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Penser le post-néolibéralisme : prolégomènes socio-économico-politiques, par Christian Laval

18avr

Mercredi dernier, 14 avril 2010, Christian Laval était l’hôte de la Société de Philosophie de Bordeaux et de la librairie Mollat, dans les salons Albert-Mollat, copieusement remplis _ et avec une très remarquable qualité d’attention de la part de l’assistance _, pour la cinquième et dernière conférence de la saison 2009-2010 de notre Société.

Le « sujet«  _ déterminé en accord avec Barbara Stiegler, en charge de la présidence _ en était « Néolibéralisme et économie de la connaissance«  : le podcast de cette conférence, particulièrement clair, alerte et passionnant, dure 60 minutes…

C’est la lecture de La Nouvelle raison du monde _ essai sur la société libérale de Pierre Dardot et Christian Laval, aux Éditions de La Découverte ;

ainsi que les applications de ses dispositifs, plus spécifiquement, aux sphères de l’enseignement et de la recherche _ soient les domaines (et institutions) de la constitution et de la diffusion de la connaissance _ ;

qui a (et ont) incité Barbara Stiegler à inviter Christian Laval à éclairer le public sur les enjeux culturels _ et civilisationnels ! _ de ce bouleversement majeur, d’ampleur considérable ! qui affecte et les rapports sociaux et la conception de la subjectivité même, selon les intuitions lumineuses de Michel Foucault, en ses dernières leçons au Collège de France :

Le Gouvernement de soi et des autres _ Cours au Collège de France. 1982-1983

Le courage de la vérité _ Le Gouvernement de soi et des autres Cours au Collège de France. 1984 (de février à mars) ;

Michel Foucault meurt le 25 juin 1984…

Voici, déjà _ farci de quelques précisions de mon cru _, la fort éclairante quatrième de couverture de La Nouvelle raison du monde _ essai sur la société libérale :

« Après la crise financière de 2007-2008, il est devenu banal de dénoncer l’absurdité _ ravageuse _ d’un marché omniscient, omnipotent et autorégulateur. Cet ouvrage montre cependant que, loin de relever d’une pure «folie», ce chaos procède d’une rationalité dont l’action est souterraine, diffuse et globale _ d’ampleur considérable et à l’échelle de la planète. Cette rationalité, qui est la raison _ la ligne de force (de fait), comme la justification (de droit revendiqué, au moins…) _ du capitalisme contemporain, est le néolibéralisme lui-même _ voilà.

Explorant sa genèse doctrinale _ dans l’histoire des idées de l’Occident depuis les XVIIème et XVIIIème siècles, en Angleterre et en Écosse, pour commencer… _ et les circonstances politiques et économiques de son déploiement _ depuis l’arrivée au pouvoir (politique) des équipes soutenant Margaret Thatcher et Ronald Reagan, tout d’abord _, les auteurs lèvent les nombreux malentendus qui l’entourent : le néolibéralisme n’est ni un retour au libéralisme classique _ celui développé à partir des thèses de John Locke et d’Adam Smith _ ni la restauration d’un capitalisme «pur» qui refermerait la longue parenthèse keynésienne.

Commettre ce contresens, c’est ne pas comprendre _ bien dangereusement… _ ce qu’il y a précisément de nouveau _ voilà ; et de probablement irréversible, du fait de son ampleur et de sa vitesse de mise en œuvre : considérables _ dans le néolibéralisme _ qu’il faut donc, et urgemment, correctement penser : si l’on veut le contrer !..

Son originalité _ voilà ! _ tient plutôt d’un retournement que d’un retour : «Loin de voir dans le marché une donnée naturelle _ idéologiquement _ qui limiterait l’action de l’État, il se fixe pour objectif _ on ne peut plus pragmatique _ de construire le marché _ voilà ! sur ces questions (de naturel et artificiel), on se rapportera avec profit à l’ouvrage essentiel de Clément Rosset L’Anti-nature_ et de faire de l’entreprise le modèle _ structurel _ du gouvernement des sujets» _ comme l’a révélé l’intuition lumineuse de Michel Foucault dès le début de la décennie 80… Par des voies multiples, le néolibéralisme s’est imposé _ de fait, tout particulièrement en la première décennie du XXIème siècle ! _ comme la nouvelle raison du monde, qui fait de la concurrence _ voilà _ la norme universelle _ et exclusive ! _ des conduites ; et ne laisse intacte _ totalitairement, par là ! _ aucune sphère de l’existence humaine, individuelle ou collective _ voilà qui déborde considérablement du seul champ de l’économie !

Cette logique normative _ détruisant, tel Attila, tous ses obstacles _ érode jusqu’à la conception classique de la démocratie _ ce qui n’est tout de même pas rien ; particulièrement en France… Elle introduit des formes inédites d’assujettissement _ des personnes : voilà ! _ qui constituent, pour ceux qui la contestent, un défi politique et intellectuel inédit _ tant théorique, à penser, que pratique, à combattre et surmonter, donc…

Seule l’intelligence _ à construire _ de cette rationalité _ à démonter en sa mécanique (tant destructive que constructive) _ permettra de lui opposer _ avec quelques chances de succès _ une véritable résistance et d’ouvrir un autre avenir » _ civilisationnel, lui : là-dessus, se reporter au plus que jamais d’actualité L’Institution imaginaire de la société, de l’excellent Cornelius Castoriadis…

Ce que personnellement je retire de la conférence de Christian Laval mercredi soir dernier,

c’est l’urgence _ tant pratique que théorique _ d’une anthropologie faisant le point _ up to date _ sur ce qui est là détruit, par ce néo-libéralisme ; et sur ce qu’il faut aider et à préserver et à développer, a contrario de la misérable _ davantage encore que pauvre, réduite, simpliste : paresseuse ! et dépourvue d’imagination qualitative ! _ « employabilité« , en les hommes…

Un des paradoxes de la situation présente _ avec l’extension rapide et difficilement résistible, par sa massivité, de ce néo-libéralisme _

étant l’hostilité des inspirateurs de ce néo-libéralisme, Hayek et von Mises, à la logique de la planification ! ainsi que leur éloge de l’ignorance (de tout ce qui peut être jugé inutile) !…

D’où l’expression de « prolégomènes«  du titre de cet article.

Par là,

faire le point sur les racines du pragmatisme utilitariste :

chez un Jeremy Bentham, pour commencer ; mais aussi chez un Friedrich Hayek et un Ludwig von Mises ; et un Théodore Schultz et un Gary Baker ;

afin d’éclairer ses actuelles applications à l’échelle _ cruciale pour nous, Français, notamment, parmi les autres membres de l’Union européenne _ des directives européennes ;

ou dans un rapport _ « d’orientation sur l’université et la culture«  _ de Jean-Pierre Jouyet et Maurice Lévy à destination de Nicolas Sarkozy _ en 2008 ; mais ne pas oublier non plus que Jean-Pierre Jouyet faisait partie des « conseillers«  de Ségolène Royal en 2006-2007… _,

est plus qu’utile : nécessaire !

Au nom du réalisme de l’efficacité, de la raison de la rentabilité économique (= maximiser les gains en diminuant le plus possible les coûts

_ mais « coût«  pour qui ? qui tire, ici, les marrons du feu ? et qui brûle (= est brûlé) ? et est passé par « profits et pertes« , en ce drolatique jeu de bonneteau ?.. quid d’une expression telle que « ressources humaines«  ?.. hommes-moyens, mais pour quelles fins, donc ?.. et de qui ?.. _ ),

c’est à la fois l’ensemble des relations (de convivialité, d’affection, de reconnaissance : au-delà des critères de l’intérêt !!!) de chacun aux autres _ cf ici mon article du 11 novembre 2008 « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie » à propos du judicieux travail de Michaël Foessel La Privation de l’intime ! _ ;

sans compter, aussi, la solidarité, la fraternité, la générosité, l’amitié ou l’amour vrais!

ainsi que le statut de l’identité même _ terriblement appauvri ! survivre, consommer, s’enrichir, individuellement (et égoïstement)… : sans désirs vrais, ni sentiments ! _ de la personne

qui se voit attaqué, réduit, détruit !

Et pour quels misérables _ bling-bling (selon un misérable standing)… _ « profits » ?..

Il y a là matière à résister, en faveur d’un sujet « humain » vraiment actif et créateur de perspectives ouvertes et généreuses de vraie vie !..

Jeudi 15 avril dernier _ le lendemain même de la conférence de Christian Laval _,

en une double page de Libération, dans la rubrique « Économie » (pages 14-15),

un significatif article générique _ signé Catherine Maussion _, intitulé « Internet en toile de fonds« , et sous-titré « Les jeunes grands patrons français du web se réunissent (et s’affrontent) pour investir dans les start-up«  ;

accompagné de trois portraits de fondateurs de « fonds » :

Pierre Kosciusko-Morizet (un des 3 patrons du fonds Isai Developpement _ et patron de Price-Minister) : « Le credo du coach« ,

Marc Simoncini (fondateur-patron du fonds Jaina Capital _ et créateur de Meetic) : « Le concret avant tout« ,

& Xavier Niel (fondateur-patron du fonds Kima Ventures _ et patron de Free) : « La mise à tout va« .


La fonction de ces fonds :

aider _ financièrement (et de leurs conseils avisés) _ à « faire émerger des géants européens » d’Internet.

« Avec la crise, les fonds sont devenus beaucoup plus frileux ; il y a un trou dans la chaîne de financement« , confie Simoncini.

« Ces nouveaux investisseurs de la Toile joueraient donc sur la prise de risques assumée. « Ce qui manque en France _ ajoute Marie-Christine Levet (Jaina) _, c’est l’argent pour l’amorçage« … « Nous, on en a bavé, il faut aider les jeunes« .

« De là à en faire des philanthropes du Net ? Les fonds ne veulent pas du virtuel. Mais du retour. Isai veut rendre deux à trois fois leur mise aux investisseurs au bout de huit ans. « L’idée, c’est d’accompagner les boîtes, puis les revendre », dit-on à Jaina Capital _ avec plus-value ; mais cela va sans dire… Avant de recommencer ailleurs«  :

telle est la conclusion de la présentation de Catherine Maussion, page 14 de Libération.

Et Xavier Niel, in « La mise à tout va« , interrogé et présenté par Catherine Maussion :

« Niel guette des « projets simples » qu’il prend au sortir du nid et dans lesquels il mettra « des petits tickets », entre 5 000 et 150 000 Euros. A un rythme affolant : un investissement par semaine pour faire germer _ voilà _ une centaine de petits business. Niel se défend d’être« dans la recherche du profit immédiat ». La preuve : « On fait dix trucs bancals et on est content à la fin quand il y en a un qui marche ». Sur45 à 50 dossiers « faits » avant Kima Ventures, il recense 15 à 20 sociétés qui « bougent encore » ; 15 à 20 qui ont sombré ; 15 à 20 qui continuent doucement leur chemin. « Je ne suis pas sûr d’avoir gagné de l’argent » _ c’est de l’ordre du jeu… Sauf avec Deezer _ toutefois. « Un carton », souffle-t-il. Un retour sur investissement multiplié » par 40 ou 50″… »… Bingo !

Voilà l’illustration même de la logique _ ludico-financière : à vide !.. _ d' »innovation » du néo-libéralisme : en matière de recherche _ et création d’entreprises, ici.

En matière d’enseignement, la norme est celle de la « compétence« , mise en valeur strictement comme « employabilité«  _ pression des coûts et de la rentabilité « obligeant«  !

Et en ce qui concerne « la valeur économique«  des services et des produits, « la valeur d’usage n’est que le support de la valeur d’échange« , a dit en son exposé Christian Laval.

Quel sens y a-t-il à réduire tant d’existences humaines,

et même tant de compétences possibles _ combien de Mozart seront ainsi assassinés ? mais en anglais, « marketable skill«  désigne plus crûment un « savoir-faire négociable sur le marché«  : une « employabilité«  _,

à de si mesquins et avares calculs ?..

Qui en « profite » ? Au secours !!!

André Malraux rapporte ce mot _ bien intéressant _ de Staline à De Gaulle : « A la fin, c’est la mort qui gagne«  ; il suffirait, ainsi, de sur-vivre un peu plus longtemps que ses victimes. Soit la logique du crime des mafieux…

Ou encore : « Après nous le déluge !« … Sans responsabilité ; à l’heure de « Crime et châtiment« …

Une autre conception du vivre, du faire _ voire créer _ et du vivre-ensemble, plus fraternelle _ car les dégâts sociaux de la concurrence généralisée sont terribles ! _, doit être pensée et proposée, face à cette dévastation vide qui se répand…

Penser (et construire) le post-néolibéralisme : voilà la tâche…

A condition que les politiques alternatives (socio-démocrates, par exemple…) ne « se rendent » pas, comme elles l’ont fait depuis bientôt trente ans, à cette logique « réaliste« 

_ « There is no alternative » : les autres font ainsi… Un des grands maux de notre pauvre Europe… _

de la « modernité » marchandisée…

Un Jean-Pierre Jouyet est passé directement de l’équipe de Ségolène Royal en 2006-2007, au gouvernement nommé par Nicolas Sarkozy ;

c’est Lionel Jospin qui a mis en place la loi (de gouvernementabilité) Lolf _ loi organique relative aux lois de finances _ en France, le premier août 2001 ;

et que dire des Tony Blair et Gerhard Schröder ?.. _ et de leurs pantouflages au sortir du gouvernement ?..

Il y a du pain sur la planche… Au travail !

Pour se donner un supplément de « cœur à l’ouvrage« ,

on peut reprendre la devise (à panache) de Charles le Téméraire (1433-1477),

reprise déjà par Guillaume Ier d’Orange-Nassau (1533-1584 ; dont Turenne _ 1611-1675 _ est un des petits-fils) :

« Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer« … 

Titus Curiosus, ce 18 avril 2010 

Un moderne « Livre des merveilles » pour explorer le pays de la « modernité » : le philosophe Bernard Sève en anthroplogue de la pratique des « listes », entre pathologie (obsessionnelle) et administration (rationnelle et efficace) de l’utile, et dynamique géniale de l’esprit

04avr

Bien que lui-même refuse de se qualifier d' »anthropologue« 

_ « Je ne suis pas anthropologue« , écrit Bernard Sève page 205 de De Haut en bas _ Philosophie des listes, qui paraît ce mois d’avril aux Éditions du Seuil, dans la collection « L’Ordre philosophique » _,

c’est bien une anthropologie, et de vaste amplitude

_ « si l’on voulait brosser à grands traits l’histoire de la pratique des listes« , on pourrait « distinguer quatre périodes«  (ou « quatre usages des listes, plus ou moins marqués aux différentes époques de l’Histoire« , précise-t-il, encore, page 206) :

« La première couvrirait plusieurs millénaires, de la Préhistoire à l’invention de l’écriture, et de l’invention de l’écriture aux grandes civilisations du Bassin méditerranéen. Des listes lexicales ou administratives de Mésopotamie, aux généalogies bibliques et aux catalogues homériques, il s’agit, toujours, de rationaliser le monde, d’aider la mémoire (la liste comme procédé mnémotechnique) et, parfois, de faire chanter les noms pour attirer la faveur des dieux« , pages 205-206.

« La deuxième époque pourrait être qualifiée d’encyclopédique, en donnant un sens assez large à ce terme (qui, à certains égards, conviendrait déjà à Homère). Les listes d’Aristote, celles de Pline, d’Isidore de Séville, les listes métaphysiques, théologiques ou littéraires du Moyen Âge illustrent cette époque. Du réel, la liste veut épuiser le sens et l’ordre ; elle veut célébrer la varietas rerum, la merveilleuse diversité des choses ; elle se fait inventaire ordonné, elle redouble le monde« .

« Dans sa troisième époque, la liste devient réflexive et ironique. Le nom de Rabelais illustre, mieux que tout autre, le renversement du sens de la liste. La liste se fait moqueuse, son désordre et son abondance contestent l’ordre médiéval du monde et la logique scolastique, la copia dicendi, se renverse en loquacitas grotesque, assumée et parfois agressive. Cervantès, Shakespeare, Sterne appartiennent à cette époque. »

« La quatrième époque est la nôtre, et c’est celle que nous voulons principalement interroger _ page 206 _ La liste y est un instrument cognitif (Internet), juridique et politique ; elle est aussi un instrument d’évaluation et de contrôle (le QCM), elle est toujours un principe ludique«  _

c’est bien une anthropologie, et de fort vaste amplitude, donc, philosophique, mais aussi littéraire,

que nous offre Bernard Sève, philosophe (de l’humain), en ce nouvel opus d’analyse des diverses facettes

(jusques et y compris les vertiges des gouffres dans lesquels, allant y verser, l’humain _ mais plutôt individuel que collectif, surtout _ peut, y succombant, tomber, plonger, sombrer…)

de l’esprit humain _ voilà ! _ qu’est De Haut en bas

_ après un admirable Montaigne _ Des règles pour l’esprit (la meilleure introduction-initiation à l’infiniment opulente « mine » et « labyrinthe » ludique des Essais de Montaigne, à mes yeux ! cf mon article du 14 novembre 2008 Jubilatoire conférence hier soir de Bernard Sève sur le “tissage” de l’écriture et de la pensée de Montaigne), en 2007, aux PUF : déjà une analyse de ce à quoi l’esprit (en l’occurrence, celui, magnifiquement « humain«  d’un Montaigne ! probablement ce qui s’est fait jusqu’ici de mieux en ce genre de « conduite« , musaïque, musardant, de l’esprit…) doit s’affronter pour « se régler« , contenir et surmonter et vaincre, en leur donnant une féconde orientation ou « mise en rôle« , la prolixité foisonnante et géniale de ses « vertiges«  ;

L’Altération musicale _ ou ce que la musique apprend au philosophe, sur la mise en ordre de ce qui survient pour nous dans le temps qui nous est offert de ressentir sur un mode (un peu spécifique) de musique, en 2002, aux Éditions du Seuil ;

et La Question philosophique de l’existence de Dieu, en 1994, aux PUF… _,

soit, en effet, une « philosophie » on ne peut mieux et plus pleinement (= richement) anthropologique « des listes« …


Une « philosophie des listes« , donc :

et tel est le sous titre de ce De Haut en bas que nous propose présentement Bernard Sève.

En son « Introduction« , présentant synthétiquement et rapidement

(en quatre pages et demi + une « liste » sur deux pages et en deux colonnes de 157 « notions corrélées à l’idée de liste« , depuis « Abécédaire«  en numéro 1, jusqu’à « Who’s who«  en numéro 157, en passant par « Indicateur des marées » et « Inventaire« , juste au milieu de cette liste, en numéros 78 & 79…

_ peut-être pourrait-on y ajouter l’occurrence « Loquèle« , évoquée page 113 _ dans le chapitre « la liste en littérature, poétique et narrativité«  _, à propos de « certaines formes autobiographiques contemporaines«  : « présentées selon l’ordre alphabétique, elle _ la liste ! _ permet un mixte très particulier de pudeur et d’exposition de soi, dont les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes offrent un exemple topique : « L’entrée « Loquèle » parle du flux de paroles à travers lequel le sujet argumente inlassablement dans sa tête les effets d’une blessure ou les conséquences d’une conduite _ la loquèle est une variante ressassante de la liste« . Peut-être Bernard Sève l’a-t-il simplement « oubliée » en sa récapitulation en colonnes

Bernard Sève remarque alors aussi, toujours page 113, à propos de ce livre de Barthes, que « le texte d’ouverture de l’ouvrage (« Comment est fait ce livre« ) explique que les figures du discours amoureux « sont distributionnelles » et non « intégratives » ; elles restent toujours au même niveau : l’amoureux parle par paquets de phrases, mais il n’intègre pas ses phrases à un niveau supérieur, à une « œuvre » _ qui les lierait... Comment ne pas reconnaitre ici la logique additive et segmentaire _ discontinue, émiettée _ de la liste ?« . Fin de l’incise sur l’absence de « Loquèle » dans la « liste des notions corrélées à l’idée de liste » ; le chapitre II du livre (« L’intrus de la liste, et autres paradoxes« ) est d’ailleurs consacré à l’absent et à l’intrus, phénomènes paradoxaux et éminemment notables des listes ! _)

En son « Introduction« , présentant synthétiquement et rapidement

le sens même de l’aventure de ce grand livre court (de 228 pages _ 240 avec l’index, la bibliographie et la table des matières…),

Bernard Sève remarque tout de suite, page 7, que « la liste

_ même pour des « pratiques«  on ne peut plus « élémentaires« , telle que faire « la liste de ses courses« , sans « autre prétention que de soulager la mémoire et de faciliter l’action » ; et « on la jette après usage«  _

tend à déborder sa finalité purement utilitaire« .

C’est ce « débord » _ voilà ! _ qu’il va lui être passionnant d’interroger et analyser, mettre à jour, scruter, révéler…

Ainsi :

« Je dresse une liste des choses à faire _ = agenda : choses devant être faites _ dans la semaine (réunions, mails, rendez-vous, démarches administratives, etc.). Au fur et à mesure que je m’acquitte de ces obligations, je les raye de ma liste.

Mais voici que j’honore un engagement que j’avais oublié d’inscrire sur ma liste. Bizarrement, je l’écris _ lui aussi, une fois « fait«  (tenu, honoré), et plus « à faire« _, pour le rayer aussitôt.

Ce comportement aussi courant qu’étrange _ voilà ! _ montre que la liste n’est jamais un simple instrument (si tel est le cas, nous n’inscririons pas le nom d’une chose que nous venons de faire sur une liste qui n’a pas vocation à être conservée et archivée) _ à moins que ? Le rituel utilitaire s’achève-t-il avec la péremption de l’utile ?.. La liste doit _ voilà ! l’exigence d’un singulier « état de droit » (idéel) vient ici déborder le pur et simple, lui, constat du tout primaire « état de fait » (réel)… _ être complète ; et, même destinée à être jetée rapidement, elle doit _ coûte que coûte ! _ porter la trace de tous les éléments relevant de son domaine _ l’esprit (plus loin que les exigences de simple bon sens de la raison strictement utilitaire, pragmatique, réaliste : ce qu’il y a en l’esprit humain d’« esprit de la liste«  !) le demande !


L’homme _ voilà l’objet à explorer de l’anthropologie sévienne _ tend à jouer le jeu _ ou plutôt c’est celui-là l’objet à explorer : le « jeu humain (et parfois trop humain et inhumain !..) de la liste« , en ses dévoiements et débordements si richement divers… _ au-delà de son utilité pratique« _ lire ici et Johan Huizinga, Homo ludens, et Roger Caillois, L’Homme et les jeux


Bernard Sève relève alors une remarque importante _ « une autre ambiguïté« , dit Bernard Sève, page 8 _ venue sous la plume de l’hyper-attentif et hyper-lucide Georges Perec, en son (posthume, en 1985) Penser/Classer :

« Il y a dans toute énumération deux tentations contradictoires ;

la première est de TOUT recenser,

la seconde d’oublier tout de même quelque chose _ en ce recensement (à visée de totalité) entrepris _ ;

la première voudrait clôturer définitivement _ voilà ! en avoir fini une bonne fois pour toutes ! _ la question ;

la seconde, la laisser _ tout de même, encore, un peu, si peu que ce soit : « encore un instant, Monsieur le Bourreau« , dit à un instant décisif la reine Marie-Antoinette… ; que le jeu (avec sa part de contingence ouverte) ne s’achève pas si tôt !.. ; qu’il se poursuive encore, encore un peu : « s’il vous plaît !.. » _ ouverte«  _ à la page 167 de l’édition de 1985, à la librairie Hachette (et à la page 164 de l’édition de 2003, aux Éditions du Seuil)… 

Et Bernard Sève de commenter :

« La liste _ à réaliser par quelque écriture tracée sur une surface _ attire l’homme, parce qu’elle semble pouvoir _ voilà !  _ quadriller le monde _ une expression cruciale : ordonner le monde (et territoire : à cartographier) vivable in extenso afin de parfaitement si possible s’y repérer, s’y diriger sans trop se perdre (jusqu’à en disparaître : Georges Perec est aussi l’auteur de La Disparition ! ) _, en épuiser _ en finir avec elle, la maîtriser enfin ! l’exhumer de ses ombres (ou de son plus sombre), du moins… _ la diversité ;


mais l’homme souhaite aussi _ plus rêveusement… _ que le monde ne se laisse pas _ pas tout à fait : qu’il résiste ! renâcle ! refuse d’obtempérer à ces (et ses) tentatives de le dominer-domestiquer, élucider-percer à jour… _ quadriller si aisément _ que du qualitatif dissone, et fortement, avec l’impérialisme (de suite monstrueusement dangereux) du quantitatif et du numérique et de la numérisation ! gestionnaire et comptable…


Comme le dit encore _ et sublimement : qu’on y fasse assez attention ! _ Perec :

« Il y a dans l’idée que rien au monde n’est assez unique _ expression à bien méditer ! _ pour ne pas pouvoir entrer _ de force, quand « cela«  n’y consent pas de lui-même d’assez bon gré ! ni assez vite… _ dans une liste _ et cela, que l’inclusion (ou que l’exclusion) soi(en)t bienveillante(s) ou malveillante(s), voire mortelle(s) : mais les blessures d’amour propre, aussi, peuvent in fine tuer… _

quelque chose _ nous y voici donc ! _ d’exaltant et de terrifiant à la fois«  :

c’est cette terrible ambivalence _ Bernard Sève dit aussi « ambiguïté«  _ que le De Haut en bas _ Philosophie des listes de Bernard Sève se donne pour tâche d’explorer,

et réalise avec quel brio ! cette fois-ci encore…

« Nous voulons que tout puisse être listé, et nous sommes pourtant heureux que ce ne soit pas possible » _ soit que demeurent et résistent, de fait, des exceptions à pareille ambition…

Aussi Bernard Sève en déduit-il, toujours page 8, que « la pratique des listes n’est pas aussi simple que nous le pensions d’abord » _ tiens, tiens !

Et c’est sa complexité

que De Haut en bas _ Philosophie des listes va s’essayer, brillamment, à démêler pour (et avec) nous :

« Le présent ouvrage entend examiner avec précision _ et la méticulosité parfaitement probe de Bernard Sève en est un outil particulièrement performant ! _ la notion de liste, la diversité _ rencontrée _ des pratiques humaines dans lesquelles les listes interviennent, la signification plus ou moins simple de ces pratiques » _ page 8. Comment penser cette diversité? Comment ne pas céder à la force de dispersion _ vertigineusement centrifuge _ d’un tel sujet » _ page 9. Voilà le défi que se donne à relever Bernard Sève face à l’écueil posé d’entrée de son sujet !


Je relève aussi

_ et cela, tout particulièrement, eu égard à ma propre « allure de penser« , de parler et écrire, qui y est assez fortement rétive ; et met souvent à mal le malheureux « indiligent lecteur«  s’essayant à suivre le fil des articles de mon blog : très fortement « à sauts et à gambades« , mon style, au point de donner un peu trop vite le mal de mer aux plus bienveillants, au départ, des lecteurs de ce blog ;

Élie During ayant joliment qualifié cela, d’après Claude Lévi-Strauss, d’allure à « bricole » ; je me permets de le citer :

« c’est une écriture pleine de petites bifurcations, pleine de bricoles (j’apprends de Lévi-Strauss que ce mot désignait autrefois les embardées ou les changements de direction brusque de l’animal en mouvement) ; une écriture qui s’offre comme une annotation continue d’elle-même, ou plutôt un contrepoint (voilà, nous revenons à la musique) à d’autres voix : la mienne, mais aussi celles de tous les auteurs dont tu fais entendre l’écho au fil de ta plume…« …  _

Je relève aussi

ces remarquables précisions-ci, pages 9-10-11 :

« Le domaine concerné _ celui des listes _ est proprement sans limites,

mais le format court de ce livre est une heureuse contrainte _ que l’assez extraordinaire professeur (il officia longtemps au lycée du Parc et à Louis le Grand, et forma à la philosophie une bonne génération de brillants et archi-compétents Normaliens ! avant d’assumer une chaire d’Esthétique et de Philosophie à l’Université de Lille-III) qu’est Bernard Sève sait brillamment (avec quelle maestria !) dominer. Il incite à penser net et à dire bref _ en effet ! Il oblige à renoncer au fantasme d’une exhaustivité de toute façon impossible. Il aide à résister au vertige propre à la pratique des listes. Il interdit au discours _ d’analyse et explication : lumineuses ! _ de mimer son objet. Penser la liste _ voilà l’objectif : la connaître et la comprendre ; afin de la faire connaître et la faire comprendre ! _ n’est pas se complaire aux listes : écarter l’« esprit de la liste » _ dangereusement en proie à une insatiable compulsion d’exhaustivité (ainsi que d’indéfinition…) _, pour mieux comprendre _ voilà ! et donner à comprendre, en toute clarté faite, réalisée _ la production et l’usage des listes«  _ par l’esprit humain, en la diaprure de ses ambivalences, en la diversité de ses opérations effectives…

« Chacune de ces listes _ évoquées et passées en revue dans la « liste des _ 157 _ notions corrélées à l’idée de liste » proposée en conclusion du chapitre d’« Introduction« , pages 12-13… _ exprime une des facettes _ elles sont bien plurielles… _ de l’esprit humain _ c’est lui, ou ce sont elles, en leur pluralité et leurs ambivalences, ces facettes de l’esprit humain, qui intéresse(-nt) le philosophe-anthropologue qu’est Bernard Sève. Nous souhaitons penser à la fois la diversité de ces facettes _ voilà ! _ et l’unité du geste humain fondamental _ voilà aussi ! en même temps ! _ consistant à penser et agir _ les deux _ « en liste » _ cela m’évoque le travail fondamental, basique, d’André Leroi-Gourhan : Le Geste et la parole Peut-être saurons-nous mieux _ voilà qui doit intéresser tout un chacun, en sa propre humanité (et inhumanité, parfois aussi ! en ses excès…) _ ce que nous faisons lorsque _ tout naïvement _ nous remplissons notre agenda, consultons l’annuaire ou nous laissons griser par la poésie des listes de Rabelais, de Melville ou d’Homère« …

Pour ma part,

je ne suis pas un obsédé des listes, bien au contraire : j’aime plutôt et surtout l’improvisation, l’élan, l’inspiration essayée ; le danger de l’oubli ne m’inquiète pas trop _ pour le moment, du moins. Je suis du côté de l’élan et du souffle ; tout particulièrement dans la conversation, la conférence, ainsi que le cours : conçus d’abord comme des interlocutions… Même si je « tiens » mon agenda _ telle une « main-courante » : le numéro 102 de la liste des 157 « notions corrélées à l’idée de liste« , page 13… De même que je « tiens (scrupuleusement !) à jour » la liste des articles de mon blog http://blogamis.mollat.com/encherchantbien/ … Mais je suis exempt de la manie de « tenir » un répertoire de ma bibliothèque ou de ma discothèque… La différence, très pragmatique, je m’en aperçois, tenant aux perspectives d’action (à effectuer, ou pas)… Et c’est bien l’interlocution qui me motive _ et emporte ; et enflamme…

D’un autre côté, je dois aussi admettre que j’essaie le plus possible d’être bien large ; et peut-être même « complet » _ le plus que je peux : je rajoute (comme Montaigne et comme Proust) ; et dans le rythme… _, pour rendre « vraiment » justice _ mais sans lourdeur, j’espère… _ à toute l’ampleur (= diversité et variété _ voilà ! _) de ce dont je traite : mais sans rédiger au préalable de telles listes, qui m’encombreraient : je préfère jouer le jeu de l’effort de mémoire (et d’oubli), sur le champ, hic et nunc ; je m’y mets, chaque fois, au défi… C’est mon jeu sérieux. Et je lui prête une vertu d’encouragement pédagogique : à s’y essayer _ joyeusement et scrupuleusement _ à son tour…

Voici un extrait de mon mot à Bernard Sève, le mardi 30 mars dernier _ il y a cinq jours ; j’ai aussi, depuis, re-parcouru le livre et mes annotations… _ dès que j’eus achevé la première lecture des 228 pages de son livre :

De :   Titus Curiosus

Objet : Dynamiser la compulsion de juxtaposition
Date : 30 mars 2010 09:26:14 HAEC
À :   Bernard Sève


Et je me suis mis à la lecture de ce De Haut en bas.

Je viens de l’achever, donc, en ce début de matinée _ du mardi 30 mars : avant de m’en aller au travail.
J’aime cette ampleur et extrême perspicacité de vue,
tout à fait originale et libre _ et toujours vive et joyeuse…
Le « génie » du penser à l’œuvre, avec liberté et joyeuseté tout à la fois,
sur des questions cruciales : les formes d’esprit de l’humain,
en leurs paradoxes, entre fécondité et dangers, aussi, de monstruosité
_ le cas est cependant peu développé ! en dehors du listal killer (de roman !)… _, ou, plus simplement, de névrose _ dans l’échelle des pathologies…

Ainsi ce nouvel opus s’inscrit-il on ne peut plus clairement,
dans la continuité, toute diverse, diaprée, des travaux précédents,
quant à l’esprit même du bonhomme Montaigne, comme quant à l’altération musicale.


Je ne vais pas rédiger maintenant mon article sur ce livre,
mais je retiens dès maintenant son aspect d’amplitude anthropologique _ à nouveau (comme dans le Montaigne _ Des règles pour l’esprit ) :
car il s’agit cette nouvelle fois encore
de « bien faire l’homme« , entre courage (et avec « panache » !) et « fragilité« ,
ainsi que le relèvent les expressions de la conclusion de la dernière page…

Je les cite, page 228 : « Il est satisfaisant de se dire que la liste peut être à la fois et simultanément le lieu du panache littéraire (un morceau de bravoure) et son point de fragilité (l’effet de liste est à la disposition du lecteur  _ qui s’y enchante ou s’y ennuie ! selon ses dispositions à lui… _). Panache et fragilité : n’est-ce pas aussi une définition possible de l’humanité ?« .

J’ai attendu la page 223 pour voir apparaître, mieux que le nom de Bergson,
l’expression d' »élan bergsonien »
pour désigner ce qui vient « transfigurer » la « mécanique » « rudimentaire » de la manie ou de la compulsion au lister
en un « dynamisme » capable
_ à l’inverse ! _ de faire « jaillir la vie« …
Même si ces aspects-là apparaissaient déjà dans le chapitre _ le chapitre IV : « Qui parle ? » : un chapitre crucial… _ sur la parole (d’interlocution) et la profération ;
mais cela concerne aussi ce qui dépend du lecteur en sa lecture, qui doit être
_ elle aussi ! _ vivante, vive, accueillante, curieuse…

Je retiens Jack Goody _ l’auteur si remarquable de La Raison Graphique _, Sei Shônagon _ il m’arrive de lire à mes élèves le début (si merveilleux !) de Notes de chevet, à propos des saisons… _,
Georges Perec _ que je n’ai jamais vraiment lu : sans doute pour ses aspects un peu trop oulipiens

(Jacques Roubaud est venu un jour dans ma classe ; de même que Michel Chaillou _ l’auteur de Domestique chez Montaigne _ : proposés par la Drac… ; mais je ne goûte pas trop les aspects formalistes ;
je suis du côté de l’élan et du souffle ; du côté de Walt Whitman, si l’on veut…)
; mais depuis ce courriel, j’ai lu Penser/Classer

Voilà ce que je voulais dire pour commencer.

Je ne suis pas _ du moins à un degré tournant à l’obsession _ un « listeur » ;
je ne suis pas angoissé
_ à la Bergson (de La Pensée et le mouvant)… _ par l’abîme entre le caractère discret du discours
et une supposée « continuité » (plus ou moins désespérante
_ à penser par un discours) du réel ;
et m’en amuse plutôt.

J’aime les élans,
j’aime les discontinuités,
les picorages : j’aime le temps et ce qu’il nous propose à vivre
_ vite.

J’aime les rythmes souples et vivants
tels ceux de la musique
et des divers Arts… Ce sont toujours des Arts du rythme…
Et vivre aussi, pour commencer !

J’aime la variété de ces rythmes…

les hémioles...

J’aime les (heureuses) rencontres, c’est-à-dire les amitiés _ pas très nombreuses : heureusement ! _,
qu’offre une vie à qui a la chance de pouvoir apprendre un peu à « cultiver »
l’art de son « ménager« , ainsi que le dit notre Montaigne : « pour moi donc…« , au final du chapitre 13 du livre III…


A suivre :
il me reste à rédiger un article un peu plus construit
_ j’espère que j’y « viens«  à peu près… _ à partir de ces intuitions basiques…

Merci infiniment,
cher Bernard,
et vive l’attention !

Il me reste à mettre l’accent sur ce que je retiens de tout cela,

et ce en quoi je me sens de plein pied et de plein vent sur ce que retient Bernard Sève lui-même de ce parcours _ sien, mais aussi très objectif _ des listes, en leur humanité, et inhumanité parfois pathologique, 

tel un mésusage _ seulement mécanique ! et non pas dynamique , dynamisant, joyeux _ de la raison.

La liste dérive de l’écriture,

ainsi que l’a analysé Jack Goody en sa Raison Graphique (et repris récemment en son Pouvoirs et savoirs de l’écrit…), même si « le travail de Goody, quoique décisif, ne porte que sur les premières listes (sumériennes, akkadiennes, égyptiennes), non sur la pratique humaine de la liste en général« , comme le remarque Bernard Sève à la page 17, au début de premier chapitre, « Qu’est-ce qu’une liste ?« , une « simple liste« …

« Une liste ne contient que des mots, ou des items assimilables à des mots« …

Et « toute liste est produite par une série d’opérations«  :

« Il faut, pour élaborer une liste _ car une liste « se fait« , s’écrit : nécessairement ! _, prendre une sorte de recul par rapport au monde, à la situation d’énonciation et à l’usage ordinaire _ en commençant par le parler ! la parole ! _ du langage. La liste ne relève pas de l’improvisation _ voilà ! _, de l’inspiration soudaine. Une bonne liste, et même une mauvaise, suppose un travail, une recherche des éléments pertinents _ à inclure; les éléments non pertinents étant exclus, ou à exclure ! _, toute une technique intellectuelle de tri et de comparaison _ soit une forme et une tournure d’esprit : exigeants, voire retors ; et à mettre en œuvre très effectivement… Toute liste est une sélection : elle élit et elle écarte. C’est l’objectif premier de sa « comparaison«  : en recul, en effet (et comme en insatisfaction ; c’est un des versants affectifs, de connotation négative, boudeuse, voire colérique, du terme « critique«  !), par rapport à ce qu’offre présentement, de lui-même spontanément et immédiatement le réel, le monde

Il y a toujours quelque chose d’artificiel _ et de discrétionnaire _ dans une liste« , page 22. « L’écriture fragmente le flux oral, elle le spatialise et le découpe« , page 23.

Par là, « l’écriture permet de procéder en plusieurs temps : chercher, fixer, compléter, corriger, vérifier« , page 24. Et « le caractère essentiel de la liste consiste à présenter les mots qui la composent de façon discontinue« , page 25 :

« une phrase n’est pas une liste de mots, pas plus qu’une mélodie n’est une liste de notes » _ la phrase et la mélodie étant du côté de l’élan…

« La liste est a-grammaticale. Elle implique la discontinuité de ses éléments ; les mots y sont isolés les uns des autres », page 26… « En un mot, l’état pur de la liste, c’est la langue réduite à l’état de nomenclature« , page 28. Et « la suprématie de la colonne«   _ sur l’écriture à la file, pour la réalisation scripturale de la liste _ « est qu’elle est plus conforme au caractère de séparation entre les mots qui définit la liste. La présentation en colonne _ de haut en bas, avec passage systématique à la ligne pour chaque item (item signifiant « et encore« )… _ est adéquate au concept même de la liste«  ; « la présentation de haut en bas souligne l’a-grammaticalité de la liste, la séparations des items, sa discontinuité. Chaque mot est ainsi présenté dans son autosuffisance et, si l’on peut dire, sa majesté« , page 29

_ cf aussi, quant à cette « majesté«  par le passage à la ligne, le position du vers, en poésie… mais avec, cette fois, le « port«  du souffle de l’enjambement et l’assonance ludique (éventuelle) du jeu des rimes… La poésie ne me paraissant pas pouvoir souffrir, elle, l’a-grammaticalité : sinon par un usage de la liste, justement… Bernard Sève cite ici, page 50, l’Inventaire (avec ratons-laveurs) de Jacques Prévert, extrait de Paroles ; ou, page 117, un très court poème de Francis Ponge, commençant par « Papillote chiffon frisé« , extrait de La Rage de l’expression

« Une liste n’est ni nécessairement finie, ni nécessairement infinie« , page 31 _ ses exigences sont plus modestes ! « Une liste finie peut être présentée de façon exhaustive, mais aussi de façon incomplète (un « etc. » final pouvant indiquer au lecteur que la liste se poursuit virtuellement)« , page 31 toujours… « Une liste n’est pas _ non plus _ nécessairement ordonnée« , page 35. « Une liste n’est ni une classification ni une hiérarchie, même si elle tend _ tout de même : sinon elle lasse vite (l’esprit du lecteur)… _ à l’être« , pages 35-36.

« Classer les types de liste n’est pas facile« , page 39 ; mais « la distinction entre onomastika _ soient « une série de mots (ou de brèves combinaisons de mots) dont chacun décrit une entité ou une classe d’entités du monde physique« , comme l’a défini A. H. Gardiner, que cite Goody _ et lexica _ soient « des listes de mots pris comme mots«   _ est la plus importante, et, conceptuellement, la plus décisive.

Dans les listes « onomastiques », les mots sont pris dans leur valeur référentielle, en tant qu’ils désignent des objets du monde réel.

Dans les listes « lexicales », les mots sont pris en tant que mots, ils sont chosifiés dans leur statut matériel (phonique ou graphique) ou grammatical.

Un inventaire _ item n° 79 de la « liste des notions corrélées à l’idée de liste » aux pages 12-13 de De Haut en bas _ est un exemple typique de liste onomastique, une liste de verbes irréguliers _ sans numéro d’item dans cette même liste : soit un cas de liste tout ce qu’il y a de plus normal… _ est un exemple typique de liste lexicale« , pages 40-41.

« La simple liste, celle qui n’est que liste, exclut l’énonciation comme la profération« , page 87 ; « en situation usuelle _ ou « normale«  ; toute prosaïque, en quelque sorte, au fil du plus commun des jours…  _, il n’y a ni énonciation ni profération. » Et « la liste pourrait être ainsi définie : un texte dont l’auteur ou le producteur s’est retiré« , page 88 _ l’analyse est plus qu’intéressante : cruciale ! j’y renvoie donc ;

simplement je mentionne aussi présentement cette précision importante de Bernard Sève, page 86, à propos de son usage ici (« en un sens inhabituel« ) du terme « énonciation«  :

« Je regrette d’employer le mot « énonciation » en un sens inhabituel, mais je n’en ai pas trouvé de meilleur. La liste est un fait de langage (toute liste est composée de mots), mais il n’est pas sûr qu’elle soit un acte de langage _ voilà ! _ : la plupart du temps, elle ne s’adresse à personne et n’est portée par aucun « je ». Or l’énonciation est _ elle _ un acte de parole _ oui ! _, dans lequel un sujet _ oui encore ! _ formule (par écrit ou par oral) un énoncé ou un ensemble d’énoncés qu’il reconnaît et assume _ voilà ! telle une virtuelle « signature«  envers laquelle il s’assigne lui-même, en quelque sorte ! _ comme siens ; il y a _ ainsi _ dans l’énonciation un engagement _ auctorial (et moral, en conséquence) : voilà ! _ de la personne _ parole dite, parole donnée«  _ et sacrée ! Cette précision-là se trouve page 86 : une précision capitale !..

Par là, « dans certains moments expérimentaux » _ eux : voilà encore… _ de la littérature

_ qui, en quelque sorte, « s’est emparée de cette possibilité d’écrire un « texte objectif », sans auteur« , page 89 _,

« grâce à sa propriété d’être dépourvue d’instance d’énonciation _ en ce sens ainsi précisé page 86 _,

la liste devient _ paradoxalement, et spectaculairement même (ou artistiquement !) _ l’instrument privilégié d’une écriture _ littéraire, donc, ou artiste ! ; mais sur un mode discret (peu visible) et paradoxal ; non sans humour, non plus, par conséquent… _ désireuse d’écarter ou de minorer _ la nuance est d’importance : une affaire de finesse et de subtilité tout en discrétion… _ l’auctorialité« ,

remarque très finement et parfaitement justement Bernard Sève page 89.

Mais on découvre aussi, très vite, que « bien loin que la liste exclue le sujet d’énonciation, elle lui confère _ plutôt, alors _ une posture singulière _ voilà ! d’autant plus forte… _, attentive _ esthétiquement _ à l’interlocuteur comme aux vibrations « kaléidoscopiques » du monde« , page 91. Aussi, si « la liste paraît _ d’abord et en général… _ avoir quelque chose de lourd, de grossier, de simpliste _ voilà _, parce qu’elle n’est jamais au fond qu’une accumulation _ plutôt balourde, en son principe de base _ de mots et d’items« , page 92, on apprend aussi à y déceler _ plus finement tout _ autre chose : « de la souplesse, de la finesse, une triple attention _ artistes ! _ à l’interlocuteur, à l’objet du discours et à ce que Montaigne appellera le « passage »« , pages 92-93 _ une très grande subtilité, comme on voit.

En conséquence de quoi, « il faut prêter _ en tant que lecteur : c’est ainsi que la liste aussi nous sollicite… _ aux listes une écoute _ esthétique, artistique, littéraire… _ plus attentive _ souple, fine, subtile _ et plus disponible : derrière le crépitement un peu répétitif de leurs items, un sujet _ parlant via cette mise en écriture et en colonnes (virtuelles ou effectives) ; artiste ! _ peut chercher à dire _ à qui va l’écouter ou le lire : et il nous faut l’apprendre ! _ quelque chose de très précis et de très singulier _ voilà ! _, qui use de la colonne des mots pour exprimer _ invisiblement, en quelque sorte _ ce qui n’est pas inscrit _ noir sur blanc _ dans la colonne« , page 93.

« Le sujet _ écrivant la liste _ peut donc s’affirmer _ artistiquement, poétiquement ; au-delà du rhétorique pragmatique… _ dans la liste par l’intention _ de signifiance indirecte, oblique, toute en douceur _ dont la liste est porteuse. Cela suppose qu’elle soit insérée dans un contexte concret _ et hors texte _ qui peut seul lui conférer ce statut« , page 102 : c’est plus qu’important : décisif et crucial ! pour l’activité en aval du lecteur… « La liste _ telle la « liste mémorative, véritable tabula gratulatoria » de Marc Aurèle ouvrant « son recueil de pensées par une série d’hommages ; certains sont nominatifs ((Vérus, Diognète, Rusticus, Apollonius, Sextus, Alexandre le grammairien, Fronton, etc.), d’autres sont catégoriaux (« mon père », « ma mère », mon bisaïeul, « celui qui m’a élevé », etc.) ; et se concluant « par un hommage « aux dieux » ; elle occupe la totalité du livre I des Pensées«  _ requiert ici un sujet d’énonciation _ et auctor _ qu’elle contribue à former. Elle dit l’amour de la vie et la gratitude pour ceux qui furent vivants, et le sont encore dans la mémoire de l’empereur philosophe. La liste devient puissance de vie«  _ poïétiquement, ici… _, pages 102-103…

« La liste » n’est donc pas nécessairement « du côté _ réducteur et réduit ! _ de la simple graphie, de l’enregistrement« , à l’opposé du « style » ! Car « cette forme fruste de l’écriture, consistant à seulement aligner des mots ou à les ranger en colonnes » est capable de venir subtilement _ le concept est important ! et aussi avec force poétique !.. _ « hanter, de façon universelle semble-t-il, l’écriture littéraire ou mythologique« , pose Bernard Sève, pages 105-106, en ouverture de son chapitre V consacré à « la liste en littérature, poétique et narrativité« …


Ce « qui est poétique dans une liste« , page 120, c’est que »le mot en liste« , « coupé du monde » _ par l’a-grammaticalité même de la liste (a-rhétorique, par là même aussi !) _, « fait corps _ alors, magiquement… _ avec le monde«  :

« Coupé du monde, parce qu’il ne signifie pleinement que dans l’acte _ ici isolé de gestes _ de la phrase, dans l’énoncé, dans le discours. Faisant corps avec le monde, parce que le projet de persuasion _ rhétorique et utilitaire, quasi permanent _ est nécessairement suspendu : un mot isolé ne peut prétendre convaincre quiconque de quoi que ce soit. Le mot n’est plus _ alors _ l’outil d’une manipulation linguistique _ et rhétorique, utilitairement _, il devient _ poétiquement _ un morceau du monde _ même : cf le titre donné par Francis Ponge à son recueil justement célèbre : Le Parti pris des choses

Il existe un cratylisme naturel à la liste _ oui ! _, comme s’il suffisait aux mots d’être inscrits en colonne ou à la file pour que la portion du monde dont chacun d’eux a la garde _ il y veille dessus avec soin (ou care…) _ nous soit enfin transparente _ voilà sa vertu de révélation poétique ; du moins pour qui sait (et a appris à) s’en servir ; et pour qui, aussi, sait (et a appris à) la percevoir, en écho… La liste poétique se fait alors exploration _ active _ du monde et exploration _ active _ de la langue, double exploration symétrique qui semble avoir renoncé à tout projet de maîtrise _ pratique immédiate, ou rhétorique (utilitaire et utilitariste) : au profit de la « majesté«  pure de cette énonciation…

« Honneur des hommes, saint langage« , dit le très grand Valéry (La Pythie, in le merveilleux Charmes !)…


La liste expose
_ simplement : élémentairement ! ainsi _ le monde« , chez un Zola, chez un Hugo, chez un Perec, cités pages 120-121.

« Une remotivation _ terme très intéressant : une re-mise en mouvement du sens ! _ du signe se fait presque naturellement dans la lecture poétique du mot en liste. Chaque mot, dans une liste, fonctionne ou peut fonctionner comme un nom propre _ en sa singularité, anomique _ et comme un nom propre familier _ non sans tendresse alors, parfois ; et sans prix (délivré du calcul des équivalences) _ ; chaque mot semble démentir l’arbitraire du signe et jouer un rôle « évocatoire ». La liste fonctionne _ alors _ comme un appel _ non un appel administratif (l’appel dans une classe _ quand, et si, celui-ci se borne, du moins, à un contrôle administratif des présents/absents : mais il peut être aussi (!) une attention plus puissante, et aux présents (avec ce que leur visage au présent peut offrir de signification singulière !), et aux raisons (demandées aux présents) de l’absence des non-présents ! _), mais un appel amical à portée ontologique _ voilà la portée alors de son intensité vibratoire !

« Quand Sei Shônagon écrit (en colonne) une liste de « Choses qui donnent une impression de chaleur », où elle inscrit _ en l’an mil à Kyoto _ entre autres

« L’habit de chasse que porte le Chef de l’escorte impériale.

« Une étole faite de morceaux divers ».

(…)

Les sacs dans lesquels on met les harpes »,

le lecteur peut n’avoir aucune idée _ objectivable, identifiée _ de ce qu’étaient, dans le Japon du XIe siècle _ qui débutait tout juste _ ces éléments,

il n’en ressent pas moins _ et comment ! _ cette « impression de chaleur ». Il croit voir _ oui ! _ ces objets inconnus _ mais oui ! c’est là la force du paradoxe de cette puissance poétique si intense et incisive ! ou la vertu du « charme«  _ de lui, il croit ressentir une impression de « chaleur » en pensant à eux. Non que ces mots aient pour lui valeur documentaire. Il a simplement l’impression qu’ils lui parlent _ via la voix toujours présente, à la simple lecture tant soit peu attentive et empathique de la part du lecteur tendant l’oreille (et son imageance) ; via la voix toujours présente, ainsi, de Sei Shônagon. Comme si nous avions toujours su que les sacs dans lesquels on range les harpes ont quelque chose _ en eux-mêmes _ de chaleureux et fraternel« , pages 121-122. C’est en effet superbe !

D’autre part, encore, « la poétisation de la liste, quand elle a lieu, exige une forte implication du lecteur _ en effet : il est mobilisé ! « L’essentiel de la motivation _ voilà _ poétique, écrit Genette _ dans l’article « Langage poétique, poétique du langage« , in Figures II _, est dans l’attitude _ toute d’activité ! _ de lecture que le poème réussit (ou, plus souvent, échoue) à imposer au lecteur _ ainsi sollicité et remué, en son imageance… _, attitude motivante _ voilà : vers l’avant de ses propres facultés mises en mouvement _ qui, au-delà de tous les attributs prosodiques ou sémantiques, accorde _ ici et maintenant, en sa propre démarche d’attention exploratrice _ à tout ou partie du discours, cette sorte de présence intransitive _ thaumaturgique, magique _ et d’existence absolue _ voilà ! _ qu’Eluard appelle l’évidence poétique« , page 123.

Idem pour ce qui advient au théâtre, page 124 :

« Le mode de profération _ des acteurs _ au théâtre est particulièrement propre à l’emploi des listes. » « La liste est une forme indéterminée, et la liste de théâtre est doublement indéterminée : dans sa teneur _ textuelle _ et dans la façon dont elle sera dite _ avec modulations, par l’acteur. Elle pourra être déclamée, chuchotée, murmurée, hurlée, psalmodiée, dite de façon neutre, chantonnée même, d’après les choix d’interprétation et de mise en scène » _ en effet…

Car « la force de piétinement _ déjà, de la liste _ participe pleinement de la performance théâtrale, de l’acte _ puissant en mobilisation d’émotions _ du théâtre. Le théâtre déploie sur scène un souffle _ voilà ! _ qui en _ = de la liste elle-même _ souligne la dimension d’oralité » _ par le jeu et la voix et le souffle des acteurs. « La liste est aussi une des modalités de la parole parlante« , page 125.

Aussi « le théâtre amène _ -t-il _ à distinguer deux types de listes en littérature _ parce qu’un auteur y est particulièrement, et singulièrement, présent ! _, ou plutôt deux façons de les constituer _ ce point (de genèse) est décisif !

Un des enjeux de ce livre De Haut en bas _ Philosophie des listes étant : comment être, ou ne pas être, un « sujet« , un auctor : et peut-être au-delà du cas d’une œuvre littéraire (et artistique), et même d’un texte littéraire écrit (ou interprété, sur une scène), le cas d’être « auteur«  et « sujet«  en sa vie…

Il est des listes qui se constituent _ en l’écriture _ par prélèvement calculé sur un stock disponible d’informations partagées (procédure d’itemisation) et par addition, plus ou moins mise en ordre, des items ainsi prélevés » _ formellement, en quelque sorte.

« Et puis il est des listes qui _ toujours en l’écriture _ jaillissent _ quasi violemment _ d’une intuition, d’un sentiment, d’un sens de la situation _ facteur-clé ! _, d’une nécessité dramatique, pittoresque ou canaille _ éminemment stimulante. Ces listes, elles aussi, mobilisent _ voilà ! _ des mots, car toute liste se résout en mots et n’est que mots _ certes ! _, mais les mots sont appelés _ voilà l’instance décisive : vocative ! _ par autre chose que par une logique de type conceptuel ou verbal (assonances, ressemblances, synonymies, homonymies, jeux verbaux), ils sont appelés par la nécessité _ viscérale, tripale, charnelle (et humaine; en un sujet humain !) _ d’un dire«  _ voilà ! pour ma part, j’aime ces excroissances de souffle-ci, autant que je peine aux formalismes (surtout structurels) précédents : encalminés, sans air ; étouffants !..

Ce que Bernard Sève résume superbement, pages 126-127 :

« La liste peut être un reste, un germe, elle peut signifier la dégradation, la chute _ alentie jusqu’à une quasi immobilisation _ du narratif dans l’énumération _ notariale, administrative, comptable _ ;

elle peut à l’inverse opérer une montée _ en accelerando, vivace, elle _, une explosion _ de souffle _ de vérité«  _ comme c’est magnifiquement dégagé...

Et Bernard Sèvre de poursuivre :

« Les deux méthodes d’écriture _ littéraire _ que nous distinguons ici ne sont _ non plus _ ni étanches ni étrangères _ irréductiblement _ l’une à l’autre. Bien des listes de Melville _ l’auteur du formidable Moby Dick _, par exemple, pourraient avoir été constituées aussi bien par l’une ou l’autre voie.

Reste une différence d’accent _ tiens donc ! une modulation de la voix ! _, pour nous très nette _ et j’abonde aussi en ce sens, on l’aura compris ! _ entre des listes structure et des listes souffle«  _ voilà qui est superbement résumé !

« Les listes souffle rencontrent et sollicitent le relais du corps _ absolument ! son émoi ! le battement de sa respiration ! _ ; et ce relais, de nature théâtrale, les leste _ oui ! _ de présence et de nécessité«  _ charnelles ! j’applaudis des deux mains !

Et « l’une et l’autre listes ont leur poétique » _ en effet, page 127.

Voilà pour le chapitre V consacré à « la liste en littérature, poétique et narrativité« …

Le chapitre VI est consacré aux « listes comme arme de combat« , avec « usages constructifs » et « usages destructifs«  _ sceptique, réfutatif, ainsi qu’ironique et polémique… _ des listes…

Bernard Sève, ensuite, consacre son chapitre VII à l’usage des listes en philosophie,

par exemple dans les œuvres d’Aristote, de Leibniz ou de Kant,

mais aussi chez les Stoïciens et les Épicuriens ;

et développe la préférence donnée à la dynamique créatrice des « problématiques » vives, en alerte, vis-à-vis de l’inertie brute, et fossilisée, des « thèmes » et « matières«  ;

et le chapitre VIII à « Montaigne, un cas exemplaire« …

« La liste, chez Montaigne, est à la fois expression spontanée de la volubilité _ trop vite pathologique : Montaigne s’en méfie… _ de l’esprit et instrument intellectuel destiné à appréhender _ par une sérénité gagnée : en l’écriture maîtrisée même ; même si poursuivie par le cavalier Montaigne « tant qu’il y aura de l’encre et du papier«  _ la complexité du monde et de l’homme. Ce statut complexe marque en profondeur les Essais. L’usage réfléchi que Montaigne fait des listes nous éclaire _ et comment ! et combien ! _ sur l’ambiguïté foncière de l’usage des listes«  : en effet ! Page 184.


« Pour Montaigne, comme pour Homère, la liste peut parfois permettre de saisir _ en pensée, par l’esprit _ la variété kaléidoscopique et mobile du monde, et de la communiquer dans une interlocution vivante et attentive à l’interlocuteur _ et malicieuse, aussi : Montaigne a un humour renversant ravageur ! _, ou plutôt ici au lecteur«  _ sommé de ne pas être trop, tout de même, « indiligent« , dès l’adresse « Au lecteur« , en ouverture des Essais, en 1580 : sinon « Quitte ce livre !« 

« Une telle interlocution suppose le renoncement au dogmatisme, à la « tyrannie parlière », au verbe agressif hautain. C’est une liste qui nous en avertira«  _ au chapitre « Des boiteux«  (III, 11), remarque Bernard Sève, page 203 :

« J’aime ces mots qui amollissent et modèrent la témérité de nos propositions : à l’aventure, aucunement, quelque, on dit, je pense, et semblables (…). Qu’est-ce-à-dire ? Je ne l’entends pas… Il pourrait être… Est-il vrai ?« .

Et Bernard Sève de commenter, toujours page 203 :

« Précieuse liste _ commente alors l’auteur _, et dont on ne risque guère d’abuser, tant elle contredit le penchant dogmatique et querelleur de l’esprit humain. Cette liste de modalisations _ oui _ du discours doit être _ assurément _ méditée et mise en pratique, à titre d’exercice dont la portée est autant éthique que linguistique. On peut être sûr qu’elle n’a rien perdu de sa pertinence _ certes ! _ depuis que Montaigne l’écrivit« … 

Le dernier chapitre IX (avant la « Conclusion » ramassée : en quatre pages) a pour titre « Anthropologie de la liste« , pages 205 à 223 :

« Tout le monde fait des listes (elles peuvent être fort courtes) ; tout le monde use de listes. » « J’entends simplement examiner ici quelques traits saillants dans l’usage contemporain _ si riche et si divers _ des listes« , annonce l’auteur, page 205.

« L’informatique a complètement modifié _ voilà ! _ la production des listes. Il n’a jamais été aussi facile qu’aujourd’hui de fabriquer des listes complexes _ et plus seulement rudimentaires _ et d’y avoir accès » _ encore faut-il s’y repérer et en tirer un profit véritable ; sans s’y empêtrer ; surtout en ce qu’elles présentent de plus séducteur… Ni s’y perdre… « La tendance à lister est passée de l’esprit _ le centre d’intérêt même, en ce livre, de Bernard Sève : ne perdons pas cela de vue ! _ à la machine, qui d’ailleurs liste d’elle-même _ oui ! _, et sans qu’on le lui demande, ses propres données (indexation automatiques des mails, des fichiers, etc.). Toute une grouillante activité de mise en liste bruisse sans cesse _ voilà ! _ dans nos machines presque silencieuses _ en effet.

Nous n’avons plus tant à produire des listes nous-mêmes qu’à choisir _ et cet art n’est ni le plus facile ! ni sans pièges ! _ celles qui nous intéressent _ et voilà aussi un premier handicap à surmonter ! _ dans les propositions de nos logiciels. Tout cela correspond bien à l’aspect automatique de la liste, à sa Geistlosigkeit (son « absence d’esprit »). La liste, dans l’ordinateur, avoue l’automate qui l’habitait _ basiquement _ dès l’origine« , pages 207-208.

Socialement et socio-économiquement _ les deux sont-ils désormais dissociables ? _, « la liste joue un rôle de plus en plus important dans l’évaluation _ dure ; et pas forcément juste… _ des individus, c’est-à-dire dans la compétition sociale _ idem : souvent destructrice des personnes, et pas seulement par suicides… Que de gâchis humains ici… L’entreprise, l’université, les institutions culturelles et sportives font de la liste _ et d’un de ses dérivés, le « palmarès«  : item n° 113 de la « liste » sur deux pages et en deux colonnes des 157 « notions corrélées à l’idée de liste« _ un instrument efficace d’évaluation _ des individus _ : curriculum vitae, bibliographies, discographies, filmographies, projets, bilans, plans d’action, nominations et performances dans les concours et tournois, palmarès _ le voici ! _, et jusqu’aux « pages perso » sur Internet sont autant de listes à valeur compétitive. »

Les « listes intersectives, entre privé et public, contribuent à la rationalisation (au sens wébérien) du monde social, mais aussi à l’oppression des individus invités à se définir _ en s’exhibant par certains traits mis en avant _ en permanence par des listes : listes de collègues (listes de diffusion), d’amis (Facebook), d’opinions (blogs), de préférences (chats, sites dédiés), etc. Il revient aux sociologues _ poursuit bien optimistement Bernard Sève, page 211 _ de discriminer ce qui relève, dans ces pratiques, de la pression sociale, de la servitude volontaire, des formes d’illusion propres à Internet ou de possibles nouvelles formes de subjectivation.

La liste présente _ ici _ de façon caricaturée l’une de ses propriétés, la compulsion de complétude (le collectionneur toujours en souci de la pièce qui lui manque). L’auteur d’une liste est pris par le double vertige contradictoire du désir de complétude (qui est autre chose que le vertige de l’infini, que la liste peut aussi susciter) et de la contrainte à l’allongement indéfini de la liste«  _ un nouvel apeironLa « double injonction » d' »être complet » et de « devoir toujours compléter » la liste de son curriculum vitae « fait la très grande force _ d’influence _ de la liste moderne« , met en exergue Bernard Sève, page 212. Et « il s’agit maintenant de compétition sociale, économique, financière, politique » : tous azimuts !

Ainsi, « la liste se situe _ -t-elle _ sur un pôle névrotique ou archaïque de la conscience pratique _ obsessionnellement, pour l’individu et son « esprit« . Alors que « le sage et le saint sont _ eux _ au-dessus des listes : ils se sont hissés à un principe plus élevé qui rend la liste inutile et vaguement ridicule _ « la vraie morale se moque de la morale« , dit Pascal. La conscience est meilleure débarrassée des listes. C’est aussi une des leçons que l’on peut trouver dans les Essais de Montaigne » _ Montaigne, à l’esprit en permanence si vif !

Et Bernard Sève de surligner ici :

« l‘utilisation compétitive des listes dans les sociétés contemporaine n’est sans doute pas immorale, mais elle présente un trait archaïque et potentiellement névrotique _ pour les individus _ dont il me paraît nécessaire de mesurer la nocivité« , page 213…

Pour une autre pathologie,

cf l’analyse de l’air dit « du catalogue » dans Don Giovanni de Mozart (acte I, scène v, texte de Da Ponte) :

« Leporello lit un recueil ou un inventaire, qui n’est pas petit (« questo non picciol libro, è tutto pieno dei nomi di sue belle »). » « Ce livre de conquêtes correspond exactement au concept de la liste : écrit, discontinu, noté vraisemblablement au jour le jour, selon la procédure de la main courante, et se prêtant à des comparaisons, comptages et récapitulations _ au rebours de l’attachement à la singularité (sans pareille, elle ; et qui ne cherche en rien la comparaison : saugrenue !)….

Que révèle cette liste complaisamment déclamée par Leporello ? que seule compte la quantité _ voilà ! celle du comparable… Leporello commence par dénombrer : « En Italie, six cent quarante… Mais en Espagne elles sont déjà mille trois (« Ma in Ispagna son già mille e tre« ) »… » Bientôt, n’importe plus que « la différence principielle, la différence sexuelle entre hommes et femmes (pas un seul garçon dans la liste). Cette annulation de la différence qualitative entre objets conquis _ adieu la singularité ! un clou chasse l’autre… _ est une autre manière d’affirmer _ avec exclusivité ! _ le quantitatif, qui est l’essence de la liste«  _ en annulant la dimension (qualitative, elle) de la singularité ! voilà ! pages 214-215.

Mais il en va aussi, en pareille logique, de sa propre comparativité (et échangeabilité) à soi (et de soi) ! à l’infini… C’est là la pente et force d’entraînement du nihilisme ; rien moins ! Le loup est dans la bergerie, d’entrée !!!

« Cet air « du catalogue » exprime admirablement la profonde ambiguïté de la liste. D’un côté, elle enregistre, de façon neutre et extérieure (ici, c’est le valet qui note au jour le jour les exploits du maître) ; de l’autre, elle renforce et elle nourrit la compulsion additive _ ou itemisation : au suivant ! _ qui définit le donjuanisme ; elle devient force active dans la production de ce qu’elle n’est censée enregistrer qu’après coup. La liste vient après (comme enregistrement) mais elle agit avant (comme incitation, appel et tentation)« .


« Le donjuanisme n’est pas seulement sexuel ou sentimental _ voilà bien la modernité de l’hymne à la liberté venant conclure l’acte I du Don Giovanni de Da Ponte et Mozart, ou « air du champagne » : « viva la liberta !«  _ ; et Leporello (c’est-à-dire Da Ponte et Mozart) nous apprend quelque chose d’essentiel sur la puissance contemporaine des listes _ dans toute leur amplitude : nous y voici !

Partout où nous sommes incités à cumuler des items _ voilà ! _,

il y a exploitation sociale _ ou socio-économique : comptable ! _ d’une forme de donjuanisme _ c’est cela !

On cumulera les titres, les décorations, les références bibliographiques, les fonctions officielles, les engagements, les responsabilités, les « amis », les voyages, tout ce qui peut s’« itemiser » _ oui ! _ dans une liste virtuellement utilisable dans la compétition sociale. Chaque fois, un petit Leporello intérieur fait notre compte, tient notre catalogue à jour et nous pousse à ajouter encore _ toujours plus…

En d’autres termes, la liste est à la fois mathématique et dynamique : mathématique pour le passé (qu’elle enregistre et consigne) ; dynamique pour le futur (qu’elle oriente et structure).

Mais la dynamique, ici, n’est qu’une mathématique anticipée (je prends encore une responsabilité ou un engagement pour ajouter une ligne à mon CV), c’est-à-dire la contrefaçon d’une véritable dynamique _ qualitative, elle ; et constituée de singularités non cumulatives, non composables : c’est le point décisif !!!

La forme liste (qui est une antiforme, nous l’avons souvent dit _ par son émiettement _) se montre alors particulièrement pathogène«  _ en effet ! rien ne tient !

« La liste contemporaine n’est pas seulement narcissique _ centripètement (tristement, voire vilainement) égocentrique ! _, elle est aussi nostalgique _ et en voilà un autre versant : un prolongement en quelque sorte du romantisme… A certains égards, elle satisfait _ fictivement, sans l’apaiser _ un désir d’encyclopédie devenu impossible à _ effectivement _ combler.«  « On peut bien sûr, Internet aidant, constituer des encyclopédies (type Diderot, non type Hegel) aussi amples _ en extension, peut-être ! en compréhension, c’est une autre affaire ! _ qu’on voudra. Mais il est impossible qu’un homme puisse les maîtriser intégralement, c’est-à-dire les posséder intérieurement _ vraiment _, les penser _ et habiter et vivre, au (et du) dedans… Alors la liste supplée _ voudrait-on croire, du moins… Le grand succès _ commercial actuel constatable _ des dictionnaires et encyclopédies de toutes sortes (…) exprime aussi une nostalgie. La liste mime _ voilà ! à la Bouvard et Pécuchet ! _ l’encyclopédie, car elle aussi parle _ c’est bien tout ce qu’elle sait faire !.. _ de tout. Elle satisfait, assez illusoirement _ et c’est un euphémisme : de quel regret témoigne-t-il ?.. _, un désir de complétude et de systématicité.«  Mais « la liste _ « a-grammaticale, énumérative, additive, discontinue« , elle… _ est le contraire du système qui est _ lui _ syntaxiquement et sémantiquement lié« , page 217.

C’est que « la liste culturelle _ = pseudo culturelle… cf ici les ironies si justes de Michel Deguy ! _ contemporaine, dans ses formes littéraires et non littéraires (encyclopédies, Internet, mais aussi jeux télévisés ou radiophoniques, quiz, etc.), est potentiellement chargée d’une valeur inattendue : la préservation _ fantasmée, elle aussi : don quichottesque, en quelque sorte ; mais Cervantès avait bien de l’humour, lui… _ d’un monde qui s’émiette _ le paradoxe étant que la liste est, dans son concept _ même _, émiettement et discontinuité. La liste contemporaine est _ donc _ une tentative _ fantasmatique et impuissante, vouée in utero à l’échec, vaine _ pour ressaisir non pas tant l’unité du monde et du savoir que le sens _ hors de portée, dissous _ de cette unité _ du monde et du savoir : plus que jamais lointain, perdu : déchiqueté, en lambeaux et miettes, le « sens«  de cette « unité« -là ; d’où l’ampleur de la nausée de la déréliction éprouvée.

La liste, dans sa souplesse _ voilà _, peut être à la fois _ à son meilleur _ critique ludique de l’encyclopédie et _ à son pire _ succédané nostalgique de l’encyclopédie _ semble alors lui-même transiger (et pour lui-même le premier) Bernard Sève… Mais qui échappe à de telles tentatives (fantasmatiques) de transactions ?.. Il nous faut bien faire avec…


Ce rapport nostalgique à la liste en fait un contrepoids
_ tant bien que mal compensatoire… _ à l’usage social _ assez dur à vivre, lui ; blessant _ des listes compétitives. » Si « la liste compétitive est construite par le moi socialisé, évalué et jaugé ; elle se situe sur le pôle de l’égoïté. » Alors que « la liste nostalgique est tournée vers le monde ; elle se situe sur le pôle de l’altérité. Elle célèbre, sous des formes frustes ou raffinées, la _ plus douce et charmeuse _ varietas nominum et rerum, « la richesse des mots et des choses »… », pages 217-218.

« On mesure la profonde ambiguïté de notre rapport présent aux listes. La liste permet de satisfaire _ tant bien que mal, ainsi _ des désirs contradictoires : la systématicité et le zapping, le goût de la découverte et celui du survol, la profondeur et la facilité. L’anthropologie des listes est _ bien _ une anthropologie du paradoxe« , page 218.

Cependant, à propos de l’inscription des listes _ et des vies _ dans le temps, le chapitre IX se termine sur une remarque qui va davantage en profondeur. Quand « la liste sert à construire une généalogie ou une filiation » _ voilà ! _, « le temps est, dans une telle liste, ce qui fait passer _ charnellement _ d’un item à l’autre. La liste est _ alors _ moins succession _ discontinue _ de noms, qu’évocation _ et un peu davantage, peut-être : comme un début de transmission, dès la nomination… _ de ce qu’il y a _ et court, et vole, dynamiquement _ entre les noms, le passage du témoin«  _ soit une dynamique, un « élan » même ; et au-delà du rapport seulement inter-personnel strictement individuel, cela peut, peut-être, même re-fonder toute une civilisation…

En commençant par re-fonder l’école ; et cette décidément cruciale transmission ; cf, par exemple Bernard Stiegler : Prendre soin _ de la jeunesse et des générations Cela demande une volonté politique collective : un sursaut formidable (de confiance : civilisationnel…) face au rouleau compresseur usant, ou bulldozer, du nihilisme…

Et la fonction « principale » de la liste _ à côté des fonctions polémique, axiologique et mémorielle (déjà recensées par Bernard Sève) _ se révèle être « la fonction historico-politique« , page 223. « La liste relève alors de la philosophie de l’histoire. Le temps déposé en elle est destiné à s’épanouir hors d’elle. Nous sommes aux antipodes de la liste donjuanesque et de sa mathématique répétitive ; il s’agit d’une dynamique substantielle«  _ nourricière : l’exemple, ici, en est pris aux intuitions de théologie de l’Histoire de l’abbé Grégoire, en son ouvrage « Les Ruines de Port-Royal des Champs en 1809, année séculaire de la destruction de ce monastère« … Mais on peut l’appliquer à d’autres occurrences… Et les enjeux sont considérables !

Je désire conclure cet article de recension-présentation de De Haut en bas _ Philosophie des listes sur l’alternative « dispersion« / « dynamique« ,

comme le fait aussi Bernard Sève en sa belle et forte « Conclusion« .

Probablement, faut-il conclure à « l’impossibilité d’un discours unitaire sur la liste.

« La » liste ? Mais il n’y a pas « une » liste, il y a des listes« , est bien forcé de constater Bernard Sève, à l’antépénultième page, page 226 :

« La tendance à la dispersion est, malgré quelques contre-exemples d’autant plus puissants qu’ils sont rares, la logique fondamentale _ voilà ! _ de la liste, ou plutôt de chaque liste« , reconnaît-il, page 226. « Cela tient à un fait fondamental : la mise en liste est une opération foncièrement rudimentaire _ et pauvre (et appauvrissante, aussi), par là ; si on en reste là… Il suffit de mettre des mots à la suite les uns des autres _ quoi de plus simple ?« 

Et « la subtilité _ la voie du salut ! face à la sécheresse première… _

de la liste, quand elle existe, s’arrache _ non sans difficultés ; mais un peu d’enthousiasme (de l’auteur de la liste, comme de son lecteur) vient y aider _

au simplisme fondamental de son procédé« , page 227.

L’opération de « disposer graphiquement en colonne, de manière a-grammaticale, des mots ou des expressions » « est une opération simple et presque mécanique. Mais cette mécanique engendre _ du moins parfois : « à l’aventure« , ainsi que le dit Montaigne, nous l’avons vu un peu plus haut (cf la liste de la page 203, empruntée à l’essai Des Boiteux (III, 11)… _ une dynamique :

là est le mystère de la liste ; là est son intérêt _ sa fécondité et son « génie«  ! La véritable différenciation entre les listes _ hic Rhodus, hic saltus _ tient au type de dynamique engendrée _ en effet !

Il peut s’agir d’une dynamique dispersive, et répétitive (le donjuanisme, pris dans son acception large) ;

il peut s’agir d’une compulsion névrotique de complétude (la collection) ;

il peut s’agir d’un devoir d’exhaustivité (listes administratives, investigations philosophiques ou scientifiques) ;

il peut s’agir d’une tendance à la compilation sans principe, voire au simple recopiage (Bouvard et Pécuchet).

Ces dynamiques sont pauvres, quoique souvent utiles ; elles recèlent _ surtout _ une dimension pathogène _ plus individuelle, semble-t-il, que collective, de masse…


Mais il arrive parfois que la mise en liste engendre _ en un esprit _ une dynamique toute différente _ moins mécanique et formelle _,

dans laquelle se dit _ s’énonce ! par un auctor ! _ et s’éprouve _ par un lecteur ou spectateur actif : cf l’Homo spectator selon Marie-José Mondzain : en un livre indispensable ! _ la complexité du monde,

les vibrations des choses,

les méandres du moi,

l’épaisseur des mots.

Brusquement, la liste dit quelque chose _ tel un tremblement de terre ontologique…

La liste, contrairement à son concept, se met brusquement à parler _ en tout cas à me parler à moi qui suis son lecteur _ attentif, empathique, page 227. En ce que Baldine Saint-Girons nomme très justement un « acte esthétique«  ! Son livre _ L’Acte esthétique_ est passionnant sur ce phénomène décisif ! Et que l’école néglige et ne cultive pas !

C’est que « le rapport entre les items d’une liste est vide _ eh ! oui… le vide (sans air) du nihilisme… _ tant qu’aucune dynamique ne vient _ de son souffle, de son corps mobile et désirant vraiment en son élan _ le déterminer _ de sa direction : celle d’un vrai désir puissant. La pauvreté de la liste est qu’elle n’est que _ simple et minimale _ juxtaposition _ même mise en colonne de haut en bas ; ou mise à la file.


La richesse de la liste est que _ ou survient quand _ la juxtaposition _ toute simple _ peut déclencher une _ généreuse et profondément féconde, parfois ! _ dynamique qui, parfois _ c’est un facteur contingent : une grâce qui survient ! _, transfigure _ voilà, et de fond en comble ! et c’est un peu plus qu’un jeu aléatoire et purement éphémère de kaléidoscope : quelque chose venant « prendre » et « se saisir« , « tenir«  debout et « vraiment« , plastiquenent _ cette juxtaposition _ toute simple au départ, en ses premiers mouvements _ et fait jaillir _ génialement _ la vie _ en une forme toute singulière, qu’il faut apprendre à aborder, accueillir, connaître et cultiver, avec ampleur et profondeur.


Mais cette transfiguration ne se fait pas sans l’intervention du lecteur _ qui doit avoir lui aussi quelque part, si infime soit-elle, à quelque étincelle, lui aussi, de « génie« , en son « abord« , comme en son intelligence, ensuite, de la liste… On l’a souvent remarqué, la liste est de tous les procédés littéraires, celui qui dépend le plus de la coopération _ bienveillante, empathique _ du lecteur. Il est satisfaisant _ alors _ de se dire que la liste peut être à la fois et simultanément

le lieu du panache littéraire (un morceau de bravoure _ une virtuosité enchanteresse _)

et son point de fragilité (l’effet de liste est à la disposition du lecteur _ mais pas seulement lui… ; le lecteur doit donc y être si peu que ce soit préparé ; et « formé«  à l’expérience de la singularité « dans«  la connaissance ludique et sérieuse, tout à la fois, des diverses listes, et avec l’élan, surtout, accompagnant de son souffle et de son corps la rencontre et la compréhension de ces listes… _).

Panache et fragilité : n’est-ce pas une définition possible de l’humanité ? _ dans le mouvement de se dépasser, et dans le risque, certes, de mal y parvenir…

C’est aussi quelque chose de l’amour, me semble-t-il, au passage :

en la majesté de sa singularité…

Un admirable « essai » de parcours oblique dynamique entre philosophie et littérature,

que ce De Haut en bas _ Philosophie des listes de Bernard Sève, aux Éditions du Seuil… 

Titus Curiosus, ce 4 avril 2010

Où va la fragile « non-inhumanité » des humains ? Lumineux déchiffrage du « mérite » tel qu’il se dit aujourd’hui, par Yves Michaud le 13 octobre dans les salons Albert-Mollat

16oct

Lumineuse présentation (écoutable et podcastable grâce à ce lien)

de son « Qu’est-ce que le mérite ? » (aux Éditions François Bourin)

par Yves Michaud,

en un entretien avec Francis Lippa, membre du bureau de la Société de Philosophie de Bordeaux,

mardi soir dernier, 13 octobre, dans les salons Albert-Mollat,

devant une assistance copieuse _ plus une place assise de libre _ et fort attentive, à l’exposé riche, clair et remarquablement nourri d’exemples concrets _ jusqu’à la qualité (de performances) appréciée et requise aujourd’hui de sportifs, tels que le footballer Lionel Messi… _,

par ce philosophe empiriste _ déclaré : écouter l’enregistrement ! _,

très attaché à vite et bien (= au mieux !) comprendre les divers « signes«  de l’époque, comme elle est ; et vers où elle est en train, vaille que vaille et bel et bien, de s’acheminer, en la diversité, jusqu’au vertigineux _ et cependant bien signifiant à qui parvient à pertinemment la déchiffrer _, de sa complexité,

qu’est Yves Michaud…

Dans quelle mesure peut-on et doit-on user, ou pas,

et comment, sous quelles formes et de quelles manières,

du terme _ ou du concept : il faut creuser un peu (et philosophiquement) ce qui peut distinguer leurs usages _, « revenu » _ dans les discours : sur les lèvres comme dans les têtes _ ces vingt ou trente dernières années

(depuis Margaret Thatcher, puis Tony Blair _ et Anthony Giddens _, de ce côté-ci de l’Atlantique, où prédomine toujours le bouclier _ égalitariste _ de l’État-Providence ;

ou de l’autre _ où prédomine, là, l’appétit de « liberté«  _, depuis les années Reagan ; puis, en ce retour de balancier que représente l’élection, l’automne dernier, de Barack Obama, maintenant _ que commente dans le New-York Times l’excellent prix Nobel d’Economie 2008, Paul Krugman),

du terme _ ou du concept : il faut les distinguer, je reprends et poursuis l’élan de ma phrase _ de « mérite » ?

C’est ce à quoi s’emploie très précisément, à la fois avec audace et la prudence du très grand soin (de plus de deux ans de recherches fouillées, a révélé l’auteur : à propos, tout particulièrement, des philosophies anglo-saxonnes les plus récentes : par exemple celle d’Amartya Sen… _ cf, par exemple « La Liberté au prisme des capacités« ) de l’analyse philosophique la plus pointue, ce très éclairant petit-grand livre de 300 pages, et en trois passionnantes parties, qu’est « Qu’est-ce que le mérite ?« , aux Éditions Bourin,

que présentait, explicitait et commentait mardi soir dernier Yves Michaud en sa conférence,

en réponse aux questions de Francis Lippa…

Même « empiristement« , si je puis dire _ voire « minimalistement » ; ou « par défaut« … _, il demeure encore _ mais pour combien de temps ? _ difficile _ à la plupart (mais pas tous !) d’entre nous ; et à Yves Michaud, qui conclut lui-même ainsi son livre (aux pages 273 à 280) _, de renoncer tout à fait à une « perspective » sur les autres (et sur soi) faisant référence à un ordre (quel qu’il soit) de la valeur, de la vertu, du « mérite » donc, au-delà de la stricte prise en considération (et constat on ne peut plus « brut« , lui : c’est ainsi, et pas autrement !) des seules  « performances » « de fait » ;

sans nulle considération « de droit » (au sens de « de valeur« ) que ce soit… :

car « les barrières _ infranchissables _ entre les ordres, les eaux glacées du _ seul ! _ calcul égoïste, ou la guerre _ sans pitié aucune ! _ des _ seules _ vanités

produisent un paysage humain _ au double sens du terme !!! _ pauvre, pour ne pas dire désolé _ « wasted land« , selon l’expression du grand T. S. Eliot en son immense poème éponyme, « La Terre vaine« …  _,

dit Yves Michaud, page 265 de « Qu’est-ce que le mérite ?« .

« Le mérite et le démérite _ aussi difficiles, voire impossibles, à incontestablement « établir« , justifier en raison, « fonder » vraiment ! _ traduisent donc notre _ irréfragable, pour le moment encore, du moins ; à une certainee partie, encore, d’entre nous… ; mais ne serions-nous pas en train de devenir minoritaires ?.. _ besoin d’estimer la valeur d’autrui _ ainsi que de nous-même _ afin de vivre dans un monde humain«  _ c’est-à-dire « non-inhumain« , comme le nomme mon autre ami philosophe parmi les plus lucides Bernard Stiegler… (cf les volumes de « Mécréance ou discrédit«  ; ou « Prendre soin«  ; etc… _, poursuit Yves Michaud, page 274.

Et Yves Michaud de préciser ce qu’il entend par sa référence, alors, au concept d' »estime » :

« L’estime est une mesure de la relation humaine en tant qu’humaine. Elle est approchée, révisable et, éventuellement illusoire ou erronée _ certes ! nous avançons à tâtons, par essais et erreurs : à rectifier si possible… Nous nous trompons souvent sur notre estime (nous la plaçons mal, selon l’expression consacrée) ; et les jugements de mérite et de démérite _ plus graves, probablement ; mais indispensables, forcément ! _ sont, comme je l’ai dit plusieurs fois, révisables selon ce que l’on sait ou ne sait pas _ avec de considérables fluctuations ! _, et avec quel degré de détail

_ une considération majeure, sinon capitale, tant « le diable s’y cache«  : cf l’importante postface du 31 mars 2006 à l’« Humain, inhumain, trop humain » d’Yves Michaud ; essai achevé, lui, en décembre 2001 ; et intitulée, précisément ainsi ! cette postface (« Le Diable dans les détails« ) ; avec cette ultime phrase judicieuse de conclusion, page 124 :

« C’est déjà bien si le philosophe décrit et redécrit inlassablement les situations de manière à dissiper les sottises grossières et,

quand sa description est bonne,

à débusquer le diable qui se cache, comme d’habitude dans les détails«  _ mal aperçus, car mal regardés, focalisés, analysés : tout simplement !.. _

et avec quel degré de détail, donc, des situations et des actions.

Nous ne pouvons nous empêcher de penser _ estimer, juger, croire _ que les individus ont _ effectivement et objectivement, en soi, en quelque sorte ; et pas seulement pour notre esprit (qui bat, subjectivement, la campagne)… _ des mérites et des démérites à proportion de ce qu’ils font, à nous et à la communauté humaine en général _ voilà la source de notre difficile indifférence à ces conséquences « relationnelles« -là… _ ;

qu’ils valent _ bel et bien _ plus ou moins _ et pas indifféremment ! _ dans leur relation à autrui _ voilà la dimension d’« humanité«  ; ou de « non-inhumanité« , comme le dit aussi Bernard Stiegler ; et encore pour le moment irréfragable (pour certains, au moins), face aux divers cynismes, cachés, tapis, ou de plus en plus avoués, voire affichés, ou assénés : cf là-dessus le tout récent « La Cité perverse _ libéralisme et pornographie » de Dany-Robert Dufour (paru le 8 octobre : j’ai hâte de le lire !)… _ ;

et que cette valeur appelle une reconnaissance appropriée, même si elle n’est pas effectivement « payée » _ en espèces bien sonnantes et trébuchantes !..

Quand nous abandonnons cette manière de penser,

et nous le faisons souvent et à très juste titre (pour des raisons d’efficacité, de concentration de l’attention sur les tâches et les résultats, et pas sur les agents, pour des raisons _ fort « humaines« , certes ; et « trop humaines« , aussi : nous ne sommes, en effet, ni des saints, ni des anges ; cf Montaigne, au final si percutant de ses « Essais« , Livre III, chapitre 13, le sublime chapitre testamentaire « de l’expérience«  : à toujours revenir (délicieusement !) relire ! _ de discrétion, de fatigue, ou d’inattention, par exemple),

nous ne prenons en compte que des relations causales _ toutes nues et froides _ et des utilités _ à l’exclusion des « honnêtetés », peut-être : le chapitre inaugural du livre III montanien s’intitule : « de l’utile et de l’honnête » ; lui aussi est un indispensable ! lire aussi le si beau livre de l’ami Bernard Sève : « Montaigne. Des Règles pour l’esprit«  ! la meilleure « introduction (philosophique) à Montaigne« , assurément, à ce jour ! _, des conséquences _ brutement factuelles, coupées d’émotions et d’affects (d’un « sujet«  qui s’attache à la considération aussi de ces « affections«  : non encore « dés-affecté« , en quelque sorte…)…

Nous appréhendons alors les situations humaines _ entre simples (ou purs) agents d’action, sinon entre de réelles (ou/et « vraies« ) « personnes«  !.. _ de manière non humaine _ voilà le concept stieglerien de « non-humain«  ! _, ou « déshumanisées«  _ voire « barbares«  _, comme des relations entre _ rien que de purs et simples _ objets _ non « sujets«  !.. de rien ! _, machines, coûts et bénéfices

_ selon les critères des services dits de « ressources humaines«  ; ne prenant pas « en compte » les dégâts (affectifs) sur ce qui reste (encore !) des « personnes«  ; allant jusqu’à, les plus « fragiles » d’entre celles-là, les moins capables de « s’adapter«  aux règles nouvelles (« modernes«  !) de la concurrence « mondialisée«  (telle étant la norme de référence up to date invoquée (quand le besoin se fait sentir, aux dirigeants, de s’en « justifier«  devant « l’opinion« …) par les responsables « manageant«  ces « entreprises«  performantes) ;

allant jusqu’à s’en suicider... _

comme des relations entre objets, machines, coûts et bénéfices : « Ce qu’il fait pour nous, ça fait un budget ! »

Il est tout à fait possible que ce mode d’appréciation instrumental _ galileo-cartesiano-adamsmithien… _, aride, désolé, ou simplement neutre, s’étende de plus en plus à de plus en plus de situations sous l’effet de la technique, de la préoccupation  pour les seuls intérêts et du perfectionnement des modes de manipulation d’autrui,

mais ce n’en sera pas moins un changement de relation » _ inter-humaines, ces « relations« -là, écrit Yves Michaud, aux pages 274-275 :

« changement«  à prendre lui aussi « en compte« , donc,

socialement, économiquement et politiquement _ ainsi que recommande, expressément, de le faire Amartya Sen : pour l’empêcher ;

plutôt que de le laisser, ce « changement de relation« , détériorer de sensiblement riches « liens«  à autrui… _ :

c’est-à-dire, en clair, culturellement et civilisationnellement.


Que « voulons« -nous donc, les uns et les autres,

les uns avec les autres,

parmi eux, avec eux et aussi, ainsi, contre eux, ces « autres«  ?..


Par conséquent,

« le noyau _ « de sens de l’estime et de la mésestime« , page 275 de « Qu’est-ce que le mérite ?«  _ de la notion _ de « mérite«  _ opère comme catégorie régulatrice _ à la Kant, in sa « Critique de la raison pure«  _ permettant d’appréhender les choses humaines _ relations, affects, valeurs… _ sous l’angle de la valeur _ et pas seulement sous celui du fait brut, pur et simple…


Y compris si le fondement dans les choses
_ objectif, en soi _ de cette manière de voir _ qu’elle demeure ; distinctement de l’ordre des faits bruts ! et de leur pur et simple (minimal !) constat… _ peut être mis en doute.

Nous ne sommes jamais certains que le mérite attribué à quelqu’un est bien… mérité ;

ce ne peut être que l’apparence _ trompeuse (du fait des autres ; ou du jeu des perspectives, des « mirages » en que sorte objectifs…) ; ou illusoire (de notre fait en majeure partie, de notre auto-aveuglement subjectif ; là-dessus, relire « L’Avenir d’une illusion » de Siegmund Freud _ du mérite ;

mais nous avons _ humainement _ besoin de cet éclairage pour percevoir humainement _ et non pas « non-humainement« , inhumainement, avec barbarie : relire le « Humain, inhumain, trop humain«  d’Yves Michaud lui-même, avec sa postface « Le Diable dans les détails«  _ la situation« , pages 275-276…

A méditer ; et à suivre…

Merci de ce bel entretien lumineux…


Titus Curiosus, le 16 octobre 2009

Entre « Recherche » et « recherche », le « flou » actif de l’esprit imaginant à l’heure des GPS…

17juil

Un très intéressant article, ce matin, de Pierre Assouline, sur son « irration » (de lecteur !) d’un « Vademecum«  _ en anglais « Companion to« … _ « pictural » pour la « Recherche » de Proust,

par un anglais un peu trop bien intentionné, selon Pierre Assouline, Eric Karpeles…

Voici l’article de Pierre Assouline, en date de ce 17 juillet

_ farci de mes commentaires, selon la coutume de ce blog-ci… _ :

« Les lecteurs de Proust ont-ils vraiment besoin d’un guide de musée ?« 

     « Prenez un grand roman, disons « A la recherche du temps perdu« . Prenez chacune des évocations d’œuvres d’art que vous y trouverez. Prenez le moteur de recherche du site du Louvre. Mettez les uns dans l’autre, remuez, faites revenir à feu doux et servez quand c’est prêt. Cela donne un beau plat qui a un drôle de goût.

Au départ, une vraie idée d’éditeur ; à l’arrivée une fausse bonne idée. C’est « Le Musée imaginaire de Marcel Proust«  (traduit de l’anglais par Pierre Saint-Jean, 350 pages, 32 euros, Thames and Hudson). On espère que ce n’est pas le début d’une collection ; et que nous ne sommes pas menacés d’un Balzac ou d’un Stendhal du même tonneau. Pourtant son auteur Eric Karpeles, peintre et auteur de textes sur l’esthétique, a crû bien faire. Constatant que la  « Recherche«  était profuse en références picturales, et imaginant sans peine que la mémoire visuelle, pour ne rien dire de la culture artistique, de ses contemporains avaient des limites, il a donc entrepris de mettre le portrait de Mehmet II par Gentile Bellini en face du _ voilà le procédé de ce livre : et ses économies de « recherche documentaire«  pour le lecteur, même à l’ère d’Internet ! _ passage où Proust dit que le jeune Bloch lui ressemble étrangement, un cardinal par Le Gréco en face d’une évocation de Charlus en “grand inquisiteur peint par Le Gréco”, le « Déjeuner sur l’herbe » de Manet en face d’une allusion métaphorique à un déjeuner sur l’herbe, la « Procession de mariage« de Giotto en regard d’une procession, et bien sûr l’évanouissement de Bergotte face au petit pan de mur jaune à la seule vue du Vermeer ! Il semble que l’on ait échappé de justesse à un lit de Caillebotte en face de “Longtemps, je me suis couché de bonne heure”…

Un extrait du roman sur la page verso, une reproduction de l’œuvre censée lui correspondre _ l’enjeu de cet article (de Pierre Assouline en son blog) ainsi que le bien-fondé, ou pas, du livre de Karpeles, se situant en cette visée de « correspondance« -là !.. _ sur la page recto, tous les tableaux du roman dans leur ordre d’apparition. C’est là une conception _ éditoriale, eu égard à un « marché«  (et à une « demande«  de la part de certains lecteurs, désirant parer au plus pressé (de « besoins » d‘ »identifications«  des allusions du texte)… _ très anglaise, et assez américaine _ l’éditeur du travail de Karpeles est Thames and Hudson _, qui consiste à toujours expliquer, rationaliser, dans un esprit positiviste, sinon pratique _ pour ne pas dire immédiatement (et économiquement) utilitaire (ou utilitariste). D’ailleurs, il n’est pas anodin de relever que là-bas, le livre s’intitule « Paintings in Proust. A visual companion to « In Search of lost time«  ». Un “companion”,delft1.1247783924.jpg c’est exactement cela, spécialité typique des librairies britanniques. Asseyez-vous, posez votre roman, on vous aide à le comprendre _ par des « identifications » ponctuelles : éliminant le « flou«  en votre esprit. C’est parfois utile pour les étudiants ou les chercheurs, pratique surtout _ c’est-à-dire économique en temps, en énergie, et en dépenses de tous ordres… Le procédé est déjà _ littérairement, et poïétiquement : pour l’élan de l’imaginaire ! ce que Baldine Saint-Girons appelle si justement « l’acte esthétique« , en son si judicieux « L’Acte Esthétique« , aux Éditions Klincksieck ; et autour de quoi tourne le tout aussi majeur « Homo spectator«  (« spectator«  en action ! pas passif !!!) de Marie-José Mondzain, aux Éditions Bayard : deux ouvrages indispensables pour mieux comprendre tous les enjeux d’une civilisation de l’audiovisuel hypertechnologisé : ici, lire les travaux de l’ami Bernard Stiegler ; en commençant, par exemple, par le plus récemment publié : « Pour en finir avec la mécroissance« , aux Éditions Flammarion… : voilà pour un bon « équipement«  (de lecture et d’intelligence) sur les enjeux actuels (« civilisationnels«  !) de l’« aisthesis«  _ ; le procédé est déjà lourd en soi ; il pèse _ et gravement : pardon pour la redondance ! _ sur la poésie-même des plus belles pages de ce roman par endroits si incroyablement léger_ oui : en sa lecture, comme en son écriture : des affaires de « souffles«  (et inflexions terriblement véloces, car fines ! ou « dansées« ) : c’est une affaire de « rythme« , une fois encore !!! Cf aussi la phrase unique (de 517 pages), sur ce modèle de prestesse proustien, du si merveilleux « Zone« , de Mathias Enard, paru en fin d’été dernier, 2008… : cf, sur lui, mon article du 3 juin dernier : « Le miracle de la reconnaissance par les lecteurs du plus “grand” roman de l’année : “Zone”, de Mathias Enard » _ alors qu’il a tout d’une brique. Le lecteur de la « Recherche«  n’a pas besoin _ du tout : voilà la raison de l’intervention ici de Pierre Assouline _ qu’un conservateur de musée lui prenne la main pour le guider _ fut-ce avec les « meilleures œillères » du monde ! ah ! la terrible soumission à ce que l’on prend aveuglément pour des « autorités«  !.. Autant obliger tout visiteur _ en rang d’oignons et file indienne, ou pas ! _ des Offices à porter et utiliser l’un de ces casques audio _ même démilitarisé… _ qui vous expliquent _ vous devenant passif : tel un utilisateur de GPS !!! dans le dédale pourtant charmant d’une ville encore pas trop connue… : « passif » et « captif » (satisfait ! cf l’illustration de la bêtise chez Flaubert, dans le « contentement de soi » béat d’un Monsieur Homais, in « Madame Bovary«  !) de ce qui devient pur réflexe à un stimulus pré-formé… _ ce qui se passe ! Le fait est que ça parle beaucoup « peinture » chez Proust. Tableaux, dessins, gravures et sculptures sont partout dans la « Recherche« . Ils ont toutes sortes _ oui ! _ de fonction : ils reflètent, authentifient, métaphorisent _ peut-il donc exister un mode d’emploi « sécurisé«  (en stéréotypes) des métaphores ?.. Mais le problème de ce « Musée imaginaire de Marcel Proust est dans son principe même _ coupant l’herbe sous le pied de toute recherche effective par l’imagination (mise en action) du lecteur lui-même : ainsi « assisté«  passivement !.. C’est cette recherche personnelle qui est l’œuvre (irremplaçable !) et du « regardeur » et du « lecteur«  vrais : pas réduits à une consommation préformatée d’images devenant de très réducteurs « clichés«  ; et « réducteurs de têtes« , ajouterait Dany-Robert Dufour (en son important « Art de réduire les têtes«  !)…

On croirait le trousseau de clés _ mécanisé _ d’un prétendu roman-à-clefs. Or un roman est fait pour laisser vivre _ et prospérer en un vagabondage libre : libéré ! avec un « jeu«  enthousiasmant ! _ l’imaginaire du lecteur. Tant mieux s’ils se trompe ou s’égare, là n’est pas la question _ en effet : bravo ! et merci ! Pierre Assouline ! de mettre si bien un peu les points sur les i du métier éditorial, du point de vue de ce que risque de devenir l’« in-activité«  de lire (de la part de lecteurs devenus ainsi  « non-lecteurs«  !), avec de tels « compagnons«  trop bien intentionnés : cela me rappelant la morale, délicatement incisive, de ce génie de La Fontaine, dans « L’Ours et l’amateur de jardins » !.. (« Fables« , VIII, X _ en 1678) : que je me permettrai d’adapter ainsi : « Rien n’est si dangereux qu’un ignorant (= ici « mal savant »…) ami ; Mieux vaudrait un sage ennemi«  _ ; à lui _ lecteur ; et à lui seul ! en une liberté construite, et non renoncée, surtout ! _ d’interpréter _ en cherchant !.. ; c’est un jeu jouissif ! _, de traduire les mots en sensations _ et vice versa Proust n’avait pas conçu sa cathédrale de papier _ (et de mots et phrases imprimés) : l’expression est à prendre au pied de la lettre _ comme un beau-livre illustré _ en effet ! Lorsqu’il écrit que la lumière se dégradait dans les escaliers d’un hôtel et convertissait leurs degrés “en cette ambre dorée, inconsistante et mystérieuse comme un crépuscule, où Rembrandt découpe tantôt l’appui d’une fenêtre ou la manivelle d’un puits”, a-t-on vraiment envie de retrouver sur la page en regard une reproduction du « Philosophe en méditation » (1632) ? Non, d’autant que ce pourrait être _ tout autant ! _ un autre tableau _ le « Rembrandt » de Proust étant lui aussi (et cela, « fondamentalement«  !) fort composite, le réduire ainsi à un exemple unique (et, d’autant, là où Proust, lui, les multiplie : « tantôt« , « ou«  !..), c’est couper les ailes au déploiement de son imaginaire en train de s’activer « dans le temps«  : pour quelle économie instantanée ? ; le contresens est alors tout à fait grave, en effet !., cher Pierre Assouline ! Merci de nous en prévenir ainsi en votre blog de salubrité publique  (pour une vraie « république des livres«  et de lecteurs « vrais« , en tout cas : pas trop « décérébrés«  encore, en voie d’être eux-mêmes réduits à de purs « arcs-réflexes« )Pareillement lorsque, à propos du baron de Charlus, l’écrivain évoque _ le mot impliquant du « flou«  _ ”une harmonie noir et blanc de Whistler”, on n’a nullement envie d’être dirigé bellini_mehmet_ii.1247783957.jpg_ illico presto et comme sur rails de voie unique _ vers la reproduction de « Arrangement en noir et or : le comte de Robert Montesquiou-Fezensac » du même peintre. Car ces choix figent _ voilà le crime ! _ notre imaginaire _ de poïesis en action _ et c’est le pire service _ magnifique expression ! _ que l’on puisse rendre tant au romancier qu’à ses lecteurs.

Nous qui avons vécu des années dans l’ignorance de la « Vue de Delft » _ il nous fallait « essayer«  de nous la « représenter«  : que de joie en cette incertitude (et son « tremblé« …) ; et cette « confiance«  accordée au talent d’ekphrasis de Proust ! _ tout en vibrant à l’émotion _ vibrée, dans la phrase même, ondulante, de Proust… _ de Bergotte, pourquoi nous obligerait-on _ robotisés (« à voie unique«  : c’est un comble !) que nous deviendrions _ à mettre les points sur les i ? Rien n’est émouvant comme la découverte et la rencontre inopinées _ bien plus tard qu’à la lecture… _, un après-midi de printemps à la faveur d’un égarement dans un musée, entre ce que l’on avait lu et ce que l’on voit enfin par hasard _ remerciant alors (personne ! ou plein d’intermédiaires…) la grâce de ce « hasard » de rencontre… Avis aux “companions” les mieux intentionnés : nous sommes encore _ mais pour combien de temps, cependant ?.. Que fait ici, et que ne fait pas, l’École, pour les nouvelles générations ?.. un certain nombre à ne pas prendre ombrage lorsque, relisant « A la recherche du temps perdu«  avec une volupté inentamée _ en effet ! sa « fraîcheur » s’enrichissant, même !.. _, nous ignorons _ mais oui ! ah cette stupidité (à la Homais !) de « craindre de mourir idiot«  au sens de non-savant, d’ignorant : l’ambigüité du terme étant très joliment dans ce cher La Fontaine (de « L’Ours et l’amateur de jardins » : « ignorant«  opposé à « sage« …)… _ ce qu’est la noblesse d’une « buire » de Venise, ou le sens de “mazulipatan”…   Qu’importe puisque Proust, comme ses personnages, étaient à la poursuite _ ouverte ; et non figée (et pour cause !) _ d’un rêve _ un « rêve«  est-il jamais « à satisfaire«  ? : là est tout ce qui sépare le libre désir du lourd besoin : rassasiable, mais très temporairement, lui… _ et que la puissance _ oui ! _ de la fiction _ le substantif émanant du verbe (et de l’activité) de « feindre«  : c’est tout le « jeu«  du faire-semblant, avec tout son « bougé » en acte… _ étant ce qu’elle est, nul ne pourra l’objectiver _ et la tuer en la figeant : ne serait-ce qu’en clichés !!! (et toute leur solennelle « bien-pensance«  N’a-t-il pas écrit _ Proust… _ que l’essentiel est dans “cette lumière  _ un principe de connaissance qui passe aussi, et nécessairement, par l’activité de l’esprit : biologiquement, en quelque sorte ; et le processus existe aussi, c’est même une fonction ô combien capitale du vivant et de la survie, chez les animaux ! _ qui fait tout le jour la beauté des objets et le soir tout leur mystère _ on notera le splendidement discret décalage proustien entre « tout le jour«  et le passage furtif, lui, du « soir« , avant la nuit _, qui en se retirant d’eux _ « eux«  : les objets disponibles pour l’activité d’un sujet _ modifie à tel point leur existence _ de choses inertes, en dehors de notre appréhension (à commencer par perceptive, et attentive : il faut aussi que le regard, en son mouvement même, en son flux, se focalise un tant soit peu _ mais pas à les figer ! _ sur eux ; et pas forcément programmatiquement !) _ que nous sentons bien qu’elle _ cette « existence«  d’« objets« -pour-nous, et en-dehors-de-nous, aussi… _ en est le principe _ extérieur, transcendant : avec toujours son « mystère«  (pour nous !) ; et le « flou« , forcément, et à l’infini (à des degrés variant…), de toute perception qualitative ; et non pas pragmatiquement utilitariste seulement : là-dessus, lire les analyses décisives de Bergson, auxquelles on doit bien davantage revenir… _ et qu’eux-mêmes semblent passer, dans ces minutes si inquiétantes et si belles _ les deux étant intimement liés : c’est une des clés de l’œuvre proustien : de son intense et permanente, oui, « vibration«  ! à la lecture ! pour peu qu’on fasse confiance à l’élan du souffle long et splendide de sa phrase… _, par toutes les affres de la mort” _ et « dans le temps« … : le dernier mot (de gratitude !) à la toute dernière page du « Temps retrouvé«  _ ?.. Et cette lumière _ infiniment vibrante pour le lecteur acceptant de se livrer à sa « vibration«  : sans clichés ! _, l’artiste qui l’a créée et nous l’a transmise _ par le dispositif écriture-lecture exclusivement _ après l’avoir rêvée _ oui ! = imaginée activement ! en son génie d’auteur ! _ n’était pas peintre, mais écrivain » _ en effet !

(”Arrangement en noir et or : le comte Robert Montesquiou-Fezensac« , par James Abbott McNeill Whistler 1891-1892 ; “Vue de Delft” de Jan Vermeer 1659-1660 ; “Le Sultan Mehmet II” de Gentile Bellini, 1480)

Voilà pour ce bel article de Pierre Assouline.

Bref, un « Vademecum » (« Companion to…« , en anglais) assez peu utile poïétiquement : c’est même un euphémisme…

Titus Curiosus, ce 17 juillet 2009

« Sans la vérité, la vie serait sale » : un propos (de « chat ») de Aharon Appelfeld

28mai

Qui a entendu une fois la parole de vive voix d’Aharon Appelfeld, comme ce fut le cas dans les salons Albert Mollat, ainsi qu’au Centre Yavné _ c’était le 19 mars 2008 _,

n’oubliera sa puissance de vérité

de sa vie…

Aussi, dois-je m’empresser de diffuser plus largement encore que sur le site du Monde ;

et en le commentant (un peu) de mes impressions très « reconnaissantes« 

les mots (de lumière ! ) qu’Aharon Appelfeld sait trouver pour éclairer (si bien) les interrogations de quelques uns qui ont la chance _ désormais (hors des cachettes des forêts d’Ukraine, où il est, très difficilement, parvenu à survivre, entre 1940 et 1945)  _ de le rencontrer…

Dans un chat « Sans la vérité, notre vie est sale«  au Monde.fr

LEMONDE.FR | 20.05.09 | 10h57  •  Mis à jour le 27.05.09 | 17h05 ,

Aharon Appelfeld se penche sur « le pouvoir de la mémoire qui donne un sens à notre vie« , dit-il. Il revient aussi sur « la place du mal » et « la falsification des faits«  _ qui est « le propre des politiques, pas de gens honnêtes« , poursuit-il.

Donateli : Comment en êtes-vous venu à penser puis écrire que la lâcheté de l’homme était indispensable à la construction de la société ?

Aharon Appelfeld : J’estime que la lâcheté n’est pas centrale dans mes écrits. Je parle plutôt de la « faiblesse«  _ un distinguo crucial ! Car l’homme est un être faible. C’est plus par rapport aux « faiblesses » de l’homme que je parle. Nous sommes faits de chair et d’os, et c’est cela qui nous rend faibles. Mais en même temps, il faut avoir un certain respect par rapport à cette faiblesse _ et « vulnérabilité« , « fragilité«  _, inhérente à l’homme _ et à son « humanité« , toujours à conquérir, défendre, reconstituer : jamais simplement et pour jamais acquise, possédée… Mais cela n’a rien à voir avec la lâcheté _ en effet !..

Denis_de_Montgolfier (Lyon) : Quel est votre rapport au bégaiement, puisque vos livres y font allusion ?

Aharon Appelfeld :  Lorsque j’étais enfant, pendant la guerre, je me suis retrouvé à travailler pour un groupe qui avait des activités criminelles. Il s’agissait d’Ukrainiens, qui ne savaient pas que j’étais juif _ cf l’admirable « Histoire d’une vie« , récit autobiographique d’Aharon Appelfeld…. J’ai été parmi eux _ davantage qu’« avec eux«  _ pendant un an et demi, et pour me protéger _ voilà : le silence, voire le mutisme, comme « protection«  vitale !.. _, je parlais le moins possible, je ne parlais pas. Lorsque la guerre a pris fin dans cette région-là, en 1944, car la zone a été reprise par l’armée russe, parce que je n’avais pas parlé pendant un an et demi, ou quasiment pas, lorsque je me suis remis à parler, je bégayais. Le bégaiement, pour moi, c’est quelque chose qui est venu plus tard _ que dans la première enfance, comme chez la plupart _ dans ma vie, mais je le vois en même temps comme une qualité, une vertu. Car le bégaiement, pour moi, fait ressortir davantage _ l’expression est importante ; et davantage qu’une parole non bégayée, donc... _ les sentiments, les sensations, et mêmes les idées.

Il permet de faire émerger toutes ces choses _ qui demeureraient immergées, donc, sinon… _, car c’est une sorte de friction _ éminemment féconde _ entre pensée et sentiment _ champ magnifique à explorer par l’écrivain véritable. Pour les personnes qui parlent vite, elles sont recouvertes _ au point de s’y noyer, pour filer la métaphore… _ de paroles, alors qu’avec le bégaiment, il y a un effort pour permettre _ le surgissement de _ la parole _ à son plus vrai… Cela peut paraître étrange, mais pour moi, il est positif dans le sens où cela fait partie de la création _ ainsi que l’analyserait un Noam Chomsky : la création de la « générativité » du discours… _, cet effort pour faire sortir _ du magma du non-dit _ la parole _ en un mouvement de « aufhebung« , dirait Hegel…

cerrumios : Qu’est-ce qui est le plus dangereux : l’oubli du passé, le manque d’intérêt des nouvelles générations à l’histoire, le déni de faits réels, les maladies dégénératives dues au vieillissement… ?

Aharon Appelfeld : Tout est dangereux. Les maladies de la vieillesse ne me paraissent pas très importantes. Dans un sens, l’oubli du passé est une maladie _ pour le dynamisme fécond de la personne ; pour qu’elle devienne vraiment « sujet » d’elle-même (et pas enkystée et plombée en « objet » _ pour d’autres qu’elle). Car notre âme _ oui ! _ et la construction _ oui ! _ de ce que nous sommes _ et avons à devenir _ sont une composition _ en partie de notre responsabilité personnelle _ du passé, du présent et du futur. En ce qui concerne le manque d’intérêt chez les jeunes pour l’histoire, je n’en suis pas persuadé. J’ai été moi-même professeur d’université et j’avais beaucoup d’étudiants qui voulaient apprendre, savoir ce qui était arrivé aux générations de leurs pères et grands-pères.

Cela fait partie de la normalité chez l’homme de s’intéresser au passé. En ce qui concerne le déni des faits _ un phénomène crucial ! _, pour moi, c’est un agissement _ d’abord _ des politiques. Ce sont des personnes qui cherchent _ par intérêt partisan (= « idéologique« ) personnel, ou de leur clan ! _ à nous cacher les faits, à falsifier les faits _ d’où le devoir (le plus) sacré (qui soit) de les « établir«  et « avérer«  _, à détourner l’attention _ soient des tactiques crapuleuses décisives ; cf « Le Prince » de Machiavel… Un homme honnête _ droit ! _ ne fait pas ça, ne va pas nier les faits. C’est comme en politique, pour moi.

Romano : Le Prix Nobel de littérature Ohran Pamuk est l’objet _ ce fut en octobre 2005 ; depuis, elles ont été abandonnées : le 22 janvier 2006 _ de poursuites judiciaires dans son pays, la Turquie, pour avoir « revisité » dans son dernier roman _ le dernier roman d’Ohran Pamuk, « Masumiyet Müzesi« , est paru à Istamboul en 2008 ; en fait, ce fut pour une interview donnée à un journal suisse début 2005 _ la mémoire à trous de la Turquie (génocide des Arméniens et question kurde). Peut-on mourir pour sauver la mémoire ?

Aharon Appelfeld : La vérité et le passé ne font qu’un pour moi _ expression à creuser… Nier ce qui s’est passé, c’est nier la vérité. Les efforts de cet écrivain turc pour retrouver _ par le travail de la pensée, tant celui de la connaissance de l’historien, que celui de l’œuvre vraie du véritable écrivain : lire à ce propos tout l’œuvre (magnifique !) d’Imre Kertész, et pas seulement ses réflexions les plus « théoriques«  (pour des « discours«  publics ou des « articles«  brefs) sur les rapports entre mémoire, fiction et Histoire : cf « L’Holocauste comme culture« , sur lequel je dois (et vais) écrire sur ce blog même un article !  _ le passé et la vérité sont importants _ et c’est un euphémisme _, car sans la vérité notre vie est sale _ la formule, magnifique de vérité, donne très fortement (et avec grandeur ! plus encore !) à penser…

David Miodownick : Ne craignez-vous pas d’encourager malgré vous une « concurrence des mémoires » ?

Aharon Appelfeld : Je n’écris pas sur le passé _ avec la moindre mélancolie ou nostalgie que ce soit… Je parle d’individus _ particuliers, voire singuliers _ à un certain moment. Je ne parle pas par abstractions, mais d’individus ; et de leur temps _ c’est capital (face aux discours généralisateurs idéologiques dont nous sommes plus que copieusement abreuvés par les médias, tous azimuts)… J’écris sur les juifs, j’écris sur les non-juifs. D’ailleurs, j’ai plus écrit _ si l’on veut se mettre à « compter«  _  sur les non-juifs que sur les juifs. J’essaie _ et c’est l’effort poétique de la littérature vraie qu’une telle « vision«  !.. _ de voir le monde à travers les individus, à travers leurs désirs, leur besoin _ ou plutôt « désir« , ou « quête » ; et assez désespérée, souvent… ; une « demande«  !.. _  d’amour, à travers leur solitude, à travers leur recherche de réponses à des questions métaphysiques _ oui ! là où se joue le sens des vies « humaines » (« non-inhumaines« , ainsi que le formule si justement mon ami Bernard Stiegler _ qui vient de publier « Pour en finir avec la mécroissance«  Je n’écris donc pas sur le passé _ qui serait mort ; et pèserait, fossilisé, de tout son « poids mort«  Chaque individu a droit à son passé _ singulier (et non pas « idéologique« , ou plutôt « idéologisé«  en une « mémoire » d’emprunt ; « fourguée« …) ; et activé par l’effort tout en souplesse (et hoquets) de sa « mémoire«  toute personnelle ! pour s’appuyer sur le sol fécond (et toujours « vivant« ) de son « expérience » ainsi « travaillée«  : lire ici l’extraordinaire chapitre « De l’expérience« , en conclusion magnifique et testamentaire des « Essais«  du merveilleux et irremplaçable Montaigne Et moi, je suis pour le pluralisme dans tous les sens du terme. Je ne suis pas _ ni obsessionnellement, non plus ! _ collé _ « scotché«  _ à une histoire _ particulière, et partisane, contre d’autres « histoires«  : tout aussi particulières et partisanes ; soient « idéologiques » seulement : hélas !..

Lefevre : Que pensez-vous du livre « Les Bienveillantes« , de Jonathan Litell ?

Aharon Appelfeld : Ce qui m’a étonné, c’est à quel point un homme _ écrivant _ pouvait s’identifier avec le mal _ quelle singulière (= malsaine) perspective d’enquête, en effet ! Et la question que je me pose, c’est quel est le but de cela. Quel est le but de son livre. Est-ce d’apprendre à s’identifier avec le mal ? Est-ce que c’est essayer de comprendre le mal depuis l’intérieur de nous-mêmes ? Je me demande quel est le but de ce livre. Moi, mon impression, c’est que le résultat est une démonisation de soi _ ce qui est dangereux et morbide… L’expression « démonisation de soi » est à retenir !

Comme vous le savez _ cf l’admirable « Histoire d’une vie« , récit autobiographique d’Aharon Appelfeld… _, j’étais dans un camp, brièvement _ en Transnistrie, à l’est de sa Bukhovine natale _, avant de m’échapper _ c’était en 1941, il avait neuf ans. Mais j’ai eu le temps de voir toute la perversion des meurtres des juifs. Il ne s’agissait pas seulement de tuer les juifs, il s’agissait également de les humilier avant de les massacrer. Par exemple, de les obliger à jouer de la musique classique avant de les assassiner. Donc il ne s’agissait pas seulement de tuer, mais d’une perversion des meurtres.

Et dans les quarante livres que j’ai pu écrire, je ne parle jamais des assassins. Ils n’existent pas dans mon âme. Ils existent dans le sens socio-historique _ de ce qu’ils ont commis : forcément ! _, mais ils n’ont pas de place dans mon âme. Il n’y a pas que l’intelligentsia juive qui a critiqué le livre. Tout le monde devrait critiquer ce livre _ je le pense aussi. M. Littell, l’écrivain, est un homme très intelligent, de grand talent. Et cela rend son livre d’autant plus dangereux _ par cette attention « démonologique »  perverse ; pour analyser « cela« , lire plutôt les analyses fouillées (à bien démêler la complexité) des historiens Christopher Browning : « Des Hommes ordinaires _ le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne«  et Harald Welzer : « Les Exécuteurs _ des hommes normaux aux meutriers de masse« 

Aaron : Quel avenir pour la mémoire dans la mondialisation, ce rouleau compresseur qui uniformise la pensée et avale le temps et la mémoire au nom de l’utilitarisme ?

Aharon Appelfeld : Il m’est difficile de parler de l’avenir, car je n’aime pas parler en termes généraux. Pour moi _ c’est-à-dire « tout personnellement« , existentiellement… _, c’est le passé qui compte _ par le poids (existentiel et personnel) de ses effets _, car cela donne du sens à la vie _ quand il est humainement « affronté«  et « compris«  : voilà l’enjeu ! au lieu d’être esquivé, escamoté, ou trafiqué et falsifié !!! Même un passé horrible, c’est quelque chose qui donne de l’ampleur _ quel beau mot ! de quel souffle !!! _ à notre vie _ personnelle, donc, quand ce « passé horrible«  est « surmonté«  : là-dessus, lire, outre Aharon Appelfeld, Imre Kertész : par exemple, en contr’exemple d’« Être sans destin » et du « Refus » (ou du sublime « Le Chercheur de traces« ), le non moins sublime « Liquidation » : un des chefs d’œuvre sur le siècle qui vient de s’achever (le livre est paru à Budapest en 2003) Si nous souhaitons une vie riche _ qualitativement _, avec du sens _ voilà !!! _, qui ne soit pas superficielle _ ni bling-bling… _, il faut nous rattacher _ oui ! par la « plasticité«  du souffle et l’« ampleur » de l' »inspiration« « respiration«  de notre « vivre«  _ à notre mémoire _ activée ! Pas tous nos souvenirs _ en nous défaisant des « clichés«  « réactifs«  plombants du ressentiment ; il y a aussi une joyeuse « vertu d’oubli« , nous apprend Nietzsche… _, mais tout ce qui a du sens _ = le plus « essentiel » !.. La vie _ subie _ peut être un enfer. Je l’ai connu, cet enfer _ en Bukhovine, en Transnistrie et en Ukraine, entre 1941 et 1944… Mais la vie est aussi une chose très précieuse, qui porte _ potentiellement _ beaucoup de sens _ à constituer « plastiquement«  par nous, en partie « essentielle«  ; et selon une exigence transcendante de vérité ! _, et il faut faire en sorte _ c’est un apprentissage personnel ; et l’« écrire« , et l’Art, y a, certes, sa part… _ que notre vie soit remplie _ dynamiquement _ de sens _ au lieu, statiquement, d’absurde et de vide : que répandent les divers nihilismes…

cerrumios : Comment peut-on être sûr qu’une personne détient la vérité si elle est contredite par un groupe ?

Aharon Appelfeld : Mais nous sommes tout le temps contredits par d’autres _ et pas seulement « négativement« , non plus, qui plus est ; la démocratie authentique, c’est le débat éclairé !.. Le mal est une contradiction constante _ qui veut nuire et détruire : c’est sa définition ! Les individus sont souvent tentés _ de mentir, de trahir, de porter tort, de nuire (= blesser, mutiler et tuer ; anéantir) _, leur moralité subit des tentations qui viennent de groupes ou d’autres individus _ un peu _ charismatiques _ sur les estrades politiques, avec micros et haut-parleurs ; et sous le feu (avec projecteurs) des caméras, tout particulièrement. Mais nous devons apprendre _ c’est une école _ à résister, à défendre notre réalité _ singulière propre : elle est « à construire«  ; n’étant jamais simplement « donnée« , ni « héritée«  _, qui a un sens pour nous.

Oulala : Quelle est votre position sur le débat entre histoire et mémoire ? La littérature ne peut-elle pas servir de « casque bleu » entre les deux ?

Aharon Appelfeld : La bonne _ et seule « vraie«  _ littérature devrait rester modeste _ à échelle de la personne ; et sans généraliser : non « idéologique« , forcément ! Et devrait comprendre que son pouvoir est limité _ pauvre, humble : la lecture est un acte silencieux et de solitude. La littérature, par nature _ non instrumentalisante qu’elle est, fondamentalement _, ne peut pas changer les hommes, ne peut pas changer la société _ en effet : ses effets ne sont pas « mécaniques » ; ni instrumentalisables… Mais elle est comme la bonne musique : cela fait germer _ oui : avec générosité illimitée ; joyeusement : la joie est spacieuse… _ en nous quelque chose d’essentiel _ oui ! _, cela purifie _ de miasmes délétères _ notre vie, cela donne un parfum _ ouvrant !.. _ à notre vie et nous donne de la lumière _ on ne saurait mieux le dire… Donc la littérature, on ne connaît pas exactement son effet _ non « mécanique«  _, mais elle porte le germe _ dynamique et dynamisant _ de quelque chose qui préserve _ et peut miraculeusement perpétuer _ notre humanité _ toujours menacée d’« inhumanité« 

Voilà pour ces morceaux de « conversation » (« chat » !) offerts

sous le titre « Sans la vérité, notre vie est sale »

sur le site du Monde : ils sont assurément infiniment précieux !..

Entre tous nos contemporains,

Aharon Appelfeld est un « humain » « non-inhumain » « essentiel« 

Titus Curiosus, le 28 mai 2009

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