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L’hommage superlatif de Christophe Eschenbach à la sensualité luxuriante de Franz Schreker (1878 – 1934) en un double CD électrisant intitulé « Der Ferme Klang »

28mai

C’est un superlatif hommage à la musique somptueuse de sensualité luxuriante de Franz Schreker (Monte-Carlo, 23 mars 1878 – Berlin, 21 mars 1934)

que le chef Christophe Eschenbach,

à la tête du KonzertausOrchester Berlin, et avec le concours impressionnant de la  soprano Chen Reiss et du baryton Matthias Goerne _ quel luxe ! _

vient nous offrir en un double CD Deutsche Grammophon 486 3990, intitulé, en référence à l’opéra fameux du compositeur, « Der Ferne Klang« , créé à Francfort le 18 août 1912, « Der Ferne Klang » _ en français « Le son lointain« _ ;

avec un somptueux programme constitué de 7 œuvres du compositeur,

qui nous font percevoir comme jamais jusqu’ici le son musical idiosyncrasique _ lointain ? mais si proche du plus intime et frémissant de l’humain… _ de ce compositeur pas assez _ on comprend vraiment mal pourquoi ! _ donné de nos jours au concert, sur la scène ou au disque…

Voici trois beaux articles rendant l’hommage qu’il mérite à ce vraiment extraordinaire double album Deutsche Grammophon 486 3990 « Der Ferne Klang« 

consacré à un magnifique florilège de l’injustement trop méconnu encore des mélomanes Franz Schreker,

et cela dans l’ordre chronologique de leur parution sur les sites de Crescendo, ResMusica et Discophilia :

_ tout d’abord, en date du 21 mars dernier, sur le site de Crescendo,

la magnifique recension de Pierre-Jean Tribot, si justement intitulée, tout simplement, « Les multiples splendeurs de Franz Schreker » : 

Les multiples splendeurs de Franz Schreker

Le 21 mars 2023 par Pierre Jean Tribot

Franz Schreker(1878-1934)  : Der Ferne Klang. Orchestral Works & Songs. Nachtstück Interlude de l’acte III de l’opéra Der ferne Klang ; Valse lente ; KammersymphonieVon ewige Leben ; Fünf Gesänge ; Kleine SuiteRomantische Suite. Chen Reiss, soprano ; Matthias Goerne, baryton; Konzerthausorchester Berlin, direction : Christoph Eschenbach.  2021 et 2022. Livret en allemand et anglais. Texte chanté en allemand, traduction en anglais. DGG. 00028948639908

Le temps semble peu à peu arriver _ enfin ! L’histoire a de ces injustices !… _ d’un revival de l’œuvre de Franz Schreker. Au fil des saisons on voit poindre à travers l’Europe la programmation de certains de ses opéras ; même en Belgique, l’Opéra de Flandres avait monté son Forgeron de Gand (Der Schmied von Gent). Dans ce contexte, on accueille avec bonheur et impatience cette parution captée à Berlin qui nous propose un beau panorama d’œuvres orchestrales et deux cycles de lieder avec orchestre _ voilà.

L’écriture orchestrale de Schreker est caractérisée par un onirisme musical et sensitif _ sensualissime… _, une  instrumentation capiteuse et ensorceleuse _ voilà _ qui se déploie tant dans la puissance du grand orchestre, comme dans la superbe “Nachtstücke” tirée de l’opéra Der Ferne Klangque dans l’effectif instrumental chambriste de la Kammersymphonie ou de la Kleine suite. Le texte du livret de titre “Le maître du son” ne saurait être plus juste _ voilà _ face aux talents du compositeur qui peut délivrer une puissance digne d’un Strauss _ oui, son exact contemporain… _ et une finesse de traits _ oui ! _ qui sont ici aussi novateurs que personnels. On apprécie aussi la poésie _ absolument… _ d’un musicien dont chaque instant est une saynète dont la narration et les couleurs suggèrent une multitude d’imaginaires.

Christoph Eschenbach est un orfèvre _ oui _ qui cerne avec justesse les caractéristiques et la personnalité de cette musique. Sa direction est brillante et nuancée sans jamais en rajouter dans le démonstratif _ tout à fait… Le Konzerthausorchester Berlin est à la hauteur de la tâche avec un collectif puissant et des individualités majeures marquées par les pupitres de vents. Il déploie une palette de couleurs “fin de siècle” absolument superbes _ oui.

Les deux cycles de lieder Von ewige Leben _ sur des poèmes de l’immense Walt Whitman, excusez du peu ! _ pour soprano et orchestre et les Fünf Gesängpour baryton et orchestre sont d’autres grands moments de ce disque. L’interprétation bénéficie des performances exemplaires _ oui _ de Chen Reiss et Matthias Goerne qui font de chaque phrase un bijou ciselé avec passion. Rompu à l’accompagnement de Liederabend, Christoph Eschenbach est un partenaire attentif qui soigne les nuances.

Ce programme, inédit dans son concept, est une réussite artistique et musicale _ absolue. Individuellement, il existe d’autres très bonnes interprétations de la Kammersymphonie (Franz-Welser Möst à Salzbourg pour Warner) ou de la Romantische Suite (James Conlon à Cologne pour Warner), mais cet album, magnifié par une prise de son de démonstration _ voilà _, est une référence _ tout simplement…

Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Pierre-Jean Tribot

_ ensuite, en date du 20 mai dernier, sur le site de ResMusica, un très bon article de Matthieu Roc, sobrement intitulé, lui, « Bel hommage de Christophe Eschenbach à Franz Schreker » :

Bel hommage de Christoph Eschenbach à Franz Schreker

Dans un très beau florilège de lieder et de pièces orchestrales baptisé « Le son lointain », comme son plus célèbre opéra, Christoph Eschenbach contribue à restituer à ce compositeur mal connu qu’est Franz Schreker le lustre qui lui a été usurpé.

Triste _ tragique _ destin musical, que celui de Franz Schreker. Après le démarrage de sa carrière sur des chapeaux de roue (triomphe de son opéra Der Ferne Klang en 1912, nomination au poste de directeur du conservatoire de Berlin en 1920…), sa carrière a été littéralement brisée par les nazis, qui l’ont persécuté et interdit de toute part. Il est étonnant _ et triste _ de constater que presque un siècle plus tard, Schreker peine encore _ pour quelles injustes raisons ? _ à reprendre la place qui est la sienne, celle d’un compositeur majeur _ voilà ! _ du début du XXᵉ siècle, de la même importance _ oui ! _ qu’un Gustav Mahler ou qu’un Richard Strauss. Certes, les mélomanes ont tous entendu parler de lui. Certes, on dispose de quelques belles gravures par-ci par-là, et on a joué il y a peu quelques-uns de ses plus beaux opéras (par exemple à Strasbourg en 2022, Der Schatzgräber), mais il nous manque toujours _ oui ! _ une belle intégrale, ou du moins de belles collections produites par des marques majeures. Espérons que ce très beau coffret publié par l’historique « Deutsche Grammophon Gesellschaft » marque le début d’une forme de reconnaissance et contribue à sortir Schreker de l’ornière où l’histoire l’a _ si injustement _ bloqué.

Le programme, composé comme une très longue symphonie lyrique _ oui _ en alternant des pièces orchestrales et des lieder avec orchestre, montre Schreker sous de nombreuses facettes _ en effet _ et donne une juste mesure de la profondeur _ le mot est très juste _ de son génie. Dès les premières mesures du _ sublimissimeNachtstück, on est saisi par la splendeur _ oui !!! _ des élans profonds et mesurés de ce nocturne, et par le scintillement _ vibrant et doux à la fois _ de cette nuit obscure. D’abord crépuscule nostalgique, la nuit devient peu à peu un océan magnifique de couleurs ombrées et trans-illuminées. Si Schreker fait parfois penser à ses contemporains, Mahler, Zemlinsky, Schönberg, et surtout Pfizner, il est avant tout quelqu’un qui a parfaitement appris, compris et digéré son Wagner _ sans doute. Plus mondaine, plus claire, la Valse lente apporte un peu de fraîcheur dans une œuvre toujours marquée par la gravité et la retenue _ les deux, en effet _ des émotions. La Kammersymphonie (déjà enregistrée par Eötvös, Gielen, Neuhold et Welser-Möst…) déploie ses chatoiements délicieux, et ses contrastes pseudo-mahlériens dans un luxe de couleurs proche de l’hallucination sonore. Tout aussi grisants et magnifiques _ oui _ sont la Kleine Suite et la Romantische Suite. Christoph Eschenbach est parfait _ voilà ! _ pour diriger ces œuvres, à la fois profondément lyrique _ oui... _, mais d’un lyrisme un peu gourmé, sans étalage excessif de sentimentalité. Il excelle surtout à tisser des lignes qui s’entrelacent et magnifient l’écriture subtile et raffinée _ oui _ de Schreker. Le Konzerthaus orchester de Berlin le suit admirablement dans ses intentions, très clair de texture _ oui, lumineux _, pouvant prendre à loisir des allures d’orchestre de chambre comme de grand philharmonique.

Schreker a laissé peu de Lieder, et ceux-ci sont des œuvres très abouties, riches _ à la fois _ par leur texte et par leur orchestration. Von ewigen Leben propose une méditation métaphysique d’une poésie dense _ des merveilleuses et somptueuses « Leaves of grass » , ce chef d’œuvre absolu de l’immense et sublime Walt Whitman _, à partir d’herbe, de feuilles ou de racine. La ligne de chant, acrobatique, s’insinue dans l’orchestration et s’y fond progressivement. Chen Reiss y est superbe à tout point de vue. Elle chante comme un ange _ oui ! _, se joue de tous les écarts de sa partie, et son élocution est très suffisante. Matthias Goerne, dans les Fünf Gesänge, est d’une trempe encore supérieure _ de présence _ : toujours royal voire prophétique _ voilà ! _, il trouve des couleurs de timbre qui se superposent à celles de l’orchestre et porte ses poèmes jusqu’à l’incandescence _ oui. Sa façon d’accepter la mort au terme de son cycle est simplement sublime _ oui.

Ceux qui aiment la Quatrième de Mahler, le Lied von der Erde de Mahler et la Lyrische Symphonie de Zemlinsky _ comparaisons tout à fait intéressantes ! _ n’hésiteront pas, et acquerront rapidement cet album magnifique _ indispensable même ! Il se situe au même niveau de grandeur, de poésie et de beauté _ voilà : c’est tout dire…

Franz Schreker (1878-1934) :

Nachtstück (tiré de l’opéra Der ferne Klang ) ; Valse lente ; Kammersymphonie ; Vom ewigen Leben (deux lieder) ; Fünf Gesänge für tiefe, oder mittlere Stimme (cinq lieder) ; Kleine Suite ; Romantische Suite op. 14.

Chen Reiss, soprano ; Matthias Goerne, baryton ; Konzerthausorchester Berlin, direction : Christoph Eschenbach.

2 CD Deutsche Grammophon.

Enregistrés au Konzerthaus de Berlin en mars, mai et juin 2021.

Texte de présentation et traductions en anglais.

Durée totale : 127:19

_ et enfin, en date du 22 mai, l’article justissime, intitulé » « Le son d’un nouveau monde« , qu’a donné Jean-Charles Hoffelé, sur son site Discophilia :

LE SON D’UN NOUVEAU MONDE

18 août 1912 : lorsque le rideau de l’Opéra de Francfort se lève sur la création du Son lointain _ l’opéra _, on est à deux ans de la première déflagration mondiale. Gustav Mahler s’était éteint l’année précédente. Est-ce une élégie à sa mémoire que Franz Schreker compose dans le saisissant nocturne _ la plage première, de 17′ 29″, du premier CD de ce double très riche album… _ qui sert d’entr’acte à son double CD intitulé Ferne Klang ? Christoph Eschenbach souligne l’hommage probable, comme il fera paraître derrière les diaprures de célesta de la Kammersymphonie les klangfarben de la Seconde École de Vienne.

À la croisée des chemins de la modernité, Franz Schreker perçoit la musique d’autres mondes, il échappera toujours aux écoles, mais pas à la fureur des Nazis qui détestent son art sensuel, ses teintes décadentes, ses sujets sexuels, simplement sa judéité _ voilà.

..

Avec son nouvel orchestre berlinois, Christoph Eschenbach raffine _ c’est somptueux ! _ les sensualités d’une écriture entre mystère et érotisme, avec ses touches d’or, son hommage à un romantisme déjà englouti (la Suite, Op 14) par les temps nouveaux, le ton un peu néo-baroque (avec saxophone) de la Kleine Suite, son panthéisme incarné dans Von ewigen Leben par une appropriation fascinante de deux poèmes de Walt Whitman dans leur traduction allemande dont Chen Reiss embaume les divagations de son timbre ambré _ c’est très exactement cela..

Merveille !, qui ne doit pas en cacher une autre, plus sombre et encore moins courue au disque. Ces Fünf Gesänge écrits à cheval sur la Grande GuerreSchreker les commence en 1909 pour les parachever en 1922 – dont Matthias Goerne murmure les mystères teintés de symbolisme, caresse les abimes opiacés, cycle majeur du lied postromantique que le disque avait jusque-là confié à une mezzo. Le grand violoncelle du baryton en ouvre les abimes philosophiques, en dévoile les sombres paysages.

LE DISQUE DU JOUR

Franz Schreker (1878-1934)


Der ferne Klang – Nachtstück
Valse lente
Kammersymphonie
2 lyrische Gesänge*
5 Gesänge**
Kleine Suite
Romantische Suite, Op . 14

*Chen Reiss, soprano
**Matthias Goerne, baryton
Konzerthausorchester Berlin
Christoph Eschenbach, direction

Un album de 2 CD du label Deutsche Grammophon 4863990

Photo à la une : le chef d’orchestre Christoph Eschenbach – Photo : © Marco Borggreve

 

Une réalisation absolument indispensable de beauté.

Écoutez-en ici les sublimissimes 17′ 28″ du Nachstück (intermède de l’acte III de l’opéra « Der Ferne Klang« )… 

Ce dimanche 28 mai 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Un très remarquable entretien d’un très remarquable chanteur : Thomas Hampson…

21avr

Le 11 avril dernier,

Resmusica a publié un très remarquable entretien de Vincent Guillemin avec le très remarquable chanteur américain Thomas Hampson _ né à Elkhart, Indiana, le 28 juin 1955 : il a donc aujourd’hui 67 ans _, intitulé « Thomas Hampson, un Nixon passionné par la musique américaine« …

Thomas Hampson, un Nixon passionné par la musique américaine

Actuellement Nixon dans Nixon in China à l’Opéra Bastille, nous donne son approche du rôle et plus globalement de la musique moderne et américaine, en plus de rappeler l’importance de sa relation avec la musique.

ResMusica : Vous tenez le rôle de Nixon à Paris. Comment avez-vous découvert la musique de John Adams ?

Thomas Hampson : Je connais John Adams depuis des années, car il y a bien longtemps, j’avais eu pour projet d’enregistrer un album d’airs de musiques américaines – malheureusement annulé par ma maison de production – et John m’avait envoyé les partitions de six différents arias. Auparavant, j’avais été captivé par la partie II d’Harmonielehre, nommée Amfortas Wound (d’après Parsifal) et par cette nouvelle voix musicale. Mais finalement, la seule œuvre de lui que j’ai chanté avant Nixon in China est le monologue The Wound Dresser _ de John Adams _ sur un poème de Walt Whitman, repris souvent depuis et que je considère parmi les pièces les plus remarquables du siècle dernier.

Lorsque j’ai travaillé sur l’opéra _ Nixon in China, donc _, j’ai été frappé par l’évidence de la partition à porter les mots, ce qui m’a tout de suite passionné même si en comprendre la structure rythmique a été un grand challenge. Car bien qu’elle reste majoritairement tonale, cette musique n’est pas harmonique au sens habituel, sans pour autant être illogique, en plus de toujours rester profondément dédiée au message essentiel du texte. Lorsqu’on rentre totalement dedans, on comprend son fonctionnement et son efficacité. Pour moi, il n’y a aucune discussion sur le fait que John Adams est l’un des compositeurs les plus importants des cinquante dernières années, non seulement pour l’orchestre, mais aussi pour la voix.

RM : Nixon in China prend en effet en compte l’importance de la voix pour porter le texte de la poète Alice Goodman. Musicalement et scéniquement, comment êtes-vous entré dans le personnage de Nixon ?

TH : C’est une très bonne question, car lorsqu’on débute avec un rôle comme celui-ci, on veut pouvoir se glisser directement dans le personnage, mais d’un premier abord, on se retrouve avec la musique de John comme dans une sorte d’opera machina qui fait « tagadagadagadagatac » puis part sur un autre rythme. Il faut donc du temps pour que l’écriture semble évidente, puis pour rentrer dans l’œuvre par ce qu’elle possède et avec ce qu’elle procure, c’est-à-dire un texte extrêmement bien écrit, sur des personnages relativement contemporains qui ont réellement existé. Scéniquement, cela implique de portraiturer un homme que les gens connaissent a minima par les photos et reconnaissent immédiatement. Donc en dehors de la partition, il faut comprendre le contexte historique ainsi que le contexte d’écriture du livret une décennie plus tard.

Je me souviens très bien de Richard Nixon président _ élu le 5 novembre 1968 pour son premier mandat ; réélu le 7 novembre 1972 ; et acculé à la démission le 9 août 1974… _ ; j’entrais alors à l’Université et étudiais les Sciences Politiques, donc nous suivions tout ce qu’il faisait, et au début des années 1970, il était très populaire. Mais pour le public, Henry Kissinger était encore plus populaire. Dans les Académies, il était considéré comme un gourou, voire comme un demi-dieu tant son influence était importante. Au fur et à mesure du mandat de Nixon, il devenait de plus en plus clair que ses actions à l’international provenaient de la philosophie et de la real-politique de Kissinger. Tout cela n’a pas un grand impact dans l’opéra d’Adams et je pourrais vous parler d’histoire américaine pendant des heures tant j’adore ça, mais ces notions doivent être comprises pour parfaitement créer les rapports de forces des protagonistes sur scène. Dans la même optique, il faut avoir en tête que la période allant de 1972 à la mort de Nixon est phénoménale quant aux changements du monde, mais aussi très controversée et très compliquée.


RM : C’est une histoire contemporaine qui vous concerne directement, mais pouvez-vous la comparer à d’autres ouvrages politiques du passé ?

TH : L’histoire de Nixon in China _ composé par John Adams entre 1985 et 1987, créé à l’Opéra de Houston le 22 octobre 1987 _ s’attache à une courte période _ en 1972 _ de sa présidence, qu’il a réellement réussie et qu’il a effectuée avec une véritable honnêteté, pour parvenir à des compromis avec un régime qui s’était quelques décennies plus tôt totalement refermé sur lui-même. Je crois que c’est cette approche qui a captivé d’abord Peter Sellars, puis John Adams lui-même. Ils ont été passionnés par cette tentative de détente politique dans un monde en pleine guerre froide, et par la compréhension de ce que pouvait devenir la Chine, avec une approche visionnaire en regard de ce qu’elle est effectivement devenue depuis. Vous n’avez pas à être amis, mais vous n’avez aucune raison d’être ennemis non plus.

Dans Nixon in China, comme dans Simon Boccanegra ou Don Carlos (Verdi), on approche une histoire politique pour opposer des cultures et des vues d’intérêts différentes, et des auto-déterminations qui peuvent parfois conduire à des affrontements. Le rapport entre Nixon et Mao est en quelque sorte aussi puissant que celui des rôles de Don Carlo ou Mathis der Maler (Hindemith), et ce qui m’intéresse le plus là-dedans au moment d’aborder l’opéra _ en tant qu’interprète sur la scène du rôle de Nixon _ est l’histoire personnelle de mon protagoniste. Lorsque Nixon a rencontré Mao, il était très intéressé par son image, il était dans une véritable démonstration face au monde occidental, mais c’est notre vision, car dans le même temps, il est allé là-bas avec une vraie perspective d’échange, et c’est à la suite de cette rencontre que les États-Unis ont partagé certaines technologies, dont celle des satellites par exemple. Quand je lis ce livret et quand je regarde cette partition, je ressens donc que c’est écrit pour moi, et je prends cela très au sérieux, avec l’envie et aussi avec ma responsabilité d’interprète de faire ressortir au mieux toutes les facette du personnage, comme lorsque j’ai pu chanter Les Noces de Figaro ou Don Giovanni (Mozart).

RM : Plus globalement, est-ce important pour vous de promouvoir la musique américaine, notamment à l’étranger ?

TH : Pendant longtemps, nous avons voulu trouver aux États-Unis notre Schubert, notre Mahler, notre Debussy voire notre Mozart, mais je crois que c’était une mauvaise approche. Dans une culture, il faut rechercher quel est le reflet de l’histoire du pays et de cette communauté, quel est son histoire intime. Si vous voulez comprendre ce qu’est la culture sumérienne ou le XVIIIᵉ allemand, vous devez l’apprendre et vous y intéresser en mettant de côté votre propre point de vue et vos a priori. Ma passion pour la musique américaine part de la même approche, d’une culture et d’une histoire très controversée et contradictoire, sur un territoire très étendu appelé les États-Unis d’Amérique.

« La magie de l’opéra est d’être un laboratoire des comportements humains. »

Si vous parlez de musique française, vous pouvez répondre sur la grandeur de Rameau, mais il faudra aussi rappeler qu’il y a eu des siècles plus tard Ravel ou Debussy. Donc la notion de pure musique française est trop globale _ voilà _ et risque finalement de conduire à une mauvaise analyse si elle est étudiée d’un bloc. C’est la même chose avec la musique américaine, et s’il n’y a aucune discussion sur le génie d’un Charles Ives par exemple, il faut tout autant considérer Gershwin à la même période. Il y a donc beaucoup de travail à faire pour faire comprendre comment nos compositeurs sont importants dans chaque contexte historique _ bien particulier. C’est un processus fascinant qui ne peut exclure la musique populaire.

Cela explique pourquoi dès la deuxième moitié du XXᵉ siècle, le retour à la mélodie a été aussi marquant aux États-Unis, même de la part des compositeurs classiques et académiques, qui, en Allemagne par exemple, sont dans leur grande majorité restés dans le style atonal. Dans le même temps, l’« avant-garde » américaine a été et est restée bien réelle avec des musiques plus complexes et moins faciles d’accès pour le grand public, sans pour autant faire passer les compositeurs de musique moderne tonal ou polytonal pour des artistes du passé, car leurs partitions ont réussi à rester elles-aussi extraordinairement innovantes.


RM : Vous avez chanté énormément de rôles à l’opéra depuis bientôt cinquante ans _ voilà. Vers quoi souhaitez-vous aller dans les années à venir ?

TH : J’ai eu une chance énorme pendant ma carrière, d’avoir la possibilité de faire beaucoup de choses et beaucoup de choses très différentes, avec les plus grands et dans les meilleures conditions. Globalement, j’ai toujours fait ce que je comprenais et ce en quoi je croyais. J’ai toujours recherché à appréhender au mieux les comportements et à les retranscrire par l’art que je défends plus que tout : la musique. La magie de l’opéra est cela, d’être un laboratoire des comportements humains, avec une importance très particulière autour des contextes et des périodes d’écriture et de création.

Aujourd’hui, je prends entre une et deux productions d’opéra par an, le reste de mon temps étant divisé entre des concerts et des cours. Je suis de plus en plus concerné et attiré par l’apprentissage et la recherche de nouveaux chanteurs talentueux. J’aime les aider non seulement à chanter, mais aussi à bénéficier de plus d’opportunités pour se produire, car je crois que le monde dans lequel j’ai débuté était plus favorable que celui d’aujourd’hui. Je pense qu’on doit concentrer l’apprentissage sur le rapport aux rôles et aux personnages, car si vous chantez de manière athlétique, que vous rendez un son fort, même si le résultat est parfait techniquement, il ne suffit pas à communiquer exactement les sentiments et les émotions.

Concernant ma carrière, j’aimerais encore reprendre Simon Boccanegra, que je considère comme le plus shakespearien des opéras de Verdi, même s’il n’est pas tiré de l’une des pièces du dramaturge. Ensuite, je suis très impatient de participer au nouveau projet annoncé à La Monnaie de Bruxelles pour 2024, Fanny & Alexandre de Mikael Karlsson, d’après le film de Bergman, où je serai Isak, un personnage passionnant bien que répugnant, amant de l’héroïne chantée par Anne-Sophie van Otter. Nous serons pour cela aux côtés de Sasha Cooke et Doris Soffel. À l’occasion de Nixon, nous avons échangé aussi avec Alexander Neef pour certains projets à l’Opéra de Paris, mais comme je l’avais dit il y a neuf ans, si je prends un jour Golaud, je promets de retourner en école de langue et que toutes mes interviews sur le rôle pourront être en français. Si je n’ai pas ce niveau avec la langue française, alors je ne pense pas pouvoir chanter ce chef-d’œuvre qu’est Pelléas et Mélisande !

Crédits photographiques : Portrait © Jiyang Chen ; Répétition Nixon in China © Opéra de Paris / Elisa Haberer ; Simon Boccanegra © Dan Rest

 

Un chanteur intelligent,

que j’ai eu la chance d’entendre et apprécier sur scène, en récital, au Grand-Théâtre de Bordeaux ;

et qui m’avait très fort impressionné.

Et dont ma discothèque personnelle compte pas mal de beaux CDs…

Ce vendredi 21 avril 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le charme hyper-puissant de la voix du merveilleux Ian Bostridge : le CD « Requiem _ the Pity of War », en commémoration de l’Armistice du 11 novembre 1918

01nov

Le charme hyper-puissant de la voix du merveilleux Ian Bostridge

ne vieillit pas :

à preuve cette superbe réussite

qu’est le récital qu’il nous donne,

accompagné par le piano magnifiquement attentif d’Antonio Pappano,

en ce CD intitulé Requiem the Pity of War,

le CD Warner 0190295 661564,

comportant

6 Songs de A Shropshire Lad, de George Butterworth (1885 – 1916), sur des poèmes de A. E. Housman (1859 – 1936),

Ich will dir singen ein Hohelied, de Rudi Stephan (1887 – 1915), sur des poèmes de Gerda von Robertus (1873 – 1939),

Four Walt Whitman Songs, de Kurt Weill (1900 – 1950), sur des poèmes de Walt Whitman (1819 – 1892)

et 3 Songs du Des Knaben Wunderhorn, de Gustav Mahler (1860 – 1911).

Une récital très explicitement composé

en commémoration du Centenaire de l’Armistice du 11 novembre 1918.

Je recommande tout particulièrement

la performance de l’interprétation

des Four Walt Whitman Songs, de Kurt Weill (1900 – 1950), sur des poèmes de Walt Whitman (1819 – 1892)

par Bostridge _ quel chanteur unique ! _ et Pappano

_ sa durée est de 17′ 33″ _ :

c’est littéralement éblouissant !!!

Ce 1er novembre 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

L’oeuvre Durosoir au concert : les programmes du Quatuor Equinoxe et du Trio Rilke aux concerts d’Hendaye les 6 et 7 avril 2013

11avr

L’œuvre musical de Lucien Durosoir se caractérisant par une très forte singularité _ objective et à nos oreilles _,

en présenter quelque pièce _ en quelque sorte détachée… _ au concert, nécessite,

de la part des musiciens-interprètes,

un art délicat et assez subtil de la conception-composition du programme…

Et voici qu’il s’avère qu’avec Beethoven _ et sa puissance intense et profonde _,

Durosoir consonne en quelque sorte idéalement…

Le samedi 6 avril dernier, le Quatuor Équinoxe

(constitué de Clara Abou et Pauline Dangleterre, violons, Loïc Douroux, alto, et Émile Bernard, violoncelle),

et le dimanche 7 avril, le Trio Rilke

(constitué de Clara Abou, violon, Claire-Lise Démettre, violoncelle, et Antoine de Grolée, piano),

présentaient

en « Hommage à Lucien Durosoir«  _ et pour « Chemin de mémoire » qui entend instituer de tels concerts à Hendaye, lieu où vécut (et qu’a aimé) Lucien Durosoir, du 26 novembre 1925 au 29 avril 1926 ; et où il a composé deux œuvres importantes : les second et troisième mouvements de sa sonate Aube pour piano (achevés le 18 décembre 1925 et le 2 février 1926) et le premier mouvement de son Trio pour piano, violon et violoncelle (achevé le 18 avril 1926) ; c’est lors de ce séjour à Hendaye qu’a été décidé, le 14 avril 1926, l’achat de la Villa Les Chênes à Bélus, à l’extrémité sud-ouest de la Chalosse, où allaient s’installer définitivement (à la recherche du climat le meilleur !) Lucien Durosoir et sa mère : ce fut le 4 septembre 1926 _

deux œuvres de Lucien Durosoir :

d’une part,

deux mouvements, l’Adagio et le Scherzo, de son premier Quatuor à cordes (de 1920) _ cf sur les quatuors de Lucien Durosoir mon article du 4 juillet 2008 : Musique d’après la guerre _ ;

et d’autre part ses Cinq Aquarelles pour violon et piano (de 1920 aussi _ sa toute première œuvre _) : Bretagne, Vision, Ronde, Berceuse et Intermède

La très grande qualité de ces deux concerts _ et cela dans l’excellente acoustique de l’église Saint-Vincent, un lieu empreint d’une spiritualité qui convient parfaitement à la musique intense de Lucien Durosoir _

a très vivement marqué le public,

du fait de l’engagement puissant de ces deux (jeunes) ensembles, produisant une très forte « présence » _ poétique et musicale ! _ des œuvres interprétées… 

Alors, comment composer un programme de concert, faisant une place à quelque pièce de Lucien Durosoir _ ce compositeur si singulier _,

quand on est une jeune formation de musique de chambre, avec tout le travail de fond (et de longue haleine _ avec tant et tant d’heures de travail ensemble… _) qu’impliquent et nécessitent les formations si exigeantes de Quatuor comme de Trio ?..

Un concert impliquant la mise au point et donc la possession _ dans les doigts, dans les têtes, dans les cœurs : la musique se vit… _ de tout un répertoire,

cela ne peut certes pas s’effectuer du jour au lendemain ;

ce n’est qu’au fur et à mesure des répétitions et de la succession et maturation des concerts que les musiciens pourront peu à peu le constituer, l’établir, le faire resplendir dans leur jeu…


On est donc d’autant plus admiratif

du brillant de la réussite de la performance

des jeunes interprètes

du Quatuor Équinoxe

et du Trio Rilke

à l’église Saint-Vincent d’Hendaye, ces 6 et 7 avril derniers…

Et j’ai particulièrement à cœur de souligner que

les choix du Quatuor à cordes opus 18 n° 1

et du Trio opus 97 n° 7, avec piano, « À l’Archiduc » de Beethoven

se sont révélés particulièrement opportuns et ô combien excellents ! pour chacun des deux concerts,

la puissance poétique musicale de Lucien Durosoir ayant, en effet, quelque chose d’apparenté _ qu’on y médite ! _ à la puissance poétique musicale de Ludwig van Beethoven.

Dans mes essais de présentation-approche _ et d’approche de la singularité, tellement impressionnante ! _ de l’œuvre de Lucien Durosoir _ dans la rédaction de mes contributions au colloque Un Compositeur moderne né romantique : Lucien Durosoir (1878-1955), à Venise, au Palazzetto Bru-Zane, les 19 et 20 févier 2011 : Une Poétique musicale au tamis de la guerre : le sas de 1919 _ la singularité-Durosoir  et La Poésie inspiratrice de l’œuvre musical de Lucien Durosoir : Romantiques, Parnassiens, Symbolistes, Modernes : les Actes de ce colloque sont en instance de parution… _,

et en procédant, pour cela, à quelques tentatives de comparaison,

si ce sont les noms de Michel-Ange _ sculpteur _,

Agrippa d’Aubigné ou Walt Whitman _ poètes _

qui me sont venus à l’esprit,

en musique,

c’est à la puissance beethovenienne que me fait penser d’abord et en amont du XXe siècle, le génie musical de Lucien Durosoir en sa très forte singularité,


Que l’on pourra associer, aussi, à celui de contemporains tels que

Schoenberg, Janacek,  Szymanovski, Bartok, ou Chostakovich,

en son siècle, cette fois…

Voilà, ainsi, quelques propositions de pistes pour de futurs programmes de concert _  et notamment pour ce nouveau festival de musique (autour de Lucien Durosoir : « Chemin de mémoire« ) qui vient de voir le jour à Hendaye…

Cela dit,

des pièces telles que le Quartettsatz de Schubert,

ou la Sonata per violoncello e basso de Boccherini _ une personnalité rayonnante : au génie comparable à celui d’un Joseph Haydn, par exemple ; ce qui est loin de se savoir (et ressentir) assez !.. _,

ne déparaient en rien _ et ainsi superbement interprétées : avec une magnifique « présence » !!! _ le paysage musical de ces deux très beaux concerts

proposant de commencer à découvrir à Hendaye

l’idiosyncrasie puissante et profonde de Lucien Durosoir…

Titus Curiosus, ce 12 avril 2013

Un moderne « Livre des merveilles » pour explorer le pays de la « modernité » : le philosophe Bernard Sève en anthroplogue de la pratique des « listes », entre pathologie (obsessionnelle) et administration (rationnelle et efficace) de l’utile, et dynamique géniale de l’esprit

04avr

Bien que lui-même refuse de se qualifier d' »anthropologue« 

_ « Je ne suis pas anthropologue« , écrit Bernard Sève page 205 de De Haut en bas _ Philosophie des listes, qui paraît ce mois d’avril aux Éditions du Seuil, dans la collection « L’Ordre philosophique » _,

c’est bien une anthropologie, et de vaste amplitude

_ « si l’on voulait brosser à grands traits l’histoire de la pratique des listes« , on pourrait « distinguer quatre périodes«  (ou « quatre usages des listes, plus ou moins marqués aux différentes époques de l’Histoire« , précise-t-il, encore, page 206) :

« La première couvrirait plusieurs millénaires, de la Préhistoire à l’invention de l’écriture, et de l’invention de l’écriture aux grandes civilisations du Bassin méditerranéen. Des listes lexicales ou administratives de Mésopotamie, aux généalogies bibliques et aux catalogues homériques, il s’agit, toujours, de rationaliser le monde, d’aider la mémoire (la liste comme procédé mnémotechnique) et, parfois, de faire chanter les noms pour attirer la faveur des dieux« , pages 205-206.

« La deuxième époque pourrait être qualifiée d’encyclopédique, en donnant un sens assez large à ce terme (qui, à certains égards, conviendrait déjà à Homère). Les listes d’Aristote, celles de Pline, d’Isidore de Séville, les listes métaphysiques, théologiques ou littéraires du Moyen Âge illustrent cette époque. Du réel, la liste veut épuiser le sens et l’ordre ; elle veut célébrer la varietas rerum, la merveilleuse diversité des choses ; elle se fait inventaire ordonné, elle redouble le monde« .

« Dans sa troisième époque, la liste devient réflexive et ironique. Le nom de Rabelais illustre, mieux que tout autre, le renversement du sens de la liste. La liste se fait moqueuse, son désordre et son abondance contestent l’ordre médiéval du monde et la logique scolastique, la copia dicendi, se renverse en loquacitas grotesque, assumée et parfois agressive. Cervantès, Shakespeare, Sterne appartiennent à cette époque. »

« La quatrième époque est la nôtre, et c’est celle que nous voulons principalement interroger _ page 206 _ La liste y est un instrument cognitif (Internet), juridique et politique ; elle est aussi un instrument d’évaluation et de contrôle (le QCM), elle est toujours un principe ludique«  _

c’est bien une anthropologie, et de fort vaste amplitude, donc, philosophique, mais aussi littéraire,

que nous offre Bernard Sève, philosophe (de l’humain), en ce nouvel opus d’analyse des diverses facettes

(jusques et y compris les vertiges des gouffres dans lesquels, allant y verser, l’humain _ mais plutôt individuel que collectif, surtout _ peut, y succombant, tomber, plonger, sombrer…)

de l’esprit humain _ voilà ! _ qu’est De Haut en bas

_ après un admirable Montaigne _ Des règles pour l’esprit (la meilleure introduction-initiation à l’infiniment opulente « mine » et « labyrinthe » ludique des Essais de Montaigne, à mes yeux ! cf mon article du 14 novembre 2008 Jubilatoire conférence hier soir de Bernard Sève sur le “tissage” de l’écriture et de la pensée de Montaigne), en 2007, aux PUF : déjà une analyse de ce à quoi l’esprit (en l’occurrence, celui, magnifiquement « humain«  d’un Montaigne ! probablement ce qui s’est fait jusqu’ici de mieux en ce genre de « conduite« , musaïque, musardant, de l’esprit…) doit s’affronter pour « se régler« , contenir et surmonter et vaincre, en leur donnant une féconde orientation ou « mise en rôle« , la prolixité foisonnante et géniale de ses « vertiges«  ;

L’Altération musicale _ ou ce que la musique apprend au philosophe, sur la mise en ordre de ce qui survient pour nous dans le temps qui nous est offert de ressentir sur un mode (un peu spécifique) de musique, en 2002, aux Éditions du Seuil ;

et La Question philosophique de l’existence de Dieu, en 1994, aux PUF… _,

soit, en effet, une « philosophie » on ne peut mieux et plus pleinement (= richement) anthropologique « des listes« …


Une « philosophie des listes« , donc :

et tel est le sous titre de ce De Haut en bas que nous propose présentement Bernard Sève.

En son « Introduction« , présentant synthétiquement et rapidement

(en quatre pages et demi + une « liste » sur deux pages et en deux colonnes de 157 « notions corrélées à l’idée de liste« , depuis « Abécédaire«  en numéro 1, jusqu’à « Who’s who«  en numéro 157, en passant par « Indicateur des marées » et « Inventaire« , juste au milieu de cette liste, en numéros 78 & 79…

_ peut-être pourrait-on y ajouter l’occurrence « Loquèle« , évoquée page 113 _ dans le chapitre « la liste en littérature, poétique et narrativité«  _, à propos de « certaines formes autobiographiques contemporaines«  : « présentées selon l’ordre alphabétique, elle _ la liste ! _ permet un mixte très particulier de pudeur et d’exposition de soi, dont les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes offrent un exemple topique : « L’entrée « Loquèle » parle du flux de paroles à travers lequel le sujet argumente inlassablement dans sa tête les effets d’une blessure ou les conséquences d’une conduite _ la loquèle est une variante ressassante de la liste« . Peut-être Bernard Sève l’a-t-il simplement « oubliée » en sa récapitulation en colonnes

Bernard Sève remarque alors aussi, toujours page 113, à propos de ce livre de Barthes, que « le texte d’ouverture de l’ouvrage (« Comment est fait ce livre« ) explique que les figures du discours amoureux « sont distributionnelles » et non « intégratives » ; elles restent toujours au même niveau : l’amoureux parle par paquets de phrases, mais il n’intègre pas ses phrases à un niveau supérieur, à une « œuvre » _ qui les lierait... Comment ne pas reconnaitre ici la logique additive et segmentaire _ discontinue, émiettée _ de la liste ?« . Fin de l’incise sur l’absence de « Loquèle » dans la « liste des notions corrélées à l’idée de liste » ; le chapitre II du livre (« L’intrus de la liste, et autres paradoxes« ) est d’ailleurs consacré à l’absent et à l’intrus, phénomènes paradoxaux et éminemment notables des listes ! _)

En son « Introduction« , présentant synthétiquement et rapidement

le sens même de l’aventure de ce grand livre court (de 228 pages _ 240 avec l’index, la bibliographie et la table des matières…),

Bernard Sève remarque tout de suite, page 7, que « la liste

_ même pour des « pratiques«  on ne peut plus « élémentaires« , telle que faire « la liste de ses courses« , sans « autre prétention que de soulager la mémoire et de faciliter l’action » ; et « on la jette après usage«  _

tend à déborder sa finalité purement utilitaire« .

C’est ce « débord » _ voilà ! _ qu’il va lui être passionnant d’interroger et analyser, mettre à jour, scruter, révéler…

Ainsi :

« Je dresse une liste des choses à faire _ = agenda : choses devant être faites _ dans la semaine (réunions, mails, rendez-vous, démarches administratives, etc.). Au fur et à mesure que je m’acquitte de ces obligations, je les raye de ma liste.

Mais voici que j’honore un engagement que j’avais oublié d’inscrire sur ma liste. Bizarrement, je l’écris _ lui aussi, une fois « fait«  (tenu, honoré), et plus « à faire« _, pour le rayer aussitôt.

Ce comportement aussi courant qu’étrange _ voilà ! _ montre que la liste n’est jamais un simple instrument (si tel est le cas, nous n’inscririons pas le nom d’une chose que nous venons de faire sur une liste qui n’a pas vocation à être conservée et archivée) _ à moins que ? Le rituel utilitaire s’achève-t-il avec la péremption de l’utile ?.. La liste doit _ voilà ! l’exigence d’un singulier « état de droit » (idéel) vient ici déborder le pur et simple, lui, constat du tout primaire « état de fait » (réel)… _ être complète ; et, même destinée à être jetée rapidement, elle doit _ coûte que coûte ! _ porter la trace de tous les éléments relevant de son domaine _ l’esprit (plus loin que les exigences de simple bon sens de la raison strictement utilitaire, pragmatique, réaliste : ce qu’il y a en l’esprit humain d’« esprit de la liste«  !) le demande !


L’homme _ voilà l’objet à explorer de l’anthropologie sévienne _ tend à jouer le jeu _ ou plutôt c’est celui-là l’objet à explorer : le « jeu humain (et parfois trop humain et inhumain !..) de la liste« , en ses dévoiements et débordements si richement divers… _ au-delà de son utilité pratique« _ lire ici et Johan Huizinga, Homo ludens, et Roger Caillois, L’Homme et les jeux


Bernard Sève relève alors une remarque importante _ « une autre ambiguïté« , dit Bernard Sève, page 8 _ venue sous la plume de l’hyper-attentif et hyper-lucide Georges Perec, en son (posthume, en 1985) Penser/Classer :

« Il y a dans toute énumération deux tentations contradictoires ;

la première est de TOUT recenser,

la seconde d’oublier tout de même quelque chose _ en ce recensement (à visée de totalité) entrepris _ ;

la première voudrait clôturer définitivement _ voilà ! en avoir fini une bonne fois pour toutes ! _ la question ;

la seconde, la laisser _ tout de même, encore, un peu, si peu que ce soit : « encore un instant, Monsieur le Bourreau« , dit à un instant décisif la reine Marie-Antoinette… ; que le jeu (avec sa part de contingence ouverte) ne s’achève pas si tôt !.. ; qu’il se poursuive encore, encore un peu : « s’il vous plaît !.. » _ ouverte«  _ à la page 167 de l’édition de 1985, à la librairie Hachette (et à la page 164 de l’édition de 2003, aux Éditions du Seuil)… 

Et Bernard Sève de commenter :

« La liste _ à réaliser par quelque écriture tracée sur une surface _ attire l’homme, parce qu’elle semble pouvoir _ voilà !  _ quadriller le monde _ une expression cruciale : ordonner le monde (et territoire : à cartographier) vivable in extenso afin de parfaitement si possible s’y repérer, s’y diriger sans trop se perdre (jusqu’à en disparaître : Georges Perec est aussi l’auteur de La Disparition ! ) _, en épuiser _ en finir avec elle, la maîtriser enfin ! l’exhumer de ses ombres (ou de son plus sombre), du moins… _ la diversité ;


mais l’homme souhaite aussi _ plus rêveusement… _ que le monde ne se laisse pas _ pas tout à fait : qu’il résiste ! renâcle ! refuse d’obtempérer à ces (et ses) tentatives de le dominer-domestiquer, élucider-percer à jour… _ quadriller si aisément _ que du qualitatif dissone, et fortement, avec l’impérialisme (de suite monstrueusement dangereux) du quantitatif et du numérique et de la numérisation ! gestionnaire et comptable…


Comme le dit encore _ et sublimement : qu’on y fasse assez attention ! _ Perec :

« Il y a dans l’idée que rien au monde n’est assez unique _ expression à bien méditer ! _ pour ne pas pouvoir entrer _ de force, quand « cela«  n’y consent pas de lui-même d’assez bon gré ! ni assez vite… _ dans une liste _ et cela, que l’inclusion (ou que l’exclusion) soi(en)t bienveillante(s) ou malveillante(s), voire mortelle(s) : mais les blessures d’amour propre, aussi, peuvent in fine tuer… _

quelque chose _ nous y voici donc ! _ d’exaltant et de terrifiant à la fois«  :

c’est cette terrible ambivalence _ Bernard Sève dit aussi « ambiguïté«  _ que le De Haut en bas _ Philosophie des listes de Bernard Sève se donne pour tâche d’explorer,

et réalise avec quel brio ! cette fois-ci encore…

« Nous voulons que tout puisse être listé, et nous sommes pourtant heureux que ce ne soit pas possible » _ soit que demeurent et résistent, de fait, des exceptions à pareille ambition…

Aussi Bernard Sève en déduit-il, toujours page 8, que « la pratique des listes n’est pas aussi simple que nous le pensions d’abord » _ tiens, tiens !

Et c’est sa complexité

que De Haut en bas _ Philosophie des listes va s’essayer, brillamment, à démêler pour (et avec) nous :

« Le présent ouvrage entend examiner avec précision _ et la méticulosité parfaitement probe de Bernard Sève en est un outil particulièrement performant ! _ la notion de liste, la diversité _ rencontrée _ des pratiques humaines dans lesquelles les listes interviennent, la signification plus ou moins simple de ces pratiques » _ page 8. Comment penser cette diversité? Comment ne pas céder à la force de dispersion _ vertigineusement centrifuge _ d’un tel sujet » _ page 9. Voilà le défi que se donne à relever Bernard Sève face à l’écueil posé d’entrée de son sujet !


Je relève aussi

_ et cela, tout particulièrement, eu égard à ma propre « allure de penser« , de parler et écrire, qui y est assez fortement rétive ; et met souvent à mal le malheureux « indiligent lecteur«  s’essayant à suivre le fil des articles de mon blog : très fortement « à sauts et à gambades« , mon style, au point de donner un peu trop vite le mal de mer aux plus bienveillants, au départ, des lecteurs de ce blog ;

Élie During ayant joliment qualifié cela, d’après Claude Lévi-Strauss, d’allure à « bricole » ; je me permets de le citer :

« c’est une écriture pleine de petites bifurcations, pleine de bricoles (j’apprends de Lévi-Strauss que ce mot désignait autrefois les embardées ou les changements de direction brusque de l’animal en mouvement) ; une écriture qui s’offre comme une annotation continue d’elle-même, ou plutôt un contrepoint (voilà, nous revenons à la musique) à d’autres voix : la mienne, mais aussi celles de tous les auteurs dont tu fais entendre l’écho au fil de ta plume…« …  _

Je relève aussi

ces remarquables précisions-ci, pages 9-10-11 :

« Le domaine concerné _ celui des listes _ est proprement sans limites,

mais le format court de ce livre est une heureuse contrainte _ que l’assez extraordinaire professeur (il officia longtemps au lycée du Parc et à Louis le Grand, et forma à la philosophie une bonne génération de brillants et archi-compétents Normaliens ! avant d’assumer une chaire d’Esthétique et de Philosophie à l’Université de Lille-III) qu’est Bernard Sève sait brillamment (avec quelle maestria !) dominer. Il incite à penser net et à dire bref _ en effet ! Il oblige à renoncer au fantasme d’une exhaustivité de toute façon impossible. Il aide à résister au vertige propre à la pratique des listes. Il interdit au discours _ d’analyse et explication : lumineuses ! _ de mimer son objet. Penser la liste _ voilà l’objectif : la connaître et la comprendre ; afin de la faire connaître et la faire comprendre ! _ n’est pas se complaire aux listes : écarter l’« esprit de la liste » _ dangereusement en proie à une insatiable compulsion d’exhaustivité (ainsi que d’indéfinition…) _, pour mieux comprendre _ voilà ! et donner à comprendre, en toute clarté faite, réalisée _ la production et l’usage des listes«  _ par l’esprit humain, en la diaprure de ses ambivalences, en la diversité de ses opérations effectives…

« Chacune de ces listes _ évoquées et passées en revue dans la « liste des _ 157 _ notions corrélées à l’idée de liste » proposée en conclusion du chapitre d’« Introduction« , pages 12-13… _ exprime une des facettes _ elles sont bien plurielles… _ de l’esprit humain _ c’est lui, ou ce sont elles, en leur pluralité et leurs ambivalences, ces facettes de l’esprit humain, qui intéresse(-nt) le philosophe-anthropologue qu’est Bernard Sève. Nous souhaitons penser à la fois la diversité de ces facettes _ voilà ! _ et l’unité du geste humain fondamental _ voilà aussi ! en même temps ! _ consistant à penser et agir _ les deux _ « en liste » _ cela m’évoque le travail fondamental, basique, d’André Leroi-Gourhan : Le Geste et la parole Peut-être saurons-nous mieux _ voilà qui doit intéresser tout un chacun, en sa propre humanité (et inhumanité, parfois aussi ! en ses excès…) _ ce que nous faisons lorsque _ tout naïvement _ nous remplissons notre agenda, consultons l’annuaire ou nous laissons griser par la poésie des listes de Rabelais, de Melville ou d’Homère« …

Pour ma part,

je ne suis pas un obsédé des listes, bien au contraire : j’aime plutôt et surtout l’improvisation, l’élan, l’inspiration essayée ; le danger de l’oubli ne m’inquiète pas trop _ pour le moment, du moins. Je suis du côté de l’élan et du souffle ; tout particulièrement dans la conversation, la conférence, ainsi que le cours : conçus d’abord comme des interlocutions… Même si je « tiens » mon agenda _ telle une « main-courante » : le numéro 102 de la liste des 157 « notions corrélées à l’idée de liste« , page 13… De même que je « tiens (scrupuleusement !) à jour » la liste des articles de mon blog http://blogamis.mollat.com/encherchantbien/ … Mais je suis exempt de la manie de « tenir » un répertoire de ma bibliothèque ou de ma discothèque… La différence, très pragmatique, je m’en aperçois, tenant aux perspectives d’action (à effectuer, ou pas)… Et c’est bien l’interlocution qui me motive _ et emporte ; et enflamme…

D’un autre côté, je dois aussi admettre que j’essaie le plus possible d’être bien large ; et peut-être même « complet » _ le plus que je peux : je rajoute (comme Montaigne et comme Proust) ; et dans le rythme… _, pour rendre « vraiment » justice _ mais sans lourdeur, j’espère… _ à toute l’ampleur (= diversité et variété _ voilà ! _) de ce dont je traite : mais sans rédiger au préalable de telles listes, qui m’encombreraient : je préfère jouer le jeu de l’effort de mémoire (et d’oubli), sur le champ, hic et nunc ; je m’y mets, chaque fois, au défi… C’est mon jeu sérieux. Et je lui prête une vertu d’encouragement pédagogique : à s’y essayer _ joyeusement et scrupuleusement _ à son tour…

Voici un extrait de mon mot à Bernard Sève, le mardi 30 mars dernier _ il y a cinq jours ; j’ai aussi, depuis, re-parcouru le livre et mes annotations… _ dès que j’eus achevé la première lecture des 228 pages de son livre :

De :   Titus Curiosus

Objet : Dynamiser la compulsion de juxtaposition
Date : 30 mars 2010 09:26:14 HAEC
À :   Bernard Sève


Et je me suis mis à la lecture de ce De Haut en bas.

Je viens de l’achever, donc, en ce début de matinée _ du mardi 30 mars : avant de m’en aller au travail.
J’aime cette ampleur et extrême perspicacité de vue,
tout à fait originale et libre _ et toujours vive et joyeuse…
Le « génie » du penser à l’œuvre, avec liberté et joyeuseté tout à la fois,
sur des questions cruciales : les formes d’esprit de l’humain,
en leurs paradoxes, entre fécondité et dangers, aussi, de monstruosité
_ le cas est cependant peu développé ! en dehors du listal killer (de roman !)… _, ou, plus simplement, de névrose _ dans l’échelle des pathologies…

Ainsi ce nouvel opus s’inscrit-il on ne peut plus clairement,
dans la continuité, toute diverse, diaprée, des travaux précédents,
quant à l’esprit même du bonhomme Montaigne, comme quant à l’altération musicale.


Je ne vais pas rédiger maintenant mon article sur ce livre,
mais je retiens dès maintenant son aspect d’amplitude anthropologique _ à nouveau (comme dans le Montaigne _ Des règles pour l’esprit ) :
car il s’agit cette nouvelle fois encore
de « bien faire l’homme« , entre courage (et avec « panache » !) et « fragilité« ,
ainsi que le relèvent les expressions de la conclusion de la dernière page…

Je les cite, page 228 : « Il est satisfaisant de se dire que la liste peut être à la fois et simultanément le lieu du panache littéraire (un morceau de bravoure) et son point de fragilité (l’effet de liste est à la disposition du lecteur  _ qui s’y enchante ou s’y ennuie ! selon ses dispositions à lui… _). Panache et fragilité : n’est-ce pas aussi une définition possible de l’humanité ?« .

J’ai attendu la page 223 pour voir apparaître, mieux que le nom de Bergson,
l’expression d' »élan bergsonien »
pour désigner ce qui vient « transfigurer » la « mécanique » « rudimentaire » de la manie ou de la compulsion au lister
en un « dynamisme » capable
_ à l’inverse ! _ de faire « jaillir la vie« …
Même si ces aspects-là apparaissaient déjà dans le chapitre _ le chapitre IV : « Qui parle ? » : un chapitre crucial… _ sur la parole (d’interlocution) et la profération ;
mais cela concerne aussi ce qui dépend du lecteur en sa lecture, qui doit être
_ elle aussi ! _ vivante, vive, accueillante, curieuse…

Je retiens Jack Goody _ l’auteur si remarquable de La Raison Graphique _, Sei Shônagon _ il m’arrive de lire à mes élèves le début (si merveilleux !) de Notes de chevet, à propos des saisons… _,
Georges Perec _ que je n’ai jamais vraiment lu : sans doute pour ses aspects un peu trop oulipiens

(Jacques Roubaud est venu un jour dans ma classe ; de même que Michel Chaillou _ l’auteur de Domestique chez Montaigne _ : proposés par la Drac… ; mais je ne goûte pas trop les aspects formalistes ;
je suis du côté de l’élan et du souffle ; du côté de Walt Whitman, si l’on veut…)
; mais depuis ce courriel, j’ai lu Penser/Classer

Voilà ce que je voulais dire pour commencer.

Je ne suis pas _ du moins à un degré tournant à l’obsession _ un « listeur » ;
je ne suis pas angoissé
_ à la Bergson (de La Pensée et le mouvant)… _ par l’abîme entre le caractère discret du discours
et une supposée « continuité » (plus ou moins désespérante
_ à penser par un discours) du réel ;
et m’en amuse plutôt.

J’aime les élans,
j’aime les discontinuités,
les picorages : j’aime le temps et ce qu’il nous propose à vivre
_ vite.

J’aime les rythmes souples et vivants
tels ceux de la musique
et des divers Arts… Ce sont toujours des Arts du rythme…
Et vivre aussi, pour commencer !

J’aime la variété de ces rythmes…

les hémioles...

J’aime les (heureuses) rencontres, c’est-à-dire les amitiés _ pas très nombreuses : heureusement ! _,
qu’offre une vie à qui a la chance de pouvoir apprendre un peu à « cultiver »
l’art de son « ménager« , ainsi que le dit notre Montaigne : « pour moi donc…« , au final du chapitre 13 du livre III…


A suivre :
il me reste à rédiger un article un peu plus construit
_ j’espère que j’y « viens«  à peu près… _ à partir de ces intuitions basiques…

Merci infiniment,
cher Bernard,
et vive l’attention !

Il me reste à mettre l’accent sur ce que je retiens de tout cela,

et ce en quoi je me sens de plein pied et de plein vent sur ce que retient Bernard Sève lui-même de ce parcours _ sien, mais aussi très objectif _ des listes, en leur humanité, et inhumanité parfois pathologique, 

tel un mésusage _ seulement mécanique ! et non pas dynamique , dynamisant, joyeux _ de la raison.

La liste dérive de l’écriture,

ainsi que l’a analysé Jack Goody en sa Raison Graphique (et repris récemment en son Pouvoirs et savoirs de l’écrit…), même si « le travail de Goody, quoique décisif, ne porte que sur les premières listes (sumériennes, akkadiennes, égyptiennes), non sur la pratique humaine de la liste en général« , comme le remarque Bernard Sève à la page 17, au début de premier chapitre, « Qu’est-ce qu’une liste ?« , une « simple liste« …

« Une liste ne contient que des mots, ou des items assimilables à des mots« …

Et « toute liste est produite par une série d’opérations«  :

« Il faut, pour élaborer une liste _ car une liste « se fait« , s’écrit : nécessairement ! _, prendre une sorte de recul par rapport au monde, à la situation d’énonciation et à l’usage ordinaire _ en commençant par le parler ! la parole ! _ du langage. La liste ne relève pas de l’improvisation _ voilà ! _, de l’inspiration soudaine. Une bonne liste, et même une mauvaise, suppose un travail, une recherche des éléments pertinents _ à inclure; les éléments non pertinents étant exclus, ou à exclure ! _, toute une technique intellectuelle de tri et de comparaison _ soit une forme et une tournure d’esprit : exigeants, voire retors ; et à mettre en œuvre très effectivement… Toute liste est une sélection : elle élit et elle écarte. C’est l’objectif premier de sa « comparaison«  : en recul, en effet (et comme en insatisfaction ; c’est un des versants affectifs, de connotation négative, boudeuse, voire colérique, du terme « critique«  !), par rapport à ce qu’offre présentement, de lui-même spontanément et immédiatement le réel, le monde

Il y a toujours quelque chose d’artificiel _ et de discrétionnaire _ dans une liste« , page 22. « L’écriture fragmente le flux oral, elle le spatialise et le découpe« , page 23.

Par là, « l’écriture permet de procéder en plusieurs temps : chercher, fixer, compléter, corriger, vérifier« , page 24. Et « le caractère essentiel de la liste consiste à présenter les mots qui la composent de façon discontinue« , page 25 :

« une phrase n’est pas une liste de mots, pas plus qu’une mélodie n’est une liste de notes » _ la phrase et la mélodie étant du côté de l’élan…

« La liste est a-grammaticale. Elle implique la discontinuité de ses éléments ; les mots y sont isolés les uns des autres », page 26… « En un mot, l’état pur de la liste, c’est la langue réduite à l’état de nomenclature« , page 28. Et « la suprématie de la colonne«   _ sur l’écriture à la file, pour la réalisation scripturale de la liste _ « est qu’elle est plus conforme au caractère de séparation entre les mots qui définit la liste. La présentation en colonne _ de haut en bas, avec passage systématique à la ligne pour chaque item (item signifiant « et encore« )… _ est adéquate au concept même de la liste«  ; « la présentation de haut en bas souligne l’a-grammaticalité de la liste, la séparations des items, sa discontinuité. Chaque mot est ainsi présenté dans son autosuffisance et, si l’on peut dire, sa majesté« , page 29

_ cf aussi, quant à cette « majesté«  par le passage à la ligne, le position du vers, en poésie… mais avec, cette fois, le « port«  du souffle de l’enjambement et l’assonance ludique (éventuelle) du jeu des rimes… La poésie ne me paraissant pas pouvoir souffrir, elle, l’a-grammaticalité : sinon par un usage de la liste, justement… Bernard Sève cite ici, page 50, l’Inventaire (avec ratons-laveurs) de Jacques Prévert, extrait de Paroles ; ou, page 117, un très court poème de Francis Ponge, commençant par « Papillote chiffon frisé« , extrait de La Rage de l’expression

« Une liste n’est ni nécessairement finie, ni nécessairement infinie« , page 31 _ ses exigences sont plus modestes ! « Une liste finie peut être présentée de façon exhaustive, mais aussi de façon incomplète (un « etc. » final pouvant indiquer au lecteur que la liste se poursuit virtuellement)« , page 31 toujours… « Une liste n’est pas _ non plus _ nécessairement ordonnée« , page 35. « Une liste n’est ni une classification ni une hiérarchie, même si elle tend _ tout de même : sinon elle lasse vite (l’esprit du lecteur)… _ à l’être« , pages 35-36.

« Classer les types de liste n’est pas facile« , page 39 ; mais « la distinction entre onomastika _ soient « une série de mots (ou de brèves combinaisons de mots) dont chacun décrit une entité ou une classe d’entités du monde physique« , comme l’a défini A. H. Gardiner, que cite Goody _ et lexica _ soient « des listes de mots pris comme mots«   _ est la plus importante, et, conceptuellement, la plus décisive.

Dans les listes « onomastiques », les mots sont pris dans leur valeur référentielle, en tant qu’ils désignent des objets du monde réel.

Dans les listes « lexicales », les mots sont pris en tant que mots, ils sont chosifiés dans leur statut matériel (phonique ou graphique) ou grammatical.

Un inventaire _ item n° 79 de la « liste des notions corrélées à l’idée de liste » aux pages 12-13 de De Haut en bas _ est un exemple typique de liste onomastique, une liste de verbes irréguliers _ sans numéro d’item dans cette même liste : soit un cas de liste tout ce qu’il y a de plus normal… _ est un exemple typique de liste lexicale« , pages 40-41.

« La simple liste, celle qui n’est que liste, exclut l’énonciation comme la profération« , page 87 ; « en situation usuelle _ ou « normale«  ; toute prosaïque, en quelque sorte, au fil du plus commun des jours…  _, il n’y a ni énonciation ni profération. » Et « la liste pourrait être ainsi définie : un texte dont l’auteur ou le producteur s’est retiré« , page 88 _ l’analyse est plus qu’intéressante : cruciale ! j’y renvoie donc ;

simplement je mentionne aussi présentement cette précision importante de Bernard Sève, page 86, à propos de son usage ici (« en un sens inhabituel« ) du terme « énonciation«  :

« Je regrette d’employer le mot « énonciation » en un sens inhabituel, mais je n’en ai pas trouvé de meilleur. La liste est un fait de langage (toute liste est composée de mots), mais il n’est pas sûr qu’elle soit un acte de langage _ voilà ! _ : la plupart du temps, elle ne s’adresse à personne et n’est portée par aucun « je ». Or l’énonciation est _ elle _ un acte de parole _ oui ! _, dans lequel un sujet _ oui encore ! _ formule (par écrit ou par oral) un énoncé ou un ensemble d’énoncés qu’il reconnaît et assume _ voilà ! telle une virtuelle « signature«  envers laquelle il s’assigne lui-même, en quelque sorte ! _ comme siens ; il y a _ ainsi _ dans l’énonciation un engagement _ auctorial (et moral, en conséquence) : voilà ! _ de la personne _ parole dite, parole donnée«  _ et sacrée ! Cette précision-là se trouve page 86 : une précision capitale !..

Par là, « dans certains moments expérimentaux » _ eux : voilà encore… _ de la littérature

_ qui, en quelque sorte, « s’est emparée de cette possibilité d’écrire un « texte objectif », sans auteur« , page 89 _,

« grâce à sa propriété d’être dépourvue d’instance d’énonciation _ en ce sens ainsi précisé page 86 _,

la liste devient _ paradoxalement, et spectaculairement même (ou artistiquement !) _ l’instrument privilégié d’une écriture _ littéraire, donc, ou artiste ! ; mais sur un mode discret (peu visible) et paradoxal ; non sans humour, non plus, par conséquent… _ désireuse d’écarter ou de minorer _ la nuance est d’importance : une affaire de finesse et de subtilité tout en discrétion… _ l’auctorialité« ,

remarque très finement et parfaitement justement Bernard Sève page 89.

Mais on découvre aussi, très vite, que « bien loin que la liste exclue le sujet d’énonciation, elle lui confère _ plutôt, alors _ une posture singulière _ voilà ! d’autant plus forte… _, attentive _ esthétiquement _ à l’interlocuteur comme aux vibrations « kaléidoscopiques » du monde« , page 91. Aussi, si « la liste paraît _ d’abord et en général… _ avoir quelque chose de lourd, de grossier, de simpliste _ voilà _, parce qu’elle n’est jamais au fond qu’une accumulation _ plutôt balourde, en son principe de base _ de mots et d’items« , page 92, on apprend aussi à y déceler _ plus finement tout _ autre chose : « de la souplesse, de la finesse, une triple attention _ artistes ! _ à l’interlocuteur, à l’objet du discours et à ce que Montaigne appellera le « passage »« , pages 92-93 _ une très grande subtilité, comme on voit.

En conséquence de quoi, « il faut prêter _ en tant que lecteur : c’est ainsi que la liste aussi nous sollicite… _ aux listes une écoute _ esthétique, artistique, littéraire… _ plus attentive _ souple, fine, subtile _ et plus disponible : derrière le crépitement un peu répétitif de leurs items, un sujet _ parlant via cette mise en écriture et en colonnes (virtuelles ou effectives) ; artiste ! _ peut chercher à dire _ à qui va l’écouter ou le lire : et il nous faut l’apprendre ! _ quelque chose de très précis et de très singulier _ voilà ! _, qui use de la colonne des mots pour exprimer _ invisiblement, en quelque sorte _ ce qui n’est pas inscrit _ noir sur blanc _ dans la colonne« , page 93.

« Le sujet _ écrivant la liste _ peut donc s’affirmer _ artistiquement, poétiquement ; au-delà du rhétorique pragmatique… _ dans la liste par l’intention _ de signifiance indirecte, oblique, toute en douceur _ dont la liste est porteuse. Cela suppose qu’elle soit insérée dans un contexte concret _ et hors texte _ qui peut seul lui conférer ce statut« , page 102 : c’est plus qu’important : décisif et crucial ! pour l’activité en aval du lecteur… « La liste _ telle la « liste mémorative, véritable tabula gratulatoria » de Marc Aurèle ouvrant « son recueil de pensées par une série d’hommages ; certains sont nominatifs ((Vérus, Diognète, Rusticus, Apollonius, Sextus, Alexandre le grammairien, Fronton, etc.), d’autres sont catégoriaux (« mon père », « ma mère », mon bisaïeul, « celui qui m’a élevé », etc.) ; et se concluant « par un hommage « aux dieux » ; elle occupe la totalité du livre I des Pensées«  _ requiert ici un sujet d’énonciation _ et auctor _ qu’elle contribue à former. Elle dit l’amour de la vie et la gratitude pour ceux qui furent vivants, et le sont encore dans la mémoire de l’empereur philosophe. La liste devient puissance de vie«  _ poïétiquement, ici… _, pages 102-103…

« La liste » n’est donc pas nécessairement « du côté _ réducteur et réduit ! _ de la simple graphie, de l’enregistrement« , à l’opposé du « style » ! Car « cette forme fruste de l’écriture, consistant à seulement aligner des mots ou à les ranger en colonnes » est capable de venir subtilement _ le concept est important ! et aussi avec force poétique !.. _ « hanter, de façon universelle semble-t-il, l’écriture littéraire ou mythologique« , pose Bernard Sève, pages 105-106, en ouverture de son chapitre V consacré à « la liste en littérature, poétique et narrativité« …


Ce « qui est poétique dans une liste« , page 120, c’est que »le mot en liste« , « coupé du monde » _ par l’a-grammaticalité même de la liste (a-rhétorique, par là même aussi !) _, « fait corps _ alors, magiquement… _ avec le monde«  :

« Coupé du monde, parce qu’il ne signifie pleinement que dans l’acte _ ici isolé de gestes _ de la phrase, dans l’énoncé, dans le discours. Faisant corps avec le monde, parce que le projet de persuasion _ rhétorique et utilitaire, quasi permanent _ est nécessairement suspendu : un mot isolé ne peut prétendre convaincre quiconque de quoi que ce soit. Le mot n’est plus _ alors _ l’outil d’une manipulation linguistique _ et rhétorique, utilitairement _, il devient _ poétiquement _ un morceau du monde _ même : cf le titre donné par Francis Ponge à son recueil justement célèbre : Le Parti pris des choses

Il existe un cratylisme naturel à la liste _ oui ! _, comme s’il suffisait aux mots d’être inscrits en colonne ou à la file pour que la portion du monde dont chacun d’eux a la garde _ il y veille dessus avec soin (ou care…) _ nous soit enfin transparente _ voilà sa vertu de révélation poétique ; du moins pour qui sait (et a appris à) s’en servir ; et pour qui, aussi, sait (et a appris à) la percevoir, en écho… La liste poétique se fait alors exploration _ active _ du monde et exploration _ active _ de la langue, double exploration symétrique qui semble avoir renoncé à tout projet de maîtrise _ pratique immédiate, ou rhétorique (utilitaire et utilitariste) : au profit de la « majesté«  pure de cette énonciation…

« Honneur des hommes, saint langage« , dit le très grand Valéry (La Pythie, in le merveilleux Charmes !)…


La liste expose
_ simplement : élémentairement ! ainsi _ le monde« , chez un Zola, chez un Hugo, chez un Perec, cités pages 120-121.

« Une remotivation _ terme très intéressant : une re-mise en mouvement du sens ! _ du signe se fait presque naturellement dans la lecture poétique du mot en liste. Chaque mot, dans une liste, fonctionne ou peut fonctionner comme un nom propre _ en sa singularité, anomique _ et comme un nom propre familier _ non sans tendresse alors, parfois ; et sans prix (délivré du calcul des équivalences) _ ; chaque mot semble démentir l’arbitraire du signe et jouer un rôle « évocatoire ». La liste fonctionne _ alors _ comme un appel _ non un appel administratif (l’appel dans une classe _ quand, et si, celui-ci se borne, du moins, à un contrôle administratif des présents/absents : mais il peut être aussi (!) une attention plus puissante, et aux présents (avec ce que leur visage au présent peut offrir de signification singulière !), et aux raisons (demandées aux présents) de l’absence des non-présents ! _), mais un appel amical à portée ontologique _ voilà la portée alors de son intensité vibratoire !

« Quand Sei Shônagon écrit (en colonne) une liste de « Choses qui donnent une impression de chaleur », où elle inscrit _ en l’an mil à Kyoto _ entre autres

« L’habit de chasse que porte le Chef de l’escorte impériale.

« Une étole faite de morceaux divers ».

(…)

Les sacs dans lesquels on met les harpes »,

le lecteur peut n’avoir aucune idée _ objectivable, identifiée _ de ce qu’étaient, dans le Japon du XIe siècle _ qui débutait tout juste _ ces éléments,

il n’en ressent pas moins _ et comment ! _ cette « impression de chaleur ». Il croit voir _ oui ! _ ces objets inconnus _ mais oui ! c’est là la force du paradoxe de cette puissance poétique si intense et incisive ! ou la vertu du « charme«  _ de lui, il croit ressentir une impression de « chaleur » en pensant à eux. Non que ces mots aient pour lui valeur documentaire. Il a simplement l’impression qu’ils lui parlent _ via la voix toujours présente, à la simple lecture tant soit peu attentive et empathique de la part du lecteur tendant l’oreille (et son imageance) ; via la voix toujours présente, ainsi, de Sei Shônagon. Comme si nous avions toujours su que les sacs dans lesquels on range les harpes ont quelque chose _ en eux-mêmes _ de chaleureux et fraternel« , pages 121-122. C’est en effet superbe !

D’autre part, encore, « la poétisation de la liste, quand elle a lieu, exige une forte implication du lecteur _ en effet : il est mobilisé ! « L’essentiel de la motivation _ voilà _ poétique, écrit Genette _ dans l’article « Langage poétique, poétique du langage« , in Figures II _, est dans l’attitude _ toute d’activité ! _ de lecture que le poème réussit (ou, plus souvent, échoue) à imposer au lecteur _ ainsi sollicité et remué, en son imageance… _, attitude motivante _ voilà : vers l’avant de ses propres facultés mises en mouvement _ qui, au-delà de tous les attributs prosodiques ou sémantiques, accorde _ ici et maintenant, en sa propre démarche d’attention exploratrice _ à tout ou partie du discours, cette sorte de présence intransitive _ thaumaturgique, magique _ et d’existence absolue _ voilà ! _ qu’Eluard appelle l’évidence poétique« , page 123.

Idem pour ce qui advient au théâtre, page 124 :

« Le mode de profération _ des acteurs _ au théâtre est particulièrement propre à l’emploi des listes. » « La liste est une forme indéterminée, et la liste de théâtre est doublement indéterminée : dans sa teneur _ textuelle _ et dans la façon dont elle sera dite _ avec modulations, par l’acteur. Elle pourra être déclamée, chuchotée, murmurée, hurlée, psalmodiée, dite de façon neutre, chantonnée même, d’après les choix d’interprétation et de mise en scène » _ en effet…

Car « la force de piétinement _ déjà, de la liste _ participe pleinement de la performance théâtrale, de l’acte _ puissant en mobilisation d’émotions _ du théâtre. Le théâtre déploie sur scène un souffle _ voilà ! _ qui en _ = de la liste elle-même _ souligne la dimension d’oralité » _ par le jeu et la voix et le souffle des acteurs. « La liste est aussi une des modalités de la parole parlante« , page 125.

Aussi « le théâtre amène _ -t-il _ à distinguer deux types de listes en littérature _ parce qu’un auteur y est particulièrement, et singulièrement, présent ! _, ou plutôt deux façons de les constituer _ ce point (de genèse) est décisif !

Un des enjeux de ce livre De Haut en bas _ Philosophie des listes étant : comment être, ou ne pas être, un « sujet« , un auctor : et peut-être au-delà du cas d’une œuvre littéraire (et artistique), et même d’un texte littéraire écrit (ou interprété, sur une scène), le cas d’être « auteur«  et « sujet«  en sa vie…

Il est des listes qui se constituent _ en l’écriture _ par prélèvement calculé sur un stock disponible d’informations partagées (procédure d’itemisation) et par addition, plus ou moins mise en ordre, des items ainsi prélevés » _ formellement, en quelque sorte.

« Et puis il est des listes qui _ toujours en l’écriture _ jaillissent _ quasi violemment _ d’une intuition, d’un sentiment, d’un sens de la situation _ facteur-clé ! _, d’une nécessité dramatique, pittoresque ou canaille _ éminemment stimulante. Ces listes, elles aussi, mobilisent _ voilà ! _ des mots, car toute liste se résout en mots et n’est que mots _ certes ! _, mais les mots sont appelés _ voilà l’instance décisive : vocative ! _ par autre chose que par une logique de type conceptuel ou verbal (assonances, ressemblances, synonymies, homonymies, jeux verbaux), ils sont appelés par la nécessité _ viscérale, tripale, charnelle (et humaine; en un sujet humain !) _ d’un dire«  _ voilà ! pour ma part, j’aime ces excroissances de souffle-ci, autant que je peine aux formalismes (surtout structurels) précédents : encalminés, sans air ; étouffants !..

Ce que Bernard Sève résume superbement, pages 126-127 :

« La liste peut être un reste, un germe, elle peut signifier la dégradation, la chute _ alentie jusqu’à une quasi immobilisation _ du narratif dans l’énumération _ notariale, administrative, comptable _ ;

elle peut à l’inverse opérer une montée _ en accelerando, vivace, elle _, une explosion _ de souffle _ de vérité«  _ comme c’est magnifiquement dégagé...

Et Bernard Sèvre de poursuivre :

« Les deux méthodes d’écriture _ littéraire _ que nous distinguons ici ne sont _ non plus _ ni étanches ni étrangères _ irréductiblement _ l’une à l’autre. Bien des listes de Melville _ l’auteur du formidable Moby Dick _, par exemple, pourraient avoir été constituées aussi bien par l’une ou l’autre voie.

Reste une différence d’accent _ tiens donc ! une modulation de la voix ! _, pour nous très nette _ et j’abonde aussi en ce sens, on l’aura compris ! _ entre des listes structure et des listes souffle«  _ voilà qui est superbement résumé !

« Les listes souffle rencontrent et sollicitent le relais du corps _ absolument ! son émoi ! le battement de sa respiration ! _ ; et ce relais, de nature théâtrale, les leste _ oui ! _ de présence et de nécessité«  _ charnelles ! j’applaudis des deux mains !

Et « l’une et l’autre listes ont leur poétique » _ en effet, page 127.

Voilà pour le chapitre V consacré à « la liste en littérature, poétique et narrativité« …

Le chapitre VI est consacré aux « listes comme arme de combat« , avec « usages constructifs » et « usages destructifs«  _ sceptique, réfutatif, ainsi qu’ironique et polémique… _ des listes…

Bernard Sève, ensuite, consacre son chapitre VII à l’usage des listes en philosophie,

par exemple dans les œuvres d’Aristote, de Leibniz ou de Kant,

mais aussi chez les Stoïciens et les Épicuriens ;

et développe la préférence donnée à la dynamique créatrice des « problématiques » vives, en alerte, vis-à-vis de l’inertie brute, et fossilisée, des « thèmes » et « matières«  ;

et le chapitre VIII à « Montaigne, un cas exemplaire« …

« La liste, chez Montaigne, est à la fois expression spontanée de la volubilité _ trop vite pathologique : Montaigne s’en méfie… _ de l’esprit et instrument intellectuel destiné à appréhender _ par une sérénité gagnée : en l’écriture maîtrisée même ; même si poursuivie par le cavalier Montaigne « tant qu’il y aura de l’encre et du papier«  _ la complexité du monde et de l’homme. Ce statut complexe marque en profondeur les Essais. L’usage réfléchi que Montaigne fait des listes nous éclaire _ et comment ! et combien ! _ sur l’ambiguïté foncière de l’usage des listes«  : en effet ! Page 184.


« Pour Montaigne, comme pour Homère, la liste peut parfois permettre de saisir _ en pensée, par l’esprit _ la variété kaléidoscopique et mobile du monde, et de la communiquer dans une interlocution vivante et attentive à l’interlocuteur _ et malicieuse, aussi : Montaigne a un humour renversant ravageur ! _, ou plutôt ici au lecteur«  _ sommé de ne pas être trop, tout de même, « indiligent« , dès l’adresse « Au lecteur« , en ouverture des Essais, en 1580 : sinon « Quitte ce livre !« 

« Une telle interlocution suppose le renoncement au dogmatisme, à la « tyrannie parlière », au verbe agressif hautain. C’est une liste qui nous en avertira«  _ au chapitre « Des boiteux«  (III, 11), remarque Bernard Sève, page 203 :

« J’aime ces mots qui amollissent et modèrent la témérité de nos propositions : à l’aventure, aucunement, quelque, on dit, je pense, et semblables (…). Qu’est-ce-à-dire ? Je ne l’entends pas… Il pourrait être… Est-il vrai ?« .

Et Bernard Sève de commenter, toujours page 203 :

« Précieuse liste _ commente alors l’auteur _, et dont on ne risque guère d’abuser, tant elle contredit le penchant dogmatique et querelleur de l’esprit humain. Cette liste de modalisations _ oui _ du discours doit être _ assurément _ méditée et mise en pratique, à titre d’exercice dont la portée est autant éthique que linguistique. On peut être sûr qu’elle n’a rien perdu de sa pertinence _ certes ! _ depuis que Montaigne l’écrivit« … 

Le dernier chapitre IX (avant la « Conclusion » ramassée : en quatre pages) a pour titre « Anthropologie de la liste« , pages 205 à 223 :

« Tout le monde fait des listes (elles peuvent être fort courtes) ; tout le monde use de listes. » « J’entends simplement examiner ici quelques traits saillants dans l’usage contemporain _ si riche et si divers _ des listes« , annonce l’auteur, page 205.

« L’informatique a complètement modifié _ voilà ! _ la production des listes. Il n’a jamais été aussi facile qu’aujourd’hui de fabriquer des listes complexes _ et plus seulement rudimentaires _ et d’y avoir accès » _ encore faut-il s’y repérer et en tirer un profit véritable ; sans s’y empêtrer ; surtout en ce qu’elles présentent de plus séducteur… Ni s’y perdre… « La tendance à lister est passée de l’esprit _ le centre d’intérêt même, en ce livre, de Bernard Sève : ne perdons pas cela de vue ! _ à la machine, qui d’ailleurs liste d’elle-même _ oui ! _, et sans qu’on le lui demande, ses propres données (indexation automatiques des mails, des fichiers, etc.). Toute une grouillante activité de mise en liste bruisse sans cesse _ voilà ! _ dans nos machines presque silencieuses _ en effet.

Nous n’avons plus tant à produire des listes nous-mêmes qu’à choisir _ et cet art n’est ni le plus facile ! ni sans pièges ! _ celles qui nous intéressent _ et voilà aussi un premier handicap à surmonter ! _ dans les propositions de nos logiciels. Tout cela correspond bien à l’aspect automatique de la liste, à sa Geistlosigkeit (son « absence d’esprit »). La liste, dans l’ordinateur, avoue l’automate qui l’habitait _ basiquement _ dès l’origine« , pages 207-208.

Socialement et socio-économiquement _ les deux sont-ils désormais dissociables ? _, « la liste joue un rôle de plus en plus important dans l’évaluation _ dure ; et pas forcément juste… _ des individus, c’est-à-dire dans la compétition sociale _ idem : souvent destructrice des personnes, et pas seulement par suicides… Que de gâchis humains ici… L’entreprise, l’université, les institutions culturelles et sportives font de la liste _ et d’un de ses dérivés, le « palmarès«  : item n° 113 de la « liste » sur deux pages et en deux colonnes des 157 « notions corrélées à l’idée de liste« _ un instrument efficace d’évaluation _ des individus _ : curriculum vitae, bibliographies, discographies, filmographies, projets, bilans, plans d’action, nominations et performances dans les concours et tournois, palmarès _ le voici ! _, et jusqu’aux « pages perso » sur Internet sont autant de listes à valeur compétitive. »

Les « listes intersectives, entre privé et public, contribuent à la rationalisation (au sens wébérien) du monde social, mais aussi à l’oppression des individus invités à se définir _ en s’exhibant par certains traits mis en avant _ en permanence par des listes : listes de collègues (listes de diffusion), d’amis (Facebook), d’opinions (blogs), de préférences (chats, sites dédiés), etc. Il revient aux sociologues _ poursuit bien optimistement Bernard Sève, page 211 _ de discriminer ce qui relève, dans ces pratiques, de la pression sociale, de la servitude volontaire, des formes d’illusion propres à Internet ou de possibles nouvelles formes de subjectivation.

La liste présente _ ici _ de façon caricaturée l’une de ses propriétés, la compulsion de complétude (le collectionneur toujours en souci de la pièce qui lui manque). L’auteur d’une liste est pris par le double vertige contradictoire du désir de complétude (qui est autre chose que le vertige de l’infini, que la liste peut aussi susciter) et de la contrainte à l’allongement indéfini de la liste«  _ un nouvel apeironLa « double injonction » d' »être complet » et de « devoir toujours compléter » la liste de son curriculum vitae « fait la très grande force _ d’influence _ de la liste moderne« , met en exergue Bernard Sève, page 212. Et « il s’agit maintenant de compétition sociale, économique, financière, politique » : tous azimuts !

Ainsi, « la liste se situe _ -t-elle _ sur un pôle névrotique ou archaïque de la conscience pratique _ obsessionnellement, pour l’individu et son « esprit« . Alors que « le sage et le saint sont _ eux _ au-dessus des listes : ils se sont hissés à un principe plus élevé qui rend la liste inutile et vaguement ridicule _ « la vraie morale se moque de la morale« , dit Pascal. La conscience est meilleure débarrassée des listes. C’est aussi une des leçons que l’on peut trouver dans les Essais de Montaigne » _ Montaigne, à l’esprit en permanence si vif !

Et Bernard Sève de surligner ici :

« l‘utilisation compétitive des listes dans les sociétés contemporaine n’est sans doute pas immorale, mais elle présente un trait archaïque et potentiellement névrotique _ pour les individus _ dont il me paraît nécessaire de mesurer la nocivité« , page 213…

Pour une autre pathologie,

cf l’analyse de l’air dit « du catalogue » dans Don Giovanni de Mozart (acte I, scène v, texte de Da Ponte) :

« Leporello lit un recueil ou un inventaire, qui n’est pas petit (« questo non picciol libro, è tutto pieno dei nomi di sue belle »). » « Ce livre de conquêtes correspond exactement au concept de la liste : écrit, discontinu, noté vraisemblablement au jour le jour, selon la procédure de la main courante, et se prêtant à des comparaisons, comptages et récapitulations _ au rebours de l’attachement à la singularité (sans pareille, elle ; et qui ne cherche en rien la comparaison : saugrenue !)….

Que révèle cette liste complaisamment déclamée par Leporello ? que seule compte la quantité _ voilà ! celle du comparable… Leporello commence par dénombrer : « En Italie, six cent quarante… Mais en Espagne elles sont déjà mille trois (« Ma in Ispagna son già mille e tre« ) »… » Bientôt, n’importe plus que « la différence principielle, la différence sexuelle entre hommes et femmes (pas un seul garçon dans la liste). Cette annulation de la différence qualitative entre objets conquis _ adieu la singularité ! un clou chasse l’autre… _ est une autre manière d’affirmer _ avec exclusivité ! _ le quantitatif, qui est l’essence de la liste«  _ en annulant la dimension (qualitative, elle) de la singularité ! voilà ! pages 214-215.

Mais il en va aussi, en pareille logique, de sa propre comparativité (et échangeabilité) à soi (et de soi) ! à l’infini… C’est là la pente et force d’entraînement du nihilisme ; rien moins ! Le loup est dans la bergerie, d’entrée !!!

« Cet air « du catalogue » exprime admirablement la profonde ambiguïté de la liste. D’un côté, elle enregistre, de façon neutre et extérieure (ici, c’est le valet qui note au jour le jour les exploits du maître) ; de l’autre, elle renforce et elle nourrit la compulsion additive _ ou itemisation : au suivant ! _ qui définit le donjuanisme ; elle devient force active dans la production de ce qu’elle n’est censée enregistrer qu’après coup. La liste vient après (comme enregistrement) mais elle agit avant (comme incitation, appel et tentation)« .


« Le donjuanisme n’est pas seulement sexuel ou sentimental _ voilà bien la modernité de l’hymne à la liberté venant conclure l’acte I du Don Giovanni de Da Ponte et Mozart, ou « air du champagne » : « viva la liberta !«  _ ; et Leporello (c’est-à-dire Da Ponte et Mozart) nous apprend quelque chose d’essentiel sur la puissance contemporaine des listes _ dans toute leur amplitude : nous y voici !

Partout où nous sommes incités à cumuler des items _ voilà ! _,

il y a exploitation sociale _ ou socio-économique : comptable ! _ d’une forme de donjuanisme _ c’est cela !

On cumulera les titres, les décorations, les références bibliographiques, les fonctions officielles, les engagements, les responsabilités, les « amis », les voyages, tout ce qui peut s’« itemiser » _ oui ! _ dans une liste virtuellement utilisable dans la compétition sociale. Chaque fois, un petit Leporello intérieur fait notre compte, tient notre catalogue à jour et nous pousse à ajouter encore _ toujours plus…

En d’autres termes, la liste est à la fois mathématique et dynamique : mathématique pour le passé (qu’elle enregistre et consigne) ; dynamique pour le futur (qu’elle oriente et structure).

Mais la dynamique, ici, n’est qu’une mathématique anticipée (je prends encore une responsabilité ou un engagement pour ajouter une ligne à mon CV), c’est-à-dire la contrefaçon d’une véritable dynamique _ qualitative, elle ; et constituée de singularités non cumulatives, non composables : c’est le point décisif !!!

La forme liste (qui est une antiforme, nous l’avons souvent dit _ par son émiettement _) se montre alors particulièrement pathogène«  _ en effet ! rien ne tient !

« La liste contemporaine n’est pas seulement narcissique _ centripètement (tristement, voire vilainement) égocentrique ! _, elle est aussi nostalgique _ et en voilà un autre versant : un prolongement en quelque sorte du romantisme… A certains égards, elle satisfait _ fictivement, sans l’apaiser _ un désir d’encyclopédie devenu impossible à _ effectivement _ combler.«  « On peut bien sûr, Internet aidant, constituer des encyclopédies (type Diderot, non type Hegel) aussi amples _ en extension, peut-être ! en compréhension, c’est une autre affaire ! _ qu’on voudra. Mais il est impossible qu’un homme puisse les maîtriser intégralement, c’est-à-dire les posséder intérieurement _ vraiment _, les penser _ et habiter et vivre, au (et du) dedans… Alors la liste supplée _ voudrait-on croire, du moins… Le grand succès _ commercial actuel constatable _ des dictionnaires et encyclopédies de toutes sortes (…) exprime aussi une nostalgie. La liste mime _ voilà ! à la Bouvard et Pécuchet ! _ l’encyclopédie, car elle aussi parle _ c’est bien tout ce qu’elle sait faire !.. _ de tout. Elle satisfait, assez illusoirement _ et c’est un euphémisme : de quel regret témoigne-t-il ?.. _, un désir de complétude et de systématicité.«  Mais « la liste _ « a-grammaticale, énumérative, additive, discontinue« , elle… _ est le contraire du système qui est _ lui _ syntaxiquement et sémantiquement lié« , page 217.

C’est que « la liste culturelle _ = pseudo culturelle… cf ici les ironies si justes de Michel Deguy ! _ contemporaine, dans ses formes littéraires et non littéraires (encyclopédies, Internet, mais aussi jeux télévisés ou radiophoniques, quiz, etc.), est potentiellement chargée d’une valeur inattendue : la préservation _ fantasmée, elle aussi : don quichottesque, en quelque sorte ; mais Cervantès avait bien de l’humour, lui… _ d’un monde qui s’émiette _ le paradoxe étant que la liste est, dans son concept _ même _, émiettement et discontinuité. La liste contemporaine est _ donc _ une tentative _ fantasmatique et impuissante, vouée in utero à l’échec, vaine _ pour ressaisir non pas tant l’unité du monde et du savoir que le sens _ hors de portée, dissous _ de cette unité _ du monde et du savoir : plus que jamais lointain, perdu : déchiqueté, en lambeaux et miettes, le « sens«  de cette « unité« -là ; d’où l’ampleur de la nausée de la déréliction éprouvée.

La liste, dans sa souplesse _ voilà _, peut être à la fois _ à son meilleur _ critique ludique de l’encyclopédie et _ à son pire _ succédané nostalgique de l’encyclopédie _ semble alors lui-même transiger (et pour lui-même le premier) Bernard Sève… Mais qui échappe à de telles tentatives (fantasmatiques) de transactions ?.. Il nous faut bien faire avec…


Ce rapport nostalgique à la liste en fait un contrepoids
_ tant bien que mal compensatoire… _ à l’usage social _ assez dur à vivre, lui ; blessant _ des listes compétitives. » Si « la liste compétitive est construite par le moi socialisé, évalué et jaugé ; elle se situe sur le pôle de l’égoïté. » Alors que « la liste nostalgique est tournée vers le monde ; elle se situe sur le pôle de l’altérité. Elle célèbre, sous des formes frustes ou raffinées, la _ plus douce et charmeuse _ varietas nominum et rerum, « la richesse des mots et des choses »… », pages 217-218.

« On mesure la profonde ambiguïté de notre rapport présent aux listes. La liste permet de satisfaire _ tant bien que mal, ainsi _ des désirs contradictoires : la systématicité et le zapping, le goût de la découverte et celui du survol, la profondeur et la facilité. L’anthropologie des listes est _ bien _ une anthropologie du paradoxe« , page 218.

Cependant, à propos de l’inscription des listes _ et des vies _ dans le temps, le chapitre IX se termine sur une remarque qui va davantage en profondeur. Quand « la liste sert à construire une généalogie ou une filiation » _ voilà ! _, « le temps est, dans une telle liste, ce qui fait passer _ charnellement _ d’un item à l’autre. La liste est _ alors _ moins succession _ discontinue _ de noms, qu’évocation _ et un peu davantage, peut-être : comme un début de transmission, dès la nomination… _ de ce qu’il y a _ et court, et vole, dynamiquement _ entre les noms, le passage du témoin«  _ soit une dynamique, un « élan » même ; et au-delà du rapport seulement inter-personnel strictement individuel, cela peut, peut-être, même re-fonder toute une civilisation…

En commençant par re-fonder l’école ; et cette décidément cruciale transmission ; cf, par exemple Bernard Stiegler : Prendre soin _ de la jeunesse et des générations Cela demande une volonté politique collective : un sursaut formidable (de confiance : civilisationnel…) face au rouleau compresseur usant, ou bulldozer, du nihilisme…

Et la fonction « principale » de la liste _ à côté des fonctions polémique, axiologique et mémorielle (déjà recensées par Bernard Sève) _ se révèle être « la fonction historico-politique« , page 223. « La liste relève alors de la philosophie de l’histoire. Le temps déposé en elle est destiné à s’épanouir hors d’elle. Nous sommes aux antipodes de la liste donjuanesque et de sa mathématique répétitive ; il s’agit d’une dynamique substantielle«  _ nourricière : l’exemple, ici, en est pris aux intuitions de théologie de l’Histoire de l’abbé Grégoire, en son ouvrage « Les Ruines de Port-Royal des Champs en 1809, année séculaire de la destruction de ce monastère« … Mais on peut l’appliquer à d’autres occurrences… Et les enjeux sont considérables !

Je désire conclure cet article de recension-présentation de De Haut en bas _ Philosophie des listes sur l’alternative « dispersion« / « dynamique« ,

comme le fait aussi Bernard Sève en sa belle et forte « Conclusion« .

Probablement, faut-il conclure à « l’impossibilité d’un discours unitaire sur la liste.

« La » liste ? Mais il n’y a pas « une » liste, il y a des listes« , est bien forcé de constater Bernard Sève, à l’antépénultième page, page 226 :

« La tendance à la dispersion est, malgré quelques contre-exemples d’autant plus puissants qu’ils sont rares, la logique fondamentale _ voilà ! _ de la liste, ou plutôt de chaque liste« , reconnaît-il, page 226. « Cela tient à un fait fondamental : la mise en liste est une opération foncièrement rudimentaire _ et pauvre (et appauvrissante, aussi), par là ; si on en reste là… Il suffit de mettre des mots à la suite les uns des autres _ quoi de plus simple ?« 

Et « la subtilité _ la voie du salut ! face à la sécheresse première… _

de la liste, quand elle existe, s’arrache _ non sans difficultés ; mais un peu d’enthousiasme (de l’auteur de la liste, comme de son lecteur) vient y aider _

au simplisme fondamental de son procédé« , page 227.

L’opération de « disposer graphiquement en colonne, de manière a-grammaticale, des mots ou des expressions » « est une opération simple et presque mécanique. Mais cette mécanique engendre _ du moins parfois : « à l’aventure« , ainsi que le dit Montaigne, nous l’avons vu un peu plus haut (cf la liste de la page 203, empruntée à l’essai Des Boiteux (III, 11)… _ une dynamique :

là est le mystère de la liste ; là est son intérêt _ sa fécondité et son « génie«  ! La véritable différenciation entre les listes _ hic Rhodus, hic saltus _ tient au type de dynamique engendrée _ en effet !

Il peut s’agir d’une dynamique dispersive, et répétitive (le donjuanisme, pris dans son acception large) ;

il peut s’agir d’une compulsion névrotique de complétude (la collection) ;

il peut s’agir d’un devoir d’exhaustivité (listes administratives, investigations philosophiques ou scientifiques) ;

il peut s’agir d’une tendance à la compilation sans principe, voire au simple recopiage (Bouvard et Pécuchet).

Ces dynamiques sont pauvres, quoique souvent utiles ; elles recèlent _ surtout _ une dimension pathogène _ plus individuelle, semble-t-il, que collective, de masse…


Mais il arrive parfois que la mise en liste engendre _ en un esprit _ une dynamique toute différente _ moins mécanique et formelle _,

dans laquelle se dit _ s’énonce ! par un auctor ! _ et s’éprouve _ par un lecteur ou spectateur actif : cf l’Homo spectator selon Marie-José Mondzain : en un livre indispensable ! _ la complexité du monde,

les vibrations des choses,

les méandres du moi,

l’épaisseur des mots.

Brusquement, la liste dit quelque chose _ tel un tremblement de terre ontologique…

La liste, contrairement à son concept, se met brusquement à parler _ en tout cas à me parler à moi qui suis son lecteur _ attentif, empathique, page 227. En ce que Baldine Saint-Girons nomme très justement un « acte esthétique«  ! Son livre _ L’Acte esthétique_ est passionnant sur ce phénomène décisif ! Et que l’école néglige et ne cultive pas !

C’est que « le rapport entre les items d’une liste est vide _ eh ! oui… le vide (sans air) du nihilisme… _ tant qu’aucune dynamique ne vient _ de son souffle, de son corps mobile et désirant vraiment en son élan _ le déterminer _ de sa direction : celle d’un vrai désir puissant. La pauvreté de la liste est qu’elle n’est que _ simple et minimale _ juxtaposition _ même mise en colonne de haut en bas ; ou mise à la file.


La richesse de la liste est que _ ou survient quand _ la juxtaposition _ toute simple _ peut déclencher une _ généreuse et profondément féconde, parfois ! _ dynamique qui, parfois _ c’est un facteur contingent : une grâce qui survient ! _, transfigure _ voilà, et de fond en comble ! et c’est un peu plus qu’un jeu aléatoire et purement éphémère de kaléidoscope : quelque chose venant « prendre » et « se saisir« , « tenir«  debout et « vraiment« , plastiquenent _ cette juxtaposition _ toute simple au départ, en ses premiers mouvements _ et fait jaillir _ génialement _ la vie _ en une forme toute singulière, qu’il faut apprendre à aborder, accueillir, connaître et cultiver, avec ampleur et profondeur.


Mais cette transfiguration ne se fait pas sans l’intervention du lecteur _ qui doit avoir lui aussi quelque part, si infime soit-elle, à quelque étincelle, lui aussi, de « génie« , en son « abord« , comme en son intelligence, ensuite, de la liste… On l’a souvent remarqué, la liste est de tous les procédés littéraires, celui qui dépend le plus de la coopération _ bienveillante, empathique _ du lecteur. Il est satisfaisant _ alors _ de se dire que la liste peut être à la fois et simultanément

le lieu du panache littéraire (un morceau de bravoure _ une virtuosité enchanteresse _)

et son point de fragilité (l’effet de liste est à la disposition du lecteur _ mais pas seulement lui… ; le lecteur doit donc y être si peu que ce soit préparé ; et « formé«  à l’expérience de la singularité « dans«  la connaissance ludique et sérieuse, tout à la fois, des diverses listes, et avec l’élan, surtout, accompagnant de son souffle et de son corps la rencontre et la compréhension de ces listes… _).

Panache et fragilité : n’est-ce pas une définition possible de l’humanité ? _ dans le mouvement de se dépasser, et dans le risque, certes, de mal y parvenir…

C’est aussi quelque chose de l’amour, me semble-t-il, au passage :

en la majesté de sa singularité…

Un admirable « essai » de parcours oblique dynamique entre philosophie et littérature,

que ce De Haut en bas _ Philosophie des listes de Bernard Sève, aux Éditions du Seuil… 

Titus Curiosus, ce 4 avril 2010

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