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Pour éclairer le regard singulier de René de Ceccatty écrivain de l’intime : 2 très beaux entretiens (de 2011 et 2014)

31août

Plus plongé que jamais dans ma lecture de ce chef d’œuvre irrésistible qu’est Enfance, dernier chapitre

voici 2 très éclairants entretiens, l’un de 2011, l’autre de 2014.

Titus Curiosus, ce mercredi 31 août 2017


D’abord,

cet entretien public a eu lieu, en langue anglaise, à l’Alliance Française de Miami en Floride le 3 mars 2011 dans le cadre d’un congrès sur l’œuvre de Jean Genet. René de Ceccatty répondait aux questions de l’organisateur, le professeur Ralph Heyndels de l’University of Miami.

L’ENTRETIEN DE MIAMI
PAR RENÉ DE CECCATTY ET RALPH HEYNDELS


Ralph Heyndels :

À l’occasion de ce colloque qui lui est consacré, j’aimerais justement souligner la présence de Jean Genet dans vos livres. Dans Fiction Douce, on peut lire (p. 67) : « En rejoignant le vieux du grabat, j’avais fait halte sur une tombe au bord de l’océan. J’étais donc allé de l’autre côté. Le vieux l’ignorait, mais j’avais visité un mort sous sa pierre blanche, passée à la chaux. Lui ne serait pas enterré en terre arabe. Il n’aurait pas la simplicité du sépulcre blanc et muet face à la mer. Son corps passerait de morgue en soute er retournerait dans le pays qu’il avait fui. Quelle absurdité. Sa femme ensevelie près de l’asile dans un pays d’adoption et lui retournant sur la première rive ». Et dans Aimer (p. 95), vous évoquez la bibliothèque d’Hervé, l’homme dont vous êtes amoureux et avec qui vous avez passé douze heures de suite à converser, le dimanche de la semaine précédente. Vous y avez remarqué un livre d’E. M. Forster et un autre de Violette Leduc, et vous commentez : « Ne m’avait-il pas dit, le dimanche des douze heures, qu’il n’avait pas compris, à la lecture de mes livres, que j’avais aimé des hommes. “Ce sont des œuvres littéraires” se justifiait-il. Les deux livres qu’il disait avoir lus de moi étaient obsessionnels et pour l’un d’eux, ouvertement autobiographique et si clair que l’éditeur m’avait demandé de rendre plus flou le résumé de couverture. Ce même dimanche, je m’étais étonné qu’Hervé n’ait jamais lu Jean Genet et je lui avais aussitôt reproché le désordre de ses lectures. Il était allé, dès le lendemain, acheter un choix de romans de Jean Genet. Je vis le livre déjà sur les rayons. » Pourriez-vous expliquer la présence de Jean Genet non pas seulement dans vos articles et essais, mais dans vos romans ? Comment votre intérêt pour lui et son œuvre a-t-il commencé ? Je sais, j’ai lu comment Pasolini et Moravia sont entrés dans votre vie et ont influencé votre vie d’écrivain, mais je ne sais rien sur l’importance de Genet dans votre vie, sur son influence éventuelle…

René de Ceccatty :

Vous avez d’abord cité une évocation de ma rencontre avec Paul Bowles à Tanger (« le vieux du grabat »), et je fais allusion, en effet, à la tombe de Jean Genet au cimetière espagnol de Larache où j’étais allé me recueillir avant d’arriver à Tanger. Genet, à vrai dire, apparaît dès mon premier livre, Personnes et personnages, qui est un texte un peu expérimental où, sous forme presque fragmentaire et souvent hermétique, j’évoque des épisodes de ma vie, mon enfance, mes troubles sentimentaux et sexuels, ma passion de la littérature, en ayant recours à des mythes, des légendes, des expressions de forme poétique et théâtrale, et, par moments, en étant assez explicite. Je fais allusion à un passage de La Folie en tête, de Violette Leduc. A une page où elle raconte sa visite à Genet, dans sa chambre d’hôtel, près de la Bibliothèque Nationale. Il vivait avec Lucien Sémenaud. Violette avait une totale adoration pour Genet, pour ses livres , pour son homosexualité. Et elle parle du « V de la chemise de Genet ». Je ne sais pas pourquoi cette expression m’a frappé et je l’ai reprise. Genet était ainsi mêlé à mes propres souvenirs. Mais bien sûr, j’avais lu Genet indépendamment de Violette Leduc. J’ai découvert son œuvre en assistant à une représentation de Haute Surveillance, au Théâtre Récamier en automne 1970, à Paris, dans la mise en scène d’Arcady. J’avais été incroyablement bouleversé. J’ai voulu lire Miracle de la Rose, Notre-Dame des Fleurs, romans qu’on ne trouvait alors que dans ses œuvres complètes chez Gallimard et dans la coûteuse et relativement rare édition de l’Arbalète. C’est la version de l’Arbalète (qui est intégrale alors que la version Gallimard avait été censurée, ce que j’ignorais à cette époque) que j’ai achetée et lue. Se procurer un livre de Genet était un geste volontaire, moins facile qu’à présent où son œuvre est disponible en éditions de poche. Il me semblait inimaginable qu’on puisse atteindre l’émotion par la force du style à ce point. Jusque-là, mes goûts poétiques étaient classiques : Mallarmé, Du Bellay, Ronsard, Valéry, Verlaine et même Lamartine ! Mais soudain la poésie et la sexualité s’unissaient. J’étais ébloui, alors que je ne l’avais été ni par Lautréamont, ni par Rimbaud. J’étais au tout début de mes études supérieures. Je connaissais déjà l’œuvre de Pasolini qui avait produit sur moi un effet considérable, au point que je lui avais écrit et avais voulu le rencontrer (mais je l’avais manqué, faute de m’être annoncé : j’avais débarqué chez lui, à Rome, dans le quartier périphérique de l’EUR, sans lui téléphoner ; or il était parti en repérages pour le tournage d’un film jamais tourné, son Saint Paul). C’était quelques semaines auparavant, en juillet 1970. Et voilà que l’émotion me reprenait avec Genet. Je lisais ces romans dans le métro en allant à mes cours, dans cette foule parisienne qui était nouvelle pour moi. Je m’ennuyais à suivre des cours conventionnels, rhétoriques et scolaires de littérature et je m’enflammais pour Genet. La littérature était donc capable de cela ! Ensuite ma passion pour Violette Leduc s’est ajoutée à toute cette exaltation. Mais ni Genet ni Violette ni Pasolini n’étaient pour moi des objets d’étude, d’analyse. Plus tard, bien sûr, j’ai écrit sur eux trois des textes critiques, mais jamais cérébraux, toujours très passionnels. Il se trouve que mon activité critique m’a amené à m’exprimer très souvent sur Genet. Notamment quand a paru Un captif amoureux, puis quand l’Arbalète a publié des pièces posthumes ou Gallimard des recueils d’articles. Je travaillais alors chez Gallimard et Odette Laigle, la secrétaire de Claude Gallimard, m’avait donné les épreuves. Genet venait de mourir. J’ai écrit le tout premier article sur ce chef-d’œuvre, dans La Quinzaine Littéraire. Et Leïla Shahid m’en est encore reconnaissante, parce que j’étais un des rares critiques français à m’être exprimé en termes enthousiastes. Je ne sais pas si l’on peut parler d’influence. Violette Leduc, oui, m’a influencé. Genet, je crains que non. Son univers, sexuel, humain, politique, moral même m’était absolument étranger. Mais son imaginaire, ses raisonnements, ses figures stylistiques, sa métaphysique poétique et sexuelle m’exaltaient. Et plus tard, j’ai travaillé avec Alfredo Arias, très proche de l’univers de Genet et de Copi, qui a monté Les Bonnes. Je l’ai même aidé, en Grèce, sur l’île de Lesbos, a répéter son texte (il jouait Madame) : je lui donnais la réplique sur la plage avant que nous nous baignions. C’était en juin 2001. J’ai croisé Genet une seule fois, durant l’hiver 1986. J’attendais un ami dans un café de la Bastille, Le drapeau français. Genet est apparu avec sous le bras un dossier rouge : c’étaient probablement les épreuves d’Un captif amoureux. Il s’est assis au fond de la salle, sans me voir. Je n’ai pas osé aller le déranger pour lui dire mon admiration. Je savais qu’il avait horreur des admirateurs. Il est mort quelques semaines plus tard.

R. H. :

Et maintenant, pour vous présenter, j’aimerais, plutôt que de rappeler vos activités diverses de romancier, de dramaturge, de biographe, de critique, d’éditeur, de traducteur, commencer par citer un passage de votre roman L’Éloignement (p. 11) : « … je me surprends, là, sur cette terrasse qui domine Rome. Non pas que je m’étonne d’y être, parce que j’y ai toujours été. En gros dans tous les moments de ma vie. Même lorsque je vivais à Tôkyô, j’étais là, à Rome. (…) La ville énorme de Tôkyô avait sa propre lumière que je réduisais bientôt aux lumières qui m’étaient familières et amies : enfances tunisienne, méridionale, et enfance récupérée, si je peux dire, celle de Rome. » La Tunisie, Rome, Tôkyô, ces trois endroits qui jouent un rôle central dans votre vie et dans votre œuvre. Il y en a bien sûr bien d’autres. Choisissez le quatrième (rien qu’un de plus !) et ce ne peut être Paris où vous vivez. Dites-nous le sens de ces lieux dans votre vie, de ces sites narratifs dans votre œuvre.

R. de C. :

Je suis né de l’autre côté de la Méditerranée, en Tunisie, où j’ai passé ma petite enfance. J’ai découvert le monde dans cette lumière, près de la mer. J’ai vécu mon enfance et mon adolescence (entre six et dix-huit ans) à Montpellier, toujours près de la mer. Et l’Italie a été une révélation très précoce, parce que j’avais, en Tunisie, une gouvernante sicilienne. Et pour mille autres raisons, dont Pasolini. J’ai pris l’habitude avec une amie et son père d’aller à Rome à partir de dix-huit ans, pour les fêtes de fin d’année ou en été. Ce sont des moments inoubliables. Et Rome a fait partie de ma vie. J’y ai travaillé, quand j’étais étudiant. Mon père m’a obtenu un stage dans la filiale italienne de la société pétrolière internationale où il dirigeait, à Paris, un magazine interne et s’occupait, entre autres, du mécénat. Par hasard, le siège romain était à deux pas de l’appartement de Pasolini… qui était précisément en train d’écrire alors Pétrole, son chef-d’œuvre posthume (c’était l’été 1970)… que je traduirais en 1995. Je retourne à Rome plusieurs fois par an, pour des raisons amicales et professionnelles. J’ai longtemps collaboré au quotidien de Rome, Il Messaggero où je tenais une chronique culturelle dans les années 1990. J’ai beaucoup travaillé à Rome pour la préparation de mes livres (sur Sibilla Aleramo, sur Pasolini, sur Moravia, entre autres). Et plusieurs pièces que j’ai écrites avec ou pour Alfredo Arias ont été données dans différents théâtres de Rome (Argentina, Valle, Ambra Iovinelli, Quirino). J’y ai présenté certains de mes livres dans des librairies romaines. Le Japon, j’y ai été envoyé comme coopérant, à la place de mon service militaire en 1977. J’y ai passé deux ans. Autre révélation, culturelle. J’ai compris que cette culture, tout comme la culture italienne, était faite pour moi. Bien que j’y aie vécu deux années très tourmentées sur le plan sentimental, privé, ce furent certainement les deux années les plus déterminantes de ma vie. J’ai appris le japonais avec Ryôji Nakamura que j’ai rencontré à Tôkyô, avec qui j’ai traduit de nombreux auteurs japonais. Il serait trop long de décrire ou de vouloir expliquer ma fascination pour Rome, l’Italie, Tôkyô, le Japon, les littératures de ces pays. J’ai consacré des heures infinies à la traduction de leurs écrivains et je persiste à le faire, toujours avec Ryôji pour le japonais, bien qu’il vive maintenant là-bas. J’ai décrit dans Le diable est un pur hasard (un recueil de nouvelles) et dans L’Extrémité du monde, qui se situe en grande partie au Japon au XVIe siècle, tout le trouble que faisait naître en moi mon rapport au Japon, à l’Italie, à la Méditerranée. J’ai peu écrit, pourtant, sur la Tunisie. Je viens de terminer un roman, Le Petit pont de bois _ Raphaël et Raphaël _, où je parle longuement de mon enfance et donc de la Tunisie. Mais il n’y a que dans Esther, mon troisième livre, écrit pendant mon séjour au Japon, et dans Rue de la Méditerranée, un conte pour enfants, que je me suis attardé sur mon enfance tunisienne. La Tunisie n’était pas vraiment « notre » pays. Même si mon grand-père maternel était tunisien, ma mère qui était de nationalité française ne se considérait pas comme arabe. Elle avait en horreur l’esprit des colons français. Et mon père, de même. Il rejetait non seulement l’esprit « pied noir », mais il avait une horreur absolue des valeurs matérialistes, bourgeoises, franchouillardes. Il avait un esprit très humaniste, très fraternel, à l’antithèse de tout nationalisme, de tout chauvinisme. C’est lui qui a insisté pour que nous quittions la Tunisie. Il l’a fait dans des conditions difficiles qui exigeaient beaucoup de courage. Il avait jusque-là été « protégé » par son père avec qui il collaborait professionnellement. Et il a dû travailler en usine, en France, avant que sa situation n’évolue assez rapidement. Mes parents ne sont jamais retournés en Tunisie après 1958. Alors que j’y suis retourné à trois reprises, en 1972, en 1999, en 2001. Et j’ai bien sûr, maintenant que Ben Ali a été démis, envie de revoir ce pays. Mais je dis toujours que cette enfance tunisienne a été pour moi une école de vie apatride : j’ai appris que je n’appartenais pas à une culture en particulier. Vous me demandez un quatrième lieu ? L’Angleterre, où j’ai vécu en 1980, pendant six mois. J’y ai été heureux, dans le South Devon. J’y ai situé en partie l’action de trois de mes romans, Babel des mers, L’Or et la poussière et Aimer. La vie dans la campagne anglaise est merveilleuse, elle l’était surtout dans ces années-là. Les seuls romans que j’aime vraiment (en dehors de quelques chefs-d’œuvre, bien sûr, d’autres littératures) sont les romans anglais : ceux de Jean Rhys, Barbara Pym, Anita Brookner. Et bien sûr, Jane Austen et les sœurs Brontë avant elles. C’est aussi mon monde. J’ai d’ailleurs écrit, sous pseudonyme, un roman sentimental anglais _ Cœur d’argile. J’ai également écrit sous pseudonyme un roman psychologique japonais.

R. H :

Et Paris ?

R. de C. :

Paris m’a manqué quand j’en étais éloigné. J’y vis depuis plus de trente ans sans discontinuité. Et, avant cela, j’y avais vécu sept ans. Sans doute, mon travail éditorial et critique, puis théâtral, et les amitiés qui en sont nées ont rendu nécessaire ma présence ici. Mais est-ce un choix profond ? Je n’en sais rien. J’ai décrit cette ville dans Jardins et rues des capitales. Mais j’y parle aussi beaucoup de Rome. C’est à Rome que je voudrais intimement, esthétiquement vivre, cela ne fait aucun doute, si ce doit être dans une grande ville. Et peut-être à Kyôto. Rome et Kyôto, comme aussi Venise, mais Venise est envahie et sur-connotée, sont des villes qui sont des présences, comme des êtres humains. Je connais beaucoup moins bien Kyôto que Rome, mais un séjour que j’y ai fait m’a donné le sentiment d’une présence amie, même dans la solitude. Ces phénomènes-là sont étranges : comment une ville agit-elle sur nous à la manière d’une personne ? C’est probablement dû, bien sûr, à la conjonction d’expériences personnelles et de lectures, à la convergence d’intérêts culturels, émotionnels et esthétiques qui font qu’on évolue dans un décor amical, poétique et familier, et de souvenirs de périodes intenses ou simplement sereines. Paris s’est toujours imposé à moi pour la vie professionnelle, beaucoup plus que pour des raisons esthétiques. Et je ne suis pas sûr d’y avoir vraiment ma place. La beauté architecturale de Paris est incontestable, la lumière argentée des ardoises, de la Seine, de l’asphalte, l’organisation admirable de l’espace donnent une grandeur somptueuse à cette ville. Je suis parfois suffoqué d’émotion en traversant le fleuve. Le Pont du Carrousel et le Pont Royal offrent des perspectives époustouflantes qui me surprennent toujours. Mais ce ne sont pas des lieux porteurs de sens pour moi. Mon Paris, c’est le 14e arrondissement, une partie du 16°, Passy, où j’ai vécu. Le 5° autour du Panthéon, parce que j’y ai eu, étudiant, des émotions très fortes. Mon cœur bat quand je traverse encore certaines rues. Mais bien sûr, ma vie m’a mené dans d’autres quartiers de cette ville que je connais bien pour la parcourir de jour et de nuit à vélo et dont je ne peux pas parler à froid. C’est à la littérature de révéler ces effets des lieux sur soi, on ne peut pas les évoquer dans une libre conversation. Et je sais que, dans un mois, dans un an, dans dix ans, l’organisation interne des paysages de la mémoire se modifiera : tel quartier, tel jardin, qui sait, le parc Monceau, le parc Montsouris, l’île Saint-Louis, le quartier turc de la rue des Petites-Ecuries, l’esplanade des Invalides, le front de Seine, le quartier des Gobelins, tous les théâtres que j’ai fréquentés, auront pour moi une force qu’à présent je soupçonne, mais ne vis pas encore pleinement. Au fond peut-être est-ce la campagne (encore que je ne sache pas laquelle, celle de la Bourgogne, celle du Massif Central, celle du Languedoc entre les Cévennes et la mer, une autre encore ? dans un autre pays ?) qui devrait être mon vrai lieu. Tout simplement, parce que je n’ai pas une vie sociale très importante et que les milieux professionnels que je fréquente (l’édition, les journaux et même le théâtre) ne me plaisent pas, à l’exception de quelques amitiés fidèles que j’y entretiens. C’est un système professionnel qui me déplaît. Longtemps le théâtre a été ma principale activité sociale, ma principale occasion de me mêler aux autres, de les écouter, de m’y confronter. Je m’en suis un peu détaché, un peu « désintoxiqué », car c’était vraiment une drogue, cette présence quotidienne dans les coulisses, sur scène, dans les loges. La fréquentation des comédiens, les répétitions, tout ce rituel, c’est un piège dont il est difficile de se garder, pour un écrivain.

R. H. :

Dans Aimer, un personnage (Robert) s’adresse à vous en ces termes (p. 190) : « Avec ton métier, à Paris, tu as mille occasions de rencontres ». Et vous commentez : « Comment se représentait-il la vie parisienne ? Comment se représentait-il le sexe entre hommes ? Quelle idée avait-il donc du lien entre l’amour et la sexualité ? Je ne recherchais pas une relation sexuelle. J’étais tombé amoureux d’un homme qui avait cherché à entrer en contact avec moi, d’un homme qui avait été épouvanté par ce qu’il faisait et par la façon dont j’avais réagi. Je me débattais dans une situation que je n’avais pas provoquée, mais accueillie. » Nous reviendrons aux rencontres, à l’amour, au sexe entre hommes, mais comment se passe votre « vie parisienne », que faites-vous, comment équilibrez-vous vos activités professionnelles, quels sont vos loisirs ? Etes-vous très solitaire ou extrêmement social ou les deux ? Vivez-vous seul ? Êtes-vous disponible ?

R. de C. :

Quelle que soit ma vie privée actuelle, je pense qu’il est très difficile de partager l’existence quotidienne d’un écrivain : l’irrégularité de l’emploi du temps, le besoin de solitude et d’abstraction, les variations imprévisibles d’humeur, l’exposition au jugement public, les obsessions souvent narcissiques rendent la cohabitation difficile. Mon temps social a longtemps, comme je l’ai dit, été nourri par ma passion du théâtre et par le milieu des comédiens. Et par ailleurs, ma collaboration au Monde des livres et mon travail éditorial me contraignaient à une vie professionnelle qui provoquait des rencontres, des échanges intellectuels. Je dis cela au passé, bien que je continue à écrire dans ce journal et à travailler pour une maison d’édition, mais j’ai décidé de ne plus participer aux comités de rédaction qui m’ennuyaient et m’angoissaient, car on parlait de façon technique, froide, cynique de littérature, d’édition et d’écrivains. Je ne m’y sentais pas à ma place. Les tensions entre les différents journalistes, leurs ambitions personnelles me hérissaient. Je sentais autour de moi un détachement glacé et mécanique à l’égard de la littérature qui pour moi n’était que vibration et vie intense. J’étais un peu comme Berlioz dans un amphithéâtre d’anatomie, quand il a commencé ses études de médecine ! Je supporte, de même, très mal le comité de lecture de la maison d’édition où je travaille. Les jugements péremptoires ou ironiques me mettent hors de moi. Je ne suis pas salarié. Mais j’ai un bureau où je me rends toutes les après-midi. C’est là ma seule vie sociale au fond. Je n’aime pas le rôle de juge, mais je suis amené à le tenir, malgré tout. Ma réalité la plus authentique, je la trouve seul devant mon cahier ou mon ordinateur. Heureusement ou malheureusement, tel est le sort d’un écrivain. Cela ne signifie pas qu’il n’ait pas d’autres désirs, d’autres précoccupations et d’autres plaisirs bien entendu. Je traduis, je lis, j’écris, j’édite des livres. Voilà mes activités principales et pratiquement exclusives qui se dispersent très anarchiquement dans la journée. Je n’ai pas d’emploi du temps fixe sinon celui que m’imposent mes après-midis dans la maison d’édition. Quant aux sorties nocturnes, non, je n’en ai pas. Je déjeune plus que je ne dîne avec des amis. Je reçois peu, sors peu, vais peu au théâtre, au cinéma. Mais je ne suis pas un ermite ni un misanthrope. Même si, durant de courtes périodes de ma vie, j’ai fait de très nombreuses rencontres (j’en parle ouvertement dans Jardins et rues des capitales et dans Une fin, pour deux périodes distantes de vingt-cinq ans, j’étais donc un tout jeune homme, puis un homme mûr qui aurait dû dépasser depuis longtemps cette phase), je n’ai jamais cherché la promiscuité pour la promiscuité : dans ces rencontres, je cherchais la passion sentimentale. Maintenant, intellectuellement, professionnellement, j’essaie de me rendre disponible. Je le suis moins (psychiquement) que je le voudrais. Ma vie est aussi habitée par le passé. Cette présence envahissante du passé est une source de souffrance et une inspiration. Ce que je dis là n’est pas original. C’est le sort de tous les écrivains et d’une bonne partie de l’humanité.

R. H. :

Je voudrais lire un passage au début de L’Éloignement, quelques lignes après ce que j’ai déjà cité (p. 12): « On n’achève pas de vivre le présent. C’est un défaut et c’est un atout. On croit en avoir fini, une bonne fois pour toutes. Et puis le présent n’a pas cessé de nous parler : le dialogue se poursuit d’année en année, parfois sans continuité, avec des sauts inattendus ou attendus, qui nous stupéfient : ce n’était donc pas fini. Rome, bien sûr, ne sera jamais finie. Ni Hervé : lui non plus, jamais il ne sera fini. Je ne dis pas oubliés, l’un et l’autre. Car nul ne croit à l’oubli. Un écrivain moins que tout autre. » Jusqu’ici je me suis adressé à vous comme si vous étiez le narrateur (celui qui vit la vie parisienne, celui pour qui la Tunisie, Rome, Tôkyô jouent un rôle essentiel). Vous êtes le narrateur, n’est-ce pas ? Ou non ? Je ne vous demanderai pas qui vous êtes. Vous ne me le diriez pas. Et d’ailleurs y a-t-il personne qui sache qui il est ? Mais il n’y a pas que le narrateur qui vous exprime. Il y a par exemple le personnage de Harriet Norman, la romancière anglaise qui apparaît dans Aimer , et avant cela dans Babel des mers. Sans parler d’Hervé, bien sûr, qui est le protagoniste de cinq de vos livres. Alors pourquoi et comment écrivez-vous sur vous-même ? Est-ce sur vous-même vraiment ? Qu’est-ce que ce « vous écrit » ? Et pourquoi écrivez-vous sur les autres, ceux qui ont été une part de votre vie et ceux que vous avez totalement inventés ?

R. de C. :

Quand on écrit sur soi, c’est, précisément, que l’on pense que le « moi » qui s’est exprimé dans la vie n’est pas achevé. J’ai toujours pensé la nécessité d’écrire comme un symptôme d’infirmité. Je ne suis pas le premier écrivain qui envie ceux qui n’ont pas besoin d’écrire. Ecrire sur soi, ce n’est donc pas se donner un miroir ni décrire laborieusement ou soigneusement ou brillamment les événements vécus, ainsi que le croient tant d’hommes d’action ou de vedettes éclatantes du spectacle ou de la politique ou d’êtres exceptionnellement talentueux, héroïques, aventureux ou beaux. C’est construire un petit monument qui permet d’achever ce que la vie elle-même n’a pas pu achever. Tout comme un rêve, en quelque sorte, poursuit ce que la veille n’a pas achevé ou n’a pas permis de faire parvenir, dans la journée, à la conscience. Je n’ai pas aimé la façon dont j’ai vécu mon amour pour Hervé, pour celui que j’ai appelé Hervé, mais qui bien sûr portait un autre nom. J’ai tenté de poursuivre une expérience insatisfaisante, pas seulement de la décrire et de l’analyser, mais de la poursuivre sous forme littéraire, pour atteindre une réalité que mon amour ne m’avait pas permis d’atteindre, et dont il m’avait même éloigné. J’ai eu recours à des subterfuges : j’ai convoqué Harriet Norman, romancière imaginaire que j’avais inventée pour Babel des mers, et qui est un mélange de Jean Rhys et de Barbara Pym. J’ai également inventé des personnages de fiction, Ishmaël et Jessica. Quand j’écris sur les autres, j’essaie de me comprendre moi-même, c’est certain. Je l’ai exprimé clairement dans mon essai sur Violette Leduc, Eloge de la bâtarde, dans mes différents livres sur Pasolini, sur Sibilla Aleramo, sur Maria Callas et même sur Horace Walpole (L’Or et la poussière), saint François Xavier (L’Extrémité du monde) et récemment Leopardi (Noir souci). Mon roman le plus récent, encore inédit, Le Petit pont de bois _ Raphaël et Raphaël _, pose directement ce problème-là, à la fois de l’insatisfaction du « moi » vécu et de la nécessité de l’élaboration d’un « moi » écrit, et aussi du recours à la fiction et à ses fantômes, ses ombres, ses illusions. Il est en écho avec mon précédent roman L’Hôte invisible, où insatisfait par un livre que j’ai demandé à mon éditeur de ne pas publier (il s’agissait d’Un père, qui avait été déjà imprimé sous forme d’épreuves et que j’ai demandé de retirer des programmes), je réfléchissais à la responsabilité morale de l’écrivain. Dans quelle mesure peut-il se servir de la vie de ceux qui ont été ses intimes et l’exposer ? L’écrivain, au moment où il écrit, n’a plus affaire qu’à des fantômes. Mais ces fantômes ont encore sur terre un corps qu’ils habitent, une vie sociale, incarnée, sous le regard des autres. Comment peut-on interférer sur la vie des autres, avec le plein pouvoir que donnent la littérature et les malentendus qu’elle entraîne ? Aimer, c’est construire un fantôme, on le sait. Leopardi et, avant lui, Sade l’ont suffisamment écrit et démontré. Mais Leopardi avait choisi le langage poétique et philosophique, pas la forme romanesque. Le roman pousse très loin l’illusion, puisqu’il veut la faire partager à des lecteurs, en espérant qu’ils y cèdent. Quand, comme moi, on écrit des romans très proches de l’autobiographie, on s’expose, même si on use de subterfuges, même si on travestit la réalité, même si on efface et invente des détails parfois importants, on s’expose à des malentendus parfois désastreux. C’est ce que j’avais craint avec Un père et qui n’a pas manqué. Avec L’Hôte invisible, j’ai déplacé l’histoire sur un autre plan, en évoquant un tableau du Slovène Jozef Tominz où, m’a-t-il semblé, le sujet principal de l’œuvre est « en dehors du cadre » et donc invisible. Dans Le Petit pont de bois _ Raphaël et Raphaël _, je pousse encore plus loin le « déplacement », en suscitant un doute généralisé sur la réalité des faits que je rapporte. Tout n’est plus qu’ombre et faux-semblant.

R. H. :

Le pays où vous êtes né, la Tunisie, et votre origine partiellement arabe reviennent souvent dans vos romans d’autofiction, mais indirectement en passant, comme ici, dans L’Éloignement où vous rappelez des souvenirs : «… je me promenais à dos de chameau dans le sud tunisien » (p. 22). À plusieurs reprises dans Fiction douce, et presque comme un leitmotiv : «… la ville arabe, la vie arabe, pensai-je. Il avait choisi pour vivre et pour mourir ce continent d’où je venais et où toujours j’étais tenté de retourner » (p. 50). Ce n’est ici pas de Tunis que vous parlez, mais de Tanger, je suppose, puisqu’on reconnaît le personnage de Paul Bowles, dans le vieil écrivain américain émigré que vous rencontrez. Mais aussi (p. 107-108) : « Était-ce le sang arabe qui nous réunissait tous ? Je n’en doutais pas. » Ou encore (p. 120) : « J’ai souvent écrit sur le pouvoir des morts. À quoi sert-il d’être né en Afrique si l’on ne croit pas à ce service minimum de l’animisme ? ». Et la dernière phrase du livre : « Il m’aura certainement invité à traverser la mer, à revoir, un jour ou l’autre, mon pays natal, à partager ce retour et à y mettre un peu d’amour » (p. 203). Pourriez-vous parler de cette « origine », du sens de cet endroit que le narrateur appelle « mon pays », dans votre vie, dans votre œuvre ?

R. de C. :

J’ai déjà un peu répondu à cette question. « Mon pays » avait pour signification essentielle de ne pas l’être, de ne pas être « mon » pays, puisque mes parents nous répétaient à satiété que nous n’avions pas notre place sur cette terre arabe qui appartenait en réalité à des habitants dépossédés. Nous étions des habitants illégitimes, malgré les origines de ma mère et bien que ma famille paternelle ait vécu en Tunisie depuis 1903. Ma mère et ses deux sœurs avaient souffert de racisme dans leur enfance, à cause de leur patronyme arabe, du nom de leur père. Elles étaient dans la situation de certains métis. Mais leur sang arabe n’était pas visible sur leur peau, sur leurs traits, ni dans leurs prénoms qui étaient chrétiens. Quand j’ai appris à écrire, ma mère m’a placé dans une école franco-arabe. J’ai donc appris simultanément les deux alphabets et j’ai appris à écrire une langue qu’en réalité je ne connaissais pas, je ne parlais pas. Ma grand-mère maternelle était la seule à bien parler, avec mon grand-oncle (son frère Gaston ?) la langue arabe. Mon grand-père paternel, qui était commerçant en gros, la parlait aussi, assez bien, pour des raisons professionnelles. Mais personne d’autre ne la maîtrisait dans mon entourage. On ne connaissait que quelques expressions, quelques mots courants. Le paysage tunisien, les couleurs tunisiennes, la mer, le ciel, la végétation, les odeurs, l’architecture marquent définitivement une enfance. Mais c’est plus généralement la Méditerranée qui a envahi mon monde, puisque, à six ans, je l’ai traversée, sans la quitter, quand nous nous sommes installés à Montpellier, mes parents, mon frère et moi, ainsi qu’une partie de ma famille maternelle. En Italie non plus, je ne la quittais pas. Je commence à peine, maintenant que je retourne régulièrement à Montpellier où j’ai un petit appartement et où je vais souvent écrire, à mesurer ce que représente cette idée-là, d’une culture méditerranéenne, moi qui ai pourtant aussi le cœur et l’esprit tournés vers le Japon. Je ne voudrais pas m’épancher artificiellement sur l’idée d’origine, parce que, au fond, je crois moins à l’origine qu’à ce vers quoi l’on tend. Je pense moins au retour qu’au départ, même si je suis pathologiquement orienté vers le passé.

R. H. :

Dans Aimer, le narrateur rencontre un certain Ishmaël (dont vous avez dit qu’il était un personnage imaginaire) et tombe presque amoureux de lui : « Ce que je savourais alors, c’étaient les premiers moments de la rencontre. Je les savourais avec modestie et lucidité. Je me disais : “Ces instants ne seront plus jamais répétés entre lui et moi. Il ignore lui-même l’intensité avec laquelle il tente de me connaître.” » (p. 24). Il se souvient de Billy, un ancien amant, et il raconte à Ishmaël son amour pour Hervé, non sans nostalgie, mélancolie et larmes. Il les compare. Il réfléchit sur eux trois. Il écrit ses Fragments d’un discours amoureux en quelque sorte : « Ce n’est qu’en comprenant ce que ces expériences sentimentales avaient en commun que je saurais ce qui les faisait naître en moi et pourquoi elles trouvaient dans cet élément de ma personnalité ainsi constituée — ainsi handicapée devrais-je dire plutôt— un terreau où elles prospèrent » (p. 57). Avec Hervé le narrateur a « an affair », une liaison, à laquelle Harriet Normal a consacré un roman, un roman que le narrateur découvre et lit. An Affair (c’est le titre du roman de Harriet) qui est vraiment « l’affaire d’une vie » pour le narrateur, une « captivité amoureuse », si l’on veut se référer au livre de Jean Genet, qui a duré dix années, y compris les cinq mois d’une liaison sexuelle. Cette histoire d’amour a été obsessionnelle et compulsive dès le premier jour et l’obsession est très vite devenue sans espoir, mais elle a permis (et permet peut-être encore) au narrateur (et à vous) d’écrire. « Quelle affaire ! » dit-on souvent en français. Ou « Pourquoi en avoir fait une telle affaire ? » De roman en roman, cinq, me semble-t-il, vous avez développé cette obsession. Comme vous l’avez écrit : « Il n’y a pas de dernier mot. » Qui est donc cet Hervé ? Je suis curieux, comme nombre de vos lecteurs. Mais vous avez donné la réponse dans L’Éloignement (p. 50) : « Le moment est venu pour les confidences d’arrière-cuisine : Hervé ne s’appelle pas Hervé. Je lui ai donné un nom de guerre. Pourquoi Hervé ? (…) Je l’ai appelé Hervé parce que ce prénom comporte les mêmes lettres que le mot “heure”. (…) Pourquoi “heure” alors ? Parce que la passion amoureuse ne pense qu’à ça, le temps qui passe et que l’on marque : l’heure. Hervé est donc l’heure. » Je ne vous poserai donc pas la question. Hervé c’est ce sur quoi porte toute passion amoureuse, le temps, le temps qui passe, le temps passé avec lui, le temps perdu avec lui, le temps perdu sans lui, le temps de l’attendre, le temps perdu à l’attendre, le temps passé à écrire sur lui, le temps passé à lui parler, à écrire sur lui (et dans votre cas, c’est beaucoup de temps !), le temps passé à écrire sur le temps. Alors voici ma question, mais à travers une citation de Pasolini que j’ai puisée dans votre biographie du cinéaste poète : « Ceux qui comme moi ont eu le destin de ne pas aimer selon la norme finissent par surestimer la question de l’amour. Quelqu’un de normal peut se résigner — quel mot terrible— à la chasteté, aux occasions manquées : mais chez moi la difficulté d’aimer a rendu obsessionnel le besoin d’aimer : la fonction a hypertrophié l’organe, alors que, dans mon adolescence, l’amour me semblait être une chimère inaccessible. » Selon vous, être amoureux est-ce à la fois un « besoin obsessionnel » ( dans Fiction douce, vous vous référez au « syndrome de Clairambault », une pathologie obsessionnelle) et une « fiction douce » ? N’y a-t-il rien d’autre pour vous qu’écrire sur ou dans l’amour ?

R. de C. :

Je n’imaginais pas qu’Aimer aurait quatre suites. Je ne savais même pas qu’Aimer serait un livre. Tout de suite, quand j’ai rencontré Hervé, j’ai éprouvé un sentiment atroce de solitude. Je vivais avec un compagnon qui faisait partie intégrante de ma vie, avec qui je travaillais, avec qui je voyageais, avec qui je partageais toutes mes découvertes, tout mon rapport au monde. J’étais en train de préparer avec lui un livre. Hervé est entré dans ma vie qu’il a profondément perturbée : il m’a entraîné dans un monde de folie, de solitude, de passion impossible qui n’était même plus charnelle. J’étais rejeté dans une solitude totale, du jour au lendemain. J’ai voulu combler cette solitude, en tenant un journal (je le tiens depuis sans discontinuité). J’ai enseveli Hervé sous les lettres qu’il a fini, pour les dernières, par me renvoyer sans ouvrir les enveloppes, ce qui, à l’égard d’un écrivain, est d’une violence insurpassable. Cela voulait dire « ce que tu écris n’a aucune existence ni pour moi ni pour personne ». Et mon discours solitaire est devenu livre, par la médiation de personnages de fiction et d’un écrivain imaginaire que j’ai puisé dans un précédent livre. Mais une fois Aimer achevé et publié, j’ai été insatisfait. Il m’a semblé que j’avais abusé de mon pouvoir d’écrivain. Et j’ai voulu donner le point de vue d’Hervé, tel que je me le représentais. J’ai donc écrit Consolation provisoire, où se trouve une très longue lettre, que je lui attribue et qui donne sur notre amour un point de vue très différent du mien. Le modèle d’Hervé l’a lu (il a lu tous mes livres sur lui à l’exception d’Une fin, bien entendu, puisque j’y décris sa mort) et l’a approuvé : j’avais parfaitement rendu compte de son point de vue. Alors oui, on peut dire que l’amour et l’écriture entre 1993 et 2004, année de parution d’Une fin se sont identifiés. Qui était Hervé ? C’était un médecin, un psychiatre que j’ai rencontré pour la première fois en 1987 par un ami commun. Que j’ai revu dans une librairie de Mantes-la-Jolie en février 1992 et qui est entré dans ma vie en octobre 1992 _ 1993 _ pour en sortir exactement dix ans plus tard le 10 octobre 2002, où il est mort d’une rupture d’anévrisme. Mais c’est son modèle que je décris ici. Le personnage est autre chose si l’on veut. C’est l’essence même de l’amour impossible. Quand j’étais étudiant, j’étais tombé amoureux d’un autre étudiant plus âgé que moi, sur lequel j’ai écrit dans plusieurs de mes livres (je l’ai appelé tantôt Norman, tantôt Sinclair) et mon meilleur ami de l’époque, plaisantant sur mes pâmoisons, avait surnommé ce garçon « la durée », parce qu’il avait eu le pouvoir de distendre le temps à l’infini pour moi, à travers l’amour frustré que j’éprouvais pour lui (il était marié). En effet, c’est du temps distendu que parlent la plupart des romans d’amour. Si l’on regarde les titres de mes livres (et c’est un ami prêtre qui l’a souligné), on peut croire que j’ai écrit des poèmes ou des manuels de spiritualité : Consolation provisoire, L’Eloignement, Fiction douce (qui est d’ailleurs une citation de Suor Juana Ines de la Cruz), L’Hôte invisible (où j’évoque un autre amour)…Certains lecteurs m’ont dit que j’avais une conception mystique de l’amour et de la littérature. Oui, c’est vrai. Je ne peux pas dire le contraire. Je risque le ridicule de l’assumer.

R. H. :

Hervé est censé être hétérosexuel, ou il pense l’être, il essaie de se comporter comme tel, mais il est curieux de tout ce qui est homosexuel, de la sexualité entre hommes, il s’entoure d’homosexuels et il finit par avoir assez rapidement une relation sexuelle avec le narrateur. Manifestement il en est satisfait physiquement, mais il se sent mal psychiquement. Il en est rapidement dégoûté ou feint de l’être. Il est dégoûté à l’idée d’avoir eu du plaisir avec un homme et tomber amoureux du narrateur l’angoisse et donc éprouver un amour homosexuel le culpabilise. Mais il aime être aimé par le narrateur et peut-être au fond l’a-t-il aimé. Tout cela est très complexe, très troublant. La seule certitude, c’est que le narrateur a aimé Hervé pendant dix ans. Vous écrivez dans Aimer (p. 97) : « Je ne suis pas détaché en écrivant ces lignes. Je ne le serai jamais. » Je lirai aussi un passage de Fiction douce où vous évoquez des chanteurs de tango dans un faubourg de Buenos Aires : « Oui, c’était bien cela d’aimer sans être aimé après avoir cru l’être ou, dans un tressaillement de fierté inutile, c’est bien cela d’avoir cru aimer, et la folie que nous nous étions prêtée dans cet amour infini et douloureux, voilà que nous le découvrions dans l’autre qui ne nous aimait pas, pourquoi, pourquoi si tu ne m’aimais pas es-tu venu au rendez-vous, pourquoi si tu voulais me trahir as-tu voulu que je te croie ? » (p. 54) Je ne reviendrai pas sur l’identité d’Hervé ni même sur la nature de cet amour que vous avez eu pour lui, mais, si vous le permettez, j’aimerais que vous parliez du sexe, de sa relation avec l’amour. Vous avez écrit, dans Fiction douce : « Je veux, je m’obstine à vouloir que le sexe soit le langage de l’amour. (…) Je veux que le sexe apaise le cœur qui bat. Je veux que tendresse et désir se portent secours : je m’apparais moi-même comme un bon samaritain du désespoir amoureux » (p. 51-52) Vous évoquez cependant aussi la sexualité des personnes âgées qui deviennent des « protecteurs argentés » cependant qu’une « tyrannique jeunesse » exerce sur eux « une séduction légère ». Mais au fond pourquoi l’homosexualité semble tant fasciner Hervé, Ishmaël et l’étrange chauffeur de taxi que vous rencontrez dans Fiction douce ?

R. de C. :

Il y a beaucoup de malentendus dans la représentation de l’homosexualité par les hétérosexuels qu’elle fascine. Alberto Moravia, qui était hétérosexuel, mais a toujours profondément sympathisé avec des homosexuels (Umberto Morra di Lavriano dans sa jeunesse, puis Sandro Penna, Dario Bellezza, Pasolini) était convaincu que seuls eux connaissaient le véritable amour, l’amour absolu, désespéré. On peut aller de cette position extrême (qui est souvent celle des femmes qui trouvent dans des confidents gays une complicité qu’il leur semble impossible de trouver auprès des hétérosexuels, et qui ont tendance à idéaliser l’amour gay) à son contraire : les gays apparaissent comme des jouisseurs frivoles, égoïstes, irresponsables, narcissiques et sans cœur. C’est surtout dans Une fin, que j’ai décrit dans un chapitre intitulé « Le simulacre » (p. 173-187) des relations sexuelles entre hommes sans aucun sentiment, sinon un grand désespoir, une sensation de profonde vacuité, de mécanique effrénée, à la manière de Casanova, de Belle de Jour. Fellini, Kessel et Buñuel ont merveilleusement décrit avant moi ces situations, eux dans un milieu hétérosexuel, moi entre hommes. Mais ces hommes-là dont je parle étaient souvent mariés, et il n’y a à vrai dire aucune différence entre hétérosexualité et homosexualité, dès lors que les relations sont vécues de manière clandestine et marginale. A partir du moment où se pose la question du conflit du sexe et du sentiment, celle de l’orientation sexuelle n’a plus de raison d’être. Les hommes hétérosexuels qui sont fascinés par l’homosexualité peuvent l’être bien sûr par refoulement et frustration, mais souvent ne sont séduits que par la transgression, par l’idée de liberté et de facilité de rapports, ce en quoi ils se trompent. Mais il est affreusement difficile de parler en général de sexualité, parce que je suis persuadé qu’il n’y a pas deux sexualités qui se ressemblent. Je pense les sexualités aussi diverses que les empreintes digitales. Pourquoi ? Parce que la sexualité n’est pas une fonction physiologique, comme la faim, la soif, la digestion, la mixtion ou la respiration. Elle joue certes un rôle essentiel dans la perpétuation de l’espèce et dans le psychisme d’un individu, mais ni la jouissance ni la fécondation dans le cas d’un rapport hétérosexuel ne sont déterminants dans l’évolution du désir. La satisfaction d’une pulsion sexuelle ne s’épuise pas dans la jouissance. Il est donc impossible de la décrire objectivement et de comparer des données sexuelles (pour des aveux par exemple, pour des statistiques). C’est ce qui échappe à toute représentation objective. En revanche, l’idée même de transgression (par rapport à des lois réelles ou imaginaires) est fondamentale non pas pour l’expérience sexuelle, mais pour sa représentation.

R. H. :

Je finirai cette conversation par une réflexion du narrateur dans L’Accompagnement, votre récit sur la mort d’un ami écrivain, malade du sida. Il vient de mourir et vous parlez avec l’infirmière qui vous propose de monter dans sa voiture, à la sortie de l’hôpital. « Elle me demanda quel métier je faisais. “Le même que lui.” Et j’ai ajouté : “Un métier moins utile que le vôtre.” Elle ne le contesta pas. À quoi servions-nous ? À quoi servirait d’écrire ? C’étaient des questions que j’exprimais, mais que je ne parvenais pas à admettre tout à fait » (p. 128). Regrettez-vous parfois « l’inutilité » de votre profession face au poids de détresse et de souffrance dans un monde souvent insoutenable où d’autres font des choses utiles, justes, nécessaires ?

R. de C. :

La rédaction de L’Accompagnement a beaucoup changé mon rapport à la littérature. Ce livre a été un tournant, parce que l’expérience qui l’a inspiré a bouleversé ma vie. J’ai eu le sentiment de ne devoir écrire que des choses « nécessaires ». Illusion bien entendu. Mais au moment où j’écrivais, je me sentais sous le regard d’un mort, Gilles Barbedette qui m’avait demandé d’écrire à sa place son combat à l’hôpital contre une maladie qu’à l’époque (1992) on ne parvenait pas à terrasser. Mais mon sentiment de nécessité, propre à toute vraie littérature, ne rendait pas pour autant nécessaire, relativement aux autres ou dans l’absolu, le livre lui-même. Il n’empêche que j’ai été heureux quand j’ai appris que mon livre, quelques mois plus tard, était lu, commenté, expliqué, conseillé dans les écoles d’infirmières et que même une phrase avait été proposée comme sujet d’examen au baccalauréat. Après une période de silence, où je refusais toute interview, j’ai accepté de participer à des tables rondes, à des conférences dans des colloques sur le sida, à des réflexions sur la maladie et la littérature, dans des hôpitaux, des universités, des bibliothèques, en France, au Brésil et en Uruguay. Certainement, j’ai écrit ce livre pour rendre hommage à quelques membres du personnel soignant et pour dénoncer les faiblesses de certains autres. Des faiblesses qui pouvaient aller jusqu’à la malveillance. L’expérience même de l’accompagnement m’a beaucoup affaibli dans ma vie personnelle, comme on dit que souvent le deuil d’un enfant brise un couple longtemps uni. Il y avait certainement d’autres raisons à ce bouleversement privé, cela va de soi. En tout cas, je ne crois pas m’être posé la question de l’utilité ou de l’inutilité de mon livre. Comme plus tard dans mes livres consacrés à l’amour, je voulais simplement atteindre une réalité à laquelle ma propre vie et la mort de l’autre ne m’avaient pas donné accès. Seule la littérature permettrait de l’atteindre. Je l’ai écrit dans le livre même et je persiste à le penser. Le mot « utilité » permet bien sûr d’établir une échelle, de faire des comparaisons entre des activités, en effet, plus ou moins utiles (mais dans quelles circonstances et dans quel but ?). Mais il ne saurait définir l’art. L’art doit répondre à la nécessité de l’artiste lui-même, en rencontrant ou en ne rencontrant pas le public, c’est-à-dire en arrivant à un moment de l’évolution de l’expression artistique dans le monde, compatible ou incompatible avec le propre cheminement personnel de l’artiste. Un livre, on le sait, ne change rien à la vie personnelle, intime, de celui qui l’écrit. Un livre ne sauvera pas la vie de l’écrivain, ni celle des autres. Il ne sauvera pas non plus un amour. Un livre ne facilite même pas un deuil. C’est une des consciences les plus troublantes qu’un écrivain acquiert vite : ni la rédaction ni la publication d’un livre ne résolvent les problèmes dont ces livres sont tentés de rendre compte et qu’ils paraissent résoudre. Il y a peu de livres, dans lesquels la compassion est déterminante, où l’écrivain paraît être en phase avec la souffrance du monde, la comprendre, un peu comme dans l’Evangile, bien sûr, ou chez Dostoïevski. Je ne vois, parmi les contemporains si l’on excepte l’Italienne Anna Maria Ortese qui est assez similaire, mais moins « réaliste », qu’un seul cas, un cas du reste extraordinaire sur bien des plans. C’est celui de la Québécoise Marie-Claire Blais (qui vit, justement, non loin de Miami, à Key West !), avec sa merveilleuse série de Soifs. Mais, bien avant, Marie-Claire Blais avait déjà cette faculté innée d’être en communication, par ses livres, avec ceux qui aiment et ceux qui souffrent. Ses livres sont des livres difficiles, qui n’ont pas une trame linéaire. Ce sont des romans choraux, avec d’innombrables personnages de toutes générations, de tous milieux, de tous langages, dont les pensées, les émotions circulent dans un flux, dans une même phrase (il y a très peu de points, guère plus d’un toutes les quinze pages). L’effet musical est admirable, mais quelque chose d’autre se passe qui rend ces romans d’une phénoménale originalité dans l’espace littéraire. Le monde y est convoqué. Et bien qu’elle évoque souvent le mal, la destruction, la dévastation des êtres individuels et du monde, la romancière n’exprime aucun jugement. Elle permet aux choses de se dire devant nous. Et son sentiment de révolte ou d’exaltation n’a pas besoin d’être exprimé pour habiter ses pages. Alors oui, on se dit que cette voix est non seulement belle, mais nécessaire.

Copyright © René de Ceccatty et Ralph Heyndels, 2011
Copyright © Bon-A-Tirer, pour la diffusion en ligne

Et ensuite,

cet entretien paru en 2014 dans la revue Chameaux, à Montréal :


PARTAGER UNE EXPÉRIENCE SINGULIÈRE PAR L’ÉCRITURE – RENCONTRE AVEC RENÉ DE CECCATTY
Adrien Rannaud


A. R. :

René de Ceccatty, le prochain numéro de la revue Chameaux sera consacré aux récits de soi faits par les hommes. En quelques mots, en quoi les écritures intimes vous intéressent-elles, et pourquoi votre carrière littéraire est-elle liée à l’intime ?

R. de C. :

Tout d’abord, on peut ranger mes livres dans la catégorie des écritures intimes puisque j’y parle de moi de manière plus ou moins directe. J’écris aussi un certain nombre de biographies sur d’autres écrivains ou sur des personnalités avec lesquelles j’essaie d’engager un dialogue. De plus, je suis éditeur au Seuil où je privilégie les textes autobiographiques ou du moins les récits dont la part autobiographique est dominante (j’ai du reste fondé trois collections autobiographiques, chez Hatier, chez Gallimard et au Seuil, « Haute Enfance », « Solo » et « Réflexion ») et enfin je travaille également pour le théâtre, essentiellement avec Alfredo Arias qui, souvent, revient sur des événements passés de sa vie argentine. J’ai aussi une activité de traducteur de japonais et d’italien depuis de nombreuses années ainsi qu’une activité critique, même si cette dernière est ralentie depuis quelques mois. Tant dans le choix des textes que je traduis que dans mes analyses critiques, je manifeste une certaine constance dans mon intérêt pour les écrits autobiographiques. Les ficelles de la fiction m’ennuient le plus souvent : elles sont évidentes pour moi et me distraient. Je ne parviens pas à m’intéresser à l’intrigue des romans : je ne vois que la technique, le subterfuge, le fantasme maladroit. En tous les cas, mes activités multiples illustrent une conviction : quand on est passionné par la littérature, on doit avoir un rapport unique avec cette littérature. Je n’écris et ne fais publier que des livres qui me semblent essentiels. Je pense que la littérature est une grande affaire et qu’elle ne peut pas être instrumentalisée à des fins qui ne relèveraient pas de l’art. Il faut qu’elle réponde à une nécessité profonde, une nécessité que j’éprouve bien entendu dans mon propre travail et que je pense reconnaître dans les œuvres que je lis, que je publie, que je traduis, que j’analyse.

A. R. :

Cette nécessité profonde, quand l’avez-vous éprouvée pour la première fois ?

R. de C. :

Depuis toujours ! J’ai commencé à traduire et à écrire à peu près en même temps, à partir du moment où j’ai pris conscience de ce qu’était la littérature. Très vite, d’ailleurs ! J’avais dix ou douze ans, et, comme tous les enfants, j’avais lu des livres destinés à la jeunesse. Un jour, je me suis brutalement mis à vouloir lire des romans pour adultes. Au même moment, j’ai découvert les langues étrangères, notamment l’italien. J’avais un rapport ancien et profond avec cette langue, puisque ma gouvernante avait été italienne dans ma petite enfance tunisienne. Comme j’avais vécu les six premières de ma vie dans un pays où on parlait l’arabe [la Tunisie], il y a toujours eu plusieurs langues qui m’entouraient. Donc, une fois en France, quelques années plus tard, quand je me suis mis à mes premiers essais littéraires, j’ai voulu traduire en même temps. Je voulais entrer immédiatement dans la fabrique de l’écriture. Il y avait quelque chose qui n’était pas uniquement de l’ordre du récit, de la narration, mais de la réflexion sur l’écriture et le langage même. J’ai fait « sérieusement » de cette activité d’écrire mon occupation principale à partir de quinze ans. C’est à ce moment que j’ai envoyé mon premier manuscrit au Seuil. L’éditeur (c’était Claude Durand) m’a répondu, avec un mélange de gentillesse et d’ironie, qu’il ne publierait pas mon texte parce que j’étais un peu trop jeune. Selon lui, il était évident que je deviendrais écrivain et que je regretterais d’avoir publié si tôt un livre qui, même s’il révélait une certaine maturité, m’apparaîtrait plus tard comme imparfait. Ce livre, je l’ai réécrit beaucoup plus tard [Esther, 1982], sous une forme différente, plus autobiographique, car, dans sa première version adolescente, c’était, justement, une pure fiction, qui ne faisait référence à aucune expérience vécue. Je racontais le suicide d’une jeune femme qui choisissait de se tuer chez une de ses amies. C’était un suicide d’amour pour un jeune médecin. Évidemment rétrospectivement, je peux y lire une sorte de prémonition. Du reste, dans Aimer, où je raconterai ma passion pour un médecin, je donnerai à la ville de Vernon le nom imaginaire de Gârnières que j’avais inventé dans Aimer Esther (c’était le titre de ce roman de jeunesse).

A. R. :

Comment en vient-on à écrire sur soi ?

R. de C. :

Je crois que ceux qui écrivent sur eux ne se posent même pas la question. Je reçois beaucoup de manuscrits autobiographiques. Souvent, les auteurs qui pratiquent ce type d’écriture ont vécu des événements traumatisants ou simplement contrariants ou ont rencontré de très grandes difficultés dans leur vie en général. Par l’écriture, ces auteurs essaient d’affiner le regard qu’ils portent sur eux-mêmes, d’en faire un regard rassérénant, consolateur, mais pas nécessairement très juste. Après, le processus d’écriture, qui transforme une affaire personnelle en création, obéit à une nécessité qui n’est évidemment pas partagée par tous, mais qui se fait naturellement quand elle touche ceux qu’on appelle « de vrais écrivains », une communauté certes assez disparate et sans doute contestable selon les critères qu’on adopte pour la définir. Il n’y a pas de consensus sur ce qui fait de quelqu’un qui écrit un écrivain. Enfin, ce sont là des questions assez compliquées (le passage du privé au public par la littérature) qu’on ne peut pas résumer en quelques phrases. Mes trois premiers livres étaient autobiographiques, malgré leur forme très détournée et parfois obscure (on n’y trouvait pas la voix autobiographique directe de mes livres ultérieurs). Je suis ensuite passé par plusieurs romans : L’Extrémité du monde [1985], L’or et la poussière [1986], Babel des mers [1987], La sentinelle du rêve [1988]. Quelque temps plus tard, s’est produit dans ma vie un événement très important : la mort d’un ami, écrivain et éditeur, Gilles Barbedette, que je connaissais depuis une dizaine d’années et qui s’était lié à moi par une sorte de fraternité affectueuse, intense, comme on en trouve chez certains adolescents ou même enfants. Mais il menait une vie très différente de la mienne. Il avait séjourné aux États-Unis où il avait découvert une forme très libre de sexualité et faisait partie de la génération du sida, de ceux qui ont été happés par les premières formes de la maladie. Avant de mourir en mars 1992, il m’a demandé d’écrire sur ce qui se passait en lui, sur la lutte qu’il menait à l’hôpital. Il voulait surtout que je l’aide à préserver son identité, son intimité, à l’intérieur d’un milieu médical anonyme, impersonnel. J’ai écrit ce livre en essayant de trouver un ton très sincère, mais qui ne me mettrait pas personnellement au premier plan, qui tenterait même de me faire oublier comme narrateur. J’écrivais pour Gilles, à sa place. Après la publication de L’Accompagnement [1994], j’ai brusquement eu, parmi mes lecteurs, des interlocuteurs qui étaient d’une catégorie que je ne connaissais pas jusque-là : des infirmières, des malades, des médecins ont voulu me rencontrer. Mon livre a été traduit dans plusieurs langues, j’ai rencontré tout un lectorat qui n’était pas strictement littéraire. À partir de là, je me suis interrogé sur l’impact que pouvait avoir la littérature et sur la façon dont on pouvait, à partir d’une expérience personnelle, communiquer à travers un livre.

A. R. :

Votre vie amoureuse vous a aussi influencé.

R. de C. : Pas toute ma vie amoureuse, parce qu’il y a une part importante de mes relations sentimentales et sexuelles qui n’a aucune place dans mes livres : je n’en parle pas et probablement n’écrirai-je jamais sur cet aspect de ma vie intime, pourtant essentielle. En revanche, je me suis longuement attardé sur deux amours. L’un pour un jeune médecin que j’ai appelé Hervé et l’autre pour celui que j’ai nommé Raphaël. Ma relation amoureuse difficile avec Hervé a beaucoup compté dans ma vie et a été déterminante dans mon travail littéraire. C’est ce que j’ai raconté dans Aimer [1996]. J’étais insatisfait du résultat, mais je l’ai publié même si je le considérais comme inachevé. Mon insatisfaction n’était pas d’ordre littéraire, parce que j’avais été rassuré par plusieurs amis écrivains que j’avais consultés. Elle concernait mon souci de vérité. J’avais le sentiment pénible de ma partialité : en faisant du modèle d’Hervé un personnage, je savais parfaitement que j’avais distordu sa personne et sacrifié une part d’honnêteté. Éternel problème de la divergence entre la personne et le personnage, problème que j’ai posé dès mon premier livre, du reste [Personnes et personnages, 1979]. Aimer s’inspire d’un homme qui est entré dans ma vie de manière assez forte et déterminée et pour qui, pourtant, il était difficile sinon impossible d’assumer cette relation avec moi. Dans le livre, le point de vue que je porte sur lui est injuste, violent et partial. C’est un point de vue de frustration. Quand on écrit un livre sur quelqu’un qui lui‑même n’écrit pas, on a les pleins pouvoirs sur lui. J’étais frustré dans mon amour pour lui et on le sent dans le livre. J’ai voulu rectifier cette impression de lecteur. Dans Consolation provisoire [1998], j’essaie de donner le point de vue d’Hervé sur notre relation, parce que je savais comment il avait vécu cette histoire. J’ai poursuivi, dans trois autres livres, le récit de notre amour jusqu’à sa mort, en 2002. Il est mort soudainement, d’une rupture d’anévrisme… Cette mort violente était l’aboutissement inéluctable de sa propre difficulté à vivre et à aimer. Tous ces livres ont constitué un ensemble qu’il a lu jusqu’à l’avant-dernier, Fiction douce [2002]. Ces livres m’ont accompagné dans mon cheminement intime, mais je ne savais plus quel était leur statut littéraire, ni même quel était leur impact sur ma vie. Et il y a dans plusieurs autres textes (des essais comme Laure et Justine [1996], des pièces de théâtre comme La Dame aux Camélias [2000] ou Pallido oggetto del desiderio [2002]), des allusions à cet amour. Je ne voulais pas produire un « effet » dans la littérature, contrairement à Hervé Guibert qui, lui, avait la volonté de construire un personnage d’écrivain. Il n’hésitait pas à mentir dans ses livres, à construire une figure de lui-même qu’il pouvait contrôler. Moi, j’essayais de trouver une réalité extrêmement intime, même si, d’un point de vue littéraire, cette réalité pouvait apparaître plus « faible », au sens de moins visible, moins spectaculaire.

A. R :

Vous parlez d’Hervé Guibert. En vous écoutant parler de L’Accompagnement, je pensais à Hervé Guibert qui raconte la mort de Michel Foucault dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Il y a eu cette question dans les médias : avait-on le droit de raconter cette mort ? De votre côté, vous avez connu cet ami dans l’Accompagnement. Vous avez aussi connu Moravia, sur lequel vous avez écrit une biographie. Est-ce qu’on a le droit de tout dire sur les autres ?

R. de C. :

Non. De toute façon, le voudrait-on qu’on ne le pourrait pas. Que signifierait « tout » ? Quel être humain a accès à la totalité de lui-même et à la totalité de ce qui constitue un autre ? Aussi loin qu’aille la lucidité, elle bute toujours sur le refoulement, sur la censure, sur les limites de l’inconscient. Je le dis très fermement, car je m’en suis rendu compte moi‑même. Le problème s’est posé avec le diptyque formé par L’Hôte invisible [2007] et Raphaël et Raphaël [2012], dans lequel je raconte ma relation avec celui que j’ai appelé Raphaël, un homme qui avait deux enfants et dont une partie de son entourage familial et amical ignorait l’homosexualité. Quand j’ai terminé la première version du récit de cette relation amoureuse, intitulée Un père, je la lui ai soumise. Il a refusé que je le publie telle quelle ! Il m’a demandé des corrections, que j’ai faites et que je lui ai présentées, et comme il ne réagissait pas, j’ai pris ce silence pour un assentiment et je n’ai donc pas interrompu le processus de publication. Mais j’ai été pris de scrupules, au dernier moment et je lui ai envoyé les épreuves. Alors il a été très violent. Il m’a reproché de vouloir détruire sa vie ! En réalité, il avait, depuis quelques mois, assumé davantage son homosexualité. Il avait une relation durable avec un ami qui l’avait incité à m’empêcher de publier mon livre, ce que j’ignorais à vrai dire. Mais je l’ai su plus tard. Je pensais qu’il était encore dans la terreur d’être découvert par sa famille. Alors, j’ai téléphoné à Gallimard et dit que je ne pouvais plus endosser cette publication. Tout était prêt pour la sortie et la promotion, mais l’éditeur a accepté de tout bloquer. J’ai donc annulé la publication de mon roman pour lui et à vrai dire pour son ami… À partir de ses protestations virulentes, j’ai pensé qu’aucun livre ne méritait qu’on détruise une vie. J’ai réécrit intégralement le roman sous une tout autre forme et l’ai publié sous le titre L’hôte invisible. C’était beaucoup moins direct, plus métaphorique. « Raphaël » a réagi de manière plus sereine à cette publication ; du moins jusqu’à un certain point, comme je le raconterais plus tard dans Raphaël et Raphaël. De toute façon, même si on ne dit pas absolument tout (et bien sûr on ne peut jamais « tout dire », quand on parle de soi), à partir du moment où l’on veut respecter un certain « réalisme », on est bien obligé de parler de son propre entourage. On implique d’autres personnes. C’était le cas pour Un père. Je parlais de moi et de ma relation avec « Raphaël », mais aussi de ses enfants, de sa femme que je ne connaissais pas, de ses parents : comme ils faisaient tous partie de sa vie, je rapportais les propos que Raphaël avait tenus sur eux et je les imaginais avec toute la partialité dont est capable un amoureux éconduit et jaloux, qui se sent abandonné, négligé, ignoré.

A. R. :

Vous dites qu’un livre ne vaut pas une vie. J’imagine que tous les écrivains ne se disent pas la même chose.

R. de C. :

Cela dépend du rapport qu’un auteur entretient avec ce qu’il écrit. Plusieurs amis écrivains m’ont reproché de ne pas publier Un père en l’état. Gilles Leroy par exemple m’a dit que je n’avais pas eu une attitude d’écrivain en mettant dans la balance un livre et le préjugé de quelqu’un – car au fond, il ne s’agissait que de préjugés, sinon des siens, du moins de ceux de son entourage familial ou même de ce qu’il en imaginait… En ne publiant pas le livre, je me soumettais à des préjugés que je réprouvais et qui condamnaient l’homosexualité clandestine de Raphaël. Je pense que Christine Angot aurait pensé la même chose que Gilles Leroy. Angot estime qu’il faut y aller à fond, que la littérature est toujours plus forte, qu’elle appartient à l’écrivain et que c’est une atteinte à la liberté que d’empêcher l’écrivain de s’exprimer, même de manière injuste, même de manière violente. Elle pense que la littérature justifie tout, que l’acte littéraire sublime le contenu même du livre et les événements qui sont rapportés. Je n’en suis pas si sûr. J’ai, en tout cas pour ma part, des interdits inévitables. Parfois, je crois pouvoir les faire disparaître, mais je n’y arrive pas. Je n’arrive pas à assumer complètement la solitude impériale, la liberté idéale de l’écrivain, sa légitimité autoritaire.

A. R. :

Et quand on parle d’une personnalité publique, c’est la même chose ?

R. de C. :

Évidemment. Quand j’ai écrit sur Moravia, j’ai donné à lire le manuscrit à sa dernière femme, Carmen Llera. Elle a réagi très violemment. Elle était outrée. Ce qui la scandalisait, c’est la façon dont je présentais son rapport avec Moravia et le fait que j’aie fait appel aux témoignages d’autres personnes. Elle m’a demandé d’enlever tout témoignage autre que le sien, ce que j’ai fait. J’ai respecté sa volonté. C’est un grand problème : comment parler des autres ? C’est très difficile. Je ne veux pas exercer d’autorité au nom de la liberté d’expression : je ne pense pas que le statut d’écrivain donne tous les droits. Je ne dis pas que, en reculant ainsi, en cédant à des pressions, je me montre plus « moral » qu’un autre, car il ne s’agit pas vraiment de morale ici. Se soumettre à des préjugés pour protéger quelqu’un, c’est vouloir le protéger, certes, mais de façon très superficielle, et pas nécessairement morale. Toutefois, il faut reconnaître que parler des autres dans un livre, c’est aussi, comme quand on parle de soi, une forme d’égoïsme, puisqu’on ramène tout à son unique point de vue, au point de vue de l’auteur et qu’on ne se soucie pas de l’incidence que les révélations vont avoir sur la vie de ces autres.

A. R. :

Qu’on parle de soi ou des autres, on est donc toujours dans un rapport sentimental, incarné avec le monde ?

R. de C. :

On est dans l’aveuglement, dans une subjectivité totale des rapports, ce qui est un des grands problèmes de l’écriture de soi. À quel moment peut-on toucher les autres avec son histoire ? C’est la réponse que je fais aux auteurs qui m’envoient des livres quand je les refuse. Je leur dis que leur histoire est trop personnelle et que je ne pense pas qu’elle puisse atteindre le lecteur. Mais là, vous voyez, ce n’est que mon jugement, je suis donc subjectif.

A. R. :

Quand on écrit sur soi, est-ce qu’on fait un acte de mauvaise foi par rapport aux autres ?

R. de C. :

De mauvaise foi, non. On ne peut pas écrire un livre qui ait une valeur en étant consciemment de mauvaise foi. Certes, on a la volonté de contrôler l’image de soi. Ceux qui se sentent maltraités par mes livres me diront : « Tu es de mauvaise foi ». Moi, je m’en défends. Quand on parle de soi, nécessairement, on se met sous les projecteurs. En revanche, il y a une mise à nu qui peut être intolérable, quoiqu’elle soit souvent salvatrice. Je viens de publier Portrait de l’écrivain en déchet d’Yves Mabin Chennevière. L’auteur a été victime d’une attaque cérébrale qui l’a pratiquement, mais pas totalement, paralysé ; il peut encore écrire. Ce livre ne relève pourtant pas de l’exhibitionnisme. Car son propos peut être partagé et rencontrer les lecteurs.

A. R. :

Dans un numéro du Magazine littéraire consacré au récit de soi, Claire Legendre écrit : « En s’écrivant, on se fabrique. » Diriez-vous que vous vivez plusieurs vies, à travers une possible fabrique littéraire ?

R. de C. :

On se fabrique continuellement. L’écrivain écrit parce que la vie ne lui a pas encore tout donné. Il a vécu un moment qui n’a pas épuisé toute sa richesse, et il éprouve le besoin de l’approfondir. Par exemple, nombre d’écrivains parlent de leur enfance, cette période où beaucoup de choses sont ressenties, mais peu sont exprimées. C’est alors, au moment où on revient sur ce passé lointain, qu’on se fabrique : on exagère, agrandit, de manière parfois difforme, une part de soi-même. Ce qu’on appelle personnalité est le résultat de la multiplicité des regards que tous posent sur un individu. Il est normal d’avoir l’impression qu’une autre personnalité, elle singulière, limitée, partiale, subjective apparaît dans le livre qui n’est que l’expression d’un seul regard, celui de l’écrivain, le regard qu’il pose sur la personne qu’il a été et parfois, du reste, n’est plus. Et, en outre, l’auteur dans le livre est beaucoup plus lucide sur tout cela qu’il ne l’est dans la vraie vie, je veux dire dans le reste de sa vie, quand il n’écrit pas…

A. R. :

Claire Legendre continue en disant : « Comme lectrice, je ne cherche pas Rousseau en Rousseau ou Anaïs Nin dans son journal, c’est moi que je poursuis en eux […] ce que je cherche, c’est le trait d’union, cette connivence entre l’auteur […] et moi. Le jeu de la lecture consiste à passer l’entièreté du propos de ce que je lis au filtre de ma propre subjectivité. » Parlez-nous de vos expériences en tant que lecteur.

R. de C. :

Une de mes plus grandes expériences fut ma lecture de Violette Leduc. J’ai raconté cela dans mon essai, Eloge de la bâtarde [1994 et 2013] et j’ai coécrit le scénario de Martin Provost sur sa vie. J’avais l’impression qu’elle me parlait de moi ! C’est d’ailleurs une expérience commune à beaucoup de lecteurs de Violette Leduc, bien qu’elle ait eu une vie très peu commune. Elle avait une sensualité débordante et en même temps frustrée, une manière de transfigurer ses sensations qui m’a toujours marqué. La lecture de Violette Leduc est pour moi déterminante. Celle de Jean Genet aussi. C’est en lisant Genet que je me suis rendu compte du pouvoir de la littérature. Il y a, dans l’intensité de la lecture, un dialogue qui s’instaure entre l’écrivain et le lecteur. Le lecteur se fond dans le livre. C’est une expérience que font notamment les enfants ; ils s’identifient au livre, ils y entrent. L’enfant vit sa « vraie vie » dans le livre, il la découvre. C’est une chose troublante d’ailleurs, de savoir qu’un enfant peut comprendre plus de choses dans les livres que dans la vie.

A. R. :

Dans Aimer, vous écrivez : « Maintenant que je sais que j’ai perdu Hervé, maintenant que je vois écrite la rupture et que rien ne peut renverser l’ordre du temps, je ne crains plus qu’un mot dangereux ne l’éloigne de moi. Je n’ai plus peur. Cela me donne une grande force. Je peux écrire au présent. J’ai perdu toute nostalgie parce que l’avenir m’a définitivement échappé. » (p. 257) L’écriture est donc synonyme d’éloignement ?

R. de C. :

Oui. On ne peut pas attendre de l’écriture qu’elle ait la force de la vie. En tant que lecteurs, nous sommes bouleversés par les livres. En tant qu’auteurs, en revanche, nous n’avons jamais terminé le travail quand le livre est achevé. Ce n’est pas en écrivant un livre qu’on résout ses problèmes psychologiques, personnels ou relationnels. On construit une œuvre littéraire, mais les problèmes intimes demeurent. Quand je disais que, maintenant, « je n’attendais plus rien », cela signifiait que j’en avais fini avec la terreur de manquer une occasion d’aimer et d’être aimé en retour par Hervé. L’écriture de soi apprend une très grande humilité en vérité. On peut se servir d’un livre intime pour acquérir un prestige social, mais sur le strict plan relationnel, ça ne change rien. Vous ne convaincrez pas quelqu’un de vous aimer en écrivant un livre sur lui. Pétrarque n’a pas réussi à conquérir Laure en écrivant des chefs-d’œuvre !

A. R. :

Mais l’écriture de soi peut aussi être thérapeutique.

R. de C. :

La seule vertu thérapeutique, c’est le plaisir du travail bien fait. Après, l’effet consolateur ou salvateur ne saurait être mesuré directement. Sans doute, si je n’avais pas écrit Aimer, je serais allé beaucoup plus mal. C’est tout ce que je peux en dire.

A. R. :

Abordons la question de la différence sexuelle en littérature. Selon Monique Wittig, le défi de toute femme qui écrit est de dépasser la marque du genre qui la particularise pour s’élever à l’universel. En tant que lecteur et en tant que biographe, ressentez-vous cette différence ?

R. de C. :

Vous savez, j’ai eu une vraie passion pour les écrivains femmes. Plus généralement, j’ai un lien sympathique, profond et naturel avec les femmes. En tant qu’éditeur, je publie beaucoup de femmes. Est-ce que l’écriture est sexuée ? Je ne sais pas. J’ai rencontré Nathalie Sarraute dans sa grande vieillesse. Elle était carrément hostile à la différence sexuelle en littérature. Selon elle, une femme n’écrit pas en tant que femme. Mais même si l’écriture n’est pas sexuée, je pense cependant qu’une femme est obligée de se poser la question de l’influence de son sexe sur son travail littéraire. Tout comme un homosexuel. Le regard des autres est obsédé avant tout par la différence sexuelle ou par la spécificité d’une orientation sexuelle par rapport à la majorité déclarée… Peut-être le savez-vous, au Japon, les romans et la littérature étaient, au départ, exclusivement le domaine des femmes. Les chefs-d’œuvre du XIe siècle (par exemple, le Roman de Genji) sont féminins, c’est-à-dire l’œuvre de femmes qui avaient l’exclusivité littéraire parce qu’on leur interdisait l’usage des idéogrammes, qui étaient réservés aux textes administratifs et aux chroniques politiques et qui relevaient donc du champ masculin. Les femmes avaient l’exclusivité de la littérature et, peu à peu, les hommes s’y sont intéressés. Parfois, des hommes ont même pris des identités féminines pour pouvoir écrire et faire connaître des textes littéraires. C’est le contraire de ce que nous vivons.

Cela me fait penser à Hélène Cixous, qui a créé une chaire de Différence sexuelle. Sincèrement, elle est probablement l’un des écrivains femmes les plus proches des hommes. Elle a eu des amitiés masculines très profondes, notamment avec Derrida. C’est la personne la moins « féminine » parmi les écrivains que je connais, si l’on attache à la féminité des caractéristiques réductrices bien entendu — tout en prétendant insister sur leur sensibilité, leur affectivité, etc. ! Mais je mentirais en disant que le fait qu’un auteur soit une femme ne compte pas pour moi. J’ai des préjugés, disons, favorables à leur égard. Maintenant, est-ce que l’écriture d’une Marie-Claire Blais par exemple est une écriture féminine ? Marie-Claire Blais a une capacité d’empathie, de compréhension universelle des êtres… Je pense, en réalité, que les femmes ont moins de blocages que les hommes. Eux ont, en revanche, des blocages d’ordre sexuel : ils ont très souvent des limites dans leur sensibilité, dans leur capacité d’osmose avec des personnalités éloignées d’eux.

A. R. :

C’est-à-dire ?

R. de. C. :

J’ai déjà beaucoup choqué les gens en disant ça, mais je pense que l’hétérosexualité masculine exclusive vient d’un blocage, d’une incapacité à percevoir une certaine réalité. Je suis ferme là-dessus. De nombreux lecteurs ont reproché à Proust d’avoir une sensibilité homosexuelle qui ne lui permettait pas de comprendre l’universel. Il y a un texte affligeant de Sartre, à ce propos, dans la note d’intention du premier numéro des Temps modernes Je crois que c’est le contraire qui s’est passé avec Proust : le fait que Proust soit homosexuel lui a permis de comprendre très facilement les sujets dits « universels ». Tout comme Balzac. Balzac est l’écrivain qui aura le mieux compris toutes les sexualités parce qu’il est évident qu’il avait une sensibilité bisexuelle. C’est aussi le cas de Flaubert et de son écriture en partie féminine, capable de comprendre la multiplicité des désirs. Je ne dis pas que Balzac ou Flaubert étaient bisexuels dans leur vie « réelle ». Cependant, je pense qu’ils avaient quelque chose qui leur permettait d’aller vers cette sensibilité. Tout comme Tony Duvert au XXe siècle. Avec Stendhal en revanche, dont la sensibilité est profondément hétérosexuelle, je sens quelque chose qui m’empêche de m’identifier jusqu’au bout dans la lecture, quelle que soit l’admiration que je peux avoir pour lui. Mais il vaut mieux ne pas trop aller sur ce terrain-là, du lien entre l’identité ou l’orientation sexuelle et la création littéraire, car on risque inévitablement de sombrer dans la caricature, dans le simplisme. Ne généralisons pas.

A.R. :

On dit des romans de Duvert qu’ils reflètent plus ou moins sa vie, vous le pensez ?

R. de C. :

Quand il est mort, on a retrouvé son corps décomposé dans sa maison. Il a fini sa vie avec sa mère, lui qui a écrit des horreurs sur les mères. C’est troublant… Les pédophiles que j’ai connus – ils sont rares, rassurez-vous – étaient des êtres très chastes. Ils avaient une espèce de nostalgie de l’enfance, une haine de l’éducation, mais ils ne voulaient pas vivre la sexualité avec les enfants, car ils avaient l’impression qu’il s’agissait d’un abus de pouvoir. Tony Duvert, c’était ça. Un monde complètement fantasmatique où il vivait son utopie. Tout dans ses livres, rien dans sa vie. Enfin, je l’espère !

A. R. :

En tant qu’éditeur, comment peut-on lire, faire des commentaires, réécrire les récits de soi des autres ?

R. de C. :

Je n’interviens pas directement sur les livres que je publie. En général, quand j’aime un livre, je ne multiplie pas les conseils pour réorienter l’auteur et pour le pousser à retravailler sauf si cela répond à une demande de sa part. J’essaie plutôt de comprendre ce que l’écrivain veut dire et de guider ses pensées. C’est le rôle d’un éditeur : aider l’écrivain à retrouver son chemin dans l’hésitation.

A. R :

Que pensez-vous de la place des récits de soi dans la littérature contemporaine ?

R. de C. :

Je crois que toute cette littérature existait déjà, mais qu’elle était mise en scène différemment dans l’édition et dans l’univers médiatique. La chose nouvelle, surtout, c’est le besoin de représentation de l’auteur sur la scène publique. Il faut que celui-ci apparaisse, se mette en scène, défende son livre. C’est le cas d’Annie Ernaux et de Christine Angot, qui ne font pas la même chose, bien entendu, mais qui se mettent en scène tout en faisant attention à ce que cela ne sonne pas faux. Hector Bianciotti disait qu’il n’écrirait jamais son autobiographie, car il avait déjà réussi à écrire sa vie par ses romans. Mais il n’a pas tenu parole et il a publié une trilogie autobiographique admirable. Il précisa alors qu’il avait pu écrire cette autobiographie grâce à la maîtrise romanesque qu’il avait acquise auparavant. C’était avouer que toute écriture de soi est aussi une mise en scène, un travail de fiction.

A. R. :

Quel conseil donneriez-vous à un jeune écrivain qui voudrait écrire sur lui ?

R. de. C. :

De ne jamais écarter ce qu’il a de plus singulier. Plus que tout, je crois que c’est en parlant de la chose la plus particulière, la plus intime, que l’écrivain atteint l’universel. C’est ce qui est arrivé avec Édouard Louis, un jeune auteur que je viens de publier. Dans En finir avec Eddy Bellegueule [2014], il raconte son enfance difficile, le rejet dont il a été victime, la honte qu’il a éprouvée (honte de sa pauvreté, honte de son homosexualité). Comment ce garçon a-t-il pu raconter son enfance et son adolescence avec une telle force littéraire ? Lui et Annie Ernaux, entre autres, ont la capacité de partager magistralement une expérience très singulière. C’est ce qui explique le succès d’Ernaux, d’ailleurs. C’est ça qu’il faut chercher. C’est le pouvoir de l’art : mettre en scène ce qui est innommable, ce qui est le plus difficile à dire ailleurs que dans un livre ou, plus généralement, dans une œuvre de création.

NOTICE BIOGRAPHIQUE

René de Ceccatty est né le 1er janvier 1952 à Tunis. Il est l’auteur d’une trentaine de romans (L’Extrémité du monde, L’Or et la poussière, L’Accompagnement, Aimer, Une fin, L’Hôte invisible, Raphaël et Raphaël), essais (Laure et Justine, Noir souci, Un renoncement, Mes Argentins de Paris) et biographies (Pasolini, Violette Leduc, Callas, Moravia, Sibilla Aleramo), chez Gallimard, au Seuil, chez Flammarion et dans d’autres maisons. Editeur au Seuil, il est aussi traducteur d’italien et de japonais en collaboration avec Ryôji Nakamura avec qui il a notamment traduit Mishima, Tanizaki, Abé, Ôé, Ôgai, Sôseki. Il écrit également pour le théâtre (La Dame aux camélias, Le mot amour) et le cinéma (Violette).

DANS CE DOSSIER

Partager une expérience singulière par l’écriture – Rencontre avec René de Ceccatty
Adrien Rannaud
© 2014 – Revue Chameaux – ISSN: 1920-2040 – chameaux@lit.ulaval.ca

Et aussi ce très bel entretien de René de Ceccatty avec Marek Martelik, pour the Brooklyn Rail, le 6-10-2010) :

POETRY OCTOBER 6TH, 2010

INCONVERSATION
Marek Bartelik with René de Ceccatty


by Marek Bartelik

Portrait of Rene de Ceccatty. Pencil on paper by Phong Bui.


René de Ceccatty was born in Tunisia. His French family moved to France when he was six years old. A renowned novelist, essayist, playwright, and translator, his interests in Italian and Japanese literature have resulted in translations of such important writers as Ôé, Abé, Sôseki, Mishima, Tanizaki, Yûko Tsushima, Ogawa, Pasolini, Moravia, Leopardi, Saba, and Bonaviri. De Ceccatty lives and works in Paris, where Marek Bartelik sat down with him last March on the occasion of the release by Flammarion of his latest non-fiction book, Alberto Moravia, and his appearance on stage with the Italian actress Claudia Cardinale during a festival devoted to films based on Moravia’s books.

Marek Bartelik (Rail) :

Do you remember the moment when you became attracted to Italian poetry ?

René de Ceccatty :

It was after I saw Teorema, by Pier Paolo Pasolini. I watched the movie with a friend in a film festival during the Easter holidays in 1969. I immediately bought the book the movie was based on. At that time, I was writing a novel that combined a love story between two adolescent boys with a kind of religious revelation. I felt that Pasolini’s imagination was mine! The next year, I decided to study the Italian language at school, instead of taking English lessons. Our Italian teacher made us read Cesare Pavese’s poetry, diaries, short stories, and novels. The poem La morte verrà e avrà i tuoi occhi (Death will come and it will have your eyes) was a true discovery. Our teacher taught us how Petrarch and Cavalcanti influenced Ronsard and Du Bellay in France. She explained the rules of dolce stil nuovo. I thought that the land of poetry was Italy. But the real beginning of my “becoming Italian” happened in Perugia, where I spent a month during the summer of 1970. I should say my “becoming myself,” as well, because I was writing a lot, feeling that I would like to dedicate my life to writing.

Rail :

When we talked about Pasolini some time ago, you mentioned that you wrote to him when you were a teenager and that recently your letters were discovered in his archives in Rome.

Ceccatty :

I wrote to him when I was 18 years old, almost immediately after I saw Teorema and read his novel. In my letter, written in Italian, I asked him if I could send him my novel I’d just finished. He answered immediately: yes, he would like to read it, but he apologized in advance for not being a good judge of my literary qualifications because he did not know French well enough. On February 26, 1970, I sent my manuscript with another letter. I can be very precise, because a young Italian writer found the second letter and my manuscript 17 years later in his archives and sent them back to me.

Perhaps it could be interesting to cite fragments of my letter, rather than just paraphrasing it. Here they are:
Dear Pier Paolo Pasolini, I am really thrilled to write to you in Italian. You know that it is not my mother tongue, and I know, as far as I am concerned, that seeing one’s own language misused by a foreigner is not very pleasant…Teorema is the most beautiful movie I have ever seen and the novel (did you write it before the film or after?) revealed to me the beauty of Italian language and the richness that words contain when the writer focuses on literary structure. L’Enfant unique [The Only Child, that is the title of my novel] is the story of a mystic revelation.

I described my novel:
The real torments of my main character (Yves) spring from how to express love. He thinks he is unconventional compared to others. He is convinced that he must accomplish some task, because he does not understand how to touch other people… When he is alone with his friend Robert on the road, he yearns to reach a union with him, but he fails. He hopes that his faith in God, the rites of the church, will bring him a real union with other men and with the Earth. When he meets a man who understands him—a priest—he realizes that he behaves as if he is on stage when he lives with another man. In Yves’s earthly feelings, God reveals the purity of his attachments. God makes him discover earthly things in a new way.

It is very strange for me to read this letter now. My novel as summed up in this letter resembles not only the plot of an old Graham Greene novel, but the early diaries of Pasolini himself, which I could not have known at that time, because they were published by his cousin, Nico Naldini, only many years later, after Pasolini’s death. I guess Pasolini’s nature and mine were almost the same. We were very similar teenagers, but, of course, living in two different periods of history, before World War II for him, and before 1968 for me. We had similar ideas about sex and religion.

Rail :

“Sex and religion”—this is a very explosive issue nowadays. Could you explain how you understand this connection ?

Ceccatty :

I differentiate between “sex and religion” and “sex and mysticism.” The first one is related to organized religions. There is a strong connection between sex and Catholicism. When I took religion classes, I was surprised how often the priests talked about sex. In confession, we were obliged to speak about our sexual lives. I don’t say that sexuality was unknown to me at that time, but it was very different from that which the priests were talking about. My sexuality was difficult to describe, because it was just a fantasy with no action and no pleasure, except for one traumatic event: I was about 8-years-old when an older boy (of about 16 or 18) assaulted me sexually. He didn’t exactly rape me; in fact, he was gentle and sweet during his sexual play. The whole event was very strange, almost poetic. At that time I did not understand what exactly had happened; he seemed to belong to another planet, another world. He was a stranger; I was playing with my young cousin in a vineyard near my house. Why he chose me remains a mystery. He appeared like a character in one of William Faulkner’s novels or in “The Encounter,” a very disturbing story from James Joyce’s Dubliners. Back then I did not make any connection between the sexual interests of the priests and my particular experience. However, I realized that a certain type of sexuality was an obsession for some Catholic priests.

The relationship between sex and mysticism is very different. They both require a complete commitment to someone else, either another person or another way of living. A search of the inner self and illumination occurs in an encounter. That was the reason why I was attracted to Pasolini’s Teorema. Other writers wrote about it as well—D.H. Lawrence of course, as well as Saint Teresa of Avila and Saint John of the Cross. Those two saints created extraordinary poems about God, desire, flesh, faith, and sacred marriage. But their poetry has little to do either with Catholicism or the Pope, or the sexual frustration of priests.

Rail :

Do you feel a similar affinity with Yukio Mishima, another writer whose books you have translated into French ?

Ceccatty :

With Mishima things are very different. Ryôji Nakamura and I, we have translated two of Mishima’s books, his great “gay novel” Forbidden Colors (Kinjiki) and a collection of early short stories. Mishima was an excellent writer, with a superior intelligence and a very deep understanding of the culture of his time. But his personality does not interest me, and I don’t identify with him and his world at all. He was a married man, very hypocritical, with a double life: a middle class wife and young male lovers. His admiration for the army, for the empire, and his right-wing sympathies, are anathema to me. But his way of describing the human mind, behavior, social life, as well as his mastering of style and language, are exceptional.

My favorite Japanese writer is Natsume Sôseki (1867–1916). We translated five of his novels, as well as a collection of lectures and conferences. His writings interest me immensely. In the way he perceived and described inner and social life, Sôseki was as innovative for Japanese literature as Henry James was for American and British, and Marcel Proust for the French novel.

We have also translated books by the Nobel Prize winner Kenzaburô Ôé (and we did it before he won the prize), Kôbô Abe, and Tanizaki. As much as I enjoy contemporary writers—for instance, Hitonari Tsuji, Kazumi Yumoto, and Nao-Cola Yamazaki—because their modern style is very easy for me to understand and to read, I feel particularly close to classical Japanese literature, such as the 10th century Izumi-shikibu Diary or Tosa Diary. The ancient Japanese writers teach me a lot about the relationship between psychology and poesis.

Rail :

How do you collaborate on your translations with Ryôji Nakamura ?

Ceccatty :

Ryôji currently lives in Japan, after 25 years in France, so we work using Skype with webcam. Each of us has the same book in front of him when we are translating together. Of course, it is easier to understand the original for Ryôji. We read in Japanese loudly first (I can read Japanese, but when I don’t understand an ideogram, Ryôji tells me how it should be read and what it means), then we look for the right word or words in French, followed by the equivalent sentences and expressions. After we agree on the choice of words and sentence structure, together we come up with the final version. I write it down, e-mail it to Japan, and he further corrects it if necessary. When I work with him I feel that I am reaching something very special within me, in my inner life, my relationship with literature and the Japanese language.

Rail :

Your range of literary interests is exceptionally vast, spanning continents, countries, and cultures. Women writers also occupy an important place in it.

Ceccatty :

I feel very close to women writers. I wrote a book on the first Italian feminist, Sibilla Aleramo, and another one on Violette Leduc, a “female Jean Genet,” as she was once described. I feel close to Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, and the French Canadian Marie-Claire Blais. As a publisher, I publish the work of many women, as well as gays. I enjoy discussing literature and life with my women and gay friends. For me a gay is not a “different person” who belongs to a sexual minority. It might surprise you, but I think that a gay writer is someone who is more sincere, more adult, has a deeper and more complete relationship with the world than straight people. A straight writer, it seems to me, often ignores the essential diversity of humanity. But “gay” and “straight” are not satisfying labels, inappropriate for classical writers. It is simply absurd to say that Michelangelo, Shakespeare, Horace Walpole, or Henry James were gay, or even that Proust was gay. They just knew what love between two men or two women means. Currently, I am writing a novel about the Italian poet and philosopher Giacomo Leopardi (1798–1837). His greatest love was for his male friend Antonio Ranieri. But they probably had no sex. Sex was not the most important thing in their relationship; accepting their love was. The main thing was to be conscious of one’s feelings, rather than fighting them.

Rail : Various events from your life have played an important role in your novels. Could you talk about the way they shape your narrative and define your identity as a writer ?

Ceccatty :

I write only when I feel a true necessity to do so. I write when I need to help myself, not to survive—because I know that writing does not give that kind of support—but to understand myself. So every time I feel at a loss, every time a deep crisis happens in my life, I start writing. I don’t know if my action will result in a book, but I have to write and explain those very dark or very powerful moments. Working on my very first book, Personnes et personnages, which I wrote between 1969 and 1975, I dealt with questions about my childhood, sexual identity, my family’s departure from Tunisia. Having very strong memories and images still present in my mind, and experiencing my old anguishes, I described them in writing in a theatrical fashion. To do so, I used myths, the lives of the saints, Latin and Greek legends. Writing in such a way was very natural and clear to me, but the book ended up being quite odd, full of poems, descriptions of dreams and paintings, dialogues, fragments of diaries, and philosophical analysis. Although I wasn’t intending to recount my life, still the book is full of events from it—disguised as myths. With a more mature sexual and sentimental life, I wrote with growing directness. After I signed my first publishing contract, I felt more secure and self-confident. I put together two different love stories in one book, which was my second one, written partly during my stay in Japan between 1977 and 1979.

After my return from Japan, I tried to write another type of story, but I experienced writer’s block when I attempted to make it about Japan. So, instead, I wrote my first historical novel about Saint Francis Xavier’s travels from Portugal to India and Japan. When I wrote about him (L’extrémité du monde) or, later, when I wrote about Horace Walpole (L’or et la poussière) or Violette Leduc (La sentinelle du rêve), Galileo, Maria Callas, and other real characters (Le mot amour), I felt as if I was writing about myself.

But the strongest literary experiences, and the most difficult ones, occurred when I decided to write directly about my life. L’accompagnement tells a story of a friend who died from AIDS. Aimer and the next five novels (Consolation provisoire, L’éloignement, Fiction douce, Une fin, and L’Hôte invisible), are about friendship and love. But I decided not to publish Un père, which was a direct account of my relationship with a divorced father. Because the book was so personal, I gave my manuscript to him and asked if he objected to having it published. He could not make up his mind. I suspected that he could not bear seeing it published, so I decided not to, despite the fact that the book was already at the galley proof stage and had even been sent to critics for review. I asked my publisher not to print it. Antoine Gallimard understood and accepted my reasons.

It is impossible for me to make someone unhappy with my writings. My identity as a writer cannot impose itself against life and, above all, another person’s life. I know that it seems shocking for some other writers and artists, but I don’t think that we have the right to harm anybody with our art.

Rail :

Do you have a particular interest in “gay” or “queer” literature ?

Ceccatty :

I don’t have an exclusive interest in gay, or queer, writers. As I mentioned earlier, Sôseki is one of my favorite authors of all time. And most of the great Japanese writers I like, read, and translate are straight. I have just written a biography of Alberto Moravia, who adored women, but who was totally gay-friendly. Pasolini was his close friend. In fact, Moravia wrote many novels and short stories, especially his last one a few days before he died at 83, about gay emotions. Still, I think that sexuality builds and determines a writer’s personality and, more generally speaking, everyone’s personality, sensibility, and perception. Important for being gay is the fact that it forces one to be true to himself or herself, to construct an honest identity, and to fight against social hypocrisy. It is a liberating experience that helps to understand others and differentiate between truths and lies in human behavior. That’s the reason why I like gay writers E.M.Forster, James Baldwin, Edmund White, Peter Cameron, Stephen McCauley. Obviously, there isn’t just one kind of gay people, as sexuality differs from person to person. There are other gay writers I don’t like, because I think that as writers they are shallow. Some can be vulgar. The main thing for me in writing is sincerity; I look for truth on both a personal level and in relations between people. Being gay may prevent one from being fake, but it is not always so.

Rail :

You have many friends who are visual artists and your books contain some beautiful passages about paintings and painters.

Ceccatty :

One example: in L’Hôte invisible, I tell a story similar to the one in my unpublished novel, but using a painting made by an unknown Slovenian painter of the 19th century, Josef Tominz. In that painting, the main character is absent. It portrays three women, drinking tea on a balcony; they are looking at us, but they appear to watch someone “off stage.” This invisible presence is like the man I loved and wrote about—but who forbade me to publish Un père. My literary reaction to this kind of blackmail offers perhaps the best answer to your question about the use of my life in my books and how my novels “shape my identity.”

Rail :

You are a highly accomplished playwright. What is your relationship to theater ?

Ceccatty :

I wrote my first tragedy at the age of 15. In 1968, when I was 16, I wrote another play called Frühling (“spring” in German), which I performed with two female friends the next year during and right after the so-called Students’ Revolution. The plot is difficult to sum up: it is a kind of Ionesco or Beckett, expressing the impact of power and language on us, and the anguish before the unknown. We performed it in two theaters in Montpellier and in a bar in Avignon, where I rented a backroom during the 1969 Theater Festival. 17 performances in total. I remember our best performance was on July 21. Everybody was waiting for the first images of men walking on the moon, which was scheduled for broadcasting on French television at 2 or 3 AM. Waiting to witness that historic moment, many people came to see us in my play (our backroom was incredibly crowded!—for the first and last time…). I appeared on stage as an actor only once afterwards, in the Ionesco play Jacques ou la soumission.

My involvement with theater changed dramatically after I met the Argentinian director Alfredo Arias. In 1992, I helped Alfredo to write a musical called Mortadela, which became a huge success and had a long run of three or four years. Consequently, Alfredo asked me to write other plays for him, and up to now we have collaborated on about a dozen theater productions, most of them musicals. Alfredo also directed my La Dame aux Camélias, with Isabelle Adjani as Marguerite Gautier, performed at Théâtre Marigny in Paris during the season 2000–2001. (Recently it was staged in French at the Arclight Theatre in Manhattan with another team.) I also wrote several plays for other directors—a Polish one in Slovenia, for instance.

My collaboration with Claudia Cardinale is also very important to me. It started from my translation from Venetian into French of a famous, anonymous classical play La Venexiana, in which she performed at Théâtre du Rond-Point in Paris in May 2000 and then toured France with it the next year. This was her debut on stage, a big moment in her career. She spoke a lot to me about her beginnings in film. Since then, we became close friends. Last March, we read on stage at the Paris Cinémathèque fragments of her conversation with Moravia, who interviewed her when she was 23. I played the part of the writer. It was a moving experience for me, and for her as well.

Theater has been very important for me, also because writing is such a solitary experience. Working with and for actors gives me a strong feeling of communal experience. I like the smell of the stage, as well as the anguish of backstage and rehearsal. It is unforgettable.

Rail :

You have mentioned Moravia several times in this conversation. Your last book, published a few months ago, is his biography. What motivated you to write about him ?

Ceccatty :

There are four different reasons for it. The first one is that I simply admire Moravia as a writer and person. I had known him for 10 years before he died. I have translated his books for twenty years. I think I know his work very well. I admired and admire his intelligence, his honesty, his culture, his curiosity for other people and other cultures, his lack of prejudice, and, last but not least, his friendship with Pasolini. Because his lifestyle and love was “foreign” to me, I have gained the right distance to him, based on sympathy and no identification.

The second reason is that I always wanted to write a book about Italy. I had translated many Italian writers, reviewed many of their books, and often met them. I had written two books about Pasolini and one about Sibilla Aleramo, but those two were very special writers, self-absorbed and very close to my sensibility. I wanted to write about someone different from me, far from me, who had been a witness and a sharp observer of contemporary world in every aspect of life: cultural, political, geographic, and social. Moravia was a great writer who had an insight into all aspects of personal (love, family, art) and social (professional, cultural, political) relationships. He criticized family, hypocrisy, and lies. He was a great reader, a great traveler, and a great journalist. So I knew that, when I would write about his life, I would understand not only a specific man but, through him, a world in its time.

The third reason for my interest in Moravia has to do with my knowing many of his friends, his widow, his ex-wife (they were not officially married), and many writers who were close to him. I know Rome and its literary milieu well. So it was not too difficult for me to speak with key people who knew Moravia.

Finally, the fourth reason is that, at the current stage of my literary life, I have difficulties with writing another “private novel,” a new autobiographical story. It is more interesting to immerse myself in another writer’s world and mind. I continue to be “blocked” by the problem I had with my novel Un père. Therefore, it has been the right time to write a long book on someone else and “forget” (if only one could forget) my own life.

Moravia’s life is fascinating. Born in 1907 in a half-Jewish family in Rome, he suffered from bone tuberculosis as a child. He began publishing very young (he did not lose time in school!). He became a witness and a victim of the spread of fascism in the 1930s. He belonged to Italian history of the first part of the 20th century and beyond. Moravia’s relationship to history was very profound: he belonged to and shaped it. I always admired his freedom and the way he protected it. To our day, he remains the sole Italian writer who masterfully used fiction to express himself.

CONTRIBUTOR

Marek Bartelik


Bartelik is an art historian and art critic specializing in 20th century art and theory of art.

Et encore, ceci, sur le site de la bibliothèque de Romorantin :

http://www.mediatheque.romorantin.net/tag/rene-de-ceccatty/


RENE DE CECCATTY


René de Ceccatty est né le 1er janvier 1952 à Tunis. Il est romancier, traducteur, critique littéraire et éditeur. Il a fait des études de philosophie. Il a vécu au Japon et en Angleterre. Il collabore régulièrement au Monde des livres. Il fait partie du comité de lecture des éditions du Seuil.

Il travaille également pour le théâtre avec le metteur en scène argentin Alfredo Arias pour lequel il a participé à l’écriture de Mortadela (Molière du Meilleur Spectacle Musical 1993), de la traduction de Cachafaz de Copi (Théâtre de la Colline, 1993), des chansons de Fous des Folies(Folies Bergères, 1993-1994), du one-woman-show Nini (Théâtre du Petit Montparnasse, 1995), de Faust Argentin ( Théâtre de la Cigale, 1995, Mogador, 1996).

Expérience éditoriale


Lecteur chez Denoël à partir de 1980.
Lecteur chez Gallimard 1982-1986.
Attaché à la direction littéraire chez Gallimard en 1987.
Directeur littéraire chez Michel de Maule en 1988.
Directeur de la collection » Haute Enfance » chez Hatier depuis 1989-1992, chez Gallimard à partir de 1992.
Conseiller littéraire aux éditions Stock, 1994
Conseiller littéraire, membre du comité de lecture des éditions du Seuil, depuis février 1995

Expérience journalistique
Collaborations à de nombreuses revues : NRF, Quinzaine littéraire, Magazine littéraire, Europe, Nuovi Argomenti, Il Messaggeroetc.
Critique littéraire au Monde depuis décembre 1988.

René de Ceccatty
Une vie partagée entre la littérature, l’écriture, le rêve et l’art

_ Dans La sentinelle du rêve, vos personnages ne perçoivent la réalité qu’à travers des filtres littéraires ou philosophiques et leur vie éveillée compte moins que leur vie rêvée.
Pour vous, l’écriture est-elle un rêve qui permet de vivre ?

_ Il y a la littérature, l’écriture, le rêve et l’art. J’ai écrit La sentinelle du rêve dans une période où je renonçais presque à la vie. Je travaillais chez Gallimard mais je n’étais pas fait pour une existence régulière, salariée, ce que je n’ai plus au Seuil où je me sens plus libre. J’ai compris que ce qui constituait vraiment ma vie était la littérature et le rêve. La littérature à travers Violette Leduc et Pasolini qui sont les modèles des personnages du livre et également Foucault dont j’évoque la mort et qui a joué un grand rôle dans ma formation. Je m’intéressais au rêve et à la littérature comme si je ne pouvais plus, avec ma vie affective et corporelle, m’installer vraiment dans le monde. La revanche de l’écrivain est de contrôler ce qui dans sa vie ne l’est pas du tout. Je donne beaucoup d’importance au rêve parce que c’est un moment où les choses se réorganisent de manière parfois très forte et très structurée selon un autre cheminement que dans la littérature. Le rêve est un guide. Linconscient se structure selon des systèmes métaphoriques qui lui sont propres. C’est fascinant pour un écrivain. J’ai beaucoup réfléchi à la liberté de l’écriture jusque dans l’intimité. J’ai écrit ce livre pour décrire l’état psychologique dans lequel j’étais de renoncement au monde.

_ Dans plusieurs de vos écrits dont Aimer, L’accompagnement, Le diable est un pur hasard… vous mêlez votre vie et la fiction sans délimiter de frontière.

_ C’est vrai que j’ai brouillé les cartes. Dans mes livres, je me suis servi d’éléments autobiographiques marquants.Dans Aimer, je me suis donné la totale liberté de réinterpréter, de falsifier en partie des éléments et d’intégrer des personnages de fiction.

Au moment où jai écrit Aimer, je voulais parler d’un événement de ma vie qui m’obsédait, une histoire d’amour avec celui qui se prénomme Hervé dans le roman.

C’était une histoire extrêmement douloureuse et je ne voulais pas en parler directement pour ne pas donner de détails qui risquaient de trahir celui dont je parlais. Parler d’une histoire malheureuse c’est entrer dans l’intimité de deux êtres or le regard que l’on porte à travers l’amour est un regard partial. J’ai donc eu recours à un personnage très proche de moi et en même temps totalement différent, Harriet Norman. Elle allait parler sur moi d’une manière plus légère que je ne l’aurais fait moi-même. J’étais heureux de retrouver une amie. Je l’ai fait mourir parce que c’était une très vieille dame. J’ai introduit un personnage imaginaire Ishmael que beaucoup de lecteurs ont cru réel. Ishmael portait sur moi un regard extrêmement bienveillant, il était mon garde-fou.

Ishmael, étant un hétérosexuel tout à fait libre, rappelait que le drame vécu par le narrateur n’était pas l’homosexualité mais un amour malheureux.

Cela me soulageait d’entendre cette voix lucide. C’était une manière de me rappeler que le problème que je décrivais n’était pas uniquement celui d’Hervé mais aussi le mien. Je m’étais enferré dans une situation dont je n’arrivais pas à sortir sinon par la littérature. Mais la littérature a des limites, on continue à être seul. Le lien entre la fiction et l’autobiographie se retrouve dans mes premiers livres.

En relisant La sentinelle du rêve pour la parution en Points Seuil, j’ai découvert que les personnages féminins complètement imaginaires avaient des histoires amoureuses inventées qui décrivaient déjà l’état que j’allais connaître dix ans plus tard. L’écrivain met à nu son fantasme en concevant un roman et ses rencontres prennent place dans une structure mentale d’une incroyable rigidité.

La limite entre la fiction et la vie réelle est extrêmement fragile. La vie intérieure appartient à la fiction. Dans l’attente, l’espoir, nous passons notre temps à constituer des romans.

Quand on est inquiet pour quelqu’un que l’on aime on structure un délire imaginaire qui suit exactement les mêmes lois que la construction d’un roman ; pas en totalité peut-être, mais l’angoisse suit les lois de la construction d’une véritable intrigue. Il est donc naturel qu’il y ait ce glissement de la fiction à l’autobiographie.

_ Aimer est constitué de petits chapitres. Est-ce que pour vous la vie est une somme d’éclats ?

_ Pour Aimer, c’est particulier. Je crois que dans la structure amoureuse, dans la passion, on interprète tous les événements qui concernent les rapports entre deux personnes, homme et femme, homme et homme, on réalise un travail d’enquête comme dans une histoire policière. J’ai écrit le livre de manière continue. Mon manuscrit ne comportait aucun chapitre, aucun titre et c’est en le recopiant sur l’ordinateur que je l’ai divisé en chapitres. J’ai compris que j’avais écrit des saynètes chacune autour d’un objet symbolique. Le livre est rythmé, ce qui permet de le lire extrêmement vite mais cela ne veut pas dire que ce soit ma perception systématique du monde. Il est vrai que la plupart de mes livres ont été structurés en chapitres brefs avec une idée forte chaque fois mais aucun de mes livres n’a été écrit sous cette forme au départ. J’ai toujours mis les titres des chapitres après coup.

_ Vous donnez beaucoup d’importance à la correspondance et au manuscrit.
Dans Aimer et dans Le diable est un pur hasard, vous parlez de manuscrits.

_ Oui, la correspondance compte beaucoup pour moi, j’écris beaucoup de lettres et j’aime avoir des relations épistolaires avec des amis. Je dis souvent aux écrivains qui débutent, d’écrire sous des formes diverses, de rédiger des journaux intimes, des lettres. Il est très important d’avoir plusieurs approches de l’écriture.

La correspondance est essentielle, car elle rend les choses parfois fausses dans leur rapport écrit, mais l’imagination est nécessaire si l’on veut se construire face à l’autre en rendant abstraite la relation. Je suis obsédé par l’abstraction des rapports humains et, par ailleurs, par leur sensualité : je suis obsédé par le détachement, la spiritualité et les rapports complètement intellectuels.

Je suis aussi passionné par les manuscrits. J’ai publié plusieurs manuscrits d’amis morts. Ce fut une expérience douloureuse et en même temps, j’étais heureux de pouvoir prolonger leur vie d’une certaine manière en publiant par exemple, Mémoires d’un jeune homme devenu vieux, les carnets de Gilles Barbedette qui sont très émouvants et vont au coeur du désespoir de la maladie. J’ai aussi publié La maison Niel, les souvenirs d’enfance posthumes, de Jean-Baptiste Niel qui était un grand ami et qui est mort du Sida en 1995.

J’ai publié le dernier roman de Rabah Belamri Chroniques du temps de l’innocence. Pour moi, c’est un acte de respect par rapport à des oeuvres que j’admire et des écrivains qui étaient des amis.

_ Dans L’accompagnement, votre rapport au temps n’est pas linéaire ; et ainsi vous redonnez vie à un ami.

_ L’accompagnement a permis de prolonger un dialogue qui était à peine ébauché. Je ne le considère pas comme mon livre mais comme un livre écrit sous surveillance si l’on peut dire. Gilles Barbedette m’avait dit à l’hôpital qu’il n’avait plus la force d’écrire. C’était un acte militant car je voulais décrire le regard de Gilles sur la vie hospitalière. Il s’est révolté contre l’intrusion dans l’intimité, contre la dépossession de l’identité à l’hôpital. Il voulait parler de la douleur, de la moralisation de la souffrance quand on lui refusait des analgésiques. Il y avait aussi ses rapports avec les infirmières et les infirmiers qui étaient conflictuels ou admirables comme je le raconte à propos d’Annick qui est une femme vraiment fabuleuse. Elle a compris immédiatement le type d’attitude qu’elle devait avoir. Je parle aussi d’un médecin qui a eu une attitude tout à fait remarquable. Un travail objectif concernait Gilles mais je n’étais pas préparé à cette douleur d’accompagnement très aiguë dont il m’avait chargé. Il ne se rendait pas compte qu’il quittait le monde et que j’échangeais ce dernier regard humain avec lui. J’ai mesuré l’horreur de cette situation par la suite.

_ Le livre est très littéraire.

_ Le style doit l’emporter quoique ce livre soit écrit de manière extrêmement simple, mais bien sûr il comporte une mise en scène, une constitution strictement littéraire. Je ne voulais pas mettre entre parenthèses ma personnalité d’écrivain. J’allais parler de la douleur, de l’horreur de mourir dans un hôpital en prenant un certain nombre de précautions dans la manière de raconter.

_ Vous avez beaucoup de relations au théâtre, est-ce que la vie se déroule sur la scène ou en dehors ? La frontière est ténue.

_ Oui, c’est une ambiguïté. J’aime beaucoup Pirandello qui a écrit sur ce thème. Au théâtre l’émotion vient sans doute de la contradiction apparente entre la conscience d’assister à une fiction et la présence corporelle des comédiens qui créent un sentiment conflictuel et une émotion bouleversante. J’ai traduit une pièce de Moravia qui a été jouée à l’Odéon et j’ai surtout rencontré Alfredo Arias, metteur en scène argentin dont j’appréciais beaucoup le travail et avec qui j’ai collaboré à de nombreuses pièces, souvent musicales. J’ai suivi la préparation d’une demi-douzaine de ses spectacles en assistant parfois à toutes les répétitions.

_ Vous avez choisi la littérature

_ Oui, parce que je suis réservé et solitaire dans mon travail mais j’aime aussi le travail collectif. Je traduis avec un ami japonais Ryôji Nakamura. Au théâtre, l’artiste est comme un intermédiaire par rapport à une réalité artistique. Quand il écrit, quand il peint, quand il compose, l’artiste n’est pas complètement l’auteur de ce qu’il est en train de créer mais il est au service d’une réalité artistique dont il est l’interprète. Cela peut paraître paradoxal dans une oeuvre autobiographique et intimiste, mais il faut avoir cette idée pour que l’oeuvre ne soit pas strictement narcissique et renfermée sur elle-même.

_ Vous avez aidé des auteurs à se révéler ?

_ J’aime lire des manuscrits et découvrir des auteurs pour les éditer mais je n’aime pas entretenir de rapport paternaliste. Un écrivain doit sentir chez son interlocuteur une écoute, une attente mais c’est lui qui maîtrise son livre. Un écrivain qui est éditeur ou simple lecteur sert la littérature et il est nécessaire qu’il ait le même enthousiasme pour les livres des autres que pour ses propres livres, en aidant à la naissance de l’oeuvre d’un autre. J’ai édité des livres très différents parce que j’aime entrer dans d’autres systèmes littéraires. C’est pour cela que j’aime aussi la littérature étrangère.

_ Vous avez traduit beaucoup d’ouvrages de l’italien et du japonais, vous découvrez des univers très divers.

_ J’ai souvent réfléchi à la raison qui m’a poussé à tant traduire. J’ai commencé à traduire en écrivant quand j’étais encore enfant. J’ai un rapport très profond avec l’Italie parce que j’ai été élevé en Tunisie et que la personne qui s’occupait de moi était italienne. La deuxième motivation fut la découverte de Pasolini et c’est pour lui que j’ai vraiment appris l’italien. J’ai rencontré une littérature qui me parlait directement, une culture qui me révélait quelque chose d’intime. Bien sûr, c’est lié au rôle fondateur de l’Italie dans la culture européenne. Pour le Japon, le hasard a joué, j’ai été envoyé comme coopérant au Japon alors que je n’avais aucun lien avec ce pays. J’ai appris le japonais à ce moment-là et j’ai travaillé avec Ryôji Nakamura avec qui j’ai vécu et signé toutes mes traductions. J’ai découvert une littérature philosophique puis des textes classiques. On a conçu une anthologie, Mille ans de littérature japonaise. (Ed. La Différence, 1982 – Réed. fév. 98 ; Philippe Picquier)

_ Quel rôle joue la traduction dans votre propre écriture ?

_ Un rôle de premier plan : j’ai traduit des livres littéraires, des livres moins littéraires, des romans sentimentaux…Traduire des livres divers permet d’avoir une certaine distance par rapport à soi et aux mots. Cela aide à trouver sa propre voix. J’ai traduit Moravia par hasard, son traducteur avait trop de travail. Il m’a demandé de le remplacer. J’ai sympathisé avec Moravia et j’ai traduit tous ses derniers livres. Ce qui m’intéressait en traduisant Moravia pour qui j’avais une très grande admiration intellectuelle, c’était de voir comment fonctionnait un cerveau tout à fait différent, avec une autre personnalité, un autre âge, une autre génération, un autre cheminement. De plus il avait une renommée internationale et une faculté à s’intéresser à beaucoup de choses.

_ Quand je traduis Pasolini ou le japonais Sôseki, que je ressens intimement proches de moi, je me reconnais à travers des écrivains pour qui j’ai une grande admiration. Ils ont une personnalité écrasante mais qui m’aide à me trouver moi-même. Kôbô Abé a un univers fantasmatique très éloigné de moi mais en même temps un univers fantasmatique minutieusement structuré. L’approche d’une langue à travers des idéogrammes permet une autre vision de la littérature. C’est une ascèse d’entrer dans cet univers. C’est long, très obsessionnel. Il faut respecter le style de l’auteur et surtout respecter le rapport entre le style de l’auteur et la langue d’origine mais ce travail sur la langue japonaise, je n’aurais jamais été capable de le faire seul.

_ Vous êtes aussi critique littéraire.

_ Oui, c’est un travail que j’aime vraiment beaucoup. La critique littéraire consiste à réfléchir sur le fonctionnement de la littérature selon des optiques très diverses. J’écris surtout sur la littérature japonaise et italienne dans Le Monde des livres mais il m’arrive aussi d’écrire sur des écrivains français ou anglais. Pasolini a tenu quelques années une chronique littéraire dans Il Tempo, j’ai fait un choix de ses textes que j’ai traduits en français sous le titre de Descriptions de descriptions. C’est un modèle de critique littéraire. Je crois qu’un chroniqueur n’est intéressant que s’il parle de son propre rapport à la littérature et à la vie. Dans mes articles, j’écris des choses très intimes mais qui sont codées bien sûr.

Extraits des propos recueillis par Brigitte Aubonnet
IN : Encres vagabondes, 1997.

_ Depuis la parution en 1982 de Mille ans de littérature japonaise – une anthologie du VIIIe au XVIIIe siècle (La Différence ; réed. Philippe Picquier, 1998), en collaboration avec Ryôji Nakamura, René de Ceccatty n’a jamais cessé de traduire cette langue.

_ Comment êtes-vous venu à la langue japonaise ?

_ Par hasard. En 1977, professeur de philosophie, je débarque à Tôkyô pour enseigner dans le cadre de la coopération. Au ministère des Affaires étrangères, on m’avait proposé le Japon et je n’avais pas le choix. A l’époque, le pays était peu organisé pour les étrangers en transit. Les traductions en caractères latins étaient peu courantes dans le métro, aux concerts et dans la vie quotidienne en général. J’avais envie de participer à la vie culturelle, d’aller au théâtre… Il m’a fallu donc m’initier au japonais, par moi-même, avec des étudiants, puis dans une école de langues. Une fois rentré en France, je me suis inscrit à l’Inalco (ndlr : Langues Orientales). J’avais alors un niveau intermédiaire. Mais j’ai eu du mal à m’intégrer dans leur système d’enseignement.
Je suis parti en Angleterre.

_ Et la traduction, quand avez-vous commencé ?

_ A Tôkyô, j’enseignais la langue française, la civilisation et la philosophie. Ce cours exigeait le niveau de langue le plus élevé. Parmi mes élèves j’ai rencontré Ryôji Nakamura, qui revenait de Paris et parlait parfaitement français. Il est devenu un ami très proche. Je voulais traduire un texte de philosophie pour l’éditeur qui allait publier mon premier livre. Ryôji m’a parlé de Shôbôgenzô de Dôgen, le fondateur de la secte sôtô de zen. C’est par des extraits commentés de ce texte d’une extrême difficulté que nous avons commencé. La traduction a paru en 1980 à la Différence. Gilles Deleuze, Philippe Sollers et différents intellectuels l’ont remarquée. Mais avant cela, quand je suis revenu en France, Ryôji, lui, s’est installé en Angleterre afin de se perfectionner en anglais. Je l’ai rejoint dans le sud du Devon où nous avons vécu quelques mois.

_

_ Nous avons alors eu l’idée d’élaborer une anthologie de la littérature japonaise classique, pour les Editions de la Différence. Elle ressort cet automne chez Picquier en collection de poche, dans une version légèrement remaniée. (Fev. 98)

_ Quelle est la période « classique » de la langue japonaise ?

_ Elle est beaucoup plus vaste qu’en Occident. Le sommet de la littérature se situe à l’époque de Heian, c’est-à-dire du VIIIe au XIVe siècle. Mais l’âge classique, au sens large, va jusqu’à la fin d’Edo, c’est-à-dire jusqu’au dernier tiers du XIXe siècle. A la fin du siècle dernier, la langue parlée commence à s’intégrer dans la littérature, comme ce sera complètement le cas au XXe siècle.

_

L’anthologie que nous avons traduite présentait plusieurs caractères particuliers. D’une part, tous les textes étaient traduits par nous. Ils étaient alors tous inédits en français. Certains y figuraient dans leur intégralité, ce qui donnait une originalité à ce volume.

Plusieurs journaux de cour du XIe siècle, écrits par des femmes furent alors connus…

_ Quelle est votre méthode de travail ?

_ Tous les livres que j’ai traduits du japonais l’ont été avec Ryôji, contrairement à ce que l’on croit parfois, c’est un vrai travail à quatre mains. Nous travaillons ensemble sur le texte que nous lisons simultanément et interprétons d’abord oralement, puis par écrit. Ryôji a, bien entendu, une connaissance beaucoup plus profonde du japonais. Mais, en travaillant ensemble, nous évitons tout malentendu.

_ Quelles sont vos autres activités ?

_ Pour vivre j’ai dû beaucoup traduire, notamment quand j’ai quitté Gallimard. J’ai même traduit de la littérature sentimentale et des best-sellers. J’ai commencé à collaborer au Monde à la fin 1988, sur la proposition d’Hector Bianciotti, avec qui je travaillais chez Gallimard, et de Josyane Savigneau. Et j’écris également pour le théâtre, en collaboration avec Alfredo Arias dont jai publié au Seuil le premier livre, une sorte de roman autobiographique, des mémoires imaginaires : Folies-Fantômes. (Le Seuil, 1997)

_ Avec tous les livres que vous avez traduits, pourriez-vous vivre de vos traductions ?

_ Non. Pas du tout. Une traduction est payée en à-valoir de droits d’auteur. Nous percevons une avance de 1 à 2% des droits. Les livres qui ont le mieux marché, ce sont les Amours interdites, de Mishima -et cela parce que son image d’homosexuel le fait vendre en France et à l’étranger. Et Sôseki, dont Oreiller d’herbes a été un succès inattendu chez Rivages. Et bien sûr, Kenzaburô Oé, grâce au Nobel. Mais cela dépasse difficilement les vingt mille exemplaires. Oé ne les atteint pas. Loin de là.

_ Critique, traduction, édition, romans. Quelle est votre activité principale ?

_ Selon les périodes, les unes prennent le dessus sur les autres. J’aurais tendance à dire que mon activité la plus profonde, la plus essentielle est celle de romancier. Mais l’édition, la critique me prennent aussi beaucoup de temps, parce que je n’aime rien faire superficiellement. Et que, contrairement à la plupart de mes confrères, j’aime beaucoup les autres écrivains…

Extraits des propos recueillis par Alexandre Rosa dans Pagina


Bibliographie

Personnes et personnages ; La Différence, 1979
Jardins et rues des capitales ; La Différence, 1980
*Esther ; La Différence, 1982
*L’extrémité du monde ; Denoël, 1985. Prix de lAsie
*L’or et la poussière ; Gallimard, 1986. Prix Valery Larbaud
*Babel des mers ; Gallimard, 1987
*La sentinelle du rêve ; Michel de Maule, 1988 ; Points Seuil, 1997
L’étoile rubis ; Julliard, 1990
*Rue de la Méditerranée ; Hatier, 1990
*Nuit en pays étranger ; Julliard, 1992
*Le diable est un pur hasard ; Mercure de France, 1993
*Violette Leduc, éloge de la bâtarde ; Stock, 1994
*L’accompagnement ; Gallimard, 1994 ; Folio, 1996
*Laure et Justine ; Lattès, 1996
*Aimer ; Gallimard, 1996 ; Folio, 1998
*Consolation provisoire ; Gallimard, Mars 1998


En collaboration avec Ryôji Nakamura

*Mille ans de littérature japonaise, La Différence, 1982 ; Picquier, 1998
*La princesse qui aimait les chenilles, Hatier, 1987


En collaboration avec Alfredo Arias

*Faust argentin, Actes-Sud, 1996
*Le Père Noël du siècle, Seuil-Jeunesse, 1996


* : à la médiathèque


Bibliographie des traductions


Traductions de l’italien :

L’évangile selon Judas, Giuseppe Berto, Denoël
L’odeur de l’Inde, Pasolini, Denoël
Descriptions de descriptions, Pasolini, Rivages
Amado Moi, Pasolini, Gallimard
Poésie (1943-1970), Pasolini, Gallimard
Correspondance générale (1940-1975), Pasolini, Gallimard
Pasolini, biographie, Nico Naldini, Gallimard
*Pétrole, Pasolini, Gallimard
Histoire de la cité de Dieu, Pasolini, Gallimard, à paraître
La chose, Moravia, Flammarion
*Lhomme qui regarde, Moravia, Flammarion
Le voyage à Rome, Moravia, Flammarion
Trente ans au cinéma, Moravia, Flammarion
*La femme léopard, Moravia, Flammarion
Promenades africaines, Moravia, Flammarion
La polémique des poulpes, Moravia, Flammarion
Le petit Alberto, Moravia et Maraini, Michel de Maule
Lange de linformation, Moravia, Gallimard
Le cimetière chinois, Mario Pomilio, Denoël
Femme par magie, Stefano dArrigo, Denoël
Hermaphrodito, Alberto Savinio, Fayard
La boîte à musique, Alberto Savinio, Fayard
*Un peu de fièvre, Sandro Penna, Michel de Maule, Grasset » Cahiers Rouges «
Le capitaine au long cours, Roberto Bazlen, Michel de Maule
Lamour heureux, Dario Bellezza, Salvy
Ciel ancien, terre nouvelle, Ginevra Bompiani, Gallimard
Le grand ours, Ginevra Bompiani, Stock
La maison aux lumières, Paolo Barbaro, Stock
Ghigo, Giuseppe Bonaviri, Hatier
Le roman d’Angelo, Luchino Visconti, Gallimard
Le chemin du retour, Enrico Palandri, Liana Levi
Le stade de Wimbledon, Daniele del Giudice, Rivages
Chantilly Express, Andrea De Carlo, Rivages
Couleur du temps, Umberto Saba, Rivages
Ombre des jours, Umberto Saba, Rivages
Le Canzoniere, Umberto Saba, LAge dhomme
J’aime donc je suis, Sibilla Aleramo, Julliard
*Femmes de Trieste, Umberto Saba, José Corti


Traductions du japonais en collaboration avec Ryôji Nakamura :

*Le jeu du siècle, Kenzaburô Oe, Gallimard
M/T et les merveilles de la forêt, Kenzaburô Oe, Gallimard
Lettres aux années de nostalgie, Kenzaburô Oe, Gallimard, à paraître
*Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants, Kenzaburô Oe, Gallimard
Rendez-vous secrets, Kôbô Abe, Gallimard
L’arche en toc, Kôbô Abe, Gallimard
*Cahier kangourou, Kôbô Abe, Gallimard
*Histoire de ma mère, Yasushi Inoué, Stock
Le village aux huit tombes, Seishi Yokomizo, Denoël
Masques de femmes, Fumiko Enchi, Gallimard
*Oreiller d’herbes, Sôseki, Rivages
*Clair-obscur, Sôseki, Rivages
Le 210e jour, Sôseki, Rivages
Le voyageur, Sôseki, Rivages
A travers la vitre, Sôseki, Rivages
Svastika, Tanizaki, Gallimard
La vie secrète du seigneur de Musashi, Tanizaki, Gallimard
*Les amours interdites, Mishima, Gallimard
Shôbôgenzô, Dôgen, La Différence
Yasujirô Ozu, Shigehiko Hasumi, Cahiers du Cinéma, à paraître


Traductions de l’anglais :

Contes hiéroglyphiques, Horace Walpone, Café-Climats, Mercure de France
La mère mystérieuse, Horace Walpone, José Corti


* : à la médiathèque

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