagues mélangeant les inspirations celtiques et hispanisantes, des souvenirs de blues comparables à ceux qu’utilisera Ravel dans le deuxième mouvement de sa sonate pour violon. Le Finale surgit sur un puissant thème, noté Impérieux _ un terme assez idyosincrasique pour Durosoir ! en quelques uns de ses gestes musicaux, du moins : à la Beethoven, oserais-je suggérer… _, énoncé par les cordes à l’unisson dans des rythmes impairs qui reprennent les bribes, les ruines a-t-on envie de dire _ oui ! _, du Nocturne précédent, pour les transfigurer _ ce sont bien d’incessantes métamorphoses, en effet, terriblement vivantes ! _ dans une suite de fragments de danses _ oui _, qui empruntent autant à la valse qu’au café-concert, remugles d’un monde, pour Durosoir déjà lointain, qui tente d’oublier _ surmonter ! _ les drames sur lesquels il essaye de _ et réussit à _ se reconstruire _ par la création de sa musique : puissante et de grand souffle, tout autant qu’ultra-fine, délicate et diaprée… Rêves passionnés, semés de troublant silences, éclairés, comme au soulagement du réveil, un matin très tôt, dans une chambre qu’on ne reconnait pas, par une courte coda en majeur qui dissipe les apparitions fantomatiques d’une nuit de fièvre.

[…]

Excellent livret, illustrations à l’avenant, interprétation irréprochable : un disque qui vaut bien son prix, et en supplément, donne _ en profondeur _ à réfléchir.

 Lucien Durosoir (1878-1955), Jouvence, fantaisie pour violon principal et octuor (dir. Renaud Dejardin) ; Caprice pour violoncelle et harpe ; Berceuse et Au vent des Landes pour flûte et piano ; Vitrail pour alto et piano ; Invocation bouddhique pour cor anglais et piano ; Quintette pour piano et cordes
Ensemble Calliopée : Sandrine Chatron, harpe ; Karine Lethiec, direction artistique et alto
Saskia Lethiec, Amaury Coeythaux, Elodie Michalakaros, violons ; Florent Audibert, violoncelle
Laurène Durantel, contrebasse ; Anne-Cécile Cuniot, flûte ; Vladimir Dubois, cor ; Frédéric Lagarde, piano
1 CD Alpha 164.

Enregistré à la ferme de Villefavard du 19 au 22 octobre 2009

Et ma réponse

à Georgie Durosoir :

De :   Titus Curiosus

Objet : La grandeur (sublime !) de l’oeuvre-tombeau de Lucien Durosoir, en sa singularité
Date : 12 octobre 2010 06:34:36 HAEC
À :   Georgie Durosoir

En effet,
cet article _ Durosoir, jardinier d’un reposoir pour l’âme _ de Fred Audin

est d’une justesse et d’écoute et d’analyse
qui réjouit profondément

tout particulièrement…
Merci de nous le faire partager !

L’écriture musicale solitaire _ Fred Audin la nomme joliment « pour le tiroir« _ de Lucien Durosoir
écartait simplement
d’un geste impératif
_ ou « impérieux«  !.. _ sans appel, d’une fermeté parfaitement limpide _ = une fois pour toutes :
Lucien n’est pas homme de la demi-mesure : ni par son caractère,
ni par l’Histoire et collective et personnelle traversée (et surmontée) : dès 1919 !

et sa frénésie, immédiatement féconde, de compositions méditées :
soit avant même l’accident très grave de sa mère en décembre 1921
et sa renonciation consécutive à gagner Boston
(et le poste de premier violon de l’orchestre de son ami Pierre Monteux) _ ;

l’écriture musicale solitaire _ « pour le tiroir« , donc : et pas pour le concert, ni même la publication… _
écartait souverainement, sinon ombrageusement,
les divers considérants (sociaux) et soucis
de petitesse
qui auraient pu parasiter le seul service (absolu, lui !) de l’œuvre,
en la pureté sacrée
de ce qui va
_ constamment, et en son « essentiel«  _ être un hommage (d’une absolue noblesse) à réaliser
aux sacrifiés de l’épouvantable boucherie de la Grande Guerre
_ j’attends tout particulièrement l’enregistrement de Funérailles, suite pour grand orchestre, dont la vaste composition prit à son auteur pas moins de trois années : de février-mars 1927 à juin 1930 ; l’œuvre est dédiée à la mémoire des soldats de la Grande Guerre…

C’est en cela que,
au-delà de la thématique assez récurrente de la « Berceuse« ,
l’œuvre musical de Durosoir
est tout entier _ en son fond et sublimement ! _
un immense « Tombeau« .


Soit un hommage _ de la vie _ à la vie
contre _ et parmi, au milieu de _
les forces de la mort
et du néant
(et de l’insignifiance, aussi)…


Dans les pas de gravité bouleversante _ en la puissance (immense : sublime !) de son tragique _
de ce qu’il y a de plus haut dans les « Tombeaux » (si intensément non grandiloquents) de l’ère baroque,
d’un Froberger ou d’un Louis Couperin _ ces sommets de toute la musique… _,
en quelque sorte…


En un âge qui n’est plus celui du Baroque
_ et aux antipodes, aussi, des auto-complaisances narcissiques romantiques…


C’est cela que signifie à mon avis
la prégnance du modèle poétique parnassien
ainsi que la prégnance de sa survivance dans l’œuvre d’un Jean Moréas
(15 avril 1856 – 30 avril 1910) _ que Lucien relira à la fin des années 20…)
dans l' »Idéal » de l’œuvre de Lucien Durosoir.


On comprend ainsi un peu mieux
la singularité de cet œuvre
_ et ce, en son entier ! _
et la solitude recherchée et assumée _ à Bélus _
de ce créateur
unique !


Découvrir et faire reconnaître cela
est important
aujourd’hui
_ où fleurissent bien des bassesses…


Titus

Voilà.

Pour partager plus loin

la découverte

et la réjouissance _ immense ! _

d’une œuvre _ unique en sa singularité ! _ géniale…


Titus Curiosus, le 12 octobre 2010

Les mots pour dire la vérité de l’intimité dévastée lors du cancer mortel de sa mère : la délicatesse (et élégance sobre) parfaite de « L’Obscure ennemie » d’Elisabetta Rasy

22fév

Avec « L’Estranea » _ l’étrangère : publiée aux Éditions Rizzoli en 2007 _, traduit en français « L’Obscure ennemie » _ par Nathalie Bauer, aux Éditions du Seuil, ce mois de janvier 2010 _, Elisabetta Rasy donne un troisième volet, plus que parfait (!), à l’aventure _ parfaitement délicate _ de sa réflexion _ à merveille « fouillée« _ sur son identité (de personne), eu égard à l’intimité _ ardente en même temps que peu dite, sur le moment _ de sa filiation à ses deux parents :

….

le premier volet, napolitain, « Pausilippe«  _ « Posilippo » parut aux Éditions Rizzoli en 1997 ; et en traduction française en 1998 aux Éditions du Seuil _ s’avérait constituer rien moins qu’un « tombeau« , aussi humble et discret que magnifique, au père (napolitain, d’origine en partie levantine : disparu en août 1978 ; mais « quitté » dès 1956-57 : lors de la « fuite » de sa mère (le quittant, elle, la mère, pour un autre : « chassant mon père de son cœur, ainsi que la fatuité et l’arrogance de la jeunesse chez elle qui était alors très belle« , sera-t-il dit, page 16 d' »Entre nous« ) de Naples ; et qu’elle ne revoyait, elle, la fille de ce père, que de temps en temps, sans vivre vraiment avec lui…) ;

et le second volet, romain, « Entre nous«  _ « Tra noi due » parut aux Éditions Rizzoli en 2002 ; et en traduction française en 2004, toujours au Seuil _ un « tombeau« , élégant et sublime, à la mère (romaine, d’origine romagnole : morte le 13 février 2000) ; une femme tempétueuse _ « insufflant sa hâte au monde« , telle Anna Picchi, la mère du poète livournais Giorgio Caproni… _, et qui, « quoique marquée par la vie et par son caractère violent, tourmenté« , se consacrant principalement à l’éducation de ses deux enfants, « avait toujours exercé sur (Elisabetta, ainsi, sans doute, que son frère) une autorité indiscutée« , dont il avait fallu, par quelques moyens ou biais, aussi se défendre : c’est de cette relation complexe que « Entre nous » faisait le récit riche, lumineux, en forme surtout d’hommage…

Or, voici que « L’Estranea » vient apporter _ sans nulle retouche « romanesque« , semble-t-il, du moins, cette fois ! _ quelques précisions _ d’importance ! _ sur les modalités de la disparition, « ravagée« , de cette mère, « Madame B.« ,

ainsi que la nomment les divers médecins entre les mains desquels celle-ci va passer, devenue octogénaire _ elle est née le 3 janvier 1917 _, dix-huit mois durant, entre mai 1998, moment de l’aveu de sa maladie, et janvier 2000, moment de son retour forcé chez elle, sans espoir de guérison, exténuée, quinze jours à peine avant son décès, le 13 février, en l’appartement au second étage de la maison-villa de la jolie _ pentue, quasi agreste, parmi la luxuriance de splendides jardins avec arbres et fleurs _ Via delle Alpi, entre la ronde Piazza Caprera, en contrebas, et le parc aux grands beaux arbres, tout proche, de la Villa Paganini, sur la hauteur, du côté, et un peu à l’écart, tranquille, du beau Corso Trieste (avec pins) et de la noble et large Via Nomentana (avec platanes)…

Et alors que « les vingt et une années qui séparèrent son soixantième anniversaire  _ en 1977 _ du quatre-vingt-unième _ en 1998 _ avaient été les plus sereines de l’existence de Madame B. Ses enfants avaient grandi et avaient trouvé leur voie, non sans lui causer de soucis, mais lui apportant aussi la reconnaissance de son travail de mère et quelques satisfactions. Puis un petit-fils lui était né, et il l’avait rendue à ses ressources et compétences féminines. Elle s’était de nouveau sentie utile  _ ainsi qu’on est utile dans le travail d’amour _ et le chaos du monde s’était transformé à ses yeux en un cosmos ordonné et appréciable. A l’âge de soixante ans, elle avait appris à profiter de la vie, même si elle n’était jamais devenue une femme placide et joviale, si elle continuait d’avoir de féroces crises de mauvaise humeur et des accès d’indignation face à la lâcheté, à la vulgarité et à l’hypocrisie humaine, qui l’étourdissaient presque. Mais lorsqu’elle ouvrait ses fenêtres le matin, elle était heureuse de mesurer la lumière de la journée et de goûter la consistance de l’air« , pages 37-38 de « L’Obscure ennemie« … Bref, « elle était beaucoup plus heureuse à soixante ans qu’à quarante, beaucoup plus entreprenante à soixante-dix qu’à trente« , page 39. « Mais _ voilà que _ cet automne-là _ de 1998 _, elle n’était plus sûre de rien, car ses habitudes commençaient à lui échapper, tels des objets visqueux« …


En effet, il s’agit moins cette fois, pour la narratrice, en ce troisième volet, donc, de « retour sur son intimité filiale » _ ainsi me permettrai-je de le formuler _, de cerner ce qu’elle doit, comme fille, à chacun de ses deux parents _ ils se sont séparés en 1956, Elisabetta, qui avait neuf ans, quittant précipitamment la Naples de la nombreuse tribu paternelle pour gagner Rome, où vivait sa grand-mère maternelle, veuve, Adèle B. _,

que de se focaliser sur un point très volontairement occulté du récit (légèrement « romancé » alors : cf les personnages d’Emilia Starita, le professeur de Français, et d’Aldo Camerini, le professeur de Philosophie et Histoire…) précédent de sa relation à sa mère : la maladie terminale de cette mère, qui devient ici _ et c’est tout nouveau ! _ « Madame B.« …

Soit, son cancer : « l’obscure ennemie » étant d’abord la tumeur ; et ses divers « ravages » : sur l’âme comme sur le corps….

C’est qu’Elisabetta ne désirait pas mettre, alors (en 2002, dans « Entre nous« ), l’accent sur ce bouleversement tellement déstabilisateur, « ravageur » même, de ses liens forts _ et patiemment construits, non sans tâtonnements ultra-complexes, étais divers et essais de consolidations, en particulier lors de l’adolescence : que décrit « Entre nous« , jusqu’en 1968, principalement ; même si le récit allait jusqu’à l’enterrement, déjà, de sa mère, en 2000 : il s’agissait d’un « tombeau«  !.. _ avec sa mère :

ce bouleversement de la maladie _ soit cette « obscure ennemie » ; ou cette « étrangèreté » : « L’Estranea« , qui donnait son titre au récit en italien… _ venant briser avec une violence affolante « le fil de la compréhension profonde » qui les unissait pourtant jusqu’alors…

Au point que le langage même (!) se met à lui faire, à elle, écrivain (!) _ dont le « métier étrange » est « d’essayer de traîner à l’intérieur des mots la force entraînante du monde » (page 109) _, soudainement défaut !!! Rien moins !!!

Faire état alors _ en 2002 _ de cette tempête-là aurait complètement « déformé » l’hommage du « travail de deuil » qui avait commencé…

Tant et si bien que le « sujet » _ en sublime « tension« … : le « problème« , si l’on veut, de plus en plus lancinant, en sa réalité massive incontournable, qui « travaille«  et « entretient«  sa permanente vibratoire, et chantante (jusqu’à crier presque, ou, du moins, pleurer : mais en silence ! toujours…) « tension«  ; et dont l’écriture du livre va être, et puis est, proprement, et tant bien que mal, une esquisse de « résolution«  : superbe de délicatesse à la fois précise et sobre, en son « humanité«  profondément grave : gravissime ! _

tant et si bien, donc, que le « sujet » de ce nouveau livre _ qu’est « L’Estranea« , mis à l’écriture par l’écrivain qu’est Elisabetta, en 2007 _ vient à se déplacer, délicatement, en même temps que très vite,

de la facticité (banalement empirique), apparente, de (l’évolution  _ avec péripéties et imprévisibilités (presque rocambolesques, parfois ; et il y va aussi, ici, de la « comédie humaine » de certains de ses protagonistes, dont divers médecins, assez contrastés en leurs « types » : « le jeune médecin expéditif« , « le médecin affable à l’hôpital de banlieue« , « le vieil ami médecin et psychanalyste« , « l’oncologue signalée par Milan« , « le prestigieux chirurgien du célèbre hôpital romain des maladies pulmonaires« , « son assistant qui jouait le méchant« , « le séduisant pneumologue« , etc… jusqu’à « la jeune et efficace doctoresse blonde régnant sur l’étage« …)… _ de) la maladie de la mère ; et de ses incidences plus que chahutées, violentes _ c’est une tourmente ! _ sur leurs liens mère-fille ;

vers ce que l’on peut caractériser _ ainsi que le fait Florence Noiville dans un bel article du Monde, le 14 janvier dernier, « « L’Obscure ennemie » d’Elisabetta Rasy : maladie, mal à dire » : je lui emprunte son expression de « mal à dire« … _ comme quelque étrange « mal à dire« , très vite complètement déboussolé, de la fille _ pourtant si calme et si rationnelle en son habitus d’adulte maîtresse d’elle-même, pudiquement plus que très raisonnable en son ordinaire (et de plus écrivain magnifique ! une des vraiment grands d’Europe !) _ ;

en sa relation d' »intimité« , toujours intense et tendue, vibrante et mélodique, en la palette _ large ! _ de toutes ses harmoniques, à sa mère : depuis l’enfance ; une enfance « contenue » et dépassée, pourtant, pour l’essentiel, toutefois _ ce que narrait, justement, « Entre nous« 

Mais aussi, et encore, face aux autres ; en commençant par pas mal d’exemplaires de la tribu passablement exotique des médecins : qui ne l’entendent pas…


Tel est le « sujet » passionnant et bouleversant _ fouaillant dedans loin _ de ce très, très, grand livre, remarquablement mené et maîtrisé pour sujet si dérangeant, qu’est « L’Obscure ennemie« …

Une belle scène, pages 115-117, énonce comment, à un moment, vers la fin (située, elle, page 130)

_ « Une jeune et gentille coiffeuse me massait la tête avec une crème pour cheveux dévitalisés quand des larmes se mirent à couler _ tout soudain ! _ sur mon visage. La coiffeuse les vit dans la glace vivement éclairée devant nous ; et, inquiète, me demanda _ professionnelle… _ si je souffrais d’allergie. Alors incapable _ voilà _ de ravaler _ eh oui ! _ ces larmes autonomes et déplacées, dans ce salon bondé où retentissaient des bavardages joyeux, au milieu de tous ces étrangers, j’entendis ma voix raconter, indépendamment de ma volonté et de toute décision _ voilà ! _, l’histoire de la maladie de ma mère«  _,

la narratrice laisse éclater _ l’épisode se produit à l’automne 1999, entre, se remémore-t-elle, la troisième et la quatrième hospitalisation maternelle, cette dernière-là à la Noël 99 _ ce qu’à elle-même encore,

(bien) avant de pouvoir l’écrire, quelques années plus tard

_ bien après les faits, en quelque sorte : ce sera en 2006-2007 _

en un extraordinaire sublime « détail » d’analyse, par le seul récit, du devenir de cette « intimité » _ entre elles deux, seules, une nouvelle fois : le frère d’Elisabetta vit à Milan _ ravagée par la violence destructrice de cette maladie si sournoise _ et destructrice, à l’acide, de leur liens aussi _,

« détail »

plein de pudeur _ à rebours du vulgaire et de l’obscène : Elisabetta partageant complètement l’idiosyncrasie de sa mère sur ce plan-là _ et d’élégance _ racinienne ? _, en une magnifique délicatesse de subtilité, justesse et vérité et beauté, tout à la fois, d’analyse (dans cette « Estranea« , donc) ;


ce qu’à elle-même encore

Elisabetta, la fille de sa mère (plus que jamais écorchée vive, celle-ci, en sa vivacité hyper-exacerbée maintenant, et bien peu commode à vivre pour tous les autres, en ce « ravage » déchiré de son âme, plus encore, si c’est possible, que de son corps _ dira la narratrice… _),

Elisabetta, donc, n’est pas capable de se dire, ni penser clairement,

en son propre déstabilisateur « ravage » filial : car sa mère « ne voulait _ surtout _ pas devenir _ maintenant _ la fille de sa fille » (page 101) ; et « entendait être, jusqu’au bout, la maîtresse _ unique _ des caresses » (page 128) : « elle entendait _ elle qui « avait toujours été une femme tenace, qui avait toujours poursuivi ses idées et ses désirs avec obstination«  (page 92) _ continuer à être elle-même« , c’est-à-dire « rebelle, turbulente et passionnelle, avec son attachement à ce qu’avait été sa vie, à sa façon singulière de se sentir en vie, au bien de sa différence«  (page 100)

La narratrice du récit poursuivant, page 116 _ « j’entendis ma voix raconter« , donc, dans le salon de coiffure bondé _ :

« Notre voyage

_ car c’est de cette odyssée-là, à deux (surtout ; les autres étant plutôt d’épisodiques, seulement, comparses : la fille avec la mère, encore et toujours _ sempiternellement, volens nolens, « tra noi due » ; même si ce n’est jamais, et loin de là !, fusionnellement ; ni pour l’une, ni pour l’autre ; si fièrement éprises, toutes deux, et à combien juste titre !, de leur double, et mutuelle, et réciproque, indépendance, comme on voudra…),

qu’il s’agit bien, ici : Ithaque étant à la fois

la maison maternelle (mais « maison«  de la vie ! pas de la mort ! Madame B. ne veut surtout pas y revenir mourir ! même si on l’y contraint pourtant ; à son corps, ainsi que son âme, furieusement défendant !..),

mais aussi la fosse du cimetière de « Prima Porta« ,

sur laquelle se terminait déjà le récit de « Tra noi due« … (et où reposait, déjà, la grand-mère maternelle, Adèle : depuis janvier 1974 ; cf la phrase d’ouverture de « Tra noi due« , page 9 : « Quand ma grand-mère mourut, le 3 janvier 1974, je venais d’acheter un sac« … ;

et, page 171 du même : « la ville dans la ville, silencieuse, que représente le cimetière Flaminio, que nous appelons à Rome Prima Porta, où sont enterrées ma grand-mère et ma mère, est très différent du cimetière des non-catholiques du Testaccio, le premier cimetière que j’aie jamais vu et qui m’a donné une fausse idée, entre autres choses, des cimetières«  ;

car « dans le cimetière du Testaccio, qu’on appelle aussi des Anglais, parce qu’il renferme les tombes de Shelley et de Keats, toute transaction est close« , page 173 ; et pas dans les autres : « A Prima Porta, chacun, de quelque ethnie qu’il soit, surtout du cœur, reprend ses liens, discute, revendique et regrette, poursuit la longue transaction de la vie« , venait de dire la narratrice la ligne précédente. Alors qu’au Testaccio, sont « closes«  les « transactions« … Fin de l’incise sur la vie et la mort des cimetières, selon les « transactions«  auxquelles, vivants et morts, on s’y adonne, et qu’on poursuit, ou pas !..) :

cette fois-ci, cela donne, page 9, mais de « L’Estranea« , cette fois : « Le matin où ma mère partit, le 13 février 2000, le temps était clément et les mimosas fleurissaient déjà. Deux jours plus tard, en revanche, le matin de son enterrement, il faisait un froid de loup. Le carré 117 _ des sépultures en terre _ avait l’allure d’un champ de bataille, les bulldozers le harcelaient de leurs implacables pelles pour y creuser les fosses ; il était humide et boueux. Autour de cette cavité qui paraissait inutilement profonde, un gouffre insensé, nous n’étions que trois _ mon frère, mon fils et moi _ avec l’employé des pompes funèbres qui nous avait assistés, aussi jovial et imperturbable qu’un agent immobilier« … Car « de belles et anciennes villas«  demeuraient à vendre, ne trouvant pas preneurs depuis qu’« on avait construit le cimetière«  et que « les propriétaires s’en étaient allés«  : la narratrice se demande alors, page 10 de « L’Obscure ennemie«  : « Vivre là, pensai-je, dans une de ces belles villas baignant le ciel romain qui, dès qu’il s’évade de la ville, se teint généreusement de couleurs enchantées et mythiques ? Se rappeler les morts tous les jours, ne considérer que du point de vue naturel ce qui est à la fois naturel et artificiel ?«  Sans façons… _

notre voyage, donc,

je reprends la phrase de la narratrice, page 116,

sous les yeux  _ voilà _ électroniques et radioactifs des appareils, parmi les passeports _ voilà _ urticants que constituaient les certificats médicaux et les comptes rendus des examens, dans la tranchée _ oui _ de la clinique, sous l’éternelle lumière crépusculaire _ certes _ des chambres et des couloirs _ le long d’une frontière _ en effet _ séparant un pays qui vous exile _ c’est cela même _ et un autre qui ne sait pas vous héberger _ et encore cela _, douaniers inclus _ encore, toujours… _ dans le rôle imposé par l’uniforme, une ligne de confins _ voilà, voilà _ où les meilleures et les pires intentions pavent la même route _ unique et sans retour : un parcours obligé, en cela…

Enfin

_ « j’entendis« , toujours : la même phrase se poursuit, « ma voix raconter«   _

mon inaptitude _ à « gérer« , ainsi que cela se dit ces temps-ci, ces situations, tant médicales, qu’avec la mère : toujours, toujours, et même plus que jamais, « tempétueuse« , elle ! l’expression « ma tempétueuse et très puissante mère » se trouve page 19 _

et son attitude difficile«  _ à cette mère : pour le moins ! qui s’en va peu à peu se mourant ; mais en se débattant extrêmement violemment…

… 

« Ma voix dévidait

_ d’elle-même, toute seule, en quelque sorte ; et à la petite coiffeuse : afin de justifier ces larmes incongrues, théâtrales : Elisabetta l’est si peu !!! _

ce récit _ qui deviendra, autrement (sublimement sobrement !..) analysé, bien sûr, « L’Estranea » !.. travail de l’écriture (d’Elisabetta Rasy) aidant…

Elle finit par s’apaiser _ cette voix qui se dévidait… _, toujours de manière autonome.

Vous êtes fatiguée, répliqua _ alors gentiment et avec pragmatisme _ la coiffeuse en me rinçant les cheveux ; vous avez besoin d’aide.

Elle réfléchit un moment et ajouta : « Je pourrais vous envoyer ma tante ».

(…)

C’est ainsi que (…) Matilde, la tante de la coiffeuse, descendant les pentes du Vésuve _ car Matilde « est » des environs de Naples _, se présenta dans l’appartement de Madame B. » _ au second étage de la jolie villa crème de la charmante Via delle Alpi : parmi la kyrielle des aides-soignantes qui se succédèrent à vitesse grand V (Elisabetta les raconte, chacune : Rocio, la Colombienne, Lucy, la Péruvienne, Amy, la Philippine, Matilde, la Napolitaine, Zina, l’Ukrainienne de Crimée, Julia, la Russe de Sibérie, Beatriz, la Chilienne, Francisca, l’Argentine…) dans la tâche (impossible !) d’assister au quotidien cette malade invivablement « ravagée » en son âme plus encore qu’en son corps _, aux pages 116-117… 

Un livre majeur, donc ! que ce formidablement beau, fort et vrai, en sa parfaite sobriété dénuée de cris : « L’Obscure ennemie » d’Elisabetta Rasy…

Titus Curiosus, ce 22 février 2010


En appendice, voici, encore _ avec de loin en loin un léger mot de commentaire _,

ma présentation ancienne (en 2004) du second volet de la méditation filiale, en forme de « Tombeaux« , d’Elisabetta Rasy (à ses parents) ; pour « Entre nous » :

Sur les chemins de la présence : Tombeau de Bérénice avec jardin

Dans le sillage de mes méditations romaines, j’ai lu en suivant deux prestes et intenses romans d’apprentissage autobiographiques, de 180 pages environ chacun, d’Elisabetta Rasy : Entre nous (Le Seuil, septembre 2004) et l’antérieur Pausilippe (Le Seuil, septembre 1998 _ traduits tous les deux par Nathalie Bauer) :

alors que ce dernier récit, Pausilippe, rode autour d’énigmes d’enfance à « Naples, 1956« , « Rome, après 1956″ et enfin au « Pausilippe, été 1962″ _ pour reprendre les trois en-tête de chapitres _ d’une narratrice née en septembre 1947 marqués, en contrepoint, par la figure d’une fragile et gracile amie de cœur, Fiammetta, jeune fille au dos meurtri par les rugosités d’une grotte marine au flanc du Pausilippe ;

le premier cité, Entre nous, tourne, lui, autour d’épisodes non moins étrangement puissants, à l’adolescence, débutant en octobre 1959, en classe de cinquième, avec l‘entrée dans la vie de la narratrice de la figure haute et fascinante d’Emilia Starita, son professeur de français, et s’achevant pour l’essentiel en septembre 1968 (avec l’enterrement au cimetière des non catholiques du Testaccio d’Aldo Camerini, professeur de philosophie et d’histoire de la narratrice, au lycée Torquato Tasso, Piazza Fiume à Rome, de 1962 à juin 1965)…

Mais de même que Pausilippe est surtout un adieu au père quitté (avec l’enfance à Naples), puis disparu,

ce livre-ci, Entre nous,

qui s’ouvre sur « un sac de cuir fin, noir très grand, rectangulaire, une sorte de cartable plat et souple« , acheté le jour même de la mort de la grand-mère (Adèle _ « qui n’avait qu’un faible en matière de mode et d’habillement : les chapeaux et, justement, les sacs« ), le 3 janvier 1974 _ la narratrice précisant : « pendant des mois après sa mort, je me tourmentai à l’idée de ne pas avoir eu le temps de lui  montrer mon sac en peau fine » _,

est surtout un magnifique et discret « Tombeau » à la mère, disparue, elle, à Rome, en 2000 _ le 13 février, viens-je d’apprendre à la première ligne, page 9 , de « L’Obscure ennemie« 

C’est on ne peut plus discrètement, en effet, que l’auteur

_ à la différence de sa mère (« elle s’émouvait à l’approche de mon anniversaire comme s’il lui fallait chaque fois me remettre au monde _ il en a été ainsi jusqu’à la fin de sa vie« ), la narratrice n’aime pas les anniversaires (« je choisis très tôt la voie de ma famille paternelle, une voie levantine _ le grand-père paternel gréco-turc d’Elisabetta venait de Chypre _ où le soleil au zénith efface les ombres et les échéances, où il n’y a pas d’années avec leurs solennités blindées, mais la vague du temps qui change le paysage comme elle change les corps et les visages, rien de plus« , précise superbement cet immense écrivain) _

que l’auteur, donc, et sans l’indiquer formellement, nous laisse le soin de découvrir, incidemment, pas même le mois, ni le jour, rien que l’année, alors, de cette disparition de sa mère : on n’en apprendra pas davantage au dernier chapitre lors de l’évocation _ discrète, elle aussi _ de sa tombe au cimetière de Porta Prima (« dans un terrain, à la limite du cimetière, dénudé et boueux comme un paysage sibérien le jour où on l’enterra » ; Elisabetta fera des démarches pour obtenir un peu de verdure autour) ; ce n’est qu’après calcul et en retournant à la page précédente découvrir la date servant de repère, celle de l’emménagement décisif, de l’installation définitive (de sa mère, accompagnée d’Elisabetta) à Rome : alors qu’elle(s) ne cessai(en)t de changer de domicile depuis son (ou leur) arrivée dans la capitale (fin 1956 ou début 1957), découvrant en mars ou avril 1960 l’appartement qu’il s’avèrera au final qu’elle, la mère, ne quittera jamais _ en effet ! elle y mourra le 13 février 2000 _, « ma mère s’effraya et se déroba. Peut-être avait-elle vu en un éclair, quarante ans en avance, le lieu de sa mort« , laisse échapper tout au plus la narratrice… Quelle pudeur dans l’évitement, que de légèreté de trait dans le détour pour éviter qu’apparaisse frontalement (trop complaisamment) qu’il s’agit bien là d’un « Tombeau« …

D’un auteur dont le père _ laissé à Naples _ adorait le pays, la culture et la langue de France, et pour lequel le français de Racine est le modèle enchanté de la force poétique, cet art vif d’écriture, où l’élégance, classique, efface toute trace d’effort, et sans l’ombre de l’ombre d’une vulgarité, transpire, par delà le romain, un je ne sais quoi de français, qui m’évoque, jusque dans la prestesse de l’élégance, l’art infiniment délié du portrait d’un François Couperin, dans l’énigme et le charme de ses « Pièces » à titre…

 

Du point de vue de la filiation maternelle, Elisabetta prolonge en effet les maillons continus de la chaîne du destin féminin qui torturait celle-ci _ elle, sa mère : la mère, comme déjà la grand-mère Adèle, venue de Romagne, pour ses deux filles, élevant en effet seule, elle à son tour, elle aussi, ses (deux, encore) enfants, le géniteur (quitté _ pour le premier : elle fuyant Naples _, enfui _ pour le second : lui, quittant Rome _) s’étant évanoui une fois encore _ voilà ! _ du paysage : le tremblement de terre domestique avait alors déjà eu lieu (en 1960 _ « J’ai de cet hiver un souvenir sombre et pénible, comme d’une journée de pluie ininterrompue. Ma mère parlait peu« , vient d’indiquer la narratrice). « Ma mère était seule. L’amour qu’elle avait frénétiquement poursuivi quelques années plus tôt, sans penser au lendemain, ni, au fond, à la veille, en fuyant avec moi presque nuitamment notre ville au bord de la mer«  (Naples, la ville du père, pour Rome), « avec la tromperie naïve et l’optimisme infini des amoureuses, montrait _ l’amour, donc ! _ à présent son cruel visage. L’homme qui l’avait aimée de nombreuses années, chassant mon père de son cœur, ainsi que la fatuité et l’arrogance de la jeunesse chez elle qui était alors très belle, cessait soudain de l’aimer, s’évanouissait dans une menaçante et lointaine ville du Nord, où il ne resterait rien de notre précarité méridionale, pas même le souvenir, et peut-être même une mémoire condamnée.«  La formule donne à penser… De surcroît après la naissance d’un enfant : le petit frère d’Elisabetta… La narratrice n’en dira guère plus de cet épisode, sobre hors-champ justifiant minimalement la solitude lourde (et quasi définitive, en fait) qui s’ensuit, pour elles deux _ non plus, d’ailleurs, que de son (petit) frère _ simplement ce n’est pas là son sujet. Des pans de vie demeurent ainsi, comme dans Pausilippe, à l’écart _ hors-champ _, dans le restitué des travaux d’élucidation _ encore chahutés _ de l’adolescente face aux énigmes sourdes qui la menaçaient, comme _ aussi _ dans la radieuse mémoire de l’artiste accomplie d’aujourd’hui _ vainqueur de poissantes pesanteurs. Ou le grand art, ramassant et haussant d’un beau geste ample, serein, toute une vie. Admirable écriture !

« Quand à la fin du printemps 1960 nous allâmes vivre dans une petite villa tout près de la Piazza Caprera, dans un tranquille quartier un peu excentré de Rome entre le Corso Trieste et la Via Nomentana, sur les arrières de la Villa Paganini, ma grand-mère nous accompagnait, tel le moins orthodoxe mais le plus constant des anges gardiens, effarée comme toujours par cette fille à qui elle avait causé, dans son enfance, beaucoup de chagrins, et qui lui causait maintenant, à l’âge adulte, beaucoup de chagrins« . Malédiction de la répétition.

La narratrice : « Quant à  moi, j’échapperais, décidais-je alors, à ces géométries du mal, à ces symétries de la faute que je voyais agir dans ma famille, même si un dieu marionnette avait distribué les rôles et réglé l’histoire. Je mènerais une vie de travers, solitaire et asymétrique« , prévient-elle dès la page 16, « pour ne pas retomber dans cette parfaite économie de l’échange qu’organise le Malin«  _ notons la répartition des majuscules (et les s du conditionnel, démarqués du futur dans la traduction en français). La narratrice commente : « Je ne comprenais pas le malheur des adultes, c’était à mes yeux un poids que je portais injustement, un poids nuisible, et je n’attribuais même pas le nom de malheur à cette étrange contradiction« . Elle en conclut donc : « Mon amour pour ma mère se fit passionné mais discontinu _ la notation est remarquable _, je plaçai mon bureau, qui était contre le mur dans un coin de ma chambre, devant la fenêtre.«  Telle la prémisse de son devenir-écrivain. « Je travaillais en levant sans cesse la tête pour regarder au dehors _ voilà _, et, quand je pouvais sortir, j’essayais de passer le plus de temps possible loin de chez moi« … Superbe acte de naissance à la liberté pré-adulte de l’artiste. Qu’accompagne la profusion triomphante des glycines : « La glycine devint la plante héraldique de cette maison, de cette rue, de ce quartier et de ma nouvelle vie.« 

Elle ajoute : « Pour sa part, ma mère se lia d’amitié avec deux jeunes et agiles cyprès qui se dressaient devant sa chambre, à l’arrière de la petite villa. Les jours de vent, me raconta-t-elle avant de mourir _ l’incidente n’est pas anodine ! _, les branches se penchaient jusqu’à sa fenêtre, comme pour la caresser ou lui tendre la main, et elle, qui n’était certes pas cordiale avec tout le monde, étirait les bras à l’extérieur pour les saluer et répondre à leurs effusions.«  J’en témoigne, j’ai arpenté ce paisible beau quartier luxuriant de végétation, et vu ces cyprès (devenus énormes : eux aussi s’étaient épaissis !) ; que nous a montrés Elisabetta elle-même, sur le côté donnant sur le parc de la Villa Paganini _ lors du travail de notre atelier photographique « Habiter en poète« , dont les membres étaient cornaqués par l’excellent photographe bordelais (et ami) Alain Béguerie : c’était la semaine du 4 au 10 avril 2006, à Rome : Elisabetta, nous ayant donné rendez-vous, le vendredi 7, à 11 heures, Piazza Caprera, nous a montré la maison (crème) de l’appartement de sa mère, Via delle Alpi, et nous avons longuement et passionnément échangé avec elle, et sur « Entre nous«  (deux), deux heures durant, sous les grands pins tranquilles du parc de la Villa Paganini…

« L’appartement de la petite villa dans la rue en pente, à quelques mètres du rond-point de la piazza Caprera, pourvue d’un des reverbères les plus hauts de la ville« , enthousiasme aussitôt la narratrice. « C’était le début d’un après-midi de mars, ou peut-être d’avril, et, dans les jardins environnants, les arbres en fleurs répandaient une lumière claire et caressante. Comme une promesse qui sera miraculeusement tenue _ voilà. L’appartement occupait tout l’étage (le second) de la petite villa gracieuse et écaillée, si bien que les fenêtres, deux par pièce, donnaient sur tous les côtés du bâtiment.«  Et : « les fenêtres de ma nouvelle chambre avaient une nature (qui n’a rien d’éphémère) printanière et estivale. La lumière claire que diffusait l’amandier en fleur (comme dans l’ultime, sublime, Bonnard) pénétrait dans la pièce« , tout à fait emblématiquement. « La nouvelle vie qui commence, et rompt avec la tristesse des nombreux appartements précédents« , se dégage bien par là, comme dans son souvenir la narratrice le pressent, du régime précaire du provisoire… « Dans l’appartement assiégé par les fenêtres donnant sur le jardin, triomphent l’extérieur et la lumière _ oui ! radieusement ! De fait, la maison de la rue en pente était inondée de lumière. Cette lumière si effrontée et si inattendue après les pièces sombres dont je provenais (…) (remarquons la formule) semblait séparer nettement l’ancienne vie de la nouvelle. (…) La maison percée de toutes ces fenêtres marquait le triomphe de l’extérieur sur l’intérieur. Ce n’était plus une question de printemps« , marque formidablement bien la narratrice. C’est superbe. Vocation au bonheur, à la re-naissance, au présent, absolument bonnardienne, d’Elisabetta…

Si Pausilippe, vibrant constat d’autant plus désolé que parfaitement lumineux, déjà _ à la napolitaine ! alors… _, de la perte de l’enfance, dans l’éblouissement cette fois du paysage de mer (tout aussi fondamental pour l’auteur), déploie l’accident violent, de l’extraction, irréversible autant qu’irréparable, de la complexe turbulente (et très secondairement pittoresque) tribu napolitaine paternelle, à l’aune, ou en contrepoint, surtout du bousculé destin, de la fragile Fiammetta,

Entre nous est d’abord un non moins complexe, contrapointé et superbe _ à la romaine, cette fois… _ portrait de deuil de la mère, disparue en 2000 _ le dimanche 13 février, apprendra-t-on dès la première ligne de « L’Obscure ennemie« , page 9, quelques années plus tard : dans l’écriture et le travail de mémoire, par cette écriture même, incomparable, d’Elisabetta, fouaillant, tout en délicatesse, si merveilleusement finement, l’« intimité«  de son rapport complexe et vibrant, moiré, à sa mère…

En ombre principale, soulignant, en contrepoint, la figure noble mais meurtrie de la mère, s’élève encore en contrepoint et pointillés, le parcours vital d’Emilia Starita, tout aussi noble et, nous le découvrirons, meurtrie, nouvelle Bérénice, une de ces héroïnes raciniennes qu’aimait tant incarner par la voix en son cours pour ses élèves le professeur de français _ même si étrangement parmi les vers psalmodiés, chantés cités ici, nul ne provient de Bérénice  : « Je me rappelais d’autres vers, confie la narratrice, des mots qui s’étaient plantés dans ma mémoire en raison de leur son, du rythme de la phrase et de leur obscurité, une obscurité étrange et très lumineuse (…) Celui qui m’avait le plus frappée : « toujours abandonnée, étrangère partout »« , est extrait d’Iphigénie, et pas de Bérénice, comme j’avais d’abord pensé…

« Tel un cérémonial, elle _ Emilia _ tirait de son grand cartable _ le voici, le large sac (de peau) primal, originaire, modèle de celui qui ouvre le récit _ un cahier noir, l’ouvrait apparemment au hasard et se mettait à lire des mots qui demeuraient en suspens dans l’air de la classe, car elle observait des pauses fréquentes, puis elle penchait le front vers les pages du cahier pendant quelques secondes, pas tout à fait une minute peut-être, mais longtemps, si longtemps que lorsque les mots suivants s’échappaient de ses lèvres, les précédents étant déjà à l’abri _ l’abri, par l’Art, de l’éternité _ dans certaines têtes et certains cœurs, nous l’écoutions avec enchantement et terreur en tendant le visage vers le bureau pour comprendre si elle nous menaçait ou si elle nous promettait quelque chose _ la grâce d’un sublime destin ? Elle nous communiquait toujours quelque chose d’important et, j’en étais sûre, de strictement personnel. (…) « Toujours abandonnée, étrangère partout ». Ou peut-être toujours lointaine : quand quelque chose se passe mal au début, certains individus sont victimes d’une expatriation définitive _ extraordinaire formule ! (…) Pour le reste, son insistance sur cet écrivain (Racine) mise à part, elle s’intéressait, semblait-il, aux tons, aux mots extrêmes et à la vague du rythme, pareille à une litanie élégante et finale, plus qu’aux aspects littéraires et historiques, comme si ces vers étaient privés de temps, un pur prodige de la voix.«  Ou la vertu énergique du style envers l’éternité…

Et aussi, en hommage à la beauté singulière de la personne de ce professeur de français : « Les langues, je le compris alors, changent d’aspect, de son et de couleur selon les individus qui les parlent, il n’y a pas de vilaines langues et de belles langues, mais seulement des bouches et des voix. Ainsi que les corps dont ces voix s’élèvent, où elles s’incarnent, dont elle s’imprègnent, avec et dans leur histoire.« 

En contrepoint donc à la rectitude silencieuse de la mère, une fois qualifiée admirativement d’« anarchiste (sévère comme seuls les vrais anarchistes savent l’être)… Ma mère réagissait aux blessures de la vie avec hostilité ou indifférence, sans jamais baisser la tête, sans jamais s’adapter aux exigences ou aux règles des autres. Je ne l’ai jamais vue aduler ou flatter quelqu’un, elle traitait son prochain comme une reine déchue en exil« … Autre façon, admirable, d’affronter l’épreuve de l’expatriation, que celle des voisins russes du rez-de-chaussée Mnukine, à l’occasion figurants pour Fellini à Cinecitta ; ou que celle, aussi, de la malheureuse, fugace, Anastasia et de son chat orphelin…

Mais « à Rome, beaucoup de personnes vivaient aussi coupées de leurs familles et provinces, notamment dans ces quartiers _ ici passée la Porta Pia _ hors les murs : comme mes camarades de classe : chacune d’entre elles avait une patrie perdue, plus belle que la présente, un grand-père buraliste sur une petite cime des Abruzzes, à moins qu’il ne fût chauffeur dans les Marches, ne vécût dans les Pouilles, voire en Sicile. (…) Dans la ville du bord de mer (Naples) où j’avais vécu, les gens y vivaient car cet endroit leur appartenait. Or tout le monde vivait à Rome, qui n’appartenait à  personne, parce qu’il fallait y vivre en vertu d’un espoir qui n’avait pas de nom, mais seulement une faible énergie. Puis, quand je voyais les mères de ces camarades de classe qui n’étaient belles, ni laides, étrangères à la beauté et à la laideur, que personne ne leur avait enseignées, parce que les grands-parents vivaient au loin, les pères étaient souvent absents ou malades, et les mères fatiguées, trop fatiguées pour avoir ce regard bien particulier qui distingue ce qui est beau de ce qui est laid, et surtout qui donne vie à ce qui est beau et à ce qui est laid, je pensais que ces mères avaient pour patrie leurs enfants«  (page 55)… Un autre nom de la modernité.

A l’occasion et par surprise,  la narratrice prend plaisir à éprouver, distancié, le spectacle étrangement émondé, de la ville _ Rome _ (« la revoir telle que je la découvris« ) telle qu’elle l’avait vécu à leur arrivée _ de Naples _ en 1957, ou peut-être à la fin 1956 : « Je pense aux immeubles du début du XXe siècle, au crépi qui tend vers le sombre quelle que soit sa teinte, aux fenêtres surmontées d’un petit tympan horizontal, aux façades à pic sur une rue qui se transforme en sentier ménagé entre les rochers citadins. Ces rues étaient solitaires, et donc toujours lumineuses, y compris les jours de pluie, mais d’une luminosité particulière quand le soleil tapait sur les façades sombres et s’infiltrait à travers ces fenêtres sévères, au cours des nombreuses journées de soleil qui ponctuaient l’hiver, avec la tramontane, ou à l’arrivée du printemps, et surtout dans la chaleur de l’été, quand les passants, qui étaient rares, se raréfiaient encore. Du fait de leur faible nombre, justement, les passants étaient des présences envoûtées ; à mes yeux, ils animaient la rue d’une énigme passagère pour disparaître ensuite dans le néant, dans le néant de cette ville où ma mère et moi nous trouvions seules, entre nous _ nous aussi, surtout nous, menacées par le néant, échangeant des mots de consolation et d’amour pour ne pas échouer dans cet anéantissement, confondant l’amour avec la réalité.«  D’où le titre choisi pour cette œuvre : Tra noi due, Entre nous (deux)… Voilà le cadre tracé, celui d’une survie et d’une résistance, et leur musicale tension.

La narratrice à propos de sa mère : « Ce que j’aimais le plus chez elle : la fièvre des émotions constamment entretenue, qui enveloppait comme un voile magique _ poïétique, déjà… _ les petits événements au quotidien. (…) Tout ce qui était le présent et l’existant sans double fin, sans significations cachées _ pure apparence, ride sur les eaux de la vie _, tout cela était béni par son regard et la ramenait à la stupeur enfantine.«  Ô la délicatesse d’observation… « Et j’avais presque toujours été le miroir de cette enfance retrouvée. Mais bientôt cela cessa. Là où il y avait eu de la passion, il n’y eut plus alors que du silence entre nous« … L’attention aux moindres subtils passages du temps dans leurs rapports est d’une soyeuse et frémissante précision.

La narratrice en revient alors à la figure d’Emilia Starita, sur le mystère de laquelle sa mémoire se focalise et fascine : « dans la voix d’Emilia, la poésie était aussi changement de personne, anamorphose, jeu de rôles _ et de l’altérité en soi et un peu aussi par soi _, ce qui n’était pas le cas chez les autres professeurs… Les incursions dans le pays du Tendre (de Melle de Scudéry) lui permettaient aussi de reprendre son souffle, en une brève parenthèse de malice, cette légèreté qui se manifeste quand une solide galanterie éloigne la pesanteur des passions.«  Encore la vertu distanciatrice, élégante, du style… « Puis Emilia retournait aux aventures de ses personnages favoris, des aventures incompréhensibles car elle ne se souciait pas de nous en raconter l’histoire _ sinon de manière syncopée, incohérente _, mais seulement des éclairs, des fragments, la flamme noire que ces héros parvenaient à arracher au jour bref de leur vie et à entraîner dans un autre monde, dans le monde des enfers et des ténèbres du cœur, où les flammes ont beau être noires, elles demeurent des flammes et sont donc lumineuses (…) _ et j’en retirais le sentiment qu’il n’y avait de demeure possible et légitime pour les passions que dans ce bref espace entre l’œil et la page, enfin secondées par l’insistance du regard qui les contemple, ou par l’hospitalité de la voix qui se laisse captiver.«  On mesure le talent d’Elisabetta Rasy retraçant ici la préhistoire de sa vocation à la littérature, en continuité aussi, il est vrai, avec la prédilection de sa mère pour les artistes ainsi que pour la lecture…

D’autant qu’arrive au lycée Torquato Tasso de la Piazza Fiume, non loin de la Porta Pia, en début de troisième, un nouveau personnage crucial : Marco de Andreis, qui se révèle bientôt le neveu de Mademoiselle Starita : « pour une raison que j’ignore, le nom de Marco avait été associé dès le premier jour de classe à celui de sa tante, Melle le professeur Starita. » Marco devient ainsi bientôt le premier amour de la narratrice… Et eux de parcourir les vastes quartiers tranquilles, arborés et fleuris, autour de Nomentana et Trieste, poussant des pointes jusqu’aux parcs de la Villa Borghese et la Villa Glori.

Avec sa mère, « c’est le monde de la scolarité, pareil à une petite île utopique, qui devient exceptionnellement le terrain qui nous sauvait des misères de la réalité« …

Mais « l’année de la seconde, Emilia Starita ne s’était pas présentée au lycée avec les autres professeurs, à la rentrée, et ce fait n’avait été l’objet d’aucun commentaire _ de quiconque. » Plus tard seulement, la narratrice apprendra qu’Emilia et sa mère (Adelaïde) étaient mortes. Un peu plus tard encore, Elisabetta apprendra, non sans efforts, la vérité par la bouche de son professeur de philosophie (et d’histoire), le probe et idéaliste (hégelien plus que marxiste) Aldo Camerini, qui lui expliquait un peu doctoralement, la narratrice s’en amuse : « l’attention fait vivre les autres en leur prêtant l’oreille ; la curiosité est gourmande, elle dévore toutes les histoires dans l’égoïsme de leur propre voracité.«  Il la met ainsi en garde : « Ce n’est pas comme ça qu’on devient adulte, ce n’est pas en fouillant dans les secrets de famille qu’on apprend à grandir, la mémoire n’est pas un dévouement obscur au passé.«  Et : « D’où te vient cette ambition de posséder la vie des autres ? Garde-toi de la brûlure de l’ambition, et n’approche pas celle de la nostalgie. La nostalgie est inutile, tout reste. Et ce qui se perd ? Ce qui se perd finit un jour ou l’autre par resurgir. »

« Mais, ajoute la narratrice, dans la pénombre de cet appartement au rez-de-chaussée (Via della Purificazione), par cet après-midi d’été, j’étais justement vorace et curieuse« … La narratrice (et l’auteur) partage, définitivement, l’énergie vitale de sa mère, qu’elle convertit autrement _ notamment en l’écriture : inspirée ! Et la mémoire de l‘écrivain est le contraire d’un abandon, a fortiori d’une fatalité, elle est, mais bien autrement qu’avec Proust, artiste _ avec une respiration et une allure vives, sportives, bondissantes, dansées _ restituant la vie à son plus vif, dansé ! « Les petits immeubles sombres de la courte ligne droite que forme la Via della Purificazione _ la lumière stationnait en hauteur, et le crépi des murs était effacé, aux étages inférieurs, par des ombres anciennes, de vieilles pluies et des vagues de poussière d’âges différents _ constituaient alors un autre monde pour moi, un autre monde par rapport à l’ordre habituel des quartiers résidentiels et familiaux que je connaissais : c’était l’anarchie du centre de Rome, croisement de vies, pensais-je, sans hiérarchie, carrefour de secrets. » On savoure. « L’air de l’appartement était frais, tout était suspendu, la lumière, l’atmosphère, les mots, tout était atemporel. »  C’est un moment de vérité, en effet. Ponctué in fine par cette annotation : « C’était l’heure où l’après-midi romain triomphe _ oui ! _, où les murs des immeubles rendent la chaleur à la chaleur, où toute chose est vivante _ voilà ! _ dans la rue, dans le mouvement comme dans l’immobilité.«  L’arpentant inlassablement, elle aussi _ elle aussi, oui ! _, de son pas souple et de ses lestes semelles, la mère de la narratrice _ déjà ! _ n’est assurément pas la seule à aimer de passion la ville de Rome…

« Ma mère aimait le présent, mais dans tout ce qu’il a de non actuel : la lumière qui ne cesse de se renouveler, les nuances qui distinguent les jours, l’odeur de l’air qui change selon les heures et se gâte vers la mi-journée, mais qui, certains jours, de bon matin, sent la terre propre et mouillée, ou la brûlure des briques si la nuit a été chaude. Elle s’intéressait au climat (…) en commentant avec beaucoup de véhémence les humeurs des saisons et leurs irrégularités, leurs insistances et leurs subversions.«  Une brillante et sobre façon de s’éprouver vivant _ voilà ! _, dans la sensation _ se déployant magnifiquement : comme une fleur en train de s’ouvrir grand _ des passages physiques du temps, en quelque sorte, sur le fond de l’écrin splendide et impavide, ferme, tenace, constant _ un appui ! _ de Rome _ et la plus forte leçon de vie, au final.

Emilia Starita, qui demandait à l’avenir qu’il fût différent du présent, est représentative des filles de l’après-guerre : « les filles de l’après-guerre feraient des études, travailleraient, conduiraient. Elles deviendraient les amazones dévouées (de leurs mères), leur fiancé idéal (…), elles les protégeraient davantage et avec plus de proximité que les hommes ne l’avaient jamais fait. Mais pour les filles, tout était à  bâtir, tout était à inventer. C’était une des raisons pour lesquelles Emilia Starita m’avait plu« , commente la narratrice de ce récit qui est aussi roman d’apprentissage et de formation. « A la fin de l’année (de troisième), avant l’été de sa disparition (l’été 1962), elle lisait des passages entiers de son auteur favori (Racine), sans même nous les commenter. Elle déclara que le son devait nous suffire, le son nous communiquerait le sens, le sens nous permettrait de comprendre la signification, la signification nous expliquerait l’histoire, l’histoire nous amènerait à la connaissance, qui n’est autre qu’un cercle dans lequel on part d’une simple voix pour arriver à la circonférence de la planète, avec tous les soupirs et les cris qui l’habitent, et des soupirs et des cris pour atteindre la vérité la plus secrète. » Quelle intelligence de l’art : faut-il l’attribuer au personnage, au professeur de français, à Emilia ? Ou bien à la narratrice ou l’auteur, Elisabetta ? Aux deux. C’est dans tous les cas superbe de justesse. « La dernière fois que je l’avais vue, à la fin de la troisième, un matin de juin où _ c’est souvent le cas au début de l’été à Rome _ tout était scintillant, tout vous sautait aux yeux et à l’imagination. » Ou l’éternité de midi le juste. Exactement la Rome que j’ai arpentée avec bonheur ces dix jours de juillet dernier _ avec ma fille Eve, cette fois, qui allait s’installer pour six mois à Rome, effectuant un stage de « coloriste » au cabinet d’architectes de Mario Moretti, Viale Pola, tout à côté de la Villa Paganini _, justement dans le quartier profusément fleuri _ oui ! _ de la narratrice et de sa mère, parsemé de villas entre les jardins, près de la Via Nomentana et la Villa Paganini, du côté du Corso Trieste et de la Piazza Trento…

Pour refermer le contre-exemple tragique d’Emilia Starita et préciser encore la force de son aura et sa vertu de modèle d’identification _ non familialiste _ pour la narratrice, dans l’horizon de l’hommage par l’écriture à sa mère, ceci : « Les mots m’emporteront loin d’ici, avait dit à Aldo Camerini Emilia. C’est à cela que les mots servent« , commente la narratrice. « Le nom de Salvatore Starita, le père d’Emilia, le nom de son père donc, n’avait en effet jamais été prononcé dans la maison où Emilia vivait _ Elle-même se nommait ainsi Starita en vertu d’une plaisanterie du destin, ou d’une anomalie onomastique, non d’une descendance. Pour Salvatore, il n’y avait pas de mot, pas un seul mot _ depuis qu’Adelaïde, sa veuve, en son remariage avait choisi rien moins que de l’effacer totalement de sa mémoire et de celle des autres, y compris de leur fille, Emilia. Tout homme, y compris le pire, a droit à un mot qui rattache son nom au fait d’avoir existé, il a droit, quand il disparaît, à être nommé, ne serait-ce qu’une fois, qu’une seule fois », commente décisivement la narratrice. « Il n’en fut pas ainsi pour Salvatore, chez M. Ferrero, le nouveau mari d’Adélaïde » (et le père d’Ida, laquelle épousera l’ingénieur Attilio De Andreis _ Marco étant leur fils), apprend-elle finalement d’Aldo Camerini. « Emilia, analyse aussi la narratrice, avait décidé de faire des études littéraires pour trouver dans une autre famille les mots perdus dans la sienne (celle des Ferrero). Trouver les mots perdus.. Elle voulait aussi d’autres sons pour éprouver d’autres émotions. » Eprouver d’autres émotions. « C’est ainsi qu’elle prit la décision de s’inscrire à la faculté de lettres, en licence de littérature française. Le père d’Emilia, Salvatore, vivait lui-même en France, avant de venir à Turin. Ses parents, des paysans du Cilento, avaient émigré dans le nord de l’Europe, après l’unité de l’Italie. Nul ne savait pourquoi il avait parcouru le trajet inverse _ peut-être par nostalgie, peut-être par choix politique, peut-être par hasard. » Voilà donc quelques unes des raisons d’importance du choix et du français et de la littérature dans la vie et la carrière de celle qui devait marquer puissamment de son exemple et de son aura Elisabetta, de laquelle on détachera, pour l’appliquer à son propre rapport funéraire à sa mère : « Tout homme a droit à un mot qui rattache son nom au fait d’avoir existé ; et  quand il disparaît, à être nommé. » Par là l’écriture, fille de Logos et parente de Mnémosyne, poursuit avec espoir le devoir humain sacré de sépulture _ Rome étant particulièrement riche en tombeaux de marbre et inscriptions lapidaires, survivants et témoins du Passé, tenaces et fidèles.

Entre nous ou l’écriture preste, dense et profonde d’un immense écrivain, en témoignage, à son tour, de reconnaissance et fidélité.

Le dernier chapitre d’Entre nous nous ramène en 1968, dans le cimetière a-catholique du Testaccio _ « le premier cimetière que j’ai jamais vu et qui m’a donné une fausse idée, entre autres choses, des cimetières (encore un modèle), où Aldo Camerini avait été accueilli (on remarque le terme) après sa mort prévisible mais subite en ce chaud mois de septembre 1968« , déclare la narratrice. La mère sera enterrée, elle, trente-deux ans plus tard, en un lieu bien différent : « la ville dans la ville, silencieuse, que représente le cimetière Flaminio, que nous appelons à Rome Prima Porta. Avec toutes ses allées qui requièrent l’usage d’une voiture, Prima Porta est une sorte de Los Angeles miniature, une sorte de highway des morts, mais qui, aussi, imprévisible, offre, au nord, une merveilleuse trouée de campagne romaine, qui, dans les belles journées, déverse _ généreusement et calmement _ lumières et couleurs aux confins du cimetière ; et dans la partie la plus ancienne, la plus prestigieuse, où se dressent les chapelles familiales, les arbres et les arbustes bien soignés ont l’exubérance enchanteresse _ oui ! _ de la végétation du Latium.«  L’auteur commente : « comme une ville, elle est désordonnée et discontinue« … A l’art (et au bonheur) de souplement les circonscrire, ces villes. Mais ces remarques sur le lieu où  repose la mère (auprès de sa propre mère, Adèle B., disparue en 1974) ne sont qu’une incise, et discrète, dans le récit, que l’auteur préfère, donc, conclure et en 1968 et au Testaccio, par le souvenir de l’enterrement de son professeur d’histoire et de philosophie du lycée, initiateur partiel, réticent et timidement gêné aux entournures, à quelques unes des vérités fortes de son histoire personnelle, à elle, par le détour du destin d’Emilia Starita  : « après avoir rendu visite, ensuite, aux tombes célèbres de Shelley (« A sea change into something rich ans strange », puis de Keats (« Here lies One Whose Name was writ in Water ») _ qu’ont rejoint chacun bien des lustres plus tard pour reposer l’éternité auprès d’eux leur plus fidèle ami _, nous nous étions arrêtés (après la cérémonie, la narratrice, accompagnée de Francesco Dionigi, un camarade des années du lycée _ Marco, lui, sans un mot en mars a fui Rome _, se promène parmi les monuments funéraires anciens) pour admirer une tombe particulièrement élégante, celle des époux Story, mari et femme« 

Voici, alors, les mots élus pour clore le récit : « Sur une grande urne, gracieuse et décorée comme un écrin, repose un jeune homme ailé. Le garçon de la tombe, Ange, ne semble pas chagriné, mais plutôt fatigué, ou endormi, comme s’il s’était assoupi dans la rue sur le premier appui trouvé, au cours d’un long voyage. Ses ailes ont légèrement glissé de ses épaules. Il a un bras abandonné contre le marbre ; l’autre replié sur le front, repose sur le toit convexe de la tombe. Mais il a aux pieds, de longs pieds minces et jeunes, des sandales bien serrées, prêtes à reprendre la route. Nonobstant ses ailes, l’ange est aussi chaussé de sandales« 

Le récit d’Entre nous ouvert sur un sac de peau _ un sac de cuir fin, noir, très grand, rectangulaire, une sorte de cartable plat et souple _, se referme ainsi sur des sandales de marche : « des sandales bien serrées, aux pieds, de longs pieds minces et jeunes, d’un ange de marbre, prêtes à reprendre la route. » Ou de l’importance de se munir, en toutes circonstances, jusque dans l’impossible, du meilleur cuir qui soit. La maroquinerie n’est-elle pas un des célèbres savoir-faire de Rome ?..

Dans sa vibrante et chaude élégance romaine, toute d’alacrité _ oui ! _, voilà donc, autrement que chapelle ou marbre, un « Tombeau » de mots, dont la délicatesse élève très haut, et même avec magnificence, l’hommage filialement rendu _ « obtenir un peu de verdure pour la tombe de sa mère« , requiert-elle simplement au bureau de la mairie qui s’occupe des sépultures, « au lieu du stérile terrain dénudé et boueux comme un paysage sibérien, pire qu’un Orient désert, qui la reçut sans l’accueillir le jour où on l’enterra«  _, un « Tombeau » de littérature avec jardin offrant en toute saison l’exubérance de la végétation enchanteresse du Latium, pas moins, à une reine, une reine déchue, en exil, une Bérénice, par un auteur qui d’un pas libre et vif va son chemin dans la ville. Défi, tant humain qu’artistique, admirablement tenu !



On n’en comprend que mieux pourquoi la déchéance sauvage des derniers dix-huit-mois de « Madame B.« , la mère d’Elisabetta, n’ont pas pu _ et ne pouvaient certes pas ! _ être intégrés en ce « Tombeau » royal (à la noblesse altière de cette reine, certes un peu déchue, mais ô combien souveraine, jusqu’à la fin), qu’avait été, en 2002, « Tra noi due » ;

et qu’il fallait un « appendice » spécial, ce grandiose de vérité et beauté tragique, à la fois, tout uniment, qu’est, si magnifiquement fort en sa sobriété, « L’Obscure ennemie« …


Un dernier mot, en annexe :

Ce n’est pas tout à fait par hasard, ni pour rien, qu’Elisabetta Rasy a rédigé une préface pour la parution en une traduction italienne, par Gabriella Bosco, du magnifique _ c’est un essai implacable : sur l’hôpital  (tel qu’il devient de plus en plus ! et l’« inhumanité«  galopante !..) _ « Tous les enfants sauf un« , du grand Philippe Forest :
« Tutti i bambini tranne uno » _ Milano : Rizzoli, 2008…

Philippe Forest est lui aussi un éblouissant traqueur de la vérité (et beauté : sauvage !) de l’intime :

tant à propos de la perte _ par cancer _ de son enfant :

lire les sublimissimes « L’Enfant éternel » _ sur la maladie et le décès de sa petite fille _ ; et, plus encore, peut-être, « Toute la nuit » _ sur le gouffre sans fond du chagrin, sauvage ! un livre hallucinant de vérité !!! on peut comprendre que l’éditeur ait renoncé à sa publication en collection de poche ! tant pis pour ceux qui passeront à côté de ce chef d’œuvre d’« humanité«  à cause de rien que cela… _ ;

que sur des amours et ruptures difficiles : « Le Nouvel amour » _ décapant !..

Un immense auteur, pas assez reconnu : il est vrai que ce qu’il met à jour dérange considérablement le confort douillet de nos œillères bien-pensantes !!! D’aucuns trouvent ce prétendu « déballage » obscène : pas moi ! ; car lui sait affronter la toute simple vérité de la réalité intime nue et crue où et quand d’autres détournent le regard et se voilent la face…

Même si parfois, à partir de quelques indices _ à commencer par la position universitaire de Philippe Forest, certaines de ses amitiés littéraires, et même ce titre récent, mais je ne l’ai pas lu ! « L’Autofiction en théorie«  (dans lequel son œuvre est objet d’analyse !)… _, un soupçon apparaît, en quelque coin ou recoin bien retors de cervelle, qu’il pourrait, aussi, s’agir là d' »exercices » _ assez virtuoses ! certes ! et ô combien paradoxaux, si l’hypothèse s’avérait… _ autour des modalités de réalisation de l’autofiction !?!  A aller regarder de plus près… En tout cas, pour ce qui me concerne comme lecteur, je ne « marche » pas : je « cours et vole » !..


Lisez Philippe Forest ! Lisez Elisabetta Rasy !

Même s’ils sont certes assez peu proches par leur style

_ Elisabetta, « classique« , pas « baroque« , ni « maniériste«  (ni, encore moins, « romantique« ), en son écriture vibrante de tensions maîtrisées par la ligne riche et lumineuse de sa phrase, est ainsi à mille lieues de la brutalité frontale à laquelle peut, tel un boxeur qui sans cesse avance, avance, s’exposer souvent un Philippe Forest ; qui me rappelle alors l’audace expressionniste du grand et magnifique (en boxeur, lui aussi, déjà) Gottfried Benn… _,

Elisabetta Rasy et Philippe Forest sont parents assurément dans leur approche et fréquentation (sans excès de bordures précautionneuses de protection) du réel le plus intense qui soit à vivre pour un « humain » non encore totalement aseptisé, anesthésié !..

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