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la traversée du siècle d’un honnête homme (et beau garçon) en quelques fécondes rencontres d’artistes-créateurs en des capitales cosmopolites : le parcours de Peter Adam de Berlin à La Garde-Freinet, via Paris, Rome, New-York et Londres

02mai

Non sans quelques points communs _ nous allons le découvrir… _ avec cet immense livre qu’est « Le Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann :

une autre traversée _ un peu chahutée _ du siècle en quelques judicieuses rencontres (et un chef d’œuvre cinématographique !),

voici que Peter Adam _ ou Klaus-Peter Adam, un garçon juif allemand, au départ, natif de Berlin en 1929, puis devenu citoyen britannique vers 1965, peu après le décès de sa mère, la battante et admirable Louise, le 6 mai 1965 :

cf page 214 : « j’optai à cette époque pour la nationalité anglaise.

Depuis longtemps j’essayais de me débarrasser du garçon allemand _ qu’il était de naissance : la famille (juive) de son père venait de « Chodzesin, une petite ville de Prusse orientale. Mon arrière grand-père, Jacob Adam, y était né en 1789. Depuis le XVIIIème siècle, sa famille vivait du commerce du drap de laine. Cette activité les avait menés jusqu’en Pologne et en Lituanie« , page 14 ; « du côté de ma mère, les Leppin et les Gurke _ Gurke signifiant « concombre » _, étaient d’un tout autre genre : pauvres, chrétiens, et de souche paysanne« , page 20 _

afin de n’avoir de racines que dans l’imaginaire.« 

Et il poursuit : « Il se produisit mille choses dans ma vie et je possédais une énergie et une curiosité infinies. Je laissais l’univers tourbillonner autour de moi, espérant ne pas m’y noyer

_ le titre original de ce « Mémoires à contre-vent« , traduit par l’auteur lui-même en français en 2009, était, en anglais, en 1995 (pour les Éditions Andre Deutsch, à Londres) : Not drowning, but waving _ an autobiography

Je m’acceptais tel que j’étais, je n’étais gêné ni par mes défauts, ni par mes qualités. J’essayais, comme toujours _ en effet ! _ d’être honnête avec moi-même« 

voici que Peter Adam offre au lectorat français et francophone

_ mais cet amoureux de longue date de la France

avant même d’y venir séjourner, pour la première fois, en 1950

(cf au chapitre « Alma mater, 1949-1950« , les pages 139 à 146 :

« En 1950, je partis pour la première fois à Paris. Mon ami Klaus Geitel étudiait là-bas et je décidai de lui rendre visite. A Paris, Klaus m’attendait gare du Nord avec deux amis. J’étais tellement excité que j’entendis à peine leurs noms. Le premier, Hans Werner Henze, était un compositeur allemand ; le second, Jean-Pierre Ponelle, un scénographe français«  : mais oui !..) ;

puis, une seconde fois, en 1951, au chapitre suivant, « Mes premiers pas d’intellectuel _ Paris 1950-1953«  :

« A l’automne 1951 _ ayant obtenu « une bourse d’un an du gouvernement français, ainsi qu’une inscription à la Sorbonne« , page 147 _, je débarquais à Paris pour la seconde fois«  :

« J’arrivais au bon moment. Le passé était enfin soldé ou presque. La France de la Quatrième République commençait à se moderniser.  (…) Les gens avaient l’air riche ; ils possédaient un goût inné pour la qualité et le style _ voilà _, doublé d’un sens aigu de la compétition« , page 147 ; « Alors qu’à Berlin, nous avions essayé de construire un nouveau monde, les Français jouaient au ping-pong avec leur héritage culturel, retournant les idées dans tous les sens, juste pour le plaisir. Je me sentis immédiatement chez moi, le lycée de Berlin m’ayant bien préparé à ce perpétuel désir de théoriser et de synthétiser les idées. Les bâtiments de la Sorbonne reflétaient ce même esprit libre et chaotique. Les vieux couloirs sombres fourmillaient d’étudiants bruyants et fougueux. Les murs étaient recouverts de slogans très politiques, culturels ou sexuels, combinant parfois les trois en même temps comme dans celui-ci : « Fais-toi sucer en Russie, Simone ! » », page 148

il avait fait ses études secondaires au lycée français de Berlin, dès 1940, page 58)

mais cet amoureux de longue date de la France,

donc,

y vit désormais, depuis août 1989, à demeure, cela fait vingt-et-un ans

(depuis sa retraite de reporter et réalisateur de la BBC, en août 1989 : car c’est là, à la BBC, que se déroula, en effet, sa « principale«  carrière, du 4 avril 1968, à la cérémonie de départ de sa retraite, en août 1989) :

en son « cabanon«  du Mazet, à La Garde-Freinet, dans les Maures, et non loin de Saint-Tropez

_ Facundo Bo et Peter Adam découvrirent, en effet, cette thébaïde « un matin de 1970«  :

« un petit vallon où des moutons broutaient près des oliviers.

C’était l’endroit dont nous _ Facundo & Peter _ rêvions _ 12 000 mètres carrés isolés du monde et un petit cabanon. Nous l’achetâmes aussitôt.

La Garde-Freinet allait devenir notre port d’attache pour les quarante années à venir« , page 275 _

mais cet amoureux de longue date de la France y vit désormais à demeure,

avec son compagnon Facundo Bo : compagnon depuis leur coup de foudre lors d’un « dîner snob« , en 1968, à Paris ;

cf page 236 : « Durant la réalisation de ce documentaire _ pour la BBC : La maison Christian Dior, en 1968, donc _,

j’eus l’occasion, un soir, d’être invité à un de ces dîners snobs dont les Français raffolent. J’étais assis en face d’un jeune acteur argentin au physique extraordinaire, au type légèrement indien. Comme d’habitude, je parlais beaucoup, faisant de mon mieux pour impressionner. J’avais appris l’art de l’autodéfense et ajouté du cynisme à mon scepticisme naturel. Intrigué par les yeux inquisiteurs de ce garçon, je parlais des souffrances au Biafra _ dont Peter revenait d’y réaliser un reportage particulièrement périlleux (et tragique !) : il en fait le récit aux pages 227 à 232 _, mais également du grand bal de l’Opéra de Paris _ le Bal des petits lits blancs _ auquel j’avais assisté la veille. Je révélais ainsi l’un de mes nombreux paradoxes dont je n’étais pas très fier.

Facundo _ c’était le prénom de ce garçon très beau et gêné _ ne prononça pas un seul mot de la soirée. A la fin, au moment de partir, je lui glissai mon adresse à Londres.

Trois semaines plus tard, je reçus une lettre : « Cher Peter, détruisez cette lettre, je n’ai jamais écrit une telle lettre à personne, mais pendant ces trois dernières semaines, je n’ai pas arrêté de penser à vous et je voulais simplement vous le dire. Je vous prie de m’excuser ». La lettre était signée Facundo Bo.

Trois heures plus tard, je m’envolai pour Paris« 

« Je crois au coup de foudre _ poursuit-il aussitôt, toujours page 236, en commentaire rétrospectif. Pendant les quarante-deux ans à venir _ de 1968, leur rencontre, jusqu’en 2010, où paraissent ces « Mémoires » en traduction française _, Facundo serait la source de beaucoup de mes joies et de mes chagrins _ la maladie de Parkinson de Facundo déclarée « à l’âge de quarante ans« , « l’empêchant petit à petit _ lui acteur brillant de la troupe de théâtre TSE, d’Alfredo Arias _ de monter sur scène« , découvre-t-on, à un coin de page, page 412 ;

cf aussi, le jour de son départ de Londres pour gagner la France, page 440 : « Je ne savais pas alors combien ma nouvelle vie à Paris _ et au Mazet, à La Garde-Freinet _ allait m’apporter de joie d’amour solide et de douleur aussi, liée à la fragilité croissante _ parkinsonienne ! _ de Facundo. Mais jamais je n’ai regretté ma décision«  _ de venir vivre définitivement en France : avec Facundo Personne ne m’a jamais été aussi proche ; et je pense _ écrit-il maintenant en 2009-2010 _ que personne ne le sera jamais. Facundo devint le centre absolu de ma vie«  _ voilà !..  _

voici que Peter Adam offre au lectorat français et francophone une somptueuse traduction en français, cette année 2010, du récit autobiographique _ publié en 1995 à Londres sous le titre de Not drowning but waving _ an autobiography _ de sa traversée _ Berlin, Paris, Rome, New-York, Londres, La Garde-Freinet _ du siècle,

tout à la fois en beau garçon _ ce peut être un atout ; du moins pour commencer, en se faisant « remarquer«  ; car à la longue n’être que le « petit ami de« … s’avère un peu court pour poursuivre et s’établir au moins un peu…

et en honnête homme

et artiste _ filmeur du monde et de la création artistique : ce sera là sa « vocation«  _ probe _ absolument ! et sans compromission aucune :

certains de ses très proches et meilleurs amis se suicideront face à la « détérioration«  (Peter Adam emploie le mot « dégradation« , page 410, en son chapitre « Inventaire« …) de ce monde :

le magnifique « grand reporter«  James Mossman (celui-là même qui l’avait fait engager à la BBC : c’était le 4 avril 1968), le 5 avril 1971 ;

le peintre Keith Vaughan, le 4 novembre 1977… ;

mais encore, page 427 :

« Au travail, le suicide mon collègue Julian Jebb s’ajouta à la longue liste de mes collègues disparus, dont l’esprit toujours en éveil _ pourtant ! _, n’avait pas été capable d’arrêter la course à l’autodestruction _ voilà _ : les grands reporters James Mossman, Robert Vas et Ken Sheppard. Le garçon qui s’occupait de la maison de Tony Richardson à La Garde-Freinet, tua d’abord sa petite amie avant de se donner la mort. La boisson et la solitude durant les longs mois d’hiver au Nid du Duc _ le hameau de la colonie Richardson, l’auteur du film Tom Jones, à La Garde-Freinet _ l’avaient poussé à cet acte terrible, disait-on. La fille de Lawrence Durell, Sappho, se pendit« … Bref, « la mort continuait à jalonner ma route« , remarque Peter, page 427…

« Dans les années quatre-vingt, mon histoire d’amour avec la Grande-Bretagne touchait _ ainsi _ à sa fin. Mme Thatcher n’avait pas encore engagé _ profondément, pas encore _ sa politique absurde et désastreuse _ humainement : Peter Adam ne mâche pas ses mots ! _, mais un nouveau climat social se faisait _ déjà _ sentir, sapant _ durement _ les qualités de ce pays que j’avais tant apprécié. L’Angleterre, comme beaucoup de pays d’ailleurs, entraînée par son désir insatiable et impétueux de richesses, prônait _ maintenant _ l’arrivisme, la ruse, l’avidité comme qualités essentielles. Les inégalités flagrantes, la cruauté des riches, la complaisance des gens au pouvoir et la corruption _ lire ici Paul Krugman… _ devenaient monnaie courante. Je regardais les yuppies, interchangeables avec leurs chemises à rayures, leurs bretelles rouges, leurs manteaux à épaules marquées, leurs BMW, leur arrogance, leurs femmes à sac à mains à chaînes dorées _ on ne disait pas encore le bling-bling… J’observais la nouvelle génération, son appétit féroce, sa frénésie de consommation, son égoïsme impitoyable _ voilà _, et la comparais à ma propre génération qui avait l’espoir chevillé au corps que la vérité et la beauté _ voilà _ finiraient par l’emporter sur les mensonges et la laideur du monde _ quelle belle actualité ! toujours…

Bien sûr cette dégradation _ voilà _ ne se produisit pas en un jour. Ce n’était que le début d’un profond et triste changement qui, hélas, se propageait _ bientôt _ partout«  _ de par notre monde commun, pages 409-410…  _,

voici _ je reprends l’élan de ma phrase _  que Peter Adam offre au lectorat français et francophone une somptueuse traduction en français, cette année 2010, du récit autobiographique _ paru en anglais en 1995, lui _ de la traversée de son siècle :

tout à la fois en beau garçon

et en honnête homme et artiste probe

soucieux de la justesse…

en beau garçon, d’abord _ et le livre est généreusement (et judicieusement) agrémenté de photos de nombreuses personnes rencontrées et narrées _ :

via ses rencontres sexuelles (avant l’amour vrai de Facundo Bo, en 1968, donc : Peter aura alors trente-huit ans _ mais tout cela fort discrètement, et sans le moindre exhibitionnisme, ni a fortiori sensationnalisme ! très loin de là ! Peter Adam a beaucoup de délicatesse et pudeur…) et amicales, plus encore (dont certaines féminines : Hester Chapman et Prunella Clough, à Londres),

celles-ci _ « rencontres« , donc _ vont lui ouvrir bien des portes, bien des « clans«  (ou « réseaux » d’amis :

par exemple, pages 201-202, en débarquant de New-York à Londres,

ce passage-ci, clé ! :

« Parmi les quelques adresses que j’avais _ à Londres, donc, en 1958 _, aucune ne fut plus précieuse et appréciée que celle d’un ami d’Edward Albee _ merci à lui de cette « adresse«  ! de ce « contact«  décisif… _, Patrick Woodcock.

Patrick était le médecin du Gotha artistique londonien _ rien moins ! _ : de Noël Coward à Marlene Dietrich, de Peggy Ashcroft à David Hockney, de Peter Brook à Christopher Isherwood. (…)

Comme à Paris, Rome et New-York _ c’est un point décisif du parcours (et la vie !) de Peter ! _, j’ai eu la chance _ encore faut-il apprendre et à la saisir et plus encore à la cultiver ! et ne pas trop, non plus, la gâcher… _, d’être adopté _ apprécié par, aimé de _ par un clan _ voilà _

pour lequel j’étais _ du moins tout d’abord, au départ :

cela se dissipant cependant assez vite (cf la conclusion plus négative, en 1955, de l’épisode romain et sa « clique« , page 184 : je vais le préciser par le détail un peu plus loin)… _

un objet de curiosité : « Allemand, Juif, non émigré et sorti de l’Allemagne indemne. « How intersting« , disait-on » _ pour commencer, donc ; ici, c’était en 1958, Peter a vingt-neuf ans 

il est aussi très « beau garçon«  (cf les photos généreusement données du livre) ; et éminemment sympathique, plus encore : il a du charisme…

« Patrick était absolument convaincu qu’il était le mieux placé pour tout organiser _ sic _ et décida de me prendre sous son aile _ cela peut effectivement aider… Il m’ouvrit les portes _ voilà ! _ de la vie culturelle _ artistique _ londonienne qui comptait un nombre impressionnant de talents. Tous ses amis « baignaient » _ en effet _ dans l’art, faisaient de la critique de livres ou allaient s’applaudir les uns les autres sur la scène ou à l’écran.« 

Aussi

« la plupart de mes _ nouveaux _ amis _ vrais _ venaient _ -ils _ de son « écurie ».


Avec nombre d’entre eux j’entretenais
_ très bientôt, vite, aussitôt, déjà : c’est un talent ! _ une amitié _ et c’est là l’élément majeur (et de fond !) pour Peter ! _

qui allait s’approfondir _ voilà ! _ au fil des ans : une preuve de leur endurance _ à me supporter, souffrir, et accepter (et aimer)… _ et d’une certaine fidélité _ toujours de la modestie, avec les euphémisations : c’est là une vertu ; Peter n’a pas que des défauts… _ de ma part.

Pour quelqu’un qui vit seul _ pas « en couple« , donc : Peter assume son « célibat« … _,

les amis sont essentiels _ voilà.

Ils m’aidèrent à surmonter _ et durablement, pas à court terme : la dimension temporelle est capitale en ces affaires (existentielles) affectives ! _ mon sentiment _ endémique _ de déracinement _ qui comporte, aussi, il est vrai, l’avantage (non recherché !) du « décalement« , si crucial (pour la vie !), du regard… _,

car je portais en moi _ pour jamais _ des séquelles _ indélébiles, donc _ de mon enfance solitaire _ depuis, au moins, à l’âge de onze ans, le lycée (français, à Berlin, et puis à Züllichau, en Silésie) pour un enfant Juif (bien que ne portant pas l’étoile jaune, Louise, sa mère, étant « aryenne« …) en Allemagne nazie… _ et la nostalgie de mon adolescence _ à la Libération joyeuse, en même temps que pauvre, à partir de 1946… :

un passage assurément important de ce livre, pages 201-202, donc, comme on constate !..)

en beau garçon, d’abord,

via ses rencontres sexuelles et _ surtout, plus encore ! _ amicales

_ je reprends et poursuis maintenant ma phrase _,

celles-ci lui ouvrant bien des portes, bien des « clans » (ou « réseaux » d’amis) :

d’artistes, de créateurs, surtout ! _ c’est là l’élément majeur ! _, dans les diverses capitales que Klaus-Peter (bientôt Peter), va traverser :

Paris,

Rome : Peter devient le compagnon pour un temps, en 1955, d’Enrico Medioli, ami et collaborateur bientôt de Luchino Visconti ;

je m’y attarde un peu, maintenant (j’aime Rome !) :

« Je me rendais souvent à Rome. J’y découvrais un passé splendide. Alors que Paris représentait pour moi l’élégance et le raffinement _ voilà _ international, Rome incarnait _ oui : charnellement _ une grande civilisation ; même le chaos et la pauvreté des rues _ certes _ étaient parés _ oui _ d’une dignité intemporelle _ comme c’est juste ! Tout avait _ le baroque (même borrominien !) est ici mesuré ! sans morbidité : à la Bernin, plutôt… _ des proportions parfaites : les façades ocres baignées par la lumière de l’après-midi _ cf ici les descriptions si justes de mon amie Elisabetta Rasy en son magnifique « Entre nous » ; cf mon article sur son récit autobiographique suivant (« L’Obscure ennemie« ), toujours à Rome : « Les mots pour dire la vérité de l’intimité dévastée lors du cancer mortel de sa mère : la délicatesse (et élégance sobre) parfaite de “L’Obscure ennemie” d’Elisabetta Rasy« _, les toits avec leurs jardins suspendus, les terrasses des gens riches : tout semblait exprimer la sensualité, la douceur de vivre et le bien-être«  _ on ne saurait mieux dire !, page 181 ;

« Pendant l’un de mes nombreux voyages à Rome, j’avais rencontré Enrico Medioli. Enrico était un ami de Luchino Visconti et allait devenir bientôt l’un de ses plus proches collaborateurs. Avec Suso Cecchi d’Amico, il fut le scénariste de Rocco et ses frères, Sandra, Les Damnés, L’Innocent et Violence et passion.

Enrico incarnait pour moi la perfection : il était blond, aristocrate dans son comportement comme dans son style, grand, élégant, mondain, cultivé et possédait un humour caustique. Il était issu d’une grande famille de Parme et avait souffert de la tuberculose, ce qui ne fit qu’accroître à mes yeux son aura romantique. Il conduisait des voitures de sport et vivait dans un appartement avec terrasse qui surplombait les toits de la cité éternelle.

Il connaissait toutes les personnes qui valaient la peine _ voilà _ d’être connues à Rome.

Autour d’Enrico gravitait la jeunesse dorée. La plupart travaillaient dans le cinéma«  _ soit un medium en pointe :

voilà deux éléments importants dans la « formation«  du jeune Klaus-Peter (qui a alors à peine vingt-cinq ans), on va s’en rendre peu à peu mieux compte… ;

avant d’être plaqué (un peu abruptement !) par Enrico à Cortina d’Ampezzo :

« Enrico avait une énergie contagieuse. Nous allions jusqu’à la plage de Fregene si souvent filmée par Fellini _ dans Huit-et-demi, ou Juliette des esprits, par exemple _, pour déjeuner dans des restaurants que seuls les Romains connaissaient, ou nous dînions dans les établissements huppés de la via Appia. Enrico, qui qualifiait ces endroits de piccole trattorie, molto semplice, était salué par la moitié des clients. Nous prenions l’apéritif chez Bricktop’s et la granita di limone chez Rosati’s _ Piazza del Popolo….

Au fil des mois, l’usure _ cependant _ se fit sentir dans notre couple _ un mot qui sera rarement employé par l’auteur, en ces 443 pages, notons-le au passage. La clique romaine perdait _ pour Klaus-Peter _ son charme _ surtout vaporeux _, comme moi je perdais le mien à leurs yeux _ au pluriel… Je roulai dix-huit heures en voiture de Naples à Cortina d’Ampezzo, où Enrico possédait un chalet, pour apprendre qu’il pouvait juste m’accorder un dîner.

Je compris le message« , page 184…

Avec ce commentaire-ci : « Je revis Enrico quelques années plus tard à Londres où il montait _ comme Luchino Visconti ; ou comme Franco Zeffirelli : les metteurs en scène italiens s’enchantent à mettre leur talent à la disposition de l’opéra _ sa version de La Somnambula à Covent Garden. »

« Comme on perd facilement _ pas seulement de vue ! _ les gens dans la vie ! Pendant un moment, on les voit tout le temps, trois fois par semaine, on les appelle au milieu de la nuit, et puis tout à coup, ils disparaissent. Heureusement j’ai gardé beaucoup de mes relations _ voilà le terme approprié. Plus tard, j’ai eu la chance de revoir certains d’entre eux comme Luchino Visconti, Alberto Moravia, Maria Callas, Giuseppe Pattroni Griffi et Mauro Bolognini, Lila Di Nobili, Franco Zeffirelli et Giorgio Strehler. Cette fois-ci _ nouvelle _ c’était à titre professionnel _ pour des reportages filmés par Peter pour la BBC : entre 1968 et 1989 _ et quelques uns sont même devenus _ à des degrés divers : mais un palier important étant tout de même franchi ! _ des amis.« 

« Comme toujours, je désirais davantage _ relationnellement ; Klaus-Peter se remémore ici sa situation (notamment) affective en 1955 _

et voulais faire de nouvelles découvertes.

Il était temps de passer à autre chose« , pages 184-185 : un passage très important, mine de rien, que ce séjour italo-romain de Klaus-Peter, en 1955… 

mais surtout New-York :

cf le chapitre « America here I come _ 1956-1957« , pages 187 à 211 : venant aux États-Unis surtout pour y améliorer son anglais, Peter y fait la connaissance d’Edward Albee _ « un jeune auteur dramatique« _ et Richard Barr _ »un producteur de théâtre renommé« _, page 193. « Edward et Richard me firent rencontrer _ un terme important ! _ John et Tamara Ennery » _ lui avait été le mari de Tallulah Bankhead ; elle, née Tamara Gergeyeva, avait été l’épouse de Georges Balanchine, au temps des ballets russes de Serge Diaghilev : page 195.

Et enfin Londres, donc :

où Klaus-Peter _ devenu désormais définitivement Peter _ va s’installer, en 1958,

et, non sans difficultés et péripéties, trouver

et un travail qui soit et durable _ enfin : au bout de dix ans cependant ; Peter a commencé par faire ses gammes cinématographiques avec des films publicitaires _ et satisfaisant pour lui _ ce sera à la BBC, en 1968 ;

et pour vingt-deux ans, de 1968 à 1989, à l’âge de sa retraite professionnelle… _,

et _ plus encore ! _ sa vocation de créateur et artiste _ le principal pour lui ! mais il n’en a probablement pas encore vraiment conscience alors… _ :

cf le merveilleux compliment que lui fera Luchino Visconti, en remerciement du documentaire de Peter sur le tournage de Mort à Venise, en 1970 :

« Seul un artiste peut en voir _ = voir vraiment ! : cf le concept d’« acte esthétique » de Baldine Saint-Girons… _ un autre, merci. Amitié, Luchino« , en dédicace à « un très beau livre : Vecchie Immagine di Venezia, vieilles photographies de Venise«  ;

« Il y avait aussi une photo dédicacée : « Pour ta Mort à Venise sur ma Mort à Venise. »

De toute ma carrière _ d’homme d’images filmées _ aucun compliment ne m’a fait un tel plaisir« , page 267 _ :

je veux dire sa « vocation » _ émergeant peu à peu : suite à diverses rencontres, non programmées : par conjonctions de hasard _ de réalisateur de films et reportages culturels, ou plutôt : artistiques (et sur _ à propos… _ d’autres créateurs-artistes, en fait) à la BBC…

voici _ donc : je reprends une fois encore l’élan de ma phrase _

que Peter Adam offre au lectorat français et francophone

une somptueuse traversée de son siècle _ pas facile pour un garçon juif berlinois ! né en 1929 ! _,

tout à la fois en beau garçon

et en honnête homme

et artiste probe absolument et sans compromission soucieux de la justesse…

J’y viens maintenant…

Ce très grand livre qu’est Mémoires à contre-vent, est construit en trois grandes parties,

autour de la « formation » d’un homme

(et un artiste : Klaus-Peter Adam, devenu par son passage aux États-Unis, en 1956-1957, puis sa vie en Angleterre, de 1958 à 1989 ; et sa naturalisation anglaise, en 1965 : cf page 214, « un sujet de Sa Majesté » ! ; devenu « Peter Adam« , maintenant)

représentatif surtout d’une génération (d’Européens),

ainsi que l’auteur présente cet « essai » d’autobiographie d’abord tout à la fin, pages 438 à 440, de son dernier chapitre, « Le temps des moissons _ 1987-1989« , pour l’édition anglaise, parue en 1995 :

« J’avais l’impression d’avoir vécu plusieurs vies, adopté plusieurs cultures, rêvé et parlé dans plusieurs langues. En même temps j’étais de nulle part, un étranger partout. C’était ce qui me convenait le mieux.

Mon pays natal était un pays imaginaire, fabriqué à partir de souvenirs et d’amis.

Je songeais alors à écrire un livre sur mon enfance et à raconter l’histoire de ce garçon allemand au sang juif qui avait survécu au nazisme.
(…)

Je ne voulais certainement pas me construire une postérité

_ « d’encre et de papier«  : à côté de celle, familiale, de ses neveux, les fils de sa bien aimée sœur jumelle, Renate ;

ou du neveu de Facundo : Marcial di Fonzo Bo, un comédien de grande qualité (auquel, ainsi qu’à Facundo, est dédiée, remarquons-le aussi, cette version française de son autobiographie, Mémoires à contre-vent, page 7).

Je voulais transmettre

non pas mon histoire personnelle,

mais celle de toute une génération _ voilà ! _ marquée par l’Histoire en pleine mutation.

Il y avait eu beaucoup de récits _ écrits et publiés _ sur les bourreaux et les victimes, mais très peu sur la vie quotidienne de gens ordinaires, pris dans le tourbillon de l’Histoire.

Je souhaitais parler des horreurs de la normalité, de cette « banalité du mal »
_ selon l’expression de Hannah Arendt :

de fait les chapitres « allemands«  (1 à 3 : pages 13 à 88), à Berlin, puis au lycée français mis « à l’abri à la campagne« , en 1943, « à Züllichau, une petite ville de Silésie«  (page 86) ;

et les chapitres « autrichiens« , après que Klaus-Peter, expulsé pour judéité du lycée, début 1944, a rejoint les siens, qui s’étaient réfugiés déjà bien loin de Berlin, « à Tressdorf, dans une vallée perdue de la Carinthie«  (page 86, aussi ;

le premier chapitre « autrichien«  (le chapitre 4 : pages 89 à 104) est joliment intitulé « Intermède pastoral _ 1944-1945« … ;

et le suivant (pages 105 à 116 : « Après-guerre et nouveau départ _ 1945-1946« ) raconte ce qui suit la fin de la guerre et le retour, difficile à Berlin ; jusqu’à ce que le narrateur nomme, au bas de la page 116, « le début de l’après guerre« ) ;

sont des chapitres magnifiques de ces « Mémoires à contre-vent«  sur les conditions de survie des gens ordinaires sous le nazisme… _ ;

Je souhaitais _ donc, je reprends la phrase de Peter Adam… _ parler des horreurs de la normalité, de cette « banalité du mal » 

et montrer que, malgré tout, le bonheur pouvait survivre _ par résilience, ainsi que Boris Cyrulnik nomme ce processus… _ dans l’épreuve.

Peut-être y avait-il tout de même quelque chose dans cette vie et cette carrière en dents de scie _ voilà : je vais m’y pencher un peu… _ qui méritait d’être préservé » _ et transmis : pages 438-439…

D’autant que

« écrire mes mémoires se révéla _ à l’auteur que va devenir (et se découvrir : par là même !) aussi Peter Adam, à partir de 1990, par ce livre improbable et « ouvert«  de « retour«  sur sa vie… _ passionnant. Cela devenait mon jardin secret, des moments d’évasion _ créatrice ! _ dans un monde de contraintes. (…)

Ma curiosité _ d’analyse, maintenant, comme en actes : par les émissions à concevoir et à réaliser pour la télévision ! entre 1968 et 1989 _ m’avait amené plus loin dans la vie que je ne le pensais _ tout d’abord ; au départ…

La plupart des rencontres ont lieu par hasard. Ce que le désir, les intrigues et la détermination en font _ ensuite : tout un travail et une œuvre ! _ me paraissait plus intéressant que la rencontre elle-même _ advenue, survenue. Il y avait bien évidemment eu des expériences décisives, mais souvent je n’en avais pris conscience qu’après coup. Tout était lié _ ce fut sans doute la découverte la plus surprenante que je fis en écrivant« , page 439 ;

en ce même esprit, Peter a rapporté, page 411, ce mot, « une fois« , de son ami Bruce Chatwin (cf le récit de leur amitié de onze ans, de 1978 au décès de Bruce, le 18 janvier 1989 : aux pages 379 à 384 ; « Ce n’était pas facile d’être ami avec Bruce. Il menait plusieurs vies à la fois et ne permettait pas qu’elles se mélangent ou s’entrecroisent. En société, il était très réservé sur sa vie privée et ne laissait jamais transparaître ses sentiments« , page 380)


Bruce citant Le Portrait de Dorian Gray d’
Oscar Wilde : « Il s’efforçait de rassembler _ lui ; et non sans difficultés dues à tant et tant de hasards d’abord, et à son corps défendant, surtout, subis _ les fils écarlates de sa vie et d’en tisser un dessin«  : unifié, donc, où « tout« , finissant comme par « émerger«  du désordre ou chaos même, vécu par surprise en premier,
vient apparaître en quelque sorte enfin « lié«  et « en place« , « en ordre« , ou presque…

Telle, aussi, une image en un tapis…

Pages 410-411, Peter Adam a aussi écrit, à propos de sa « découverte » de l’écriture :

« Je n’avais jamais écrit de livre _ écrire des scénarios ou des articles _ utilitaires _ n’était pas la même chose _, mais je découvris  rapidement quel plaisir c’était. Rien dans ma vie professionnelle ne m’avait autant stimulé que la relation intime entre l’auteur et sa page, quand tout à coup des mots et des phrases émergent de nulle part«  : c’est la plus stricte vérité !.. Quelle jouissance ainsi rencontrée !

Et un peu différemment, encore,

en l' »épilogue » de 2o09-2010 _ rajouté pour cette « traduction« -« adaptation » française d’un livre qui avait été rédigé presque vingt ans plus tôt : entre 1990 et 1995 ; au moment de sa retraite (de son travail de « documentariste » à la BBC, en 1989) _ :


« En racontant ma vie une fois de plus en une autre langue _ en français, après l’anglais, cette fois _, je me suis découvert une perception du monde qui altérait _ et enrichissait _ la vision _ première _ que j’en avais vingt ans plus tôt _ en 1990. Certains événements n’avaient plus l’importance que je leur accordais en 1995 _ ou en 1989 ou 90… Des amitiés et des rencontres que je croyais emblématiques s’étaient fondues _ depuis lors _ dans l’ombre du temps.

Ainsi raccourci  _ ah! bon ! _ et réédité, Mémoires à contre-vent est un livre nouveau et très différent _ pour Peter le premier _ de Not Drowning, bur Waving.

Notre société et l’ordre du monde _ et nos regards (selon d’autres focalisations : neuves, plus perspicaces : c’est le gain du mûrir…) qui s’ensuivent… _ se sont profondément modifiés durant les vingt dernières années. Des systèmes totalitaires se sont écroulés, mais les droits de l’homme sont _ plus encore _ une vue _ seulement _ de l’esprit. Nous sommes encore bien loin du paradis terrestre où nous pourrions vivre en parfaite liberté, sans conventions hypocrites et libres de tout conformisme _ comme Peter l’a (ou l’avait) longtemps espéré…

Dieu nous est revenu _ de sa mort ! _ à travers deux conceptions qui sont une menace pour notre liberté : le fanatisme dérivé de l’islam et le zèle religieux d’une Amérique conservatrice _ jolie nuance… Dans certaines parties du monde, les bâtiments détruisent _ oui _ le paysage. Ailleurs, la terre _ livrée aux guerres de l’eau _ meurt de soif ; et les famines dues à la sécheresse chassent des populations entières _ émigrant _ de leur pays. Ils mettent leur vie en danger _ de se noyer _ pour traverser les mers à la recherche d’une existence meilleure dans un monde qui les rejette. Utopie mortifère _ combien !

Nous sommes tourmentés de toutes parts : la bêtise du pouvoir, l’imposture des politiques, les démocraties branlantes, la tyrannie des statistiques _ oui, oui, oui, oui ! _, l’omnipotence de la science _ et de ses expertises stipendiées _, l’absence _ veule _ de spiritualité, la fascination _ si niaise ! _ pour les people, cette triste pathologie de la vie moderne fondée sur la culture _ infantilisée _ du _ miséreux _ narcissisme.

Le superficiel règne en maître _ voilà ! Dans un monde obsédé par l’argent, il reste fort peu de place pour la métaphysique _ ou la poésie et le poétique… L’ennui général, très bien repéré par Hannah Arendt et Simone de Beauvoir, est devenu la condition humaine _ quasi générale sur la planète. Voilà pourquoi les gens ont désormais besoin d’être constamment _ et en pure perte _ divertis _ par l’entertainment (régnant à la télévision : même à la BBC ?..).

Il est devenu indispensable d’être joignable partout, à tout moment ; et cela se traduit par des heures de communication stériles _ c’est aimable _ via Internet ou les textos _ quelle sordide dérision !


La langue se banalise, le vocabulaire s’appauvrit ; nous sommes bombardés d’informations
_ et clichés _ ; mais le véritable échange d’idées _ condition de la vraie démocratie, pourtant _ est devenu bien rare. Les rapports épistolaires qui permettaient d’exprimer _ en la « formant«  vraiment _ la profondeur d’une pensée ou d’un sentiment _ plutôt que l’impact brut d’émotions _, ce magnifique plaisir _ certes _ de l’écriture, tombe en désuétude.


Trop de choses se ruent vers l’abîme
_ du nihilisme _ ; et je ne m’en console pas« , page 442…

A contrario, toutefois,

les « artistes » que Peter Adam a « eu le privilège de filmer » (et bien d’autres encore, aussi) « sont la preuve _ vive, vivante ! _ que l’humanité est encore et sera toujours capable de résister _ voilà ! _ à la conspiration _ grégaire _ de la médiocrité«  _ et de ses « statistiques«  ! pages 442-443.

Car « l’art nous donne accès _ en finesse et délicatesse _ à la richesse du monde dans ses dimensions _ qualitatives _ les plus complexes _ et diaprées : jusqu’au sublime…

La vie sans art n’est qu’une source _ minimalement _ tarie.

Seul le travail de l’esprit _ voilà _ peut nous offrir une existence plus vaste _ et libre en l’amplitude de ses mouvements _ que notre bref intermède biologique« , page 443 : bravissimo, M. Peter Adam !!!

La première partie du livre _ soient les chapitre 1 à 6, de la page 13 à la page 134 _ restitue le « terreau » de la génération de ceux qui ont été enfants sous le nazisme _ même si c’est non sans résistance critique dans le cas de la famille Adam, et de la mère, Louise, devenue veuve en 1935.

La seconde partie _ soient les chapitres 7 à 12, de la page 135 à la page 219 _ présente la période d’errances _ avec assez peu de boussoles _ cosmopolites (Paris, Rome, New-York, Londres) et les difficultés _ d’orientation _ de Klaus-Peter, puis Peter, avant de réussir à trouver le « dispositif » professionnel qui lui permettra de devenir véritablement lui-même ; et d’accomplir (en œuvres ! de partages) une « vocation« …

La troisième partie _ soient les chapitres 13 à 33 + l’« épilogue«  ajouté à la version française de la page 221 à la page 443 _ décrit l’éclosion (assez rapide : le chapitre 13 : « Témoin : Berlin, Biafra« , en 1968 et 69) et la maturation-maturité _ sereine _ de l’artiste-témoin :

et de son temps,

et des démarches de création des artistes ses contemporains (et souvent amis, vraiment !),

que sut devenir Peter Adam ;

avant de passer, in fine, à l’écriture _ puis la réécriture ! maintenant… _ du « témoignage » de son propre œuvrer…

Car très vite, dès 1969, « on avait demandé à James Mossman de reprendre la rédaction d’un magazine culturel hebdomadaire, Review, l’émission d’art la plus réputée de la BBC. (…) C’était l’occasion de rendre l’art accessible au plus grand nombre. Serait-il _ Jim _ capable de briser cette notion élitiste du bon goût qui dominait encore les reportages culturels de la BBC sans tomber dans le piège de la vulgarisation ou des généralisations _ tout Art est initiation à la singularité ! _ simplistes ?

Jim finit par accepter ce poste de rédacteur en chef, à condition que je l’accompagne dans cette aventure. Ce ne fut pas un choix facile, car j’aimais beaucoup les actualités. Je postulai donc pour ce nouveau travail, et fus embauché comme rédacteur en chef de cette émission artistique hebdomadaire.

Je venais de tourner une nouvelle page ; et un autre chapitre de ma vie commençait. J’avais quarante ans« , page 241.

Vont suivre vingt ans (1969-1989) de réalisations de films pour faire connaître _ en donnant à ressentir _ (par la BBC) le sens des créations artistiques modernes et contemporaines _ avec témoignages (= interviews ouvertes…) des créateurs, si possible, et documents audio et visuels à l’appui.

Ainsi _ parmi les projets entrepris et parfois avortés en chemin, ou effectivement réalisés et passés à l’antenne _ :

des émissions sur André Malraux (pages 243 à 245), Rudolf Noureev (245 à 248)

_ avec aussi, un reportage sur « Cuba : Art et révolution _ onze ans après » (249 à 257) _,

« Visconti au travail » pour Mort à Venise (259 à 267), Vladimir Nabokov (269 à 270), Andy Warhol (270 à 273), Doris Lessing (279 à 280), l’hommage, suite à sa mort par suicide, à James Mossman _ « J’intitulai l’émission To be a witness (« Être un témoin« )… _ (280 à 282), Borges (283 à 287)

_ avec, alors, la double décision, page 287, « de rester au département des Arts ; et de me consacrer à des films plus longs«  : c’est-à-dire moins courts ! afin de mieux rendre compte de ce qu’est la créativité singulière d’un artiste…

Hans Werner Henze (289 à 292), Man Ray (292 à 295), « Rêves royaux : Visconti et Louis II de Bavière« , à propos du tournage de Ludwig, le crépuscule des dieux (295 à 298)

_ avec, alors, une série de six émissions, « Eux et nous« , « sur l’art et la culture au sein des six pays fondateurs de la Communauté européenne » (pages 301 à 311) ; ainsi qu’une émission hebdomadaire consacrée au théâtre dans toute l’Europe (313 à 319) _,

« L’Esprit du lieu: la Grèce de Lawrence Durrell » (321 à  325)

_ la publication, en 1987, d’un livre de Peter Adam, « Eileen Gray, a biography » (paru aussi en traduction française, aux Éditions Adam Biro), consacré à son amie « la grande designer Eileen Gray«  qui vécut de 1878 à 1976 (327 à 333) _,

le « nouveau cinéma allemand » de Volker Schlöndorff, Wim Wenders, Werner Herzog, Hans Jürgen Syberberg et Rainer Werner Fassbinder (335 à 340), Jeanne Moreau (340 à 345), « Alexandrie revisitée : l’Égypte de Durrell » (347 à 351), Lillian Hellman et Lotte Lenya (353 à 367), « Diaghilev : une vision personnelle » (369 à 375), Edward Albee, « Un auteur dramatique face au théâtre » (385 à 388), David Hockney (388 à 394), une série consacrée aux « Maîtres de la photographie« , dont André Kertész, Alfred Eisenstaedt, Bill Brandt et Jacques-Henri Lartigue (395 à 407), « Richard Strauss « ressuscité » » (415 à 423) ; une dernière série (de 100 heures) consacrée à « L’Architecture au carrefour« , avec une trentaine d’architecte interviewés, dont I. M. Pei, Richard Rogers, Richard Meier, Norman Foster, Jean Nouvel et Arata Isozaki (page 425), « Gershwin « ressuscité » » (page 133), Buñuel (pages 433 à 434) ; et, pour finir, deux émissions d’une heure consacrées à « l’Art du troisième Reich » (435 à 438)…

Ces Mémoires à contre-vent (aux Éditions de La Différence) : un travail magnifique d’humaniste libre et exigeant !

« Passeur » de la poiesis des artistes ses contemporains les plus authentiques

par l’image filmique de la plus grande qualité ! dans le plus scrupuleux souci de l’intelligence du sens !

Bravo !

Titus Curiosus, ce 2 mai 2010

 

Un homme de vérité : Miguel Delibes (1920-2010)

13mar

Un article superbe à la mémoire d’un écrivain d’exception _ d’une sorte assez peu nombreuse : casta n’étant peut-être pas le terme le mieux adéquat à cette qualité-là… _, mis en ligne le jour même de sa disparition, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans, en sa ville de Vieille-Castille, Valladolid : le grand, mais assez peu médiatique _ il n’a pas reçu, lui, l’onction d’un Prix Nobel : pas le plus politiquement correct, quand le choix s’est proposé, probablement : ainsi lui préféra-t-on un José Camilo Cela (1916-2002), en 1989… _, Miguel Delibes (17 octobre 1920 – 12 mars 2010 ; auteur de cet immense livre qu’est « L’Hérétique » !), par un ami, philosophe, Emilio Lledó _ qui vécut pas mal en Allemagne, au cours et de sa formation, et des péripéties de sa carrière universitaire _, dans ce grand journal qu’est El Pais, à la date du 12 mars :

« Un hombre de verdad«  _ avec de petits commentaires miens, en vert…

Confieso que evoco con mucho dolor mis recuerdos. Son tantos que en una situación como esta, no sé cómo seleccionarlos, qué decir. Tuvimos la suerte de conocer personalmente a Miguel Delibes cuando en 1962, después de muchos años en Alemania, vinimos Montse y yo, con nuestro primer hijo Alberto, de Heidelberg a Valladolid. Habíamos conseguido cátedras de Instituto en la ciudad castellana _ cité universitaire, en effet _ y esa posibilidad de juntar nuestros puestos de funcionarios de la enseñanza publica en la misma ciudad, nos animó, entre otras razones digamos más idealistas, a dar el nada fácil paso. Nunca nos arrepentimos. Los tres años en Valladolid fueron una época de felicidad, por muy duro _ certes _ que fuera, en aquellos tiempos, cambiar la orilla del Neckar por la del Pisuerga. Dos personas inolvidable, Julio Valdeón, que he tenido que recordar también en su reciente muerte y, ahora Miguel Delibes, simbolizan, ya en la memoria, ese prodigio humano _ une rareté possiblement miraculeuse, sans doute, en effet _ de la amistad.

Conocíamos la obra de Delibes _ 1962 est l’année de « Las Ratas« , après « El Camino« , en 1950 et « La Sombra deel ciprés es alargada« , en 1947 _ y admirábamos al sorprendente y extraordinario escritor. Sorprendente y extraordinario porque su literatura, en un mundo en buena parte fantasmagórico y oscuro, era una mano que nos mostraba la realidad _ quand régnaient les mensonges en cette Espagne à la chape de plomb du franquisme _, una mano tendida hacia las cosas, hacia la vida _ cettte formulation est très belle. Me gustaría que al hacer resucitar _ voilà _ estos recuerdos frente a este paisaje de tristeza, las pocas palabras con las que tengo que expresarlo hicieran latir _ battre, tel un cœur qui continue de battre… _ aquellas realidades, paradójicamente ideales, que aprendimos con él : la amistad, la memoria, las palabras.

Conocíamos, como digo, algunos libros de Delibes, pero la persona, la personalidad de Miguel era tan luminosa y sugestiva _ tiens donc ! _ como su obra. Se me inunda la memoria de anécdotas, de momentos que han quedado en ese profundo hueco del pasado y que, sin embargo, jamás se esfumarán en el olvido. Creo que mientras palpite el tiempo en el fondo de nuestro corazón _ oui _ vive en él _ toujours _ la vida de aquellos que hemos perdido y que nunca podremos dejar de querer. Una modesta, hermosa, melancólica y alegre forma de humana inmortalidad _ voilà, en forme de reconnaissance, et mélodieuse, qui ne cessera pas.

No quisiera cortar estas líneas que se inundan de recuerdos sin mencionar algo que no tiene tanto que ver con su persona sino con su obra. Aunque si bien se mira lo que hacemos y sobre todo, lo que hablamos o escribimos es siempre lo que somos _ oui ! Porque de su pluma surgía esos personajes maravillosos, creados por unos ojos brillantes de bondad _ la maldad oscurece la mirada (comme tout cela est juste ! et comme cette lumière de la bonté brille le plus souvent, hélas, par sa consternante absence ou, du moins, sa trop grande exceptionnalité…) _, de compasión _que quiere decir « sentir con el otro » _, y de inagotable ternura _ tendresse : par l’attention vraie à cette altérité de l’autre ; à l’inverse des rapacités égocentriques qui se déchaînent ces derniers temps, sous prétexte bien fort proclamé d’efficacité réaliste et de mondialité…

Delibes no es sólo el gran escritor de Castilla, el creador de un universo vivo, palpitante de realidad, sino el autor también de El hereje _ « L’Hérétique« , paru en traduction française le 20 janvier 2000, aux Éditions Verdier _, uno de los grandes libros _ en 1999 _ de la cultura española. Un libro en el que ya no se miraban los senderos de aquellos campos que recorría _ en chasseur, souvent _, de aquellos personajes con los que conversaba, sino de otros campos y otros personajes de sus sueños y, sobre todo, de la memoria histórica en que los soñaba _ je pense ici à cet autre chef d’œuvre de la littérature hispanique, où est aussi évoquée la Valladolid d’alors (et de ses hérétiques !..), qu’est le sublime « Terra nostra«  du mexicain (non nobelisé, lui non plus) Carlos Fuentes (cet extraordinaire chef d’œuvre est paru en 1975 à Barcelone)… Creo que, en cierto sentido, ese libro _ « L’Hérétique« , donc _ es una especie de ajuste de cuentas _ tranquille mais ô combien puissant ! _ con el país en el que su autor vivía _ voilà… _ : el país de la degeneración mental, de la hipocresía, de la falsedad _ ici tout est dit ; et cette Espagne là n’est certes pas morte, ni même prête à se mettre à genoux (et demander pardon) ; c’est l’Espagne des séides toujours bien vivaces des Jose María Aznar et Esperanza Aguirre ; cf aussi les films à coup sûr non obsolètes de Luis Bunuel : « Tristana« , etc…. Un libro que es preciso conocer _ = qu’il faut connaître ! _ porque, en el espejo _ véridique _ de sus páginas, podemos encontrar algunos de nuestros peores defectos _ dit ici le philosophe espagnol qu’est Emilio Lledo _ y alguna de nuestras esperanzadas, maltratadas, hostigadas, virtudes _ aussi : au singulier, ici, cette vertu : le service de la probité... La historia es efectivamente, « maestra de la vida » y su magisterio _ = son enseignement, la transmission la plus large de sa connaissance véridique _ no debe cesar nunca _ c’est un devoir de l’exigence authentiquement (et pas seulement formellement) démocratique. El escritor de Castilla _ qu’est le très grand espagnol Miguel Delibes (qu’un cancer vient, maintenant, de nous enlever) _ planteó en su obra una valerosa, clara simbología _ voilà : lumineuse ! _ en la que se hacían transparentes _ parfaitement visibles, donc, à la lecture ! _ los verdaderos _ OUI ! _ problemas de una sociedad frente a la que, indefensamente, luchaba la « libertad de conciencia« , que Cervantes _ mais lire aussi « Terra nostra« _ pone en boca del maltratado Ricote _ le marchand maure expulsé d’Espagne (et qui y revient, expatrié qu’il était en Allemagne), au chapitre XXXIV de la deuxième partie des aventures de l’ingénieux hidalgo de la Mancha, « Don Quichotte« 

Miguel Delibes pertenece a la casta _ peu nombreuse : mais par le seul mérite du courage de l’œuvre et des actes ; rien d’hérité (ni de fermé) ici… _ de los hombres de verdad _ c’est dit ! No deja de ser un consuelo _ oui ! _ ante tantos personajillos _ on apprécie le poids du suffixe _ vacíos y ambiciosos _ une paire d’adjectifs on ne peut mieux parlants _ que, a veces, pretenden confundirse con ellos. Pero no pueden _ tant que demeurent des vigilances et résistances aux petits puissants hargneux de notre air du temps ; ce combat-là ne peut jamais cesser.

Emilio Lledó es filósofo y escritor.

Merci

à Miguel Delibes, pour son œuvre de vérité ;

à Emilio Lledo, pour ce très bel hommage ;

et à un journal tel qu’El Pais, pour sa mission au quotidien…


Titus Curiosus, ce 13 mars 2010

Ce que le philosopher aujourd’hui peut apprendre du philosopher des Stoïciens tardifs : Thomas Bénatouïl mardi prochain à la Librairie Mollat pour la seconde conférence de la saison 2009-2010 de la Société de Philosophie de Bordeaux

07nov

Mardi prochain, 10 novembre, les Salons Albert-Mollat de la rue Vital-Carles recevront Thomas Bénatouïl sur le sujet, passionnant, de « Peut-on encore être stoïcien ? A propos de la philosophie comme pratique« …

« Pourquoi s’intéresser aujourd’hui à Épictète et Marc Aurèle ? Après avoir présenté la spécificité des deux représentants les plus connus du stoïcisme par rapport aux autres philosophes de l’Antiquité, la conférence examinera dans quelle mesure leur conception pratique de la philosophie est toujours pertinente. Le retour actuel de la « philosophie comme manière de vivre » est-il fidèle au stoïcisme impérial ? et philosophiquement intéressant ? Thomas Bénatouïl donnera plusieurs raisons d’en douter _ ah ! ah ! _ et suggèrera une autre manière _ voilà… _ de faire usage du stoïcisme » _ passionnant !..

Nul doute que les travaux récents de Thomas Bénatouïl, « Les Stoïciens III _ Musonius, Épictète, Marc-Aurèle« , comme « Faire usage : la pratique du stoïcisme« , vont nous permettre, en cette occurrence et opportunité _ à ne pas laisser passer… _ de mieux nous _ chacun… _ confronter, grâce aux interrogations que cette conférence ne va pas manquer de susciter et provoquer, même _ on ne peut plus directement ! malicieusement même, peut-être… _, à ce que peut être (ou ne peut pas être : nous l’apprendrons surtout alors !..) l’activité de « philosopher » aujourd’hui, en regard (ou pas) à l’activité de « philosopher » des Stoïciens tardifs, et les plus célèbres (dont soient les écrits même nous ont été conservés et transmis _ c’est le cas du « Journal » personnel : « pour lui-même » ! de l’empereur Marc-Aurèle _ ; soient les pratiques, les conversations _ ou « entretiens« , voire « dialogues« … ; ou discours, ou simples paroles, sinon « leçons« _ nous ont été d’une quelconque façon, parfois tant bien que mal, « rapportés » par d’autres : disciples, élèves, admirateurs ou fidèles _ dans le cas d’Epictète ou de Musonius… La tradition philosophique faisant, à côté (et en plus) des chaos et violences de l’Histoire (peu avare à ces égards), ses « tris« …

Probablement Thomas Bénatouïl évoquera-t-il, au moins, les pistes tracées ces derniers temps, quant au sens même du « philosopher » lui-même dans les diverses Antiquités (gréco-latines, pour commencer…), par Pierre Hadot : auteur des « Exercices spirituels et philosophie antique » et d' »Apprendre à philosopher dans l’Antiquité » et « Introduction aux Pensées de Marc-Aurèle : la Citadelle intérieure » ; cf aussi ses entretiens « La Philosophie comme manière de vivre« , avec Jeannie Carlier et Arnold Ira Davidson…

Voici une appétissante et fort judicieuse présentation des travaux de Thomas Bénatouïl accessible sur le site des Agendas de Mollat.com :

Mardi 10 Novembre 2009 à 18h00 : Thomas Bénatouïl

Les derniers stoïciens…


Image manquante

Épictète (50-130) et Marc Aurèle (121-180) sont les derniers, mais les mieux connus, des Stoïciens de l’Antiquité _ avec Sénèque (vers 4 av. J.-C. – 65 apr. J.-C.)… Né vers 300 avant Jésus-Christ, le stoïcisme, fondé par Zénon de Kition à Chypre, a dominé la scène intellectuelle grecque puis romaine, influencé les idées sociales et politiques durant cinq siècles _ donnée factuelle à apprécier… Son enseignement repose sur une tripartition de la philosophie en physique, éthique et logique. Mais les ouvrages de la grande majorité des auteurs stoïciens ont été _ hélas _ perdus : on ne les connaît que par ce que d’autres auteurs rapportent _ voilà _ d’eux. Pour Épictète et Marc Aurèle, qui ont vécu aux Ier et IIe siècles après Jésus-Christ, leur pensée a été préservée _ jusqu’à nous _ grâce à des disciples _ oui _ qui ont mis par écrit leur enseignement (pour Épictète et Musonius) ou conservé (pour Marc Aurèle) le « journal philosophique » qu’il tenait et qui constitue l’une des œuvres littéraires et intellectuelles les plus singulières _ oui ! _ de l’histoire, non seulement parce que son auteur était l’empereur de Rome, mais aussi par son style _ admirable ! _ et son approche _ bousculante _ de la philosophie.

Le stoïcisme impérial est souvent réduit _ par la « tradition«  ou l’enseignement le plus courant _ soit à un résumé des premiers stoïciens _ seulement... _ ; soit à une philosophie purement éthique, qui aurait délaissé toute spéculation logique et cosmologique. En réalité, ces stoïciens-là se concentrent _ c’est une « focalisation » ! _ sur la dimension pratique et pédagogique de la philosophie _ voilà ! un besoin s’en faisant alors urgemment « sentir« Ils se demandent ce que signifie concrètement « être stoïcien » : s’agit-il seulement d’adhérer à certaines thèses ? S’agit-il aussi de les appliquer ? Comment les mettre en œuvre dans notre vie quotidienne ? Rares sont les philosophes, même dans l’Antiquité _ qu’en pense un Pierre Hadot ?.. _, qui traitent sérieusement des questions d’intendance intellectuelles !

Si Épictète et Marc Aurèle ne négligent pas les démonstrations des principes, ils montrent qu’elles ne suffisent pas. Et cela ne concerne pas seulement l’éthique. Comprendre la physique suppose de voir le monde à travers _ aussi _ ses principes. Maîtriser la logique exige d’appliquer ses règles, quel que soit le sujet _ cela menant forcément très loin… Ce dernier stoïcisme a influencé discrètement, mais de manière décisive, des auteurs aussi divers que Montaigne, Spinoza, Shaftesbury, Kant, Nietzsche, Deleuze ou Foucault _ voici des ouvertures passionnantes !..

Thomas Bénatouïl est maître de conférences à l’université de Nancy, spécialiste de philosophie antique, en particulier du stoïcisme. Il a publié « Le Scepticisme » (G-F, collection « Corpus« , 1997), « Matrix, machine philosophique » (2003, avec Alain Badiou, Élie During, Patrick Maniglier, David Rabouin et Jean-Pierre Zarader), « Faire usage : la pratique du stoïcisme » (2006) et « Les Stoïciens III _ Musonius, Epictète, Marc-Aurèle » (paru le 15 septembre 2009).

A mardi !

Ne manquez pas une « rencontre » passionnante : quand un (jeune) philosophe au travail vient jusqu’à vous

vous présenter l’état présent de sa recherche _ probe, exigeante, et on ne peut plus concrète par ses nécessaires « applications » pratiques !!!

Au fait,

quelle saveur a donc le « vivre » sans le « philosopher » ?..

Titus Curiosus, ce 7 novembre 2009

La joie Bach : de sublimes sonates à l’orgue Aubertin de Saint-Louis en l’Île par un « solaire » Benjamin Alard

15sept

Des « Sonate a 2 Clav. & Pedal » (BWV 525-530) de Johann Sebastian Bach _ datées « des années 1723-1725« , à l’approche de la quarantaine du maître (1685-1750) _,

Gilles Cantagrel les présente, page 14 de ses « notes » du livret de ce CD Alpha 152 _ « Sonate a 2 Clav. & Pedal BWV 525-530 » de Johann Sebastian Bach par Benjamin Alard à l’orgue Pascal Aubertin de Saint-Louis en l’Île, Paris… _,

comme,

par « leur beauté intrinsèque comme leur puissance poétique« ,

« des chefs d’œuvre de la musique d’orgue« ,

tous auteurs confondus, si j’ose dire, et au-delà du seul génie de Bach lui-même ; et « devenues des pièces majeures des programmes de récitals » des plus grands organistes…

Gilles Cantagrel se ralliant par là même à l’avis du tout premier biographe de Bach, Johann-Nikolaus Forkel (1749 – 1818), en son décisif « Über Johann Sebastian Bachs Leben, Kunst und Kunstwerke« , publié par Hoffmeister & Kühnel, à Leipzig en 1802 (soit la « Vie de Jean-Sébastien Bach » dans l’édition Flammarion de novembre 2000) :

« La copie la plus ancienne de ces œuvres est due pour partie à Wilhelm Friedemann Bach _ Weimar, 1710 – Berlin, 1784 _, fils aîné du compositeur, et pour partie à sa belle-mère, Anna Magdalena Bach, seconde épouse de Jean-Sébastien. Cette copie demeura en la possession de Wilhelm Friedemann, ce qui accrédite le propos de Forkel _ indique Gilles Cantagrel, page 15 des « notes«  du livret du CD _, premier biographe de Bach _ en 1802, donc _, tenant de la bouche même de l’intéressé _ Wilhelm Friedemann _ que

« Bach écrivit ces sonates pour son fils aîné Wilhelm Friedemann. C’est en les étudiant que Wilhelm Friedemann se préparait à devenir le grand organiste _ lui-même, à son tour ! sur les leçons de son père… _ que je connus _ dit Forkel, donc, en 1802 _ dans la suite.

Il est impossible de vanter assez le mérite de ces sonates, composées alors que leur auteur, parvenu à l’âge mûr _ peu avant ses quarante ans, donc _, se trouvait en pleine possession de ses moyens : on peut les considérer comme étant son chef d’œuvre en ce genre (…). Il existe de Bach d’autres sonates pour l’orgue : elles sont dispersées dans diverses mains et doivent être comptées parmi ses meilleures œuvres, sans qu’elles puissent égaler celles que je viens de mentionner » _ fin de la citation de Forkel.

Et « c’est là le seul témoignage historique que nous possédions sur ces œuvres« , précise encore Gilles Cantagrel, page 15, qui ajoute cependant que « il est possible d’en reconstituer avec vraisemblance la genèse à partir de ce document » même :

« On sait que Bach veilla avec le plus grand soin, un soin que l’on peut même qualifier d’écrasant, à l’éducation musicale de son fils aîné qui manifesta très tôt des dons exceptionnels. A la fin du siècle _ le XVIIIème… _, Cramer rapporte que Bach « n’était satisfait que du seul Friedemann, le grand organiste ». Il lui enseigna le clavecin, l’orgue, le violon, et toutes les disciplines de l’écriture musicale. A son intention, il écrivit ses premiers ouvrages didactiques, « Inventions » à deux voix et « Sinfonie«  à trois voix, qui sont tout autant un traité de contrepoint que des exercices pour les doigts. Puis le premier livre du « Clavier bien tempéré« . Et il n’est pas douteux que c’est dans l’« Orgelbüchlein« , le « Petit Livre d’Orgue«  de son père, que le jeune garçon, déjà claveciniste aguerri, put faire son apprentissage d’organiste. Peu après, les six « Sonates en trio«  _ enregistrées ici, en ce CD Alpha 152 _ allaient le rompre à la haute école instrumentale, ce qui devait lui permettre de participer aux exécutions des cantates dominicales _ à Leipzig _ en tenant la partie d’orgue obligé des œuvres composées au cours de l’année 1726. Il avait quinze ans.

Mais on sait le labeur harassant qui, à la même époque, dans les premiers temps de son cantorat à Leipzig, attendait Bach. En composant, faisant copier et répéter, puis exécuter une nouvelle cantate chaque dimanche, durant ses quatre ou cinq premières années leipzicoises, il allait constituer un répertoire qu’il pourrait exploiter les années suivantes.


Mais il ne lui restait guère de temps pour songer à d’autres œuvres nouvelles.
Aussi n’est-il pas possible qu’à ce moment il ait pu composer les
« Sonates en trio » _ voilà la déduction importante de Gilles Cantagrel, page 16.


A l’examen, au contraire _ poursuit celui-ci sa « déduction«  _, il apparaît _ voici l’enseignement majeur pour nous ! _ que leurs dix-huit mouvements sont, au moins en grande partie _ et cela s’entend ! se savoure ! et avec quelle sublime délectation, même !.. _, sinon en totalité, des adaptations de pages antérieures, de musique de chambre essentiellement _ pour la cour du prince, si délicieusement mélomane, de Cöthen, Léopold d’Anhalt-Cöthen, à l’excellentissime service musical duquel Bach demeura de 1717 à 1723. Seule la sixième Sonate pourrait être une création entièrement neuve. Pour certaines d’entre elles, du reste, des états originaux sont connus ; de même qu’on en connaît des résurgences ultérieures« 


Autre précision intéressante de Gilles Cantagrel, en son si riche, comme chaque fois, livret, page 18 :

« Les « Sonates » occupent une place tout à fait particulière dans l’œuvre de Bach, à côté des « Concertos » transcrits d’après des originaux ultramontains _ c’est-à-dire italiens : notamment Antonio Vivaldi ! _, puisqu’il s’agit de pièces pour l’orgue qui ne sont pas destinées à l’église _ ni au culte _ ; et ne sauraient y être exécutées, en tout cas pas dans le cadre d’une cérémonie cultuelle _ voilà ! _, messe ou vêpres _ ou autres encore… On n’y relève d’ailleurs pas trace _ en effet ! _ de motif de choral » _ d’après le legs canonique de Luther..


Cependant Gilles Cantagrel précise, et sur un mode interrogatif fort intéressant :

« Mais tel ou tel mouvement ne pourrait-il cependant trouver place dans le déroulement de ces grandes liturgies de la musique et de la parole _ sur le modèle des « Abendmusiken«  de Franz Tunder et Dietrich Buxtehude à Sainte-Marie de Lübeck, par exemple… _ qu’affectionnaient alors les luthériens allemands ?

Et _ de plus, en effet ! _ existe-t-il une frontière bien nette entre le sacré et le profane _ baroques _, en ce temps où « tout citoyen est sociologiquement chrétien » ? Il suffit de voir comment ces œuvres sont constituées de pages ici assemblées, ayant connu d’autres parures sonores ou appelées à d’autres usages _ oui !


Il n’empêche que le tout
_ de ces six « Sonates« -ci _ forme un ensemble d’une remarquable cohérence dans sa diversité oui ! c’est même un caractère fondamental du « Baroque«  ; qui n’est ni le maniérisme ; ni le rococo…

Certes, les six « Sonates » respectent toutes la coupe en trois mouvements de la « sonata di camera » italienne _ oui ! (…) De l’économie du matériau , Bach tire toujours la plus grande substance sonore et le plus miraculeux équilibre entre la densité et la transparence _ formulation magnifique de pertinence. C’est l’ineffable poésie des mouvements lents, dans les amples festons de la mélodie rêveuse du « Largo » de la Sonate 2 ; le chant désolé du « Lento » de la Sonate 6 ; et plus encore, peut-être, la poignante méditation du « Largo » de la Sonate 5. Mais que d’énergie vitale dans les mouvements animés : le « Vivace » vertigineux qui conclut la Sonate 3 ; ou l' »Allegro » final en coupe de rondo de la Sonate 6 qui referme le recueil, en un jubilatoire tournoiement de motifs bondissants ! », pages 18-19…

De la remarque suivante, page 19 du livret du CD : « contrairement à l’habitude de l’époque pour la musique d’orgue, que l’on notait sur deux portées seulement« ,

Gilles Cantagrel déduit encore ceci :

« les sonates sont _ ici _ notées sur trois portées, correspondant à la main droite, à la main gauche et aux pieds intervenant sur le pédalier, parfait reflet de l’écriture en trio _ des sonates de musique de chambre. C’est là sans doute _ et c’est tout à fait éclairant _ un souvenir _ ou même davantage ! _ de l’instrumentation d’origine de la plupart de ces pages ;

mais il y a plus,

puisque cette disposition isolant chaque partie

équivaut à la notation « en partition », que l’on pratiquait encore à cette époque, celle de « L’Art de la fugue » ou du « Ricercar » de l’« Offrande musicale« .

Cette écriture d’une parfaite lisibilité _ que sert ici si splendidement l’intelligence musicale de Benjamin Alard à « son«  orgue Aubertin de Saint-Louis en l’Île _ est pour Bach une façon d’inciter à prendre la plus grande intelligence du texte, de son réseau contrapuntique si serré, si étroitement maillé, tout en invitant l’interprète à individualiser chacune des trois parties, quant à sa couleur, à son phrasé, à son articulation.

Et c’est bien là l’un des défis techniques _ lumineusement relevé : quelle splendeur musicale que celle de Benjamin Alard ! _ lancés par le compositeur à l’exécutant _ servant sa musique _, chargé de traduire la vivante autonomie de chacune des voix en dialogue _ oui ! et comment ! à l’instar du « dialogue des Muses«  _ avec les autres. Il lui faut posséder une indépendance parfaite des doigts et des pieds, dans leur non moins parfaite interdépendance. Faire entendre comment un personnage renchérit sur un autre ou s’y oppose. On comprend bien la fonction didactique _ quelle chance eut le jeune Wilhelm Friedmann d’apprendre à un tel « matériau didactique » à un tel degré : royal !!! _ qui est aussi celle de ces chefs d’œuvre« 

Quel interprète splendide est déjà, lui aussi, aujourd’hui, le jeune et si merveilleux Benjamin Alard !!!

Que son professeur Elisabeth Joyé,

visible, ainsi que Jean-Paul Combet (et Hugues Deschaux) sur la dernière des photos prises lors de l’enregistrement de ce CD par Robin Davis, donnée page 50,

ait apporté aussi ici

son « aide précieuse & amicale » (page 5),

illustre l’importance de ces miraculeuses filiations musicales…

Grand merci à eux tous

pour ce qu’ils nous donnent si splendidement

_ « jubilatoirement«  :

c’est le mot de mon titre,

comme celui qu’utilise, page 3, Jean-Paul Combet en sa courte présentation de ce CD :

« la difficulté _ d’exécuter une sonate à trois voix pour un musicien soliste, tel que, ici, l’organiste _ ne demande pas une technique ostensiblement et vainement virtuose, mais une capacité cérébrale de totale indépendance des trois voix (main droite, main gauche, pieds).

Pour les avoir pratiquées autrefois, je peux témoigner _ indique donc Jean-Paul Combet _ à la fois de cette difficulté

et du plaisir jubilatoire _ soit la « joie » de mon titre d’article ! _

que procure la conduite d’un tel « attelage »,

qui traite l’orgue comme un ensemble de musique de chambre«  _ rien moins ; et le principal est là !.. _

Grand merci à eux tous

pour ce qu’ils nous donnent si splendidement, donc,

d’une telle si belle musique !!! 


Titus Curiosus, ce 15 septembre 2009

Du génie de l’interprétation musicale : l’élégance exemplaire de « maître » Gustav Leonhardt, par le brillant talent d’écriture (et perception) de Jacques Drillon

15mar

« Sur Leonhardt » de Jacques Drillon, aux Éditions Gallimard, ce mois de mars…

Soit un « Hommage à Gustav Leonhardt » _ à la façon de l' »Hommage à Rameau » de Claude Debussy _ de la part d’un très talentueux _ jusqu’à de petites « injustices », dirai-je, pour lui aussi ! (et nous allons le découvrir au passage) _ Jacques Drillon,

dont me manquent, tout personnellement, beaucoup _ je le mesure au plaisir fort de cette présente lecture ! _, l’incisivité et la voix, telle qu’elles pouvaient s’entendre, il y a de plus en plus longtemps, au fil des années, sur France-Musique : quelle qualité d’attention et d’écoute ; que de pertinence dans l’exploration des œuvres de musique ; avec aussi, quelquefois, quelques « sorties de route », quelques excès-emportements que l’on ne peut, ni ne doit partager : mais quel « jugement » _ pour ne pas être celui de Dieu ! _ est-il sans injustices ?.. Ce qu’on attend de la générosité d’un « critique »…

Probablement existe-t-il aussi,

de même qu’un « génie » de l’interprétation (musicale) _ dont Gustav Leonhardt nous offre un exemple (modeste : sans « vanité« , même si ce n’est pas sans « orgueil« , pour reprendre une formule de Danièle Huillet, page 109 : « Cet homme-là est d’un grand orgueil, mais est dépourvu de la moindre vanité masculine » : il est bien au-delà, en effet ; car sans « mépris » pour les autres, pour reprendre, cette fois, une expression de Jean-Marie Straub : « Je ne l’ai jamais vu montrer du mépris pour qui que ce soit. Mais du dégoût, face à certaines personnes, des haut-le-coeur, oui« , page 124…), parmi quelques autres _, un « génie » de la « critique » : inspirées… Merci, Jacques Drillon…

Et, forcément, de fait, juger, c’est nécessairement discriminer ; et élire : choisir et rejeter… Jacques Drillon _ qui retient fort justement l’expression nietzschéenne de « Grand style » (page 129) _, consacre aussi à « l’é-lection » quelques très belles pages (de 140 à 152) sur la « loi« , le »légal » et le « légitime« , le « legs« , le « relégué » et la « collégialité« … Avec la liberté de l' »improviser » que cela aussi implique… Et que doit enseigner _ et par l’exemple d’abord, et surtout : me voilà enfonçant des portes ouvertes… _ un vrai « maître« … La somme des notations sur « Gustav Leonhardt professeur » _ avec maints témoignages de ses élèves : Christopher Hogwood, Ton Koopman, Pierre Hantaï, Skip Sempé, Bernard Foccroulle, etc… _ est elle aussi d’une merveilleuse justesse… A part des enregistrements discographiques (qui demeurent !) et des souvenirs de concerts, aussi (qui dureront ce que dureront les mémoires qui les portent…), voilà _ l’enseignement (qui se transmet) _ ce qu’un interprète d’œuvres de musique peut en effet donner et laisser aux autres, à _ généreusement _ partager ; pour « rendre _ modestement et comme il se doit : au centuple !!! _ gloire » à la Création (dont celles des créateurs d’œuvres de musique, au premier, ou au second, chef…)…


Il s’agit ici _ je suppose que l’abrégé du titre (« Sur… » ; et « Leonhardt« , sans le prénom : au lieu de « A propos de Gustav Leonhardt » !!! _ la dédicace du livre est, aussi, « Pour Straub » !!! page 9) est du registre d’une pudeur un peu rogue : Jacques Drillon ne résistant pas toujours à jouer les chiens aboyeurs, ou les vilains petits garnements… _ du magnifique bijou d’analyse qu’est ce « Sur Leonhardt«  qui paraît ces jours-ci _ l’achevé d’imprimer est du 20 février 2009 _ dans la collection « L’Infini » des Éditions Gallimard.

C’est d’abord un éloge de l’élégance _ et des œuvres interprétées, d’abord (en faire une liste est dèjà un régal ! cf page 46) ; et de l’interprétation (de Gustav Leonhardt, donc) qui leur rend tout à la fois et justice et grâce !!! ainsi qu’on peut s’en rendre soi-même compte et au concert et à l’écoute des disques.


Pour cette liste de la page 46, je ne résiste pas au plaisir de la donner _ même si je puis m’empêcher d’y ajouter quelques noms _,

en l’intégrant dans le raisonnement où elle vient prendre place, le chapitre « L’Élégance«  ayant débuté page 43 :

« Pour avoir en relief une image du personnage _ « Leonhardt«  _, il faut superposer les deux photographies _ placées plus loin : aux pages 102 et 104 _ : hauteur et passion, mutisme et enthousiasme, solitude et transmission. Pose et sincérité. Orgueil et conviction. Élégance _ on peut encore y ajouter les devises en latin présentes (« deux cartouches en lettres d’or« ) sur le fronton de la demeure amstellodamoise du « maître », la maison dite de « Bartolotti, sur Herengracht« , citées page 162 : « Ingenio et assiduo labore«  et « Religione et probitate« 


On comprend que cet homme-là ait joué du clavecin. Son élégance le déplace brusquement. Il est un musicien, un musicien hollandais du XXe siècle. Parce qu’il est élégant, comme Mozart _ le fils _ était élégant, et Dürer, et Buñuel, et Matisse, et Hiroshige, et Spinoza _ j’ajouterai, plus loin, à propos de Spinoza, cet autre un peu notable amstellodamois, un mot de Gustav Leonhardt, lors d’une question que je lui posai lors d’échanges amicaux informels, à la suite d’un merveilleux de charme récital (privé) de clavicorde à Saint-Émilion, au château Soutard pour « inaugurer » le clavicorde de Maurice Darmon, très exactement _, et Debussy, et Fragonard, et Charles d’Orléans, et Pouchkine, et Nicolas de Staël, et Godard, et Pascal, et Moravia, et Poussin, et Soulages, et Josef von Sternberg, et Breughel, et Fouquet, et Lampedusa, Leonhardt intègre une sorte de confrérie, d’académie. L’élégance transcende les pays, les époques, les spécialités. L’élégance est une constellation : ses étoiles ont des noms, elles brillent, elles sont les unes à côté des autres et tournent sans fin _ du moins osons-nous l’espérer _ autour de la terre des hommes _ quand il y a (et demeure) de la civilisation… Il importe peu que Corneille ait écrit des pièces de théâtre et Le Nôtre dessiné des jardins. Il importe qu’ils aient été élégants. Gustav Leonhardt (…) est entré dans le monde de l’élégance par la porte du clavecin comme Madame de Lafayette par celle de la langue française _ il importe d’y être sensible… Beaucoup de portes, un seul monde _ faisant réellement (et vraiment !) « monde«  ; et pas faisant « désert«  ; et pas faisant vide ; et pas faisant rien ; « quand le désert (du nihilisme) croît«  Hokusai dessine un vieillard, François Couperin le fait entendre, Baudelaire le décrit, Visconti le filme. C’est presque le même vieillard, car le regard porté sur lui est pareillement élégant.


Voyez dans « Le Guépard« , lorsque le vieux prince _ Salina _ a un malaise au cours _ de la sublime scène, étirée et si dense et légère, à la fois, si intense et valsée : telle un moment d’éternité _ du bal, voyez la caméra qui refuse de s’approcher : n’est-ce pas Leonhardt vous refusant l’entrée d’une répétition : « Il ne faut pas montrer le travail, le travail est honteux ». L’élégance est une des « grandes attitudes humaines », aurait dit Mallarmé« , pages 46-47.

A cette liste d’« élégants« , j’ajouterai tout de suite, pour ma part, et Marivaux, et Ravel, et Antonioni, pour commencer… Vous y ajouterez les vôtres…

Je laisse au lecteur le soin de découvrir par lui-même l’analyse d’une merveilleuse finesse de précision à laquelle se livre, en ce chapitre, « L’élégance«  (de la page 43 à la page 101), Jacques Drillon. Je me limiterai à une seule notation, à partir de la remarque, page 53, que « c’est pourtant dans le rapport entre l’homme (ou l’œuvre) et l’Autre _ on notera la majuscule _ que se situe l’élégance _ comme la générosité, la politesse ou la séduction » _ ses très proches parentes… « Le grand point _ d’après l’article de Voltaire sur cet item dans « l’Encyclopédie » _, c’est que l’élégance ne fasse jamais de tort à la force » _ ou à l« autorité« , dirions-nous plutôt…

Page 56 : « Voltaire nous offre un terme intéressant : la force. Il dit que le discours doit avoir de la force _ celle de l’éloquence qui convainc _, et que l’élégance ne doit point l’affaiblir. L’art de Leonhardt est presque là. Non point que son élégance sache ne jamais nuire à la force de son discours : elle gît au contraire dans l’harmonie parfaite _ voilà le secret ; le si difficile à réussir _ de la  force et de la délicatesse, elle n’est point ajoutée à la force, elle la contient, elle est dans un passage _ tout musical ! _, dans une démarche, dans un rapport à l’Autre _ toujours avec la majuscule _, où force et délicatesse interviennent à parts égales, où il n’est pas permis de douter qu’elles peuvent s’ajouter, et même _ de fait ! et considérablement _ se multiplier ; de douter que l’auditeur peut le percevoir » _ avec jubilation !

« L’élégance _ de l’interprétation _ consiste à ne rien garder pour soi et à donner _ et pas seulement aux auditeurs _ tout ce que l’œuvre contient, par une juste évaluation _ oui ! celle de l’équanimité ! _ de la force et de la délicatesse qu’il faut y mettre« , page 56. C’est d’une justesse imparable.

Si Jacques Drillon rend _ au chapitre « Avec le temps » (pages 95 à 101) _ parfaitement justice à l’« évolution«  du jeu du « maître » _ qu’il détaille, au fil des ans, avec une belle précision _, il n’est toutefois pas tout à fait dénué d’injustice _ à la marge, cependant (et heureusement ! semble-t-il), nous ne manquerons pas d’aussi l’aborder… _ :

« Le clavecin de Leonhardt a peu évolué. Il s’était trouvé lui-même très tôt. Tout son système était là, prêt au développement, parce que son système n’était pas un système, mais plutôt une aptitude, ce qu’il appelle _ en parfaite modestie, mais oui… _ un « don » _ reçu, sans mérite (Leonhardt dit aussi, page 126 : « Toutes les bonnes choses sont données, je crois«  Pourtant, les années passant, certains traits se sont imperceptiblement modifiés _ comme s’est modifié le répertoire qui a glissé de Bach vers le non-Bach… _ expression en raccourci assez délicieuse : et en particulier vers le style français : des Couperin (Louis et François) à Rameau et Duphly… Jacques Drillon accorde de très belles pages aux styles de François Couperin et de Jean-Philippe Rameau, en regrettant, d’ailleurs (et combien justement !), que Gustav Leonhardt ne leur ait pas assez consacré (à François Couperin, tout particulièrement) de concerts, ni d’enregistrements au disque…

Cette inflexion ne s’est pas produite dans le sens qu’on aurait attendu ; à l’encontre de tous les autres, Gustav Leonhardt a montré une expressivité _ non expressionniste, qu’on se rassure ! pas d’anachronisme chez lui… _ toujours plus accusée _ c’est-à-dire éloquente. Une fougue plus adolescente, une tendresse plus indulgente, une précision plus acérée, une rythmique plus bondissante _ au service le plus strict (c’est-à dire « service » tout à la fois libre et rigoureux, ou rigoureux et libre, comme on voudra : comme le demandent, l’exigent ! les œuvres de ce style « baroque » !) des œuvres ; et pas de l’ego (romanticisant) du « mauvais interprète » (faisant _ avec vulgarité (quelques noms sont même alors donnés) _ assaut de virtuosité gratuite) ; que sont tant : qui n’ont pas été, eux, ses élèves… Pour les « meilleurs » des élèves de Gustav Leonhardt, je place au premier chef Pierre Hantaï et Élisabeth Joyé…


Phénomène sans doute unique dans l’histoire de l’interprétation _ d’où ce livre ! Il a acquis aussi une voix nouvelle, méditative et chercheuse : en plus _ mais oui ! _ de cette nouvelle jeunesse _ parfaitement ! _ que l’âge _ grande richesse pour qui apprend à le faire fructifierlui a conférée, Leonhardt semble parfois un vieux héros cornélien, noble et souverain, délivré des passions élémentaires _ avec leur coefficient, peut-être inévitable, de bassesse _, tout entier préoccupé d’ombre et de lumière«  _ de la musique elle-même : on comprend que Jacques Drillon cite comme sommet de l’élégance (et de son incomparable charme) en musique, François Couperin, avec Wolfgang Amadeus Mozart et Claude Debussy ; ainsi peut-on lire, au particulièrement fin et juste chapitre « L’Élégance« , ceci, page 77 : « François Couperin, que Gustav Leonhardt n’a pas assez joué, et qui est un des trois grands mystères de la musique, avec Mozart et Debussy, retrouve son charme et son aisance sous ses doigts » _ écouter aussi ici, à côté du « maître », et Élisabeth Joyé (CD Alpha 062 « La Sultane« ) et, plus récemment encore au disque (CD Mirare 027 « Pièces de clavecin« ), Pierre Hantaï…

Jacques Drillon propose ici, page 96, un exemple dans Byrd (cf le CD 073 Alpha « William Byrd« ) : « Dans Byrd, il pousse son langage instrumental à des extrémités interdites ; les autres, qui pourtant s’arrêtent bien en deçà, sont déjà dans l’excès, dans l’effet _ qui, de facto, plombe ! Quand il s’agit d’inégaliser légèrement les notes d’une simple gamme, on les sent _ trop : leur travail (sur soi) de jeu n’est pas (encore) assez abouti, accompli… _ qui travaillent, qui se concentrent ; Leonhardt, lui, atteint à la plus délicate subtilité sans trace d’effort. Leur gamme est admirable, la sienne est souveraine. Dans les passages rapides, son absence de précipitation _ seulement la justesse : il faut y advenir… _ est un art _ de l’interprète : invisible, effacé, avec politesse ; rien que la grâce (de la musique, de l’œuvre) est perceptible ! _ à elle toute seule. Il a tous les tons _ qu’il faut _ : la tendresse, la vivacité, l’humour, la violence, la hauteur, la simplicité… _ cette musique-ci est oxymorique, bien sûr, ainsi que, ou comme (n’en déplaise aux comptables !) le principal de la vie ! Et, dans Byrd, la nostalgie« …

Jacques Drillon poursuit l’analyse de l‘ »évolution » de l’interprétation de Gustav Leonhardt par la « direction d’orchestre » (pages 96 à 101) : alors qu’au début, comme dans la « Chronique d’Anna Magdalena Bach » (des Straub, en 1967 _ disponible en DVD…), « il s’agit plus d’une mise en place que d’une direction véritable« , « aujourd’hui, malgré les années, Leonhardt dirige vraiment, comme le vrai chef qu’il est devenu » (pages 96-97). « Les tempi ne se sont pas ralentis avec le temps _ comme pour un Klemperer, évoqué la phrase d’avant, par Jacques Drillon. Ils ne se sont pas accélérés non plus : la musique n’a pas changé entre 1960 et aujourd’hui. La différence entre un chef que j’ai nommé élégant et les autres, c’est qu’il ne tire pas le tempo de soi-même ; que le tempo n’est pas _ non plus _ conditionné par son état physique ou psychique ; mais qu’il est propre à la musique«  _ ou le Credo de Gustav Leonhardt, avec l’humilité de l’interprète probe et loyal, que fondamentalement, il est ! 

« A présent, toute l’énergie de Leonhardt chef d’orchestre va à la danse _ c’est ce qu’il faut, oui ! ce que cette musique commande ! Nul n’aurait pu prévoir _ sauf les oreilles les plus fines… _ que ce claveciniste calviniste _ presque une anagramme _ saurait faire danser un orchestre, ni même qu’il saurait trouver la danse partout où elle se cache, partout où on l’oublie. Partout où on la cache (« Ils ôtent de l’histoire que Socrate ait dansé », dit La Bruyère) » (pages 98-99).


« Leonhardt de ses angles rapides et raides _ il s’agit de sa gestuelle de chef, que Jacques Drillon vient de comparer, nous sommes page 100, à celle de Boulez _, fait respirer _ c’est essentiel ! _ tout le monde, monter et descendre le musicien comme un danseur décolle _ juste _ les talons dans les demi-pointes et se repose doucement _ tout est dans la délicatesse infinitésimale de la nuance. De ses yeux, de ses poignets, de ses doigts, il va chercher _ pour les donner à bien entendre : en relief _ tous les accents, et dans toutes les parties : il ne veut en manquer aucun, tout doit profiter _ ce n’est rien que son dû… _ à la danse. Son soin _ amoureux, oui _ du détail, qui fait de lui le claveciniste le plus dense _ Pierre Hantaï l’accompagnant sans doute ici en pareille « performance », en élève accompli de pareil maître (de clavecin), qu’il est, lui aussi… _, il le porte à l’orchestre : c’est une lecture polyphonique, articulée à l’extrême, propre à chaque voix. Bras vers l’avant, il ne cesse d’allumer ici et là des étincelles sonores _ la formule est d’une justesse brûlante _ que l’oreille perçoit aussitôt _ merci ! _, et ces impulsions minuscules soulèvent _ leibniziennement ; cf Gilles Deleuze : « Le Pli _ Leibniz et le baroque«  _ l’ensemble comme une respiration soulève _ en son rythme plus ou moins tranquille _ une poitrine« 

Jacques Drillon, « garnement » toujours juvénilement facétieux, laisse en blanc (!!!), page 95, le chapitre « L’Orgue » : « je ne comprends rien à l’orgue ; je ne dirai donc rien _ du tout ! _ du Gustav Leonhardt organiste« , indique-t-il seulement en note (de bas de page) ; ajoutant encore : « les spécialistes que j’ai pu consulter sur son art d’organiste sont tous restés tièdes, sceptiques ou hostiles. J’en ai donc conclu que Gustav Leonhardt devait sans discussion _ oh ! la jolie pirouette ! _ être considéré comme le plus grand organiste de son temps« 


Pourtant, il consacre de très belles pages à l’importance de la « non-rupture » de transmission de « leçons d’interprétation » par les organistes, familialement notamment, de cette musique dite « baroque » ; que Gustav Leonhardt a dû en partie par un travail de recherche infini, dans l’espace comme dans le temps, « re-créer » et « re-trouver », « re-constituer » ; ou, peut-être plus justement, « refonder«  _ la conclusion du livre met l’accent là-dessus : elle est intitulée : « le passé et la tradition«  ; avec ce mot magnifique, page 197, sur le « pouvoir » propre de la musique : « la musique est peut-être ce qui permet au rendez-vous _ avec la beauté (de l’ordre du kairos, ce « rendez-vous« ) _ de n’être pas manqué. Peut-être permet-elle _ d’abord à l’interprète, mais aussi à l’écouteur actif (en son « acte esthétique«  : cf Baldine Saint-Girons : « L’acte esthétique« …) _ de vivre aujourd’hui dans un passé _ avec ses beautés « à forces d’éternité », si j’ose pareille expression : et il le faut ! _ où l’on n’a pas vécu, et de fabriquer _ par ce biais de l’interprétation (tout artisanale ; et « soignée »…) de la musique _ un présent tout neuf _ éclatant de cette beauté radieuse, vive, et irradiante _, tandis que le présent des non-musiciens est _ lui, comparativement (mais « qui ne sait pas » _ « l’ignorant«  dit, quant à lui, Spinoza, face au « sage« _ est-il jamais « à même », seulement, de comparer ?) _ tout couvert de poussière et de moisissure. Peut-être que sa double inscription dans le temps _ vieille par l’âge _ de l’écriture du compositeur la notant à la volée, au jaillir de  son apparaître premier _ et actuelle par la production sonore _ de l’interprète « r-éveillant » par son interprétation l’œuvre écrite et héritée qui reposait, juste à peine assoupie… _ qui la fait exister _ et revivre _ ici et maintenant   _ donne à la musique ce _ magicien, thaumaturgique _ pouvoir-là« … On pénètre mieux par là le grand mot de Nietzsche (dans « Le Crépuscule des idoles« ) : « Sans la musique, la vie ne serait qu’une erreur«  : poussiéreuse et moisie…

« Dès lors que je joue, ou que je dirige _ dit Gustav Leonhardt, page 197 _, je ne suis plus ni dans le XXe siècle, ni dans le XVIIIe : je suis dans la musique. Telle est sa force, sa grandeur ; mais je n’y suis pour rien » _ c’est le dispositif qui le permet (et le nécessite). Il suffit de _ mais très activement ! seulement… _ s’y glisser.

« Il ne fait pas de doute _ commente Jacques Drillon, page 198 _ que la tradition, qui unissait _ en cet âge « baroque » _ les hommes dans un art commun, s’est perdue. Un fil ténu a continué _ cependant _ de relier les organistes _ à part, en confrérie, de tous les autres _ à leurs pères _ ou à leurs maîtres _, et leur a permis _ et quasi seulement eux… _ de savoir comment jouait Grigny et Titelouze, interpréter les ornements et le code graphique propres aux XVIIe et XVIIIe siècles _ « baroques », donc _, improviser _ un facteur capital de vie ! de liberté au sein de (et par) la règle !.. _ sur des thèmes donnés, les conservant _ eux, organistes _ dans une bulle de culture comme une bactérie dans la glace, et cela en dépit des bouleversements qui ont affecté leur instrument et leur langage _ à eux aussi. Ce petit monde _ de l’orgue : faisant « monde« , poétiquement, c’est-à-dire musicalement (et poïétiquement ») aussi… _ a survécu miraculeusement, comme dans une diaspora protectrice ; l’orgue a vécu au milieu de la foule comme en exil, le public _ a fortiori celui qui ne vient plus aux offices ; et n’a plus cette foi-là… _ en était pratiquement exclu, les créateurs s’en sont presque tous détachés : l’élite et le vulgaire l’ont laissé s’entretenir _ vivant, encore _ lui-même, résister à l’aventure du romantisme, de l’électricité, du sérialisme, de la variété _ de l’entertainment _ et de tout ce qui aurait pu le corrompre _ et détruire définitivement _ ; l’étude _ oui ! le travail étant indispensable à toute vraie compréhension ! _ des textes (…), la transmission orale _ condition elle aussi indispensable de vie (= qui soit vraiment vivante !.. ; et pas « moisie« …) _ des Commentaires _ en des « leçons » _, l’ont préservé _ cet orgue (avec sa tradition d’interprétation) _ de ces dangers comme elle a toujours _ ou souvent _ préservé les minorités menacées _ acharnées à survivre… Le maître savait, parce que le maître du maître lui avait enseigné. » Vive l’enseignement vivant ! Et honte à l’ignominie de ceux qui le sapent, l’étranglent, l’étouffent et le détruisent !

Voilà énoncé le danger de perte sans retour (de savoir) qui nous _ aujourd’hui tout particulièrement, faute d’assez de souci pour le « soin«  _ pend au nez… faute d’un tel enseignement et d’exemples vivants… Et Jacques Drillon de citer Hannah Arendt (à propos de Walter Benjamin, in « Walter Benjamin«  aux Éditions Allia ; ou in « Vies politiques » (pages 244 à 306), en « Tel »-Gallimard : « Pour autant que le passé est transmis comme tradition, il fait autorité » _ voilà le mot important en une vraie culture (= vivante » !..) ; face à l’ignorance et l’irrespect crasses de la barbarie (tant déchaînée que rampante : cf ici Bernard Stiegler : « Prendre soin : de la jeunesse et des générations« )

Pour Jacques Drillon, « Leonhardt ne l’a pas renoué, ce fil«  _ page 199 _, mais « il a fondé une nouvelle tradition«  _ page 200. « Le prodige dont il s’est donc rendu capable _ et qui nous vaut ce livre-ci « Sur Leonhardt » en hommage _ : refonder, avant même de disparaître, et bien avant que de disparaître, une tradition _ de culture de beauté et de sens _ propre à être transmise _ et les effets (de beauté) ressentis, en une æsthesis _ comme si elle avait été millénaire, impérieuse comme une vérité révélée » _ comment l’interpréter ?.. Est-ce même héroïque, pour Jacques Drillon ?.. La conclusion du livre n’embouche certes pas les grandes trompettes ; mais est toute de discrétion et pudeur…

Et de conclure avec Hannah Arendt, page 201 : « La tradition transforme la vérité en sagesse, et la sagesse est la consistance _ le mot est assurément important _ de la vérité transmissible«  _ éprouvée en une émotion de beauté. Le reste n’étant qu' »inconsistance » : du côté de la poussière et du moisi (de tant de vies, cependant : sur quels autels sacrifiées ?..)…

Le livre de Jacques Drillon est riche d’aperçus « fouillés » tout à fait passionnants (!) sur des goûts de Gustav Leonhardt assez peu cultivés par lui, de facto, au disque, comme au concert (il en assure en moyenne une centaine par an !..) : en particulier ceux pour la musique de François Couperin et celle de Wolfgang-Amadeus Mozart (et le pianoforte) : le détail des analyses et de ces « aperçus » qu’ouvre ici Jacques Drillon est tout à fait remarquable ! Une mine !.. La lecture le découvrira avec jubilation. Mais le livre nous frustre aussi un peu en faisant un peu trop vite l’impasse sur le peu d’attraction du « maître » pour le répertoire _ qui me tient personnellement beaucoup à cœur ! _ des fils Bach (Wilhelm-Friedmann, Carl-Philipp-Emanuel, Johann-Christian) _ une question pourtant passionnante (au moment de ce que Gustav Leonhardt appelle, page 130, le stade de la « saturation«  d’un processus de « style » : il parle, plus précisément, de « sous-périodes«  d’une « époque stylistique« )… De même que le livre ne s’attarde pas assez, non plus, sur les réussites majeures (= éblouissantes !) du « maître » de l’interprétation « baroque », tant au concert qu’au disque : le répertoire (l’apparition _ aux « sous-périodes«  d’« origine«  et de « développement«  du Baroque, toujours page 130 _  des « Suites« ) allant de Girolamo Frescobaldi à Louis Couperin en passant par Johann-Jakob Froberger… Ou sur celui des maîtres allemands juste en amont de Johann-Sebastien Bach : Dietrich Buxtehude, Johann-Adam Reincken, Matthias Weckman, Georg Böhm, etc… Et qui a donné d’éblouissantes réussites _ tout particulièrement dans la récente production discographique du maître pour Alpha et Jean-Paul Combet… Si Jacques Drillon évoque fort bien le rôle tout à fait important de l’amitié de Gustav Leonhardt avec Wolf Erichson pour l’aventure de la production discographique des collections « Das Alte Werk«  et « Seon«  ; il se tait, c’est un peu dommage, sur le rôle tout aussi décisif de l’amitié de Gustav Leonhardt avec Jean-Paul Combet dans le devenir somptueux (d’accomplissement) de l’aventure discographique du « maître » _ « une rose d’automne est plus qu’une autre exquise« , a si justement chanté Agrippa d’Aubigné…  _ avec « Alpha« … C’est bien dommage : cette histoire reste donc à écrire…

Avant de conclure, deux (petits) motifs (personnels) de contestation, l’un à Jacques Drillon ; et l’autre à Gustav Leonhardt (extra musical : « philosophique », celui-là…) _ que je connais (un peu) personnellement tous les deux, pour les avoir rencontrés (un peu). Et j’attache beaucoup d’importance aux rencontres _ au point d’y avoir consacré un essai (« Cinéma de la rencontre ; à la ferraraise« …) ; et une conférence (à la galerie La NonMaison, à Aix-en-Provence, le 13 décembre dernier)…

Lors d’un salon « Musicora« , quand j’étais « conseiller artistique » un peu actif de La Simphonie du Marais (et Hugo Reyne), j’avais eu l’occasion de signifier en une bonne conversation (d’une demie-heure à peu près) à Jacques Drillon toute mon admiration tant pour ses émissions de France-Musique que pour ses livres :

il me semble aujourd’hui que la position de Gustav Leonhardt _ page 59 _ quant à ce qui est « admissible », ou pas, de la part des « metteurs en scène » d’opéra, cette profession parasite (qui n’existait pas à la période « baroque » _ là-dessus, on s’amusera bien à lire le plus que pittoresque « Théâtre à la mode » de Benedetto Marcello) _, aurait dû lui donner un peu plus à « penser » (= réfléchir) :

qualifier de « d’une violence inattendue«  la préface que Gustav Leonhardt offrit au très riche et très intéressant « Traité de chant et mise en scène baroques » de Michel Verschaeve (paru aux Éditions Zurfluh en 1997) ;

puis « expliquer » (!!!) par là « le panégyrique qu’il a pu faire d’un spectacle « à l’ancienne » (sic), avec quinquets, prononciation « restituée » (sic), ou plutôt « reconstituée » (re-sic), et acteurs face au public, « Le Bourgeois gentilhomme » monté par Benjamin Lazar _ et Vincent Dumestre ; et Mathilde Roussat pour la chorégraphie _ :

« C’était merveilleux et _ enfin ! _ normal _ déclare Gustav Leonhardt. C’est triste à dire, car ce spectacle était le fruit de beaucoup de travail, d’efforts, de connaissance ; mais le résultat était _ tout simplement _ normal = ce que les mises en scène d’œuvres de ce temps (ou « baroques ») devraient être ! selon Gustav Leonhardt et d’autres ; dont moi-même… Adapté _ avec probité et loyauté : à l’œuvre originale de Lully et Molière ; œuvre que connaît particulièrement bien Gustav Leonhardt, notamment pour en avoir réalisé un enregistrement discographique (avec « la Petite Bande », en 1988, pour Deutsche Harmonia Mundi). Une unité pour l’œil et pour l’oreille _ unité qui est un criterium absolu de toute œuvre d’art !

Ce qu’une note de bas-de-page de Jacques Drillon commente _ avec acidité _ comme un « jugement ahurissant » de Gustav Leonhardt : « Devant ce jugement ahurissant, à l’égard d’un spectacle dogmatique _ rien moins ! _, interprété par des comédiens entièrement mobilisés (!) par la prononciation, incapables de jouer (!) en même temps qu’ils parlaient, comme dirait Vialatte _ voilà l’autorité appelée en renfort _ : « on se frotte les yeux en se demandant des tas de choses »… Au lieu de citer ici Vialatte et de laisser planer on ne sait quels (un peu vilains) soupçons, Jacques Drillon ferait mieux de remettre en question son propre « ahurissement«  ; et ses origines : peut-être subjectives… La probité de Gustav Leonhardt souffrirait-elle de telles exceptions ?.. C’est peu vraisemblable, cher Jacques Drillon…

Pour ceux qui n’ont pas eu la chance _ de Gustav Leonhardt, Jacques Drillon (!), ainsi que moi-même _, d’assister, tous sens ouverts, à ce spectacle (au moins sa « générale »), il existe l’irremplaçable (et un peu durable, heureusement !) DVD Alpha 700 de cet « étonnant » « Bourgeois gentilhomme » ; ainsi que cet autre DVD, enregistré en janvier 2008, de « Cadmus et Hermione » (de Quinault et Lully ; toujours par l’équipe si heureusement pionnière de Benjamin Lazar et Vincent Dumestre : DVD Alpha 701) : chacun pourra en les découvrant se faire un peu mieux lui-même une idée de ce débat-ci ; et décider de ce que lui-même trouve « ahurissant«  et « normal«  quant à ces réalisations de spectacles complets (et unis : « pour l’œil et pour l’oreille« , selon la si juste expression de Gustav Leonhardt !) du « Baroque »…

Quant à mon interrogation (lors d’un intime merveilleux récital de clavicorde au château Soutard à Saint-Emilion, chez François des Ligneris) à Gustav Leonhardt _ dont j’ai rédigé une part du livret du récital d’orgue du CD Alpha 017 « L’orgue Dom Bedos de Sainte-Croix de Bordeaux« _, elle concerne son relatif « défaut d’accointance » avec la personnalité et la philosophie de la joie de Spinoza, celle-là même, philosophie de la joie, que cite (et fait sienne) Jacques Drillon en ce « Sur Leonhardt« , à la page 144 : « le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection » (que Jacques Drillon commente comme « un trajet, jamais _ tout à fait, absolument _ accompli, vers un absolu dont on se fait une représentation fantasmatique : la loi » ; et à la page 152 : « Je reconnais donc seulement trois sentiments primitifs ou fondamentaux : à savoir la joie, la tristesse et le désir« …

Sans doute que l’élégance de Baruch Spinoza  _ qui conclut son « Ethique » sur ces mots : « Tout ce qui est beau, est difficile autant que rare«  _ et l’élégance de Gustav Leonhardt empruntent des chemins, à Amsterdam même, qui ne se croisent peut-être pas toujours ; même « sub specie æternitatis« Tous deux nous y faisant pourtant _ et c’est merveille ! _ accéder (= monter, voler, planer) !

A la suite de la lecture de ce « Sur Leonhardt« , en me procurant dare-dare le DVD du film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub « Chronique d’Anna Magdalena Bach« , de 1967 _ je rappelle, au passage, que la dédicace de ce « Sur Leonhardt » est « Pour Straub«  (sic) _, j’ai pu découvrir _ et avec quelles délices _ comment « devait » se filmer la musique pour être vraiment écoutée, sans risquer de voir son attention, pour rien (des brimborions ! et le Rien !), « distraite »…

Page 111, Jacques Drillon cite ce mot de Jean-Marie Straub : « Pierre Vozlinsky, qui s’occupait de la musique à la télévision, nous a dit : « moi vivant, on ne diffusera jamais ce film à la télévision. Parce que tout ce qu’on fait passerait pour de la merde »« . Et Jacques Drillon de commenter ainsi : « Pour la première fois dans l’histoire, il devenait acceptable de voir de la musique filmée » _ « en dehors des films avec les Marx Brothers », ajoutera Danièle Huillet, « ou de « Gentlemen Prefer Blondes«  » (in « Chronique d’Anna Magdalena Bach » _ « Petite Bibliothèque Ombres« )… On jugera de l’humour, le plus souvent fortement présent, sous la plume délicieuse de Jacques Drillon…


En complétant la vision de ce DVD par le petit livre de Louis Seguin, à la « Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma«  :
« Jean-Marie Straub, Danièle Huillet _ « Aux distraitement désespérés que nous sommes »« , j’ai découvert, page 299, cette belle phrase de Jean-Pierre Vernant, extraite de « Entre mythe et politique » :

« Aller à l’extrême limite de ce qu’on est, c’est-à-dire jusqu’au divin ; et c’est cette extrême altérité qui est l’élément essentiel. C’est par là qu’on se retrouve soi-même ; mais ce « soi-même » n’est plus un ego, c’est le cosmos, l’univers, le tout, Dieu, qui est la perfection… On fabrique sa propre identité avec les autres ; et avec de l’autre ; mais pas n’importe quel autre. C’est là qu’intervient l’amitié« 

Existe aussi, en effet, une amitié via les œuvres… Et c’est parfois même _ tout « intempestive« , « inactuelle« , qu’elle puisse (ou peut) être… ; ou bien, justement, parce que cela !!! _ la plus importante, au milieu de la foule, émiettée (faute d’assez de « consistance« ) de tant de personnes, de nos contemporains…

Par là, ce que nous donne _ de beauté et de sens _ l’interprète qu’est Gustav Leonhardt _ et qui sans sans lui, sans sa médiation d’interprète-ci, serait perdu (= non re-trouvé ; non « refondé« , puisque tel le concept ultime _ et, de fait, « fondamental » ! _ de Jacques Drillon, en sa conclusion) _ a une immense valeur… Qu’on essaie _ un homme averti en valant deux… _ de s’en aviser…

Titus Curiosus, ce 15 mars 2009

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