Archives du mois de août 2011

la fulgurance généreuse (et à effet-retard) de Pierre Bonnard : l’ouverture du (premier) musée Bonnard au Cannet

31août

Sur l’indispensable et magnifique catalogue d’exposition Bonnard et Le Cannet dans la lumière de la Méditerranée, au tout nouveau Musée Bonnard, du Cannet.

Quasi contemporain du (génial et encore en partie inouï) musicien Lucien Durosoir (1878-1955),

Pierre Bonnard (1867-1947) dispose enfin _ ce mois de juin 2011 _, au Cannet, sur les hauteurs de Cannes (et en surplomb sur la côte, la mer et l’Estérel), du premier musée qui soit consacré à son génie, si fortement, lui aussi, idiosyncrasique ; et éblouissant !!!

« Comment ne pas donner raison à Matisse _ indique page 10 Véronique Serrano, le conservateur de ce musée Bonnard du Cannet _ lorsqu’il s’exclame que Bonnard est « le meilleur d’entre nous » ;

lui qui, encore, à la mort du peintre en 1947, se heurtait violemment à un Christian Zervos interrogeant : « Bonnard est-il un grand peintre ? » Et Matisse de lui répondre : « Oui ! Je certifie que Pierre Bonnard est un grand peintre pour aujourd’hui, et sûrement pour l’avenir » »

_ ce à quoi on peut ajouter cette remarque de Robert Hugues, le 9 janvier 1966, au sortir de la grande rétrospective Bonnard, à la Royal Academy of Arts, de Londres : « Jusqu’à la semaine dernière, il aurait paru extravagant d’affirmer que Pierre Bonnard était le plus grand artiste du XXe siècle. A présent, la question se pose« , indique Sarah Whitfield, en son article Une Question d’appartenance, page 66 de l’album Bonnard, l’œuvre d’art, un arrêt du temps (aux Éditions du Ludion, en 2006, pour l’exposition au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris).

Et Véronique Serrano de poursuivre avec la plus grande pertinence, toujours :

« Bonnard, lui, savait que son époque n’était pas prête à comprendre sa peinture ; et, en visionnaire, s’adressait aux peintres du XXIe siècle : « J’espère que ma peinture tiendra sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon ».

Aujourd’hui, en juin 2011, Bonnard a son musée » _ à nous de regarder ! ce qu’il nous offre en sa générosité..

Et Véronique Serrano signalait, dans cette même perspective, juste au paragraphe précédent :

« L’enjeu du musée, outre le fait d’organiser des expositions en résonance avec l’œuvre de Bonnard, d’étudier et de présenter ses collections, est de mieux faire connaître et apprécier _ pédagogiquement, en quelque sorte : toujours mieux apprendre à regarder ce que l’artiste offre à notre contemplation : surtout à ce degré (bonnardien !) de profusion et puissance dans la délicatesse du jeu si généreusement opulent des formes et des couleurs  _ l’œuvre de Bonnard.

La voie de cette relecture _ et c’est cela que j’ai à cœur, très modestement, de souligner, à mon tour ici _ est ouverte depuis la magistrale exposition de Jean Clair en 1984,

qui fut le premier à replacer Bonnard au cœur _ le plus vivant ; et battant ! _ de l’histoire de l’art qui allait s’écrire après la Seconde Guerre mondiale

et révéler le Bonnard tardif _ victime (bien contingente !) d’une succession (notariale) un peu complexe, qui ne s’est résolue (juridiquement) qu’en 1964 _ au public français et américain comme un peintre d’exception.

Depuis lors, les essais et les expositions se sont multipliés, réajustant

_ non sans réticences toutefois, jusque, justement, me semble-t-il, cette année-ci, 2011 : cf, ainsi, encore, les principales contributions de l’album, en 2006, Bonnard _ l’œuvre d’art, un arrêt du temps, telles celle d’Yve-Alain Bois ou celle de Georges Roque : plus soucieuses du contexte (historico-international : la modernité « moderniste« ) que de l’audace génialissime (tranquille et patiente en son incessante recherche ! sur la toile via la palette, en son bien exigu, pourtant, atelier de sa villa Le Bosquet sur les hauteurs du Cannet : preuve que le recul de l’œuvrer est d’abord sensitif, cérébral, et notamment mémoriel) de l’idiosyncrasie bonnardienne, pour mon goût ! _

réajustant _ donc : on ne peut mieux justement !!! _ l’histoire de l’art

et corrigeant l’injustice«  _ en aidant à un peu mieux ouvrir les yeux (et réajuster plus finement les perspectives) des aveugles et sectaires : je suis toujours très optimiste !

Le superbissime catalogue, Bonnard et Le Cannet dans la lumière de la Méditerranée, aux Éditions Hazan _ l’exposition des œuvres de la (jeune) collection de ce musée, ajointées aux œuvres présentes en d’autres musées et collections privées concernant l’activité de Bonnard (de 1927 à sa mort, le 23 janvier 1947) au Cannet, dure du 26 juin au 25 septembre 2011... _,

vient excellemment

_ par les contributions des textes (dont une réédition de l’article de Jean Clair Petite métaphysique du violet dans la peinture de Pierre Bonnard, « publié pour la première fois dans le  catalogue de l’exposition Peindre dans la lumière de la Méditerranée, Marseille, musée Cantini, 1987 » : ces contributions, excellentes, sont le fait de Marina Ferretti Bocquillon, Belinda Thompson, Jean Clair, Céline Chicha-Castex, Robert Mangú et Gisèle Belleud),

comme par la somptuosité des images réunies offertes ! quel enchantement ! et c’est bien aussi un phénomène d’époque que de bouder pareille qualité de plaisir ! l’époque se complaisant, nihilistement, dans le pire trash !!!

De Jean Clair, ne pas se lasser de réécouter l’entretien (de 62′) avec Francis Lippa le 20 mai dernier dans les salons Albert-Mollat, à propos de ses Dialogue avec les morts et L’Hiver de la culture… ; cf aussi mon article du 16 juillet dernier : Un entretien magique : avec Jean Clair (et passages d’anges !) à propos de ses « Dialogue avec les morts » et « L’Hiver de la culture », le 20 mai dans les salons Albert-Mollat _

en témoigner ;

à relier à un autre autre très bel album, Bonnard en Normandie, aussi aux Éditions Hazan _ pour une exposition tout aussi riche et passionnante, qui s’est tenue au musée des Impressionnismes, à Giverny, du 1er avril au 3 juillet 2011… Pierre Bonnard a résidé régulièrement à Ma Roulotte (en surplomb de la Seine et avec jardins et arbres profus), à Vernonnet, achetée en 1912 et vendue en 1938…

L’avantage (inestimable !) de ces expositions _ et celui, consécutif, des albums qui en gardent une trace accessible ad vitam æternam : vive le livre !!!! _ est de ré-unir _ un moment _

et donner à contempler _ le plus tranquillement possible à qui va se soumettre à la puissance retournante de leur intensité ! _,

des œuvres dispersées dans le monde entier, au fil des achats et des coups de cœur des collectionneurs amateurs fous de ces chefs d’œuvre, ou des musées de par le monde _ l’œuvre de Pierre Bonnard a immédiatement rencontré un tel engouement (ô combien lucide !) _ ;

et d’offrir au spectateur (s’émerveillant !) le miracle de comparer (et ressusciter) l’œuvrer même, en acte, de leur créateur :

c’est à cette « vivacité« -là, en effet

_ je reprends ici un mot de Deepak Ananth en sa très belle contribution, pages 282 à 284, de Bonnard _ l’œuvre d’art, un arrêt du temps : L’Achèvement différé : « la peinture (de Bonnard) se prête à des vivifications infinies _ de sa part ; puis de la nôtre : à nous de bien vouloir nous y prêter à notre tour, en et par nos (propres) « actes esthétiques » ! _ Il ne saurait y avoir de fin irrévocable lorsque la vivacité _ voilà ! _ est l’essence de l’œuvre« , dit-il excellemment, page 283 ; car, poursuit-il, page 284 : « la proximité de l’image, qui est une constante du langage plastique de Bonnard, signale une intimité emblématique, un élan fusionnel avec l’acte même _ voilà ! l’acte de création, ici _ de peindre, dont la touche _ en sa fulguration et ses effets, pour toujours, d’éternité ! _ est la manifestation exemplaire«  _,

que nous incite, en permanence _ en ce qui, en quelque (patient, et surtout somptueux) « arrêt du temps«  (l’expression est de Pierre Bonnard lui-même), fut en quelque sorte (très patiemment, et avec fulgurances successives) capté par l’artiste… _, la toile (hyper-)colorée de Bonnard,

en la fulgurance patiente des infinies micro-modulations des vibrations à jamais actives, pour qui y prête vraiment son regard un peu (et vraiment !) attentif, déposées pour jamais sur la surface de la toile qui demeure _ et pour peu que ne la ruinent pas trop quelques « craquelures«  : Bonnard en réparait déjà… ; par exemple celles du tronc (mauve) du marronnier de la toile Décor à Vernon (La Terrasse à Vernon), demeurée en l’atelier du Cannet à sa mort… _, en quelque sorte proustiennement, « dans le temps« .

Que s’efforcent aussi d’approcher, en leurs analyses et synthèses _ ils y tournent autour _, les regardeurs-commentateurs…

Sur l’acte esthétique, revenir (toujours !) au travail décisif (et nécessaire !) de Baldine Saint-Girons, L’Acte esthétique, aux Éditions Klincksieck ;

ainsi qu’à l’admirable Homo spectator de Marie-José Mondzain, aux Éditions Bayard :

deux viatiques indispensables d’une esthétique efficiente parfaitement juste…

Une dernière énigme, pour finir _ qui me travaille dans ma recherche de la vérité de Bonnard _ :

à la lecture (attentive) de ces différents albums consacrés à l’œuvre (somptueux) de Pierre Bonnard,

j’ai relevé une obscurité, telle une tâche blanche de fond de l’œil, concernant la personne de Renée Monchaty,

« dont Bonnard tomba amoureux en 1920 _ et avec laquelle (elle seule ; c’est-à-dire sans sa compagne Marthe, demeurée, elle, à Cannes chez Berthe Signac) il séjourna quinze jours à Rome : en compagnie du neveu Charles Terrasse, alors étudiant de l’École française de Rome, au Palais Farnèse, ils arpentèrent les ruines, en mars 1921, écrivit à Marthe Pierre… _ et qui se donna  la mort en 1925« ,

comme l’indique en note Jean Clair, page 45 de l’album Bonnard et Le Cannet dans la lumière de la Méditerranée ;

alors que, en sa contribution Pierre Bonnard, vie privée, image publique (pages 31 à 39 de ce même album), Belinda Thomson apporte des renseignements contradictoires :

« Renée Monchaty, la première fiancée de Bonnard (sic) a été son modèle _ par exemple déjà dans La Cheminée : une œuvre (sculpturale) de 1916 ! Et Renée était-elle blonde ? ou brune ?.. _ et son amante, peut-être aussi son étudiante. Son amour malheureux pour Bonnard _ toujours plus que discret sur son intimité, comme il était alors parfaitement de mise dans les excellentes familles, telle celle de Pierre Bonnard ! _, qui semble avoir été réciproque, la conduira à se suicider à Rome en 1923«  _ ce qui est une erreur, au moins de date : Renée Monchaty s’est donnée la mort, par un coup de revolver, le 3 septembre 1925 : fut-ce à Rome?.. Je n’ai glané que bien peu de renseignements en mon début d’enquête…

Et Belinda Thompson poursuit :

« La décision soudaine de Bonnard d’épouser Marthe en 1925 _ la formalité eut lieu le 5 août 1925, à la mairie du 17e arrondissement de Paris _, apparemment pour mettre fin à ce sentiment qu’elle éprouve d’être « une de ces femmes que l’on n’épouse pas » _ Marthe est le modèle et la compagne de Pierre depuis 1893 ; et elle le demeurera jusqu’à sa mort, le 26 janvier 1942, à la Villa Le Bosquet du Cannet (Pierre y mourra, lui aussi, le 23 janvier 1947) _, suit cette période de difficultés affectives« , à la page 38…

L’importance des liens affectifs de Pierre Bonnard en sa vie d’homme n’est pas rien qu’anecdotique, quand on mesure la place en l’œuvre pictural même de ses liens à ces personnes, et à leur souvenir qui demeurait quand elles avaient disparu…

A preuve,

la merveilleuse analyse des deux tableaux, La Palme (de 1926, au Cannet), puis Jeunes femmes au jardin, ou La Nappe rayée, vers 1921-1923 _ à Vernonnet _ (tableau terminé vers 1945-46 _ au Cannet _) à laquelle procède Jean Clair en son article Petite métaphysique du violet dans la peinture de Pierre Bonnard, pages 41 à 45.

Pour La Palme, d’abord :

« la volumétrie des objets et des figures apparaît saisie comme projetée sur une surface courbe concave, et non pas convexe, sur une sphère creuse pour ainsi dire. Ce qui est le centre de la vision en est aussi le plus éloigné ; et ce qui apparaît à la périphérie se déforme et s’allonge. Ce que l’œil pointe est aussi ce qui lui échappe (…) et, sur les bords, tout fuit (…). L’œil concentre et ramasse une myriade _ profuse, en effet : comme ses jardins ! _ de sensations, la pupille est bombardée _ oui _ de stimuli lumineux, mais, pour le peintre, le problème est de saisir ce foisonnement et d’en restituer _ voilà ! _ la richesse. Plutôt que projeté sur une sphère homologue au globe oculaire, le réel est brassé, comme la confiture dans une bassine de cuivre, ramassé et confit dans une cavité creuse dont les parois s’évasent.

De l’emploi de cette perspective naturalis, physiologique, découlent l’emploi et l’ordre des couleurs.

Ce qui vient en premier plan, ce n’est pas la couleur lumineuse, l’orange ; c’est le violet. C’est la couleur dont l’intensité, dont la vibration ondulatoire est la plus forte qui vient au-devant de l’œil, là où l’œil cherche à voir le plus. Le « mehr Licht » _ goethéen _ du peintre, là où il pointe le visible, est le seuil même où la sensation de la lumière s’absorbe dans l’invisible _ le diaphane ? qu’évoque Marie-José Mondzain ? La couleur qui est la plus proche de l’énergie pure est aussi la trappe, le « trou noir » par où le visible s’échappe.

La terre, le monde réel, le solide, ce que l’on peut saisir, voir, habiter, appréhender, tenir, les routes, les maisons, les êtres _ même ! _,

sont toujours, chez Bonnard, un arrière-pays _ à la Bonnefoy _ qui brille derrière l’écran radiant du violet, ce seuil de l’ultra-visible.

La Palme, de 1926, est l’une des œuvres les plus significatives à cet égard.

Le monde où l’on habite, avec ses maisons, ses rues, ses femmes à la fenêtre secouant un tapis, ses volets verts, ses ocres rouge et jaune, ses roses et ses orangés, est une bande de lumière isolée du peintre, un îlot perdu entre le lointain bleu et le premier plan livré au vert et au violet.

La figure principale _ c’est là dire son importance (vitale !) _ est une femme, à mi-corps, à l’avant-plan. Elle est voilée de violet et elle offre _ telle Aphrodite à Paris, chez Homère _ une pomme. Pomme d’or de Virgile, fruit parfait, sphère pleine du don de la présence, offrande d’amour, lumière et saveur concentrée.

Mais c’est aussi le fruit dérobé dans l’ombre _ l’amour caché, non tout à fait (civilement et urbainement) montrable _,

comme est interdite _ comme victoriennement, encore et toujours pour Bonnard en 1926… _ la possession de ce monde habitable et aimable que le tableau reproduit.


Regardons-le mieux _ ainsi que le demande et l’impose tout tableau de Bonnard ; ainsi que toute grande œuvre vraie ! non menteuse ! Par exemple, celle de Proust ; ou celle de Faulkner, pour rester en ces mêmes années… _ :

il figure un œil de géant ; il est la métaphore, la projection _ quasi littérale ; lacaniennement _ d’un œil, une grande amande que bordent les cils du palmier et les sourcils des feuillages, et sur la lisière de laquelle papillonnent _ instamment _ des frondaisons. La lumière brille en son fond, mais rien ne sera possédé _ charnellement et socialement ; une malédiction (officielle) ne cessant de peser... _ de ce qu’il voit.

Telle est la secrète mélancolie _ inaltérable parmi l’art de la joie, aussi, de Bonnard : car ce dernier n’est pas, lui non plus, niable ! les deux s’entremêlant à l’infini _ de cette peinture, sous son apparente _ mais tout aussi réelle ! Bonnard est par là toujours humble et discret, quasi timide (et ainsi partagé ! clivé…), en sa joie _ allégresse.

M’accusera-t-on de psychologisme ? _ s’enquiert alors Jean Clair. Certes non : tout compte ! en un œuvrer : le temps du terrorisme formaliste structuraliste (ce certains « modernes« ) est désormais passé !

L’un des plus beaux tableaux qu’ait peints Bonnard est Jeunes femmes au jardin, ou La Nappe rayée _ voici alors l’exemple de la plus splendide confirmation de la thèse avancée pour La Palme.

Le pluriel est de politesse : de la seconde, Marthe, la femme du peintre _ âgée alors (si la scène réelle eut bien lieu en 1921) de cinquante-deux ans _, ne se distingue qu’un profil perdu sur la droite. La jeune femme à la tête ronde ronde et dorée comme une pomme, et qui sourit, est bien le seul sujet du tableau. Projetée à l’avant-plan, elle demeure dans une pénombre violette. Le réel, la lumière, le possible, les fruits posés dans leur corbeille sur la table, le sable jaune comme une plage, sont à l’arrière-plan.

Le peintre, là aussi _ analyse Jean Clair _, célèbre le deuil de la présence, autant _ les deux à égalité ! _ qu’il célèbre la beauté et la fascination du visible.


Or, on sait aujourd’hui
_ l’article a été écrit en 1987 _ l’identité de la jeune femme et le destin tragique qui l’a liée au peintre _ Bonnard, en mars 1921, au moment de l’escapade romaine (avec Renée Monchaty), avait cinquante quatre ans (et Marthe, sa compagne non encore épousée, cinquante-deux J’ignore, jusqu’ici, la date de naissance de Renée Monchaty. La note de Jean Clair à propos de cette jeune femme, commencée de citer un peu plus haut en cet article-ci, se conclut alors ainsi : « Cette crise déterminera chez le peintre une série d’autoportraits où le violet joue _ encore _ un rôle essentiel, d’une tonalité dramatique souvent inattendue«  ; à prolonger…

Sous le sourire, sous la beauté qu’il célébrait, Bonnard avait aussi, comme un glacis subtil, posé _ à quel moment, lors de quelle « reprise«  de l’œuvre, achevée vers 1945-46 : à la Libération, donc ? _ le voile de la détresse et de la perte.


Au seuil du visible que nous croyons voir et posséder, demeure _ ainsi _ l’invisible des êtres et des choses que nous perdons _ et avons perdus, aussi : tel Orphée, Eurydice… ; cf ici le beau petit livre de Claudio Magris Vous comprendrez donc, où l’auteur donne la parole, outre-tombe, à son Eurydice perdue _, que nous n’avons cessé de perdre ; et dont le violet, à l’extrême de la gamme des couleurs, nous tend l’effigie spectrale _ un autre mode (spectral lui-même ; et alenti…) de possession ?


Ainsi les hommes de la lumière, selon l’expression de Camus, sont-ils condamnés, comblés par le jour et par les collines, à fuir _ aussi ; est-ce nécessairement, cependant, une fuite ? _ dans l’invisible.« 

On comprend en quoi et comment, très précisément,

l’œuvre de Pierre Bonnard,

au-delà de la puissance formidable intense de son idiosyncrasie, déjà _ et c’est un cadeau formidable ! _,

prend, aussi, et très pleinement place,

à l’acmé du plus puissant des avancées de l’exploration artistique du réel,

en la complexité jamais réduite à quelque squelette,

mais au plus vif (et nacré) de la chair,

des explorations artistiques de l’imageance _ cf mes propres travaux sur la musique de Durosoir (1878-1955) _,

pour penser au plus fin et plus vrai,

le réel tel que nous avons à le percevoir, le vivre et le bâtir,

l’aménager…

Car rien « que soi« , « ce n’est pas suffisant« , pour Pierre Bonnard,

comme le rappelle très justement Michèle Tabarot, à l’ouverture, page 11, de ce très important Bonnard et Le Cannet dans la lumière de la Méditerranée :

« Il est toujours nécessaire _ au peintre (et artiste) que Pierre Bonnard est _ d’avoir un sujet, si minime soit-il,

de garder un pied _ au moins _ sur terre« …

De même que

l’accroche à la forme,

doit contrebalancer le risque du vertige

de la couleur :

remerciant très chaleureusement son ami Paul Signac, de ses vigoureux encouragements et éloges,

Pierre Bonnard, le 29 décembre 1933, lui déclare ainsi :

« Tout récemment, vous m’avez donné un fameux encouragement,

et j’en puise d’ailleurs _ de mon côté _ dans vos architectures colorées ;

car j’ai bien besoin de me plier aux grands rythmes _ voilà ! sans tomber dans l’abstraction, par conséquent _ que vous défendez« …

Pierre Bonnard : un créateur décidément majeur,

pour notre réjouissance !


Titus Curiosus, ce 31 août 2011

L’aventure d’écriture d’un curieux généreux passionné de musique, Romain Rolland : le passionnant « Les Mots sous les notes », d’Alain Corbellari, aux Editions Droz

20août

En troisième volet à une enquête sur ce qu’est « écouter la musique »,

soit après la lecture des Éléments d’Esthétique musicale  _ Notions, formes et styles en musique, sous la direction de Christian Accaoui, aux Éditions Actes-Sud/Cité de la musique ; cf mon article du 15 juillet Comprendre les musiques : un merveilleux gradus ad parnassum _ les « Eléments d’Esthétique musicale : notions, formes et styles en musique » aux éditions Actes-Sud / Cité de la musique, sous la direction de Christian Accaoui ;

et après  la lecture de L’Oreille divisée _ L’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles, de Martin Kaltenecker, aux Éditions MF ; cf mon article du 2 août comprendre les micro-modulations de l’écoute musicale en son histoire : l’acuité magnifique de Martin Kaltenecker en « L’Oreille divisée » ;

voici une présentation de ma lecture de ce passionnant travail d’Alain Corbellari, aux Éditions Droz, sur l’esthétique en mouvement (passionné !) d’un des esprits les plus curieux et généreux (et amoureux fou de musique) du XXe siècle, Romain Rolland : Les Mots sous les notes _ Musicologie littéraire et poétique musicale dans l’oeuvre de Romain Rolland

Je partirai de la synthèse de la quatrième de couverture de ce livre riche de 383 pages,

pour présenter ce qu’Alain Corbellari nomme, page 14, « une réévaluation du projet de Romain Rolland« , en entrant « véritablement«  _ enfin ! _ « dans le pourquoi » de sa « poétique musicale« , page 17 ;

Alain Corbellari précisant, page 18, que « c’est d’abord le système des jugements de Romain Rolland sur la musique et la façon dont sa pensée esthétique permettait de réévaluer l’ensemble de son œuvre » qu’il a « cherché à reconstituer ici«  _ voilà !

Tout en indiquant, page 21, en aboutissement de son très éclairant Avant-propos, que

« les opinions de Romain Rolland _ enfin prises pour objet de l’analyse de fond qu’elles méritent (et attendaient depuis si longtemps !) _ forment un système cohérent, quoique moins facile à cerner qu’on ne pourrait le croire de prime abord, tant les détails de ses jugements sont riches de nuances, de subtilités et de contradictions _ mais toujours parfaitement probes (et « sincères«  !) _ qui infléchissent la première impression que l’on pourrait avoir de l’axiologie qui les sous-tend » ;

car « Romain Rolland est _ d’abord et fondamentalement _ un victorien (comme son ami Zweig qui restait attaché aux conventions du « monde d’hier », tout en félicitant Freud de les avoir fait voler en éclats) ; il est ainsi toujours resté fidèle _ tel est et demeurera le socle de son appréhension et évaluation, in fine, de la musique, colorant les approches curieuses et généreuses de la nouveauté… _ à son goût des musiques postromantiques à la fois somptueuses et rigoureusement construites,

mais _ d’autre part et aussi, avec une très grande exigence de vérité _, sur ce socle, combien de découvertes ont assoupli _ voilà une des qualités de l’esprit de Romain Rolland ; tel un Montaigne _ les premières appréciations« .

Aussi Alain Corbellari précise-t-il, toujours page 21, se défendre « d’avoir voulu décrire un système clos et rigide. » Car « pour arrêtées qu’elles soient, les opinions de Rolland restent _ en conformité avec la générosité exigeante (éminemment noble) de sa personnalité _ ouvertes et malléables, fidèles à une pensée qui est d’abord acceptation de la vie en toute sa diversité«  _ toujours tel un Montaigne ; Alain Corbellari reliant (on ne peut plus excellemment !) le « frisson vitaliste«  rollandien à Bergson, Renan et Nietzsche, en plus de Wagner et Schopenhauer, page 22.

Et s’il n’est « pas question ici, précise-t-il encore page 22, de récrire la genèse de la pensée de Romain Rolland, ce travail ayant déjà été fait _ et bien fait _ par d’autres » _ David Sices, in Music and the musician in Jean-Christophe, en 1968 ; Bernard Duchatelet, La Genèse de Jean-Christophe de Romain Rolland, en 1978 _, on ne saurait jamais trop insister sur le fait que, « entre la fidélité à ses goûts et l’espérance du futur, entre la foi dans les vieilles valeurs de l’Europe des nations et la quête de celles qui formeront la nouvelle Europe unie, Romain Rolland s’est voulu _ au plus fondamental ! _ un homme qui cherche, un être toujours _ voilà ! inlassablement et avec pleine confiance ! _ en mouvement _ cf encore Montaigne (et le beau Montaigne en mouvement de Jean Starobinski)… _, qui, pour cette raison même, n’en était pas _ c’était un généreux et un enthousiaste ! _ à une contradiction près.« 

Mais « nous n’en tenterons pas moins de respecter une passion et une sincérité _ voilà ! les deux consubstantiellement liées _ qu’il est difficile de mettre en doute _ certes : Romain Rolland est d’une absolue et pure probité ! _ et qui fondent _ oui _ la valeur _ puissante _du témoignage de notre écrivain.

Or, dans la quête de vérité de Romain Rolland,

c’est bien la musique, comme il l’avouait sans détour dans ses Mémoires _ toujours disponibles, dans l’édition de 1956 : à la page 148, en un chapitre de complément intitulé « Musique«  _, qui aura été son fil d’Ariane _ voilà ! _ :

« La musique _ qui relie dans l’épaisseur mélodique et harmonique riche du temps : avec la délicatesse des modulations subtiles de ses jeux _ m’a tenu par la main, dès mes premiers pas dans la vie. Elle a été mon premier amour, et elle sera, probablement, le dernier. Je l’ai aimée, enfant comme une femme, avant de savoir ce qu’était l’amour d’une femme.« 


Voici, assortie de quelques farcissures de commentaires de ma part,

cette éclairante quatrième-de-couverture des Mots sous les notes d’Alain Corbellari :

« La postérité retient _ quand elle s’en souvient encore… _ de Romain Rolland qu’il fut _ très effectivement _ une figure emblématique du pacifisme _ cf, ainsi, son Au-dessus de la mêlée, en 1916 _ et de l’idée européenne. Plus méconnue, sa contribution majeure à la musicologie _ il fonda, rien moins !, la musicologie française au tournant du siècle _ témoigne cependant de sa véritable passion, la musique : « La musique m’a tenu par la main, dès mes premiers pas dans la vie. Elle a été mon premier amour, et elle sera, probablement, le dernier ».

Cette dévotion à la musique dont est empreinte  _ jusque dans le souffle des phrases _ l’ensemble de son œuvre fournit la trame de son plus grand succès populaire, Jean-Christophe, où Romain Rolland retrace, tout le long d’un « roman-fleuve », l’histoire d’un compositeur, dans laquelle on voit poindre la figure admirée de Beethoven. De fait, la musique infléchit l’ensemble de son œuvre _ c’est à montrer cela que s’attelle ici en effet Alain Corbellari. Fondateur de la musicologie française, artisan de la redécouverte de l’opéra baroque _ mais oui ! avec sa thèse pionnière Les Origines du théâtre lyrique moderne _ Histoire de l’opéra en Europe avant Lully et Scarlatti, en 1896 ; ainsi que de l’ensemble de la musique dite aujourd’hui « baroque« , avec son Musiciens d’autrefois, en 1908 ; et Voyage musical au pays du passé, en 1919 _, ardent défenseur de la musique du début du XXe siècle _ cf son Musiciens d’aujourd’hui, en 1908 aussi… _, Romain Rolland fut sans doute, avec Rousseau _ hélas !!! le fossoyeur de la musique française, adversaire niais de Rameau ! je ne partage pas du tout cette thèse ! un Vladimir Jankélévitch a bien davantage ma faveur : mais Alain Corbellari reproche à ce dernier un sectarisme anti-germanique… _, le plus profondément musicien de tous les écrivains français. Il convenait donc de réévaluer la singularité de son projet esthétique _ voilà l’objet de ce travail ici d’Alain Corbellari _ à l’aune de la conjugaison _ subtile et difficile en leur feuilletage (Martin Kaltenecker dit, lui, « tressage«  !) : mal accepté de la plupart ! toujours aujourd’hui ! _ de ces deux arts auxquels Romain Rolland a voué sa vie entière : la littérature et la musique.

C’est précisément l’ambition de Les Mots sous les notes que de retrouver _ et lui rendre justice  _ le mouvement _ oui ! _, proprement symphonique _ absolument ! _, d’une œuvre et d’une vie _ étroitement tissées, en effet, l’une avec l’autre _ qui restent exemplaires d’un désir de communion fraternelle _ civilisationnel, plus encore que politique _ dont « L’Hymne à la Joie » de Beethoven a en définitive toujours constitué, pour Romain Rolland, la suprême expression« 

De fait,

la conclusion du livre (pages 329 à 332) rend très clairement compte de cette  position rollandienne _ conçue en terme d’« alliance« , davantage que d’« aporie« , page 330 _ entre musique et écriture ;

et aide à expliciter l’expression de « mots sous les notes« ,

ainsi que celles du sous-titre de ce travail d’Alain Corbellari, de « musicologie littéraire » et de « poétique musicale«  (dans l’œuvre _ multiforme : théâtre, romans, essais et articles (dont ceux de musicographie et musicologie : ces deux concepts ainsi que leur articulation subtile sont présentés pages 19-20)… _ de Romain Rolland)…

A cet égard, deux citations _ pages 17 et 330 _ empruntées à une lettre du 9 novembre 1912 à l’écrivain autrichien Paul Amann, sont particulièrement éclairantes.

La première : « Ne vous y trompez pas, je suis un musicien qui s’est armé de l’intellectualisme français« , est commentée ainsi par Alain Corbellari : « De fait, nous touchons là au plus profond, sans doute, des paradoxes qui ont taraudé notre auteur : ce musicologue post-romantique, profondément imprégné de l’idée que la grandeur de la musique résidait dans sa capacité à évoquer l’inexprimable _ du moins dans le discours premier et la prose ordinaire : Bergson, lui aussi mélomane, succombe aussi parfois à ce pessimisme à l’égard du pouvoir du discours ! _, a été, dans le même temps, l’un des hommes les plus « engagés » dans les débats socio-politiques de son époque » ; de même qu’il saura « garder intact jusqu’à la fin (son) élan idéaliste« , page 17.

La seconde : « Seules des circonstances hostiles m’ont empêché de me consacrer à la musique, ainsi que je le voulais« , Alain Corbellari, à la conclusion de son essai, peut la commenter ainsi, page 330 : en déclarant cela, « Rolland exprime certes un regret, mais ce n’est pas l’écriture qu’il rend responsable de cette frustration. Au contraire, écrire lui permet d’oublier _ et compenser, en partie : par les élans de l’écriture même ! _ l’appel de sa vocation première, au point que dans l’entre-deux-guerres, il avouera _ on l’a vu _ ne presque plus avoir le temps de simplement jouer du piano _ tant jouer bien requérait aussi d’exigences ! L’urgence _ dynamique ! _ d’une morale de la vie, de l’action et de la fraternité, qui fait de l’écriture un devoir _ sacré : la dimension éthique (avec sa vocation d’universalité) est fondamentale chez (et en) Romain Rolland _, semble ainsi constamment primer chez notre auteur l’interrogation _ mélancolique : une compulsion qui lui est étrangère ! _ sur l’adéquation des moyens à une fin pourtant décrite en des termes profondément mystiques.

L’écriture est bien, au sens rousseauiste (et derridien) un supplément : elle comble une carence de musique, mais elle possède aussi sa vie propre _ et il y a bien ainsi un « style« , sinon de la phrase même, du moins de l’œuvre (en son entièreté) envisagée d’un peu loin (mais toujours en l’élan), de Romain Rolland ;

cf ici la métaphore de la fresque (« faite pour être vue de loin«  ; et pas « à la loupe« ) empruntée par Romain Rolland à Gluck (« à qui on demandait la raison de certaines pauvretés d’harmonie« ), en une lettre (du 15 juin 1911) à Louise Cruppi, citée par Alain Corbellari pages 10-11 : telles « les peintures de la coupole du Val-de-Grâce » visibles seulement d’en-bas que donne Gluck en exemple, « certaines œuvres _ commente Romain Rolland en une sorte de plaidoyer pro domo en faveur de son propre « style«  d’écriture, de phrase et d’œuvre) ! _ sont faites pour être vues de loin, parce qu’il y a en elles un rythme passionné qui mène tout l’ensemble _ voilà : c’est une dynamique généreuse féconde : quasi dionysiaque… _ et subordonne tous les détails à l’effet général. Ainsi Tolstoï, ainsi Beethoven. (…) Mais jusqu’à présent aucun de mes critiques français _ (si, un seul, mais il n’est pas connu) _ ne s’est aperçu que j’avais un style.« )… _,

(l’écriture, donc, de Romain Rolland) possède aussi sa vie propre,

rêvant de transcender les limitations _ a-musicale qu’elle demeure, en un sens, cette écriture : malgré l’enthousiasme de ses élans, rythme et profusion emportée (au moins idéalement) _ dont elle se plaint d’être affectée.

Cette aporie explique sans doute, du même coup, que la revendication par Romain Rolland d’une poétique musicale

ait, aux yeux de ses lecteurs, très généralement _ même auprès des plus scrupuleux et savants _ passé,

au mieux comme une figure de style _ davantage idéalisée que proprement incarnée en son « style«  et ses phrases, de fait : eu égard à ce qui demeure de pesanteur en le victorianisme (puritain) endémique de Romain Rolland _,

au pire comme la preuve de sa nullité littéraire.

Que, de surcroît, cette poétique ait été fondamentalement infléchie par un désir d’améliorer à tout prix l’humanité

achève de brouiller son appréhension _ voilà où lui et nous en sommes en 2010-11 _,

sauf à imaginer _ et tel est l’apport de ce travail de fond d’Alain Corbellari avec ce livre-ci _

qu’il y a finalement une cohérence _ c’est la thèse du livre _

dans cette double disqualification du discours littéraire _ tel que s’en sert (noblement, et en vertu de sa formation : il est normalien) Romain Rolland ; au-delà du pire sens du mot « littérature«  : au sens de divagation divertissante ou lénifiante mensongère _ :

contestée en amont du sens par la musique,

et en aval par le discours humanitaire,

la littérature _ en son sens le meilleur, cette fois, et telle que la pratique Romain Rolland, en le déroulé de ses phrases _ se révèle peut-être, en fin de compte, le moyen

_ relativement complexe, en sa subtilité ; d’où le devoir (que s’impose Romain Rolland à lui-même) : « Parle droit ! Parle sans fard et sans apprêt ! Parle pour être compris ! Compris non pas d’un groupe de délicats _ et c’est ce que reproche Romain Rolland à bien des arts et des discours _, mais par les milliers, par les plus simples, par les plus humbles. Et ne crains jamais d’être trop compris ! Parle sans ombres et sans voiles, clair et ferme, au besoin lourd« , in l’Introduction (finale, a posteriori) à Jean-Christophe, cité par Alain Corbellari page 13 _

le plus adéquat

d’affirmer la fondamentale identité de ces deux revendications extrêmes,

car c’est au point où se rejoignent

l’ineffable _ cf mon article comprendre les micro-modulations de l’écoute musicale en son histoire : l’acuité magnifique de Martin Kaltenecker en « L’Oreille divisée » sur l’indispensable L’Oreille divisée de Martin Kaltenecker : à propos de l’écoute de la « musique ineffable« , aux pages 223-224 de ce livre majeur ! _ de la communication musicale _ en son idéalité musicalement incarnée dans la suite (mélodique et harmonique) des notes _

et l’idéale _ encore : en son pressant appel ! _ univocité _ désirée rassembleuse _ du mot d’ordre _ de vraie « paix«  construite, de « concorde«  (des cœurs : un pléonasme !), au sens où l’entend Spinoza en sa politique comme en son Ethique _ qui fonde le contrat social

….

que se situe l’écriture

_ passionnée, généreuse et inlassable : « Communiquer sans les mots : cet idéal musical _ de la musique purement instrumentale ; cf Carl Dalhaus : L’idée de la musique absolue _ une esthétique de la musique romantique _, problématique chez un écrivain, se traduit chez notre auteur par une activité d’écriture absolument frénétique« , avait dit Alain Corbellari, page 13 ; et encore, page 14 : « Pour Rolland, le souffle de la phrase, matérialisé par la ponctuation, est plus important que la correction _ c’est dire ! _ de la langue : « J’aimerais mieux quelques fautes de français, qu’un point final mis à la place d’un point et virgule » _ avait-il affirmé en une lettre à Péguy (le 24 octobre 1906). Cette attention à la respiration du texte ne trahit-elle pas, ici encore, le musicien ?« , commentait à excellent escient, Alain Corbellari… _

que se situe l’écriture

de Romain Rolland. »

Et Alain Corbellari de déduire, toujours page 330 :

« Cette alliance _ voilà ! _ de l’indicible musical et de l’expression sublimée de la pensée politique,

n’était-elle pas déjà le pari de ce parangon de toute musique qu’était pour Romain Rolland (et significativement aujourd’hui pour la Communauté européenne…) _ Alain Corbellari est citoyen neuchatellois _ l’Ode à la Joie qui termine en apothéose l’ultime symphonie de Beethoven ?« 

Et, page 331 :

« Un texte de 1922 publié en appendice de l’édition posthume du Voyage intérieur, et intitulé « Le Maître musicien« , nous fait voir _ sinon entendre, mais ne sommes-nous pas là dans l’inaudible musique des sphères ? _ la suprême métaphore musicale qui a guidé le combat humaniste de Romain Rolland :

« Cette symphonie de millions de voix diverses, c’est, pour moi, l’Unité cosmique vers laquelle _ tel un Kant, un Hegel, un Marx, ou un Spinoza _ je tends mon espoir et mon désir. »

Et Alain Corbellari de conclure l’essai, page 332, sur cette autre expression du Voyage intérieur pour qualifier, in fine, l’œuvre de Romain Rolland : « une œuvre qui a su, dans le même mouvement, développer une haute pensée de la musique et illustrer une souveraine musique de la pensée, fondée sur ce que Rolland appelait sa « conception toujours musicale, symphonique _ voilà ! _, de la vie et de l’univers » »…

Sur le fond,

la volonté de mieux (et enfin) prendre (vraiment) en compte l’inspiration musicienne de tout l’œuvre de Romain Rolland,

constitue, ainsi, le fil conducteur de cette enquête méthodique d’Alain Corbellari :

tout particulièrement en sa première partie, intitulée « Trajectoires« , dont les chapitres sont, on ne peut mieux significativement : « Une vie de musique« , « La culture française et la musique : quelques réflexions sur un amour malheureux« , « Un théâtre rousseauiste« , « Les querelles de l’opéra au XVIIIe siècle« , « Une Naissance de la tragédie à la française » et « Le cas Wagner ou d’une décadence l’autre » _ on remarquera la référence nietzschéenne de ces deux derniers chapitres de « Trajectoires« 

Et cela, à commencer par le sérieux du travail de musicologie(-musicographie), pionnier en France, de Romain Rolland :

à partir de son travail de thèse entamé à Rome _ « en moins de quatre mois« , de novembre 1892 à Pâques 1893, « il réunit la documentation d’un travail sur les origines de l’opéra en fouillant les partitions inédites de la bibliothèque Sancta Cecilia, notamment celles de Monteverdi. De retour à Paris, il la complète et rédige ses thèses« , résume Jean-Bertrand Barrère en son très utile Romain Rolland par lui-même, paru dans la collection Microcosme-Écrivains de toujours, aux Éditions du Seuil, en 1955 _ ; en juin 1895, Romain Rolland est reçu docteur ès-Lettres : avec pour thèse principale : Les Origines du Théâtre lyrique moderne _ Histoire de l’Opéra avant Lully et Scarlatti ; et pour thèse complémentaire Cur ars picturæ apud Italos XVI sæculi deciderit, et il devient chargé de cours complémentaire d’Histoire de l’Art à l’École Normale Supérieure, où il débute ses cours en novembre 1895.

« Officialisé, ce cours devient en janvier 1897 le premier cours d’histoire de la musique donné en France dans une grande École« , indique Alain Corbellari, page 30.

« Les première années du nouveau siècle voient se réaliser les étapes définitives de l’institutionnalisation de la musicologie en France : en 1902, une École de musique est fondée à l’École des Hautes Études Sociales, et Rolland en est nommé directeur, tenant le 2 mai un discours d’ouverture intitulé « De la place de la musique dans l’histoire générale », qui deviendra l’introduction de son volume de 1908 sur les Musiciens d’autrefois« , pages 31-32.

« En 1903 _ continue Alain Corbellari page 32 _, lors de la réorganisation de l’École Normale Supérieure qui liquide les maîtres de conférence et les redistribue dans l’Université, Romain Rolland devient le premier professeur de musicologie de la Sorbonne ; son premier cours aura lieu le jeudi 17 novembre de l’année suivante, et le nouveau professeur ne cache pas sa joie d’avoir enfin fait accéder la musicologie à la reconnaissance institutionnelle :

« Si j’ai cru devoir (…) donner à ce cours d’histoire de l’art (…) le caractère d’un cours spécial d’histoire de la musique, je pense qu’il est à peine besoin que je m’en excuse ou que je m’en explique. Il y a une vingtaine d’années, ce n’eût peut-être pas été superflu. Beaucoup n’eussent pas admis en France que la musique pût être considérée comme une matière d’enseignement scientifique et historique ; et bien peu eussent reconnu à Bach et à Beethoven une importance égale dans l’histoire générale à Shakespeare et à Goethe, la musique commençant à peine à s’insinuer timidement dans nos manuels d’histoire générale et d’histoire de l’art ; et elle n’y réussit pas toujours« …

« Le 28 octobre 1910, Romain Rolland subit un grave accident : il est renversé par une automobile. Trois mois de lit : le 23 février 1911, il va passer en Italie sa convalescence » ; et « en juillet 1912 : après deux ans de congé, dont le dernier passé en Italie (…), Romain Rolland donne sa démission de la Sorbonne, pour se consacrer entièrement à son œuvre » (d’écriture) _ résume Jean-Bertrand Barrère.

« L’activité musicologique de Romain Rolland se déploie donc essentiellement _ ainsi que le récapitule Alain Corbellari, pages 38-39 _ avant la Première guerre mondiale _ surtout : c’est l’impulsion décisive et la fondation _ et dans les dernières années de sa vie _ et son retour (de Suisse) en France, de 1938 à 1944. De la première époque, datent la thèse sur les débuts de l’opéra et tout le travail effectué, dans la continuité directe de celle-ci, sur la musique baroque, à savoir la monographie sur Haendel _ La Vie de Haendel, en 1910… _ et les deux recueils d’articles Voyage musical au pays du passé et Musiciens d’autrefois ; s’y ajoutent les travaux sur la musique « moderne », c’est-à-dire celle du XIXe siècle et du début du XXe, dont l’essentiel est recueilli dans le volume Musiciens d’aujourd’hui (…).

A Henry Prunières qui lui demande en 1924 pourquoi il ne s’adonne plus à la musicologie, Romain Rolland répond :

« Non, mon cher ami, je n’écris plus d’articles sur la musique. « Tempi passati. » _ Je me contente de m’y retremper, par bains prolongés, comme j’ai fait en mai-juin derniers (plus de 20 concerts et théâtres en 30 jours !) _ Je dois me consacrer aux tâches principales _ politiques, « humanitaires » dirions-nous aujourd’hui… _ qui exigent toutes mes forces. (…) Impossible de faire, au milieu d’elles, une place _ comme elle le mérite, du moins : avec tout le sérieux requis ! _ à la musique. Je l’aime trop pour écrire sur elle négligemment. _ Je ne suspendrais mon vœu de silence que le jour où je rencontrerais un Beethoven vivant. Alors, je lui sacrifierais tout le reste, _ pour un temps. _ Mais nous n’en sommes pas là !«  (lettre du 9 octobre 1924)… _ page 39.

« Romain Rolland rédigera cependant encore la somme en sept volumes qui lui tenait tant à cœur, sur « l’autre », le vrai, le seul Beethoven, le dieu de toute sa vie, travail qui prend sa source dans la petite monographie _ La Vie de Beethoven _ parue aux Cahiers de la Quinzaine en 1903 et dont l’écriture, après deux volumes publiés en 1928 et 1930, s’épanouira surtout après son retour _ de Villeneuve, au bord du Léman, dans le canton de Vaud, en Suisse _ en France en 1938 _ Romain Rolland s’installe à Vézelay : il y mourra le 30 décembre 1944 _, opus ultimum inachevé auquel Romain Rolland, se retirant de plus en plus des affaires du monde, travaillera jusqu’à sa mort.

Sa réputation de musicologue, de fait, ne faiblit guère dans les dernières années de sa vie ; et s’il a refusé la plupart des sollicitations, les rares témoignages qu’il a consentis à livrer dans l’entre-deux guerres, montrent bien son souci de fondre la recherche musicale au sein d’une quête plus vaste _ voilà : tout se tient (plus que jamais !) dans l’œuvre de Romain Rolland ! _ sur les fins de l’homme et de la société humaine«  _ dont la construction est son objectif de fond ! à l’échelle et de sa vie, et de l’Histoire !, page 40. Romain Rolland combattant pour mettre inlassablement en œuvre les fins posées par les Encyclopédistes des Lumières…

« Pas plus que l’on ne saurait établir une différence entre un travail musicologique et un travail musicographique, voire journalistique, de Romain Rolland,  on ne peut pas sans arbitraire dissocier la science de l’art, et encore moins le but social du but moral, ou de la visée métaphysique, dans ses écrits sur la musique _ avance, avec une très juste largeur de vue, Alain Corbellari, pages 40-41. Les œuvres du passé donnent la main à celles du présent, elles en font comprendre les racines, en éclairent les enjeux et, par leur présence toujours vivante, fécondent l’avenir _ ne jamais perdre de vue que la formation de base (et pour toujours) de Romain Rolland a été celle d’un historien ; en 1889, il a été reçu huitième à l’agrégation d’Histoire ; et ses thèses (menées de 1892 à 1895) : entreprises sous l’impulsion de son maître l’historien Gabriel Monod, elles ont été menées à bien pour complaire à son futur beau-père, le linguiste Michel Bréal (1832-1915) : « le père de Clotilde, le grand linguiste Michel Bréal, introducteur des études indo-européennes en France, exige en effet que son futur gendre, pour obtenir la main de sa fille, termine son travail de thèse« , page 26 ) ; ces thèses, donc, de Romain Rolland sont en effet d’abord des thèses d’Histoire. Les travaux de musicologie (et Histoire de la musique) de Romain Rolland entrent ainsi d’abord dans le cadre de l’Histoire de l’Art, conçue comme une des branches de l’Histoire universelle.

Une bonne génération avant Malraux _ et son idée de « musée imaginaire«  total… _, Romain Rolland prend acte de l’extraordinaire élargissement _ largement historiographique ! _ de notre horizon culturel que promeut la civilisation moderne, faisant de nous les contemporains de l’ensemble des manifestations artistiques de l’histoire _ mais déjà Wilhelm Heirich von Riehl (1823-1897) avait ouvert (en Allemagne) cette voie-là avec ses Études culturelles de trois siècles, en 1859 ; ainsi que Hermann Kretzschmar (1848-1924), avec les trois volumes (d’herméneutique musicale) de son Guide de Concert (1888-1890) ; cf les analyses remarquablement riches et pertinentes de Martin  Kaltenecker dans L’Oreille divisée : ici aux pages 343-346…

De la vulgarisation d’un traité du XVIIIe siècle aux considérations les plus techniques sur la déclamation moderne, en passant par la narration, pour le grand public, de la vie de quelques compositeurs plus ou moins oubliés, tout se tient _ voilà ! _ dans les écrits musicaux de Romain Rolland, constamment soulevés par la foi dans l’universalité _ oui ! _ des manifestations temporelles de la musique et par le désir d’accroître _ tant quantitativement que qualitativement ; et pédagogiquement, à la façon des Encyclopédistes des Lumières : ce sont des enjeux de civilisation ! pour ce fervent républicain qu’est Romain Rolland _ l’amour d’un art qui lui apparaît comme celui, par excellence _ par des genres comme ceux de la symphonie ou de l’oratorio, pour commencer _, de la fraternité humaine, en même temps que celui qui permet d’aller le plus loin dans la connaissance du cœur de l’homme » _ considérations cruciales d’Alain Corbellari, page 41.

La formidable curiosité,

notamment pour les musiques anciennes _ Romain Rolland sait reconnaître l’importance (et tant esthétique qu’historique !..) d’un Lassus ou d’un Provenzale ; et je ne parle même pas de son éloge du génie de Monteverdi : rien qu’à lire les partitions (inédites) à la bibliothèque Sancta Cecilia, à Rome ! en 1893… _,

mais aussi pour celles d’aujourd’hui (et de demain…) de Romain Rolland,

est cependant encadrée, notamment en certaines des évaluations de son goût (même très exigeant), par des conceptions largement héritées, certes _ qui donc y échappe ? _, de son temps et ses perspectives,

en particulier une vision centrée sur le schème d’un progrès de la musique « vers un art total« , inspiré de Wagner, ou du wagnérisme, à son plus fort alors, et particulièrement en France ;

même si, d’autres fois, Romain Rolland, toujours et immédiatement _ et sans jamais y déroger ! il est toujours parfaitement probe ! _ sincère, prend un recul davantage critique à l’encontre de ce schéma (et son schématisme)…

De même,

on peut s’interroger, aujourd’hui, sur les critères de ses appréciations sur Bach (par rapport à Haendel), ou Rameau, par rapport à Rousseau et à un certain rousseauisme _ une certaine sécheresse intellectualiste ? _ ; Rousseau et rousseauisme vis-à-vis desquels Alain Corbellari _ du fait de leur commun helvétisme roman ? _ me semble manifester lui-même un peu trop de complaisance ; même si Romain Rolland finit par préférer l’approche esthétique de Diderot à celle du citoyen de Genève… _ Idem à l’égard d’une certaine méfiance à l’égard de la musique française de la part d’Alain Corbellari : il faudrait en discuter plus précisément avec lui…

Il n’empêche : la curiosité et la capacité d’enthousiasme, constituent des facteurs assurément sympathiques (et largement féconds : à l’aune de sa vie) de l’idiosyncrasie de Romain Rolland, et de ce qu’elle colore en son approche de la musique (et de la civilisation ! _ intimement liées en leurs plus hautes exigences _)…

Et en tant qu’écrivain _ et c’est un point fort intéressant : quant à l’existence ou pas ; et à la valeur, ou pas, de son « style«  ! _,

et « si l’on suit la bipartition que propose Jean Prévost, dans son fameux livre sur Stendhal _ La Création chez Stendhal… _, entre deux types d’écrivains, ceux qui accumulent brouillons et ratures, et ceux qui, comme Stendhal justement, « improvisent »,

c’est évidemment dans la seconde catégorie qu’il faut ranger Romain Rolland. (…)

Le prédisposent à cette tendance improvisatrice

non seulement son impatience naturelle et sa passion de convaincre immédiatement,

mais aussi son goût et sa pratique de la musique.

Edmond Privat avait remarqué cette analogie, lui qui parlait de la « manière inégalable de Romain Rolland, qui écrit ses livres en donnant l’impression qu’il est au piano » _ avec un extraordinaire naturel !., note Alain Corbellari, page 12. Cf ici le livre passionnant de François Noudelmann, Le Toucher des philosophes _ Sartre, Nietzsche, Barthes au piano ; et mon article du 18 janvier 2009 : Vers d’autres rythmes : la liberté _ au piano aussi _ de trois philosophes de l’ »exister »

Et notre auteur _ Alain Corbellari est professeur de littérature aux Universités de Lausanne et de Neuchatel _ d’ajouter, page 12, à propos de l’écriture (et du style !) de Romain Rolland :

« Son écriture, hérissée de tirets et de parenthèses,

encore soulignés par des virgules souvent redondantes,

témoigne éloquemment du feu _ et du souffle : les deux me rappellent ceux de ses deux (géniaux) condisciples de Normale : Paul Claudel (1868-1955), et plus encore, André Suarès (1868-1948) ! quel génie scandaleusement méconnu aujourd’hui ! Commencer par lire Le Voyage du condottiere _ qui a présidé à la composition de ses phrases ;

ses essais sont envahis de notes qui s’étendent parfois sur plusieurs pages,

signes sûrs de son goût du premier jet :

lorsqu’il se relit, il ne corrige pas _ de même que le merveilleux Montaigne ! _, mais complète son texte _ cf aussi les paperoles de Proust (1871-1922)… _ par des considérations _ positives, enrichissantes _ adventices » …

J’apprécie pour ma part la générosité joyeuse

de ce positif qu’a inlassablement été, toute sa vie, Romain Rolland ;

et sur la « joie spacieuse« ,

s’enrichir de la lecture (contagieuse) du très beau livre de Jean-Louis Chrétien : La Joie spacieuse _ essai sur la dilatation

Un travail passionnant, donc,

que ces très riches Mots sous les notes d’Alain Corbellari, aux Éditions Droz ;

et guère relevés jusqu’ici par la critique (scrogneugneuse, probablement…) des médias.

Le désert _ de l’incuriosité et de l’inenthousiasme ! _ gagne si vite…

Résistons !

Titus Curiosus, le 20 août 2011

« L’Indignation, une passion morale à double sens » : un appendice à l’anthropologie politique de Michaël Foessel

08août

Mardi dernier 4 août, Michaël Foessel,

maître de conférences à l’Université de Bourgogne,

et conseiller de la direction de la Revue Esprit,

et auteur des très remarquables La Privation de l’intime _ mises en scènes politiques des sentiments, paru en octobre 2008 aux Éditions du Seuil,

et État de vigilance _ Critique de la banalité sécuritaire, paru en avril 2010 aux Éditions Le Bord de l’eau,

et qu’il a présenté dans les salons Albert-Mollat le mardi 18 janvier dernier, dans le cadre de la saison 2010-2011 de la Société de Philosophie de Bordeaux _ dont voici un comte-rendu (avec podcast intégré de la conférence) : Sur un lapsus (« Espérance »/ »Responsabilité ») : le chantier (versus le naufrage) de la démocratie, selon Michaël Foessel _

vient de publier dans la rubrique Rebonds de Libération,

un excellent article,

qu’il me plaît de répercuter ici,

avec de légers _ espérons ! _ commentaires :

L’indignation, une passion morale à double sens

Le titre du best-seller de l’année 2010 (Indignez vous ! de Stéphane Hessel) est paradoxal. On s’est étonné qu’un homme parvenu à un tel âge prodigue des leçons de révolte ; en réalité, le mystère est d’abord grammatical : peut-on conjuguer la colère à l’impératif ? Parler de l’indignation comme d’un devoir, c’est oublier qu’il s’agit d’une passion et que l’on ne commande pas aux sentiments comme aux pensées. Exiger d’une personne qu’elle s’indigne apparaît aussi peu censé que de l’obliger à aimer ce qu’elle avait tenu jusqu’ici pour insignifiant.

Pourtant, d’Athènes à Madrid, c’est sous la bannière de l’«indignation» que les manifestants se sont regroupés. Que les Indignés aient investi des places publiques démontre _ au moins par l’exemple _ qu’il existe entre la politique et certains sentiments un rapport privilégié. L’indignation ne se commande pas, mais une révolution ne se décrète pas non plus, elle advient à la manière d’un événement imprévisible. Les Indignés ont montré que cet événement révolutionnaire, même lorsqu’il ne se déploie pas jusqu’à son terme, a d’abord lieu dans les consciences.

Pour que l’inédit devienne possible, il faut que le monde tel qu’il va apparaisse intolérable. Or, l’indignation est une passion morale : elle saisit sur un mode affectif la différence entre ce qui est _ selon l’ordre du fait _ et ce qui devrait être _ selon l’ordre du droit. C’est là sa supériorité sur la raison dont la tendance _ la pente native _ consiste à tout expliquer _ c’est-à-dire justifier _ : les plans d’austérité par le poids de la dette, les licenciements par les exigences de compétitivité ou les politiques sécuritaires par les risques terroristes. Les peuples s’indignent lorsque ces raisons _ alléguées _ ne suffisent plus à convaincre. Dès lors, ce n’est pas seulement la psychologie des hommes qui change, mais leur perception _ factuelle, hic et nunc _ du monde. Les excès _ = abus _ du pouvoir apparaissent _ enfin _ en plein jour et les appels à se montrer «raisonnables» sont perçus _ alors _ comme des provocations cyniques _ intolérables.

L’indignation est une manière nouvelle de regarder _ et juger _ le réel. Ceux qui éprouvent cette passion ne voient pas toujours _ au-delà de l’appréciation _ ce qu’il faudrait faire _ pratiquement _, ils perçoivent en revanche très clairement ce qui ne peut plus _ de droit _ durer. Rien de surprenant, puisqu’on entre dans le problème de la justice à partir de l’expérience _ ressentie, éprouvée _ de l’injustice. On a raison de faire de l’indignation le point de départ de la résistance : les indignés se retrouvent, sans le vouloir, dans le camp des adversaires de l’ordre établi.

Loin de tout lyrisme révolutionnaire, l’indignation constitue un critère négatif pour l’action publique _ étatique. Comme l’écrit Spinoza : «N’appartiennent pas au droit politique _ = sont illégitimes _ les mesures qui soulèvent l’indignation générale.» Rien ne permet de dire qu’une mesure politique est juste _ = légitime _ parce qu’elle est voulue par la majorité _ légale. En revanche, une loi qui suscite la réprobation de tous _ soit, le peuple ! _ est nécessairement _ le peuple étant (en droit) souverain ! _ injuste _ illégitime ! On peut _ de fait _ gouverner par la crainte ou par l’espérance _ ou encore avec l’apathie des gouvernés _, pas en transformant le peuple en une armée _ soulevée _ d’indignés _ nous en avons un exemple aujourd’hui en Syrie…

L’indignation est une passion pour notre temps. Elle correspond à une époque qui ne croit plus dans les utopies positives _ de modèles d’État-société à construire : cf Ernst Bloch, Le Principe-Espérance ; ou Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société _, mais est encore _ pour longtemps ? _ capable de se montrer sensible aux injustices les plus criantes _ quand celles-ci arrivent à être encore ressenties… Dans des démocraties désenchantées et en crise, il est devenu difficile de communier _ dynamiquement _ autour de valeurs positives. Faute d’«avenir radieux», il nous reste la certitude _ encore révoltante _ que le présent est inacceptable.

Si l’indignation désigne le sentiment d’une dignité _ voilà le terme crucial : cf Kant : les Fondements de la métaphysique des mœurs _ perdue et à reconquérir, elle demeure pourtant une passion triste _ non tournée vers l’accomplissement d’un épanouissement, selon Spinoza. Détournée de son sens _ de rétablissement de la justice contre l’injustice factuelle éprouvée et avérée _, elle mène au lynchage autant qu’à la révolution. Aux deux, parfois. On _ le quotidien (répété) de la majorité des médias à l’appui de certains pouvoirs qui y cherchent une justification _ nous somme de nous indigner devant les faits divers _ dont l’avènement médiatique fut celui de la presse du XIXe siècle _ plutôt que _ voilà l’opération de détournement _ devant les injustices collectives, au risque d’entrer dans une recherche _ de mentalité magique _ du bouc émissaire. «Indignez-vous !», c’est aussi le discours des politiciens sans scrupule qui présentent _ comme le torero au taureau la muleta _ le port de la burqa ou les fraudes aux minima sociaux comme les véritables objets du scandale _ et pas les détournements de fonds à grande échelle (surtout très opportunément légalisés ; et inscrits durablement dans les mœurs). Le citoyen d’aujourd’hui est invité quotidiennement à la révolte, mais à condition que celle-ci demeure particulière _ et pas générale, ni universelle _ pulsionnelle _ seulement _, donc antipolitique _ et sans amplitude d’effets.

La politique commence lorsque les individus sont en mesure de hiérarchiser _ en valeur _ leurs amertumes et de transformer leurs passions tristes en occasions de créer _ dynamiquement et constructivement. Pour que l’indignation devienne une passion politique, il faut donc qu’elle se distingue des petites colères du quotidien qui isolent _ voilà : chacun pour soi ; et pas de Dieu pour personne _ l’individu en le condamnant au ressentiment _ cf l’analyse qu’en fait Nietzsche _ et à la défense de ses intérêts privés. A l’inverse, l’indignation _ un sentiment de l’ordre du droit _ possède un potentiel politique parce que, ainsi que Spinoza la définit, elle désigne l’exaspération éprouvée pour _ c’est-à-dire contre _ celui qui fait du mal à un «être semblable à nous». On ne s’indigne pas du tort qui nous est fait personnellement, mais de celui qui est imposé à nos semblables _ éprouvés comme faisant partie de la catégorie d’« autrui« , en sa dignité (universelle) de « personne«  C’est seulement à ce moment que les autres cessent d’être des concurrents pour devenir des alliés _ stratégiques _ potentiels _ dans la logique utilitariste (proliférante depuis Adam Smith).

Il est donc crucial de distinguer l’indignation spontanée de la colère artificielle. La première éclaire les peuples alors que la seconde rameute les foules _ habilement (lire ici Machiavel) instrumentalisées. Autant le scandale médiatique nous fixe sur le particulier (un crime, un exemple de corruption, le comportement privé d’un homme public), autant l’indignation collective permet de saisir le général _ ou plutôt l’universel _ dans le singulier. Cette passion opère lorsque les dérives de la finance ou encore la dureté des lois sur l’immigration deviennent visibles dans la précarité d’une existence _ malmenée un peu trop visiblement. L’indignation donne corps _ via l’imageance _ aux abstractions : plutôt que de vitupérer contre les agences de notations, elle s’émeut d’un monde qui leur accorde _ au quotidien durablement institué par les habitudes installées : une seconde nature ! _ un tel pouvoir.

Sur la Porta _ Puerta, madrilène ; et non milanaise, ou romaine _ del Sol, les Indignés sont parvenus momentanément à passer de la solitude au commun _ en route vers un « peuple » ?.. Certes, l’indignation fonde une communauté de la souffrance et non une communauté de l’espérance. Mais ce «pâtir ensemble» est le préalable _ voilà _ de toute action politique sérieuse, de tout «agir ensemble» _ pour passer de l’éthique au politique… Les revendications concrètes et l’exigence de justice émergent à partir de la certitude _ cruciale _ d’appartenir au même monde _ condition d’une vraie démocratie ; à rebours des fascismes méprisants qui ont ces derniers temps le vent (mauvais) en poupe… Contre la vision _ ultra- _ libérale de la liberté _ comme licence de suivre ses pulsions : à la Calliclès, dans Gorgias de Platon _, les Indignés font l’expérience de ce que la liberté des uns commence _ voilà : c’est une construction collective pratique (forte et fragile à la fois) : elle a ses avancées et ses reculs ; rien n’est acquis ; la régression de la barbarie menace ! _ là où commence, et non pas là où s’arrête, celle des autres _ à suivre !


Michaêl Foessel

Avec les commentaires (redondants)

de Titus Curiosus en vert

Titus Curiosus, le 8 août 2011

 

 

 

comprendre les micro-modulations de l’écoute musicale en son histoire : l’acuité magnifique de Martin Kaltenecker en « L’Oreille divisée »

02août

Sur le passionnant et très riche L’Oreille divisée _ L’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles,

de Martin Kaltenecker,

aux Éditions MF.

Parmi les Arts non directement (= non étroitement) dépendants du langage _ de la parole, du discours _,
la musique est celui dont le formidable pouvoir de sens

et sur les sens : de l’esthésique à l’esthétique, pour dire l’essentiel !,
est probablement le plus étrange, complexe,

et donc délicat, voire difficile _ et d’autant passionnant : ce à quoi réussit parfaitement en ce travail auquel il s’est attelé Martin Kaltenecker _ à analyser,
en même temps que puissamment fascinant en l’étendue _ et intensité _ de ses pouvoirs ;

de même aussi que ce qui en échappe

peut devenir insidieusement troublant, dérangeant,

et bientôt importun, voire dangereux et à proscrire !

pour (et par) qui veut surtout, techniquement alors _ et pas artistiquement _ « s’en servir » :
l’homme est décidément et statistiquement  _ en tenant pour grosso modo « quantité négligeable » les singularités qualitatives _ bien davantage qu’un artiste,

un homo faber, et plus récemment un homo œconomicus, réductivement…

C’est là-dessus que raisonnent les statisticiennes disciplines dites assez improprement « sciences humaines »,
généralement peu sensibles, en leur minimalisme quantitatif méthodologique _ souvent sectaire _, au facteur qualitatif spécifiquement « humain » _ distinguer cependant ici l’approche beaucoup plus fine, bien que toujours encore (forcément !) statistique, d’une Nathalie Heinich, par rapport à celle d’un Pierre Bourdieu, en sociologie de l’Art : de Nathalie Heinich, lire les passionnants deux volumes La Sociologie à l’épreuve de l’art. Entretiens avec Julien Ténédos, Aux lieux d’être, 2006 [vol. 1], 2007 [vol. 2]…

D’où un certain asservissement _ cf les usages dominants des médias : idéologiques _ de l’esthétique, depuis le siècle dernier ; et pas seulement, ni le plus, loin de là, de la part des États totalitaires : l’esthétique _ en sa version de l’« agréable«  : cf par exemple le travail d’Edward Bernays (par ailleurs neveu de Freud), dès la décennie 1920, aux États-Unis : Propaganda _ comment manipuler l’opinion en démocratie _ est trop aisément bonne fille…

Et, sur l’autre versant (que celui de l’émetteur-compositeur de musique,
comme du détenteur de pouvoir(s) ! en tous genres, et pas seulement artistiques, donc,
tous s’imbriquant les uns dans les autres en leurs usages de fait !,

la musique comporte aussi
d’infinies _ pour qui veut y regarder d’un peu près _ micro-modulations de réception-accueil

_ plaisir, goût, jouissance (proprement esthétiques, et pas seulement esthésiques : Paul Valéry l’a très clairement signalé en ses cours de Poïétique au Collège de France dès 1937 ; cf mon article du 26 août 2010 : Vie de Paul Valéry : Idéal d’Art et économie du quotidien _ un exemple) :

selon un jeu lui-même délicat et complexe,

se formant seulement à l’expérience renouvelée et creusée, et approfondie, de l' »écoute musicale« 

de ce qui est alors « reçu« , activement, de la part du mélomane comme « œuvres«  (d’artistes) ;

selon un jeu, donc, d’activité(s)-passivité(s) de la part du récepteur-mélomane
ayant à « accueillir » (= recevoir activement : avec attention-concentration ! à ce qu’il écoute…) ce jeu-là de la musique (et des musiciens) _,

micro-modulations de réception-accueil dynamique éveillée
les plus étranges _ assez peu et assez mal identifiées par beaucoup, la plupart y demeurant carrément insensibles… _,
et devenant parfois chez quelques uns _ plus rares _, peu à peu,

et parfois même assez vite, depuis la marge d’abord floue et flottante du premier discours et des échanges-conversations,
sujettes à discussion, voire disputes s’exacerbant passionnément en s’énonçant
jusqu’à s’écrire

en quelques textes,

voire essais publiés _ plus ou moins difficiles (qui s’y intéresse vraiment et de près ?) à dénicher : Martin Kaltenecker l’a fait,
principalement dans des archives et bibliothèques germaniques qu’il s’est donné à parcourir et fouiller-explorer de toute sa curiosité très éminemment, déjà, cultivée :

c’est sur ces essais publiés, donc, (et non traduits jusqu’ici en français) qu’il se penche tout particulièrement, et c’est tout simplement passionnant ! (et pas sur « les revues musicales, les correspondances et journaux intimes » « qu’il a dû écarter«  (page 15) : la tâche (de recherche) aurait, sinon, pris une ampleur (et un temps) considérable(s)... _

quand l’époque devient, lentement, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle,
celle du marché _ concurrentiel _ de l’Art

_ concurrentiel (c’est un pléonasme !) lui aussi, car n’échappant pas, lui non plus, aux progrès (assez peu résistibles, pour le plus gros) de la « marchandisation«  de toutes choses (« produits« ) et services : l’Art a toujours (lui aussi !) contexte et Histoire ! pourquoi et comment leur échapperait-il ?.. Même si existent aussi (en certains des artistes) des résistances (et au contexte et à l’Histoire) non négligeables… _,
et celle aussi _ par là même _ de carrières d’artistes  : dont celles des musiciens ;

pour la plupart d’entre eux du moins : qui, de fait, parmi ceux-ci, se contente de composer seulement pour lui-même ?

Cf cependant, ici, cette remarque de Martin Kaltenecker, page 9, à propos de « Carl-Philipp-Emanuel Bach,

qui se plaint _ en son autobiographie _ d’avoir été obligé _ sic _ d’écrire la plupart _ voilà ! _ de ses œuvres

« pour certaines personnes  _ soient quelques commanditaires _ et pour le public _ toujours particulier ; et ainsi donc à « cibler » ; à l’époque des « musiques adressées«  _,
si bien que j’ai été beaucoup plus limité _ alors _
que dans celles écrites uniquement pour moi-même _ avec le déploiement-envol enthousiaste de l’idiosyncrasie, en toute l’inventivité de la fantaisie, de son génie ;

soit, au moins en partie, une nouveauté à ce moment-ci de l’Histoire.
J’ai même dû suivre parfois des prescriptions ridicules« ,
indique très utilement Martin Kaltenecker,
à partir d’analyses (avec citations judicieuses incorporées) de George Barth, in The Pianist as Orator. Beethoven and the Transformation of Keyboard Style (en 1992)…

Une nouvelle civilité _ bourgeoise ? _ se développe en effet alors _ son expansion allant prendre assez vite pas mal d’ampleur _ à la Ville ;

et plus seulement rien qu’à la Cour :

Carl-Philipp-Emanuel lui-même a quitté _ en 1768 _ le service royal _ un peu trop fermé (et « serré«  aux entournures) _ de Frédéric II à la cour de Potsdam

pour la cité bourgeoise _ plus ouverte sur le reste du monde _ de Hambourg

en quelques postes _ un peu plus tolérants au brillant et à l’inventivité du génie même du compositeur _ que lui léguait son parrain _ lui-même très fervent inventif _ Georg-Philipp Telemann ;

une nouvelle civilité, donc, se développe alors

dont témoigne, par exemple _ et comme en modèle _, l’essor de la vie des salons parisiens _ ils ont débuté sous Louis XIII avec celui de (la romaine : sa mère est une Savelli) Madame de Rambouillet (cf là-dessus les passionnants travaux de Benedetta Craveri, L’Âge de la conversation et Madame du Deffand et son monde) _ le long du XVIIIe siècle ;
ainsi que ce qui, un peu à leur suite _ et à celle des gallerie des palazzi italiens : Louis XIV qui offre une partie du palais du Louvre aux peintres, fut le filleul (et l’héritier des collections d’Art) du romain Giuliano Mazzarini (cf, par exemple, le Louis XIV artiste de Philippe Beaussant) _, devient « Salon de peinture », dans les Arts plastiques ;
ou encore, en musique cette fois, un peu plus que ce qui avait commencé par n’être que le « coin du Roi » et le « coin de la Reine« , à l’Opéra, sous le règne de Louis XV…

Commence ainsi

ce que l’on peut identifier comme « l’ère de l’Esthétique« 

_ cf et Jean-Marie Schaeffer, L’Art de l’âge moderne _ l’esthétique et la philosophie de l’Art du XVIIIe siècle à nos jours, et Yves Michaud, L’Art à l’état gazeux _ essai sur le triomphe de l’esthétique _
et l’expansion de ce que Jacques Rancière nomme, lui, « le partage du sensible« …

Et c’est précisément le cas de ce marché de l’Art,
tout comme de ce déploiement d’une civilité

davantage civilisée, urbaine (« la civilisation des mœurs« , ainsi que la nomme, en sa _ aussi _ fragilité _ face à la régression de la barbarie _, Norbert Elias),
de (et en) la période
sur laquelle se penche l’analyse serrée et ultra-fine,
à la fois au microscope et au télescope _ pour reprendre le jeu des métaphores de Proust dans Le Temps retrouvé _, de Martin Kaltenecker ici :

aux XVIIIe et XIXe siècles,
dans le domaine de la musique,
dans laquelle les musiciens (de profession) vont avoir
_ mais ce n’est pas nouveau : la pratique de la musique (par des professionnels) s’inscrit elle aussi, forcément, et s’insère, dans les échanges fonctionnels de toute société _
à faire commerce
de leurs pratiques, tant la composition que l’interprétation,
sur un marché qui se restreint de moins en moins, alors

à ce moment de l’Histoire,

à un tout petit nombre de commanditaires (= une élite de très privilégiés, à beaucoup d’égards, et pas seulement « culturels » _ cf ici, sur le « culturel« , les remarques décisives de Jean Clair, notamment en son lucidissime L’Hiver de la culture ; ou celles de Michel Deguy, par exemple en l’admirable Le Sens de la visite _),
mais se met _ passablement _ à s’élargir _ de moins en moins virtuellementà une foule de plus en plus copieuse d’amateurs payants à conquérir (= charmer) :
soit à un « public » (!) de mélomanes
à amener à se rendre, et s’affilier, en se fidélisant..,
à l’opéra _ les premiers théâtres d’opéra naissent à Venise, cité marchande, vers 1650, à la suite du Teatro San Cassiano ouvert, lui le premier, en 1637 _, ou au concert public _ tel le Concert spirituel ouvert à Paris en 1725 _ ;

ensuite, à l’autre bout _ la fin _ de la période étudiée dans cet essai : après 1930,

ce sera bientôt l’expansion du marché de la musique enregistrée ;
et désormais celui _ personnellement j’y résiste ! _ des ventes-achats dématérialisées électroniques ;
mais Martin Kaltenecker fait le point seulement jusque vers 1920-1930 _ avec un bref aperçu sur ce qui va suivre, aux pages 373-376 de l’avant-dernier chapitre, « Théories de l’écoute à la fin du XIXe siècle« ).

Après de passionnants aperçus (rapides, mais très parlants) sur l’Antiquité gréco-romaine,
dont, par exemple, le De musica du pseudo-Plutarque, écrit au IIe siècle de notre ère, avec la notion de « jugement (krisis) des éléments de la musique » (page 7) allant bien au-delà de la simple perception physico-acoustique ;
et le De Institutione musica de Boèce (vs. 480-524), mieux connu, page 19 ;
puis le Moyen-Âge, le Renaissance,
et le Baroque,

âge spécialement florissant de ce que Martin Kaltenecker nomme (et c’est le titre de son chapitre premier, pages 19 à 78) « la musique adressée«  : « la « rhétoricisation  » de l’univers musical reflète la promotion plus vaste _ voilà _ depuis la Renaissance des techniques d’argumentation (…) qui investit _ oui _ l’ensemble du domaine intellectuel » _ mis, lui aussi, « à contribution«  par les divers pouvoirs « en lice«  (lire ici Machiavel, Descartes, Hobbes, Locke, Adam Smith…) _, page 23,

démarre (page 59) le travail pointu merveilleusement passionnant de l’analyse focalisée de Martin Kaltenecker

sur « l’évolution de l’écoute musicale« 
au moment où va se trouver débordé et dépassé le distinguo (qui était encore celui de Carl-Philipp-Emanuel Bach, dans le second versant du XVIIIe siècle) entre « amateurs » et « connaisseurs« 

« On pourrait schématiser à grands traits l’évolution des discours sur l’écoute _ fait excellemment le point Martin Kaltenecker page 219, à l’entrée de son chapitre 5 « Écoutes romantiques«  _ en distinguant (1) une ère de l’effet, où les théoriciens grecs en particulier, s’interrogent sur l’impact vif et même dangereux de la musique dont il faut bien souvent protéger les auditeurs, moyennant un usage modéré de l’émotion.
Dans (2) l’ère de l’affect, l’auditeur doit surtout être persuadé, atteint et touché grâce à l’imitation et une disposition formelle claire et efficace.
A la fin du XVIIIe siècle, quand la musique prend une place nouvelle, naît (3) l’idée de l’œuvre comme interrogation : ce sera la conversation de la symphonie haydnienne qui joue avec les codes formels, puis l’avancée fulgurante de la musique de Beethoven, dont les œuvres les plus expérimentales apparaissent comme une question adressée à la musique ou au langage musical lui-même : dans ce cas-là, l’écoute musicale (…) devient question sur une question » :

nous y voici donc…


Peu à peu, tout au long de ce XVIIIe siècle, s’était ainsi fait jour, avant de s’élargir (et faire quelques polémiques jusqu’à s’écrire en quelques libelles, puis essais dûment publiés !),
une faille
entre l’écriture simplifiée et facile du « style galant« 

qui se répand alors comme une traînée de poudre parmi les compositeurs

depuis Naples _ Leo, Vinci, Pergolese, Jommelli : ce dernier et bien d’autres partent travailler dans les cours allemandes… _, en toute une Europe des « goûts » de plus en plus « réunis« 

_ ainsi en 1737, Johann-Sebastian Bach voit-il se lever une critique virulente de sa musique (accusée d’archaïsme) de la part de Johann-Adolf Scheibe… _,
et une écriture plus « stricte » _ ou « sévère«  _, selon une remarque de ce même Carl-Philipp-Emanuel Bach dans la préface _ page 23 de la traduction par Denis Collins _ de son célèbre Essai sur la vraie manière de jouer des instruments à clavier (note page 43 de L’Oreille divisée) :

pour soi-même, d’abord ;
mais aussi pour une « écoute » un peu plus « avertie« , de plus en plus et de mieux en mieux « réfléchie« , de la part d’un cercle grandissant de mélomanes devenant alors un cran mieux que « connaisseurs« ,

de la part des compositeurs…

Et ce serait bien là, sinon le tout-début, du moins l’émergence

de plus en plus et de mieux en mieux

_ de plus en plus consciemment, au moins : jusqu’à s’exprimer pour elle-même ; ici Martin Kaltenecker, en une très remarquable Introduction à son travail (pages 7 à 15) emprunte à Michel Foucault ses concepts de « discours«  (in L’Inquiétude de l’actualité, un entretien en juin 1975) et d’« archive«  (in L’Archéologie du savoir, en 1965) _,

ressentie

de l' »écoute » spécifiquement « musicale« …

De même que tous les autres Arts,

la musique est bien sûr sujette à sa propre historicité,
à la fois mêlée à, et dépendante de, toutes les historicités, fines et complexes, des diverses fonctionnalités, elles-mêmes complexes et entremêlées, des divers autres pouvoirs qu’elle côtoie, parmi toutes les manifestations sociétales de la culture,
et de leurs divers effets, parfois collaborant et s’entr’aidant, s’épaulant, parfois se dérangeant :

ce qui a pour conséquence _ forte _ la nécessité _ à qui veut mieux comprendre _ d’une méthode d’analyse à la fois historique et contextualisée

_ cf ici mon précédent article du 15 juillet dernier Comprendre les musiques : un merveilleux gradus ad parnassum _ les « Eléments d’Esthétique musicale : notions, formes et styles en musique » aux éditions Actes-Sud / Cité de la musique, sous la direction de Christian Accaoui  à propos de cet autre travail majeur (qu’on se le dise !) que sont les Éléments d’Esthétique musicale _ Notions, formes et styles en musique, sous la direction de Christian Accaoui aux Éditions Actes-Sud/Cité de la Musique, parus en mars 2011 _

de cette « évolution d’une écoute » spécifiquement « musicale« 

de ce que devient la musique _ artiste _ des compositeurs,

offerte à des « publics » eux-mêmes toujours diversifiés, jamais uniformes,

jusqu’à comporter une « oreille » elle-même « divisée« 

_ sur ce concept, lire le passage crucial où cette expression apparaît dans le livre, page 127 :

différer, au concert, la conversation sociale, « celle, parfois bruyante et agitée, entre sujets qui brûlent de formuler leur jugement ou de parler de leurs affaires, cette rumeur sociale qui entoure encore à l’époque de Haydn la réunion musicale comme le moment d’une sociabilité« ,

« signifie se diviser,

accepter d’endosser le rôle d’auditeur idéal prévu par l’œuvre,

plier les pulsions et les émotions de l’auditeur que l’on est « réellement »

à celui d’un narrataire,

et donc faire effort sur soi-même : l’oreille est divisée » _ ;

ce à quoi _ = la mise en œuvre de cette méthode d’analyse _ s’emploie avec une parfaite efficacité en son très éclairant détail,
l’excellent Martin Kaltenecker,
en ce très beau, très fin, très riche, passionnément éclairant, travail d’analyse et synthèse de l’histoire de notre aisthêsis musicale, de 455 pages, dans la collection Répercussions des Éditions MF

qu’est L’Oreille divisée _ L’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles,
pour une période « de l’évolution du langage musical

allant du style galant,
tentative de simplification contemporaine de l’opposition entre amateur et connaisseur,
jusqu’aux derniers feux du wagnérisme,
parallèle à la construction _ voilà _ d’un auditeur hypersensible, à l’affût _ voilà encore _ des sonorités mystérieuses, de timbres frappants » _ expression capitale, page 15, au final de la très éclairante Introduction _ :

soit de 1730 environ,
jusqu’aux deux premières décennies du XXe siècle :
le livre se termine, au chapitre 8 « Vers l’écoute artiste« ,
par une analyse de « L’Écoute selon Proust » (pages 406 à 425) ;

et cela à partir d’un travail principalement d’exploration (et analyse ultra-fine) de sources allemandes,
la plupart non traduites et inaccessibles jusqu’ici au lectorat de langue française :
car c’est pour beaucoup en Allemagne
que ces micro-modulations de l’écoute musicale surviennent, entre 1730 _ la fin de vie de Bach (1685-1750), avec la (significative) querelle de Scheibe en 1737 _ et 1920 _ « les derniers feux du wagnérisme«  _ :
autour de Beethoven et des écoutes romantiques ; puis le wagnérisme triomphant de la fin du XIXe siècle…

Même si Martin Kaltenecker ne l’aborde pas,

il aurait pu se pencher aussi

sur la perception-évaluation (critique) du baron Grimm de la situation artistique (et musicale) française _ en fait parisienne (ou versaillaise) _ au temps de l’Encyclopédie et de Diderot (de 1753 à 1773 pour les chroniques du Baron Grimm) ; puisque c’est le moment où s’élargit la faille des perceptions (et évaluations-jugements de goût) esthétiques dont Martin Kaltenecker va détailler le devenir assez vite de plus en plus « européen« ,
dont le centre se déplace en bonne partie, au XIXe siècle, dans le monde germanique ; et qui affecte ces capitales de la culture que sont toujours Paris et Londres _ Mozart et Haydn déjà s’y étaient rendus…

L' »écoute musicale«  telle que l’entend Martin Kaltenecker

est, bien sûr, « l’écoute d’une œuvre«  (page 8) appréhendée en tant que telle :

soit l’œuvre d’un artiste qui l’a composée ;

et œuvre de son génie en acte _ la part de fonctionnalité de l’œuvre diminuant en proportion de cette nouvelle valorisation en la musique de l’individu-auteur qui quitte bientôt sa livrée de domestique

et peut oser exposer une certaine singularité (inquiète et questionnante) : artiste…

Or, il s’est trouvé

_ je vais suivre ici l’excellente (très synthétique) Introduction au livre (pages 7 à 15) _

que « dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la confiance accordée à l’ouïe _ organe que l’on doit perfectionner parce qu’il découvre des richesses échappant au « froid regard », comme dit Johann Gottfried Herder _ va étayer une nouvelle conception de la concentration _ voilà _ sur des œuvres musicales compliquées _ et de plus en plus longues.

De tels changements peuvent être interprétés comme le reflet des évolutions d’une civilisation : « L’éducation des cinq sens est le travail de toute l’histoire passée de l’humanité », écrit Karl Marx (dans ses Manuscrits de 1844) ; les sens sont éduqués _ civilisés _ par les productions artistiques, si bien que l’activité sensorielle de l’homme en tant qu’être socialisé diffère _ en effet _ de celui qui n’a jamais été confronté à une œuvre.« 

Et « selon une première approximation _ mais pas assez précise ni rigoureuse : c’est contre cette approximation grossière-là que se construit tout le travail d’analyse de ce livre-ci, si l’on veut… _, l’évolution des discours sur l’écoute musicale pendant la période qui nous occupera ici

suggère _ d’abord, et au musicologue _ une césure que l’on peut situer à la fin du XVIIIe siècle.

Décrite pour une large part grâce aux notions empruntées à la rhétorique, donc à l’art de persuader,

une œuvre musicale doit au XVIIIe siècle chercher l’auditeur, le convaincre, l’atteindre grâce à des affects qu’il pourra aisément saisir et une disposition formelle intelligible sur le champ.

À partir de Beethoven en revanche,

c’est à l’auditeur de faire un effort

et de régler son écoute _ voilà l’exigence sine qua non _ sur une œuvre éventuellement trop complexe pour être saisie sur l’instant.« 

(…)

Avec ce « surcroît d’effort« , il devient alors « possible de comprendre

_ c’est en effet aussi une activité « intellectuelle«  (« geistig« ) et d’« esprit vif«  ; cf les très éclairantes remarques de Hans Georg Nägeli (en 1826) données aux pages 127-128 : « Le sentiment d’art suprême ne représente un plaisir exaltant que là où il s’accompagne de la nostalgie de quelque idéal _ d’élévation. Or cette nostalgie n’est satisfaite que par la capacité de comprendre les sons tels qu’ils sont reliés les uns aux autres afin de former une œuvre d’art. De cela, même le sentiment _ même _ le plus vif est incapable ; seulement l’esprit vif. Il doit préparer ce plaisir pour le sentiment« . Aussi ce type précis d’amateur de musique « trouve (-t-il) son élément dans une vie qui s’élève _ voilà _ et s’efforce d’atteindre de la hauteur. (…) C’est à dessein que (cet amateur) qualifie d’intellectuel (geistig) son goût pour la musique ; avec précaution et circonspection, il veut augmenter celles de ses facultés que l’on nomme communément facultés intellectuelles, la raison pure et la raison pratique, grâce aux représentations et aux idées. Son activité intellectuelle consiste à saisir dans chaque œuvre d’art l’élément isolé dans son rapport au tout ; son effort vise seulement la cohérence, la structure planifiée, la multiplicité dans l’unité, la richesse des idées. Son activité consiste ainsi à comparer sans cesse, à distinguer, à mettre en relation, à relier, subsumer et intégrer _ opérations cruciales. Dans l’œuvre musicale, cette activité nous est inculquée en premier lieu par la composition supérieure, ce qu’on nomme en notre jargon une écriture développée (Ausarbeitung) et une disposition parfaitement calculée _ du compositeur _ ; même ce qui est nouveau dans l’œuvre d’art, tout ce que l’esprit humain ne peut calculer par avance, mais qu’il invente _ en son génie même ainsi sollicité _, sera ainsi saisi _ en aval : par cette « écoute musicale » spécifique nouvelle alors _ par cet amateur intellectuel dans le contexte de l’œuvre d’un calcul artistique«  _

il devient alors « possible de comprendre

des œuvres

qui peuvent (…) se présenter _ elles-mêmes _ comme une expérience, une énigme ou une question _ pour le compositeur en son propre créer…

L’écoute (…) devient alors question _ du mélomane _ sur une question _ du compositeur _

_ d’où l’importance croissante des textes _ voilà _ qui _ alors _ s’en inquiètent,

de toute une tension nouvelle _ sérieuse, voire grave _ qui entoure l’écoute« , page 9.

« Qu’en est-il cependant des pratiques _ d’écoute ; et, en amont, des compositions qui s’en soucient _ réelles ? Peut-on là aussi parler de changements, d’une coupure radicale _ univoque et générale _ autour de 1800 ?

« Plusieurs auteurs ont répondu par l’affirmative«  _ les musicologues Lydia Goehr (en 1992), Peter Kivy (en 1995), James H. Johnson (en 1991), cités page 9.

Mais « face à cette approche _ historico-musicologique _ par évolutions, stades successifs et ruptures,

on peut rappeler qu’une évaluation esthétique à travers l’écoute concentrée

_ qui dépasse (ou qui se combine avec) l’appréciation de la fonction (voilà !) qu’une œuvre remplit avec plus ou moins de bonheur, afin de rehausser des moments de sociabilité ou ponctuer des événements solennels _

est avérée _ ponctuellement, déjà au moins _ dès la Renaissance« , page 10.

« Ce n’est donc pas parce qu’elle n’est pas explicitement thématisée _ en des témoignages ; et si possible congruents ; cf Carlo Ginzburg : l’important (sur la méthodologie de l’historiographie) Unus testis (in Le Fil et les traces _ vrai faux fictif, pages 305 à 334) _

que l’écoute musicale _ dans laquelle l’œuvre est l’« objet d’une attention « soutenue et exclusive », comme dit James O. Young » (en son article The « Great Divide » in Music, en 2005) _ n’a guère existé avant la fin du XVIIIe siècle.

On peut _ donc : et telle est l’hypothèse de travail vecteur de ce livre !  _ préférer à l’hypothèse de ruptures et divisions radicales _ nettes, irréversibles, totales _

l’idée _ fine, souple et surtout combien plus juste ! _ de la coexistence _ le mot est ainsi souligné _ depuis toujours d’une pluralité _ voilà ! _ d’attitudes

et de visées _ mot souligné aussi : il s’agit là d’« intentionnalités«  ! _  d’écoute

_ celle par exemple qui procède par libre association d’images,

celle qui veut saisir la structure d’un morceau,

celle réceptive à la beauté du son

_ ces trois modalités d’écoute étant rien moins que centrales et capitales (!!!)

dans l’analyse raffinée très lucide que donne en ce livre important pour l’Histoire de l’aisthêsis, Martin Kaltenecker.

Il reste à expliquer cependant la densité croissante des réflexions _ mais il faut noter que l’écriture ainsi que la publication se multiplient aussi considérablement alors, en ce siècle des Lumières _ sur l’écoute musicale _ en tant que telle _ à partir du XVIIIe siècle.

Des témoignages comme celui du De Musica _ du Pseudo-Plutarque au « IIe siècle de notre ère« , page 9 _ sont frappants

mais restent isolés _ singuliers et très minoritaires _ et ne forment pas de masse critique _ statistiquement : soit un certain courant d’opinion un tant soit peu partagée socialement : ce à quoi s’intéressent les sociologues et les historiens (surtout s’ils n’ont pas assez lu Carlo Ginzburg) _ ; l’écoute musicale n’a pas, pour ainsi dire, acquis _ encore _ de visibilité _ sociale et historique : elle demeure pour l’heure seulement privée (voire peut-être singulière en son isolement) ; pour bien des musicologues aussi, en conséquence…


Dès qu’il est possible en revanche de parler d’un ensemble significatif de remarques
_ attestées en quelques textes (souvent « à dénicher » ! en quelques bibliothèques ou archives : ces textes ne courent pas les éditions les mieux diffusées !.) et qui soient, si peu que ce soit, un minimum congruents _, qui affirment par exemple, que telle écoute est la « bonne »,

cet ensemble peut constituer _ avec une consistance se remarquant dès lors _ ce qu’on nommer un discours,

au sens où l’entend Michel Foucault :

(…) «  »le discours » _ que ce dernier distingue de « ce qui«  seulement « se dit«  ici où là de manière éparse seulement _,

parmi tout ce qui se dit,

c’est l’ensemble des énoncés qui peuvent entrer à l’intérieur d’une certaine systématicité _ et pas se singulariser, seulement ; et demeurer inaperçu… _ ;

et entraîner _ en un effet de chaîne _ avec eux un certain nombre d’effets de pouvoir réguliers » _ soient se répétant : voilà qui aide davantage le repérage…

Au critère quantitatif (la masse critique)

s’ajoute donc celui d’une certaine cohérence _ ou congruence _,

ainsi que des effets concrets : un « ensemble discursif » cohérent devient alors actif _ productif d’effets très effectifs et repérables par leurs répétitions… _, page 12.

Surtout, « un discours peut étayer des pratiques compositionnelles.

Un compositeur ne crée _ voici un élément décisif de l’Histoire même de la musique comme Art ! _ pas seulement

à partir de techniques d’écriture

ou une vision poétique

_ telle celle de Lucien Durosoir sur laquelle je me suis (personnellement) penché en la première de mes interventions au colloque Un compositeur moderne né romantique : Lucien Durosoir (1878-1955) ; compositeur (singulier !) dont le début de la période de composition prend place, en 1919, juste à la lisière de ce long XIXe siècle (1789-1914, si l’on voulait) où Martin Kaltenecker clôt son enquête sur « l’évolution de l’écoute musicale«  qui l’intéressait : les Actes de ce colloque qui s’est tenu au Palazzetto Bru-Zane à Venise (le Centre de Musique Romantique Française) les 19 et 20 février derniers, paraîtront aux Éditions Symétrie ; et j’ai intitulé cette contribution Une Poétique musicale au tamis de la guerre : le sas de 1919 _ la singularité Durosoir _,

mais aussi à partir de discours,

dont la trace se repère _ à qui sait (et apprend à) la décrypter, du moins _ dans ses œuvres

à l’instar d’une citation ou d’une allusion musicale :

il y a construction réciproque _ l’expression est très justement soulignée ! _ entre la partition _ même _ et la parole critique,

va-et-vient entre une pratique et ce qui, discursivement, la sertit« , page 13 _ et c’est un tel « sertissage«  que Martin Kaltenecker dégage en ce travail très précis et fouillé, lumineusement.

« L’utilisation de la notion _ foucaldienne, donc, ici _ de discours

nous paraît _ ainsi _ mieux situer _ voilà : en la complexité diversifiée elle-même des « contextes«   _

la question de la continuité et des ruptures _ s’entremêlant _ d’une histoire de l’écoute _ proprement « musicale« , et pas seulement acoustique ; cf la différence qui s’ensuit aussi, entre esthésique et esthétique… ;

et cela, mieux que les coupures abruptes et ultra-nettes (cf le concept de « Great Divide«  de James O. Young, « ce « partage des eaux » dont parle Peter Kivy« , page 11) des auteurs cités plus haut… _ :

ce modèle permet de saisir

qu’à certains moments,

tel ou tel type d’écoute est _ doucement _ écarté _ au risque de devenir lentement, à terme, si celui-ci advient jamais,  obsolète… _,

ou non thématisé _ à la lisière de la plupart des  consciences _,

et qu’il devient prédominant _ pour ces mêmes consciences (devenant ainsi, par un phénomène de seuil, « visible« , voire majoritaire, ce type d’écoute-ci) _ à d’autres

sans que, dans la pratique, les autres _ pour autant _ s’évanouissent«  _ et disparaissent du jour au lendemain et à jamais : ils demeurent et « co-existent«  (voire « se combinent«  au nouveau type d’écoute prédominant) souvent très longtemps, au contraire : le goût (et ses critères) ne se montre(nt) jamais univoque(s) (ni totalitaires) dans l’Histoire des Arts et des pratiques y afférant.

A comparer à ce que Baldine Saint-Girons, en son si pertinent Le Pouvoir esthétique, nomme le « trilemme«  du Beau, du Sublime et de la Grâce, par exemple ;

ou au distinguo nietzschéen de l’Apollinien et du Dyonisiaque dans La Naissance de la tragédie

« À la fin du XVIIIe siècle par exemple,

le discours sur la concentration au concert

peut être « couplé » _ voilà _

avec le discours _ spiritualiste _ du recueillement religieux,

ou avec l’idée d’une gymnastique _ empirique, voire matérialiste _ des sens,

et gagner par là une autre visibilité _ sociale ; puis historique _ :

ce qui signifie qu’une telle concentration a de grandes chances d’avoir toujours _ au moins si peu que ce soit ; cf l’exemple du De Musica au IIe siècle de notre ère ; et Martin Kaltenecker de citer, pages 10 et 11, plusieurs exemples en l’ère baroque _ existé,

mais qu’elle est à cette époque-là instrumentée _ voilà ! l’utilitarisme (cf Adam Smith) commence aussi à se répandre alors ! _ différemment

et qu’elle acquiert, par son amplification discursive, une puissance _ très effective en ses effets, divers : tant sur l’écoute que sur la composition même _ nouvelle« , page 13.

« Foucault a proposé (in L’Archéologie du savoir, en 1965) de nommer « archive »

cette « loi de ce qui peut être dit _ socio-historiquement _,

le système _ l’époque est au structuralisme _ qui régit l’apparition _ et l’amplitude de réception et ré-utilisation-amplification _ des énoncés comme événements singuliers _ qui ne le restent pas, mais font « histoire«  ; et « société« 

Mais l’archive c’est aussi ce qui fait que ces choses dites _ d’abord plus ou moins singulièrement _

ne s’amassent pas indéfiniment dans une multitude amorphe (…)

mais qu’elles se regroupent en figures distinctes,

se composent _ voilà _ les unes avec les autres

selon des rapports multiples _ à repérer, détailler-analyser : ce à quoi s’emploie excellemment ce livre ! rétif en cela à l’exercice du résumé (ainsi qu’au trop aisément résumable)… _,

se maintiennent

ou s’estompent _ lentement ; rarement brusquement du jour au lendemain : le réel est plus subtil en sa complexité résistante _

selon des régularités spécifiques«  _ fin de la citation de Michel Foucault, page 14.

Et Martin Kaltenecker d’en déduire, toujours page 14 de sa remarquable Introduction,

et avec une modestie d’auteur qui l’honore :

« Nous tenterons (…) au moins de dessiner quelques unes _ en effet _ de ces « figures distinctes »,

elles-même formées d’énoncés dont on peut suivre _ magnifiquement ! c’est un des objets de ce travail très fin _ le cheminement et les métamorphoses _ subtiles, en effet ; et parfois même surprenantes.

Dans la période qui nous occupe,

chaque ensemble discursif s’appuie _ voilà _ à son tour _ chaque fois particulier _ sur des notions qui reviennent _ au moins dans le vocabulaire, qui n’est pas infini : ce sont ses usages qui sont « modulés » ! en fonction des variations (comportant toujours une part d’aléatoire : selon le jeu de quelques créations du génie humain) des contextes _ très souvent :

l’effet, l’affect, le sublime, l’image évoquée par la musique, l’organisme, la structure… _ sans être pour autant des invariants massifs et grossiers ; il faut ainsi aussi relever leurs propres métamorphoses, en fonction des combinaisons et des contextes mouvants : avec sagacité…

Au cours du temps, ces termes _ en effet _ changent de sens

ou d’éclairage

_ à la façon dont l’excellent Michaël Foessel a très brillamment analysé dans son formidable essai de philosophie politique État de vigilance _ critique de la banalité sécuritaire, les métamorphoses parfois surprenantes au premier regard, de termes (cachant des concepts cependant in fine bien distincts) tels que « État« , « sécurité« , « peur«  ou « souveraineté« , depuis, par exemple, Hobbes jusqu’aux régimes (ultra-)libéraux-autoritaires de maintenant ; ainsi que celles des avatars, aussi, du terme « démocratie«  ; cf là-dessus mon article du 18 janvier dernier : « Faire monde » face à l’angoisse du tout sécuritaire : la nécessaire anthropologie politique de Michaël Foessel _ :

l’effet musical sublime d’une musique

peut être analysé dans une perspective théologique

ou bien référé aux émotions physiques suscitées par un opéra de Rossini ;

la « conversation » éclairée _ et avec quelques « surprises », ou « scherzi »…  _ entre Haydn et l’auditeur de ses symphonies, comme appréciation partagée d’un jeu avec des codes formels,

se transformera

en une théorie de l’écoute « pré-analytique«  chez certains zélateurs de Beethoven.

Ces notions récurrentes peuvent enfin _ et surtout _ se combiner et se mêler :

Berlioz construit un univers où l’image et l’impact du timbre font alliance,

Wagner présente la puissance physiologique du son comme un effet sublime » ;

etc.

« Pour bien saisir ces termes _ en leurs emplois et efficace quant à l’écoute musicale des œuvres en leur historicité _,

il nous a semblé qu’il fallait à chaque fois _ en chaque situation particulière, sinon singulière _ tenir compte du contexte _ voilà ! _ des énoncés

_ là-dessus, cf mon article du 15 juillet dernier à propos du plus que très remarquable, indispensable !, ouvrage dirigé par Christian Accaoui Éléments d’Esthétique musicale _ Notions, formes et styles en musiqueComprendre les musiques : un merveilleux gradus ad parnassum _ les « Eléments d’Esthétique musicale : notions, formes et styles en musique » aux éditions Actes-Sud / Cité de la musique, sous la direction de Christian Accaoui

avec son art splendide des contextualisations… _,

afin de mesurer _ à l’optimum (qualitatif !) de justesse ! _ le poids et la place _ et le sens même _ qu’ils prennent chez les auteurs _ des textes (sur l’écoute musicale) à analyser _,

qu’ils soient théoriciens (de la musique), critiques musicaux, philosophes, romanciers, ou compositeurs. (…)

On ne traitera _ forcément : le temps de la recherche (ainsi que celui d’une vie) n’est pour personne illimité… _ (…) que d’une partie infime _ certes : ceux que le chercheur estime en son âme et conscience (et dans le laps de temps à lui-même imparti !) pertinents et suffisants (sans suffisance !) à son analyse (lui-même, ou d’autres auront, à sa suite, loisir de la compléter, ou corriger…) _ des textes où pourrait se dessiner un discours _ juste ! _ sur l’écoute :

l’auteur fait _ cependant _ le pari _ en donnant à paraître son travail en cet état-ci _,

sans lequel aucun projet de synthèse _ tel que celui de ce livre _ ne se conçoit _ en effet ! _,

que ceux des textes qu’il ignore _ tout savoir demeurant partiel _ ou qu’il a dû écarter _ en particulier les revues musicales, les correspondances et journaux intimes (car tout lire n’est pas possible quand le gisement de documentation éventuelle abonde…) _

pourront tout de même s’insérer _ sans contradiction, mais comme complément _ dans les classements, les regroupements, le dessin même du parcours historique proposé, sans le détruire« , pages 14-15 :

un grand parcours de l’histoire de l’écoute musicale du long XIXe siècle, dès la fin du Baroque jusqu’au début de la modernité plus expérimentale d’après la Grande Guerre, en somme,

se dessine fort clairement ainsi

dans les 456 pages de ce si riche, mais aussi très éclairant, grand livre

qu’est L’Oreille divisée _ L’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles

L’apport principal de ce travail de sertissage minutieux et lumineux de Martin Kaltenecker ici

concerne donc le choix

(et la traduction : de l’allemand _ Martin Kaltenecker a précédemment traduit L’Idée de la musique absolue _ une esthétique de la musique allemande, de Carl Dahlhaus : une entrée fort précieuse dans le domaine à explorer ici ! _)

de ces textes de « théoriciens, critiques musicaux, philosophes, romanciers _ ceux-ci aussi : leur intuition pouvant témoigner excellemment du retentissement en profondeur des micro-modulations (à la limite du perceptible ; et du perçu de la plupart) du ressenti esthétique : tout particulièrement en la période du XIXe siècle analysée ici : jusqu’à Proust, au dernier chapitre _ ou compositeurs« 

qui permettent de dégager ces métamorphoses de « l’écoute musicale » au cours de la période choisie, c’est-à-dire « aux XVIIIe et XIXe siècles« …

Je dois noter ici l’apport fondamental

de l’articulation mise en œuvre par Martin Kaltenecker

entre les textes de Johann Georg Sulzer (1720-1779), Johann Nikolaus Forkel (1749-1818), Karl Friedrich Zelter (1758-1832), Hans Georg Nägeli (1773-1836), Christian Friedrich Michaelis (1780-1834), Adolf Bernhard Marx (1795-1866), Wilhelm Heinrich von Riehl (1823-1897), Eduard Hanslick (1825-1904), Hermann Kretzschmar (1848-1924), Hugo Riemann (1849-1919), Heinrich Schenker (1868-1935) ou Heinrich Besseler (1900-1969)

et l’activité même de composition

de compositeurs tels que Beethoven, Berlioz ou Wagner

_ « sans doute le premier compositeur qui ait produit un discours sur l’écoute, et qui, de surcroît, l’ait traduit dans l’élaboration d’un lieu spécifique » (à Bayreuth), page 307 _ , principalement,

en leur souci _ pour Berlioz et Wagner _ (ou désespoir _ pour Beethoven _) de l’écoute la plus adéquate de leur œuvre

par le public…

Pour aller vite,

voici comment Martin Kaltenecker lui-même « tente de résumer« , au début de son chapitre 5 (« Écoutes romantiques« ), aux pages 223 et suivantes,

en quatre rubriques,

« l’évolution des différents discours sur l’écoute

dans la période qui va de Beethoven à Wagner« 

_ le chapitre 6 sera consacré à « Wagner«  ; le chapitre 7, aux « Théories de l’écoute à la fin du XIXe siècle«  ;  et le chapitre final (le huitième), à ce que Martin Kaltenecker caractérise comme un passage « Vers l’écoute artiste«  : je les aborderai ensuite… _ :

« 1. L’écoute réflexive était associée au XVIIIe siècle à l’idée d’une participation de l’entendement qui clarifiait les affects confus,

puis à celle d’une conversation avec l’auditeur idéal.

Elle évolue au cours du siècle suivant vers la notion d’écoute structurelle

visant une organicité ;

c’est aussi d’une certaine façon une « écoute allemande », qui tend vers une perception préanalytique, et qui déconsidère l’affect ;

elle se déploie dans l’espace de la concentration et de l’écoute répétée

et relève d’un travail ;

son genre est emblématiquement le quatuor à cordes

_ et elle fera l’objet d’analyses en terme de « musique absolue«  (ou, plus improprement traduite, « pure« ) : cf le livre majeur à cet égard d’Eduard Hanslick, en 1864, Von Musikalisch Schönen (Du Beau dans la musique, aux Éditions Christian Bourgois, en 1986) ; et l’analyse panoramique et pointue, tout à la fois, de Carl Dahlhaus, en 1978, Die Ideen der absoluten Musik (L’Idée de la musique absolue _ une esthétique de la musique allemande, aux Éditions Contrechamps, en 1997).

2. L’imagination avait été définie de façon double au XVIIIe siècle, comme une activité à la fois synthétique et centrifuge,

comme un décodage inventif, réalisé cependant au moyen d’images adéquates.

Elle évolue au siècle suivant vers une herméneutique musicale,

elle-même parallèle à l’usage d’appliquer des textes aux œuvres instrumentales,

tels les poèmes que Pauline Viardot inventera pour transformer certaines Mazurkas de Chopin en mélodies.

La cohérence d’une œuvre apparaît à l’écoute par projection

ou par détection

d’une narration imaginaire,

soit par association libre pendant l’exécution,

soit sous une forme plus systématique et fixée par écrit, comme on la trouvera dans les Guides de concert de Hermann Kretzschmar à la fin du siècle.

Il s’agit donc la plupart du temps de la transformation possible de toute musique, grâce à la projection sur elle d’un « moi » ou d’un « nous », et d’une histoire ;

toute symphonie est transformée en poème symphonique.

3. La musique ineffable, liée à l’Andacht comme attente passive de messages venant d’un au-delà diffus,

entre en harmonie avec la valorisation au XIXe siècle de l’élément religieux de l’art.

(…) Dès que la musique est considérée comme ayant trait au mystère,

un lien s’établit entre écoute mystérieuse et écoute esthésique.

(…) L’écoute mystérieuse et l’écoute esthésique sont reliées par une attitude qui consiste à « être à l’affût » _ ce lauschen que Nietzsche fait remonter à l’instinct du chasseur, et qui serait selon lui à l’origine même de la musique _ ;

elles visent toutes deux, davantage que la compréhension d’une forme, une épiphanie du Son _ via la thématique et le motif du son qui arrive de loin : aus der Ferne

4. Dans l’écoute sublime, l’auditeur est comme envahi : une passivité s’y joint à une dimension quasi corporelle et à un débordement de l’entendement qui n’arrive plus à synthétiser des effets de pure quantité ;

le sublime nous coupe le souffle.
Cette écoute est d’abord liée à l’œuvre symphonique de Beethoven, qui est parfois incompréhensible, voire laide pour certains, mais dont l’impact est incontestable.
 »

Martin Kaltenecker ajoute à cette présentation synthétique des (quatre premières) diverses formes d’ »écoutes musicales« ,

cette importante remarque-ci, page 225 :

« La plupart des discours portant sur l’écoute apparaissent encore à cette époque _ avant Riemann, dont la thèse de doctorat, en 1873, s’intitule Sur l’écoute musicale ; de même qu’en 1888, il prononce une conférence intitulée Comment écoutons-nos la musique ? (cf pages 354 à 363) _ sous une forme fragmentée,

et non comme une théorie complète ;

et ils se rapportent principalement aux trois types d’auditeurs dont parle Henri Blanchard

_ en un article, « D’un nouveau genre et d’un nouveau plaisir de l’audition musicale », paru dans la Revue et Gazette musicale, le 22 octobre 1843, dont nous sont donnés quatre très parlants extraits, aux pages 221-222 :

Blanchard distingue en effet les « dilettanti qui ne fréquentent guère que l’opéra et sont réfractaires à toute innovation ou expérimentation musicale risquant de troubler le plaisir pris à l’expression de la parole chantée.

Face à eux, les auditeurs pour qui l’écoute musicale relève d’un effort«  (« un véritable travail« , dit Blanchard, page 222 ; car « saisir au passage les hardiesses harmoniques, les riches détails de l’instrumentation, les finesses mélodiques répandues çà et là dans l’orchestre, les beautés de ce style compliqué d’imitations qui constituent les œuvres des maîtres que nous venons de citer, n’est pas chose facile« ).

Et « entre ces deux groupes, le gros des auditeurs utilise la musique comme support à une projection d’images«  ;

Blanchard disant à propos de ces derniers : « Tout cela se confond dans un ensemble vaporeux pour les auditeurs ordinaires qui forment le plus grand nombre de l’auditoire musical ; et c’est des gens composant ce plus grand nombre que nous viennent les définitions vagues, la métaphysique sur la science des sons, les comparaisons avec les autres arts, source de cette esthétique bourgeoise« , cité toujours page 222 ;

et Blanchard de conclure ce panorama des « auditeurs de musique » : « Il est certain que le bonheur le mieux choisi, le plus complet de l’audition musicale pour un excellent musicien, c’est celui qu’il éprouve, comme exécutant ou comme auteur, à savourer un beau quatuor de Haydn, de Mozart ou de Beethoven (…). Il est vrai que c’est chose très rare à Paris, où ce genre de musique est presque tout-à-fait abandonné par les artistes et les amateurs«   _

et ils _ ces « discours sur l’écoute » _ se rapportent principalement aux trois types d’auditeurs dont parle Henri Blanchard :

l’auditeur sérieux de la symphonie,

celui qui laisse libre cours à son imagination,

l’amateur d’opéra« , page 225.

Et Martin Kaltenecker de très utilement préciser encore, juste en suivant :

« Souvent, deux formes d’écoute sont couplées :

l’imagination et une écoute formelle ne s’excluent guère pour Schumann ;

Berlioz mêle l’imaginaire à l’esthésique ;

et Wagner vise autant l’ineffable que le sublime. »

En revanche, d’autres expriment « des oppositions plus ou moins tranchées entre telle ou telle attitude.

Ainsi George Sand s’exprime avec condescendance à propos de Meyerbeer, qui ne propose selon elle que des « images »,

alors que Beethoven susciterait des émotions et des pensées ayant trait aux sentiments intimes du moi

_ c’est donc le monde superficiel de l’opéra qui contraste _ pour elle _ avec l’écoute intense que permet la symphonie.

Chez Hanslik, (…) c’est tout à la fois la divagation imaginaire et la réception voluptueuse de l’opéra

qui seront déclarées inférieures à l’écoute structurelle du « jeu des formes en mouvement ».


Très souvent, une seule attitude est _ sectairement _ considérée comme appropriée,

et le mélange de plusieurs,

leur tressage _ terme particulièrement approprié ! _ au sein de l’écoute d’une même œuvre

n’est guère théorisé _ même s’il peut être constaté : on feint de s’étonner qu’un seul et même auditeur apprécie, par exemple, les opéras de Mozart et la partition « bruyante et confuse » des Bardes de Lesueur, ou qu’une foule « mélangée et écervelée » puisse s’enchanter aussi bien de Beethoven que de Rossini« , pages 225-226…

Puis, voici que triomphe bientôt en Allemagne un cinquième type d’ »écoute musicale » :

« un effet d’extase »  (page 304) sur « l’auditeur soumis »  (page 305) à rien moins qu‘ »une discipline esthétique«  (page 318),

tel que prôné _ cet effet _ et mis en place _ à Bayreuth _ par Wagner _ longuement détaillé au chapitre 6 (« Wagner« , aux  pages 293 à 341) _ : « Wagner est sans doute le premier compositeur qui ait produit un discours sur l’écoute, et qui, de surcroît, l’ait traduit dans un lieu spécifique » ad hoc, page 307 ;

« l’écoute wagnériste » peut « être caractérisée par deux aspects : un entraînement qui s’appuie sur la reconnaissance des leitmotivs, à travers une écoute dirigée, exercée au sein des cercles wagnériens, mais cela en vue de la pleine révélation de l’œuvre à Bayreuth même, lieu de l’extase et de l’hypersensibilité », page 318 ;

et « ce n’est qu’après 1900 qu’une nouvelle écoute de Wagner s’installera, qui ne s’efforcera plus, en se « crispant », de reconnaître les motifs dans l’orchestre, comme le remarque Richard Sternfeld en 1901« , page 319.

Un peu plus tard dans le XIXe siècle se développeront enfin de véritables « théories de l’écoute musicale« 

_ celles de Riemann, de Schenker, de Kretzschmar, de Gurney _

que Martin Kaltenecker détaille précisément en son chapitre 7 : « Théories musicales à la fin du XIXe siècle« , pages 343 à 376 _ juste avant un tout dernier chapitre, « Vers l’écoute artiste« , pages 377 à 425.

Ainsi, identifie-t-il successivement :

_ pour commencer, une « écoute cernée par l’histoire » (pages 343 à 354) :

« l’élargissement progressif de l’horizon historique

_ dans la connaissance progressive des œuvres du passé : musicalement ressuscitées, peu à peu ;

« et c’est peut-être Brahms qui incarne pour la première fois cette figure du compositeur responsabilisé par la culture.

Ami de Friedrich Chrysander, qui dirigea la première édition monumentales des œuvres de Haendel, d’érudits comme Eusebius Mandyczewski, mais aussi collectionneur de manuscrits, abonné aux volumes que publie la Bachgesellschaft à partir de 1850, sous la direction de Philipp Spitta, grand brahmsien quant à lui, et des œuvres anciennes comprises dans les Denkmäler der Tonkunst,

Brahms lit et et étudie des œuvres de Marenzio, Eccard, Muffat, Buxtehude, Froberger, des fils de Bach, il éditera lui-même des pièces de Couperin et de Haendel, réfléchissant également sur la manière de réaliser la basse continue dans les cantates de Bach.

Le compositeur est dorénavant submergé par l’histoire musicale, à laquelle il ne peut plus tourner le dos ; il y a du musicologue en lui,

tout comme l’auditeur dispose d’un nombre croissant de références historiques, et donc de comparaisons possibles, qui forment une nouvelle condition de l’écoute musicale« , pages 348-349 _

l’élargissement progressif de l’horizon historique

_ Martin Kaltenecker prend appui ici sur les Études culturelles de trois siècles, de Wilhelm Heinrich von Riehl (en 1859), qui « s’inscrit ainsi dans le tournant réaliste (lui-même « typique de l’anti-romantisme et de l’anti-subjectivisme qui caractérise les années 1850« , remarque Martin Kaltenecker, page 345) qui gagne l’art et le mouvement intellectuel qui installe l’étude de l’histoire comme référence absolue, marquant le triomphe de l’historisme : toutes les époques et civilisations forment un objet d’étude égal en droit » ; « Riehl se dit confronté (…) à un » chaos d’oreilles diverses« , ce qui signifie en même temps l’égalité en droit d’expressions artistiques que l’on ne comprend plus, mais que l’on étudie attentivement. Riehl se tient dans la contradiction entre l’écoute impossible de la musique du passé et l’injonction de l’étudier de près«  ; Riehl écrivant : « la culture historique n’est pas seulement la simple connaissance de faits et de dates, mais la capacité, acquise par l’étude inlassable des sources, c’est-à-dire des œuvres d’art de toutes les époques, de rendre justice à tous les styles et à toutes les manières de voir, afin de pouvoir en tirer un plaisir complet. C’est dans ce sens qu’il faut pratiquer l’histoire de la musique dans les conservatoires supérieurs, en tant qu’enseignement régulier« , pages 345 à 347 _

l’élargissement progressif de l’horizon historique

infléchira de plus en plus l’écoute des mélomanes vers une classification des musiques :

chaque nouvelle œuvre _ qu’elle soit tirée du répertoire, mais encore inconnue de l’auditeur, ou création nouvelle _

est alors cataloguée, comparée à des repères de plus en plus nombreux, insérée dans une évolution générale ;

mouvement qui culminera avec l’avènement du gramophone, dans la possibilité de se constituer un « musée imaginaire » sonore« , page 349.

Ensuite, Martin Kaltenecker détaille

_ une »écoute de la tonalité » (pages 354 à 366)

à travers les thèses-analyses de Hugo Riemann (1849-1919) et de Heinrich Schenker (1868-1935).


Dans sa thèse de 1873 Sur l’écoute musicale, « la thèse développée par Hugo Riemann consiste à comparer ce que l’on entend en le raccordant toujours à un point fixe, qui est la tonique » (page 355) ;

mais « dans une conférence prononcée en 1888 sous le titre Comment écoutons-nous la musique ?, Riemann proposera une thèse beaucoup plus ample, qui définit l’œuvre musicale par trois éléments (qui peuvent fonder chacun un genre de musique), reliées à chaque fois à un besoin ou à une pulsion (Trieb).

Il y a tout d’abord en musique des facteurs élémentaires _ hauteurs, dynamiques, agogiques _, des énergies dont s’empare le désir de communiquer et de s’exprimer (c’est le Mitteilungstrieb).

Il  y a ensuite tout ce qui permettra de constituer une forme, provenant de la pulsion de jeu (Riemann reprend ici le terme de Spieltrieb de Schiller), lié à l’harmonie et au mètre, au découpage des sons en unités rythmiques.

Enfin, ce sont les éléments susceptibles de produire des associations, tout ce qui relève de la caractérisation, du pittoresque et qui vient du désir d’imiter (Nachahmungstrieb).

Par ailleurs, Riemann distingue deux principales modalités d’écoute, qu’il réfère à Schopenhauer : « (l’une) vit la musique comme la manifestation de sa propre volonté (subjectivation totale), alors que l’autre l’objective au moins en partie, pour produire une représentation« .

Une musique où l’élément formel prédomine ne sera donc qu’imparfaitement « subjectivée », alors que l’auditeur s’identifiera par exemple avec le contenu d’une musique à programme, qui nous émeut « par sympathie ».

(…) Riemann précise ce qu’il entend par objectivation : elle ne se compare pas à un « jeu de formes sonores » à la Hanslick, mais sera située tout au contraire du côté de la musique à programme et d’une imitation extérieure : « Dès que la musique veut objectiver, elle se détache de ce qui est sa sphère et son rayon d’action propre ». L’objectivation est donc une participation émotionnelle et un « vivre avec » (Mitterleben) les mouvements sonores :

(…) « L’activité de l’oreille _ écrit Riemann page 16 de cet essai _ ne se déploie pleinement qu’à travers l’activité d’enchaînement d’une succession d’impressions sonores, (…) dans le suivi du déroulement temporel de ce qui résonne. Or, ce n’est pas de l’examen des causes ce qui résonne et de ses transformations que provient  le plaisir esthétique de l’écoute musicale, mais de la poursuite gratifiante (lustvoll) des états qu’il provoque, de l’abandon entier vers les affects sans objet qu’il suscite. Il semble même que (…) le souvenir de ce que l’on a vécu soi-même, la sensation de notre propre corporéité joue un rôle central également  dans l’impression sonore.« 

Cette description aux accents déjà phénoménologiques met alors en avant tout ce qui correspond en musique à des attitudes et à des gestes. » (…)

« On doit constater, quand nous suivons ces états _ écrit Riemann, cité ici page 359 _, un affinement et une spécification presque merveilleux de la sensation, telle que nous ne pourrions guère l’obtenir, ne fût-ce qu’approximativement, par une simple réflexion au sujet de nos émotions. »

« L’ »objectivation » des éléments musicaux peut réussir ou échouer. Ainsi le timbre du hautbois, de la clarinette et de l’alto, rappelant les voix de femmes, attireront l’oreille des hommes, alors que le violoncelle, masculin, sollicitera l’empathie féminine ; en revanche des sonorités trop puissantes peuvent bloquer l’identification :

« La puissance extraordinaire du fortissimo de tout l’orchestre (…) produit sans nul doute aussi un effet élémentaire sur notre sensibilité, mais ne peut guère être subjectivé comme expression de notre vie psychique ; il se dresse devant nous comme une puissance située hors de nous-mêmes, qui nous est  supérieure, qui nous écrase et nous anéantit avec un effet sublime, mais que nous admirons cependant avec ravissement, alors que le sentiment d’être minuscule nous fait frissonner face à sa grandeur »  _ écrit Riemann, cité ici encore page 359.

(…) Le second domaine est celui du jeu formel, représentant un besoin fondamental chez l’homme qui aime à diviser et qui prend plaisir à « une suite bien ordonnée et agréable ». C’est lui qui exige le plus grand effort :

« Songeons à l’un des adagios de Beethoven si magnifiquement développés (ausgesponnen) : il y a là une telle variété formelle, une telle multiplicité de sentiments différenciés, une telle abondance de nuances, que l’on peut en effet comparer la participation active et compréhensive à un tel mouvement, à l’écoute et la vision d’une tragédie, qui mène également notre âme au travers d’une succession d’émotions logiquement enchaînées qui nous élèvent et nous purifient. Une grande part du charme qu’opère une telle œuvre d’art sur l’auditeur tient à la beauté de sa forme, si bien que les sentiments forts, profonds et sains nous atteignent par sympathie ; cette belle forme n’opère pas sur tous les hommes avec la même détermination, car elle exige la compréhension, une concentration assidue et une attention pleine et entière _ écrit Riemann page 40 et les suivantes. La « capacité de formation infinie de l’oreille », selon la formule de Wagner, consiste dans la faculté, augmentée par l’exercice, de saisir le rapport entre les sons (…). Les personnes qui ne s’occupent pas ou très peu de musique, prennent plaisir aux tournures harmoniques et mélodiques les plus simples, à une division thématique la plus simple et la plus claire possible, à une rythmique simple et facile à saisir ; et les œuvres d’un Bach, d’un Schumann, Wagner, Brahms sont pour eux, selon leur expression, trop savantes, c’est-à-dire trop compliquées. Ce n’est là qu’une manière de parler, et avec les meilleures raisons du monde, on n’inculquera pas à ces profanes, comme ils se nomment eux-mêmes, l’amour des compositeurs cités. Je souligne encore une fois qu’il faut de l’exercice et de la bonne volonté pour comprendre une grande œuvre musicale complexe. Si l’ensemble ne doit pas se décomposer en une série d’impressions isolées reliées de manière lâche, dont chacune n’est que de faible intensité, si l’une doit au contraire soutenir, élever, démultiplier l’autre, que ce soit par analogie ou par contraste, il faut à la fois saisir le détail isolé et suivre la cohérence formelle en toute conscience ; il faut donc une très bonne mémoire et mobiliser une activité intellectuelle synthétique. En d’autres termes, là où commencent les formes artistiques supérieures, là s’arrête aussi la possibilité de se débrouiller (durchkommen) avec une simple passivité, avec un abandon aussi docile soit-il aux impressions, et il devient nécessaire de collaborer _ voilà ! _ à l’œuvre. (…) L’exercice est indispensable, et une préparation par l’écoute d’une musique plus simple.« 

(…) « Tout ce domaine est donc placé sous le signe d’un dépassement de l’identification et de l’empathie psychologique immédiate, source d’un nouveau « plaisir esthétique ».« 

« Riemann ne dévalorise pourtant pas le troisième aspect, celui de la pulsion mimétique : imiter représente une constante anthropologique qui veut que l’auditeur « ajoute quelque chose » à la musique, qu’il tire de son « imagination (Phantasie) une activité productrice ». La capacité mimétique de la musique opère par analogies ou évocations, donc par un détour réflexif (celui de la subjectivité du créateur et celle de l’auditeur). L’œuvre qui veut activer, objectiver tel élément extramusical, va jouer avec les « éléments associatifs » des instruments (le trombone majestueux, le chalumeau pastoral), du registre (les aigus évoquent la lumière) ou du timbre (harmoniques des violons au début de Lohengrin).

Il est remarquable _ commente alors Martin Kaltenecker page 362 _ que Riemann résiste autant que possible dans ce texte de 1888 à une hiérarchisation des trois domaines musicaux qu’il délimite et des musiques orientées sur _ rien que  _ l’un d’eux : le monde de l’affect n’est pas associé à la sphère de l’opéra, l’approche formelle n’est pas érigée en modèle absolu, et l’imitation n’est pas dépréciée ; de même, conclut Riemann, il n’y a aucune raison de préférer les œuvres classiques à celles du Romantisme, de Liszt ou de Wagner : le théoricien doit se tenir au-dessus des querelles esthétiques et des camps.

Cette position est rendue possible en particulier grâce à l’aggiornamento physiologique de l’ancienne notion d’empathie, qui remonte au moins à Horace : l’intensité émotionnelle que le créateur infuse à son œuvre parce qu’il est lui-même ému, garantira l’intensité de l’identification du récepteur avec le compositeur ; l’auditeur peut ainsi participer au monde du génie _ voilà : encore faut-il qu’il y consente et le désire _, approfondir et enrichir sa propre vie émotionnelle _ en s’y passionnant même : c’est le cadeau de la grâce de l’Art !..

Pour que cette interaction _ voilà ! _ soit fructueuse, il faut mobiliser cependant une écoute concentrée au sein de chacun des domaines délimités : empathie avec les éléments premiers, attention méticuleuse à la structure, mais aussi un contrôle mimétique qui n’est pas de l’ordre de l’association libre, mais d’un effort : il faut une « saisie si possible précise _ voilà _ des images qui défilent », afin de

« comprendre _ ici, c’est à nouveau Riemann qui écrit, page 90 de son essai _ le détail les intentions du compositeur, en laissant travailler son imagination selon la direction qu’il nous a _ lui _  indiquée _ ainsi doit fonctionner l’interaction : avec souplesse (subjective) et exigence (à visée d’objectivité) tout à la fois. Que cela soit parfois une affaire très délicate, personne ne le contestera ; car là où la parole ne se joint pas à la musique comme un guide sûr, conférant à ses figures ambiguës un sens déterminé, l’imagination de l’auditeur s’emballera inévitablement de temps à autre et perdra le fil du programme, suite à quelque malentendu sur les intentions du compositeur ; tout cela ne relève pas de l’incompréhension, mais s’explique par la polysémie«  _ de ce qui n’est pas le discours (plus univoque, lui) de la langue

Quant à Heinrich Schenker,

« autre théoricien important » (page 363),

« au fil de ses travaux« , il « précisera progressivement la notion de « ligne génératrice » (Urlinie) qui définit selon lui toute musique classique : l’unité et la cohérence de toute œuvre remarquable reposent sur un Ursatz, une « configuration de base » qui rassemble une ligne supérieure descendant toujours vers la tonique en partant de la quinte, de la médiante ou de l’octave supérieure, et qui est toujours étayée par un mouvement de basse I-V-I.

Chaque analyse devra saisir l’œuvre comme une immense extension et un déploiement multiforme de ce mouvement cadentiel projetée sur un mouvement entier. (…) L’auditeur doit d’une certaine manière prendre « la place » du compositeur :

« la contemplation la plus parfaite de l’œuvre d’art musicale _ ici c’est Schenker qui s’exprime en son essai À l’écoute de la musique (1894), page 96 _ est et demeure celle qui intègre non seulement l’ensemble du matériau musical, mais qui reconnaît et ressent aussi entièrement les lois (propres ou étrangères) du compositeur qui y sont à l’œuvre, en somme la providence de la pièce. Mis à part les différences de l’arrière-plan psychique, une telle contemplation n’est pas sans ressemblances avec celle qu’effectue le compositeur lui-même, à partir du moment où l’effusion de son œuvre s’est achevée et où il est enfin capable de se l’approprier lui-même de l’extérieur, l’ayant soustraite pour tout jamais à ses émotions intérieures ».

« Schenker _ continue Martin Kaltenecker, page 364 _ récuse l’idée que l’auditeur tirerait d’une première écoute l’ »impression globale » d’un morceau : comment être vraiment sûr que l’on en ait saisi les « éléments principaux », a fortiori dans une musique où il y a « plusieurs éléments principaux » ?  C’est au contraire une écoute répétée qui nous habitue aux arcanes : « L’habitude seule aura aidé l’inexpérience de la première imagination créatrice à vaincre l’impuissance de l’oreille réceptrice« . Une telle écoute sera comme une visualisation de l’œuvre : Schenker reprend ici le thème classique de l’auditeur ou du lecteur qui se déplace « en avant et en arrière » dans l’œuvre :

« Ce qui représente dans l’écoute d’une œuvre d’art _ écrit Schenker page 101 de son essai _ le triomphe suprême, le délice dont on sera le plus fier, c’est d’élever, d’entraîner en somme l’oreille vers la puissance de l’œil. (…) Il existe situé quelque part très au-dessus de l’œuvre d’art, un point d’où l’esprit peut clairement dominer du regard et de l’ouïe tous ces chemins, ces points d’arrivée, ces repos et ces tempêtes _ tels que ceux d’un paysage _, toute la multiplicité et ses délimitations. Celui qui a trouvé ce point élevé _ et c’est à partir d’un tel point que le compositeur doit dérouler son œuvre _ pourra dire en toute tranquillité qu’il a « écouté » l’œuvre. Il est vrai que peu d’auditeurs de cette sorte existent.« 

Schenker _ commente alors ce passage Martin Kaltenecker, page 365 _ « installe l’écoute en surplomb comme un idéal absolu, et les musiques qui l’exigent comme des chefs-d’œuvre incontestables ; le pot-pourri est ainsi défini comme « allégeance à ceux qui ont l’oreille courte ».

Il s’ensuit une ligne directrice pour _ déjà _ l’interprétation musicale : le musicien ne doit pas faire ressortir les beaux thèmes et « atomiser » la musique ; face à la jeunesse, dira Schenker en 1919 dans une conversation avec Wilhelm Furtwängler, l’interprète a un « devoir de synthèse ». Car la jeunesse trop souvent est du côté du moment présent, auquel elle s’abandonne : l’écoute musicale du chef-d’œuvre en saisit au contraire la part intemporelle, et elle résiste à la séduction de beaux passages éphémères :

« Aujourd’hui précisément _ écrivait Schenker vers 1925 _, alors que la vie nue et tourbillonnante du jour, de l’heure même, est vantée comme étant le but suprême de l’existence _ au lieu d’arracher la vie au chaos _, aujourd’hui cet état d’esprit est devenu fatal aussi à la perception de l‘œuvre de génie. L’œuvre de génie se distingue pourtant de la vie par un projet improvisé sur l’instant et qui donne à l’ensemble un sens univoque ; il est donc contradictoire de vouloir nier, au nom de la vie et du présent, dont le dessin reste insondable aux hommes, celui qui se tient derrière toute œuvre d’art.« 

Ensuite, Martin Kaltenecker aborde un huitième type d’ »écoute « ,

qu’il caractérise comme « l’autre de la structure« ,

étudiée à travers les thèses de Hermann Kretzschmar (1848-1924) et Edmund Gurney (1847-1888),

aux pages 366 à 373.

Cette expression « l’autre de la structure » s’éclaire immédiatement quand Martin Kaltenecker présente cette forme d’écoute musicale en son opposition frontale aux « écoutes structurelles » qu’il vient d’analyser,

dont le modèle est peut-être la caractérisation de Hanslick, en son Du Beau en musique de 1854, page 366 ; et il en retrace, cette fois à nouveau, les racines historiques  :

« Nous avons vu que le discours sur l’écoute se fige au début du XIXe siècle

dans un face-à-face

entre une écoute structurelle,

alliée la plupart du temps à une production d’images cohérentes _ non arbitraires, non divagantes _ qui ne sont pas toujours ressenties comme antinomiques d’une saisie de la forme,

et l’écoute affective,

cernée parfois encore par la notion de sublime. »

Et ce conflit s’exacerbe en référence « à Hanslick, dont le livre _ en 1854 _ eut un si grand impact« .

Aussi, « les théories anti-hanslickiennes de l’écoute dans le dernier quart du siècle

valorisent(-t-elles) donc souvent l’image.

Ce que Hermann Kretzschmar (1848-1924) nommera « herméneutique musicale »

se comprend comme l’élaboration systématique et scientifique de l’imagination productrice.

Les trois volumes de son Guide de concert (Führer durch den Konzertsaal, 1888- 1890) sont certes conçus dans un but pédagogique : il s’agit d’éduquer « l’auditeur non entraîné », de le « préparer à des œuvres difficiles », puisque la « musique instrumentale est devenue plus compliquée » et le public « plus large et plus mélangé ». Mais l’herméneutique est aussi définie comme « art de la traduction » et inscrite dans la tradition prestigieuse de l’exégèse,

qui consiste à

« sonder le sens et le contenu intellectuel (Ideengehalt) que les formes renferment _ écrit Kretzschmar _, à chercher partout l’âme dans le corps, à dégager dans chaque phrase d’un texte, dans chaque membre d’une œuvre d’art, le noyau de la pensée, d’expliquer et d’interpréter le tout à partir de la connaissance la plus claire des détails les plus subtils, en utilisant tous les moyens fournis par le savoir spécialisé, la culture générale et le talent personnel. »

« La notion centrale de Kretzschmar

est celle d’émotion ou affect

qu’il s’agit de tirer au clair au moyen d’une paraphrase imagée«  _ commente Martin Kaltenecker, page 367.


« Composer et écouter de la musique _ en miroir _ n’a rien à voir avec de quelconques états ou talents somnambuliques _ écrit Kretzschmar _, c’est au contraire une activité qui exige une clarté d’esprit extrême. (…) La tâche de l’herméneute consiste donc en ceci : isoler les affects _ comme discrets _ dans les sons et traduire en paroles l’ossature de leur enchaînement. Maigre résultat en apparence, mais en vérité un acquis précieux ! Car celui qui traverse les sons et les formes sonores pour atteindre les affects, élève le plaisir sensuel, le travail formel au niveau d’une activité spirituelle, et il s’immunise contre les dangers et la honte d’une réception purement physique et animale de la musique.

S’il dispose de l’imagination et d’un certain degré _ aussi _ de talent artistique, tel qu’il est toujours présupposé quand on s’occupe de l’art, le squelette _ un peu décharné d’abord _ des affects s’animera infailliblement pour lui de façon subjective _ c’est-à-dire subjectivée : c’est une opération riche _, grâce à des figures et à des événements tirés de sa propre mémoire et de son expérience, aux univers _ vraiment vivants _ de la poésie, du rêve et des pressentiments.

Tout le matériel d’interprétation dont disposent l’esprit et le cœur défilera en un éclair et comme au vol _ telle une clé immédiate ainsi de l’incarnation affective de la musique défilant (elle-même) et perçue _ devant l’œil intérieur d’un tel auditeur ;

et il est prémuni contre de vraies rêveries _ divagantes et rebelles à la visée d’objectivité _ par l’attention portée aux affects, et sauvé d’un abandon pathologique à ceux qui le touchent personnellement _ en une mauvaise subjectivité, en quelque sorte : hors sujet _ et le fascinent de manière particulière _ éloignant par trop de la visée d’objectivité de l’œuvre _, par le devoir d’observer leur enchaînement, de contrôler l’art et la logique _ objective et objectivement _ du compositeur.« 

..

Ce que Martin Kaltenecker commente, page 368 :

« Kretzschmar situe donc l’herméneutique entre deux écoutes qu’il renvoie dos à dos : purement sensuelle pour l’une, purement formelle pour l’autre.

Afin d’étayer l’activité herméneutique, Kretzschmar préconise alors une réactualisation de la théorie des affects du XVIIIe siècle. (…) Si l’œuvre propose à l’écoute un « squelette » ou une « enveloppe » qu’il faut animer _ d’une chair vive d’affects _, Kretzschmar n’affirme pas pour autant que l’interprétation soit univoque : une multiplicité d’images et d’affects, pourvu qu’elles rendent l’affect fondamental _ de l’œuvre _, est concevable ; il serait « présomptueux de tenir et de déclarer qu’une de ces images est juste et valable exclusivement.«  (…) On opère avec des correspondances et des analogies en puisant dans un stock d’images qui sont dans une certaine mesure interchangeables (…) ; leur nature est « indifférente », c’est leur cohérence qui importe. Kretzschmar souligne (…) qu’il ne faut pas projeter _ en une opération divagante à l’excès _ sur une composition instrumentale « des histoires, des romans, de petits drames », mais saisir l’enchaînement _ sinon en quelque sorte objectif, du moins le plus possible conforme aux opérations mêmes du compositeur lui-même _ des affects, à l’aide d’exemples cohérents tirés de la culture et de l’expérience de l’auditeur« , page 369.

Soit un travail sérieux par ses efforts vers de la légitimité, même plurielle en la diversité de ses réalisations possibles…

De même,

« une théorie complète de la musique ajustée à l’auditeur et non pas au spécialiste, a été élaborée dans le grand ouvrage The Power of Sounds (1880) d’Edmund Gurney (1847-1888).

Pour l’Anglais, c’est le paramètre mélodique qui doit primer : une mélodie est comme un « visage », elle est « une unité organique qui forme une individualité » ;

et cette unité-là est plus forte que celle de la forme globale :

« car le tout _ écrit Gurney dans son livre _, en tant que combinaison de parties que nous goûtons successivement (et pour beaucoup d’entre elles, de façon indépendante), ne peut être saisissant que pour autant que les parties nous frappent. Ce caractère impressionnant ne peut être perçu que si notre attention se concentre _ en l’écoute _ sur chaque partie successivement _ tour à tour, et chacune à son tour _ et il ne peut être appréhendé (summed up) par des coups d’œil rapides.« 

Marin Kaltenecker commente : « Les unités mélodiques _ ainsi ressenties grâce à cette écoute attentive des parties successives _ sont des unités émotionnelles _ pour l’auditeur. Contrairement à l’architecture, dit Gurney, dont l’impact est global, l’effet _ dans le sujet qui écoute _ d’une musique est _ très concrètement _ tributaire de tels éléments individualisés : « Pour une partie à cause de l’extrême liberté et de l’individualité des formes mélodiques séparées, et pour partie à cause du fait que, comme elles se succèdent, et que nous devons surtout être occupés par une seule à chaque instant, il se trouve que les effets musicaux sont plutôt individuels que généraux.«  (…) La mélodie représente par ailleurs ce qui concentre toute la singularité de l’art musical, celle d’être forme en mouvement _ donc à la fois un processus, une avancée dans le temps, et une unité stable. Gurney désigne pour cette raison la mélodie du nom d’ideal motion, où l’adjectif « idéal » renvoie à l’idée platonicienne en tant que forme :

« C’est la fusion totale (oneness) de la forme et du mouvement qui fait la grande particularité de la mélodie et de la faculté par laquelle nous l’appréhendons » _ écrit Gurney.

L’écoute musicale réalise ainsi quelque chose dont l’œil est incapable : « La faculté effective de relier entre elles une longue série d’impressions qui s’évanouissent pour en tirer une unité.« 

Mais le trait essentiel de l’écoute est d’être progressive : elle relie et noue point par point, et non pas en procédant par rétroactions ou anticipations :

(…) « Même si telle ou telle partie d’un mouvement _ précise Gurney _ peut dans une mesure importante tirer son sens (owe its point) d’un autre, soit par un contraste qui inclut une vague représentation idéale de cet élément, soit par une ressemblance effective ou par référence à lui, cette relation s’établira au mieux avec une autre partie, et non avec le tout, et son effet sera d’augmenter le plaisir que nous tirons de cette partie-là. Certes le tout peut être (ou devenir tel quand nous nous serons familiarisés avec lui) si authentiquement organique, que chacune de ses parties pourra nous sembler comme la phase inaltérable d’un mouvement continu : malgré cela, c’est du plaisir que nous prenons aux parties, l’une après l’autre, que cette qualité d’organisme vivant et cohérent tire son effet.

Ainsi, le plaisir qui naît de l’ensemble n’a aucune signification, sauf à exprimer la somme _ voilà : patiente  _ des jouissances prises à la succession des moments, somme qui sera augmentée dans la mesure où augmentera le principe organique qui s’empare du tout.

En vérité, dire que les parties sont ce qu’il y a de plus important, signifie affirmer simplement notre incapacité à réaliser ce qui est une contradiction dans les termes _ prendre plaisir à quelque chose dont l’essence est une succession d’impressions par une saisie (review) simultanée de toutes ces impressions«  _ détaillait Gurney en son essai.

« La bonne écoute _ en déduit Martin Kaltenecker page 372 _ ne consiste donc guère dans l’approximation d’un parcours formel global,

mais dans la saisie _ successive _ de petites unités _ discrètes _ et de leur enchaînement. C’est là que réside la source de l’organicité de l’œuvre, et non pas dans la construction de grandes arches ou de rapports dialectiques : le schéma abstrait n’a aucune valeur en soi. Le « plaisir » pris aux parties est fonction d’une attention qui doit capter _ sans relâche _ toutes les sollicitations : « La musique est par excellence l’art dont les occasions sont brèves et délimitées (definite), et les appels qu’elle adresse à l’oreille sont frappants et péremptoires (arresting and peremptory).« 

Et Martin Kaltenecker de souligner, page 373 : « Cette attention rappelle la concentration riemanienne, mais elle ne vise pas ici les lois métriques ou la fonction harmonique des sons, seulement des unités affectives d’ordre mélodique.

Il s’ensuit que plusieurs dangers guettent la musique : la mélodie peut être brouillée, l’œuvre devenir un labyrinthe compliqué ou une pure mosaïque, dans lequel se perdra « le sentiment de la véritable unité de l’enchaînement et du développement » _ tous dangers illustrés selon Gurney par la musique de Wagner.

La mélodie véritable n’est pas celle qui est « infinie » _ elle est, comme le dit Gurney en une belle formule, une « affirmation qui ne demande pas tant des cris d’admiration que l’urgence d’un assentiment passionné ».« 

Apparaîtra alors, aussi,

un neuvième type d’ »écoute musicale« , à la fin du XIXe siècle,

baptisé l’ »écoute par effluves« ,

« qui s’empare d’une forme musicale quelconque pour la transformer en voile ou nuage musical » ;

et « qui peut ensuite être elle-même transposée dans une œuvre et en commander la structure » ; « la musique religieuse de Liszt, qu’il faudrait relire sous cet angle, obéit précisément à un tel ajustement d’une technique d’écriture à un certain type d’écoute. Ainsi, dans la Via Crucis (1879), d’où le contrepoint est éliminé, il n’y a pas de parcours de modulation construit, mais uniquement des affaissements et des atterrissages doux dans une autre tonalité ; la modalité désamorce la vectorisation tonale et la musique, pour traduire l’attente, la suspension, la compassion méditative« , page 396.

Et, quant au « dispositif proustien » de la perception (« artiste« ), sur lequel s’achève cet ample parcours d’exploration-analyse de Martin Kaltenecker,

« il y a ainsi (en lui) la matrice d’une valorisation de la perception qui sera l’une des nervures du discours sur l’art du XXe siècle :

la saisie en soi du sensible _ le son, le scintillement, la nuance, la différence _ s’entoure de l’aura d’un écart, d’un « pas de côté », d’un geste réfractaire même au sens politique, exécuté par défi contre les schématisations, les représentations et les structures.

Le caractère quasi religieux de la visée phénoménologique, en tant que succédané d’une transcendance, forme ainsi le cadre général du passage, depuis la fin du XIXe siècle, d’une métaphysique de la musique vers une phénoménologie de l’effet sonore.

Par là, peut-être, les fins de siècle se ressemblent« , conclut, page 425, ce chapitre

et son très beau livre,

Martin Kaltenecker

Titus Curiosus, le 4 août 2011

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