nov 27

Poétique de l’alpiniste

Sur la trace de NivesSur la trace de Nives, le dernier livre d’Erri de Luca sorti en Folio, nous permet de gagner un peu de hauteur. Une hauteur qu’il convient de prendre au sens propre comme au sens figuré, puisqu’il s’agit d’une conversation que le grand romancier italien a eu avec Nives Meroi lors d’une ascension sur les hautes pentes de l’Himalaya. On ne présente plus Erri de Luca, l’immense auteur de Trois chevaux et de Montedidio, qui présente la particularité de faire partie de la coterie des « écrivains-alpinistes », une appellation plutôt restreinte qu’il ne partage, à notre connaissance, qu’avec Dino Buzzati. Attention à ne pas confondre avec les « alpinistes-écrivains », un bataillon beaucoup plus fourni qui est composé, entre autres, de Roger Frison-Roche, Walter Bonatti, Marco Bianchi, Pierre Chapoutot, Giusto Gervasutti et Sylvain Jouty. Quoiqu’il en soit, la fusion de ces deux catégories d’hommes qui manient à merveille la plume et le piolet donne souvent des résultats pour le moins fascinants.

Le profane connaît peut-être un peu moins Nives Meroi, qui est pourtant en passe de devenir la première femme à gravir les quatorze sommets de plus de 8000 mètres (elle en est actuellement à onze). Ce livre de Erri De Luca permet de rattraper cette injustice et de nous faire découvrir une femme symbole de force et de courage. Avec son prénom prédestiné, Nives signifie « neiges » en latin, cette grande alpiniste agit comme une sorte de catalyseur dans les réflexions de De Luca. Ensemble, sous une tente en pleine tempête, ils aborderont des sujets aussi variés que l’alpinisme, mais aussi la solitude, la Bible, l’amour, la poésie, les cinq sens, le silence, l’amitié, le don de soi. Une douce mélancolie émane de cet échange épuré jusqu’à l’extrême, le manque d’oxygène forçant nos aventuriers à ne dire que l’essentiel.

Voici une magnifique vidéo de deux ascensions de Nives Meroi , qui vous donnera sans aucun doute envie d’en savoir un peu plus sur cette femme exceptionnelle.

 

 

nov 25

Ambiance trouble aux Antipodes

QueenslandL’Australie, fertile terre de crime ? Depuis Arthur Upfield, vénérable précurseur du polar australien et ethnologique, on connait mieux cette contrée lointaine… Fascinante pour certains – souvenez-vous de Cul de sac de Douglas Kennedy , de Kangouroad movie d’A.D.G., ou encore de Riches, cruels et fardés d’Hervé Claude – les auteurs du cru ne sont pas en reste : Peter Corris, grand défenseur du noir à l’australienne ou le duo Henshaw et Clanchy, remarqués pour Si Dieu dort et son effroyable suite, l’Ombre de la chute… Parmi eux, la collection Actes noirs nous fait découvrir Andrew McGahan, dont Australia Underground est déjà le troisième titre traduit, remarquable à tout point de vue…

Tout commence par une tempête… Elle scelle la fin de la carrière de « promoteur immobilier » de Leo James, narrateur à la fois cynique et naïf, que son statut de frère jumeau du Premier Ministre australien a contribué à maintenir à flot, loin des remous de la police et des diverses administrations fiscales. Pourtant, le vent a tourné, un cyclone ravage les projets de Leo… qui se fait enlever. Par qui ? Pourquoi ? Littéralement, tout s’écroule autour de lui, et pourtant, le cauchemar ne fait que commencer : la réalité et les enjeux qui lui sont dévoilés dépassent totalement la pire arnaque qu’il aurait pu imaginer… Car, pour Leo, débute une longue fuite à travers l’Australie, où ses poursuivants sont de plus en plus nombreux… Véritable tour de force, cette « fable » de politique fiction, à l’instar du Quelque chose de pourri au royaume d’Angleterre, de l’inimitable Robin Cook, propose un regard lucide et sans fard sur les possibles dérives sécuritaires (pour le moins) des sociétés occidentales après le choc du 11 septembre… Un brûlot ? Non, un simple roman… Australia underground poursuit donc la veine entamée avec Derniers verres, où se mêlent grands thèmes du roman noir classique (mélancolie, alcoolisme et causes perdues)  et satire sociale,  le tout soutenu par une écriture limpide et fluide.

nov 24

En êtes-vous, aussi ?

begaudeau.jpg « Stendhal : Si vous dites La Chartreuse sans préciser qu’elle est de Parme, si vous dites La Recherche sans préciser que c’est du temps perdu, ou Le Voyage pour évoquer le premier roman de Céline, ça y est vous en êtes »

 

 

 Alexandre J. (brailleur de métaphores cacophoniques), Christine A. (narcissique hystérique), Philippe S. (baudruche gonflée de sa propre importance), Yann M. (adorateur de son nombril), Camille L. (au secours!), Marc L. (représentant en clichés), Bernard-Henry L. (trafiquant de vide médiatisé), etc.

Quel lecteur ne s’est pas un jour trouvé en proie à ce dilemme pour le moins existentiel:

« Dois-je suivre le consensus populaire m’exhortant à lire tel livre qui fait sensation dans (tous) les médias, vient de recevoir un prix? » ou « Dois-je au contraire me méfier de ce culte qui trop souvent va à rebours de la qualité du dit-ouvrage? »

Quelques pistes de réflexion placées sous l’angle de la dérision pourraient peut-être nous permettre d’y voir un peu plus clair… Elles sont esquissées par trois acteurs du monde du livre et des médias qui connaissent, a priori, leur sujet.

Le premier (duquel est extrait la première définition ci-dessus) est sûrement le plus connu car l’adaptation cinématographique de son roman (qui avait déjà obtenu le prix Télérama-France Culture en 2006), Entre les murs (éditions Verticales, réédité chez Folio en 2008) a reçu en mai dernier la Palme d’or du festival de Cannes. Un vif débat s’en était suivi sur le supposé réalisme de la situation, l’auteur y interprétant son propre rôle de professeur dans une « banlieue ». François Bégaudeau reprend le costume en faisant paraître un Antimanuel de littérature (éditions Bréal) qui, posant un regard décomplexé mais non dénué de sa légendaire pédagogie, dépoussière pour le plus grand plaisir de générations de lycéens (devenus souvent professeurs eux-mêmes…) les indétrônables « Lagarde et Michard » auxquels serait naturellement dédié ce pied-de-nez (anti?) scolaire, leur reprochant leur « boursuflures jargonnantes, les rebuts de formalisme asséchant, des exigences très au-dessus de ce que peut le tout-venant des élèves« . Louable entreprise de « démystification » sinon de démythification de « l’idole Littérature », ce néo-nietzcshéen défend plutôt une conception alternative visant à redonner le désir des Lettres sans renoncer pour cela à diverses chausse-trappes, raisonnements par l’absurde qui recomposeront un tableau à la fois cocasse mais vraisemblable, voire quelquefois pertinent sur la littérature, à rebours du labeur scolaire promis par ses nobles aînés. Ce qui différencie ce nouvel opus réside notamment dans la place véritablement inédite et appréciable de la littérature dite « contemporaine », entretenant un dialogue continu entre Modernes et Anciens profitable à la réflexion proposée : ainsi les références ultra-classiques (Bégaudeau ne cache pas son admiration pour Gombrowicz avec lequel il partage le goût pour la subversion, mais aussi Diderot, Montaigne, Rimbaud, Michaux, Sartre) côtoient des extraits souvent justement lus et commentés (donc non simplement cités !) de Philippe Forest, François Bon, Olivier Cadiot, Dominique Fourcade, Eric Laurrent ou Pierre Guyotat, pour ne citer que quelques exemples. Comme dans le film qui le met en scène, le langage pèche par certains excès de démocratisation caricaturale qui incitent l’auteur à adopter un idiolecte branché qui peut charmer ou agacer à la longue le lecteur de ce véritable essai alternatif qui aura au moins le mérite de parler directement à une jeune génération décomplexée (profs – trentenaires – en mal de pédagogie différenciée ? lycéens perdus ?) rétive aux pompeux manuels, même si certains auront encore à reprocher à cette tentative plutôt inédite (mêler l’actuel et le classique, les écrivains rock et littéraires, le parler dit « populaire » et « savant ») un nivellement par le bas pour le moins noble et/ou suspect, selon la catégorie dans laquelle vous vous dé-placez.

jourde1.jpgLe couple mythique Lagarde et Michard possède également ses héritiers contemporains, auteurs de la seconde citation (ci-dessus), exemple d’exercice tiré du pastiche des nouveaux Tontons flingueurs de la littérature du XXIème siècle : « le Jourde et Naulleau« , édité par Mots et Cie. Vous aurez peut-être reconnu sous l’antonomase qui (les) consacre : Pierre Jourde, professeur d’université et Eric Naulleau co-auteur avec le premier du Petit déjeuner chez Tyrannie (Livre de poche, 2004) et d’un premier essai déjà dédié à démolir avec une ironie jubilatoire la littérature louée quasi unanimement par les milieux édito-médiatiques (romanciers, éditeurs, journalistes, critiques) souvent inféodés à un copinage purement commercial. Quatre ans après leur premier essai de ce « petit livre noir du roman contemporain », ils récidivent avec un humour et cynisme communicatifs contre leurs cibles privilégiées, à savoir (vous les avez sûrement démasqués plus haut) : Marc Lévy, Christine Angot, Bernard-Henry Lévy, Marie Darieussecq, Philippe Sollers, Alexandre Jardin, Camille Laurens… Pourtant, ces pamphlétaires oublieraient eux-mêmes de s’ inclure dans la liste puisque Pierre Jourde avait emporté le prix de la critique de l’Académie française pour La Littérature sans estomac, essai qui fustigeait déjà cette production et accessoirement publié par son ami éditeur de l’Esprit des Péninsules, Eric Naulleau…

Bégaudeau, moins corrosif sinon manieur de cette autodérision qui fait tant défaut à Jourde et Naulleau, parle de « TML« : « très mauvaise littérature » et se moque des « grantécrivains« , y incluant Baudelaire qu’il confesse n’avoir jamais aimé, ainsi que de l’esprit corporatiste du « milieu littéraire », véhicule de clichés étrangers à ce co-fondateur du collectif littéraire alternatif Inculte. Au-delà de l’humour potache du premier et de la virulence plutôt vivifiante des deux comparses qui alerte gaiement contre l’aliénation à une certaine médiocrité, leur mérite est de montrer qu’existe une littérature d’exigence et de création pour laquelle ils clament leur admiration (entre autres: Valère Novarina, Richard Millet, Jean Echenoz, Michel Houellebecq…, sans oublier Didier Wampas, un des plus grands selon le prof punk-rock Bégaudeau), quoiqu’ils oublient que cette liste ne fait pas l’unanimité : qu’elle puisse elle-même souffrir d’une semblable offense serait salutaire pour ne pas se prendre tout à fait au sérieux…

Car après tout, pour revenir à cette question quasi philosophique (Platon n’a-t-il pas lui-même tenté, en vain, de définir la nature du « beau »?) , donc stérile, d’une bonne et mauvaise littérature, n’est-ce finalement pas au lecteur auquel ce choix revient, dans sa propre subjectivité silencieuse comme le font ici officiellement Bégaudeau, Jourde, et Naulleau. En bref, la « bonne » littérature, n’est-ce pas simplement et d’abord celle que j(e) ‘ (é)lis?

 

nov 20

Michel Lafon, auteur de Pierre Ménard

Borges jeune hommeBien sûr on pourra nous accuser de nous adresser ici aux seuls « happy few » chers à Stendhal. Prononcez le nom de Borges et se dresse devant vous une cohorte serrée de fanatiques, d’exégètes, de spécialistes qui empêchent d’apercevoir, derrière, la masse nombreuse de ceux qui l’ont lu, parfois pour un seul recueil, et qui en ont gardé un souvenir précis, étonnés par son art et son refus manifeste de « faire » de la fiction tout en creusant comme personne de ses interrogations ce genre littéraire. Prononcez donc son nom en précisant que le livre que vous venez de lire et apprécier est un écho intelligent de son oeuvre et vous risquez voir poindre ce regard inquiet qui annonce que la tâche va être rude pour convaincre. Pourtant on voudrait tenter de persuader que le premier roman de Michel Lafon qui vient de paraître dans la Blanche de Gallimard, s’il n’est pas d’un abord facile, s’il se classe dans cette catégorie de livres décidés à réfléchir sur la littérature sans renoncer aux ressources du romanesque, est une véritable réussite, parce que son auteur, qui y développe une idée intellectuellement excitante, se propose de le faire dans une langue belle et rigoureuse.

Le propos d’Une vie de Pierre Ménard est rien moins que de reconstituer la biographie de ce « personnage » de Borges, héros de la nouvelle éponyme auquel le grand Argentin rend hommage en une nécrologie fictive (« Pierre Ménard, auteur du Quichotte » in Fictions). Mais ce serait trop simple de parodier le genre biographique, de donner chair à un être dont déjà Borges voulait nous laisser entrevoir la possible existence : Michel Lafon, joueur émérite, prend le parti à son tour, en miroir de la pièce de fiction, d’établir un dossier minutieux constitué en grande partie par les souvenirs d’un ami et disciple de Pierre Ménard qui eux-mêmes contiennent des citations de cet auteur imaginaire, provoquant une mise en abyme surprenante. Ménard, création de Borges, devient la créature de Lafon, lui-même créateur de Legrand, le disciple, et ce dernier, qui commente la vie et l’oeuvre de ce Nîmois passé à la postérité pour avoir réécrit ligne à ligne et de mémoire des chapitres entiers du Quichotte, est à son tour commenté par l’éditeur du livre que nous découvrons. Ajoutez à cela qu’un roman inscrit dans les lignes de cette Vie de Pierre Ménard apparaît, image dans le tapis qui vient révéler sous le travail de réflexion de Lafon un véritable romancier : les fragments du Jardin des Plantes de Montpellier supposés exhumés constituent le coeur du livre. Il y palpite une âme inquiète et contemplative, une vision de la beauté et de ses ruines successives. Et le jeu littéraire mettant en scène un érudit mystérieux, ami de Gide, Valéry et Louÿs, influent et secret, constamment imité sans avoir quasiment écrit, se double dès lors d’une profondeur qu’on n’allait pas soupçonner. On se surprend tout au long de la lecture de ce merveilleux roman hors du temps à souligner des passages entiers, ceux où il est question de littérature bien sûr (les paradoxes du plagiat, l’amertume de ceux qui consacrent leur vie aux livres sans rien produire, les promesses de bonheur à l’idée de pouvoir un jour relire les oeuvres aimées, etc…), ceux qui nous renvoient à Borges et à son goût pour l’illusion, mais ceux aussi où, en toute clarté, se manifeste le talent d’écriture d’un « jeune » auteur sans innocence mais pas sans ferveur. On connaissait et appréciait jusqu’alors le superbe travail de traducteur de Michel Lafon au service de l’oeuvre du génial César Aira, on avait en mémoire cette référence peu égalée, Borges ou la réécriture, qui découlait tout droit de sa thèse d’Etat (parue au Seuil et épuisée…) et où déjà l’analyse de la citation et de l’autocitation était impressionnante, il va falloir désormais compter sur ce Michel Lafon romancier, avec l’espoir que, comme son personnage Pierre Ménard qu’il partage désormais avec Borges, cela ne constitue pas une exception…

Jardin des Plantes de MontpellierLe Jardin des Plantes de Montpellier

Le Jardin des Plantes de Montpellier

nov 19

« Verdun mon amour »…

virginie.jpgOn parle beaucoup aujourd’hui de l’anniversaire de la Grande Guerre 14-18. Toutes ces vies qu’on abandonne célèbre lui aussi à sa manière cette période trouble et tragique de notre Histoire. L’auteur, Virginie Ollagnier, s’attache plus précisément à évoquer l’année 1918, marquée par le retour des poilus, ces « gueules cassées », terme dont le sens est à prendre au propre comme au figuré évidemment, les blessures psychologiques n’étant pas des moindres en effet.

Nous allons suivre Claire, une jeune femme de caractère dotée de pas mal d’humour, une infirmière sur le point de prononcer ses voeux de religieuse. C’est dans un hôpital psychiatrique qu’elle a décidé de mettre à l’épreuve son existence. Elle va y faire la rencontre d’un soldat souffrant d’un traumatisme bien particulier puisqu’il semble ne pas vouloir se réveiller, catatonique, immobile, impossible à percer. Claire va décider de s’impliquer corps et âme pour le rétablissement de cet homme dont elle ne sait rien mais qu’elle sent susceptible de lui révéler quelque chose d’elle-même et des autres.

Dans ce premier roman édité à l’origine chez Liana Lévi, Virginie Ollagnier nous parle avec beaucoup de pudeur et de sensibilité du chagrin et de la douleur qui ont frappé tant d’hommes et de femmes à cette époque. Elle dresse aussi le portrait d’une grande héroïne vraiment attachante, qui n’a de cesse de remettre en question son existence comme le monde qui l’entoure. Peinture très réaliste d’une époque -l’auteur a effectué des recherches d’archives minutieuses concernant la médecine et la psychiatrie-, Toutes ces vies qu’on abandonne est aussi, et avant tout, un très bon roman et une histoire d’amour à vous donner le frisson…

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