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« La lumière plus chaude du soir » : la lucidité puissante de Jean Clair dans « Les Derniers jours »

29oct

Avec Les Derniers jours, Jean Clair nous offre ce mois d’octobre la poursuite et le creusement, puissant, de son travail de récit-méditation-mémoire entrepris dans Journal atrabilaire (en 2002), Lait noir de l’aube (en 2007), La Tourterelle et le chat-huant (en 2009) et Dialogue avec les morts (en 2011), tous déjà importants.

« La lumière du soir (…) plus chaude«  (page 19), probablement, du moins si en « quinze ou vingt ans, une profondeur s’est installée, ombres et lumières se distribuent différemment, et le temps s’est creusé au lieu de s’aplatir«  (page 19),

accorde au mémorialiste quelque _ préciosissime ! _ don mystérieux, de comprendre mieux le présent et parfois même de lire l’avenir«  (page 21) _ au moins dans ce que cet avenir offre d’un tant soit peu envisageable à qui a, peu à peu, appris, voilà !, à faire un peu mieux attention à la suite de ce qui advient, et surtout à décrypter son sens, dans l’Histoire collective, dans laquelle chacun d’entre nous, avec les autres, se trouve bien sûr d’abord pris et emporté, dans le main stream

Dans la lignée des Essais de Montaigne, adressés d’une part à l’ami disparu La Boétie, et, d’autre part, à la parentèle qui survivra au Seigneur de Montaigne et qui pourra y retrouver quelque chose, voire beaucoup, de l’auteur lui-même une fois qu’il aura physiquement, lui, disparu _ mais « rassasié de jours«  (l’expression de Jean Clair se trouve à la page 306) ; cela donne aussi le sublime Ich habe genug de Jean-Sebastian Bach _,

la double dédicace du livre de Jean Clair, page 9, s’adresse « In memoriam » à J.-B. Pontalis, d’une part, et d’autre part « À Esther, Emile, Élisée et Ulysse« , « qui vivent leurs premiers jours« …

Une autre fois encore peut-on trouver dans le corps du livre l’expression « les derniers jours » : page 163, à propos des tags.

« Dans ce monde à l’envers, le tag n’est plus destiné, comme autrefois le camouflage, à tenter de préserver les biens, mais à en précipiter la ruine, à les désigner à la vindicte et à la destruction, comme on peignait d’une croix rouge la porte de la maison où habitaient les pestiférés vivant leurs derniers jours « …

Ainsi, par la vertu des bonheurs de l’écriture,

les « visages rencontrés » et les « paysages parcourus«  (page 20) par celui qui s’est précédemment qualifié, non sans humour, de voyageur égoïste, « ne seront plus des imaginations«  seulement,

mais « ils se représenteront dans la mémoire comme ayant jadis et pour de bon existé » ; « ils défileront l’un après l’autre devant mes yeux (…) pour accompagner cette fois la ronde des Quatre Âges de la vie, de l’enfance jusque dans la vieillesse«  (page 21).

Même si « entre l’analyse et la confidence, la sociologie et l’aveu _ en effet… _, ce livre _ prévient obligeamment l’avis « Au lecteur« , page 11 _ est plus liquide _ qu’une Bildung, dans laquelle « il y a trop d’architecture« 

Ce n’est pas le récit d’une construction, mais d’une déconstruction, d’une dissolution peut-être, un retour à l’état premier, quand il n’y avait rien« … Comme si tout se défaisait de soi, comme de la civilisation ;

cf la conclusion, page 301, du chapitre « Le Citoyen idéal » :

« Burckhardt, l’historien de la Renaissance et l’ami de Nietzsche, pensait que le XIXe siècle n’avait pas été le siècle du progrès, mais celui de la décadence, et que le XXe siècle serait celui de la barbarie. Die Bilding Alteuropas, la civilisation de la vieille Europe, c’était sa définition, et c’est ce qu’il cherchait à sauver. Il n’en est sans doute plus temps « …

La lucidité de Jean Clair comporte ainsi certains chapitres particulièrement saisissants et terribles, que je mettrai ici en exergue :

Ainsi, d’abord, le chapitre « La Fête des fols«  (pages 251 à 265),

à propos de Venise _ cf ma propre série d’articles sur « Arpenter Venise« d’août à décembre 2012, à commencer par celui-ci :  : Ré-arpenter Venise : le défi du labyrinthe (involutif) infini de la belle cité lagunaire  _ et à propos de « ces gens cacophoniques _ descendants dégénérés de cette « touristocratie » que Séféris fut l’un des premiers à voir ravager son pays » (page 253), où émerge, à propos du grégarisme mimétique, la très forte proposition, page 257, selon laquelle « le modèle de la société moderne est le camp de prisonniers, le stalag, l’oflag…«  :

« Au fond, il semble que l’homme ne puisse plus se supporter en exemplaire unique. Il ne se montre plus qu’en reproductions multiples. Rencontrer un homme, un homme seul, est devenu une expérience insolite _ hélas !!! L’espèce ne paraît survivre qu’à l’état de colonies. C’est sous cet aspect qu’elle envahit les rues, remplit les carrefours, grimpe le long des escaliers, s’infiltre dans les musées, pareille à des moisissures, des polypes, des mousses pullulant au fond d’une boîte de Petri.

L’homme évite son visage _ voilà !

Et page 104, Jean Clair écrit : « La prosopagnosie est une maladie neurologique qui se caractérise par le fait que celui qui en est atteint ne reconnaît plus les visages. C’est une société entière qui semble aujourd’hui atteinte de cette maladie dégénérative, qui plonge dans la nuit de l’oubli le très ancien prosôpon grec. L’homme ne se reconnaît plus« _,

L’homme évite son visage _ le sien comme celui des autres ; il préfère leur substituer les caricatures de stéréotypes ;

cf ceci, pages 285-286 : « L’homme devenu invisible à lui-même et sans vis-à-vis, sans visage, et transparent aux autres, sans forme repérable et sans nom : ces caractères de la vie concentrationnaire sont aussi ceux qui définissent la plupart des traits de la figure dans l’art moderne : un art sans visage, un art dévisagé par des procédures systématiques, du cubisme au surréalisme, des formes qui, ramenées au stéréotype, ne peuvent ni renvoyer à une identité ni relever d’une nomination« … ; et ce phénomène a empiré par la déferlante de la dérision… _

L’homme évite son visage

et ne peut plus se déplacer qu’en amas. Le modèle de la société moderne est le camp de prisonniers, le stalag, l’oflag… (…) C’est ce supplice que la société d’aujourd’hui semble insensiblement _ via les schèmes complaisants et soft de l’idéologie _ avoir imposé à tous, un lieu où le secret a disparu _ un thème important de ce livre de Jean Clair _, comme si le modèle à suivre était de reproduire dans la société civile les conditions de la captivité«  _ névrotiquement désirée, telle une servitude volontaire _, page 257.

« Comme si dans ces compulsions de répétition où le névrosé n’apaise son angoisse de vivre qu’en revivant sans fin les épisodes désagréables de son passé « , page 258 : ainsi les pulsions masochistes, ainsi, aussi, que les pulsions sadiques,

ont-elles, en effet, une place considérable (!) dans les humeurs si complaisamment déployées de notre modernité ; comme cela ne se perçoit que trop évidemment dans l’invasion massive du trash et de l’excrémentiel dans le pseudo _ = auto-revendiqué… _  « art contemporain« .

Cela aussi Jean Clair le développe ici ;

cf par exemple le chapitre (pages 115 à 119) « L’ordure« , autour des exemples d’objets _ revendiquant le statut d’« œuvres » ! _ de Piero Manzoni, Joseph Beuys, Duchamp, Serrano :

« De Piero Manzoni à Serrano et à son verre de pisse dans lequel trempe un crucifix, l’excrémentiel a étendu son empire _ voilà ! _ jusqu’à recouvrir _ sans commentaire ! _ l’homme et sa production la plus haute.

La régression _ voilà ! _ continue dans l’ordre sexuel,

la démarche de l’art à exhiber des pulsions les plus archaïques jusqu’à confondre l’amour et la destruction,

pour offrir finalement ses déchets,

serait le destin de la création d’aujourd’hui,

l’image que l’homme voudrait, à tout prix du marché, retenir de lui-même« , page 118…

Cf aussi, là-dessus, mon article du 12 mars 2011 OPA et titrisation réussies sur « l’art contemporain » : le constat d’un homme de goût et parfait connaisseur, Jean Clair, en « L’Hiver de la culture », à propos de L’Hiver de la culture de Jean Clair.

Ensuite, le chapitre « Le Citoyen idéal«  (pages 295 à 301),

dans lequel Jean Clair applique une remarque d' »Ernest Renan critiquant le Code civil issu de la Révolution » à « ce qui allait s’accomplir dans les premières années du XXIe siècle » (page 295) à propos des enfants « sans filiation et sans union«  (page 296) et du « célibataire » :

le « célibataire _ pareil à la machine du même nom qu’avait là encore imaginée un artiste, Marcel Duchamp _ vivant seul dans sa chambre, comme aujourd’hui, dit-on, la moitié des habitants à Paris,

le producteur capable d’assurer le maximum d’efficacité et de rendement dans sa force de travail, au sein de la société où il a surgi,

sans attaches, sans passé, sans projet, né de parents inconnus, le produit anonyme de la gestation pour autrui«  (page 296) :

« Ce citoyen « idéal » (…) sera la créature _ toute de pleine positivité _ qui ignore la maladie,

triomphe d’une humanité biologiquement parfaite et moralement dérivée de toute attache humaine«  (page 297) ;

« Cet être idéal de Renan incarnera alors le pur producteur et le parfait consommateur, sans amour et sans lien, tout entier et uniquement producteur et consommateur de sa propre production, sans l’embarras des liens familiaux, des regrets et des ambitions, des défaillances du cœur, et dont la seule raison d’être (…) sera (…) d’être (…) le pur _ et simple : simplifié ! _ acteur, l’objet sans projet ni regret, l’individu sans filiation, sans hérédité et sans mémoire, exempt de toute maladie génétique, et qui pourra toute sa vie de bâtard et d’orphelin, sans origine et sans descendance, si « naturel » qu’il ne consacrera son temps qu’à la société anonyme _ en parfaite (et si commode, techniquement…) adaptation à elle (exclusivement ! surtout jamais d’accommodation inventive, créative !!) _, sans visage et sans nom«  ;

« Qu’en est-il du sens de pareille existence, sans échappée _ ni horizon(s) un peu lointain(s) _ possible, (…) dont le seul et unique soin restera l’entretien de cet organisme précieux qu’est son corps _ cf ici l’admirable portrait du « dernier homme » de Nietzsche dans le lucidissime Prologue de son Ainsi parlait Zarathoustra _, enchaînant jour après jour de pénibles exercices musculeux rassemblés sous le nom de fitness, la pratique des sports devenue obsessionnelle dans la poursuite de plus en plus nauséeuse de la performance, de sorte que, née de rien et promise à rien (page 298), cette carcasse soit un jour encore, un jour de plus, capable de satisfaire pleinement, sans erreur, sans retard, sans humeurs _ telle une mécanique ad hoc _, aux horaires, aux agendas, aux commandes, aux impératifs d’une profession et aux illusions _ de pseudo jouissance : « Que du bonheur !!! » en est la scie… _ d’une vie sociale _ clubs de rencontre et « réseaux sociaux » _ dont la nécessité et l’utilité auront cependant cessé d’être visibles ? À ce point de non-sens, de nullité et d’ennui, une telle vie, soumise à l’eugénisme à son apparition, ne suppose-t-elle pas d’être _ aussi _ euthanasiée à son terme ?

Les héritages, tant spirituels que matériels, seront à la mort dispersés à l’encan, les liens qui unissaient entre eux les choses dont ils étaient constitués, physiques ou immatériels, seront rompus. Ou bien n’auront jamais eu lieu.

Il n’y a plus rien à garder de ce que l’on aura vécu, pas plus qu’il n’y a à se poser la question de savoir d’où l’on vient.

Le citoyen idéal n’a nul besoin de s’embarrasser du passé ni de la possession des choses qui témoignent de son devenir et qui posent la question de son sens _ question réputée bien trop « prise de tête«  pour tant et tant… Un individu sans histoire _ réduit à un présentisme infantile ! _ : l’écriture de sa vie, sa biographie, serait tout bonnement impossible. Restera un animé, à peine un animal, relevant du monde de la zoologie _ ce qu’était l’esclave (prolétaire), pur « instrument animé« 

Deviendrait alors tout aussi inutile, dans ce monde réduit _ en effet ! _ aux calculs de la globalisation bancaire, la transmission matérielle _ le soin des héritages » (page 299).

« Plus rapide que la circulation des tableaux, des meubles, des livres qui constituaient en un lieu précis les biens d’une famille, il serait tellement plus avantageux, pour une société éprise d’efficacité _ ah l’ampleur des dégâts du pragmatisme utilitariste ! _ de n’en plus considérer que la _ techniquement très commode _ contrepartie fiduciaire, « une jouissance toujours appréciable en argent », non plus la valeur éthique, spirituelle ou esthétique, mais le prix sur un marché fluctuant, jusqu’au point où (…) le monde entier, en un seul jour, glisse à l’abîme.

Un viager globalisé comme forme de la catastrophe planétaire«  (page 300) : une expression magnifique !

« Ne restera plus de notre société qu’un vaste orphelinat d’individus solitaires, prostrés ou agités comme les fous dans la cour des asiles, maniaco-dépressifs et hypocondriaques, que prendra en charge _ et encore !?!.. _ l’administration glacée et impavide de l’État «  (page 301).


Et aussi le très fort chapitre « La Jeune fille et la mort«  (pages 313 à 323),

à propos de la reconnaissance du « vertige » – « désarroi » de se « découvrir incomplet« , lors de la toute première rencontre _ sexuée _ avec « un corps qui, de toute évidence, par sa souplesse, son organisation et son odeur, différait du mien«  (page 313).

« Reproductible, je m’étais découvert mortel » : « c’était la jeune fille qui, en me tirant de la mort qui se cachait en moi, m’avait remonté vers la vie, tiré du vide dont je sentais persister la morsure.

Je n’ai jamais plus depuis éprouvé sensation si violente et si sourde.

Et plus tard, si les obsessions de castration, d’impuissance, les configurations œdipiennes et autres formations biscornues de l’âme qui naissent, dit-on, de la différence des sexes, ne m’ont guère inquiété,

est demeuré longtemps en moi le souvenir de ce froid intérieur, soudain et passager«  (page 314).

Pourtant, quelle étrange chose d’imaginer que la continuité de l’être humain _ comme espèce _, et que la noblesse de ses créatures,

fussent en réalité fondées _ voilà _ sur l’attirance élective, l’accouplement automatique, mécanique, magnétique, machinal, animal en tout cas, de ces deux parties du corps, les organes de la génération, en général dissimulées, qui ne se trouvaient être, en général froidement considérées, qu’assez repoussantes, autant qu’elles étaient désirables, dans l’indécision de leur forme et leur trop-plein de sécrétions, si bien qu’on y revenait toujours, sans cesse, au fond, avec une fureur de plus en plus vive, jamais lassé, curieux d’y découvrir le mystère, jusqu’au fond justement _ oui ! _, alors que dans ce fond il n’y avait décidément rien à voir, ni crèche de Noël ni grandes eaux de Versailles, ni homoncule ni diablotin,

et que le peintre peut-être le plus sensuel, le plus curieux des fonctions naturelles, au siècle précédent, Gustave Courbet, était finalement resté _ en sa désormais célèbre Origine du monde _ sur le seuil, incapable de franchir la frontière et de desserrer les deux lèvres, mais d’autant plus poussé, avec une admirable maîtrise, à en peindre les contours, les clôtures et les ombres » (page 315)

_ Ici, incise : la description-analyse que donne Jean Clair, page 102, du tableau de Courbet (et de l’ouverture ou pas de ses « chairs frisées, roses ou rouges, toutes baignées d’huile, ces peaux grenues ou fripées, ces béances, ces chaos, ces organisations« , etc., lit-on encore page 315), est rien moins que fascinante de justesse ; je lis, page 102 donc :

« Quelqu’un qui a voué un culte à Lacan parle du tableau de Courbet que le psychanalyste avait possédé : « … le sexe ouvert d’une femme, juste après les convulsions de l’amour, c’est-à-dire ce que l’on ne montre pas et ce dont on ne parle pas… un sexe féminin écarté… »

Jean Clair alors commente :

« Les convulsions de l’amour, le terme est repris de Maxime Du Camp, qui l’avait lui-même emprunté au vocabulaire de la psychiatrie naissante. Mais « ouvert » ? « écarté » ? On n’y voit que ce que chacun peut en voir : une fente rectiligne, divisant les deux cosses d’un fruit charnu, fermé, caché, clos sous l’ombre de la toison, et qui semble n’avoir jamais été pénétré, parfaitement identique dans la géométrie rituelle et indéfiniment reprise de son dessein au triangle pubien avec le sillon vulvaire, inscrit sur les parois de la grotte Chauvet, trente ou quarante mille ans avant notre ère.

Ces lèvres n’ont jamais été entrouvertes et le bijou reste muet. Il est fermé sur lui-même, comme on dit justement d’un visage qu’il est « fermé » _ et sa représentation interdit qu’on en puisse identifier le propriétaire. Cette pièce d’anatomie féminine, faite pour susciter le désir, doit aussi, pour remplir sa fonction, être en même temps un morceau d’obstétrique, l’agent d’une genèse qui, pour se poursuivre, conserve jusqu’au bout son anonymat«  (page 102).

Fin ici de l’incise, et retour aux « ressorts physiologiques«  de « depuis toujours » à la page 316 :

(…) « Comment donc pouvaient-ils donc avoir été, tous ces ressorts physiologiques, simplement et mystérieusement physiologiques, depuis toujours, le fondement même de notre vie, de notre histoire, et le foyer formateur d’industries ingénieuses, de tout ce qu’on appelait, non sans orgueil, notre culture ? » (page 316).

(…) « Comment ces deux organes avaient-ils, pendant des millénaires, assuré, dans leur usage de plus en plus  réglé, l’ordre de nos sociétés leur permanence ? (…)

Mais cela n’était vrai qu’aussi longtemps que s’éprouverait, à l’origine, dès la première fois, cette blessure si singulière que j’avais ressentie, que se feraient entendre au fond de moi cet éboulement soudain _ comme si mon sexe avait été lui aussi descellé _ et ce froid intense qui m’avaient révélé que mon corps n’était ni mon corps tout entier ni même mon corps tout court, non que j’eusse ressenti, comme diraient les savants, quelque angoisse à découvrir que la femme n’« en » avait pas, mais plutôt qu’il ne servait à rien d’en avoir une, aussi longtemps qu’elle serait solitaire«  (page 319).

« La découverte aveuglante d’une vulnérabilité que tout humain doit un jour éprouver en lui, je l’avais ce jour-là pressenti en serrant ce corps étranger contre moi «  (page 320).

« Mais tout cela aussi, désormais, appartenait à un temps révolu. Les temps nouveaux affirmaient que l’homme, grâce au progrès médical, serait bientôt immortel, tout comme l’avaient été, aux origines, les andres des poèmes hésiodiques. Et, tout comme eux, et pour les mêmes raisons, les unions des deux sexes ne seraient plus fondées sur leur nécessaire distinction puisque le soin de la filiation serait lui aussi confié au progrès _ maîtrisé et contrôlé _ des techniques«  (pages 320-321).

« Peut-être fallait-il mieux (…) décider, au nom des « droits » de l’individu, de tout laisser aller, de tout laisser courir, ne plus distinguer _ voilà _ les frontières, les genres et les interdits, jusqu’à faire s’épouser les homosexuels, et louer les ventres disponibles comme un ouvrier tous les jours loue ses bras et sa force de travail«  (page 321).

Cependant : « oser faire se rencontrer, au fond des éprouvettes, des animalcules choisis et numérotés, et de petits œufs de confection couvés dans des ventres de location, n’était-ce pas peut-être aussi, dans le secret de la chambre à coucher, assurer subrepticement, au nom du socialisme _ de la loi Taubira _ et de l’homme libéré, la victoire posthume du nazisme ?« 

(…) « Fallait-il décidément jeter aux orties ce qui avait été pendant deux ou trois mille ans l’assise de la pensée et de la morale de l’Europe, chez les Juifs, les Grecs, les Chrétiens ? Fallait-il que le mariage ne fût plus, dans cette déroute soudaine de la langue et ce mépris des mots, que le vocable niais désignant à présent un événement « festif », à la façon dont les Chinois et les Japonais viennent, au Palais-Royal à Paris, ou bien sur les bords de la Loire à Tours, célébrer des mariages « romantiques », sans origine et sans lendemain, vidé du sens que lui avaient donné nos philosophies et nos croyances ? (…) Un midrash rappelle que Dieu créa le Monde en six jours et qu’il se reposa le septième. Il pose la question, mi-plaisante, mi-ironique, de ce qu’il fit par la suite. Veiller, répond-il, à la pérennité des couples des humains. cela suffirait à l’occuper pour le reste du temps, fussent-ils infinis«  (pages 322-323).

Ainsi se comprend la conséquence qu’en tire Jean Clair, page 325 : « Cette classe, cette intelligentsia tant admirée (…), il m’apparaît aujourd’hui qu’animée de la joie mauvaise du refus des distinctions et du respect des commandements, elle aura trahi, installée qu’elle est de par sa propre volonté et par sa propre paresse, dans un exil culturel permanent et profond« …

Bien sûr, on peut ne pas partager le degré de pessimisme qui affecte Jean Clair à propos de l’action de Mediapart (face au secret), ou à propos de la loi dite « du mariage pour tous » et de ses conséquences à court ou à long terme…

Mais la question de la place du rapport des individus (de la société) à l’altérité est bien capitale !

 

De même qu’on peut regretter,

et alors même que Jean Clair fait le vibrant éloge de Comenius, « le fondateur de l’art de tout enseigner à tous«  (page 234)

et des « Tchèques » qui « plus souvent que d’autres » « se seront inquiétés de cette éclipse de la cultura animi » _ Jean Clair évoque ainsi page 236 « Jan Patocka, dans son livre Platon et l’Europe« , qui « s’est inscrit dans cette quête du souci de l’âme prise dans la lumière de la réminiscence platonicienne : « Le souci de l’âme est donc ce qui a engendré l’Europe » » ;

mais aussi, « morave comme Comenius« , voici le nom de « Gustav Mahler : « La culture n’est pas la conservation des cendres, mais l’entretien du feu » » ;

et encore « morave encore, Sigmund Freud«  qui « en 1928, impute à l’Europe un certain Malaise dans la culture, un malaise dans l’âme européenne, car c’est en Europe et en Europe seule qu’a été créé le concept de culture comme principe universel de civilisation, c’est-à-dire d’humanité. Ç’avait été l’idéal de Comenius« , page 237  _ ;

de même, donc, qu’on peut regretter cette position de Jean Clair, page 53 (au beau et important chapitre « L’Assimilation« ), quant à sa perte du « goût de transmettre » ;

je cite :

« Quand je compare la joie et la variété de ces échanges _ au lycée Jacques Decours, entre 1951 et 1956 _, qui naissaient entre des garçons qui venaient de partout en Europe _ et particulièrement de l’Europe centrale et de l’est… _ et des milieux les plus divers,

à la grossièreté de sa langue comme à la brutalité de l’école d’aujourd’hui,

je mesure la décadence d’un pays _ la France _ qui m’a donné la possibilité d’apprendre,

mais qui, dans le déclin rapide de son éducation, m’a retiré _ in fine _ le goût de transmettre « …

Ce goût de transmettre

_ cf mes deux articles sur L’Ecole, question philosophique :

Penser vraiment l’école : l’indispensable et urgent débrouillage du philosophe _ l’admirable travail de Denis Kambouchner

et Ecole et culture de l’âme : le sens du combat de Denis Kambouchner _ appuyé sur le « fait du bon professeur ;

ainsi que mon entretien (d’une heure environ) avec Denis Kambouchner à la librairie Mollat le 18 septembre dernier _

est tellement décisif !!!

Ne jamais renoncer, y compris contre le main stream

Titus Curiosus, ce 29 octobre 2013

Arpenter (plus ou moins) Venise : les hédonismes (plus ou moins) chics _ le cas du « Grand Guide de Venise » d’Alain Vircondelet, homme de lettres

23déc

Alors que je m’apprêtais, en ma méditation sur « Arpenter Venise », à rédiger une sorte d’appendice, ou rectificatif, à propos du regard sur Venise de Philippe Sollers en son Dictionnaire amoureux de Venise _ je le ferai ensuite : il y a hédonisme touristique et hédonisme touristique ! et je rédigerai un article sur l’enquête fouillée de mon ami Yves Michaud : Ibiza, mon amour _ enquête sur l’industrialisation du plaisir, que je n’avais pas encore eu le temps de lire ; c’est fait : le constat est lucidissime !.. _,

voici que paraît cet automne 2012 aux Éditions Eyrolles, en co-édition avec les Éditions Beaux-Arts, un livre d’art très abondamment illustré de belles photos (de Marco Secchi) et de reproductions de tableaux (des vedute de Canaletto et Guardi) , intitulé Le Grand Guide de Venise, et sous-titré _ au moins sur la couverture _ Sur les pas de Canaletto et des maîtres vénitiens, avec (sic) Alain Vircondelet _ page 5, le sommaire indique déjà plus justement : 12 promenades à travers Venise avec Canaletto et Guardi Et que s’annonce la conférence de présentation de ce travail par Alain Vircondelet lui-même dans les salons Albert-Mollat le mercredi 12 décembre : le podcast dure 50′.

Je m’y rends donc avec d’autant plus de curiosité que j’ai acheté et lu avec gourmandise (et aussi un peu d’irritation, portant sur l’ambiguïté de cette entreprise éditoriale, ainsi que sa présentation !) ce travail de 240 pages. Sa lecture vient à pic dans mon enquête-méditation sur les arpenteurs (ou pas _ c’est toujours une affaire de plus ou de moins, une affaire de degrés…) de Venise…

Dans sa très intéressante Introduction, intitulée « La veduta, ou l’invitation au voyage«  _ puisque les vedute de Canaletto et de Guardi sont fondamentalement des invitations au voyage de Venise pour les spectateurs étrangers (anglais, d’abord) qui les contempleront chez les collectionneurs du Grand Tour qui les auront rapportées chez eux, principalement en Angleterre, donc, en ce XVIIIe siècle de leur confection (ad hoc) par Canaletto et Guardi ; et pour les collectionneurs possesseurs de ces œuvres, ces vedute sont une aide permanente (et un rappel continu) à la réminiscence de leurs propres souvenirs de Venise _,

de la page 11 à la page 23 _ j’en donne ici les sous-titres des étapes : « Inépuisable Venise« , page 12 ; « La veduta, un art qui peine à s’imposer« , page 13 ;  « La carte postale du Grand Tour« , page 14 ; « Aux origines de la veduta, Carlevaris« , page 16 ; « Alors vint Canaletto, le topographe…« , page 19 ; « …Puis apparut Guardi, le capricieux« , page 20 ; et pour finir, « Imitateurs et plagiaires : la vulgarisation de la veduta« , page 22 : comme on le voit, il s’agit d’un utile historique du genre de la veduta _,

et en avant-propos à ce qu’il nomme, page 5, ses « 12 promenades à travers Venise avec Canaletto et Guardi« ,

Alain Vircondelet donne pour origine à ce travail sien de « promenade »

_ je note au passage que trois fois lui aussi emploie le verbe « arpenter » :

page 12 : « Inépuisable Venise… On peut l’arpenter, toujours changeante, aux différentes heures du jour. Aux quatre saisons bien sûr, pour s’assurer la protection de Vivaldi. A l’aveugle aussi et surtout, les mains libres et le pas vif. Aller à l’aventure, sans préjugés ni idées reçues. Entrer dans sa lumière poudrée d’or, dans son air marin, rêver sur ses campielli, se faufiler dans ses ruelles«  ;

page 13 : « Tout est retrouvable et repérable, comme si nous avions les yeux de Canaletto et Guardi, leur même regard avisé et poétique, leur acuité et leur tendresse, leur humour aussi. Tentons le voyage pour les rejoindre. Venise est ainsi. Conçue pour se relier. On la disait île solitaire, muséale, figée dans son histoire, tétanisée dans sa beauté inouïe. Tous, nous l’avons d’abord imaginée de cette façon-là. Et puis le charme a opéré. La magie de Venise nous a touchés. Et depuis, nous ne cessons de la retrouver, de la visiter, de l’arpenter«  ;

et page 19 : « Arpenter Venise aujourd’hui avec Canaletto, c’est constater que tout est encore là, que la ville ne s’est ni figée, ni vraiment transformée, et reconnaître l’acuité de son regard«  _,

Alain Vircondelet donne pour origine à ce travail sien de « promenade », donc,

qui est aussi une enquête d’exploration à la fois savante et sensible, ainsi que de campagne photographique (du photographe vénitien Marco Secchi) pour se livrer au plaisir de saisir très méthodiquement ce que sont aujourd’hui _ à la fois identiques et légèrement différents : à la marge seulement ; et la comparaison précise, sur ces images mêmes, s’avère passionnante ! c’est même le principal des atouts de ce livre à mes yeux ! _, les panoramas mêmes

qu’avaient « captés » d’abord de leur regard, puis de leur pinceau, sur la toile peinte, au XVIIIe siècle, nos deux vedutistes, Canaletto et Guardi,

Alain Vircondelet donne pour origine à ce travail sien de « promenade » méthodique

les deux expositions qui ont lieu en ce moment-ci, encore, aux Musées Jacquemard-André et Maillol, à Paris, de vedute de Canaletto (et Guardi) ;

celles-ci, expositions, lui ayant en effet donné le très vif désir de revenir, une fois de plus et encore, arpenter de long en large, dans les profondeurs et parfois _ mais pas trop… _ les recoins _ Alain Vircondelet préférant, classiquement, et de beaucoup, la Venezia maggiore à la Venezia minore ! nous le verrons… _, la cité de Venise

_ page 11, André Vircondelet rappelle (et rapporte, à son tour) l’anecdote de la fameuse étymologie du nom même de Venise, que rapporte lui aussi Philippe Sollers en ouverture, page 11, là aussi !, de son Dictionnaire amoureux de Venise, telle que proposée par Luigi Groto, le 23 août 1570 : « dans son éloge de la ville, prononcé pour la consécration du doge Alvise Mocenigo, le 23 août 1570, Luigi Groto, il Cieco d’Adria _ Philippe Sollers écrit « Luigi Grotto Cieco d’Hadria«  _, disait déjà cela : « Qui la voit croit à peine ce qu’il voit. Et qui la voit n’a de cesse de la revoir. Qui la voit une fois s’en énamoure pour la vie et ne la quitte jamais plus ; ou s’il la quitte, c’est pour bientôt la retrouver ; et s’il la retrouve, il se désole de ne point la revoir ». Mais plus encore , c’est la chute de son éloge qui nous retient : « De ce désir d’y retourner, dit-il, et qui pèse sur tous ceux qui la quittèrent, elle prit le nom de Venetia, comme pour dire à ceux qui la quittent, dans une douce prière, veni etiam, reviens encore ». Les caprices de l’étymologie font souvent bien les choses. Oui, veni etiam, encore y venir« …

Quant au vénitien Ennio Gallo (en littérature Paolo Barbaro), il intitule son livre merveilleux _ on ne le recommandera jamais assez ; c’est un merveilleux et lucidissime sésame à l’arpentage poétique (plus encore que d’expert !) des calli, comme de la lagune de Venise ; même malencontreusement affublé en français du titre grotesque (mais ô combien plus vendeur ! auprès des milliers de touristes potentiels et effectifs…) de Petit guide sentimental de Venise : décidément le nom de « Guide » a du succès auprès des marchands-éditeurs, à l’heure du coaching et de Lonely Planet et autres Guides du routard (assez honnêtes en leur genre)… _ sur l’exploration à jamais infinie et passionnée de sa labyrinthique Venise : Venezia, la città ritrovata


De facto, à l’origine circonstancielle de l’entreprise de ce livre-ci, par un auteur _ Alain Vircondelet est romancier et essayiste _ assez fécond, du moins sur le terrain de la publication,

se trouve la concomitance de deux expositions parisiennes _ encore actuelles à ce jour du 23 décembre 2012 _, l’une au Musée Jacquemard-André (du 14 septembre 2012 au 14 janvier 2013), l’autre au Musée Maillol (du 19 septembre 2012 au 10 février 2013), intitulées, la première, Canaletto, Guardi : les deux maîtres de Venise ; la seconde, Canaletto à Venise ; et donnant lieu à deux riches et très intéressants catalogues.

C’est en effet le point de départ de ce livre, l’idée de confronter de visu et sur place _ forcément ! _ le regard s’efforçant d’être panoramique de Canaletto _ et ses expérimentations ingénieuses de sa camera oscura… : personnellement, je suis beaucoup moins séduit par la veine rococo et quasi pré-symboliste de Guardi… _, et le regard du piéton de Venise que nous aimons être, via le remarquable très beau travail du photographe Marco Secchi, qui m’a intéressé… Car j’adhère beaucoup moins, pour ma part, aux très frustrantes simili « promenades » (dépassionnées !) qui s’enchaînent aux vedute de Canaletto et Guardi, comme pour les étoffer un tant soit peu aux yeux de potentiels touristes de Venise. Et il y a tant de meilleurs _ beaucoup plus riches et plus complets, d’abord… _ guides de promenades dans Venise sur le marché de l’édition aujourd’hui…


Car, pour commencer, les « promenades » proposées ici, se révèlent vite très riquiqui ! bien peu généreuses, exploratoires, a fortiori aventureuses _ surtout de la part de qui se proclame « amoureux fou de Venise » au point de désirer Devenir Venise ! C’est le titre donné à un précédent essai, aux Éditions Lattès, en 1994… _ : à peine quelques pas autour (= non loin) des sites des vedute de Canaletto et Guardi ; et pour aller à la rencontre de ce qui partout est signalé comme « devant indispensablement être vu » du touriste lambda ; en l’occurrence des palais et des églises presque exclusivement…

Ensuite, ces « promenades » se déroulent presque toutes _ à deux exceptions près : toutes deux dans le sestiere de Castello : l’une à l’Arsenal, l’autre sur le quai du rio dei Mendicanti _ dans la Venise la plus rebattue des touristes trop pressés, dans les sestieri « nobles » de San Marco et Dorsoduro, avec passage _ rapide ! _, par le pont du Rialto, par les _ très vivants, en effet ! _ marchés voisins : les Vénitiens s’y approvisionnent de produits frais _ en provenance de l’île maraîchère de Sant’Erasmo _ ; et ils viennent _ très convivialement _ y prendre _ par exemple à la chaleureuse cantina Do Mori _ ombre et cicchetti Le prétexte de l’absence de vedute des autres sestieri ne joue même pas, car même s’il n’en existe pas, en effet, du Ghetto _ peu attractif pour les touristes de luxe du Grand Tour alors, certes ! _, on en trouve, et de Canaletto, et de Guardi, pour le canal de Cannaregio _ avec le Ponte dei Tre Archi, le Palazzo Surian-Bellotto (alors l’ambassade de France auprès de la Sérénissime : Rousseau y séjourna ; Bernis y fut ambassadeur), le Ponte dei Guglie, le Palazzo Labia et San Geremia, par exemple _, comme de Santa Croce, avant que cette église à l’entrée du Grand Canal ne soit démolie pour céder la place à des jardins _ les Giardini Papadopoli

Alain Vircondelet a alors des expressions que je trouve tristement ségrégatives _ et terriblement appauvrissantes pour tout curieux tant soit peu passionné d’exploration et découverte ! surtout de la « vie vénitienne » des Vénitiens, pour reprendre l’expression de ce grand amoureux de Venise que fut, lors de ses séjours à Venise, de 1899 à 1924, Henri de Régnier (en son Altana, ou la vie vénitienne) _ en opposant une Venezia en quelque sorte maggiore _ ce mot n’est toutefois jamais écrit ; alors qu’il a été prononcé lors de la conférence du 12 décembre _ à la Venezia minore _ l’expression revient plusieurs fois _ à laquelle il consent à consacrer, mais vite fait _ comme avec des pincettes : à cause des risques d’égarement encourus alors… _, sa onzième promenade, à partir du rio dei Mendicanti : le titre de cette promenade est rien moins que « La Venezia minore » _ comme si un seul échantillon de la Venise pauvre (en monuments architecturaux de prestige) suffisait…

Je lis, ainsi, page 201 : « Le tableau de Guardi page suivante _ il s’intitule « Rio dei Mendicanti«  et est daté de vers 1785 _ s’inscrit dans le quartier nord de Castello _ la neuvième des promenades d’Alain Vircondelet, a été consacrée, pages 164 à 181, au quartier de l’Arsenal (« L’Antre de la guerre« ) : une pièce historiquement décisive de la puissance (de feu) de la république de Venise : l’arsenal se situe lui aussi dans le sestiere de Castello ; fin de l’incise. Ses rivages _ de Fondamenta nuove _ font face à l’île San Michele, le cimetière de Venise. Moins touristique et moins spectaculaire _ sont-ce là les critères de valeur pour l’auteur ? _ que la partie sud de la ville _ essentiellement le sestiere de Dorsoduro : abordé surtout pour sa pointe de la Dogana et de La Salute : la partie la plus smart, la préférée des anglo-saxons qui la choisissent comme résidence ; d’où l’impression de sinistrôse quand on la parcourt… _, c’est un endroit plus populaire _ voilà ! Néanmoins (sic !), en descendant le Rio dei Mendicanti, on croise des églises et des monuments d’une grand qualité _ ouf ! Cette partie de Venise était autrefois dédiée aux hospices et aux lieux de charité, les ordres mendiants dominicains et franciscains s’y étant installés _ trois des quatre hospices musiciens de la Venise baroques se trouvaient, notons-le, dans ce sestiere de Castello : celui des Mendicanti, sur le bord du rio éponyme ; celui des Derelitti (dit aussi l’Ospedaletto), juste derrière Zanipolo (calle Barbaria delle Tolle) ; et celui de la Pietà (de vivaldienne mémoire), sur la Riva dei Schiavoni ; là-dessus lire les pages 80 à 99 du riche Balades musicales dans Venise du XVIe au XXe siècle, de Sylvie Mamy (paru en 2006 aux Éditions du Nouveau Monde). Du rio peint par Guardi, on peut rejoindre San Marco _ le phare du touriste lambda ! _ en s’enfonçant _ à la godille, et à ses risques et périls, probablement… _ dans les ruelles. On croisera alors _ très aléatoirement _ des campi qui servent d’écrins _ seulement _ à des églises majeures _ elles : selon quels critères ? architecturaux ? historiques ? artistiques ?.. _ comme Santi Giovanni e Paolo _ dits par les Vénitiens Zanipolo… _ et Santa Maria Formosa. On passera ainsi imperceptiblement _ sans trop d’ennui (esthétique), de douleurs ou, carrément, d’ennuis (matériels) ? _ de la Venise simple et modeste _ voilà ! _ à la Venise glorieuse et ostensible _ le mot interroge quelque peu… ; la Venise des promenades 2, 3 et 4 d’Alain Vircondelet (la 1, c’était le Grand Canal !) : la Piazzetta ; le palais des Doges et le Môle ; et la place Saint-Marc. (…) En redescendant _ vers San Marco : après un léger crochet dans l’extrémité septentrio-orientale de Cannaregio pour découvrir la baroquissime église des Gesuiti (ou Santa Maria Assunta) _, vous rencontrerez des églises tout aussi prestigieuses et de riches demeures _ décidément les critères de ce qui vaut la peine d’être recherché à contempler… Pris en étau entre deux sestieri, Cannaregio et Castello, le Rio dei Mendicanti et son prolongement trahissent toute la dramaturgie de Venise _ ou celle d’Alain Vircondelet... _ qui se joue entre simplicité et ostentation, entre classes sociales qui se croisent, entre scuole venant en aide aux miséreux et palais grandioses, toute la ville rassemblée _ ou pas ! _ dans sa beauté unique _ mais problématique, tendue, pour ce qui pourrait être son « unité » !…


Avec, sous un sous-titre « La Venise des Vénitiens » qui donne quelque peu à penser _ par rapport à quelle autre Venise ? celle de quels touristes ? ou de quels étrangers ? _, encore ces remarques-ci, page 209 :

« L’errance _ hors des itinéraires bien balisés des touristes _ à Venise n’est jamais stérile _ ouf ! Au contraire (sic), au détour _ inattendu, probablement ; non calculé _ d’un canal, un palais, une façade, ou simplement le reflet d’une église dans l’eau, vous renvoient aussitôt à la beauté _ au lieu de la laideur _ du monde, aux merveilles de l’art _ hors l’art, voire le Grand Art, point de salut ? (…) Partir de la rive nord des Fondamenta Nuove pour redescendre vers le canal _ ou bacino _ de San Marco, c’est aller d’une rive à l’autre _ de la lagune baignant comme amniotiquement Venise _, traverser tout un sestiere, Castello, voisiner aux Gesuiti à la lisière _ franchie, en fait ! _ de Cannaregio _ mais il est vrai que cet endroit est de fait plutôt aristocratique !.. _, et rejoindre _ enfin : ouf ! _ de pures merveilles, comme le palazzo Grimani ou Santa Maria Formosa« …

J’ai aussi des remarques à faire sur le concept de veduta, et ses occurrences (rares ! de fait…) à Venise. Peu de perspectives panoramiques s’ouvrent en effet à Venise, cette cité-escargot labyrinthique, à l’exception de celles que peuvent offrir les courbes douces et opulentes du Grand Canal. Venise _ à arpenter pedibus ses étroites calli _, est une ville discrète, voire secrète ; de même que les Vénitiens ne sont pas d’un caractère expansif…

On peut donc venir se retirer et se cacher à (et dans le labyrinthe de) Venise : comme le fit un moment _ avant de finir assassiné par des sicaires sur le campo San Polo _ Lorenzaccio… N’offrent des vues ouvertes, hors du lacis très intriqué des canaux internes, que les (diverses) Fondamente ou les (larges) Rive ou encore les Zattere, préposées aux manœuvres de déchargement (portuaire) de marchandises ou matériaux… Les Fondamente Nuove sont, elles, de réalisation récente : le jardin du Titien, au XVIe siècle, donnait encore directement sur la lagune. Et l’exposition de plein fouet à la bora ne les fait pas recommander aux Vénitiens. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles les ordres mendiants s’étaient installés dans ces quartiers populaires septentrionaux ; et aussi pourquoi l’île San Cristoforo fut déblayée de son église, pour, jointe à l’île San Michele, servir de cimetière, en 1837 : non loin et de l’hôpital-hospice des Mendicanti, et des confréries mortuaires _ telle celle dei Crociferi _ de la partie nord-est de Cannaregio.

Ce sont les Anglais qui au XVIIIe siècle vont développer le goût (et le marché…) du « paysage » et de ses représentations… Canaletto va faire affaire avec Joseph Smith qui devient son agent à Londres, pour vendre à la commande sur catalogue, à Londres et partout en Angleterre, ses propositions de vedute

Quant à l’origine du genre pictural de la veduta,

on aurait aimé en savoir un peu plus sur la filiation de nos Vénitiens à l’égard des peintres des écoles du nord _ cf page 16 _ :

tel le bâlois Joseph Heintz (Bâle, 1564 – Prague, 1609), le suédois Johan Richter (Stockholm, 1665 – Venise, 1745).

De même que sur ce que doit, lors de son séjour à Rome, à partir de 1690, le frioulain Luca Carlevarijs (Udine, 1663 – Venise, 1730), au maître hollandais _ actif à Rome dès 1675, et fort bien connu pour ses œuvres romaines de très grande qualité ! _  Caspar van Wittel (Ammersfort, 1653 – Rome, 1736) ; jusqu’à ce qu’en 1705 Carlevarijs publie une série de 104 eaux-fortes, intitulée Le Fabricche e vedute di Venezia.

De même, on aimerait en savoir un peu plus sur la postérité vénitienne de ce genre des vedute, au-delà des seules mentions des noms de Giovanni Francesco Costa (1711-1772) et Giovanni Migliara (1785-1837) ; et de deux représentations d’œuvres de ce dernier, pages 22 et 23. Il est vrai qu’arrive bientôt le règne de la photo ; avec d’abord le succès de la carte postale, au moment même du développement irrésistible du tourisme…


Surtout, je voudrais commenter ce qui distingue l’art si remarquablement précis et détaillé de Canaletto _ même avec l’importance de l’éclat des lumières, et la part qu’y prend de plus en plus le jeu des nuages, ou de ce que peut venir nimber la brume _, de celui de Guardi, plus flouté et évanescent… La probité calligraphique des formes saisies, en leurs contours géométriques nets, et selon une « ligne claire », des bâtiments vénitiens, par Canaletto, est davantage qu’un exploit de « façon » (= technique !) dû à l’invention-exploitation ingénieuse de sa machine à représenter fidèlement les lieux en leur topographie. Or, presque tout bouge _ les sols des bâtiments pour commencer ! _ en cette ville bâtie sur des milliers, voire millions de pieux ou troncs d’arbres (chênes, mélèzes) plantés dans les fonds boueux de la lagune _ et qu’il faut même parfois « refaire »… _ ; et où les calli et les ponts sont longtemps demeurés minoritaires par rapport au réseau des canaux ; et où on se déplaçait beaucoup plus aisément _ même si plus lentement _ en bateau (ou gondole) qu’à pied, ou à cheval… C’est cette vue, panoramique et détaillée à la fois, -là que vient proposer à saisir du regard l’art précis de Canaletto à ceux qui veulent rapporter de Venise une image en quelque sorte fixée… Et sur ce point, le flouté de Guardi donne, lui, le vertige…

_ l’héritier de la ligne claire de Canaletto est son neveu, Bernardo Bellotto (Venise, 1712 – Varsovie, 1780) : il peint des vedute de Venise entre 1738 et 1742, puis gagne des territoires plus septentrionaux : on connaît ses merveilleuses vedute de Dresde ou de Varsovie, ne serait-ce que pour l’aide extraordinaire qu’y ont trouvée les reconstructeurs de ces capitales, détruites en 1945 toutes deux… Fin de l’incise.

Et ici, l’attention _ quasi documentaire, mais pas seulement ; artistique aussi ! _ aux détails de ce que relève l’attention _ nécessairement patiente et fine du regardeur _  aux œuvres, est passionnante. A la place du (« Grand ») « Guide » de la Venise entouristiquée des principaux monuments des sestieri de San Marco et Dorsoduro _ un peu trop sommaire et étique, en dépit des très belles photos de Marco Secchi _, on aurait aimé d’autres analyses comparatives fines et pointues de davantage de vedute, entre le paysage du XVIIIe siècle et celui d’aujourd’hui. Mais cela aurait probablement été moins attractif sur le marché de la vente du livre.

Quant à l’attente et à la satisfaction du lecteur, c’est encore autre chose ; même si le lectorat est lui aussi forcément fort divers… Au fond, c’est le pari un peu trop composite du livre, et surtout pas assez approfondi pour de plus substantielles « promenades » bien plus loin et plus « à-fond » dans Venise, qui fait difficulté, me semble-t-il _ au moins pour ma curiosité ! _, dans cette réalisation éditoriale, au bout du compte… Avec, au final, une certaine froideur de rédaction : pas assez de passion, ni de « vie vénitienne » ne se ressent à la lecture de ces pages, qui manquent _ paradoxalement pour un passionné de Venise tel qu’Alain Vircondelet ! _ d’engagement subjectif de son auteur, au profit d’un peu trop de bien-pensance consensuelle quant aux supposés incontournables de la visite de Venise…

L’hédonisme (assez bon chic bon genre) d’Alain Vircondelet n’est pas celui _ casanovesque, épicurien débridé, sinon à la Lucrèce, athée, lui… _ de Philippe Sollers… Mais LEUR Venise à tous les deux fait montre, à mon goût du moins, d’une trop grande capacité de cécité (anesthésie, indifférence) aux touristes et à la touristification que subissent au quotidien et la cité de Venise et les Vénitiens qui y vivent à longueur d’année. A la différence d’un Henri de Régnier, la « vie vénitienne » des Vénitiens ne les intéresse pas du tout : leur regard sur la ville en fait _ esthétiquement _ totalement abstraction… Les monuments et les œuvres d’art à la disposition de leurs regards sélectifs, suffisent à leur consommation esthétique choisie _ à la carte, en quelque sorte _, et très agréablement répétée et complétée d’années en années ; sans assez de souci de rencontre et découverte d’une vraie altérité… Ils ne s’inquiètent pas outre mesure de ce que perd de facto Venise à la raréfaction de ses commerces de proximité, par les calli des sestieri ; ou même de la diminution de ses Vénitiens, de moins en moins nombreux à habiter à l’année et au quotidien la ville… Et ni l’un, ni l’autre, ne semblent connaître, au Ponte dei Tre Arche, l’atmosphère si chaleureuse de l’étroite et toujours bondée taverne Dalla Marisa, et son délicieux petit vin frizzante… Quel dommage !

Titus Curiosus, le 23 décembre 2012

Le désir de jouir du tourisme : les voyageurs français de Venise

31oct

Après la lecture jouissive de l’évocation de la Venise passionnément _ et combien justement ! _ retrouvée du vénitien Paolo Barbaro _ Ennio Gallo, né en 1922, et de retour en sa chère Venise au moment de sa retraite professionnelle d’ingénieur hydraulicien _, en son indispensable merveilleux Petit guide sentimental de Venise, publié en 1998 (cf mon article ante-pénultième : Ré-arpenter Venise : le défi du labyrinthe (involutif) infini de la belle cité lagunaire) ;

et l’activation de mon propre souvenir _ sans perdre de vue, non plus, la saine mise en garde de Théophile Gautier : « Raconter ses aventures, c’est de la fatuité«  _ de six jours de déambulation-exploration d’autant plus intensément curieuse que limitée par le temps dont je disposais, dans, ou parmi, le lacis à surprises et riche d’imprévu du labyrinthe vénitien des calli, durant six jours en février 2011 (cf mon article précédent : La chance de se livrer pour l’arpenter-parcourir au labyrinthe des calli de Venise…),

en mes deux articles précédents ;

il me plairait d’achever en quelque sorte cette sorte de triptyque de regards rétrospectifs de ma part sur Venise visitée pedibus et revisitée par la mémoire activée,

en comparant un peu les récits de quelques uns  _ pour aller bien plus loin dans l’effort panoramique et (un peu) de synthèse, se reporter à ce qui concerne le passage par et dans Venise d’écrivains français, dans l’excellent travail de recollection d’Yves Hersant, en 1988 : Italies _ Anthologie des voyageurs français aux XVIIIe et XIXe siècles ; pour le temps, du moins, qui va entre l’an 1700 et l’an 1900, selon une découpe d’« époques«  en chiffres ronds de siècles, commode et traditionnelle, certes, mais pas la plus juste : ainsi sont exclus de cette anthologie les récits de voyages effectués à Venise avant 1914, tels ceux, passionnants et de la plus grande qualité !, d’André Suarès (en 1893) et de Henri de Régnier (onze voyages entre 1899 et 1913) tels qu’ils sont rapportés dans ces grands livres que sont Le Voyage du condottiere et L’Altana ou la vie vénitienne _ parmi les voyageurs français qui se sont plu à se remémorer par l’acte de l’écriture leurs propres arpentages des calli magiques de cette Venise.

D’autant que je me suis plongé, cet été _ et j’y demeure encore… _, dans l’œuvre _ ainsi que les Cahiers _ de Henri de Régnier, parmi laquelle, surtout, ce capital L’Altana ou la vie vénitienne (1899-1924) _ « mémoires de ma vie vénitienne« , ainsi que lui-même qualifie ce livre-somme récapitulatif… _, superbe acmé tardif _ car très longtemps remis à plus tard, tant l’écrivain tenait à y mettre de soin ! il en avait trouvé le titre dès 1905 : et ce livre, « ce sera L’Altana, selon le nom de la terrasse en bois installée sur le toit des palais vénitiens : à la fois lieu d’observation et de rêverie« , indique Patrick Besnier, page 9 de sa préface à la belle édition Bartillat de 2009 ; mais « le livre va mettre longtemps à se faire«  : « J’ai fini L’Altana le 3 avril à minuit. Je l’avais commencé le 4 août 1926. C’est toute ma vie vénitienne en 450 pages« , note sur son Cahier Henri de Régnier le mercredi 6 avril 1927 (page 808 des Cahiers)… _ ;

superbe acmé tardif, donc, de ses divers essais renouvelés _ et s’étant accumulés aussi sous forme de notes _ tout au long de sa vie, de ressentir à nouveau, à plein et au mieux, d’après le plus vif _ réactivé ! _ de ses séjours effectifs (au nombre de douze, les onze premiers, de septembre 1899 à octobre-novembre 1913, plus un ultime en octobre-novembre 1924), par le souvenir intensément revivifié par l’acte même, au calme, de l’écriture parvenant en la grâce d’un radieux sublime effort à se ré-inspirer et se ressouvenir _ « Poèmes, contes, romans, tout me fut bon à dire ma passion pour elle« , Venise, affirme en ouverture de son Altana Henri de Régnier, page 17… _ ;

de ressentir à nouveau, à plein et au mieux, donc, le meilleur de ce que lui a (ou/et avait) effectivement déjà donné, à douze reprises, ce qu’il qualifie comme ayant été sa « vie vénitienne«  _ « Pourquoi, dès que je respire l’air vénitien, éprouvè-je ce plaisir à vivre où les actes les plus insignifiants et les pensées les plus quotidiennes prennent une valeur particulière, un sens exceptionnel et me communiquent un bien-être inaccoutumé ? », se demande-t-il on ne peut plus explicitement en ouverture de cette Altana ou la vie vénitienne, page 19 de cette édition de 2009 ; pour conclure cette sorte de préface par ces mots eux aussi très significatifs, page 20 : « Ce sont de longues heures d’intimité passionnée dont j’essaie de fixer le souvenir, les heures où, errant de calle en calle, de campo en campo, voguant sur la solitude lumineuse de la Lagune, balancé aux coussins d’une gondole ou accoudé à la rampe d’une altana, Venise m’a confié, en échange de mon attentive tendresse, quelques uns de ses secrets de son silence et de sa beauté «  : c’est en effet l’affaire d’une rencontre (intime, sereine, secrète et magique) entre un sujet intensément attentif, en sa curiosité envers l’altérité d’un lieu complexe, habité d’un myriade de tant de sens riches et puissants, à l’infini, déposés et comme endormis en ce lieu ; et un objet, cette ville inerte mais prête à s’offrir à la seule curiosité aimante, à apprendre à le mieux possible ressentir, recevoir et accueillir, en son mystère si parlant, alors seulement, en ce moment magique tellement riche de surprises et d’imprévu qui ne se commandent, ni ne se provoquent pas, de cette visite (et rencontre, donc : à tant d’autres, passant à côté et la manquant quand ils croiront illusoirement la détenir et posséder, la ville demeurera, sinon invisible, du moins invue, en leurs clichés posés comme une taie sur leurs yeux…) pedibus _ ;

et cela, d’autant, encore et aussi, que je viens de découvrir le passionnant travail d’analyse et de réflexion _ une lucidissime et magnifique synthèse ! _ sur l’histoire des voyages (et du tourisme _ au chapitre XIV, « Les logiques du tourisme« , pages 407 à 455, de sa sixième partie « Le désir de jouir« … ; dont le second volet, et ultime chapitre (XV), sera « La consécration de la littérature de voyage« , aux pages 457 à 479 : tout cela prodigieusement performant !.. _) au XIXe siècle, de l’historien Sylvain Venayre, en son brillant et érudit, en plus d’être formidablement intelligent et efficace quant à la connaissance de son objet, Panorama du voyage (1780-1920), paru le 14 septembre dernier aux Belles lettres ; en un prolongement de son précédent travail, paru en 2002 : La Gloire de l’aventure _ Genèse d’une mystique moderne (1850-1940), déjà aux Belles lettres..

Ce Panorama du voyage vient merveilleusement éclairer mes modestes réflexions _ artisanales, de fantaisie : gare à la fatuité ! _ sur l’arpentage vénitien, le travail du souvenir, ainsi que celui de l’écriture, tout à la fois, ainsi que sait les articuler superbement Sylvain Venayre en son analyse générale, elle _ bien au-delà du cas du tourisme vénitien, veux-je dire ; même si le voyage d’Italie (au-delà du cas d’espèce de la seule Venise) occupe en son analyse historienne une place tant principielle que principale encore, très probablement, depuis les « Grands Tours«  (de « formation« ) des jeunes aristocrates anglais dès le début du XVIIIe siècle ; cf les pages 445 à 455 consacrées à ce que Sylvain Venayre nomme « les enjeux de la démocratisation«  à partir des années 1860, de ce qu’il venait de caractériser, aux pages 428 à 445, comme « l’industrie du tourisme » qui se déployait pleinement alors (avec le triple développement des collections de guides de voyage, du confort des transports et, surtout, de l’hôtellerie, ainsi que des agences de voyage « qui exprimèrent, sous les auspices du tourisme, l’alliance nouvelle du voyage et de l’industrie« , expression à la page 438) ; avec la distinction que fait l’auteur entre le « plaisirain, cet homme du peuple qui profitait dès que l’occasion en était donnée, des tarifs préférentiels donnés par les compagnies de chemin de fer« , mais « incapable de jouir du spectacle du monde«  (pages 448 et 449), et la « high life«  : car « dans les dernière décennies du XIXe siècle« , « contre les populaires « coins » de France, étaient désormais promues les stations chic » ; ainsi « le temps de la démocratisation des voyages fut également celui de l’âge d’or des stations aux somptueux palaces, des trains de luxe et des magnifiques paquebots. On inventait pour l’élite des formes de voyage d’autant plus raffinées que le voyage en lui-même n’était désormais plus un indice suffisant de distinction sociale«  (page 450) …

Je reviens maintenant un peu en arrière sur le cheminement de ma curiosité de lecture, cette fois, au début de l’été dernier :

c’est un peu par hasard, peut-être la rencontre de l’exemplaire d’un livre, et de son titre, en l’occurrence Lettres de Venise, de Bertrand Galimard Flavigny _ paru à La Bibliothèque (collection L’Écrivain Voyageur) au mois de mai dernier _, qui semblait me tendre les bras, ou malicieusement me défier, sur un étal du rayon Voyages de cette caverne d’Ali-Baba, mais parfaitement lumineuse et ordonnée, qu’est la chère librairie Mollat, que m’est venu la suggestion de me mettre à lire des témoignages d' »impressions » vénitiennes auxquelles confronter, en ce temps de vacances dépourvu de voyage pedibus, le souvenir ainsi ré-activé des miennes, de la découverte-exploration, à l’aventure et pedibus, cette fois, de sestieri encore inconnus, ou trop méconnus, de moi _ mais le défi de l’exploration-connaissance se poursuit bel et bien et s’enrichit à l’infini !, et cela, quelles qu’en soient les voies des sens et de l’esprit actifs : par la marche pedibus dans la ville, par la méditation-réflexion sur ses souvenirs, par exemple dans l’écriture, ou encore par la lecture de témoignages d’autres que soi (de retour dans sa chère Venise, Paolo Barbaro, l’ingénieur hydraulicien poète Ennio Gallo, né en 1922, exprime splendidement un tel désir de découverte-exploration infinie de sa ville, en 1998, en sa Venezia. La città ritrovata, Petit guide sentimental de Venise en français) : tant que nous sommes vivants et curieux, du moins, et qu’Alzheimer ne nous a pas frappés… _, en la Venise de février 2011 (avec acqua alta !), sur l’invitation du Palazetto Bru-Zane, pour le colloque « Un Compositeur moderne né romantique : Lucien Durosoir (1878-1955) » : quelle splendide et merveilleuse opportunité !

De ce premier fort agréable témoignage-ci d’un amoureux fidèle de Venise (ces Lettres de Venise de Bertrand Galimard Flavigny, donc),

je suis parti à la recherche d’autres,

tel que Le Piéton de Venise, de Marc Alyn, au titre prometteur _ pour l’arpenteur passionné des calli que je me figure avoir été alors _ ; mais qui ne tardait pas à m’agacer par ce qui me parut être un refus de chercher à ressentir la vraie « vie vénitienne« , celle des Vénitiens _ et que je n’avais eu l’occasion d’approcher que de beaucoup trop loin, et ô combien pas assez !, en trop peu de temps, ces six jours de 2011 _, au seul profit de considérations d’Histoire de l’Art, focalisées sur de grands noms exclusivement… Pas assez de curiosité de la vraie vie des Vénitiens, à mon goût ; trop d’esthétisme _ à pareille dose vite écœurant…

Dans son Caprices et zigzags, Théophile Gautier, curieux lui aussi de la vie quotidienne de ceux qui habitaient à l’année les beaux lieux où le menaient ses pas en ses voyages un peu lointains, affirmait en 1852 sa passion de « ces mille détails familiers dédaignés par les plumes majestueuses, si prolixes lorsqu’il s’agit de vieilles bornes et de statuts à nez cassés«  _ cf page 472 du Panorama du voyage (1780-1920) de Sylvain Venayre, riche de telles citations.

C’est alors, justement !, que je tombais sur les (merveilleusement lucides) livres de Paolo Barbaro, Vénitien, lui, et pas attentif à seulement ce qui peut intéresser le voyageur étranger, à la recherche _ un peu pressée, forcément : quel étranger demeure assez longtemps à Venise ?.. sauf à décider de vraiment s’y installer ?.. _ des seules beautés artistiques et patrimoniales glorieuses (et « majestueuses« , elles aussi) de Venise… Enfin un regard vif et acéré sur la vraie « vie vénitienne« , celle des Vénitiens, et pas celle des touristes _ qu’ils soient « de luxe » ou pas ; et en foule, ou isolés…

Et sur ce terrain du témoignage tant lucide qu’aimant à l’égard de la vie des vrais Vénitiens en leurs sestieri un peu vivants d’une vraie vie quotidienne, j’ai beaucoup apprécié aussi _ en un genre beaucoup plus rapide que la méditation longuement infusée et si riche et fine (!) de Paolo Barbaro _ le très alerte Venise est un poisson de cet autre excellent Vénitien, plein d’humour malicieux (dépourvu de la moindre lourdeur et componction), qu’est Tiziano Scarpa, sur le conseil très avisé, comme toujours, de l’unique (!) Corinne Crabos…

Pour me centrer sur les témoignages de quelques uns des visiteurs français de Venise _ je ferai ici l’impasse sur ceux, archi-connus, de Paul Morand, de Maurice Barrès, du Président des Brosses, ou du Cardinal de Bernis ; on peut aussi se reporter aux témoignages sur Venise du très beau recueil Italies _ Anthologie des voyageurs français aux XVIIIe et XIXe siècles, d’Yves Hersant (mais ni Régnier, ni Suarès n’entrent dans ce cadre , qui s’arrête à l’an 1900) ; ou au travail de longue haleine de Dominique Fernandez _,

je connaissais les textes sur Venise du magnifique André Suarès _ dont le au plus vif Voyage du condottiere, publié en 1932 ; je collectionne (et recommande !!!) les livres de Suarès, un des grands oubliés du premier XXe siècle ; et c’est avec plaisir que j’ai lu dans les Cahiers de Henri de Régnier que celui-ci a aidé à faire attribuer à Suarès, le 4 juillet 1935, le Grand Prix de Littérature de l’Académie française : « Voici justice rendue au haut et bel esprit qu’est Suarès« , notait pour lui-même Régnier (page 877), qui, le 16 mars de la même année, avait déjà noté (page 875) : «  »Il y a des gens qu’on laisse dans leur coin, mais leur coin est sur la hauteur » (Suarès, revu après 25 ans chez la comtesse Murat)«  ; cf aussi, sur cet immense livre, cet avis savoureux (et assez significatif, on en jugera : nos jugements sur les choses nous font aussi, voire d’abord, juger nous qui les portons…) de Jean d’Ormesson : « Pour le voyageur qui veut connaître de l’Italie, de son art, de son âme, autre chose que l’apparence la plus superficielle, le Voyage du condottiere sera un guide incomparable. De Bâle et Milan, à Venise à Florence, à Sienne, en passant par toutes les petites villes de l’Italie du Nord, pleines de chefs-d’œuvre, de souvenirs et de couleurs, Suarès nous entraîne avec un bonheur un peu rude où la profondeur se mêle au brillant et à la subtilité. De tous, des artistes comme des villes, il parle avec violence et parfois avec injustice, toujours sans fadeur et sans le moindre lieu commun«  _, mais je ne suis pas allé relire ces page du grand Suarès sur Venise ;

de Théophile Gautier (Venise, avec photos anciennes, aux Éditions de l’Amateur) _ un autre très grand écrivain (dont aussi le « coin est sur la hauteur« …) à réhabiliter ! ; en plus d’avoir été un infiniment curieux voyageur passionné ! _ ;

de Taine et de son Voyage en Italie _ à rééditer prioritairement en son intégralité : j’ai relu avec beaucoup de plaisir ses pages alertes, très fines et magnifiquement lucides, d’une superbe plume, sur Venise, en une édition ancienne de ma bibliothèque : à la Librairie Hachette, en 1924, au tome II, pages 250 à 311 ; Taine y adjoint un chapitre sur « La Peinture vénitienne« , aux pages 315 à 377 : il disjoint ainsi ce qu’il rapporte de sa découverte de la cité de Venise, et la présentation de son patrimoine de peinture…) _ ; et j’ai pris beaucoup de plaisir à relire ses très vives et si justes « impressions » de Venise !,

pour quelques uns des auteurs disparus.

Quant aux témoignages d’auteurs contemporains (et donc encore vivants),

je me suis procuré _ tardivement _ aussi Le Dictionnaire amoureux de Venise, de l’incomparable Philippe Sollers _ bien (et bon) vivant, lui ! _, qui, au milieu de remarques d’érudition pointues (fort bienvenues pour ce que sait détecter d’intéressant, en effet, sa curiosité quand elle se porte sur des points de culture un peu rares !), m’a, comme je m’y attendais un peu, passablement agacé aussi par son « usage » terroristement hyper-hédoniste exclusivement, de Venise :

de même que le couple Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, pour leurs séjours à Rome, réservait chaque année _ au moment des vacances scolaires de Pâques… _ la même chambre (ou suite) dans le même hôtel _ je l’ai appris dans le très riche Lièvre de Patagonie de leur fidèle ami Lanzmann : devant le Panthéon, puis, quand cet hôtel ferma, un peu plus loin, du côté de Montecittorio : tout cela à proximité et de Tazza d’Oro, le café, et de Giolitti, le glacier : parmi les plaisirs exceptionnels (!), qu’offre Rome… _,

de même, le couple formé de Philippe Sollers et de son amie Dominique Rolin (cf, de celle-ci, le beau Trente ans d’amour fou, en 1988), réservait chaque année, depuis leur premier séjour à Venise en 1963, la même chambre dans la même pension, donnant sur les Zattere, avec « vue » sur la Giudecca…

Outre le fait que Philippe Sollers passait là pas mal de son temps vénitien à écrire, laissant Dominique Rolin explorer seule les quartiers de la ville

_ et c’est d’ailleurs ainsi que lors de leur premier séjour vénitien, alors qu’ils logeaient dans un hôtel non loin de San Marco, sa promenade à elle (qui voulait « apprendre la ville«  !) dans Dorsoduro, l’avait menée jusqu’aux Zattere, et lui avait fait découvrir cette pension (La Calcina) à l’angle d’une calle donnant sur le quai ; ainsi que cette chambre « avec vue » à l’étage second de cette pension : or existent assez peu de lieux « avec vue » à Venise, à l’exception des bâtiments donnant directement sur les quais ; quais strictement, au départ et durant longtemps, « utilitaires » : afin de décharger les marchandises des plus gros bateaux… Car la bora souffle fréquemment fort sur Venise ; et tant la construction des bâtiments que le plan sans plan concerté d’urbanisme (d’où le réseau hélicoïdal, en coquille d’escargot, des calli de la ville), tâchent aussi d’y protéger du froid mordant de ce vent glacé. Venise, à l’exception glorieuse de la Piazza (San Marco : la seule à porter ce nom de « piazza » à Venise ; les autres étant des campi ou campielli !), spacieuse et ordonnée, sinon absolument d’équerre !, devant la chapelle ducale, elle-même en prolongement direct du Palais des Doges, n’offre nulle vaste « vue » piétonnière avec « perspectives » : pas davantage sur la ville elle-même, que sur la lagune, d’ailleurs. Et les campi, de formes toujours irrégulières, sont eux aussi, comme les fondamente, strictement (mais sans rigueur !) utilitaires (ils ont un puits pour l’usage commun) ; la florissante cité marchande a la passion du pragmatisme… _ ;

outre le fait, donc, que Philippe Sollers passait là pas mal de temps à écrire

plutôt qu’à arpenter les calli et exercer sa curiosité à explorer les coins et recoins, à l’infini _ en cet escargot hélicoïdal qu’est Venise… _, des divers (au nombre de six) sestieri de la ville, et en particulier les plus éloignés de ce studio _ d’amour (et d’écriture) _ donnant sur les Zattere, en cette pointe de Dorsoduro où se trouve la plus forte concentration de résidents étrangers (anglo-saxons, surtout), de Venise

_ par exemple, en cette pointe de Dorsoduro, mais du côté du Grand Canal cette fois, se situe aussi l’hôtel (pour les besoins du film, la terrasse de la fictive Pensione Fiorini a été montée sur le Campo San Vio) où David Lean filma Summertime (ou Rencontre à Venise), avec Katherine Hepburn : l’histoire d’une célibataire américaine s’amourachant un été, d’un bel antiquaire vénitien ; là aussi où s’installa Peggy Guggenheim, au palais inachevé Venier, pour en faire son musée ; et là où la comtesse de La Baume, invita à séjourner Henri de Régnier, lors de ses deux premiers séjours vénitiens, au Palazzo Dario… ; là encore où logeait aussi Ezra Pound ; et tant d’autres visiteurs de renom ; jusqu’à, plus récemment, le 6 juin 2009, la métamorphose par le financier François Pinault, de la Dogana di mare en musée d’art dit contemporain (cf ce qu’en dit le cher Jean Clair en son si juste L’Hiver de la culture ; cf mon article du 12 mars 2011 : OPA et titrisation réussies sur « l’art contemporain » : le constat d’un homme de goût et parfait connaisseur, Jean Clair, en « L’Hiver de la culture » ; et le podcast de notre entretien (d’environ une heure) dans les salons Albert-Mollat du 20 mai 2011 : http://www.mollat.com/player.html?id=21320675)… _,

les pas de Philippe Sollers, nous le constatons à la lecture des diverses rubriques de ce Dictionnaire amoureux de Venise, le mènent le plus souvent vers les quartiers « chics » de Dorsoduro et San Marco, où se trouvent à la fois les monuments et musées les plus célèbres de Venise, et les lieux (et boutiques) que fréquentent le gratin des people et pas mal de touristes, notamment vers des bars, cafés et restaurants de haute tenue ;

rarement vers des cantines et gargotes populaires :

à part les entrées « Florian«  (pages 235 à 237) et « Harry’s bar (voir Hemingway)«  (page 267),

il n’existe pas d’entrée « Restaurants », ni « Bars« , ni même « Cafés« , dans ce Dictionnaire sollersien ;

alors que s’y trouvent une entrée « Sollers » (pages 418 à 420),

et une entrée « Rolin Dominique » (pages 377 à 381) :

« J’aimais _ disait Dominique Rolin que cite ici Jim-Philippe Sollers _, me perdre en suivant ces veines quasi sanguines que sont les voies menant à la Giudecca, insoupçonnable pour moi, et dont personne ne m’avait parlé _ la plupart des écrivants sur Venise se recopient les uns les autres. Au moment où j’y suis arrivée pour la première fois _ en 1963 _, j’ai eu un coup au cœur… en découvrant cette ouverture sur les Zattere et sur la largeur du canal. À un tel point que je me suis dit qu’on ne pouvait pas rester dans notre petit établissement enfoncé en pleine ville. Je suis entrée dans l’hôtel _ l’hôtel La Calcina, sur les Zattere _ qui se trouvait là, j’ai demandé le prix des chambres à une vieille dame. Et là _ au second étage, et donnant par trois fenêtres sur le sud et sur l’est _, elle m’ouvre une fenêtre sur la Giudecca… Quelle stupeur ! (Rires.) J’ai pensé : mais c’est ici qu’il faut vivre ! Tout se passait comme si notre vie nous attendait là depuis toujours. À la fin de cette matinée, je suis allée le rejoindre en lui disant : « Il faut que tu voies ça. » Et nous avons tout de suite retenu une chambre pour l’année suivante, la chambre aux trois fenêtres (une à l’ouest _ non, à l’est _ sur le petit canal perpendiculaire _ le Rio de San Vio _, deux sur la Giudecca, dont l’une réfléchit toute la chambre et l’autre la circulation des bateaux) que l’on nous a gardé chaque fois« …

Le passage de ce très intéressant récit narré de leur « arrivée à Venise, venant de Florence, en 1963 » (page 377), Philippe Sollers, pages 378-379, l’emprunte à Plaisirs, un « livre d’entretien _ de Dominique Rolin _ avec Patricia Boyer de Latour« …

De la part de Philippe Sollers en ce Dictionnaire  _ subjectif, certes, il faut le lui accorder : mais, ici, c’est cette subjectivité-là qu’on peut ne pas partager ! _, donc,

bien peu de promenades par exemple vers Cannaregio _ sinon une ou deux fois le passage (quasi obligé du visiteur de Venise !) au Ghetto _,

ni vers Santa Croce,

non plus que les parties les plus excentrées de Castello, passée la Riva dei Schiavoni et le pont sur le rio dell’Arsenale, au sud ; ou passé Zanipolo et son campo avec la statue du condottiere Colleone par Andrea Verrochio, au nord de ce quartier.

Même le choix des églises dont il brosse la visite à l’entrée « Églises », aux pages 209 à 228 du Dictionnaire (Zanipolo, San Zaccaria, Saint-Marc, Santa Maria Gloriosa dei Frari, San Rocco, Santa Maria del Giglio, la Salute, les Gesuati, San Trovaso, San Sebastiano, le Redentore, San Giorgio Maggiore), exprime ses parti-pris : celui de sa préférence pour les beaux quartiers, et les patrimoines artistiques les plus brillants et « majestueux«  _ pour reprendre le qualificatif ironique de Théophile Gautier _, surtout ceux du XVIIIe siècle, le siècle de Casanova ; ainsi sa préférence pour le Baroque _ assez peu marquant à Venise _ et le Rococco (celui surtout de Tiepolo) ;

ainsi que l’exclusion de parcours pedibus dans des quartiers plus excentrés (et populeux) ;  ou celle de contemplations d’œuvres d’art plus « intimes » : telles les églises Sant’Alvise, la Madona dell’Orto, San Giobbe (dans Cannaregio) , San Giacomo dell’Orio (dans Santa Croce), Santa Maria dei Carmini, San Nicola dei Mendicanti (dans des parties moins people de Dorsoduro que celle où se situent, à la pointe orientale, le Musée de l’Accademia, la Salute et la Punta della Dogana), San Francesco della Vigna (dans Castello), etc. ; avec les chefs d’œuvre au rayonnement plus intérieur (romans, gothiques ou de la Renaissance) que pourtant elles recèlent… 

La « vie vénitienne » pour Philippe Sollers demeure bien trop largement pour mon propre goût celle des lieux, bars et restaurants les plus branchés et huppés. De même que les personnes et les artistes qu’il se plaît à y rencontrer.

C’est toujours la Venise des « gloires » artistiques, pour les artistes vivants comme pour les morts : par exemple, le luxe triomphant de l’hédonisme en gloire de Tiepolo en tête… C’est que Venise lui est d’abord un décor où écrire confortablement, à son aise, dans un lieu de beauté (avec vue sur le Redentore ou les Zittelle, de l’autre côté du large Canal della Giudecca, où glissent les éléphantesques blancs paquebots-géants des croisières internationales) ; et où jouir de nourritures raffinées un peu épicées, si possible : entre soi (sans véritable goût de l’altérité)…

Sur le modèle des jouissances gourmandes d’un Casanova ; ainsi que de toute l’aristocratie européenne qui venait s’y encanailler le temps du carnaval, au XVIIIe siècle... _ au passage, je note que le XVIIIe siècle de Henri de Régnier a quelque chose de plus doucement mélancolique, à la Watteau, que celui, un peu plus fortement épicé en matière de sensations érotiques, de Philippe Sollers : les miniatures floues et mouvantes de Guardi, davantage, sans doute, que les fresques géantes éblouissantes de Tiepolo…

Aussi comprends-je l’accès de fureur qui a en quelque sorte assailli Philippe Sollers à la lecture du Contre Venise de Régis Debray, paru en 1995Le Dictionnaire amoureux de Venise date, lui, de 2004 _ : « Il fallait bien que quelqu’un, un jour, se dévoue pour cracher sur Venise. Comment, cette merveille du temps ne meurt pas, mais au contraire résiste, persiste, brille ? L’éternel esprit de vengeance ne le supporte pas« , entame-t-il bille en tête son article « Régis Debray » à la page 187 de ce Dictionnaire amoureux, en réduisant l’adversaire à rien moins qu' »un possédé, un philosophe aigri, un amoureux dépité, un frustré de la politique et de l’Histoire, un grand blessé du plaisir, de la littérature et de l’art« … Pour finir, page 190, par cette prosopopée du pas assez érotique (et accusé d’être déjà mort au désir) Régis Debray : « Venise est narcissique, sans religion, cynique, sans chaleur populaire. Le lieu est tragique, et personne ne vous saute au cou. C’est le vide, la vase, la tentation, l’impureté même« . Et en déduire : « Debray est un puritain populiste« . CQFD…

Alors que ce que Régis Debray pourfend dans ce livre d’humeur _ qu’il aurait dû intituler « POUR VENISE«  : tant pour un minimum de facilitation, sinon de confort, de réception de ce livre, que pour, surtout, la justesse de fond _, c’est la menace que fait peser sur la vie et l’existence civilisationnelle même de Venise, sa mortelle _ à ce degré-ci du moins _ touristification _ et sur cet épineux point-ci, consulter  l’excellent (et parfaitement expert en responsabilité urbanistique vénitienne) Massimo Cacciari, serait mieux que bienvenu…

Car Venise-la-marchande (maritime de toujours _ en la réussite de sa glorieuse et opulente (luxueuse et luxurieuse !) Histoire _) se vend bel et bien de plus en plus massivement au tourisme international ; ne cessant de fermer ses épiceries et commerces de proximité indispensables pourtant au quotidien de ses habitants, Vénitiens, y vivant à l’année, au profit d’une inflation _ d’année en année proliférante _ de boutiques de masques de carnaval et de bimbeloteries _ pas seulement de mauvaise qualité ; de luxe aussi : il y en a pour toutes les clientèles ; cf sur ce point par exemple le très intéressant Venise : les Vénitiens vous invitent, par Christine Nilsson, aux Éditions Harfang (le livre est paru en octobre 2011 : je l’ai trouvé par hasard en fouillant parmi le rayon Beaux-Arts de la Librairie Mollat, à la recherche d’autres livres encore sur Venise (et la « vie vénitienne » surtout !.. ; en plus des guides touristiques, nombreux et florissants, eux…) : il existe en effet à Venise un très dynamique artisanat d’art et de luxe, de même que d’excellents artisans de la restauration et de l’hôtellerie, même si la plupart des Vénitiens actifs auxquels Christine Nilsson donne la parole afin de proposer quelques conseils de lieux un peu originaux, voire singuliers, à découvrir et visiter à Venise, ainsi que d’adresses de professionnels de qualité auxquels s’approvisionner de produits de valeur, sont plutôt du côté du haut-de-gamme que de celui du populaire pittoresque (même s’il s’en trouve aussi un peu, en cet intéressant et original guide de la Venise vivante de quelques vrais Vénitiens) : ainsi dois-je mentionner que j’ai été un peu déçu de ne trouver aucun des Vénitiens consultés conseiller ma trattoria préférée, juste un peu plus loin, vers la lagune, que le Pont aux Trois Arches sur le très beau et très vivant Canal de Cannaregio : la génialissime « tratoria (sic) ‘a Marisa, Fondamenta San Giobe a Canaregio 652 » (re-sic : en vénitien ! : j’ai la carte de la maison sous les yeux : « Chiuso luni sera, mercore sera et domenega sera ; Telefono : 041 720211 » ; cf mon article précédent : La chance de se livrer pour l’arpenter-parcourir au labyrinthe des calli de Venise) : résidant à Venise, j’en ferai(s) volontiers ma cantine quotidienne… _

au profit de boutiques de masques de carnaval et de bimbeloteries pour le seul passage (le plus souvent pressé !) de _ nombreux, il est vrai _ touristes à la journée, ou ne séjournant à Venise guère que quelques (brefs) jours de vacances : il n’est hélas que trop vrai qu’ils finissent par être bien plus nombreux, au bout de l’an, que les Vénitiens y vivant à demeure…

Mais que devient ainsi la « vie vénitienne » au quotidien des Vénitiens ?..

Celle-là même que je désirais prioritairement approcher _ modestement, à la mesure du temps et des moyens dont je disposais, les six jours de mon passage à Venise en février 2011 ; cf ce que Syvain Venayre, nomme, à la page 446 de son si riche Panorama du voyage (1780-1920), l’« axiome« , par lequel, écrit-il, « s’ouvrait, à la fin du XVIIIe siècle, le Guide des voyageurs en Europe de Heinrich Ottokar Reichard : « Deux choses sont indispensables à quiconque veut voyager, l’argent et le loisir »… » _ ;

celle-là même que je désirais prioritairement approcher

et ressentir lors de mon temps libre, à côté du temps très intense aussi (et si important ! pour moi) du colloque « Lucien Durosoir » au Palazzetto Bru-Zane, mais aussi en ses riches à-côtés d’échanges passionnants et gratifiants sur la musique…

Cette « vie vénitienne« , donc,

dont chaque fin d’après-midi, rentrant à mon hôtel « del Sole » (un Palazzo Marcello…), sur la Fondamenta Minotto, le long du rio del’ Gaffaro, dans le sestiere de Santa Croce, je croisais quelques bribes, par exemple au coin du campo et du pont dei Tolentini, où se trouvaient réunis, au dehors d’un vraiment minuscule café, en train de converser et trinquer, les buveurs d’un verre d’ombre ou de spritz et dégustateurs de cichetti, verres et assiettes posés à la bonne franquette sur quelque tonneau, tout à côté de la rambarde du pont et de celle du quai, adonnés à quelque joyeuse conversation. Si j’avais un peu mieux parlé italien _ sinon vénitien… _, je me serais volontiers joint à leur vivante conversation…

Ou bribes, encore, que j’entrevoyais, près des marchés du Rialto, chaque fois que j’apercevais la chaleureuse et toujours bondée Cantina Do Mori, calle dei Do Mori, en parcourant la très passante, animée et joyeuse Ruga Vecchia San Giovanni pour regagner mon hôtel, en traversant le sestiere de San Polo, passant par San Tomà et San Rocco, en longeant les Frari…

Et voilà qu’après être tombé sur un magnifique album de photos vues du ciel _ mais pas de trop haut _, toujours au rayon Beaux-Arts de ma chère Librairie Mollat : Vu du ciel Venise, par Marcello Bertinotti et Simona Stoppa, aux Éditions Whitestar, qui permet de merveilleusement se repérer comme _ et même mieux, car à vue claire des bâtiments, que _ sur une carte, dans le lacis serré et enchevêtré, et à surprises _ cela devient un jeu _, du labyrinthe des calli vénitiennes ;

et voilà que je trouve, en recherchant des informations sur l’historien Sylvain Venayre, co-auteur avec Patrick Boucheron, d’un très intéressant (et amusant aussi), L’Histoire au conditionnel, ou « si l’Agrégation d’Histoire n’avait pas déraillé » !,

voilà que je trouve sur le site de la librairie Mollat

la notice d’un Panorama du voyage (1780-1920), sous-titré « Mots, figures, pratiques« , de ce même Sylvain Venayre ; ouvrage déjà merveilleux par le détail de son sommaire, et que je m’empresse d’acheter et dévorer !, et qui met en perspective érudite d’une extrême pertinence, et sans la moindre lourdeur _ la lecture en est jubilatoire ! tant de facteurs divers venant comme magiquement parfaitement s’emboîter ! _, l’Histoire des voyages et la naissance et le développement (et modifications fines au fil du temps : Sylvain Venayre les repère et les décortique !) du tourisme

_ « Un mot vint bientôt résumer toute cette ambiguïté de la recherche du plaisir par le voyage : celui de touriste. Il semble être apparu, pour la première fois, dans le Voyage d’un Français en Angleterre pendant les années 1810 et 1811, publié par Louis Simond en 1816. (…) Simond avait francisé le mot anglais tourist, lequel désignait depuis les années 1780 les voyageurs du Grand Tour, en y adjoignant un « e » final « , indique ainsi l’auteur page 411 _,

en un large dix-neuvième siècle, sinon de 1789 à 1914, du moins ici de 1780 à 1920 _ et Sylvain Venayre de réfléchir, en son « Introduction«  comme en sa « Conclusion« , sur la notion de « période » dans l’Histoire, et le travail de « périodisation« , en conséquence, nécessaire à méditer, de la part de l’historien !..

Un ouvrage absolument passionnant,

et qui vient à merveille éclairer les réflexions que j’étais en train de me faire sur les diverses perceptions-« impressions«  _ ce mot fait florès au XIXe siècle _ de Venise,

notamment par les écrivains (et esthètes) français _ à d’assez rares exceptions près, l’écrivain et l’esthète sont presque toujours réunis dans le même individu _,

léguées aux livres (de voyage, sinon de séjours un peu prolongés, ou/et renouvelés _ tels ceux d’un Henri de Régnier : moins de vingt-deux mois en tout et pour tout, de « vie vénitienne » pour douze séjours à Venise : j’ai compté à la louche, en ses soixante-onze ans et cinq mois de vie biologique (du 28 décembre 1864 au 23 mai 1936) _ ; mais nul de ces écrivains-esthètes-là ne s’y installe, en effet, à demeure véritable et durable ; tous s’en retournent bientôt chez eux ; les « moments » vénitiens ne furent ainsi pour eux que des parenthèses de vacances, en quelque sorte…) ;

un ouvrage absolument passionnant, donc _ d’autant que son dernier chapitre (le chapitre XV) porte sur l’historique de « La consécration de la littérature de voyage », pages 457 à 479 ; un élément qui vient très opportunément à l’appui de ce que l’analyse historiographique est venue dégager des évolutions historiques fines du phénomène du « voyage« , en la variété de ses diverses facettes contrastées et en opposition (de la figure du « plaisirin«  à celle de la « high life« ), pour la période étudiée : les contradictions d’appréciation demeurant toujours aujourd’hui, cent ans plus tard… _, qui vient merveilleusement éclairer les réflexions que j’étais en train de me faire _ pour moi-même… _ sur les diverses perceptions-« impressions » de Venise, notamment par les écrivains et esthètes français, léguées par eux aux livres de voyage qu’ils ont laissés _ le chapitre porte malicieusement cet épigraphe, d’un nommé Constant de Tours, en un Vingt jours dans le Nouveau Monde, de 1890 : « On voyage, dit-on, pour avoir voyagé… et pour raser les autres avec le récit de ses excursions« … : de quoi remettre (sociologiquement autant qu’historiquement !) tout un chacun à sa place…

D’où mon intention de commenter ce « désir de jouir«  _ c’est là le titre même que Sylvain Venayre donne à sa sixième et dernière partie, page 403 (comportant les chapitre XIV, « Les logiques du tourisme«  et XV, « La consécration de la littérature de voyage« )… _ que Sylvain Venayre place à l’origine _ et source fondamentale, en amont des pratiques (du voyage) qui allaient peu à peu se faire jour… _ de cette « touristification » des motivations _ de fait, à partir des années 1780 _ (et légitimations _ se revendiquant de droit : elles ont énormément de poids, surtout alors (mais durablement aussi, tout le long de cette période jusque vers 1920), sur les discours, volontiers moralisateurs et prescriptifs, tel le discours de Madame de Genlis, en 1799-1800, en son livre Le Voyageur, ouvrage utile à la jeunesse et aux étrangers, exemple que Sylvain Venayre analyse en ouverture, page 147, de son chapitre IV, « La Tradition des arts apodémiques » ; et, en conséquence, sur les représentations de plus en plus partagées de plus en plus d’Européens _) des désirs, goûts et plaisirs divers de voyager _ voire en opposition et contradiction ! et qui vont se révéler de plus en plus distinguées, voire en opposition avec, de purs et simples calculs d’intérêt, avec la nouvelle légitimation, qui finit par émerger, du pur et simple hédonisme (rien que pour le plaisir !) : mais cela se déployant seulement plus tard que 1920, dans le courant du XXe siècle : en une autre époque que celle qui fait l’objet de l’analyse historiographique de Sylvain Venayre dans ce travail-ci… Cf là-dessus, par exemple, Eros et civilisation _ contribution à Freud et L’Homme unidimensionnel _ essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée de Herbert Marcuse ; cf aussi les distinctions freudienne entre « principe de réalité«  et « principe de plaisir« . , d’abord ; puis celle entre les « pulsions de vie«  (ou Eros) et la « pulsion de mort«  (ou Thanatos)…

Il me semble que le tournant de la modernité, s’est situé lors d’un début de laïcisation _ d’où le succès du vocable « humanisme«  _ à la Renaissance, avec les évolutions, du moins en Occident, vers un désir de plus en plus puissant de placer les progrès de la maîtrise technicienne du monde au service à la fois des intérêts _ à partir du désir de cupidité, de l’accumulation du profit capitaliste, très tôt ; et en Angleterre (cf ainsi les œuvres de John Locke, puis Adam Smith, par exemple)… _, et des commodités (d’où l’apparition, en Angleterre d’abord, du terme de « confort » _ Sylvain Venayre remarquant, page 432, que longtemps l’orthographe française de ce mot importé de l’anglais conservera son « m » : « comfort« , avant de passer à « confort«  _) de la vie pratique ; mais aussi, très vite, de plaisirs indépendants de ces intérêts et commodités _ temporels _ ; des plaisirs de l’ordre du simple dilettantisme, notamment : le plaisir sans peine…

D’où l’apparition de courants de pensée épicuriens, très durement sanctionnés _ par la prison et le bucher _, sous l’appellation de « libertins« , durant le règne de Louis XIII en France, mais secrètement vivaces tout le long du XVIIe siècle louisquatorzien _ cf la référence au thème (et au terme) du « jardin«  dans les Fables et les Contes de La Fontaine _, et qui vont triompher peu à peu, lentement, au XVIIIe siècle _ avec la rupture de la Régence, d’abord, en 1715 ; puis les  avancées patientes et quasi victorieuses, enfin, des Lumières de Voltaire (Candide) et de Diderot…

Même si est généralement beaucoup trop minimisée dans les représentations dominantes de ce siècle (dit un peu vite tout uniment « des Lumières »), la résistance très puissante des courants de pensée religieux et, en leur sein, puritains ; qui se perpétuera, et combien fortement !, le long du (victorien) XIXe siècle aussi…

Le dernier chapitre de ce passionnant travail historiographique de Sylvain Venayre porte sur « La consécration de la littérature de voyage« , avec deux sous-parties : « L’ambigu désir de se souvenir », pages 458 à 466, et « La victoire de l’art d’écrire« , pages 466 à 479, qui viennent renforcer cette expansion de ce que je permets de qualifier de la « touristification » des voyages, à l’heure de l’expansion de plus en plus triomphante de « l’industrie des voyages« , au sein ce que l’on peut nommer aussi l' »industrialisation des loisirs« , à défaut de « civilisation du loisir« , comme a pu le faire un Joffre Dumazedier en son Vers une civilisation du loisir ? en 1962…

Pour  ce qui concerne le désir de se souvenir du voyage (qu’on est en train d’effectuer, ou qu’on a effectué), durant la période étudiée (1780-1920) par Sylvain Venayre _ que, en son chapitre de conclusion, il nomme non moins joliment que très justement, page 483, « l’avènement du plaisir«  _,

il passe des critères traditionnels prioritairement utilitaires de savoir, quant aux choses découvertes, comme quant à l’expérience qu’on en aura forgée _ selon les critères de « la tradition des arts apodémiques » : c’est là le titre du chapitre IV, pages 145 à 164 _, à celui, nouveau, d’une « jouissance » du voyage pour le voyage lui-même, voire pour la jouissance des sensations _ si possible « fortes«  ! _ qu’on en retire, ou qu’on en (ou en aura !) retirées, soit au présent du voyage lui-même, et de la sollicitation exacerbée _ par la curiosité et la disponibilité à la réception des surprises de l’altérité espérée _ des sens à la rencontre, pedibus, des lieux mêmes et des choses, sur-le-champ, en quelque sorte… ; soit au futur, ou encore au futur antérieur !, du souvenir rétrospectif, un peu plus tard _ rentré chez soi, par exemple, et surtout _, de ce voyage désormais passé _ page 459, Sylvain Venayre use de l’expression de  » félicité de la réminiscence«  _ : gratuitement, donc ; pour le seul plaisir, si l’on préfère _ et contemplativement alors ; même si cela ne saurait jamais être purement et simplement passif, purement réceptif : encore faut-il solliciter les activités multiformes (poétique, par exemple) de son esprit…

« Au début du XIXe siècle, cela dit, le récit d’impression _ de ces nouveaux voyageurs _ se dota d’un nouveau statut », indique Sylvain Venayre page 463, réfléchissant au statut du terme d' »impression« , alors de plus en plus en usage : ainsi « désormais, les impressions n’avaient plus d’autre utilité qu’elles-mêmes ; elles étaient un but en soi, ce que le voyageur était parti chercher, à seule fin d’en jouir.« 

Et par là, « l’avènement du genre littéraire du « voyage d’impressions » fut ainsi très exactement contemporain du triomphe du voyage de plaisir et de la figure du touriste qui exprimait la légitimité de cette quête des sensations » : au fond de tout cela, une querelle sur la question de la (ou des) légitimité(s) , et son (ou ses) fondement(s)…

Et Sylvain Venayre de donner quelques exemples, page 464 : en son Voyage en Orient, « Lamartine assurait que s’il avait rapporté dans son récit « les plus fugitives et les plus superficielles impressions d’un voyageur », c’était « pour que le vent de l’Océan ou du désert n’emporte pas sa vie tout entière, et qu’il lui en reste quelque trace _ un peu plus tangible probablement que celles de l’un peu trop oublieuse mémoire… _ dans un autre temps, rentré au foyer solitaire, cherchant à ranimer un passé mort, à réchauffer des souvenirs froids »… ». Et Sylvain Venayre de poursuivre : « Certains répétèrent qu’il s’agissait « de fixer, même d’une façon imparfaite, le souvenir fugitif des choses, les joies qui passent, pour les retrouver quelques années après. Ce sont des jouissances pour l’avenir« . Une image était souvent utilisée : celle de l’hiver défini comme saison du souvenir où « au coin du feu », il est possible de ressentir à nouveau , en se relisant, les plaisirs du printemps et de l’été« …

Et Sylvain Venayre de mettre en contradiction, page 469, Jules Barbey d’Aurevilly, déplorant le triomphe _ pas assez artiste, ou littéraire, pour lui _ du récit d' »impressions de voyage« , en 1859 :

« Le voyage, en soi, est si peu de chose, qu’il ne vaut guère que par le voyageur qui le raconte  et qui sait y imprimer cette personnalité que rien ne remplace lorsque l’auteur ne l’y met pas« .

Par là, la « démonstration » de Barbey d’Aurevilly, en déduit Sylvain Venayre, « passait par un partage entre les récits de voyage qui méritent d’être lus, et ceux qui ne le méritent pas« . Et « ce passage ne reposait plus sur ce que le voyageur avait vu, mais sur la façon dont il l’avait décrit« , indique-t-il page 469.

« Le voyage prenait place au nombre des muses inspiratrices. Dans Le Rhin, Victor Hugo parlait à ce propos de la musa pedestris et, par la suite, plusieurs auteurs de récits de voyage s’y référèrent à leur tour. On réitérait l’impératif de la marche à pied, hérité des arts apodémiques, mais on en faisait maintenant, dans une célébration rousseauiste de la promenade, la condition essentielle de l’inspiration« , poursuit Sylvain Venayre, page 470. « On va et on rêve devant soi« , écrivait Hugo, « la marche berce la rêverie ; la rêverie voile la fatigue. La beauté du paysage cache la longueur du chemin. On ne voyage pas, on erre. À chaque pas qu’on fait, il vous vient une idée. Il semble qu’on sente des essaims éclore et bourdonner dans son  cerveau.« 

Du moins pour certains des écrivains d’alors, « la création poétique était devenue l’horizon véritable du voyage« , conclut ici l’auteur.

Qui poursuit son analyse ainsi, page 471 :

« En réalité, le « poète » en voyage était moins un versificateur qu’un auteur capable de dire, sur le spectacle du monde, autre chose que le commun des voyageurs. » Et « cette stratégie littéraire était aussi, bien sûr, une stratégie de distinction«  _ à l’heure de la course à la différence, sinon la recherche d’une authentique singularité, sur le marché de l’art et de l’édition… « Les écrivains qui s’adonnaient au genre nouveau de la littérature de voyage entendaient affirmer la singularité de leur style _ « ou l’homme même« , selon la formule plus profonde de Buffon _ dans le cadre d’un marché désormais _ de fait ! _ très concurrentiel« .

Et « dans ces conditions, page 474, le meilleur auteur de récit de voyage était celui qui était le plus capable de transcrire, par des mots, la vérité de la sensation provoquée par un paysage ou une scène ». Et donc « la transformation du paysage _ ou de la scène captée par le regard du voyageur _ en littérature impliquait la maîtrise d’un art particulièrement difficile. Rien de moins simple, en effet, que de « provoquer dans l’esprit du lecteur un travail analogue à la révolution que la vue des lieux opère en lui-même », pour le dire comme Custine.« 

Ou, page 474 encore, comme Lamartine (toujours en son Voyage en Orient) : « Voyager, c’est traduire : traduire à l’œil, à la pensée, à l’âme du lecteur, les lieux, les couleurs, les impressions, les sentiments que la nature ou les monuments humains donnent au voyageur. Il faut à la fois savoir regarder, sentir et exprimer ; et exprimer comment ? non pas avec des lignes et des couleurs, comme le peintre, chose facile et simple ; non pas avec des sons, comme le musicien ; mais avec des mots, avec des idées qui ne renferment ni sons, ni lignes, ni couleurs. »

Et par leur style comme improvisé et ouvert aux surprises, « les récits » de voyage de ce temps, « se donnaient comme des flâneries, des zigzags _ Théophile Gautier retient ce terme _, des vagabondages, des déambulations incertaines qui célébraient l’écart et la discontinuité« , page 479, face à l’enchantement désiré et ressenti de la surprise, et le charme de l’imprévu, lors de tels voyages de « poètes » pratiquant dans l’espace des lieux à découvrir comme dans leurs gestes d’écriture, cette sprezzatura

Lesquels, « ce faisant, célébraient tout à la fois la singularité de leurs voyages, celle de leur style,

mais aussi celle de leur vie et de la conception qu’ils se faisaient de celle-ci » ;

et qui « bâtirent des théories sur le voyage d’autant plus sérieuses que leur époque avait fait du voyage, plus que jamais auparavant _ et à travers tant les facilités qui s’offraient, que les difficultés que de tels voyages alors offraient, aussi, pour les uns et pour les autres… _, une métaphore de la vie d’écrivain«  : ainsi se termine le chapitre XV et dernier, juste avant les conclusions, plutôt d’ordre épistémologique à propos du travail d’historien, du court chapitre de « Conclusion » et de synthèse, de ce très riche Panorama du voyage (1780-1920) _ mots, discours,figures de Sylvain Venayre…

Reste à préciser ce qu’est devenu le voyage, tout comme le récit de voyage, dans la nouvelle époque : celle d’après 1920…

Et à reconsidérer à la lumière de ces analyses de l’histoire du voyage, et des récits de voyage, entre 1780 et 1920, ce qu’il en est de nos voyages (et de nos récits de voyage) aujourd’hui,

et cela, qui que nous soyons, les uns et les autres, à arpenter en zigzag, comme a pu aimer le faire un Théophile Gautier, le labyrinthe des calli de Venise…

Bref, le voyage est fondamentalement affaire de rencontre _ complexe, riche… _ entre une curiosité, à la fois cultivée _ si possible sans lourdeur, mais ludique, joyeuse, légère… _, mais aussi toujours, fondamentalement, ouverte, d’une part, et, d’autre part, une altérité d’une richesse infinie, inépuisable _ ludiquement aussi… _, des lieux et des personnes, que procure le déplacement hors de chez soi du voyage…

L’expérience de la vie fournissant à qui apeu à peu _ appris ainsi _ et continue, plus encore, d’apprendre _ la fantaisie du voyageur à user, avec à la fois liberté et pertinence, de tous ses sens _ et de tout son esprit : peut-on les dissocier ? _, un fonds inépuisable et juvénilement joyeux d’aliments féconds pour s’épanouir lui-même toujours davantage de _ et avec _ tout cela _ ainsi que tous ceux-là…

Voilà ce que pourrait être l’art de (bien) voyager _ et (bien) vivre…

Ou encore (bien) respirer.

Ainsi rappellerai-je, pour finir, ces mots sur le « bien respirer » de Henri de Régnier, déjà cités plus haut, en la présentation de son Altana ou la vie vénitienne (1899-1924), en 1928 :

« Pourquoi, dès que je respire l’air vénitien, éprouvè-je ce plaisir à vivre où les actes les plus insignifiants et les pensées les plus quotidiennes prennent une valeur particulière, un sens exceptionnel et me communiquent un bien-être inaccoutumé ? »… Respirer cet air libre-là nous fait aussi du bien…

À chacun d’entre nous, en se déplaçant un peu loin de chez lui, et avec un peu de chance, en fonction de la convenance découverte sur place, des lieux et des personnes _ et non calculable au départ _, d’apprendre peut-être _ et c’est aussi un jeu ! _ où rencontrer et trouver, avec cet air-là, cette ample et joyeuse respiration-là.

Il me semble que c’est aussi ce que peut apporter, avec un peu de chance encore, l’art _ qui n’est pas une technique : et cela, la modernité le sait moins bien… _ du bien voyager (et bien rencontrer), en vue de ce qui aide ainsi à mieux respirer…

Et je ne saurais oublier, non plus, ce que dit _ et qui a pleinement à voir avec cela ! _ de la vie (et de la liberté) à Venise en particulier, dans son Dialogue avec les morts, le cher Jean Clair…


Titus Curiosus, ce 31 octobre 2012

Post-scriptum :

Sur la « vie vénitienne » des Vénitiens,

on trouvera d’agréables (et réalistes) repérages de terrain un peu tous azimuts, et pas seulement du côté des lieux que fréquente la foule principale des touristes, dans deux livres, dit l’un d' »Itinéraires« , l’autre, de « Promenades« , à partir d’œuvres plutôt populaires ; dans un cas, les bandes-dessinées du Vénitien Hugo Pratt, avec son personnage de Corto Maltese ; l’autre, les romans policiers de l’américaine installée à demeure à Venise, Donna Leon, avec son personnage du commissaire Brunetti.


Le premier, par Hugo Pratt, Guido Fuga et Lele Vianello, s’intitule Venise _ Itinéraires avec Corto Maltese, aux Éditions Casterman ;

le second, par Toni Sepeda, Venise, sur les traces de Brunetti _ 12 promenades au fil des romans de Donna Leon, aux Éditions du Seuil.

On y respire un peu quelque chose de la saveur des quartiers où aller vagabonder…

 

OPA et titrisation réussies sur « l’art contemporain » : le constat d’un homme de goût et parfait connaisseur, Jean Clair, en « L’Hiver de la culture »

12mar

Avec L’Hiver de la culture, qui paraît ce début mars aux Éditions Flammarion (dans l’incisive collection Café Voltaire !),

Jean Clair nous livre un aussi sobre que brillantissime constat

en même temps qu’un lumineux et essentiel historique, parfaitement informé, et plus encore d’une admirable justesse !

de ce qu’est devenu, pour le principal, à partir d’une OPA rondement menée et admirablement réussie, l’actuelle titrisation de l' »Art contemporain«  _ de marque certifiée (et dûment estampillée !) conforme ! _ au sein des Arts plastiques

_ pas mal ravagés, en effet : beaucoup d’« artistes«  vrais (!), eux, ayant « disparu« , « sacrifiés«  à « la circulation et la titrisation d’œuvres (…) limitées à la production , quasi industrielle, de quatre ou cinq «  hyper-habiles faiseurs triés par « l’oligarchie financière mondialisée«  qui en « décide«  : ces expressions-clé se trouvent, elles, à la page 104 ; « morts sans avoir été reconnus« , et « désespérés souvent de cette ignorance« , conclut son rapport sur l’état présent de l’« art contemporain«  Jean Clair, page 141, terminant le livre par : « c’est pour eux que ce petit livre aura été écrit«  _,

aujourd’hui :

le « constat« 

_ soit une « promenade d’un amateur solitaire à travers l’art d’aujourd’hui, ses manifestations, ses expressions. Constat d’un paysage saccagé, festif et funèbre, vénal et mortifiant« , ainsi que le présente excellemment la quatrième de couverture !!! _,

d’un homme de (vrai) goût, parfait connaisseur, et on ne peut plus et mieux expert de ces « affaires« ,

est tout bonnement implacable

en sa complète justesse _ hélas : quant à l’imposture parfaitement (= machiavéliennement ! re-lire toujours les fondamentaux, dont Le Prince…) réalisée il y a déjà quelque temps et plus que jamais en vigueur aujourd’hui… _,

qui nous met sous le nez, et imparablement soumet et montre à notre regard _ qui n’en peut mais, il n’y échappe pas… _ de lecteur, l’essentiel !


Ce petit livre de 141 pages est ainsi décisif :

le roi (des affaires ! _ de ce marché (lui aussi très juteux pour qui sait y bien opérer-manœuvrer) qu’est « la culture« , ici en la branche des « Arts plastiques« ) est _ bel et bien _ nu !

A poil !

Sans le moindre appareil _ qui (nous) dissimulerait encore quoi que ce soit de sa peau ainsi dé-masquée…

Un peu à la façon, à la fin de Gorgias

_ aux pages 303 à 311 de l’édition Garnier-Flammarion en la traduction de Monique Canto-Sperber ; voici le texte (assez parlant !) de la quatrième de couverture : « Sans doute le plus animé et le plus féroce des dialogues platoniciens dans lequel Platon s’attaque au fondement de la démocratie et esquisse une nouvelle forme de pouvoir. Il se veut le protocole éthique _ voilà ! _ d’un engagement politique _ qui soit mieux fondé ! que celui qui a présentement cours… _ et débat donc des conditions  _ vraies _ du gouvernement de soi et des autres. Le ton du Gorgias est particulièrement violent, et pas seulement à l’égard de la rhétorique. Le dialogue formule une des critiques les plus radicales qui aient été adressées à la démocratie athénienne, à ses valeurs dominantes et à sa politique de prestige. En effet, Socrate s’en prend à tous les aspects de cette politique, du plus concret au plus idéologique. Mais l’essentiel de la critique vise la condition qui donne à la démocratie athénienne ses principaux caractères. Or cette condition est la même que celle qui assurait l’influence de la rhétorique. Il s’agit de la foule comme sujet dominant de la scène politique _ en son ignorance et sa crédulité… Le gouvernement de la liberté est un gouvernement de la foule, c’est-à-dire de l’illusion, du faux-semblant et de la séduction _ voilà ! La critique de la rhétorique débouche donc directement sur la critique de la démocratie« … _,

de Platon nous faisant montrer par Socrate, le jugement dernier (des âmes), outre-tombe, au royaume des morts : jugés et juges (Minos, Rhadamante et Eaque, tous trois rien moins que fils de Zeus…) sont, tous et également, nus : « rien qu’une âme qui juge une âme« , dit Zeus, ayant « laissé sur la terre » tout le « décorum«  qui « impressionne les juges » ordinairement… : car « c’est _ un tel dé-pouillement _ le seul moyen pour que le jugement soit juste« …

Quant aux « ravages » accomplis,

je relèverai simplement la très simple et retenue _ sans pathos _ conclusion de Jean Clair, à l’avant-dernier alinéa, page 141 :

« Les gesticulations convenues des gens d’Église et des fonctionnaires d’État admirant _ volontiers très publiquement assez fréquemment _ l’« art contemporain » _ objet du tout dernier chapitre, « Les Deux piliers de la folie« , pages 127 à 141 _, si contraires à leurs fonctions et à leur mission _ officiellement de fondation-légitimation, et civilisatrices _, évoquent les pantomimes burlesques des Fêtes des Fous lorsque le Moyen Âge touchait à sa fin.« 

Et Jean Clair alors de splendidement _ et douloureusement _ conclure, au dernier alinéa, tout l’essai _ et voici, cette fois, la phrase en son entier _ :

« Cela aurait peu d’importance _ en matière de fond (des choses) !

Mais entre-temps _ et en partie en conséquence plus ou moins directe de cela : un point à un peu mieux établir… _, combien d’artistes, dans le siècle qui s’est achevé et dans celui qui commence,

incomparablement plus maltraités _ via le baillon du silence-radio de toutes les presses, d’abord… _ que leurs compagnons _ d’infortune _ de la fin de l’autre siècle qu’ont avait appelés _ presque aussitôt _ des artistes « maudits »,

ont-ils disparu _ voilà ! : dans le gouffre-vortex du néant de la renonciation aux œuvres, tout d’abord, de leur part : et là, est bien le premier rédhibitoire ! hélas… : s’arrêter, pour un artiste vrai, d’œuvrer ! _,

sacrifiés _ voilà ! _,

dans l’indifférence _ voilà !.. _ des pouvoirs supposés les aider,

morts sans avoir été reconnus _ des autres _,

désespérés trop souvent _ tous n’ayant pas, en effet, la rare force d’âme du génial Lucien Durosoir (1878-1955), musicien plus qu’indifférent, lui (carrément immunisé contre…), à l’exécution en concert de ses compositions, se contentant de (et se concentrant à…) parfaire chaque œuvre sur le papier de son écriture, et remisant, admirablement confiant, les manuscrits (très) achevés en son « tiroir« , pour une postérité un peu plus curieuse et soucieuse seulement de la qualité de l’Art (l’œuvre !) ; et non plus du (misérable !) savoir-vendre de l’artiste !.. Sur Durosoir, cf mes précédents articles ; par exemple celui-ci, du 25 janvier 2011 : Les beautés inouïes du “continent” Durosoir : admirable CD “Le Balcon” (CD Alpha 175) _ de cette ignorance _ les rongeant, à détruire certains d’entre d’eux.

C’est pour eux que ce petit livre aura été écrit« …

Voilà pour cette introduction à ce livre imparable, en la justesse et la force de sa lumière,

de Jean Clair…

Le chapitre crucial de l’essai

est très probablement, à mes yeux, le chapitre VII, pages 95 à 109 : « La Crise des valeurs » _ loin de n’être qu’« esthétique«  ; ou circonscrite aux Arts, cette « crise«  !.. Et c’est là un élément on ne peut plus décisif du « constat«  (éclairant !) qu’est ce livre : quant au « sens«  même du « vivre«  : rien moins !..

Car c’est bien, en effet, du « sens » même du « vivre« , de l' »exister », du « faire » et du « sentir« , humainement ou in-humainement _ voilà ! _, qu’il s’agit,

soit affronter et renverser le nihilisme !,

en cette question de la hiérarchie des « valeurs« , et de leur « crise » actuelle (et indurée)…

La référence, page 102-103 au Schaulager de Bâle

_ « Le Schaulager de Bâle (…) n’est pas une collection au sens propre, c’est-à-dire un ensemble à peu près fixe et inventorié, mais plutôt un stock d’œuvres qui varie, s’agrandit ou se vide. Une exposition publique mais discrète permet chaque année à quelques invités de découvrir les modèles dont l’obscurité du bâtiment garde les prototypes. Parallèlement la Foire de Bâle, dont on ne peut comparer les stands qui se succèdent qu’aux présentations d’été des grands couturiers, montre des productions voisines mais de plus grande série et plus facilement portables. Les responsables de la Foire, au long des années, ont d’ailleurs fini par éliminer de leur sélection les galeries dont l’orientation esthétique n’était pas jugée assez proche de ce qui peut se voir dans le Schaulager. Le système _ c’est est un ! fort cohérent ! _ a été verrouillé« _,

reprend l’analyse de cette institution (très discrète) , entamée page 20,

alors à travers la question de l’architecture muséale :

dans le cas de la forme architecturale du bâtiment de ce Schaulager bâlois,

il s’avère qu’il s’agit d’une forme architecturale « simple, sévère et fonctionnelle, sans presque aucune ouverture sur l’extérieur comme il se doit : ce lieu qui n’est « ni » ceci _ « ni un musée«  _ « ni » cela _ « ni un entrepôt«  : selon le discours officiel de cet « établissement privé«  sur son propre statut… _, mais qui se referme et sur le secret de ses trésors et sur la discrétion de ses opérations« ,

une forme qui « ne pouvait qu’adopter la géométrie des coffres bancaires« , lit-on au final de la page 21 _ dès le tout premier chapitre de l’essai, intitulé « Les Instruments du culte » ;

cf, ceci, page 10 :

« Églises, retables, liturgies, magnificence des offices : les temps anciens pratiquaient la culture du culte.

Musées, « installations », expositions, foires de l’art : on se livre aujourd’hui au culte de la culture.

Du culte réduit à la culture _ d’abord _,

des effigies sacrées des dieux aux simulacres de l’art profane _ ensuite, en la modernité _,

des œuvres d’art aux déchets des avant-gardes _ maintenant, en la post-modernité _,

nous sommes en cinquante ans _ soit de 1960 à 2010-11… _,

tombés

dans « le culturel » :

affaires culturelles, produits culturels, activités culturelles, loisirs culturels, animateurs culturels, gestionnaire des organisations culturelles, directeurs du développement culturel, et, pourquoi pas ? : « médiateurs de la nouvelle culture », « passeurs de création », et même « directeurs du marketing culturel »

Toute une organisation complexe _ sur modèle ecclésial : en visée de gestion d’un sacré de substitution, en quelque sorte… _ de la vie de l’esprit, disons plutôt des dépouilles de l’ancienne culture,

avec sa curie, sa cléricature, ses éminences grises, ses synodes, ses conclaves, ses conciles, ses inspecteurs à la Création, ses thuriféraires et ses imprécateurs, ses papes et ses inquisiteurs, ses gardiens de la foi et ses marchands du temple.

Au quotidien,

comme pour faire poids à cette inflation du culturel,

on se mettra à litaniser _ voilà, en cette novlangue que sut admirablement pointer, dès 1948, George Orwell, in 1984 _ sur le mot « culture » : « culture d’entreprise », « culture du management » (dans les affaires) _ etc. : j’abrège…

Cent fois invoqué, le mot n’est plus que le jingle _ voilà ! _ des particularismes, des idiosyncrasies, du reflux gastrique,

un renvoi de tics communautaires,

une incantation des groupes, des cohortes ou des bandes qui en ont perdu l’usage _ voilà le retournement basique de la novlangue !

Là où la culture prétendait à l’universel,

elle n’est plus que l’expression de réflexes conditionnés _ très basiquement pavloviens ! _,

de satisfactions zoologiques«  : nous y reviendrons (ce point-là étant loin d’être marginal) ; fin de l’incise ;

revenons à l’institution du Schaulager bâlois, page 21 :

« Le Schaulager à Bâle est un vaste bunker de béton, édifié dans les faubourgs de la ville patricienne, qui abrite quelques milliers d’œuvres d’« art contemporain », sélectionnées et calibrées _ voilà ! _ comme des légumes d’élevage.

C’est un établissement privé _ oui ! _ qui affirme n’être « ni un musée ni un entrepôt » _ voilà pour le ni-ni !.. _, mais pourtant se dédier _ noblement, sinon sacralement !.. _ « à la créativité et à la transmission _ voilà surtout… _ de l’art contemporain ».

De fait, c’est sa mission,

mais elle s’accomplit sur un mode discret.

Il ne se visite pas,

sinon par autorisation spéciale, délivrée principalement à des professionnels du milieu de l’art _ j’adore cette expression.

Cela explique qu’on en parle si peu _ dans les médias :  comme on parle très peu de tout pouvoir réel : le silence et l’ombre sont les conditions (cf la leçon machiavélienne de pragmatisme…) de l’agir efficace _, alors qu’il est devenu _ très vite _ un rouage essentiel _ tout fonctionnant ainsi _ du marché  _ nous y voilà ! Vive la Suisse et son secret bancaire… N’est-ce pas, Jean Ziegler ?

Il est à l’art _ voilà ! ce Schaulager-ci… _ ce que la banque est à l’argent,

un saint des saints où quelques initiés décident _ voilà : un lieu de pouvoir ! _ des cours et des investissements«  _ à la jointure de l’économique et de l’artistique : voici l’étalon-or (et/ou nerf de la guerre) au centre névralgique, ou plutôt cérébral, de toute cette « affaire«  !..

Jean Clair,

au-delà de ce cas très discret, mais bien plus qu’exemplaire, révélateur !, de ce qui se décide et se fait très effectivement en matière d’affaires d' »art contemporain« ,

du Schaulager de Bâle,

souligne excellemment qu’un tournant du devenir des musées (et du choix de leurs fonctions) s’accomplit _ très vite, déjà _ « en cinq ou six années » (page 32, dans le chapitre « Le Musée explosé« ) peu après Mai 68, en France :

« Mai 68 ne marquait pas l’avènement _ désiré par quelques uns _ d’une société égalitaire et fraternelle, exaltant une pensée populaire grâce à laquelle les musées devaient, comme l’avaient voulu les artistes d’avant-garde, exploser et s’ouvrir à la vie. Il ne provoqua _ de fait, voilà… _ que le charivari _ seulement réactif : un symptôme !.. _ qui, dans les sociétés traditionnelles, accompagne les nouveaux mariés. Mais, cette fois, le mariage _ en voie (déjà avancée) de consommation dès cette décennie des années 60, donc… _ unit la société française _ et ses représentants politiques dans les institutions de pouvoir de l’État : les Georges Pompidou, et Valéry Giscard d’Estaing, au premier chef, avant bien d’autres : le premier créa ce qui fut baptisé après sa mort « Centre Pompidou«  ; le second, le musée d’Orsay… _ au capitalisme international. (…) C’est le monde ancien tout entier, rural et ouvrier, qui fut emporté _ voilà ! _ en cinq ou six années« .., pages 31-32…


Que cherche alors, désormais _ et à l’autre bout de la chaîne de l’Art… _, « le pèlerin moderne, le gyrovague artistique,

l’automate ambulatoire qui itinère _ de musée en musée, d’abord… _ du Louvre jusqu’à Metz, de Londres à Bilbao et de Venise _ ville d’où je reviens du colloque « Lucien Durosoir« , au Palazzetto Bru-Zane les 19 et 20 février derniers : mais, de fait, je préférai, lors de mon temps libre à Venise, arpenter et parcourir les divers quartiers (surtout ceux vierges de foule de touristes), et découvrir l’intérieur (presque trop riche) des églises, plutôt que de suivre le rituel assez ennuyé des visiteurs de musées… _ au MoMA,

celui qu’incarnaient jadis, au mieux, Ruskin ou Byron,

ou bien, à présent, les passagers des tour operators,

que cherche-t-il ?

Quel salut _ le mot parle ! _

de la contemplation _ qui s’y adonne ? qui s’en donne le vrai temps ? _ d’œuvres

qui seraient, à elles seules _ dans quelle mesure (hors mesure !) ?.. _, la récompense _ en effet : tel un gain substantiel (et vrai ! par un effet profond, « comblant« , et durable de « présence«  incorporée !..) d’humanité ! _ de ces migrations ? « , page 53 ;

avec cette réponse, page 54 :

« On y découvre _ en ces musées de par le monde (contemporain) _ un désarroi commun, une solitude augmentée _ chez la plupart des visiteurs _, quand la croyance a disparu«  _ dans la désertification en expansion continue (cf Nietzsche : « Le désert croît« …), sinon irrésistible (Nietzsche en appelait, lui, au sursaut du sur-humain, en son Zarathoutra, un livre pour tous et pour personne…), du rouleau-compresseur du nihilisme… La beauté ne devenant plus qu’un vague décorum esthétique : réduit en quelque sorte à l’ordre seulement de l’agréable… Cf ici Kant (qui ne se faisait pas à la réduction du beau à l’agréable !), et sa Critique de la faculté de juger

Jean Clair commentant cette situation-là

ainsi, toujours page 54 :

« Ainsi des religions quand elles se mouraient,

dont les pèlerinages n’étaient plus là que pour cacher _ encore un peu _ le vide de leur liturgie et la pauvreté de leur consolation.

La multiplication de ces brimborions _ voilà ! ridicules ! et il faut en rire publiquement ! Comme l’enfant des Habits neuf du roi d’Andersen… _ de l’art contemporain

qui envahissent à présent les châteaux de Versailles

_ cf mon article du 12 septembre 2008 à propos de l’installation Jeff Koons à Versailles : Decorum bluffant à Versailles : le miroir aux alouettes du bling-bling ; mais aussi celui du 2 septembre 2008 sur la cohabitation de Ben et de Cézanne à l’Atelier Cézanne du chemin des Lauves, sur les hauteurs d’Aix… : Art et tourisme à Aix _ la “mise en tourisme” des sites cézanniens (2)… ; et aussi celui-ci, du 10 septembre 2008 : De Ben à l’Atelier Cézanne à Aix, à Jeff Koons chez Louis XIV à Versailles _

et les palais de Venise _ le Palazzo Grassi ; La Dogana di mare… _,

est à la modernité finissante

ce que l’imagerie sulpicienne fut

au christianisme moribond _ parfaitement ! de sinistrement tristounets clichés…

Le musée semble _ ainsi _ offrir le parfait objet de cette croyance _ vacillante, faiblarde _ universelle, identique en tout lieu, prête à offrir le salut _ d’une émotion seulement « esthétique«  ; jointe à l’agrément du tourisme (international, mondialisé !) plus ou moins balisé et formaté, avec ses paraît-il must !.. _ à tous et dans l’instant _ ce point est essentiel ; du fait que non seulement pour la plupart d’entre nous désormais time is money ; mais aussi et surtout que tout s’accélère… ; cf l’excellent Accélération de Hartmut Rosa, paru en traduction française aux Éditions La Découverte… _,

et qui remplacerait la patiente instruction _ formatrice du goût, elle ; et de l’aptitude à « sentir«  et « expérimenter«  (dans le temps de la vie : mais en est-il donc d’autre, de temps ?) l’éternité, aussi ! selon la leçon magnifique et essentielle (!) de l’Éthique de Spinoza… _ qui ne se donnait qu’à ceux _ ne cessant, toute la vie durant, de « se cultiver« , avec patience, voire passion vraie… _ qui respectaient la lenteur des règles et la diversité des multiples langues _ constituant, en effet, une vraie « culture«  : incorporée !..

A l’inverse des mots _ et des phrases, en leur générativité : qui prennent toujours un minimum de temps (à la différence des envois de SMS) ; lire ici le grand Chomsky… _, toujours soupçonnés d’imposer un ordre _ « fasciste« , a-t-il malencontreusement échappé, un jour à Barthes, qui s’est, plus heureusement, repris plus tard là-dessus… _ et de réclamer un sens _ mais c’est bien le moins !.. _,

l’œuvre _ des arts plastiques, tout au moins (et « d’art contemporain« …) : Jean Clair en distingue, au chapitre VI, « L’action et l’Amok », les cas des œuvres de musique et de danse, davantage « incorporatrices« … ;

pour la photo, je renvoie à l’« incorporation«  de la vie et de ses mouvements, mais oui !, dans l’œuvre (jusqu’au flou…) de mon ami Bernard Plossu ; cf, par exemple, mon article du 27 janvier 2010 sur le livre (aux Éditions Yellow now) et les expos (au FRAC de Marseille et à La NonMaison de mon amie Michèle Cohen, à Aix-en-Provence), admirables !, Plossu Cinéma : L’énigme de la renversante douceur Plossu : les expos (au FRAC de Marseille et à la NonMaison d’Aix-en-Provence) & le livre “Plossu Cinéma_,

plutôt qu’un savoir à acquérir _ et « incorporer« , donc _,

posséderait le privilège, le pouvoir, la magie de se livrer sans peine _ au dilettante : l’adepte du plaisir sans peine : surtout jamais la moindre « peine«  ! _,

dans une profusion de significations possibles et contradictoires _ ludiquement ! quelle fête !.. Quelle caricature-là de « liberté«  ! à pleurer de cette fausseté ! _

qui répond au goût contemporain d’abolir _ sociologiquement, du moins : à la Bourdieu… _ les distinctions, les hiérarchies et les frontières _ au profit de la nuit dans laquelle toutes les vaches sont noires…

A quoi bon l’histoire, la géographie,

à quoi bon la lecture ?

A quoi bon tant d’efforts

quand tout paraît _ bien illusoirement : ici, lire Freud, L’Avenir d’une illusion _, comme ici, livré _ et sans le moindre effort de soi _ d’un coup ?

Le monde ancien _ celui de la culture : humaniste… _ était lent et discursif. Le monde moderne _ ou post-moderne _ en une seconde prétend s’ouvrir _ de lui-même _ aux yeux _ bonjour les gogos ! Triomphe de la photo, de l’écran, de l’affiche, du schéma, du diagramme, du plan _ du moins de leurs usages immédiats paresseux et lâches…

Au mot, qui était mémoire et mouvement _ voilà ; cf Chomsky ; et Bernard Stiegler : passim… _, on substitue, impérieuse, immédiate, immobile, imposée _ surtout : à la passivité anesthésiée _, l’image _ cf ici l’admirable travail de la chère Marie-José Mondzain : Homo spectator Là où il y a un tableau, il n’y aurait plus besoin de mots. Ce qui est vu efface _ voilà ! _ ce qui est lu ; pire encore, se fait passer _ on ne peut plus mensongèrement _ pour ce qui est su. Le tableau dresse un écran que l’on voudrait protecteur entre le monde _ et le réel, donc ! tenu à distance, et demeurant inconnu : c’est bien là un dispositif efficace d’obscurantisme !.. _ et soi « , pages 54-55,

au sein du chapitre IV, « Les Abattoirs culturels » ;

la formule donnant son titre à ce chapitre étant empruntée à l' »érudit libertin » et « créateur du musée, aujourd’hui disparu, des Arts et Traditions populaires« , Georges-Henri Rivière, au début des années soixante-dix ; et la citation se trouve au final du chapitre, aux pages 59-60 :

« Le succès _ vrai ! _ d’un musée ne se mesure pas au nombre de visiteurs qu’il reçoit, mais au nombre de visiteurs auxquels il a _ vraiment _ enseigné _ non superficiellement _ quelque chose. Il ne se mesure pas au nombre d’objets qu’il montre, mais au nombre d’objets qui ont pu être _ vraiment _ perçus par les visiteurs dans leur environnement humain _ vrai. Il ne se mesure pas à son étendue, mais à la quantité d’espace que le public aura pu raisonnablement _ = vraiment _ parcourir pour en tirer un véritable _ voilà le concept décisif ! il est de l’ordre du qualitatif, pas du quantitatif ! _ profit. Sinon, ce n’est qu’une espèce d' »abattoir culturel » »  _ voilà !..

Il existe aussi des personnes qui osent dire la vérité ;

et pas seulement rien que des carriéristes inféodés à leurs (tout) petits et misérables ! intérêts..,

après lesquels _ « Après nous, le déluge !«  ; ou encore les vacances ad vitam aeternam aux Seychelles… _ le monde peut bien, à la Néron incendiant Rome, disparaître : tout entier et à jamais…

Le chapitre V, « Le temps du dégoût« , montre, alors, excellemment comment les objets de rebut, les excrétions digestives, ont fait leur entrée en fanfare (ou bling-bling) dans les lieux et milieux les plus prestigieux ;

page 64 : « Les institutions muséales les plus prestigieuses, le Louvre et Versailles, en premier lieu, devaient _ dans la course au succès ! et aux revenus du tourisme : quelle industrie prospère ! et au si bel avenir… _ devenir des galeries _ d’exposition up to date_montrer _ aussi ! _ la création « vivante ». Dans un élan conjoint, ces lieux de mémoire qui avaient fini par perdre leur sens en oubliant leurs origines, tentèrent _ donc : pour un pari juteux (du moins pour les quelques « initiés«  qui allaient s’en mettre plein les poches : mais y a-t-il autre chose que cela qui « vraiment«  les « intéresse » ?.. _ de suivre une cure de rajeunissement en imposant, contre tout bon sens, l’idée que les créations les plus audacieuses, les plus choquantes, les plus immondes, les plus idiotes souvent de l’art d’aujourd’hui s’inscrivaient, sous la griffe distinctive _ voilà le truc : la marque, le logo ! _ d’« art contemporain », dans l’histoire des chefs d’œuvre d’autrefois. A défaut de pouvoir continuer sa propre histoire, qui était, on l’a vu, forclose, le musée devint ainsi l’agent, le promoteur, l’impresario d’une histoire fabriquée » _ mensongère, falsifiée autant que falsificatrice (de l’Art et de la culture) : page 64, donc….

Et Jean Clair de prendre alors l’exemple d’un Jeff Koons : après son mariage, puis sa séparation d’avec la fameuse Cicciolina

_ « Cicciolina est le surnom donné à une jeune fille rose et fondante, mais qui désignait peut-être plus précisément une partie de son anatomie qu’elle exposait sans gêne _ voilà ! un exhibitionnisme : vendeur… _ et qu’en latin, vu son apparence, on appelait souvent le petit cochon. La Cicciolina fit la fortune de l’homme avec qui elle s’affichait alors _ cf le livre très important de Michaël Foessel, La Privation de l’intime ; plus mon article du 11 novembre 2008 : la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie : ces phénomènes font système !.. _, dans les années quatre-vingt, un certain Jeff Koons, dadaïste attardé, qui se plaisait à façonner de petits cochons roses en porcelaine. La Cicciolina fut élue député au Parlement de Rome ; puis, devenue mère, coule aujourd’hui, retirée du monde, des jours de mamma comblée » ; fin de l’incise « Cicciolina« , page 65.

« Jeff Koons est entre-temps _ en effet _ devenu l’un des artistes les plus chers _ nous y voici ! _ du monde. La mutation s’est faite à l’occasion des transformations d’un marché d’art _ voilà ce dont il s’agit ! _ qui, autrefois réglé par un jeu subtil de connaisseurs, directeurs de galeries d’une part et connaisseurs _ vrais _ de l’autre, est de nos jours _ désormais _ un mécanisme _ très finement huilé et hyper-efficace _ de haute spéculation financière _ ici aussi ! _ entre deux ou trois _ guère plus ! _ maisons de vente et un _ tout _ petit public de nouveaux riches _ acheteurs, vendeurs et revendeurs : sur ces marchandises-là aussi…

Jeff Koons s’affiche _ l’image (= le logo identifiable) est le medium privilégié (en puissance d’extension, mondialisée, comme en rapidité de transmission !) de la publicité ; et l’exhibition simplifiée jusqu’à la caricature facilite l’identification du spectateur attrapé (médusé) : la plus rudimentaire et grossière possible, pour l’immédiateté du réflexe conditionné de peu regardants peu regardeurs !.. _ aujourd’hui,

non plus échevelé comme les artistes romantiques,

moins encore nu et ensanglanté comme les avant-gardistes des années soixante-dix,

mais comme un trader de la City, attaché-case à la main et rasé de frais, _ parfaitement _ adapté _ voilà _ à son nouveau public _ et clientèle ! _ et totalement fondu en lui comme un homo mimeticus » _ ce qui favorise, nous y voici, l’élémentaire (= simpliste) identification, vite fait, bien fait (et mortifèrement ludique ! cf ici les fortes intuitions de Philippe Muray : un bien festif « Après nous le déluge !«  ; cf en particulier, de Muray, le fort réjouissant Festivus festivus…) a minima _, page 65.

C’est que « la consécration _ lui _ était venue _ mutation d’image magique ! par adjonction d’« onction«  d’aura archi artificielle !.. _ par Versailles. On l’y exposa, on l’y célébra, on l’y décora ; demain peut-être on l’y vendrait _ on va (et très vite) y venir : on commence déjà à vendre des morceaux immobiliers de ce patrimoine national…

Jeu spéculatif à l’accoutumée : des galeries et des intérêts privés financent _ oui : ils « investissent » !.. _ une opération _ promotionnelle, (hyper-luxueux !) marketing aidant… _ dont une institution publique comme Versailles semble _ bien sûr : la confiance (des gogos = la crédulité !) est nécessaire à ce (gros) jeu-là… _ garantir le sérieux ; on gage des émissions éphémères et à haut risque _ tout de même ! _ sur une encaisse-or qui s’appelle le patrimoine national«  _ résultat des courses : ni vu, ni connu, l’opérateur, en cette nuit (de l’art) où toutes les vaches sont devenues semblablement (= également !) noires ! par un tel tour de passe-passe « égalisateur« , ici à très haut prix (de vente) !.. ; page 66.

Et « Koons à Versailles ou à Beaubourg n’est que l’exemple _ en effet ! _ d’une longue série de phénomènes _ de sur-cotation (astronomique : jusqu’au vertige ; pour les autres, surtout, qui n’ont pas ces moyens : ils en sont ébaubis…) ! _ semblables. (…) Pas moyen, naguère, de visiter une exposition au musée d’Orsay sans se voir imposer _ par toute simple (= toute bête) contigüité ! il suffisait donc d’y penser… _ l’œuvre d’un minimaliste pour vous convaincre _ ou persuader _ que Böcklin ou Cézanne n’avaient jamais fait que l’annoncer _ ah ! les « précurseurs«  en Art : tout se tient ; pourvu qu’on y ait été un minimum « initié«  (…) Le Louvre a cédé son nom _ son logo : cf le livre de Naomi Klein, No logo, la tyrannie des marques... Encore fallait-il qu’il fît la preuve que ce nom _ cette marque, ce logo bien identifié et excellemment reconnu (l’« Art » !) sur la place des valeurs (d’abord marchandes : vive la confusion !) : ici le nom « Musée du Louvre«  _ était devenu la griffe des produits de la plus haute modernité«  _ puisque tel est ici le nec plus ultra

« Jeff Koons n’est que le terme d’une longue histoire de l’esthétique moderniste qu’on appelle aujourd’hui le décalé » _ sur un marché sur lequel il importe de « se distinguer«  (un minimum…) des concurrents ; ensuite, il ne suffit pas de « se décaler«  pour accéder, rien qu’ainsi, à une vraie « singularité«  de l’œuvre même ! à un (« vrai« ) style d’auteur ! C’est que la probité joue encore, et résiste, plus que jamais, ici ; à l’inverse des modes, versatiles, elles… _, page 67.

« L’usage du mot « décalé » dans la langue de la publicité _ voilà : nous sommes dans le petit monde de la communication et du marketing : strictement (et petitement) commercial ! _ est apparu il y a sept ou huit ans. Rien d’intéressant _ pour le vulgum (ou pas !) pecus du « public« , surtout un peu « branché«  ! Il a bien sûr ses organes (efficaces) de presse et ses médias _ qui ne soit « décalé » » _ sur le marché de l’art, quand les produits à vendre (acheter et re-vendre, du point de vue des acheteurs) sont en terrible concurrence… Et c’est alors (et dès lors) « le monde à l’envers donc. L’âne qui charge le maître de son fardeau et qui le bat ; le professeur traduit en justice pour avoir giflé l’élève qui l’insultait ; le bœuf découpant son boucher au couteau ; les objets de Koons déclarés _ voilà ! et « crus«  par des ignorants bien peu « regardant(s) » !.. _ « baroques » _ vive la confusion ! _ appendus dans les galeries royales. Fin d’un monde«  : page 67.

« Tout cela, sous le vernis festif _ le feu des ors (vrais, eux) des Palais _, a un petit côté, comme à peu près tout désormais en France, frivole et funèbre, dérisoire et sarcastique, goguenard et mortifiant _ comme c’est magnifiquement juste ! Sous le kitsch des petits cochons roses de Jeff Koons, la morsure de la mort. Sous la praline, le poison«  _ du nihilisme, et de son sado-masochisme insidieux (et même de plus en plus carrément décomplexé ! pourquoi donc si peu que ce soit se gêner ?!..) : page 69.

C’est que « l’œuvre d’art, quand elle est l’objet d’une telle manipulation financière, et brille d’un or plaqué dans les salons du Roi-Soleil, a plus que jamais partie liée avec les fonctions inférieures _ excrémentielles _, illustrant les significations symboliques que Freud _ cf le stade sadique-anal de la sexualité infantile ! Nous y passons tous, mais aussi nous le dépassons ; sauf fixations névrotiques, précisément… _ leur prêtait. On rêve de ce que Saint-Simon, dans sa verdeur _ en effet : celle qu’aimait tant Proust _, aurait pu écrire de ces laissées de marcassins déposées à Versailles. Elles lui eussent rappelé peut-être la mauvaise plaisanterie du Chevalier de Coislin : « Je suis monté dans la chambre où vous avez couché, j’y ai poussé une grosse selle tout au beau milieu sur le plancher »... » _ in les Mémoires (1691-1701) de Saint-Simon, La Pléiade, 1983, page 596.

Et Jean Clair de rappeler, page 70 :

« J’ai autrefois tenté de relier entre eux les multiples aspects, dans une époque qu’on appelle désormais « post-human », d’une « esthétique du stercoraire » :

« Le temps du dégoût a remplacé l’âge du goût.

Exhibition du corps, désacralisation, rabaissement de ses fonctions et de ses apparences, morphings et déformations, mutilations et automutilations, fascination pour le sang et les humeurs corporelles, et jusqu’aux excréments, coprophilie et coprophagie : de Lucio Fontana à Louise Bourgeois, d’Orlan à Serrano, de Otto Muehl à David Nebreda, l’art s’est engagé dans une cérémonie étrange où le sordide et l’abjection écrivent un chapitre inattendu de l’histoire des sens. Mundus immundus est ?«  _ in Jean Clair, De Immundo, Éditions Galilée, 2004.

Et c’est sur cet aspect-là (un peu trop de complaisance au trash !) de la contribution de Julia Peker à son livre commun _ très éclairant ! _ avec Fabienne Brugère, Philosophie de l’art (aux Presses Universitaires de France), que Francis Lippa avait émis une réserve lors de son entretien avec Fabienne Brugère le 23 novembre 2010 ; cf mon article du 26 novembre : Dialogue sur le penser des Arts : lire le “Philosophie de l’art” de Fabienne Brugère et Julia Peker, ou comment apprendre des avènements progressifs des Arts, aujourd’hui ; ainsi que le podcast de cet entretien…

« Il y a une dizaine d’années _ poursuit Jean Clair, pages 70-71 _, à New-York, une exposition s’était intitulée Abject Art _ Repulsion and Desires. On franchissait là un pas de plus dans l’immonde, dans ce qui n’appartient plus à notre monde. On n’était plus dans le subjectus du sujet classique, on entrait dans l’abjectus de l’individu post-humain.

C’était beaucoup plus que la « table rase » de l’Avant-Garde qui prétendait desservir l’apparat dressé pour le festin des siècles. L’art de l’abjection nous entraîne dans l’épisode suivant, le post-prandial : ce que le corps laisse échapper de soi quand on a digéré. C’est tout ce qui se réfère à l’abaissement, à l’excrétion.

On se demande _ très pragmatiquement _ si un tel art peut avoir droit de cité _ de facto ? ou de jure ? Bien démêler la confusion… Et comment obtenir _ de facto, donc _, non seulement l’accord _ effectif _ des pouvoirs publics, mais leur _ encore plus effectif ! _ appui financier et moral _ les deux : chacun des deux épaulant adroitement l’autre ! _, puisque c’est _ de facto ! _ un art qui se voit _ désormais _ dans toutes les grandes manifestations _ et cette « grandeur« -là est indispensable à la réussite pratique de telles opérations : le « petit«  n’ayant pas la moindre aura ! et donc nulle retombée financière effective ! Donc plus ce sera gros, plus (et mieux) ça passera ! _, à Versailles comme à Venise ? » _ où règne encore (et vient moult se visiter, ou « consommer« , touristiquement : même à dose infinitésimale…) la « grandeur«  magnifique d’un éclatant passé qui continue de briller un peu : en un monde de plus en plus uniformément gris, lui ;

cf ici, la prolifération (calamiteuse !) de la banlieue de par le monde entier, sur le modèle de l’american way of life ; on peut lire là-dessus les travaux de Bruce Bégout (par exemple Zéropolis, l’expérience de Las Vegas ; ou Lieu commun, le motel américain ; ou encore L’Éblouissement des bords de route…) ; ou mon article du 16 février 2009 sur le passionnant livre de Régine Robin, Mégapolis (ou les derniers pas du flâneur…) : Aimer les villes-monstres (New-York, Los Angeles, Tokyo, Buenos Aires, Londres); ou vers la fin de la flânerie, selon Régine Robin

« Pourquoi _ continue Jean Clair, page 73 _ le socius a-t-il besoin de faire appel à ce ressort (dit) esthétique _ voilà : ici lire l’ami Yves Michaud : L’art à l’état gazeux, essai sur le triomphe de l’esthétique _ quand son ordre n’est plus assumé ni dans l’ordre du religieux, ni dans l’ordre du politique ? Est-ce le désordre scatologique, qui s’étale et qui colle, qui peut nous assurer de cette cohésion ? » _ question que je me posais hier, en faisant la queue aux caisses d’un grand supermarché de la « culture« , entre deux piles d’un livre (à la couverture couleur rouge sang) intitulé « Vie de merde » ; et à peine me disais-je cela, que les deux jeunes filles (collégiennes probablement) qui me précédaient dans la file d’attente à la caisse, se précipitaient sur un ses exemplaires… Je n’ai pu m’empêcher de leur dire : « quel titre appétissant !«  ; ce qui ne les a pas du tout dissuadées de le prendre… Soit, le monde comme il va désormais

Et Jean Clair, revenant « à la vieille distinction d’Aristote entre zoe et bios : bios, la vie intelligente, la vie des êtres logiques ; et zoe, la vie primitive, la vie animale, la vie bestiale« , de (se) demander, page 74 :

« Ne vivrions-nous pas actuellement une régression vertigineuse _ voilà ! _

du bios à la zoe ?

N’y aurait-il pas là quelque chose qui ressemblerait au sacer

_ cf de Giorgio Agamben, le cycle de l’Homo sacer _

tel que le monde antique l’envisage,

fascination et répulsion mêlées,

tabou et impunité à la fois ?« …

Ainsi _ conclut-il, pages 75-76 _, « dans l’art actuel,

ce n’est pas d’un certain goût que nous ferions l’apprentissage,

mais de l’abandon au contraire du dégoût inculqué dans l’enfance, quand les parents tentaient de nous faire comprendre que la maîtrise des sphincters était importante.

On reviendrait ainsi à la position du primate qu’évoque aussi Freud : quand on rabaisse vers le sol un organe olfactif pour le rendre à nouveau voisin des organes génitaux,

alors que tout l’effort de l’homme a été d’adopter la station debout pour s’en éloigner et s’en épargner les odeurs ».

« Prostate des civilisations fatiguées. Débâcle« , conclut ici Jean Clair

_ « nihilisme« , dit, quant à lui, Nietzsche…

On en arrive alors au chapitre-clé, le chapitre VII, « La crise des valeurs« ,

de ce « constat« 

de l’OPA de l' »oligarchie financière« 

sur l' »art contemporain« .

Page 99 : « Les procédés _ commerciaux _ qui permettent de promouvoir et de vendre _ le but principal demeurant, somme toute, le profit (financier) au final des manœuvres spéculatives (financières, est-il besoin de le spécifier ?) de quelques margoulins, mais de haut vol… _ une œuvre dite d’« art contemporain »,

sont comparables à ceux qui, dans l’immobilier comme ailleurs, permettent de vendre n’importe quoi et parfois même, du presque rien«  _ mais pas tout à fait ici dans l’acception (ultra-fine, elle) qu’en fait un Vladimir Jankélévitch…

Page 99-100, un exemple : « Soit un veau coupé en deux dans sa longueur et plongé dans un bac de formol. Supposons à cet objet de curiosité un auteur _ Damien Hirst, pour ne pas (alors) le nommer _, et supposons du coup que ce soit là une œuvre d’art, qu’il faudra _ voilà l’objectif _ lancer _ voilà…

Quel processus _ factuel : à monter et mettre en œuvre… _ justifiera _ du moins en apparence ! de facto ; et non de jure ! _ son entrée _ effective : nous avons affaire à des réalistes hyper-pragmatiques ! pas à de doux rêveurs « bohèmes« _ sur le marché ?

Comment, à partir d’une valeur nulle, lui assigner un prix et le vendre _ de facto _ à quelques millions d’euros l’exemplaire, et si possible _ quelle magique multiplication ! c’est la formule même (et le filon !) du « veau d’or«  !.. _ en plusieurs exemplaires ? Question de créance _ voilà !!! _ : qui fera crédit à cela ; qui croira _ voilà ! _ au point d’investir ?«  _ tel est bien l’enjeu de fond et fondamental, en effet ! de cette « opération commerciale«  ambitieuse

« Hedge funds et titrisations _ boursières _ ont offert un exemple parfait _ nous y voici ! _ de ce que la manipulation financière pouvait accomplir _ en création de plus-value ! _ à partir de rien _ en l’absence d’œuvre qui soit réellement tangible, même parfois… On noiera d’abord la créance douteuse dans un lot de créances un peu plus sûres. Exposons le veau de Damien Hirst près d’une œuvre de Joseph Beuys, ou mieux de Robert Morris _ œuvres déjà accréditées, ayant la notation AAA ou BBB sur le marché des valeurs, un peu plus sûres que des créances pourries. Faisons-la entrer par conséquent dans un circuit de galeries privées, limitées en nombre et parfaitement averties _ condition sine qua non, mais qui se trouvent ! _, ayant pignon sur rue, qui sauront _ habilement _ répartir les risques encourus _ il y en a toujours un minimum… Ce noyau d’initiés, ce sont les actionnaires, finançant le projet, ceux qui sont là pour « éclairer », disent-ils : spéculateurs de salles de vente ou simples amateurs, ceux qui prennent les risques. Ils sont au marché de l’art ce que sont les agences de notation financière mondiale, supposés guider _ de leurs conseils d‘ »experts«  hyper-compétents et avérés… _ les investisseurs, mais qui manipulent en fait _ eh ! oui … _ les taux d’intérêt et favorisent _ très efficacement, en sous-main _ la spéculation.

Promettons par exemple un rendement d’un taux très élevé, vingt à quarante pour cent à la revente, pourvu que celle-ci se fasse, contrairement à tous les usages qui prévalaient dans le domaine du marché de l’art fondé sur la longue durée _ certes _, à un très court terme, six mois par exemple. La galerie pourrait même s’engager, si elle ne trouvait pas preneur sur le marché des ventes, à racheter l’œuvre à son prix d’achat, augmenté d’un léger intérêt.

On obtiendra enfin
_ but not at least _ d’une institution publique, un grand musée de préférence, on l’a vu, une exposition _ bien médiatisée _ de cet artiste : les coûts de la manifestation, transport, assurances, catalogue, mais aussi les frais relevant de la communication et des relations publiques (cocktails, dîners de vernissage, etc.) seront discrètement _ toujours… _ couverts par la galerie ou le consortium qui le promeuvent.

Mais surtout _ clé de voûte de l’opération _ (…), c’est le patrimoine des musées, les collections « nationales » exposées ou mises en réserve, comme l’or de la Banque est gardé en ses caves, qui sembleront _ voilà : la clé du succès est dans le jeu de perspective (de l’ingénieux trompe-l’œil)… _ selon cet ingénieux stratagème _ voilà, voilà _ garantir _ = le socle de la confiance ! _ la valeur des propositions _ au départ très virtuelles et éminemment volatiles… _ émises sur le marché privé » _ avec ce tour de passe-passe (magistral) et confusion (de prestidigitation) du (secteur) « public«  (il conserve donc de l’utilité !) et du (secteur) « privé« , le tour (auprès de l’acheteur-spéculateur) est joué ! : au jeu (embrouilleur virtuose) du bonneteau…

« Bien sûr, le terme de « valeur » ne signifiera jamais valeur esthétique _ mais qui s’en soucie, ici ? Chacun (et tous) a (et ont) bien mieux à faire ! (que cette ringardise…)… _,

qui ressortit à la longue durée,

mais valeur _ marchande (ou d’échange : financière) _ du produit _ le terme d’« œuvre«  n’a plus cours ! Et le qualificatif « d’art«  devient un pur effet de marque, c’est-à-dire de standing social… _ comme « performance économique » _ = profit (en espèces sonnantes et trébuchantes !) à la re-vente _, fondée sur le court terme ; d’un mot, « performance », qui a pris lui aussi , cependant, un sens figuré d’ordre artistique.

Ce n’est en rien la « valeur » _ ni en soi, ni d’usage _ de l’œuvre,

c’est seulement le « prix » de l’œuvre _ en fait un pur et simple « produit« , voire un quasi rien, passant de main en main, de coffre en coffre et compte en compte… _

qui est pris en compte _ c’est le cas de le dire ! _,

tel qu’on le fait _ si habilement ! _ monter dans les ventes« .

Et Jean Clair de citer en note de bas de page ici, page 101,

le « principe _ sans prix; et donc à jamais impayable ! _ de dignité« ,

énoncé par Kant en ses Fondements de la métaphysique des mœurs, en 1785 :

« Tout a, ou bien un prix, ou bien une dignité.

On peut remplacer ce qui a un prix par son équivalent ;

en revanche, ce qui n’a pas de prix, et donc pas d’équivalent, c’est ce qui possède une dignité« …


Et Jean Clair de conclure le raisonnement , page 101-102, par cette conséquence

notable :

« Bien sûr aussi, comme dans la chaîne _ ou « pyramide »_ de Ponzi,

le perdant _ car il y en a toujours en ces tractations (de crédulité, qui plus est) !.. _ sera celui qui, dans ces procédés de cavalerie _ voilà le fond de la tractation ! _ ne réussira pas à se séparer de l’œuvre _ tel un mistigri poisseux et collant _ assez vite pour le revendre : le dernier perd tout« …

Nous sommes là bien au cœur de la mise en lumière par Jean Clair,

en cet essai lucidissime qu’est L’Hiver de la culture,

des malversations _ rien moins ! même si très légalement contractuelles _ en jeu ici,

en bien des pratiques dominantes _ même si elles ne sont pas absolument généralisées _ de l' »art contemporain« ,

et de leur participation active _ oui, oui : elles ont des effets idéologiques non négligeables ; quant aux procédures d’« autorité«  de fait, sinon de droit, ayant cours : en les échanges sociaux entre personnes… _ au système nihilisme-cupidité…

Page 102, Jean Clair déduit (et synthétise) donc cette (très réelle) histoire-ci :

« Du culte à la culture

de la culture au culturel,

du culturel au culte de l’argent,

c’est tout naturellement, on l’a vu, qu’on était tombé

au niveau des latrines :

Jeff Koons, Damien Hirst, Jan Fabre, Serrano et son Piss Christ ;

et, avec eux, envahissant, ce compagnon accoutumé, son double sans odeur : l’or,

la spéculation,

les foires de l’art,

les entrepôts discrets façon Schaulager,

ou les musées anciens changés en des show rooms clinquants, façon Palais Grassi,

les ventes aux enchères, enfin, pour achever le circuit,

_ faramineuses, obscènes… »

Et « au-dessus des corps réels _ et du travail ! _ de l’économie réelle

plane l’image désincarnée

des échanges virtuels,

d’une économie volatile

sortie du monde des idées pures«  _ où règne l’intelligence opérationnelle aux manettes (conceptuelles) de la manœuvre… _,

page 104 .

Résultat (fort concret, mais discret _ pas trop affiché au plein jour… _) :

« Une étrange oligarchie financière mondialisée,

comportant _ en ces circuits dominants d’« art contemporain » dans les arts plastiques… _

deux ou trois galeries parisiennes et new-yorkaises,

deux ou trois maisons de vente,

et deux ou trois institutions publiques responsables du patrimoine d’un État,

décide ainsi de la circulation et de la titrisation d’œuvres d’art

qui restent limitées _ « réservées« , ainsi, en un quasi monopole de ce marché : efficacement dissuasif pour la plupart des autres !.. _ à la production, quasi industrielle, de quatre ou cinq artistes…

Cette microsociété d’amateurs prétendus _ ce n’est qu’une posture (d’imposture !!! voilà !) _

ne possède rien, à vrai dire _ voilà le propos de base, l’alpha et l’oméga (de l’amateur homme-de-goût et connaisseur vrai qu’il est !) de Jean Clair ! _,

sinon des titres immatériels ;

elle ne jouit _ mais non… _ de rien,

n’ayant _ en vérité _ goût à rien _ sinon à ce jeu (pervers : sadique, ou plutôt sado-masochiste, plus profondément…) de pouvoir…

Elle a remplacé l’ancienne bourgeoisie riche et raffinée

qui vivait _ elle, vraiment _ parmi les objets d’art, les tableaux et les meubles qu’elle se choisissait _ pour cadre au quotidien de sa vie ; et la nimbant de leur aura _

et dont elle faisait parfois don à la nation :

les Rothschild, les Jacques Doucet, les Noailles en France,

comme les Hahnloser en Suisse, les Stein en Amérique, les Tretiakov en Russie.

Mais surtout société cultivée

qui prenait son plaisir _ vrai : de la joie ! _ à fréquenter, à côtoyer, à devenir à l’occasion l’amie _ vraie, et non factice _,

non d’un homo mimeticus, trader ou banquier lui-même,

qui lui aurait renvoyé au visage sa propre caricature _ voilà la situation de l’impérialisme du mensonge, et de la tyrannie ! _,

mais d’un homme différent d’elle,

étrange _ vraiment (= réellement) singulier ; et pas idéologiquement (= en posture factice) décalé _,

un artiste _ voilà ! _,

un « original » _ au double sens du mot _,

dont elle appréciait l’intelligence et le goût,

comme Ephrussi, Manet.

Cette histoire-là,

qui conclut celle qui commence lorsque Léonard meurt dans les bras de François Ier  

et se continue lorsque Watteau s’éteint entre les bras du marchand Gersaint,

cette longue histoire des protecteurs et des créateurs,

des mécènes et des bohèmes,

des connaisseurs et des artistes

_ voilà ce que fut la richesse culturelle (civilisationnelle) de tels échanges personnels artistiques ; pas de tractations d’ectoplasmes

comptabilisateurs de (pauvres : misérables !) rien que comptes en banque financiers : à pleurer !.. _,

a été l’histoire de l’art de notre temps _ = les « Temps modernes« 

Elle est finie.« 

Et Jean Clair d’y méditer, page 105 :

« C’est là où l’art

peut apporter une lumière décisive sur le sens d’une crise

qu’on dit économique

mais qui est réalité morale et intellectuelle » _ en effet, cher Jean Clair !

Car « l’art produit

non des idées,

non des transactions électroniques,

non des valeurs virtuelles,

mais des objets _ éminemment _ matériels, physiques, substantiels.

Et ces objets _ ce sont des œuvres ! _ ne relèvent pas d’un capital intellectuel ou cognitif,

mais d’un capital spirituel _ voilà ! _,

terme désuet qui ne se rencontre pas dans le vocabulaire de l’économie de l’immatériel »,

page 105

« Un artiste qui meurt

laisse après lui un vide _ de création ! vraiment sans-pareille ! et « incorporée«  à lui, en son « vivant«  plus activement vivant que celui des autres, par la qualité spécifique (élaborée le long de son œuvre) de son « sentir«  _

bien différent

de celui que laisse un autre homme, quelle qu’ait été son importance _ pratique _ dans la société.

La mort de l’homme du commun, vous et moi,

provoque la souffrance de ses proches, de ses amis.

Mais la mort d’un artiste _ vrai ; pas celle d’un imposteur ! _

est plus irréparable

car elle endeuille _ en puissance effective ! et à dimension, non de postérité, mais d’éternité… _

tous les hommes ».


Car : « c’est tout un monde
_ voilà : un « monde«  humain,

via une aisthesis qui s’est élaborée en son rapport au monde (singulier : poétique !) de créateur (vraiment original : pas décalé !) d’œuvres « vraies«  ! ce qui n’est ni immédiat, ni facile : c’est l’aventure longue, patiente et complexe, très fine et très riche, en la finesse infinie de son détail, de l’œuvre (d’Art) d’une vie d’un artiste « vrai«  : pas un vulgaire commercial !!!.. _

qui disparaît avec lui.

Sans doute _ aussi _ laisse-t-il une œuvre _ « vraie« , donc _,

là où d’autres, bien plus célèbres _ car mieux identifiés, ceux-là, de la plupart des autres, en leur « commun« , faute d’une telle singularité (de créateur d’œuvres d’art)… _ de leur vivant,

hommes politiques, leaders d’opinion, chefs d’entreprise, patrons d’industrie,

ne laisseront rien » _ de cette qualité-intensité d’éternité vraie : vraiment singulière !..

« Il _ l’artiste qui meurt _ laisse des objets

auxquels on _ certains « amateurs«  un peu mieux attentifs et lucidement sensibles (que d’autres), ceux-ci… _ attribuera,

un peu légèrement sans doute _ par confusion avec l’« éternité«  : lire ici Spinoza ; et Deleuze… _, la vertu de l’immortalité,

mais des objets pourtant _ soient des œuvres ! _ qui, sans utilité, sans usage _ immédiatement pratique à l’évidence commune, rudimentaire, du moins… _,

sortis du circuit commercial _ c’est-à-dire du profit spéculatif _,

sont des témoins uniques et admirables,

dans leur fragilité et leur vulnérabilité _ du profond à découvrir, délicatement, de la vraie « humanité«  : qualitative, elle ; pas comptable ! _,

empreints de ce sens, comme les vases de Babylone, d’un certain sacré » _ celui, « sens« , et celui, « sacré« , auquel accèdent (seuls, sans doute…) les créateurs d’œuvres d’art « vraies«  _, page 106.

Voilà pourquoi la cupidité nihiliste

qui mène principalement le monde maintenant

est une nef des fous-aveugles

entraînant _ en une régression sadique-anale perverse ?.. _ le reste de la chaîne des non-voyants _ à la Breughel _ vers l’abîme

misérable

du _ merdiquement ! _ rien… 

Voilà donc une contribution admirable à la civilisation humaine non-in-humaine

que cet incisif et lucidissime Hiver de la culture

de Jean Clair,

aux Éditions Flammarion, dans la collection Café Voltaire :

nous y parle très directement une lucidité vraie, de très haute tenue, en sa profonde et essentielle probité

de ce qui fait vraiment (= sensiblement) « monde » pour des humains

non encore in-humains,

en une aisthesis à partager

et cultiver…

Merci d’un tel livre si important !

Titus Curiosus, le 12 mars 2011

Récompense de la fidélité au « Journal » de Renaud Camus : jubilation à l’année 2007 : « Une Chance pour le temps »

05fév

A propos des trois derniers volumes du « Journal » de Renaud Camus : « Le Royaume de Sobrarbe« , « L’Isolation » & « « Une Chance pour le temps«  » ; soient les « Journaux 2005, 2006 & 2007« …

Depuis,

comme amoureux fou-fervent de Rome _ cf mon article programmatique, le 3 juillet 2008 : « le carnet d’un curieux« _,

ma lecture _ très réjouie en sa curiosité jamais comblée des mille églises, mille palais, mille musées, mille jardins, etc… (où pénétrer et jeter quelques regards sur tant de merveilles réunies en un espace, urbain et agreste à la fois, avec ruines, et interstices libres, aussi, de taille encore humaine) de la Ville éternelle et de ses (davantage que) sept collines ! _ du « Journal romain » _ 1985-1986 _ de Renaud Camus, paru aux Éditions POL en 1987 _ toujours disponible : le meilleur, et de loin !, des milliers de guides touristiques romains ! _, et de sa suite « romaine«  _ pour la fin du séjour de Renaud Camus à la Villa Médicis, en 1987 _, « Vigiles« , parue en 1989 _ mêmes éditions, même disponibilité, mêmes qualités supérieures pour touristes patients en leur curiosité (= haut-de-gamme), à rebours des clichés rapides des autres ! _,

je suis _ du verbe signifiant « continuer«  _ avec une ferveur jamais déçue, et donc on ne peut plus fidèlement,

le « Journal » que Renaud Camus n’a cessé, depuis son séjour romain de deux ans pleins à la Villa Médicis, de tenir

et publier

_ en s’efforçant, depuis relativement peu de temps, de raccourcir les délais entre sa rédaction et sa publication-et-disponibilité de lecture pour le lectorat potentiel (et réel, fidèle) : les choses semblent, sur ce front-là, en voie de mélioration…

Une « tenue » et une publication tout à fait probes et courageuses…

D’abord édité _ depuis la co-édition Hachette-POL du « Journal de voyage en France« , semble-t-il, en 1981 _ par Paul Otchakovsky-Laurens, aux Éditions POL , à partir de ce « Journal romain » ;

depuis le scandale, et la publication archi-mouvementée, du « Journal 1994«  : « La Campagne de France« 

_ paru, l’année 2000, non sans difficultés et remous divers (et remugles nauséabonds !) médiatiques : la « première«  édition, parue au mois d’avril 2000 (celle que personnellement je possède, en lecteur fidèle se procurant le « Journal«  à sa parution !), a été « retirée » assez vite de la vente en librairie, et remplacée, trois mois plus tard, par une « seconde« , « revue » avec un « avant-propos de l’éditeur assorti de quelques matériaux et réflexions pour une étude socio-médiologique del’affaire Camus” », au mois de juin 2000, donc ! ; sur le scandale de la-dite « affaire« , se reporter, avec le plus grand profit (pour l’analyse de l’« état«  de la « civilisation« , ainsi que de la presse, eu égard à la « justesse«  et à la « liberté«  de ce que sont écrire et « vraiment«  lire en vérité !), à l’extraordinaire « Corbeaux, journal de l’affaire Camus, suivi de quelques textes rebutés« , publié aux Impressions nouvelles, par Renaud Camus : un document de première nécessité sur l’Histoire de la censure aujourd’hui en France, et autres lynchages médiatiques de la part d’une certaine classe journalistique et pseudo-intellectuelle, qui lit bien mal, en tout cas ; et jamais in extenso_,

et à l’exception _ anomique, donc _ du « Journal 2000 » : « K.310« 

_ (re-)paru, lui, de nouveau, aux Éditions POL, en 2003, mais pour cette seule fois-là : celui-ci, « Journal 2000« , relatant au moins partiellement, les péripéties « chaudes«  de l’« affaire Camus » ; pour le reste, se reporter à « Corbeaux » ; Claude Durand, le patron de Fayard, ayant manifesté quelques réticences à publier le récit camusien, même (encore) expurgé, des péripéties des difficultés éditoriales (assez hautes en couleurs) de son auteur avec son confrère Paul Otchakovsky-Laurens… _,

le « Journal » annuel _ depuis « Vigiles, Journal 1987« , en 1989 _ de Renaud Camus,

grâce à l’appui constant de Claude Durand depuis cette « Campagne de France » parue en 2000,

paraît désormais régulièrement aux Éditions Fayard,

le scandale assez retentissant, et pour des raisons la plupart fort douteuses (de lectures partielles et/ou partiales ; c’est selon…) de l’affaire dite « Renaud Camus » l’ayant fait quitter, mais pour ce seul « Journal »

_ du moins d’abord : Fayard publiant aussi, maintenant (depuis 2008 ; après un accord entre les Éditions POL et les Éditions Fayard ; entre Paul Otchakovsky-Laurens et Claude Durand), la série (nouvelle !) des « Demeures de l’esprit » ; au demeurant un notable succès de librairie : pour les quatre numéros à ce jour parus : « Grande-Bretagne I : Angleterre sud et centre, Pays de Galles«  ; « France I, Sud-Ouest«  ; « Grande-Bretagne II, Ecosse, Irlande«  & « France II, Nord-Ouest«  _,

l’ayant fait quitter, donc, ce « Journal » annuel,

le giron des Éditions POL ;

l’amitié entre l’auteur Renaud Camus, et l’éditeur de POL, Paul Otchkovky-Laurens, résistant, nonobstant, à ces péripéties à rebondissements complexes ! POL continuant de publier, en effet, presque tout le reste de l’œuvre camusien : les romans, les « Églogues« , les « Écrits sur l’Art« …

Cependant la mise sur tables, en librairie _ même à la librairie Mollat ! _ de ce camusien « Journal » n’est pas nécessairement, semble-t-il, de règle ; et cette moindre « visibilité«  de ces pourtant beaux et forts volumes, avec en couverture, une photo couvrant l’entièreté de la surface (15 x 23, 3) du volume, fait que le lecteur, même fervent et fidèle, peut « manquer » maintenant leur parution ; d’autant que la presse _ à commencer par Le Monde : la page littéraire de l’édition du « vendredi«  est-elle toujours dirigée par Josyane Savigneau ?..  _ ne s’empresse guère _ et c’est un euphémisme _ de se faire l’écho de cette parution !

Aussi en étais-je resté à « Corée l’absente« , soit le « Journal 2004« , lu à sa parution en novembre 2007

_ et j’ai pensé à certaines des notations, notamment sur le peu de goût de conservation du patrimoine architectural en Corée (du Sud), où l’on préfère détruire et remplacer que conserver, en lisant les épisodes (nords-) coréens que relate Claude Lanzmann dans son si riche et passionnant « Lièvre de Patagonie« , le plus grand livre de l’année dernière, et de loin ! _ cf ma série d’articles sur lui cet été, « La Joie sauvage de l’incarnation« , depuis son premier volet « La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude Lanzmann _ présentation I « , jusqu’à son ultime : « La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude Lanzmann _ dans l”écartèlement entre la défiguration et la permanence”, “là-haut jeter le harpon” ! (VII) » ; en passant par celui qui concerne tout particulièrement les époustouflants épisodes de Pyong-Gyang, un des sommets (!) du livre : « La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude Lanzmann _ le film “nord-coréen” à venir : “Brève rencontre à Pyongyang” (VI)« 

Et, ainsi, ai-je manqué (!) la parution du volume du « Journal 2005« , « Le Royaume de Sobrarbe« , imprimé en novembre 2008 ; de même (!) que celle du « Journal 2006« , « L’Isolation« , imprimé en juin 2009.

Ce n’est pourtant pas faute de m’être (un peu) inquiété, mais un peu mal (pas assez efficacement, en tout cas… ; à moins qu’il y ait eu une interruption quelque part dans la chaîne de distribution de ces volumes ; ce qui est aussi de l’ordre du possible…) auprès des libraires.

Aussi ai-je fini vouloir en avoir le cœur (un peu plus) net au mois de décembre passé ;

ainsi ai-je découvert et l’existence, et la disponibilité de ces titres ; que j’ai alors commandés : ils n’étaient pas en rayon.

Et c’est en terminant la lecture coup sur coup de ces deux-là, « Le Royaume de Sobrarbe » & « L’Isolation« , à la suite (!) , que j’ai découvert aussi la parution, fin décembre, de « Une Chance pour le temps« , le « Journal 2007« , qui avais été mis, placé, rangé, non pas en pile sur une table (de nouveautés), mais, déjà, dans les rayonnages verticaux, dans l’ordre alphabétique des auteurs. Bien sûr, je l’ai lu dans le flux des deux précédents (!!!) ;

et je viens d’achever ce trio ce jour… A ma plus grande satisfaction :

« jubilation« , dis-je…

Ainsi que j’ai pu le signifier, en une conversation et tout à fait impromptue _ nous nous trouvions tout seuls à deux tables séparées, d’une salle-à-manger d’un très agréable hôtel d’une ville universitaire une des plus belles de France _, et parfaitement privée _ personne à nous écouter, alors qu’auparavant se trouvaient là un triolet d’universitaires, un couple d’étrangers, peut-être allemands, ou baltes, ainsi qu’une amie, étrangère aussi, peut-être russe ; puis un peu plus tard, un père et ses deux petites filles… _, au Professeur Marc Fumaroli,

j’ai grand plaisir à lire, parcourir en ses élans, parfois irrités _ ah! la colère d’Achille ! comme elle peut être fructueuse, mobilisatrice, déplaçant les lignes installées ; et pas seulement destructrice ! _ la curiosité large, exigeante en qualité de beauté, on ne peut plus probe _ oui ! c’est une vertu essentielle _, mais aussi tout à fait courageuse _ aussi ! _  en sa liberté d’expression et audace de publication de ses goûts et avis,

les « Journaux » de Renaud Camus :

surtout depuis que sa vie s’est _ on ne peut plus heureusement, me semble-t-il, du moins _ apaisée (même sans s’assagir, au moins spirituellement !) _ le temps des « Tricks » (dont la morne, vide, répétitivité des « coups«  lâchés m’agaçait ! après m’avoir surpris, et ébaubi, à l’instant de leur première découverte dans le « Journal romain« …) semble définitivement passé : l’âge (nous) en impose aussi un peu, à tous, probablement… _, grâce à Pierre _ cela fait bien dix ans en 2007 (et ils se sont, il y a déjà quelque temps, « pacsés« , peut-être en 2004 : pour obtenir la mutation de Pierre dans le Gers, avait-il été prononcé alors, me souviens-je à peu près ; Pierre, ariégeois,  est professeur agrégé d’Histoire ; ou de Géographie…) ;

et un (superbe) hommage (sur presque tout une page) est rendu à sa sainte patience ; il me faudrait en retrouver la page !..

http://www.mollat.com/cache/Couvertures/9782213633855.jpg

C’est Pierre qu’on aperçoit ici, sur le bac, entre Bellagio et Varenna, le vendredi 2 novembre 2007, en cette photo prise à 13h42, ainsi que l’enregistre l’appareil photo de Renaud Camus…


« Saint Pierre« , faudrait-il presque dire, pour son humeur égale, sa gentillesse, ses égards, sa patience quasi angélique. Un compagnon de confiance, en tout cas _ et qui réchauffe bien, aussi, quand l’installation de chauffage de Plieux défaille ; ce qui ne manque certes pas de se produire, les hivers, en ce fier château, ou donjon, de Gascogne, toujours insuffisamment « isolé« , nonobstant bien des efforts

On peut y apprécier,

en ces « Journaux« , qui se succèdent fidèlement, bon an, mal an, dorénavant, depuis le « Journal romain » entamé en 1985 (pour la Villa Médicis),

le fil _ plus ou moins contrasté : selon les accidents ; ce qui survient ! avec son lot de (bonnes et mauvaises) surprises ! _ des jours _ en la « filure » , ou le « filage« , à tout le moins le « défilement« , ou le « défilé« , de ce qui, en et par ce « fil«  même !, se succède, au quotidien ; qui est aussi passablement important ! _ avec la marque, aussi,

à côté de l’enchantement vif, mais assez bref, des voyages _ aux vacances scolaires : du fait des disponibilités de Monsieur Pierre, désormais _,

des problèmes plus endémiques, eux, du quotidien (de tout un chacun) : de plomberie, de chauffage, voire d’« isolation » _ cf alors « L’Isolation« , tout particulièrement… _; et encore d’argent, forcément, notamment au moment des dates butoirs du règlement des Impôts ;

lesquels (« problèmes« ) participent des humeurs de ces jours (plus gris) de nos vies , et lui donnent _ la vérité, aussi… _ du contraste ; et la vérité de son rythme _ sans mornitude d’ennui…

Marc Fumaroli apprécie tout particulièrement, lui, me confie-t-il, les explorations esthétiques très remarquables des « Demeures de l’esprit« …

Renaud Camus a, en effet, un plus que notable « sentiment géographique«  et topographique ; il s’intéresse magnifiquement à la qualité, mais ne perçoit, aussi, que trop la détérioration _ hélas ! et même galopante ! _ des paysages _ au sein desquels prennent placent, et se logent, ces « Demeures de l’esprit«  qui s’élèvent encore, tiennent encore debout, en leurs pierres : mais que devient, au fait, l’« esprit » vivant daujourd’hui ? Que nous en dirait un Hegel, en une poursuite de sa « Phénoménologie«  (de l’esprit, donc), depuis 1807 ?.. l’« esprit » se ferait-il de plus en plus fantômatique ?.. _ ;

il ne perçoit, aussi, que trop la détérioration (des paysages), donc, « rognant » implacablement la vieille campagne _ plus que fragilisée : détruite. Et pas seulement du côté du panorama du donjon de Plieux, en cette presque Toscane des alentours de Lectoure, Condom, etc… : presque partout désormais en France ; et même en Italie _ et jusqu’en Angleterre…


A ce compte, et en mesurant combien

le souci d’harmonie des paysages de Renaud Camus

(et sa sensibilité très fine, depuis longtemps, au développement lent mais progressif, et irrésistible, in fine _ il nous bien le constater ! _, de ce que lui-même nomme on ne peut plus pertinemment la « banlocalisation«  _ l’expansion irrésistible de la « banlieue » à presque tout le territoire ; la régression généralisée, a contrario,  de « la campagne«  _ : pas seulement en France, donc, et sous ses fenêtres mêmes _ magnifiques ! _ de Plieux _ mais que deviennent-elles sans leurs sublimes « vues » ? privées aussi vilainement de leurs « vedute«  ??? _, dans cette campagne de Lectoure et Condom qui avait, en effet, plus que des « airs » de Toscane ; mais aussi en Italie : Piémont et Lombardie, particulièrement, dans « Une Chance pour le temps » ; à quelques miraculeuses exceptions près : par exemple, la pointe extrême de Bellagio… ; jusque même en Angleterre !)

comportait, et depuis si longtemps, de lucidité ! de pertinence !! de justesse !!!

à ce compte,

on mesure soi-même aussi,

en lecteur fidèle des « Journaux » de Renaud Camus,

l’ampleur _ hélas! _ et l’avance _ impuissante, aussi… comment lutter avec un minimum d’efficience contre les avancées de pareille « nocence » quasi générale ?.. _ de sa lucidité et justesse d’appréciation des faits !..

Voilà en quoi Renaud Camus est un visionnaire réaliste infiniment précieux !

Même si la foule préfère hurler avec les loups et se gausser des Cassandre…

A titre d’échantillon de la grâce et justesse de Renaud Camus,

je propose ces quelques extraits-ci d' »Une Chance pour le temps » ;

déjà, quel beau titre :

une expression de sa mère, au retour d’équipées réussies, ayant bénéficié de la qualité des circonstances atmosphériques, notamment de lumière :

« Une des exclamations favorites de ma mère, après les heureuses journées de voyage ou d’excursion dont elle vient d’énumérer _ récapitulativement _ les mérites et les plaisirs _ elle a alors quatre-vingt-seize ans _, c’est : « Et puis alors : une chance pour le temps ! » ».

Tout un art d’aimer vivre !..

Presque du Montaigne !..

Pages 407-408, par exemple, je détache ceci :

« De tout voyage, il faudrait noter _ s’y arrêter, le retenir ; et puis s’en souvenir : le « Journal«  a cette fonction là, d’un peu marquer le temps vécu, en sachant y « revenir«  si peu que ce soit par l’effort de formuler la grâce de son « ressouvenir« _ ce qui vous a touché vraiment _ (certes ! certes !!!) or ce sont autant de moments _ (oui, vécus ! sens activés ! cf l’analyse du « spectacle«  même du soir, de grâce, à Syracuse avec deux amis italiens, telle que la mène si superbement Baldine Saint-Girons en son chapitre d’ouverture de « L’Acte esthétique » !) plutôt que les objets, les sites, les tableaux _ eux-mêmes seulement ; en leur pure et simple facticité empirique… _ qui eussent dû _ par leur notoriété ! la rumeur ! le largement partagé ! Goethe lui-même, en son « Voyage en Italie« , si fortement emblématique de tels « journaux de voyage« , ne commencera à apprécier vraiment la (et sa) « vraie«  Rome qu’une fois une année (entière) de poncifs passée (et finalement traversés ; ainsi que de retour de Naples) ! alors, les touristes de passage, malheureux si pressés (par un temps trop compté !), qui s’excitent péniblement aux parcours flêchés éreintant des modernes Baedeker : tout Rome en un week-end !.. _ ;


d
e tout voyage, donc, il faudrait noter ce qui vous a touché vraiment

plutôt que les objets, les sites, les tableaux qui eussent dû _ je termine la citation de la page 407 _

vous toucher et n’ont produit sur vous (tout coincé et anesthésié que vous étiez, allongé sur des rails mécaniques : ceux du seulement convenu…), en fait,

aucun effet.« 

Après avoir cité dans cette seconde catégorie : « la Pala Sforza, le tambour bramantesque de Sainte-Marie-des -Grâces _ à Milan _ ou les flacons de Morandi dont nous fûmes abreuvés tout du long _ dans divers musées de Milan, ou Turin, ou ailleurs… _,

Renaud Camus en vient à la catégorie « positive » et « première«  :

« Dans la première, le lac de Côme, à Bellagio et la traversée de Bellagio à Varenna _ moment et lieu que vient illustrer (et célébrer un peu plus encore) la photo avec l’ami Pierre, sur le bac, sur la couverture de « Une Chance pour le temps » ! _, le clocher de Soglio _ plus haut, dans les Grisons suisses : « le village admirable reposait tranquillement, sur les quatre heures à peine, dans sa glorieuse bellitude de calendrier des postes annoté par Rilke en personne « , page 401… _ et le jardin de l’Hôtel Palazzo Salis _ « où nous marchâmes dans le délicieux jardin, à l’arrière, au pied des sycomores géants«  _, la presqu’île de Chastré _ sur le lac de Sils-Maria, avec au bout, le banc de Nietzsche : « Nous sommes arrivés juste à temps, à l’heure la plus belle, la plus dorée, la plus mauve, la plus enneigée, la mieux pâle et parsemée de nuages blancs, et puis roses, et puis d’un orangé soutenu, avant que tout ne tourne au blanc et au noir« , page 402... _, comme d’habitude, le Montagna _ un « Saint Jérome« …  _ de Brera _ le Musée, à Milan _, « Les Noces de Jacob et Rachel«  _ du Maître de l’Annonce aux Bergers… _ du Musée Granet _ à Aix-en-Provence : je l’ai revu (sans avoir lu alors ce passage dans Renaud Camus) samedi de la semaine dernière, juste avant le déjeuner avec Bernard Plossu et ses amis auquel m’avait convié Michèle Cohen, Cours Mirabeau : à ce superbissime Musée Granet, va s’ouvrir une exposition Constantin, le maître (marseillais) de Granet ! Constantin qui avait fait, avant son disciple, le voyage de Rome ; et lui en avait instillé le vif désir !.. A côté de ces « Noces de Jacob et Rachel » du Maître de l’Annonce aux Bergers (bien présent dans les musées de Rome), une myriade (et explosion) de Granet, tous, et toujours, plus lumineux les uns que les autres, en leur classicisme romain !.. _, une errance nocturne _ gionesque ! Angelo sur les toits de Manosque (dans « Le Hussard sur le toit« ), ou bien courant et galopant par toute l’Italie soulevée (dans « Le Bonheur fou« )… _ entre les cours et sur les balcons de l’université de Pavie, le mont Viso, le mont Viso, le mont Viso. Le mont Viso est mon nouveau grand ami. (…) Je ne comprends pas comment il peut régner _ cf toujours Giono, mais cette fois au début de « Un Roi sans divertissement » et de la somptuosité (quasi cézannienne) de quelques monts des Alpes _ avec tant d’évidence à la fois et tant de discrétion _ car qui connaît son nom ? (est-ce bien là un critère, que celui de la notoriété !??? Allons ! Renaud !..) _ sur le Piémont« …

Les quarante dernières pages, à partir de la visite au château de Montaigne, le samedi 15 décembre (et la page 461) sont de pure grâce _ d’écriture _, et donc de pur bonheur _ pour le lecteur que nous sommes…


Par exemple, le « Mardi 25 décembre, neuf heures et demie du soir« , pages 473-à 476 :

deux portraits en trois coups de lame (de peinture au couteau _ et ekphrasis) :

le premier du pape Benoît XVI ; le second du président Nicolas Sarkozy.

« Quelle différence avec le viril et charismatique Jean-Paul II, même en sa déréliction physique de la fin ! Celui-là a l’air d’une vieille fille intelligente, apeurée et sournoise, qui passe son temps à regarder dans les coins, par en dessous. Pendant la messe il paraît s’embêter gravement, ce qui est tout de même le comble » _ certes !

Cela dit, la testostérone, à l’inverse, notre propre président Sarkozy n’en a sans doute que trop _ Dominique de Villepin a confessé avoir du mal à supporter _ tiens, tiens ! _ son côté « mâle dominant » _ et les résultats à l’image _ télévisuelle, « aux infos » !.. _ ne sont pas beaucoup plus brillants _ que pour l’actuel pape, à la messe de minuit à Saint-Pierre de Rome, au Vatican. Ce soir on voyait le chef de l’Etat à Assouan ou dans la vallée des Rois, en compagnie de sa nouvelle compagne, la chanteuse Carla Bruni, qu’il a rencontrée il y a une quinzaine de jours, je crois bien, et déjà emmenée à Disneyland _ Wow ! _, sous l’œil _ sinon… _ de centaines de caméras. Aujourd’hui il la tenait gentiment par la main, au milieu d’une nuée de journalistes. Il y a un mois qu’il a divorcé. On a l’impression qu’il essaie _ et pas qu’un peu, mon neveu ! _de dire aux Français :

« N’allez surtout pas vous mettre dans la tête que je peux me faire plaquer par une femme, comme tout le monde, sans réagir. Voyez, j’en ai déjà une nouvelle, encore mieux _ forcément ! _, et en plus, c’est un ancien mannequin, et elle est chanteuse » _ quels bonus ! : « rien que du bonheur !« , va-t-il se crier par toutes les chaumières ! L’expression « bling-bling«  n’allait pas tarder à faire très vite florès…

La chanson, le music-hall, le show-biz, tout ce qui sous la dictature de la petite-bourgeoisie _ cf le livre de Renaud Camus synonyme : « La dictature de la petite-bourgeoisie«  _, s’appelle désormais la musique _ eh ! oui ! _ , c’est l’univers naturel _ consubstantiel _ de cet homme. Il s’y trouve comme un poisson dans l’eau. Divorce ou pas divorce, il sera toujours le second mari de Mme Jacques Martin _ tel un handicap parfaitement ir-remontable… Il paraît qu’à Alger, durant son voyage récent, il a fait attendre une heure et demie l’archevêque d’Alger et les autres invités, lors d’une soirée à l’ambassade de France, et, dès son arrivée, s’est enfermé dans une pièce à part pour chanter avec son grand ami Didier Barbelivien et d’autres copains _ oui, oui ! _ les chansons de Barbelivien » _ voilà en quelque sorte l’exemple-type de ce qu’est devenu, avec cet homme-là, l’ordre des préséances de la République…

Et le portrait se poursuit : « Je dois reconnaître que je n’y étais pas. Mais enfin, ce qu’on voit à l’image _ de la télévision ; et Dieu sait… _ rend tout à fait plausible ce genre d’histoire. Non seulement ce pauvre homme est d’une vulgarité et sans doute d’une brutalité pathétiques _ celles-là mêmes d’une tripotée de ses électeurs ? le « cœur-de-cible« , peut-être, de l’équipe de ses « communiquants » ?.. _, mais, en plus, il n’a pas l’air à l’aise _ ni donc heureux _ dans ces caractéristiques et dans le personnage qu’elles impliquent. Il donne l’impression d’être un très mauvais acteur, aussi incapable de jouer le rôle écrit pour lui que _ même ! _ celui qu’il a fait modifier à sa mesure ; cela tient peut-être à sa manie _ perfectionniste ? _ de corriger la pose en permanence, de se réajuster, de remonter les épaules, de se dégager le col ou de redresser sa cravate _ du début à la fin tout paraît faux, emprunté, composé et mal interprété pour les caméras«  _ quelle patte !

Et pourtant Renaud Camus a (presque) voté pour lui à la présidentielle : il trouvait son programme plutôt « sympathique«  par bien des aspects de ses discours, nous a confié ce « Journal« -ci, pages 168-169 :

« Après la confrontation télévisée entre Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal (…), j’avoue que j’éprouve une petite tentation de regret pour avoir fait voter par le comité exécutif de l’In-nocence un communiqué (n° 457) invitant les membres du parti et les sympathisants à déposer dans l’urne, après-demain dimanche, un bulletin blanc. Si Ségolène Royal l’emportait, nous serions bien attapés (le risque est faible, apparemment). Et s’il fallait s’en tenir aux seuls discours récents de Sarkozy, sur la Turquie, par exemple, sur l’identité française, sur la fiscalité et en particulier les droits de succession, et même sur l’Ecole, il faut reconnaître qu’il n’y aurait aucune raison de ne pas voter pour lui, de notre point de vue ; et même beaucoup de raisons de lui apporter notre suffrage. Tel qu’il s’exprimait ce soir, dans son dernier message de campagne, on aurait dit qu’il s’adressait à moi pour s’attirer mon soutien. Si je ne savais pas ce que je sais, ou crois savoir, je ne serais pas loin de fléchir. Et, même le sachant, je pourrais bien capituler. Mais je ne ne peux tout de même pas voter pour Sarkozy après avoir appelé à voter blanc ! Ni faire publier un nouveau communiqué faisant état d’un changement d’avis de dernière minute !«  ;

Puis, page 173 : « Hier matin, après que j’eus voté ici (blanc), nous sommes partis pour l’Ariège où Pierre devait voter lui-même et, par procuration, pour ses parents«  ;

et, page 175 : « Mon sarkozysme de fraîche date n’a pas bien résisté à la suite de la soirée _ du dimanche de l’élection _, ni surtout à ce que nous avons vu de celle de Sarkozy, à la télévision, une fois rentrés à la maison. J’ai bien sûr trouvé inimaginable qu’à peine élu il allât se restaurer au Fouquet’s, qu’on s’interrogeât sur la boîte de nuit parisienne où serait ensuite fêtée la victoire, et qu’il nous fût dit que le presque chef de l’Etat comptait partir le lendemain pour la Corse afin de s’y reposer dans la demeure de son grand ami Christian Clavier. Et quel déplorable spectacle que le ballet des limousines dans le jardin des Tuileries, chacune tâchant de dépasser l’autre pour être plus haut dans le cortège courtisan !« … Le « Journal«  joue parfaitement le jeu de sa propre absolue non-censure…

Un peu plus loin, pages 480-481, voici cette même patte _ et pâte : légère ! mais riche et faisant mouche ! _ appliquée à cette auto-dérision-ci, cette fois :

« Ce qui rend mes relations avec ma mère _ elle loge alors, mais depuis peu, à Plieux _ si éprouvantes pour mes nerfs, toujours, et pour mon humeur, et même pour mon état mental, c’est qu’elle figure _ beaucoup trop lisiblement _ pour moi l’abîme _ si proche, et tellement menaçant d’aller aussitôt y verser et sombrer… _ du dérisoire _ de tout ce que je pense et de ce que je suis _ moi-même : son fils.

Tous mes défauts, et surtout mes défauts intellectuels, sont chez elle épouvantablement grossis _ mis sous les yeux de son fils, à la portée la plus « proche«  _, poussés à l’extrême, de sorte qu’ils sont beaucoup plus nettement observables » _ en effet : comme, à la télévision, ceux de Benoît XVI et de Nicolas Sarkozy, sous la focalisation parfois sans pitié des caméras… Et Renaud Camus finit par « dégager » la ressemblance : « en ceci : quand j’écris sur la maison de Montaigne _ comme pour ses brillantes « Demeures de l’esprit« , alors… _, c’est en grande partie parce que _ voilà ! _ je n’ai rien à dire d’original _ le péché de l’homme-de-lettres pisseur de copies ; quand il en « vit« _ ou d’intéressant sur les « Essais«  ; si je vais à Montaigne, le château, c’est en grande partie au lieu de _ c’est le cas de le dire _ lire sérieusement Montaigne, l’auteur, de travailler sur lui _ comme le fait magnifiquement le très pénétrant Bernard Sève en son si lucide « Montaigne : des règles pour l’esprit«  Ce goût des maisons d’écrivains ou d’artistes, c’est une paresse, un aveu d’impuissance _ quant à l’essentiel : les accidents extérieurs et leur « détail«  sont alors les bienvenus ; pour avoir si peu que ce soit d’un peu neuf à « trouver«  à narrer, à décrire : ne pas rester sans rien du tout à dire (et surtout, bien sûr, « écrivain« , à écrire)…

Et je rencontre constamment mille occurrences, en moi, dans les débats un peu soutenus, par exemple _ comme aux émissions « Répliques » de son ami Alain Finkielkraut, quand il y est invité, sur France-Culture, avec quelque autre : pour un « débat«  à trois, alors… _, de ces moments où j’ai recours au biographique, au topographique, au superficiel, au plaisant, à l’écume, pour échapper _ voilà ! _ à l’échange au fond _ au lieu de rien que la forme et la surface… _, parce que j’ai peur _ contrairement à l’écriture de ce « Journal« , si courageuse, elle !!! _ de m’y noyer, ou de devoir avouer que je ne sais pas nager _ pour garder une place d’« auteur qui a un nom«  sur la Place (et le marché) des Lettres…

S’intéresser à tout, j’en ai toujours été convaincu, c’est ne s’intéresser à rien.«   En conséquence, à entendre les compliments que multiplie _ mais « à n’importe qui«  _ madame sa mère, eh ! bien « on croirait un critique littéraire du Monde : elle découvre un génie toutes les semaines« … Par là, « c’est cette absence totale de discrimination _ du juger _ qui dépouille _ hélas _ de sens _ et à cela, Renaud Camus ne peut pas consentir ; cf son important « Du Sens«  (aux Éditions POL, en 2002… _ tout ce qu’elle dit. »


Ce qu’il commente alors, page 482 : « Sur ce point-là, nous ne nous ressemblons _ toutefois _ pas, Dieu merci. Je ne discrimine que trop, même si ce n’est pas toujours à bon escient, c’est-à-dire que mes discriminations ne sont pas toujours pertinentes.«  Peut-être ; quoique… Cependant, « cette dérision du sens _ perçue si bien _ chez ma mère, devient _ perçue _ pour moi une dérision au carré : de quoi suis-je l’héritier

_ c’est sur cela qu’il réfléchit ici : être héritier ! « l’héréditaire«  ; et son importance civilisationnelle, selon lui : « dans la culture, il y a quelque chose de nécessairement héréditaire », page 482… Une question qui plonge loin ! _,

de quoi suis-je l’héritier

sinon de cette parodie _ voilà ! _ de la culture, qui ne s’attache _ avec inanité ; et ridicule ! _ qu’à des noms, à des titres d’ouvrages, des épisodes, des incidents _ soit rien que « l’écume » de minces « accidents« , à la place du « substantiel«  !.. _ ; et me pousse à acheter pour cette bibliothèque _ superbe ! de Plieux _ toujours plus de livres dont je ne lis pas un sur dix, ce qui s’appelle lire ?«  _ la grande forme (d’écriture de l’écrivain « vrai » ! et profond !) est tout de même là !

Une bonne rasade de Thomas Bernhardt, « Maîtres anciens« , par exemple (dont le sous-titre est « Comédie« ), serait ici d’un assez bon secours…

L’auto-dérision porte…

Mais ce « Journal« ,

c’est bien mieux qu’Assez bien ! Que Renaud Camus se rassure !!!

En tout cas, il ne me lasse pas ;

et j’y trouve, en le lisant, un interlocuteur _ voilà ! _ ne pérorant pas _ jamais _ dans le vide de l’époque ; loin de là !

Sa fidélité à ses intuitions n’est ni vide, ni radoteuse ! Il sait « résister » ! _ même s’il n’est pas dépourvu de bonnes doses de naïveté (par ses focalisations) : mais qui ne l’est pas ? Que celui-là seul lui jette la première pierre ! Pas les autres ! Et sa curiosité est toujours attentive, avec fraîcheur et neuveté,

à la beauté _ qui demeure ; ou résiste ; mais aussi se crée ; et en sa diversité : Renaud Camus n’est pas un conservateur de n’importe quoi passéiste ! il est curieux de ce qu’il ne connaît pas encore ; et qui ait une vraie valeur, objective ! _,

plus encore qu’aux ridicules qui règnent ! et ont le verbe _ et les micros et caméras complaisants ! _ bien trop haut, eux ! et le bras, bien trop long !.. Et font pourtant de la pluie, davantage que du beau temps…

Lui tient plutôt du Saint Sébastien offert aux flêches…

Donc, je demeure plus que jamais un lecteur attentif des « Journaux » de Renaud Camus _ ils ne me déçoivent pas ! _ ;

et les fais un peu,

à l’échelle de la voix de ma parole de personne à peu près libre,

et à celle de l’écriture sans pression ni censure sur ce blog !,

connaître

ainsi qu’ici même…

Titus Curiosus, ce 5 février 2010

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