Archives du mois de octobre 2008

Sur la crise (de confiance et aveuglement) : la méthode d' »attention intensive » de Titus Curiosus

30oct

Petite réflexion-bilan (de Titus Curiosus : sur 4 mois de blog « En cherchant bien _ les carnets d’un curieux« )
sur les enjeux de « la crise«  (confiance et aveuglements « graves » en tous genres),
par rapport à la vérité et aux œuvres vraies des artistes, philosophes, historiens, chercheurs de diverses disciplines
que proposent les livres (et disques _ vive la musique !) qui nous attendent, si nous les « dénichons », sur les rayons d’une grande librairie, telle que la Librairie Mollat, à Bordeaux…

A confronter avec mon article d’ouverture de ce blog, le 4 juillet dernier :

« le carnet d’un curieux« …


Par sa méthode (d' »attention intensive »),
en ce blog « En cherchant bien _ les carnets d’un curieux« ,
Titus Curiosus se propose de
(s’essaie à)
_ en ses phrases longues, complexes, « cahoteuses » parfois

(c’est le mot _ « cahoteux » _ par lequel Maxime Cohen qualifie le « style » de Montaigne même, en ses « Essais« , à la page 43 de ses « Promenades sous la lune » ; cf mon article « Sous la lune : consolations des misères du temps« )

par lesquelles l’écrivant se confronte, un peu dans le détail,

au style de l’écrivain, du peintre, du musicien, du photographe,

bref de l’artiste, ou du philosophe, ou de l’historien, etc…

car « le style, c’est l’homme même« , retenons-nous de Buffon, en son « Discours sur le style » (prononcé à l’Académie française, lors de sa réception, le 25 août 1753 _ et qui n’a pas pris une ride !) _

Par sa méthode (d' »attention intensive »), donc,

Titus Curiosus se propose de (s’essaie à)

et propose à
ses lecteurs (en ce blog-ci)

d’essayer (et prendre envie) de
mieux regarder, écouter, lire

de « vraies » œuvres d’auteurs (« véritables » ; et pas des « faisant-semblant de » ; quand s’étalent et se répandent presque partout les impostures)…

Et, par là, de « rencontrer » « mieux » ces auteurs (d’œuvres),
en tant qu' »humains »

_ « non » encore (trop) « in-humains« 

(j’emprunte ce mot-concept de « non-inhumain« au Bernard Stiegler de « Prendre soin _ de la jeunesse et des générations » _

« rencontrer » mieux ces auteurs « non-inhumains« , donc,

en leur expérience (d’artistes)
du « réel », leur « réel »

le plus « réel »,
celui auquel ils ont « réellement » affaire,
auquel ils se coltinent « vraiment »
(= « en vérité », le plus « réellement » possible _ et pas seulement fantasmatiquement, tel un « réel » qui ne serait que « rêvé » ;

et pas en faisant rien que des moulinets, ronds-de-jambes, « bulles-de-savon » et autres « ronds-de-fumée », en prenant des poses _ de paroles _ cajoleuses et racoleuses « vendeuses »)…


un « réel », pour chacun d’eux

_ ces artistes (écrivains, peintres, photographes, cinéastes, etc…), ces philosophes, historiens, chercheurs _,

chaque fois _ un par un _,

spécifique (précis, particulier, singulier)

_ et parfois
(ou même assez souvent ; mais pas à tous les coups : l' »œuvre vraie » n’est jamais « mécanique » !)

« de génie »

(tel qu’ils le « montrent », ce « réel » : tel qu’il leur apparaît, « en vérité » la plus objective ; et selon leur style…) _,

c’est-à-dire de les « rencontrer » vraiment, « en vérité »,

ces auteurs-là, en ces œuvres particulières-là ;

et cela, en allant _ à leur « réception-rencontre » _ un peu (plus et mieux : par le regard, par l’écoute, par la lecture « attentifs » et « intensifs »)

à la rencontre des traces
qu’en ces œuvres

_ livres, disques (que l’on trouve en un « antre » débordant tel que la librairie Mollat) ;

telles d’improbables « message(s) in a bottle » (de la grande, belle, chanson du groupe Police, tirée de l’album « Reggatta de blanc » en 1979) ;

confiés par eux, ces auteurs « vrais », à quelque « bouteille », donc,

elle-même confiée à la mer, vers, sur d’autres rivages, d’improbables lecteurs ;

ou, encore (autre océan !) enfouies « dessous des cendres » : comme dans l’indispensable « Des voix sous la cendre » édité par Georges Bensoussan et le Mémorial de la Shoah (qu’on lise seulement ce que nous a « légué », de son « enfer » si improbable (mais si « réel ») et très court sursis (!), « en témoignage » « pour toujours », un Zalman Gradowski !

Que son nom et que son « message » (de ces « bouteilles » de « sous la cendre« ) survivent ! Un livre peut aussi remplir cet « office »-là !… Car il n’est pas vrai que, ainsi que beaucoup « pensent », et Staline l’a dit (à Moscou, au général de Gaulle, en 1945, il me semble), « à la fin, c’est la mort qui gagne !«  _

en allant à la rencontre des traces
qu’en ces œuvres

_ livres, disques _, donc,

ils _ ces auteurs « vrais » _ ont adressées _ les « traces » ! _ aux spectateurs-regardeurs-écouteurs-lecteurs éventuels que nous sommes
_ déjà potentiellement, en effet, en arpentant les rayons de la librairie _ ;

et devenant _ revenus chez nous _, « en acte » par notre regard (de regardeur, d’écouteur, de lecteur effectif :

« attentif intensif« , dis-je…),

devenant un peu plus « réels » et effectifs nous-mêmes, ainsi _ que d’ordinaire :

l’ordinaire dominant et commun, disons « social »,
anesthésié qu’est cet « ordinaire » (socialisé) _ et nous-mêmes aussi, en conséquence : anesthésiés _,
par les valeurs (sociales : intimant du silence et de l’acceptation)

et les propagandes (asphyxiantes, à force, sans qu’on en prenne réellement conscience :

telle la grenouille, au final ébouillantée, dans la casserole dont on a monté insensiblement _ traitreusement, pour la dite grenouille _, degré après degré, la chaleur) ;

l’ordinaire anesthésié
par les « valeurs« , donc,

des seuls « intérêt »
(pour le « travail« )
et « agréable »
(pour le « loisir« )…

_ ou « Panem et circenses« ,

selon la formule (ayant fait ses preuves) de pouvoir (sur les autres ; et de la relative tranquille « paix sociale »

_ ou plutôt « apathie » ; il n’y a de paix effective que par des actes et des engagements actifs _

qui en résulte) d’autres potentats…


devenant un peu plus « réels » et effectifs nous-mêmes

en allant

_ je reviens au lecteur « actif », dés-anesthésié, r-éveillé : telle « la belle-au-bois-dormant » (cent ans plus tard !!!) du conte _,

en un « acte esthétique »
_ ainsi que le nomme(
nt), assez génialement, Baldine Saint-Girons (en son « Acte esthétique« , paru aux Éditions Klincksieck), et Marie-José Mondzain (en son « Homo spectator« , paru aux Éditions Bayard)_,

en allant

vers ce « réel » vrai, via

_ médiation nécessaire, indispensable, pardon d’y insister ! _

via les œuvres (« vraies ») de vrais _ et pas des imposteurs, pas des camelots _, « au charbon » (= à l’œuvre » !),

de « vrais artistes »,
et « vrais » philosophes »,
« vrais historiens »,
« vrais chercheurs (scientifiques) »
de toutes disciplines « vraies »,

en s’y salissant _ nous, lecteurs, après eux, auteurs :

« honnêtes », « vaillants et courageux« , dit Marie-José Mondzain en ouverture de son « Homo spectator« , page 12 _ ;

en s’y salissant (un peu : nul lecteur-regardeur-écouteur-spectateur « vrai »
n’en sort tout à fait le même _ indemne ! _ qu’il était avant de s’y coltiner)
en les « rencontrant », ces œuvres « vraies » ;

en s’y salissant (un peu) nos mains, nos yeux, nos oreilles _ un peu de notre propre corps (et de notre âme) _ ;

de même que l’artiste « vrai »
s’est, déjà, lui,
lui-même le premier,
« engagé »
_ et « mouillé » ; et « sali », aussi ! _ dans le « réel » d’une « œuvre de vérité » à la rencontre « vraie » de son « réel » singulier
(où court l’aimantation du désir vif

_ pour un autre ; et, de toutes façons, pour l’altérité du « réel » même !!!..) ;

en une époque de « règne » _ « empire » ? _ du « virtuel »,
des « faux-semblants », mensonges, illusions en tous genres
_ à commencer par ceux des (ou, du moins, de pas mal de) « décideurs »
financiers, économiques, politiques et autres
gens de pouvoir, « aux manettes« , comme ils disent :

nous découvrons (mieux),

en ces jours de « crises » (des valeurs boursières d’abord,
mais pas seulement elles, les valeurs boursières : ce n’est qu’un sommet d’iceberg…),

en quels vides (abîmes, gouffres) ils mènent, ces « décideurs »-là,
les (majorités du moins d’) aveugles
qui leur font d’ordinaire assez « aveuglément », bonnassement, confiance…

Parler d' »économie réelle« , déjà

_ au-delà de l’économie « virtuelle« , elle (= irresponsable ?..) _,

est assez vertigineux,

par rapport aux millions de dollars, ou d’euros, ou de livres sterling, et autres monnaies, que des traders (et des banquiers _ l’expression « banque » est la même à la roulette du casino !) jouent

à la roulette (russe ?),

des fluctuations de jeu de yo-yo

des côtes des Bourses mondiales…


On jettera un œil
sur la « Parabole des aveugles » de Breughel
(à la Renaissance) ;

et autres « Vanités«  _ à « tabagies » et « bulles de savon » _, un peu après (au XVIIème siècle), du Baroque…


Car (quelques uns) des artistes savent dire (exprimer et montrer) parfois _ ou souvent, quand ils sont vrais et « véridiques » _ la vérité…

A l’autre bout _ de l’œuvre _,

il faut _ aussi _ le regard vif et actif

(et « véridique », non, sans « vaillance« , ni « courage » _ comme l’indique Marie-José Mondzain en son « Homo spectator« , dès l’introduction du livre, page 12 : le livre est paru aux Éditions Bayard en novembre 2007) _,

il faut aussi le regard vif et actif, donc,

du spectateur-regardeur-écouteur-liseur,

pour la part d’acte

(« esthétique« , dit Baldine Saint-Girons _ cf tout « L’Acte esthétique« , paru aux Éditions Klincsieck, en janvier 2008)

qui lui revient, du moins, si peu que ce soit

_ mais nul, non plus, ne peut regarder, écouter, lire (ni expérimenter, ainsi que vivre), à la place d’un autre !!!) ;

il faut un « vrai » regardeur, écouteur, liseur ;

un tant soit peu vraiment « curieux » de ce que mettent à sa disposition

de vrais (et « véridiques ») auteurs.

Contre les impostures qui « occupent » la « place » ; tiennent, avec morgue et arrogance, ou avec inertie, le « haut-du-pavé » _ sans même parler (d' »occupation » et « tenue ») des médias…

Voilà ce que la « crise » des « valeurs » m’a « arraché » ce matin

pour souligner un peu, ici et maintenant, les modestes ambitions (= propositions, sinon « attentes », de lecture…) de ce blog-ci, « En cherchant bien _ les carnets d’un curieux« …

en relais

de ce qu’est _ en matière de « services » _ une excellente librairie (avec d’excellents libraires : actifs !) ;

en relais du travail, en amont, des éditeurs ;

et en relais d’abord _ et surtout _, à la source,

_ car c’est cette transmission-ci qui importe, pour la communauté d' »humains » que, tous, nous formons, embarqués sur un seul et même bateau ! _,

de ce qu’offrent à « consulter » les auteurs…

Soit une « chaîne » improbable de « personnes » (« vraies » : véridiques et honnêtes),

où et quand « flambent », encore, bien des imposteurs (et impostures

_ les plus discrètes n’étant pas les moins efficaces, comme cela se sait)…

Mais lire Machiavel

(« Le Prince » ;

on peut lire aussi,

sur « Léonard et Machiavel« , de Patrick Boucheron (le livre est paru aux Éditions Verdier au mois de juillet dernier), mon précédent article : « l’agudezza du temps juste _ art rare et ô combien précieux« ) ;

mais lire Machiavel, donc,

ne suffit certes pas _ à soi seul, du moins _, à prévenir (= parer) de pareilles manœuvres

et de tels circuits bien institués ;

et incrustés dans des habitudes…

Titus Curiosus, ce 30 octobre 2008

L’invention verbale des « petites coiffeuses » : à la source du goût des livres

28oct

Post-scriptum (à « Sous la lune :  consolations des misères du temps« ) :

Arpentant les « Confins de la mémoire«  de ce même Maxime Cohen,

son premier ouvrage publié (en mars 1998, aux Éditions de Fallois), pour les avoir commandés dès mon début de lecture des « Promenades sous la lune« ,

j’en découvre ce que la Quatrième de couverture de ces « essais » énonçait très explicitement (et on ne peut plus justement !) ainsi : « Il a conté la naissance de sa passion pour les livres dans un récit _ c’est le terme adéquat ! _, « Confins de la mémoire » (Fallois, 1998)« …

Par exemple, je lis, page 146, de ce « récit » de « recherche des origines« ,

dans lequel « le narrateur essaie de _ et réussit à _ retrouver, dans ses souvenirs, le foyer de ses sentiments d’aujourd’hui.

(…) Il cherche (…) à identifier des états d’âme encore présents, et qui ne cessent de nourrir sa sensibilité« , indiquait la Quatrième de couverture de ces « Confins« -là, en 1998…

Voici ces extraits des pages 145 – 146

à propos des « trouvailles langagières«  de deux personnes assez caricaturales, les deux « petites coiffeuses » de Paray-le-Monial (et « petites protégées » de la grand-mère du narrateur) auxquelles le chapitre 12 (pages 141 à 147) est tout entier consacré ;

d’ailleurs, l’auteur remarque, pages 143-144, « par une bizarrerie que je suis incapable d’expliquer, les personnages qui peuplaient les rues de Paray(-le-Monial

_ où résidait la grand-mère maternelle particulièrement adorée de Maxime,

telle la grand-mère de Marcel, ou sa tante Léonie de « Combray« , dans le récit d’ouverture de « La Recherche » de Marcel Proust ;

et centre, ou pivot, de ce récit des « Confins de la mémoire«  ;

et qui sont aussi, et d’abord, peut-être, un « tombeau » de sa « grand’mère« ,

comme les artistes, et notamment les musiciens, en honoraient leurs amis chers défunts :

par exemple, les quatre « Tombeaux de M. de Blancrocher« , luthiste (Charles Fleury, dit Blancrocher : ca 1607 – novembre 1652),

mort, ce mois de novembre 1652, d’une chute dans un escalier : le défunt ayant expiré dans les bras de Froberger ;

« Tombeaux  » de musique « élevés » à la mémoire du luthiste par ses amis Louis Couperin (ca 1626 – 1661) et Johann-Jakob Froberger (1616 – 1667), clavecinistes ; et Denys Gaultier (1597 – 1672) et François Dufault (fl 1629 – 1669), luthistes  :

un merveilleux « concert »

construit autour de deux Suites de « pièces en la«  et « en fa » (comportant, la seconde, ce « Tombeau de M. de Blancrocher« ), de Louis Couperin

_ l’œuvre entier de Louis Couperin est peut-être, par la « profondeur » méditative, intense, infiniment tendre et grave, en son raffinement, le summum de toute la musique française !!! _,

et de « pièces » (deux d’entre elles, au moins, composées à Paris : une « allemande« , notée « fait à Paris » ; et une « gigue« , « nommée la Rusée Mazarinique« ) de Johann-Jakob Froberger

_ un très, très grand, lui-même, aussi !!! _ ;

avec la « Passacaille » (unique) de Luigi Rossi (1598 – 1653), et un « Capriccio » en sol de Girolamo Frescobaldi (1583 – 1643) ;

vient de paraître en CD par le très talentueux jeune (il est né en 1985) Benjamin Alard (dont chaque disque est une nouvelle splendide réussite : cf ses « Transcriptions pour clavecin » de Jean-Sébastien Bach, CD Hortus 050 : un enchantement, déjà !) :

il s’agit du CD « Manuscrit Bauyn« , CD Hortus 065 ; je me permets de le recommander très vivement. Fin de l’incise sur le genre (profond et magnifique) des « Tombeaux« …

les personnages qui peuplaient les rues de Paray

_ je reprends le fil de ma phrase (et de la citation de Maxime Cohen, page 143) _

ou qui venaient nous rendre visite,

ne prenaient pas en moi _ déjà, commenterai-je _ le caractère de personnes réelles.

Tous

se résumaient _ le terme est éloquent ! une personne « se résume« -t-elle ?.. _ à un tic, un mécanisme, un mot, une histoire brève : c’étaient des caricatures qui semblaient n’avoir d’épaisseur _ sinon « langagière«  _ ni dans le temps ni dans l’espace » _ soit le seul réel physique…

Et « ce jeu d’ombres chinoises _ voilà ! _ nous amusait beaucoup mon frère, ma sœur et moi.

Ma grand’mère semblait même l’encourager _ ah ! ah ! _ lorsque, venant en visite à Paris, elle nous racontait, un après-midi entier, les derniers agissements de ce peuple de fantôches _ réduits au statut de « comparses » sur la scène de ce qui compte vraiment… _

qui, pour avoir quelque chose d’irréel _ jusqu’à quel point ? et pour qui ? et par rapport à quels critères ? _, n’étaient pas moins exemplaires de la nature humaine toute entière

par l’excès même de leur schématisme.« 

Avec ce commentaire surplombant du narrateur : « C’était comme si les ombres de la caverne de Platon eussent été les patrons sur le modèle desquels tout le reste de l’humanité aurait été fabriqué, et non pas les reflets d’êtres plus réels« 

La restriction est encourageante…

Voici, après ce préalable de « présentation »,

l’extrait des pages 145 – 146 à propos des « trouvailles langagières » des deux « petites coiffeuses »

dont se repaît, encore aujourd’hui (comme en 1998), Maxime Cohen :

« Quoiqu’il ne sortît de leurs bouches que des coquecigrues

_ soit le mot même venu sous la plume de Madame de Sévigné dans sa lettre « fantasque »

(d’une « promenade sous la lune » « dans le mail » des Rochers, le « 12e juin » (de 1680) _,

elles étaient riches de trouvailles langagières que je ne me lassais pas de goûter

et que ma grand’mère épinglait plus tard, en privé,

quand nous nous remémorions en riant les conversations qu’elles nous avaient tenues.

Car il n’y a pas besoin de dire des choses intelligentes pour les dire plaisamment ;

mais les plus belles pensées, dites sans invention, tombent à plat.

Celles des coiffeuses, quoique triviales, étaient excessivement amusantes

par le ton qu’elles prenaient,

la mère surtout dont la voix haut perchée et le débit précipité la faisaient ressembler à une serinette,

et par la truculence de leurs expressions

dont ma grand’mère se demandait tout haut « où elles allaient les pêcher«  ;

Avec cette leçon, plus générale _ voire « esthétique », ou « philosophie du goût », si l’on veut… _, qu’en tire alors l’auteur _ et remarque à laquelle je veux en venir, en ce post-scriptum :

« Je m’aperçus que ce ne sont point les pensées qui créent le plus de plaisirs littéraires : elles donnent de l’étonnement, de la réflexion, du lustre 

mais c’est l’invention verbale, qui procure les agréments de la langue

_ les « plaisirs, les agréments« , voilà donc l’aune du goût, ici, de Maxime Cohen, en ces « Essais » ;

par dessus « l’étonnement« , « la réflexion« , le « lustre«  des « pensées« , même :

d’où la méfiance assez endémique de Maxime Cohen tant pour la philosophie

que pour le « réel », en tout cas « brut », lui-même… _

et les plus grands génies n’en sont pas mieux dotés _ de ce « génie » du verbe _ que les plus obscures commères

_ provinciales, telle la formidable, elle aussi, « Françoise » du narrateur de « Combray« …

Saint-Simon ne reproche-t-il pas à Louis XIV une intelligence au-dessous du médiocre,

et avec cela un don exquis pour s’exprimer,

une langue courte, nette, resserrée

_ c’est-à-dire classique : la parole du roi « devant » porter (avec puissance !)… _ ?


Lui-même _ Saint-Simon _ dépourvu des vues profondes de Montesquieu ou de Gondi _ le cardinal de Retz _, ne brille-t-il point par cette verve

à laquelle il doit plus de gloire qu’à ses prétentions nobiliaires ?

Alors, en conclusion, page 146 des « Confins de la mémoire«  :

« Les petites coiffeuses, à leur manière,

méritaient la même sorte d’éloge _ que Saint-Simon, Louis XIV (ou la « Françoise » de Proust) … _,

quoique avec des restrictions encore plus fortes » _ forcément (pour Saint-Simon, du moins)…

Et : « Ainsi, le peuple des mécaniques de Paray

vivait-il à mes yeux

dans un tourbillonnant ballet _ musical, en quelque façon, tout de même _

dont ma grand’mère _ par sa « science admirable » du contexte (local) et de « la généalogie infinie de ces personnages«  _ seule était capable de démêler tous les pas« 

« Et lorsque je m’émerveillais de la multitude des aventures qui faisaient l’objet de tant de petites histoires,

de l’incroyable variété de ces âmes et de ces mouvements qui les agitaient,

c’est sur un ton d’évidence accablée qu’elle _ Marie-Louise Couesnon, la grand’mère (de Maxime) de Paray-le-Monial _ s’exclamait :

« Mais mon pauvre enfant,

mais c’est partout pareil !« …

Soit la hiérarchie du goût, et, d’abord, de la « sensibilité » de Maxime Cohen,

ainsi que sa « philosophie des choses minuscules« 

(l’expression se trouve page 151 des « Confins de la mémoire » ;

soit son « leibnizianisme », notamment au chapitre « Sur la bibliothèque de Leibniz« , aux pages 260 à 268 des « Promenades sous la lune« ) ;

soit une affaire d’attention et de focalisations ;

convenant aussi, bien sûr, aux livres :

« En cela, les livres furent pour moi le vrai microcosme du monde.

Toutes les saveurs qu’il _ le monde _ exhale,

ils _ les livres, en plus du talent même et de l' »invention verbale » (ou du style, au « naturel ») de leurs auteurs : en leur matérialité première _ les restituent à un lecteur attentif :

et leurs coins, leurs contours et leurs renfoncements _ artisanaux, physiques _

 n’en exprimaient pas de moins inoubliables _ de ces « saveurs » on ne peut plus physiques _

que la maison de ma grand’mère ou les rues de Paray » (à la page 153 :

les deux pages consacrées à ces « saveurs » physiques des livres, pages 153 et 154, sont assez stupéfiantes, même ! :

« Dès mes premières lectures, j’y trouvai une odeur de gâteau sec dont le plus fort est à la charnière de la page, le long de la reliure. Il faut que le papier soit un peu brûlé pour que cette saveur soit bien développée. Le papier de bois est seul à la donner ; le papier de chiffon en donne une autre. Les éditeurs savent les accommoder de diverses façons, brochés, reliés, cousus, encollés, coupés ou non : tous ont une empreinte distincte » ;

« En cherchant un peu, on y respire un parfum d’antique. C’est une chose difficile à définir : ce n’est pas une odeur de fleur ni de fruit ni de rien qui ait naturellement une odeur ; on la retrouve dans certains objets _ ce qu’on nommait jadis les fruits de l’industrie humaine : vieilles demeures, vieux meubles, vieux cuirs, vieux vins, vieux chiens. Elle n’existe _ même ! _ que dans cette recension et par cette rémanence _ sans doute ici des opérations-clé ! Il y a dedans une pointe de poussière, mais seulement une pointe ; c’est d’ailleurs plutôt de l’herbe séchée ou de la sciure ou de la carcasse d’insecte. Mais la poussière est faite d’un peu tout cela. »

Et encore « L’odeur initiale de blé roussi est dominante. C’est une pâte encore moelleuse mais qui a perdu de sa mollesse. »

« L’odeur change quand on se rapproche de la tranche. Elle est moins fruitée, plus acide. Acide n’est pas le mot juste, c’est aigre qu’il faut dire.

Si l’on en vient au bois du papier, ce n’est pas du bois vert : pas assez d’amertume ; du bois mort non plus : trop de rondeur. C’est un bois qui est au point extrême de son brûlement. Cette chaleur, les feuilles la communiquent en même temps que le sens de leurs phrases : c’est d’elles qu’elles tirent un peu de la leur« .

Avec cette conclusion ouverte, page 154 :

« Mais bien vite, les saveurs se perdent, et il faut tourner la page. En voici une autre ;

et de nouveau cette puissante imprégnation et mille rumeurs venues d’ailleurs« .

Suivent encore cinq pages merveilleuses consacrées à la palette des saveurs et goûts des livres

_ découverts par le narrateur, enfant, dans le second des « deux combles en mansarde » (page 156) du grenier de la maison de la grand’mère de Paray,

dans lequel « on avait remisé tous les objets que l’usure, l’inemploi, et, cause principale de tous les abandons, la mort de leurs possesseurs _ et utilisateurs _, avaient rendu encombrants dans les lieux ordinaires de séjour. On les avait relégués _ donc, faute d’usage encore _ dans cette partie moins ostensiblement vivante d’une maison que sont les greniers et les caves » ;

et « c’est , laissés à eux-mêmes

comme des marins qu’on a débarqués sur une île

et qu’on retrouve après vingt ans, sales, hirsutes, rongés de chancres, tout à fait démodés, mais irrésistiblement attrayants et prêts _ tel le « Robinson Crusoë » de Daniel Defoe _ à faire le récit de leur extraordinaire aventure« ,

qu’ils « gisaient« , ces « vieux livres empilés, tous du second rayon« , dont se régale, ébloui, l’enfant curieux (page 157) _

pour cet étonnant chapitre 13 des « Confins de la mémoire« …

Et le narrateur de citer, « pêle-mêle » : « Danville et Piron« , « Nicole », « les dissertations de Bayle » ; les « contes de Nodier et de Xavier de Maistre,

le Théâtre de Clara Gazul, la Fanfarlo, les Lettres de la religieuse portugaise et Mimi Pinson »

_ œuvres dont les auteurs respectifs sont, comme nul ne l’ignore (!) : Prosper Mérimée, Charles Baudelaire, Gabriel-Joseph Guilleragues et Alfred de Musset !!! _,

« les œuvres légères de Fontenelle« , « un Cazotte que soutenaient philosophiquement des anecdotes du prince de Ligne » ; « les contes de Mme d’Aumont » ; « Florian » ; « Hamilton »

_ Antoine Hamilton (1646-1720), dont ont été publiés, en 1994, les « Mémoires du comte de Gramont » (son beau-frère), à « L’École des Lettres », aux Éditions du Seuil _,

« Régnard« , »Gresset ou Piron » ; « les conversations de Carmontelle« , les Essais dans le goût de Montaigne du marquis d’Argenson » et « Duclos » (pages 157 et 158)…

Avec cette petite phrase de conclusion de ce chapitre :

« C’est ainsi que (…) j’eus le bonheur d’avoir accès à tant de livres

qu’il me parut évident, et sans même y penser, que

s’il existait quelque part des gisements de plaisirs

_ on notera et retiendra la formule _

aussi inépuisables

que ceux que la nouveauté apporte tous les jours,

c’était dans les livres les plus oubliés des siècles passés. »

Soit une affaire d’attention

et de focalisations, donc,

tant dans ses « Promenades sous la lune »

que dans ses « Confins de la mémoire« …

Bref, quelque chose d’une méthode d' »attention intensive »

telle que celle à laquelle s’essaie, en toute modestie, un Titus Curiosus..


Titus Curiosus, ce 28 octobre 2008

Sous la lune : consolations des misères du temps

28oct

« Sous la lune »

(à propos des « essais » : « Promenades sous la lune » de Maxime Cohen, aux Éditions Grasset) :

c’est-à-dire quelque chose comme quasiment « dans la lune »
dans (les allées de) son jardin et (parmi les rayons de) sa bibliothèque
_ soit, peut-être, le « courage, fuyons ! » d’un « repli » (ou « retrait ») hédoniste _ ;

ou une lecture
_ tout à la fois « ravie »
et même tout près, assez souvent, d’être « enchantée »,
en même temps qu' »agacée »,
quelquefois, aussi, « aux entournures », « aux gencives » (au bord des dents ; pas loin de la langue et du palais) _
des « Promenades sous la lune » de Maxime Cohen, aux Éditions Grasset.

L’objet un peu étrange _ à identifier _ que représente l’« essai »
(« Essais » figure bien sur la page de garde ;

et Maxime Cohen en donne une belle définition, page 72, au chapitre « De quelques essayistes vus de trois quarts » :

« C’est un mélange incertain et indubitable d’érudition, d’épanchement, de poésie, d’humour, de polémiques et de bavardages étudiés, qui nous délassent en nous instruisant. Il n’est pas nécessaire qu’il soit exhaustif sur le fond, il lui suffit de s’entrouvrir sur un aspect singulier. On n’en attend aucune spéculation tonitruante mais une variation sur ce qu’on connaît déjà, aucune révolution mais une modification de l’angle ou du degré de notre vision. Les thèmes qu’il aborde se retrouvent dans d’autres livres mais pas sous cette forme. Ces dispositions attisent le goût des paradoxes, seul moyen de ranimer un sujet rebattu : un bon auteur d’essais propose les siens au public à la manière d’un médecin qui lui procurerait un remède non pas curatif mais fortifiant« 
On appréciera…).

L’objet un peu étrange que représente, donc, l' »essai »
de Maxime Cohen en ses « Promenades sous la lune » qu’éditent les Éditions Grasset _ le livre est sorti fin septembre_,

est à la fois une boîte (de 382 pages) à longs délices (en tiroirs successifs) de vagabondage _ pour le lecteur _ de culture (parfois extrêmement) poussée et raffinée (en leur contenu : peu couru, ou fréquenté, voire unique)

en même temps qu’un symptôme déjà un peu douloureux (« agaçant », viens-je de dire)
et somme toute un tantinet inquiétant des nouveaux temps
_ de barbarie

(ignorance crasse et incuriosité veule
assorties à une vulgarité et grossièreté arrogantes et agressives)
dès à présent à nos portes
(communes : tous sur un même bateau, « ivre »,
en notre « présent » partagé
, tant bien que vaille ;

alors :
comment s’en protéger, si peu que ce soit ?) :

d’où ce « versant doucement vénéneux du présent »
partagé
, en effet, par tout un chacun

Ces « essais » expriment,
du moins est-ce là ce que j’y lis, y perçois, y dé-chiffre, dessous la soie (de l’écriture de Maxime Cohen),
la tentation _ « ambiante », annonciatrice ?.. _ du repli (et retrait) hédoniste

(à l’écart de la vie partagée :
ce que Jacques Rancière nomme, dans un bien bel essai, « Le Partage du sensible« , de 2000, déjà _ à La Fabrique)

la tentation du repli (et retrait) hédoniste, donc,
sur (et en) son jardin
_ de curé, en l’occurrence, dans le cas de l’auteur :
« Maxime Cohen vit entre Paris où il est conservateur général des bibliothèques
et un petit village de Haute-Normandie où il cultive

_ « épicuriennement », commenterai-je _
un jardin de curé« , indique la « Quatrième de couverture »…) ;

sur (et en) son jardin de curé, dans le cas de l’auteur, donc,
de ces « essais »
assez rapides (alertes, véloces, « fa presto« ) :
l’auteur n’oubliant certes pas de penser _ éditorialement, en quelque sorte ; et poliment, en tout cas _
au lecteur un peu pressé (en « temps disponible » de sa part : lire en requiert, forcément ! de ce temps de « disponibilité » attentive, et un tant soit peu curieuse…)
et sans trop de réserves, non plus, de patience :

plusieurs chapitres (tels « Des manières de lire ce livre » _ page 35 _ et « Où je vous imagine » _ page 143) s’adressant fort obligeamment directement et frontalement à lui, « le lecteur » ;

en ménageant, par une certaine qualité de la brièveté de l’écriture, la patience/impatience de la lecture :

« la brièveté sobre et légère est la meilleure compagnie de notre loisir
_ dit ainsi l’auteur page 257, au chapitre « De la fatigue » _,
dans notre vie comme dans notre lecture : c’est le nombre d’or d’un ouvrage qui a la prétention d’être lu.« 

Précisant encore :
« La peine à réussir certaines de nos entreprises est souvent l’indice irréfutable de notre peu de talent pour elles. L’apologie du travail trouve là une de ses limites inexplorées. Nous ne devrions faire que ce que nous faisons facilement« ,
en lui adjoignant ce vers du grand La Fontaine (de la fable « L’âne et le petit chien » _ « Fables« , IV, 5) :
« Ne forçons point notre talent, nous ne ferions rien avec grâce« 

Alors !…

Ces « essais » expriment, ainsi, la tentation du repli (et retrait, voire retirement) hédoniste
sur (et en) son jardin
ou/et sur (et en)
sa bibliothèque :


vers la consolation de (par des) fleurs
_ pour celles des allées du jardin _
et de (par des) livres
_ pour ceux des rayons de la bibliothèque _
choisis _ livres et fleurs _ ;

ainsi que,
comme renfort de satisfaction
en « nourritures terrestres« , gidiennement, quasi _ mais oui, Nathanaël !.. _,
le potager, la cuisine, le cellier, la cave à vins

_ j’adore personnellement le passage, pages 162-163, sur le vin de « Graves » :
« Lorsqu’on le porte aux lèvres, (…) le vin de Graves nous révèle ce qu’il nous avait dérobé »
(au prime abord « au nez« , en cette « sorte de grisaille » qui, venait de dire Maxime Cohen, « comme les chefs-d’œuvre, déçoivent le profane étourdi par la renommée« …) : comme c’est bien « senti » !..
« Mais dès qu’on laisse au temps le soin de décanter cette première impression ; dès que les premières atteintes d’une mémoire encore proche ont enrichi les saveurs d’une seconde gorgée en la chargeant d’une longueur et d’une complexité qu’il est laissé à la troisième d’amplifier puis aux suivantes de parfaire : alors toutes les richesses de ce vin se révêlent au goûteur le moins indulgent, dont l’espérance future de nouvelles dégustations, prometteuses de découvertes illimitées, magnifie en douceur celle qu’il est sur le point d’achever« … _ ;

et même le grenier (des choses écartées, mais tout de même conservées, pas jetées, ni détruites tout à fait ; et donc « retrouvables », un beau jour…) ;

en plus de la compagnie _ conversante _ de quelques amis ;

ainsi,
peut-être aussi, mais c’est _ volontairement _ plus flou, de la part de l’auteur (toujours assez prudent, du moins en ces pages),

ainsi que d’amours
_ « se faisant »

(c’est presque une gymnastique vivifiante, comme, par exemple, après une maladie ;
ou bien pour faire la nique aux avancées, naturelles, forcément, du vieillissement physiologique…) _

ainsi que d’amours, donc,
de passage

(l’auteur allant jusqu’à parler, ici, mais toujours fort discrètement à son propos
_ il a la sainte horreur de se mettre lui-même en scène,
jusqu’à, même, le reprocher au Montaigne de ses « Essais« ,
au « style » qualifié, page 43, de « cahoteux » (!..) ;

l’auteur allant jusqu’à parler, à propos de ces « amours se faisant »
de « plaisir« , voire d' »érotisme« ) :
cf notamment le chapitre page 105, à propos de la satisfaction offerte (dans l’Antiquité) par certaines beautés (viriles) _ ;

toute cette « consolation », donc,
vient compenser, en son « quant à soi », les peines et douleurs d’une époque rude,
sèche, rugueuse,
pas encore assez douce en son obtuse arrogante grossièreté…


D’où le choix _ sélectif, si je puis dire, pléonastiquement _ d’un certain dilettantisme
(en fait de « mode de vie », carrément ; et pas uniquement d’écriture),
consistant à s’abstraire
_ pour l’auteur-lecteur-compagnon-ami-jardinier et bibliothécaire _
le plus possible
des occasions et risques
de chagrin et peine de passion,
et peut-être même sentiment
,

pour ne « retenir », de son « tri » d’exister, que des plaisirs (d’émotions), ainsi,
« choisis », filtrés, triés sur le volet
_ et d’excellentes sortes,
particulièrement « raffinés » en effet, de la plus « haute » gamme, même, en leur rareté, et même « singularité » assez magnifique :

comme, un exemple entre mille, celui de se délecter du théâtre de Voltaire _ par exemple, « Mérope« , ou « Irène » ;
de « Mahomet« , l’auteur se contente de citer en note, page 304, la traduction par Goethe en 1802, ainsi que le fait que ce dernier « s’inspira du sujet dans un fragment dramatique éponyme, ainsi que dans des scènes de « Faust » _ ;

se délecter du théâtre de Voltaire, donc :
Voltaire ainsi, par Maxime Cohen, « réhabilité » (comme auteur magnifique) en son théâtre ;

et c’est toute la tradition « classique » _ et pas seulement la tradition dramaturgique classique _ qui peu à peu est mise en charpies _ depuis Stendhal et Victor Hugo en faveur de Shakespeare et contre Racine ! _  par ce qui, sur le marché de l’Art (et de l' »entertainment« , comme on dit à Broadway et à Hollywood), la « remplace », en l’ère du triomphe de la marchandise et du marketing (et marchandising),
via la déferlante des « Avant-gardes » (modernistes) successives depuis le début du XIXème siècle « démocratique » (et le XXème bientôt « populiste » _ ou « pipolisé » :

cf l’excellent « La Privation de l’intime _ mises en scène politiques des sentiments« , de Michaël Fœssel (aux Éditions du Seuil, ce mois d’octobre-ci…)…

alors que pas un mot, ou guère
_ me semble-t-il, du moins : je n’en ai pas souvenir ! _,
n’est consacré à l’œuvre, si brûlante (à mes sens), de Marivaux…

L’auteur prend, aussi _ ou ainsi _, un (petit) malin plaisir à cultiver _ goûteusement _ le paradoxe :
page 73, lui-même avait signalé combien les « dispositions » de l’essai, comme « genre », « attisent le goût des paradoxes« ,
ajoutant même alors, en technicien-praticien de l' »exercice » : « seul moyen de ranimer un sujet rebattu » ;

au point qu’on en vient, en lisant plus avant le livre (de 382 « riches » pages), au bord (vertigineux : il y a « gouffre ») de la question :

ne serait-ce pas là,
ce livre,
une (et assez cruelle, même !) parodie
de l’élitisme éclectique
d’un certain snobisme ?..


A deux ou trois reprises, le nom de William Thackeray, « l’auteur du « Livre des snobs« , est évoqué (quatre, en fait : aux pages 78, 141 et 224 : par deux fois) ;
quant au « Livre des snobs » lui-même, en tant qu’œuvre, veux-je dire, ce serait à vérifier :
et la réponse est oui : page 224, au chapitre « Sur l’art de traduire« ,
pour désigner, après l’évocation de la traduction de « Vanity fair » par Georges Guiffrey en 1855, « avec la bénédiction de Thackeray » lui-même,

pour désigner, donc, « l’auteur du « Livre des snobs« ,
mais sans rien en dire (ou révéler d’indicatif, cette fois : y réfléchir) davantage…

L’hypothèse prendrait même un semblant de consistance
en relevant les « réactions » éminemment favorables _ sinon « complices »,
si elles n’étaient d’absolue bonne foi, ou tout bonnement, peut-être, de premier degré, voire « naïves », si l’on préfère, de critiques _ d' »organes de presse » tels que Le Figaro (article intitulé « le gai savoir« , par Etienne Montety, le 18 septembre), ou Valeurs actuelles (article intitulé « contre les dégoûts de la vie, lisez Maxime Cohen« , le 18 septembre, aussi) ;

Patrick Kéchichian, de même, dans Le Monde (du 19 septembre), étant, lui-même, « très favorable » à ces « Promenades sous la lune« , sans être tout à fait aussi dithyrambique que ses confrères (davantage épris de « classicisme », vraisemblablement) du Figaro et de Valeurs actuelles :

j’en retiens cette phrase :

« Érudit bienveillant et universel à la manière de George Steiner (en plus souriant), de Mario Praz, d’Alberto Manguel ou encore de Borges (avec lequel il maintient une certaine distance), Maxime Cohen a écrit le plus beau livre d’heures et de raison que l’on puisse imaginer. On partage, ou non, sa philosophie, entre sophistique et scepticisme. On peut le suivre, ou non, dans ses goûts, ses choix. Aucun obstacle ne vient interrompre ces « Promenades sous la lune« . Seuls notre égoïsme et notre manque de curiosité nous empêcheraient de poursuivre l’intense conversation à laquelle Maxime Cohen nous invite. »

Excellente balance du jugement…

Bref,
son propre plaisir de lecteur,
sans ses agacements,
se voit ici
_ dois-je bien volontiers « reconnaître » _ comme croqué, singé, parodié, porté à la brûlure _ luminescente ! _ de la caricature,
au point
d’en être _ ou qu’on en soit _ piqué jusque de colère :
tant de (terriblement efficace) lucidité…


L’autorité (du travail sociologique) de « La distinction » de Pierre Bourdieu
s’en verrait « renforcée »,
en matière de qualification d' »élitisme »…

Maxime Cohen n’est cependant pas
(tout à fait) un (autre, si c’était possible !) Michel Deguy
_ dépourvu, lui (philosophe) _ et absolument ! _, de tout maniérisme, dans la sobriété (verte, de verdeur alerte) de sa parfaite (admirable) pure et simple sublime justesse (envers la vérité : quant au réel !..) ;
lire, par exemple, le très grand « Le Sens de la visite » (aux Éditions Stock, en septembre 2006) ;

ni (tout à fait), non plus _ et d’une tout autre façon, bien sûr ! _ un (autre !) Renaud Camus
_ dont on admire le courage des engagements (forts :
sans bavures, tant ils sont droits, clairs et nets)
d’écriture et d’existence ;

avec, aussi, ce qu’il en a récolté (à la tonne, pas à la petite cuillère, ni même à la louche : au tombereau…) d’éclaboussures de boue de « scandale » (en son « affaire« , le printemps et l’été 2000) :

il faut, ici, lire _ c’est un très grand « Précis de lecture« , et (forcément !) méconnu, négligé (du fait du « scandale »…) _ sa parfaite défense, à la virgule près
(telle celle _ défense, et non virgule ! _ de Socrate en l' »Apologie » reconstituée, post mortem, par Platon,
toutes proportions gardées, bien sûr, mais tout de même :
que d’injustices
de beaucoup (!) à « hurler »
_ sans avoir effectivement ce qui s’appelle « lu » ! « lu vraiment » ; et pas « en survolant » « à la va-vite » (ou/et en maniant des ciseaux ; et œillères)… _ ;

à « hurler avec la meute
« des loups,
ou des chacals) ;

il faut, ici, lire _ vraiment ; et « en vérité »… _, donc, ce très grand « Précis de lecture« ,
qu’est le « rare » (et sans majuscules sur la couverture) « corbeaux _ Journal 9 avril – 9 juillet 2000« , édité par « nouvelles impressions », et publié, dans l’urgence _ bousculée, violentée _ de sa « défense », le 8 novembre 2000 ;

bien des « parleurs » (sur les ondes ; et « écriveurs », sur le papier) « en prendraient »
_ pour si « mal » (ou si « peu ») « vraiment » lire, peut-être (si nous rêvions un peu !..) _
« de la graine »…

Fin de l’incidente à propos de Michel Deguy et de Renaud Camus ;
desquels j’ai distingué
tout en l’en rapprochant un peu, aussi,
Maxime Cohen :
qu’on en juge_ en les lisant tous trois…

Maxime Cohen offre, ainsi, une sorte de graffitti _ comme en estampes, ici _ à la Tiepolo (1696 – 1770)
sur ce que deviennent, à un tournant de pourrissement, les fruits (splendidement matures, juste avant ce « tournant » ; et succulents) d’une culture ou civilisation
_ pour Giambattista Tiepolo, c’était la Venise des Lumières :

Venise :
une cité et une civilisation qui devint, sur le tard (de sa république), putassière :
Maxime Cohen raconte ce que dit si joliment
(au très court chapitre « De la plus courte scène érotique de la littérature française« , à la page 186 de ces « Promenades sous la lune« )
le « salé » (page 203) en même temps que « de grand ton » (page 204) Président (et bourguignon) Charles de Brosses
(« au chapitre quatorze« , et à la date du 13 août 1739, de ses justement célèbres « Lettres d’Italie« )
de « la signora Bagatina, en réalité l’épouse d’un noble vénitien qui se prostitue _ elle, pas lui (du moins je le suppose) _ aux étrangers en échange d’un certain nombre de sequins »
(page 186, donc ;
pour l’édition des « Lettres d’Italie » du Président de Brosses, du Mercure de France, en 1986,
le passage se trouve à la page 195 du tome premier),

en matière de ses rencontres de courtisanes vénitiennes
_ on se souvient de l’image de celles (« Deux courtisanes« , vers 1510 – 1515) de Vittore Carpaccio (ca 1455 – 1526)_ ;

voici le passage admiré (« je ne vois rien qui puisse (à « ces quelques mots« ) être préféré chez Sade ou chez n’importe quel pornographe« , « notre président les coiffe haut la main » :

 » Enfin, s’apercevant de ce qui causait mon inquiétude, elle a eu le bon procédé de la lever elle-même au bout d’un instant, en quittant son faux nom et sa fausse décence. Elle a même eu l’air surpris de ma libéralité. »

Je relèverai seulement que Maxime Cohen a « shunté » de la lettre de de Brosses, à la suite de l’expression « fausse décence« , trois vers
de l' »Enfer » (au chapitre viii) de Dante, que voici :
« E poi che la sua mano alla mia pose
Con lieto volto, onde mi confortai,
Mi mise dintro alle segrete cose
« …

De même qu’il a coupé l’explicitation par de Brosses de sa « libéralité ; car _ poursuivait-celui-ci _ en faveur du meuble et de l’habillement, j’ai doublé les sequins, ne voulant pas avoir rien mis de médiocre dans une main ornée de diamants« …

Voilà pour la « grande manière qu’il met, en passant, à tout cela« , conclut son chapitre de trois pages
quant à Charles de Brosses en goguette « érotique » à Venise, en 1739,
page 186, Maxime Cohen.

Venise, donc,
mûre et blette
avant (ou « au tournant » de) la chute :

le premier coup de grâce _ pour l’ État de Venise _ viendra de Napoléon (en 1797 : abdication du doge Lodovico Manin ; fin de la république de Venise) ;
puis ce seront les Autrichiens qui, au Congrès de Vienne (en 1815), ramasseront (raffleront : pour un bon demi-siècle, jusqu’en 1866) le « tapis » de ce « jeu » (de dupes) ;

on en jugera par les délicieusement « vertes » aventures du « Senso » de Camillo Boito (ou le « Carnet secret de la comtesse Livia« ) ;
puis, à son tour, de Luchino Visconti, en 1954
(avec ce qu’il advient de la rencontre du bel officier autrichien _ de Stewart Granger, dans le film _ et de la plus belle encore comtesse vénitienne _ d’Alida Valli _,
après l’incident,
en ouverture (tant individuelle que collective _ bien sûr, comme toutes nos vies, elles « se tissent » serré),
des tracts (et cocardes tricolores) lancés en pluie des balcons du théâtre de la Fenice (= le Phœnix, animal sachant renaître de ses cendres : le théâtre revivant après avoir brûlé le 13 décembre 1836 ; puis le 29 janvier 1996…),
en ouverture des « hostilités » de la « révolte » : c’était le 27 mai 1866, à la fin du troisième acte du « Trovatore » de Verdi, aux cris de « Viva Verdi ! » (= « Vive Victor-Emmanuel, roi d’Italie !« )…

Bref, ces « Promenades sous la lune« 
_ l’expression est délicieusement (indirectement) empruntée à la plume de la _ tout simplement : au pied de la lettre _ charmante Madame de Sévigné (1626 – 1696), en ses « saisons » (par exemple le 12 juin 1680 ; mais déjà le 21 octobre 1671) passées en son jardin du château des Rochers,

la mère « rassurant », sur sa (propre) santé et ses humeurs (heureuses, joyeuses, facétieuses, même, en sa faconde)
par ce que qu’elle en narre (et plus encore par son art même, merveilleusement « libre », « échevelé », de le narrer : quelle « raconteuse » !) ;

« rassurant », donc, sa très chère fille, Madame de Grignan (Françoise-Marguerite _ 1646 – 1705), demeurant au loin, en Provence,
en sa nouvelle demeure _ le château de Grignan _ d’épouse
_ la troisième (le mariage a été célébré le 29 janvier 1669) :
la première (d’épouse), Angélique-Clarisse d’Angennes, est morte en 1664 ;
et la seconde, Marie-Angélique du Puy-du-Fou, en 1667 _ ;

en sa nouvelle (depuis 1669) demeure _ le château de Grignan _ d’épouse, donc,
du Gouverneur de Provence, François de Grignan (1632 – 1714), de la famille provençale des Castellane-Adhémar
_ jusqu’à leur fils (enfin !) qui est baptisé de ce double prénom (royal) de « Louis-Provence » (1671 – 1704) _ ;

qu’elle
_ marquise de Sévigné, née Marie de Rabutin-Chantal (1626 – 1696),
tout à la fois bourguignonne (par son père : Celse-Bénigne de Rabutin-Chantal _ 1596 – 1627)
et parisienne (par sa mère, Marie de Coulanges _ 1603 – 1633 _, place Royale, et au Marais) _

sait, l’âge venant, puis, bel et bien, venu, et advenu,
prendre et goûter à loisir son plaisir
(de veuve joyeusement tranquille) en son château (acquis par elle par mariage, puis _ bien vite _ veuvage, avec le marquis Henri de Sévigné, breton _ 1623 – 1651) ;

en son château et en son parc
retiré de Bretagne _ des Rochers, proche de Vitré _,
et loin d’elle, sa fille adorée :

je ne résiste pas au plaisir de citer ce merveilleux passage de la lettre « Aux Rochers, ce 12e juin (1680) »,
lettre débutant par « Comment, ma bonne ? j’ai donc fait un sermon sans y penser ? »
(page 968 du volume II de la « Correspondance«  de Madame de Sévigné, dans l’édition établie par le regretté Roger Duchêne en 1974, dans la bibliothèque de La Pléiade
_ le passage se trouve à la page 970 de ce volume II de la Pléiade ;
et pages 22 & 23 des « Promenades sous la lune« , où le cite jubilatoirement, à son tour, Maxime Cohen :

« L’autre jour, on vint me dire : « Madame, il fait chaud dans le mail, il n’y a pas un brin de vent ; la lune y fait des effets les plus brillants du monde. »
Je ne pus résister à la tentation ; je mets mon infanterie sur pied ; je mets tous les bonnets, coiffes et casaques qui n’étaient point nécessaires ; j’allai dans ce mail, dont l’air est comme celui de ma chambre ; je trouvai mille coquecigrues, des moines blancs et noirs, plusieurs religieuses grises et blanches, du linge jeté par-ci, par là, des hommes noirs, d’autres ensevelis tout droits contre des arbres, des petits hommes cachés qui ne montraient que la tête, des prêtres qui n’osaient approcher.
Après avoir ri de toutes ces figures, et nous être persuadés que voilà ce qui s’appelle des esprits

_ nous dirions, nous, « fantômes » _,
et que notre imagination en est le théâtre,
nous nous en revînmes sans nous arrêter, et sans avoir senti la moindre humidité

_ nocturne de ce mois de juin en Bretagne.
Ma chère bonne, je vous demande pardon ; je crus être obligée (…) de donner cette marque de respect à la lune. Je vous assure que je m’en porte fort bien«  :

la santé de la mère (veuve),
et plus encore celle de la fille (en âge de procréer),
entre grossesses successives, couches périlleuses, et craintes (de la part de la mère) des renouvelées velléités (et péripéties) génitrices de l’épouse de M. de Grignan, si sourcilleusement soucieux, lui, d’assurer son lignage
et d’obtenir des héritiers mâles de sa troisième épouse, Françoise-Marguerite,
les deux précédentes, Angélique-Clarisse et Marie-Angélique, étant toutes deux mortes de suites de couches ;

la santé de la mère, comme celle de la fille,
sont, donc, un sujet permanent d’inquiétude (et discours) en filigrane de cette « libre » correspondance (privée, à cœur ouvert, à fleur d’émotions et « passions ») entre Madame de Sévigné et Madame de Grignan… _

Bref
_ je reprends mon fil _,
ces délicieuses « Promenades sous la lune » de Maxime Cohen, ce mois de septembre 2008,
forment un « état des lieux »
ravissant et goûteux _ d’un très « haut » goût, même _
d’un « état » de civilisation peut-être mûre et blette

« au bord de la chute » : le nôtre, cette fois
_ et non plus celui d’une Venise, au tournant des xviii et xix èmes siècles _
en ce « bel aujourd’hui », blet et assez pourrissant,
de notre « présent »
commun, partagé :

les « sequins » d’aujourd’hui
« rongeant »
bel et bien,
et au galop, s’il vous plaît,
pas mal de nos « affaires »,
un peu plus visiblement que d’habitude, ces derniers temps-ci…

Aussi,

se mirer (pour le lecteur) en pareil miroir (de lecture)
est-il en même temps savoureux, délicieux, oui,
par ce que la curiosité et le goût de la justesse trouvent ici d' »aliment », et consistant,
en de très beaux et très justes chapitres
(et à mille lieues de la plus petite ombre de « lourdeur »),
tels, en butinant :

« De Cicéron et des jardins« ,
« Petit éloge des ordinateurs » (sur la prestesse de l’écrire _ et du penser),
« A propos du discours de Lorenzo Valla sur la fausse donation de Constantin »
(au pape Sylvestre _ pape de 314 à 335 _, sur le souci d’établir la vérité des « faits » en « la recherche et l’édition critique » _ page 63 _, « vers 1450« , pour ce travail de Valla _ page 64),
« Apologie personnelle de l’essai littéraire » (j’y applaudis des deux mains !),
« De la douceur bénédictine« ,
« Éloge empoisonné du barde immortel d’outre-Manche » (sur Shakespeare et ses « monstruosités »),
« Propos sur l’e muet » (capital ! sur ce qu’est le français),
« Au sujet d’Aristote » (et de son style !),
« Des vins » (le passage sur les « Graves« , pages 162-163, est d’un très avisé _ et juste ! _ palais ;
même si l’auteur indique aussi que son « faible va au bourgogne« , quand je suis bordelais !..),
« De la ponctuation » (sur le rythme ; et le souffle : essentiel !!!),
« Sur l’art de traduire« ,
« Critique amusée de Marcel Proust« ,
« Sur la bibliothèque de Leibniz » (magnifique !),
« De la conversation » (bien sûr !),
« Des maladies » (quelle belle justesse d’expérience, après celle de Montaigne),
« Sur la tragédie de l’Europe classique » et « Éloge vengeur du théâtre de Voltaire » _ frisant un peu, tout de même, le paradoxe _,
« Contre les romans » (mais oui !),
« Du juste statut de l’original et de ses copies« ,
« Sur l’imparfait du subjonctif« ,
« Adieu à la musique » et « Naufrage souriant de la culture savante« ,
« De la vieillesse » (oui !),
« Tombeau de la grande abbesse de Fontevrault » (sur l’esprit des Mortemart,
une enquête savoureuse, dans la continuation de « lièvres » déjà, mais pas assez, au goût de l’auteur, « levés » par Proust, Saint-Simon, Retz),
etc… ;

bref, ces délicieuses « Promenades sous la lune »
forment un « état des lieux » ravissant et goûteux

en même temps que, par quelque « angle de regard », écœurant et effrayant
de l’inconscience (?..) et (auto ?..) aveuglement de l’égoïsme (?) d’un tel _ peut-être celui de l’auteur (?) _ dilettantisme
(goût exclusif du plaisir, bien dé-taché, à l’écart, du moindre risque d' »ombre » seulement, même, de chagrin et de peine) ;
et, peut-être, snobisme…

refusant
_ en, semble-t-il, en repoussant a priori l’éventualité : mais est-ce bien le cas ?.. je suis peut-être injuste… _
un vrai (solidement ancré _ et pas rien que « d’encre » _ dans le réel !) amour,
une passion,
un engagement

avec les suites et conséquences (bien réelles)
qui nous requièrent
(en entier, carrément ; sans retour, sans repli, sans retrait, ni retraite) :
telle qu’un amour réel et des enfants…

C’est du moins le sentiment que j’ai retiré
de ce qui m’a paru constituer un « retrait » calculé de soi et pour soi
sur son seul « quant-à-soi »…

Je remercie vivement l’ami Patrick Sainton,
généreux de sa vie et de son art, de son œuvre,
de m’avoir donné à « rencontrer » ce livre délicieux, passionnant, si riche et si souvent tellement juste,
et effrayant, tout à la fois,

sur soi (et d’autres) : en tous cas sur ce qu’il en est
_ ou m’a, du moins, paru « être » _
de « versants doucement vénéneux »
de quelques unes des pentes
(plus ou moins douces) de notre
incertain et trouble
« présent »…


Il n’empêche :
comme nous approuvons Maxime Cohen, quand,

à propos de certaines réticences de Voltaire à l’égard de Shakespeare, au chapitre « Éloge empoisonné du barde immortel d’Outre-Manche »,
il avance, page 129 :

les arguments « de Voltaire contre Shakespeare relèvent donc moins de l’histoire du goût littéraire que d’une certaine philosophie de l’histoire »
_ vers un refus des « formes » et du « style », au profit du laisser-aller des pulsions, vannes grandes ouvertes du « monstrueux »
et de l' »inhumain »…


Ces arguments-là,
« ce n’est pas Shakespeare qu’ils visent, mais nous _ les « modernes » ! _ qui préférerions dans l’art _ on appréciera l’emploi de ce conditionnel _ ce qui dit non à l’art _ et aux « formes », et au « style » _
et par là même à l’humanité. »

Rien moins.

Ou quand l’esthétique est un enjeu « de première ligne » (« de front ») de la « civilisation »…
Merci, déjà, de cela, Maxime Cohen…


Titus Curiosus, ce 24 octobre 2008….

De la « crise » ; et du « naufrage intellectuel » à l’ère de la « rapacité » _ suite : les palais de l' »âge d’or », à Long Island

20oct

Voici, maintenant, ce très bel article de Paul R. Krugman _ « For richer » _,

publié dans le « New-York Times » le 20 octobre 2002,

puis, en traduction française, dans le numéro 636, du 9 janvier 2003, de « Courrier international », sous le titre de « Main basse sur l’Amérique » :

« Lorsque, adolescent, je vivais à Long Island, l’une de mes excursions préférées était d’aller admirer, sur la côte nord, les magnifiques demeures de « l’âge d’or » _ la période qui sépare la fin de la guerre de Sécession, 1865, du début de la Première Guerre mondiale, 1914. Ces véritables palais n’étaient pas seulement des pièces de musée architecturales. C’étaient des monuments érigés en hommage à une société aujourd’hui disparue, dans laquelle les riches pouvaient se permettre d’employer des armées de domestiques nécessaires à l’entretien d’une maison de la taille d’un château européen. Quand je les contemplais, bien entendu, cette époque était révolue. Aucune ou presque ne servait plus de résidence privée. Celles qui n’avaient pas été transformées en musées abritaient une maison de retraite ou une école privée.

Car l’Amérique dans laquelle j’ai grandi _ l’Amérique des années 50 et 60 _ était une société de classes moyennes, tant dans les faits que dans les apparences. Les immenses écarts de revenus et de richesses de l’âge d’or avaient disparu. Certes, il y avait la pauvreté du « quart-monde », mais on considérait généralement à l’époque qu’il s’agissait d’un problème social, et non économique. Certes, quelques riches hommes d’affaires et héritiers de grosses fortunes menaient un train de vie sans commune mesure avec celui de l' »Américain moyen » ; mais ils n’étaient pas riches comme l’étaient les accapareurs qui avaient construit les manoirs et ils n’étaient pas très nombreux. L’époque où les ploutocrates constituaient une force avec laquelle il fallait compter dans la société américaine, sur un plan économique aussi bien que politique, semblait appartenir à un passé lointain.


La réalité quotidienne confirmait l’impression d’une société plutôt égalitaire. Les personnes qui avaient fait de longues études et exerçaient un bon métier (cadres moyens, professeurs d’université, voire avocats) prétendaient souvent gagner moins que les ouvriers syndiqués. Les familles considérées comme aisées vivaient dans des maisons à deux niveaux, avaient une femme de ménage qui venait une fois par semaine et passaient leurs vacances d’été en Europe. Mais, comme tout le monde, ces gens mettaient leurs enfants à l’école publique et prenaient eux-mêmes le volant pour se rendre au travail. Mais c’était il y a longtemps. L’Amérique des classes moyennes de ma jeunesse était un autre pays.

Nous connaissons actuellement un nouvel « âge d’or », aussi extravagant que l’était l’original. Les palais sont de retour _ en 2002. En 1999, The New York Times Magazine a publié un portrait de Thierry Despont, « le pape des excès« , un architecte spécialisé dans les maisons pour richissimes. Ses créations affichent couramment une superficie de 2 000 à 6 000 mètres carrés ; les plus grandes sont à peine plus petites que la Maison-Blanche. Inutile de dire que les armées de domestiques sont également de retour. Les yachts aussi.

Comme le prouve l’article sur M. Despont, il serait injuste de dire que les inégalités croissantes aux Etats-Unis sont passées sous silence. Pourtant, un bref coup de projecteur sur le mode de vie des riches dépourvus de goût ne donne pas une idée précise des bouleversements qui sont intervenus dans la distribution des revenus et des richesses dans ce pays. A mon avis, rares sont ceux qui se rendent compte à quel point le fossé s’est creusé entre les très riches et les autres, sur une période relativement courte. De fait, il suffit d’évoquer le sujet pour être accusé d’appeler à la « lutte des classes« , à la « politique de l’envie« , et ainsi de suite. Aussi, très rares sont ceux qui sont disposés à parler des profondes répercussions _ économiques, sociales et politiques _ de cet écart grandissant _ en 2002.

Et pourtant, on ne peut comprendre ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis _ actuellement : c’était donc à l’automne 2002 _ sans saisir la portée, les causes et les conséquences de la très forte aggravation des inégalités qui a lieu depuis trente ans, et en particulier l’incroyable concentration des revenus et des richesses entre quelques mains. Pour comprendre l’actuelle vague _ en 2002, donc _ de scandales financiers, il faut savoir comment l’homme en costume de flanelle grise a été remplacé par le PDG au pouvoir régalien _ un tel « bilan » rétrospectif est encore plus opportun, et déssillant, en ce basculement d’octobre 2008…

Le divorce conflictuel de Jack Welch, le légendaire ancien président de General Electric (GE), a eu le mérite inattendu de soulever un coin du voile sur les privilèges dont bénéficient les grands patrons. On a ainsi appris qu’au moment de partir à la retraite, M. Welch s’était vu accorder l’usage à vie d’un appartement à Manhattan (repas, vins et blanchissage inclus), l’accès aux avions de l’entreprise et de multiples autres avantages en nature, d’une valeur d’au moins 2 millions de dollars par an. Ces cadeaux sont révélateurs : ils illustrent l’étendue des attentes des patrons, qui escomptent un traitement digne de l' »Ancien Régime« . En termes monétaires, cependant, ces faveurs ne devaient pas signifier grand-chose pour M. Welch. En l’an 2000, sa dernière année complète à la tête de GE, il a gagné 123 millions de dollars, principalement sous forme d’actions et de stock-options.

Mais les salaires mirifiques des présidents des grandes entreprises constituent-ils une nouveauté ? Eh bien, oui. Ces patrons ont toujours été bien payés par rapport au salarié moyen, mais il n’y a aucune comparaison possible entre ce qu’ils gagnaient il y a seulement une trentaine d’années et leurs salaires d’aujourd’hui. Durant ce laps de temps, la plupart d’entre nous n’avons obtenu que de modestes augmentations : le salaire moyen annuel aux Etats-Unis, exprimé en dollars de 1998 (c’est-à-dire hors inflation), est passé de 32 522 dollars en 1970 à 35 864 dollars en 1999 _ soit une hausse d’environ 10 % en vingt-neuf ans. C’est un progrès, certes, mais modeste. En revanche, d’après la revue Fortune, la rémunération annuelle des 100 PDG les mieux payés est passée, durant la même période, de 1,3 million de dollars _ soit trente-neuf fois la paie du salarié lambda _ à 37,5 millions de dollars par an, mille fois ce que touchent les salariés ordinaires _ et 2 884 % en vingt-neuf ans.

L’explosion des rémunérations des patrons est un phénomène en lui-même stupéfiant et important. Mais il ne s’agit là que de la manifestation la plus spectaculaire d’un mouvement plus vaste, à savoir la nouvelle concentration des richesses aux Etats-Unis. Les riches ont toujours été différents des gens comme vous et moi, selon l’expression de Scott Fitzgerald _ dans « Gatsby le Magnifique » , en 1925. Mais ils le sont bien plus maintenant _ de fait, ils le sont autant qu’à l’époque où l’écrivain a fait ce célèbre commentaire. C’est une affirmation controversée, pourtant elle ne devrait pas l’être. Les données du recensement montrent incontestablement qu’une part croissante des revenus est accaparée par 20 % des ménages et, à l’intérieur de ces 20 %, par 5 %. Néanmoins, nier cette évidence est devenu une activité en soi, fort bien financée. Les groupes de réflexion conservateurs ont produit d’innombrables études qui tentent de discréditer les informations, la méthodologie et, pis, les motivations de ceux qui rapportent l’évidence. Ces études reçoivent le soutien de personnalités influentes dans les pages éditoriales des journaux et sont abondamment citées par des responsables de droite. Il y a quatre ans, Alan Greenspan (mais pourquoi a-t-on toujours pensé que ce n’était pas un esprit partisan ?) a prononcé un discours important à la conférence annuelle de la Réserve fédérale _ dont il est le président _ qui revenait à nier l’aggravation des inégalités aux États-Unis.

Par leur simple existence, tous ces efforts concertés sont symptomatiques de l’influence grandissante de notre ploutocratie. Mais, derrière cet écran de fumée, créé à des fins politiques, l’élargissement du fossé ne fait aucun doute. En fait, les chiffres issus du recensement ne montrent pas la véritable ampleur des inégalités parce que, pour des raisons techniques, ils tendent à sous-estimer les très hauts revenus _ par exemple, il est peu probable qu’ils reflètent l’explosion des rémunérations des chefs d’entreprise. Or d’autres indices montrent que non seulement les inégalités s’accroissent, mais que le phénomène s’accentue à mesure qu’on s’approche du sommet. Ainsi, ce ne sont pas simplement les 20 % des ménages en haut de l’échelle qui ont vu leurs revenus s’accroître plus vite que ceux des classes moyennes : les 5 % au sommet ont fait mieux que les 15 % suivants, le 1 % tout en haut mieux que les 4 % suivants, et ainsi de suite jusqu’à Bill Gates _ le président fondateur de Microsoft est l’homme le plus riche du monde, selon le classement du magazine américain Forbes .

Des résultats encore plus saisissants nous viennent d’une enquête menée par les économistes français Thomas Piketty et Emmanuel Saez. En se fondant sur les déclarations fiscales, ils ont estimé les revenus des personnes aisées, riches et très très riches depuis 1913. Il en ressort avant tout que l’Amérique des classes moyennes de ma jeunesse ne correspond pas à l’état normal de notre société, mais à un intermède entre deux âges d’or. L’Amérique d’avant 1930 était une société dans laquelle un petit nombre d’individus immensément fortunés contrôlaient une grande part de la richesse du pays. Nous ne sommes devenus une société de classes moyennes qu’après le recul brutal de la concentration des revenus durant le New Deal _ la politique menée par Roosevelt à partir de 1933 _, et surtout durant la Seconde Guerre mondiale. Les revenus sont ensuite restés assez équitablement partagés jusque dans les années 70 : la forte progression des revenus durant les trente années qui ont suivi 1945 a été largement répartie au sein de la population.

Mais, depuis, le fossé s’est rapidement creusé. MM. Piketty et Saez confirment ce que j’avais pressenti : nous sommes revenus au temps de Gatsby le Magnifique. Après trente années durant lesquelles les parts des plus gros contribuables étaient bien inférieures à leurs niveaux des années 20, l’ordre antérieur a été rétabli.

Et les grands gagnants sont les « très très riches ». Un stratagème souvent employé pour minimiser l’aggravation des inégalités consiste à recourir à une ventilation statistique assez grossière, en divisant la population en 5 quintiles comprenant chacun 20 % des ménages ou, au maximum, en 10 déciles. Le discours de M. Greenspan à Jackson Hole se fondait par exemple sur des données par déciles. De là à nier l’existence des riches, il n’y a qu’un pas. Ainsi, un commentateur conservateur pourrait concéder que la part du revenu national accaparée par 10 % des contribuables a quelque peu augmenté, avant de souligner qu’il suffit de gagner plus de 81 000 dollars par an pour faire partie de cette catégorie. Il ne s’agirait donc que d’un simple transfert au sein de la classe moyenne.

Mais pas du tout : ces 10 % comprennent certes un grand nombre d’individus faisant partie de la classe moyenne, mais ce ne sont pas eux qui ont le mieux tiré leur épingle du jeu. L’essentiel de l’augmentation de la part de cette catégorie sur ces trente dernières années a été le fait du 1 % le plus riche (au-dessus de 230 000 dollars de revenus annuels en 1998) et non des 9 % suivants. De plus, 60 % de l’augmentation réalisée par ce 1 % sont allés à 0,1 % des contribuables, ceux dont les revenus annuels sont supérieurs à 790 000 dollars. Et, pour finir, près de la moitié de ces gains est allée à 13 000 foyers seulement (0,01 % des contribuables) qui disposent d’un revenu annuel de 17 millions de dollars en moyenne.

Alors, il n’est nullement exagéré de dire que nous sommes entrés dans un second « âge d’or ». A l’époque de l’Amérique des classes moyennes, la caste des bâtisseurs de palais et des propriétaires de yachts avait plus ou moins disparu. Selon MM. Piketty et Saez, en 1970, 0,01 % des contribuables disposaient de 0,7 % du revenu total : ils ne gagnaient « que » 70 fois la moyenne, pas de quoi acheter ou entretenir une méga-résidence. Mais, en 1998, ces 0,01 % ont perçu plus de 3 % de l’ensemble des revenus. Cela signifie que les 13 000 familles les plus fortunées des États-Unis disposaient, à elles seules, d’un revenu presque égal à celui des 20 millions de ménages les plus modestes _ ou 300 fois supérieur à celui d’un ménage moyen.

Certains économistes _ mais pas tous _ essayant de comprendre ces inégalités croissantes ont commencé à prendre au sérieux une hypothèse qui aurait paru terriblement fumeuse il n’y a pas si longtemps. Cette théorie met l’accent sur le rôle des normes sociales dans l’établissement de limites à l’inégalité. Selon elle, le New Deal a eu des répercussions plus profondes sur la société américaine que ne l’ont cru ses plus fervents partisans : il a imposé des normes en matière d’égalité relative des salaires, qui ont duré pendant une trentaine d’années, créant cette société de classes moyennes que nous en étions venus à considérer comme normale. Mais ces standards ont commencé à perdre du terrain dans les années 70 et le recul n’a ensuite fait que s’accélérer.

On en a une première illustration avec les rémunérations des cadres supérieurs. Dans les années 60, les grandes entreprises américaines se sont comportées davantage comme des républiques socialistes que comme de féroces firmes capitalistes, et leurs dirigeants ressemblaient plus à des bureaucrates du service public qu’à des capitaines d’industrie. Je n’exagère pas. Il suffit de se reporter à la description du comportement du chef d’entreprise faite par John Kenneth Galbraith dans « Le Nouvel Etat industriel » _ aux Éditions Gallimard, en 1968. Selon l’économiste, une gestion saine exige de la retenue. Certes, le pouvoir de décision donne l’occasion de gagner de l’argent, mais si chacun cherchait à le faire, l’entreprise serait emportée par la cupidité. Un homme d’entreprise qui se respecte s’abstient de faire ce genre de choses ; un code efficace interdit ce type de conduite. En outre, la prise de décision collective fait en sorte que les agissements, voire les pensées de chacun, sont connus de tous. Tout ceci, selon Galbraith, plaçait la barre très haut en matière d’honnêteté personnelle.

Trente-cinq ans après, un article en couverture de Fortune s’intitulait « Vous avez acheté. Ils ont vendu« . « Dans toutes les entreprises américaines, est écrit en sous-titre, les dirigeants ont vendu leurs actions avant que leurs sociétés ne sombrent. Et qui se retrouve avec un paquet d’actions sans valeur ? Vous. » Je vous l’ai dit, notre pays a changé.

Laissons un instant de côté les malversations actuelles _ à l’automne 2002 _, et demandons-nous plutôt pourquoi les salaires relativement modestes des patrons d’il y a trente ans ont atteint leur niveau astronomique d’aujourd’hui. On a avancé deux explications, qui ont en commun de mettre l’accent sur l’évolution des normes et non sur des facteurs purement économiques. La plus optimiste trouve une analogie entre l’explosion des rémunérations des PDG et celle des joueurs de base-ball. Les patrons qui coûtent cher valent leur pesant d’or, parce que, pour une entreprise, avoir l’homme qu’il faut représente un énorme avantage par rapport à la concurrence. Dans la version plus pessimiste _ la plus plausible, selon moi _ la compétition pour attirer les talents joue un rôle mineur. Certes, un grand patron peut faire la différence _ mais ces énormes rémunérations sont trop souvent accordées à des dirigeants dont les prestations sont au mieux médiocres. La principale raison pour laquelle le chef d’entreprise gagne autant aujourd’hui est qu’il nomme les membres du conseil d’administration, lequel fixe sa rémunération et décide des nombreux avantages accordés aux administrateurs. Aussi, ce n’est pas « la main invisible du marché » qui décide des revenus astronomiques des cadres dirigeants, c’est « la poignée de main invisible » échangée dans la salle du conseil d’administration. Mais pourquoi ces patrons n’étaient-ils pas aussi grassement payés il y a trente ans ? Là encore, il s’agit de « culture d’entreprise ». Pour toute une génération, après la Seconde Guerre mondiale, la peur du scandale a imposé une certaine retenue. De nos jours, personne ne s’offusque plus. En d’autres termes, l’explosion des salaires des patrons traduit un changement social plutôt que la loi purement économique de l’offre et de la demande. Il ne faut pas la considérer comme une tendance du marché, mais comme quelque chose d’analogue à la révolution sexuelle des années 60 _ un relâchement d’anciennes contraintes, une nouvelle permissivité. Mais en l’occurrence, la permissivité est financière et non sexuelle.

Comment expliquer une telle évolution de la culture d’entreprise ? Économistes et théoriciens du management commencent à peine à y réfléchir, mais on peut d’ores et déjà suggérer quelques facteurs. L’un d’eux concerne le changement structurel des marchés financiers. Dans son nouveau livre « Searching for a Corporate Savior » _ « A la recherche du sauveur de l’entreprise » _, Rakesh Khurana, de la Harvard Business School, estime que dans les années 80 et 90, le  » capitalisme managérial » _ le monde de l’homme en costume de flanelle grise _ a été remplacé par le « capitalisme investisseur ». Les investisseurs institutionnels voulaient des chefs héroïques, souvent venus de l’extérieur, et ils étaient prêts à débourser des sommes énormes pour les attirer. D’ailleurs, le sous-titre du livre de Rakesh Khurana est « La quête irrationnelle du PDG charismatique » _ « The Irrational Quest for Charismatic CEO’s«  .

Mais les théoriciens à la mode ne trouvent rien d’irrationnel à cette quête. Depuis les années 80, on attache toujours plus d’importance au « leadership« , autrement dit aux qualités personnelles, à la personnalité charismatique du chef. Lorsque Lee Iacocca, le PDG de Chrysler, est devenu une figure connue du grand public au début des années 80, il était pratiquement seul dans ce cas : comme le rappelle Rakesh Khurana, au cours de l’année 1980, un seul numéro de Business Week a montré un PDG en couverture. En 1999, 19 unes leur ont été consacrées. Une fois qu’il est devenu normal, voire nécessaire pour un patron d’être célèbre, il est également plus facile de faire de lui un homme riche.

Les économistes ont également contribué à légitimer des niveaux de rémunération autrefois impensables. Dans les années 80 et 90, d’innombrables articles écrits par des universitaires  _ popularisés dans les revues économiques et intégrées par les consultants dans leurs recommandations _ donnaient raison à Gordon Gekko _ financier incarné par Michael Douglas dans le film « Wall Street » , réalisé par Oliver Stone en 1987 _  : la cupidité est une bonne chose, et elle marche. Pour obtenir le meilleur des dirigeants d’entreprise, prétendaient ces articles, il est nécessaire d’aligner leurs intérêts sur ceux des actionnaires. Et pour ce faire, il faut leur attribuer généreusement des actions ou des stock-options.

Loin de moi toute insinuation sur la corruption personnelle des économistes et des théoriciens du management. Il s’agirait plutôt d’un processus inconscient et subtil : les idées reprises par les écoles de commerce et qui rapportaient de coquets honoraires de consultant ou de conférencier, allaient dans le sens d’une tendance existante et donc lui apportaient leur caution.

Ce que suggèrent maintenant des économistes comme MM. Piketty et Saez est que l’histoire des revenus des patrons a valeur de symbole. Bien plus que ne l’imaginent économistes et partisans de l’économie de marché, les salaires, surtout les plus élevés, sont déterminés par les normes sociales. Dans les années 30 et 40, de nouvelles conceptions de l’égalité se sont imposées, en grande partie sous l’impulsion des hommes politiques. Dans les années 80 et 90, elles se sont vues remplacées par le « laisser-faire », avec pour conséquence l’explosion des revenus au sommet de l’échelle. Un incident en dit long sur ce phénomène. Répondant à un courrier électronique d’une téléspectatrice canadienne, Robert Novak, l’un des animateurs de l’émission Crossfire sur CNN, s’est fendu de ce petit discours : « Marg, comme la plupart des Canadiens, vous n’êtes pas bien informée et vous vous trompez. Aux États-Unis, la durée de vie y est la plus longue, l’espérance de vie y est plus grande que dans n’importe quel autre pays au monde, y compris le Canada. C’est un fait. » Mais les faits donnent tort à M. Novak. Les Canadiens vivent en moyenne deux ans de plus que les Américains. Et l’espérance de vie aux États-Unis est bien inférieure à ce qu’elle est au Canada, au Japon et dans tous les grands pays d’Europe occidentale. Nous vivons un peu moins longtemps que les Grecs, un peu plus que les Portugais. Les hommes font de moins vieux os aux États-Unis qu’au Costa Rica. Néanmoins, on comprend pourquoi M. Novak croyait que nous étions les meilleurs. Après tout, nous sommes le pays le plus riche du monde, avec un PIB réel par habitant d’environ 20 % supérieur à celui du Canada. Et dans ce pays, nous croyons dur comme fer qu’une marée montante ne laisse aucun bateau échoué. Notre richesse nationale montante ne se traduit-elle pas par un niveau de vie élevé pour tous les Américains ?

Eh bien, non. Si nous avons le revenu par habitant le plus élevé parmi les pays développés, c’est surtout parce que nos riches sont bien plus riches. D’où cette idée radicale : si les riches obtiennent plus, il en reste moins pour les autres. Cette thèse _ qui est une simple question d’arithmétique _ est systématiquement assimilée à la défense de la « lutte des classes ». Si l’accusateur se fait un peu plus précis, il dira probablement qu’il n’y a pas de quoi faire un drame de la richesse de quelques personnes. Cela pour deux raisons : d’abord, parce que si l’élite gagne apparemment beaucoup d’argent, sa part du total reste faible _ autrement dit, tout compte fait, les riches ne prennent pas une si grande part du gâteau que cela ; ensuite, parce qu’essayer de réduire les hauts salaires fait surtout du tort aux personnes défavorisées, les tentatives de redistribution entraînant une démotivation.

Il fut un temps où ces arguments étaient tout à fait pertinents : lorsque nous étions dans une société de classes moyennes. Mais ils se défendent beaucoup moins de nos jours. En premier lieu, la part des riches dans le revenu total n’est plus négligeable. A l’heure actuelle _ c’était en 2002 _, 1 % des ménages touchent environ 16 % du revenu total brut, et environ 14 % du revenu net. Cette part a pratiquement doublé en trente ans, et elle est désormais comparable à celle des 40 % de la population les moins favorisés. Le transfert en faveur des privilégiés est donc important. D’un point de vue purement mathématique, les revenus des familles modestes ont dû, normalement, augmenter bien moins que le revenu moyen. Et c’est ce qui s’est effectivement passé. Le revenu moyen des ménages, hors inflation, a crû de 28 % entre 1979 et 1997. Mais le revenu médian _ celui d’une famille au milieu de l’échelle de distribution, qui constitue un meilleur indicateur de la situation des familles américaines _ n’a augmenté que de 10 %. Quant au revenu du cinquième de la population situé au bas de l’échelle, il a même légèrement baissé.

Nous nous enorgueillissons, à juste titre, de notre croissance économique sans précédent. Mais depuis quelques dizaines d’années, il est frappant de voir à quel point cette croissance a peu profité aux familles ordinaires. Le revenu médian ne s’est accru que d’environ 0,5 % par an _ et ce gain était probablement imputable pour l’essentiel à la durée plus longue du temps de travail des femmes. En outre, les chiffres ne reflètent pas la précarité grandissante dont souffre le salarié moyen. A l’époque où le constructeur automobile General Motors était surnommé en interne « Généreux Motors« , nombre de ses salariés pensaient jouir de la sécurité de l’emploi _ l’entreprise ne les licencierait que si elle n’avait vraiment plus le choix. Nombreux étaient ceux dont le contrat de travail prévoyait une assurance maladie même après un licenciement. Ils bénéficiaient d’un régime de retraite qui ne dépendait pas de la Bourse. De nos jours, les entreprises bien établies procèdent couramment à des dégraissages massifs. Perdre son emploi, c’est perdre sa couverture médicale, et comme des millions de personnes l’ont appris à leurs dépens, un plan d’épargne d’entreprise ne garantit en aucune manière une retraite confortable.

Il n’en reste pas moins que, pour une grande partie de la population, si le système économique américain crée beaucoup d’inégalités, il génère aussi des revenus plus élevés, et par conséquent tout le monde y gagne. C’est la morale que Business Week a tirée dans un récent numéro spécial sur les « 25 idées pour un monde en mutation« . L’une de ces idées était que « les riches s’enrichissent, et c’est normal« . Les revenus les plus élevés, entend-on souvent dire, sont le fruit d’une économie de marché qui encourage avec moult récompenses les bons résultats. C’est le système qui permet ce genre de performance, autrement dit, les privilégiés n’amassent pas des fortunes aux dépens des gens comme vous et moi. Les esprits chagrins feront remarquer que l’explosion des rémunérations des patrons n’est que très vaguement liée à leurs performances réelles. Jack Welch comptait parmi les 10 PDG les mieux payés aux Etats-Unis en 2000, et on pourrait soutenir qu’il le méritait. Mais qu’en est-il de Dennis Kozlowski de Tyco _ forcé à la démission et inculpé de fraude et vol _, ou de Gerald Levin de Time Warner _ autre groupe en crise dont la comptabilité fait l’objet d’une enquête fédérale _, qui figuraient également sur cette liste ?

Est-il possible de produire des preuves directes des effets de l’inégalité ? On ne peut pas remonter le cours de l’Histoire et se demander ce qui serait arrivé si les normes sociales de l’Amérique des classes moyennes avaient continué à limiter les plus forts revenus, et si la politique gouvernementale avait lutté contre les inégalités croissantes au lieu de les renforcer. Mais nous pouvons nous comparer à d’autres pays industrialisés. Et les résultats ont de quoi surprendre. Nombreux sont les Américains qui croient que, vivant dans le pays le plus riche du monde avec le PIB réel par habitant le plus élevé, ils s’en portent forcément tous mieux : ce ne sont pas uniquement nos riches qui sont plus riches que leurs pairs à l’étranger ; la famille américaine typique est bien mieux lotie que son homologue ailleurs, et même nos pauvres s’en tirent bien par rapport au reste du monde.
Hélas, ce n’est pas vrai. Prenons le cas de la Suède, cette « bête noire » des conservateurs. Il y a quelques mois, le cybergourou conservateur Glenn Reynolds a fait sensation en soulignant que le PIB par tête de la Suède est comparable à celui du Mississippi : voyez, ces ridicules partisans de l’État-providence se sont eux-mêmes appauvris ! M. Reynolds a sans doute conclu que le Suédois moyen est aussi pauvre que l’habitant moyen du Mississippi, et par conséquent bien moins favorisé que l’Américain moyen. Mais les Suédois vivent trois ans de plus que les Américains. La mortalité infantile en Suède est moitié moindre qu’aux États-Unis, et l’illettrisme y est bien moins répandu que dans notre pays.

Comment est-ce possible ? L’une des raisons est que le PIB par habitant constitue un indicateur parfois trompeur. Les Suédois prennent plus de vacances que les Américains, ils ont donc une durée annuelle de travail moins longue. C’est un choix, et non un échec économique. Le PIB réel par heure travaillée est de 16 % inférieur à celui des États-Unis, ce qui met la productivité des Suédois à parité avec celle des Canadiens. Mais le revenu moyen inférieur à celui des États-Unis s’explique surtout par le fait que nos riches sont tellement plus riches. La famille médiane suédoise jouit d’un niveau de vie à peu près comparable à celui de son homologue américaine : les salaires sont même plus élevés dans ce pays scandinave, et la pression fiscale plus forte est compensée par une couverture médicale et des services publics généralement meilleurs. Et à mesure que l’on descend l’échelle des revenus, le niveau de vie en Suède se place bien loin devant celui aux Etats-Unis. Les familles suédoises avec enfants, appartenant aux 10 % au bas de l’échelle _ c’est-à-dire plus pauvres que 90 % de la population _ disposent d’un revenu de 60 % supérieur à celui de leurs homologues américaines. Très peu de Suédois connaissent la grande pauvreté : en 1994, 6 % d’entre eux vivaient avec moins de 11 dollars par jour, contre 14 % des Américains.

Moralité : même si l’on pense que l’inégalité criante aux États-Unis est le prix à payer pour notre revenu national élevé, il n’est pas du tout évident que le jeu en vaut la chandelle. La raison pour laquelle les conservateurs se lancent régulièrement dans une campagne de dénigrement de la Suède est qu’ils veulent nous convaincre de l’impossibilité d’un compromis entre efficacité et équité _ en d’autres termes, si l’on essaie de prendre aux riches pour donner aux pauvres, tout le monde y perd. Mais la comparaison entre les États-Unis et d’autres pays développés n’étaie en aucune manière cette thèse.

Et l’on peut même retourner contre eux l’argument des conservateurs : l’inégalité aux États-Unis a atteint un niveau tel qu’elle est devenue contre-productive. Jusqu’à une date récente, il était pratiquement admis que, quoiqu’on en dise, les nouveaux patrons « impériaux » avaient obtenu des résultats qui faisaient paraître négligeable le coût de leurs rémunérations. Mais maintenant que la bulle boursière a éclaté, il apparaît de plus en plus clairement que la facture était trop lourde. Le prix payé par les actionnaires et la société dans son ensemble pourrait être beaucoup plus élevé que le montant effectivement versé aux PDG.

Les détails des scandales financiers ont de quoi laisser perplexe : emprunts d’initiés, stock-options, structures ad hoc, évaluation au prix du marché (mark-to-market), et autres dettes achetées avec décote et revendues à leur valeur nominale (round-tripping). Une telle complexité s’explique aisément. Toutes ces pratiques étaient destinées à favoriser les initiés, à gonfler la rémunération du PDG et de ses proches. Mais si l’on ne fait plus preuve d’aucune retenue au sein de l’entreprise américaine, le monde extérieur (y compris les actionnaires) se montre en revanche toujours aussi pudibond et n’accepte pas encore que des cadres supérieurs se livrent ouvertement au pillage. Aussi faut-il camoufler les malversations, au travers de techniques complexes que l’on peut présenter à l’extérieur comme d’astucieuses stratégies d’entreprise.

Les patrons qui consacrent leur temps à imaginer des manières innovantes de détourner l’argent de l’actionnaire pour leur profit personnel ne s’occupent probablement pas très bien des vraies affaires de l’entreprise (pour preuve, les cas d’Enron, Worldcom, Tyco, Global Crossing, Adelphia, entre autres). Les investissements choisis parce qu’ils donnent l’illusion de la rentabilité, pendant que les initiés lèvent leurs options d’achat d’actions, représentent un gaspillage de précieuses ressources. Et lorsque prêteurs et actionnaires rechignent à mettre la main au portefeuille parce qu’ils n’ont plus confiance, c’est l’ensemble de l’économie qui en pâtit.

Les partisans d’un système dans lequel certains s’enrichissent énormément se sont toujours appuyés sur l’argument suivant : l’attrait de la richesse constitue une grande motivation. Motivation, d’accord, mais pour quoi faire ? Plus on apprend ce qui se passe dans les entreprises américaines, moins on est convaincu que ces mesures incitatives ont effectivement encouragé les patrons à travailler dans notre intérêt à tous.

En septembre dernier, le Sénat a examiné un texte de loi qui aurait introduit un impôt sur les plus-values pour les Américains qui renoncent à leur nationalité afin d’échapper à la fiscalité de notre pays. Le sénateur Phil Gramm s’en est offusqué, jugeant cette mesure « digne de l’Allemagne nazie« . Propos sans doute excessif, mais pas plus que la métaphore employée par Daniel Mitchell, de la Heritage Foundation _ groupe de réflexion ultraconservateur _, pour décrire un projet de loi visant à empêcher les sociétés de se reconstituer à l’étranger pour des raisons fiscales : M. Mitchell a qualifié le texte d' »équivalent fiscal du verdict Dred Scott« , en faisant allusion à l’infâme décision de la Cour suprême de 1857 qui ordonnait aux Etats anti-esclavagistes de livrer les esclaves réfugiés chez eux.

Il y a vingt ans, un ténor du Sénat aurait-il comparé à des nazis ceux qui veulent faire payer des impôts aux riches ? Un membre d’un groupe de réflexion étroitement lié à l’administration aurait-il établi un parallèle entre l’impôt sur les sociétés et l’esclavage ? Je ne le pense pas. Les commentaires de MM. Gramm et Mitchell reflètent deux changements radicaux qu’a connus la vie politique américaine. L’un concerne la polarisation croissante _ nos hommes politiques sont de moins en moins enclins à faire preuve de modération, même dans les apparences. L’autre changement porte sur la tendance des responsables politiques à défendre les intérêts des riches. J’entends par là les vraiment très riches, pas les simples individus aisés : seule une personne qui possède un patrimoine d’au moins plusieurs millions de dollars peut envisager un exil pour des raisons fiscales.

De la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 70 _ soit la période durant laquelle les inégalités de revenus étaient tombées à leur plus bas niveau _ la politique fut bien moins partisane que de nos jours. Ce n’est pas une affirmation subjective. Mes collègues professeurs de science politique à Princeton, Nolan McCarty et Howard Rosenthal, ont, avec Keith Poole de l’université de Houston, fait une analyse statistique démontrant que le comportement électoral d’un membre du Congrès est, selon son appartenance à un parti, bien plus prévisible de nos jours qu’il y a vingt-cinq ans. De fait, le clivage entre partis n’a jamais été aussi net depuis les années 20.

Mais sur quoi s’affrontent les partis ? La réponse est simple : l’économie. Cela paraît peut-être simpliste de décrire les démocrates comme un parti qui veut taxer les riches et aider les pauvres, et les républicains comme une formation qui entend maintenir les impôts et les dépenses sociales à un niveau aussi bas que possible. A l’époque de l’Amérique des classes moyennes, cela aurait été effectivement de la caricature, car la politique n’était alors pas fondée sur des questions économiques. Mais c’était un pays différent. Comme les professeurs McCarty, Rosenthal et Pool l’ont dit, « si les revenus et les richesses sont distribués de manière plutôt équitable, les hommes politiques n’ont pas grand-chose à gagner à faire de la politique en fonction de conflits qui n’existent pas« . Aujourd’hui, les conflits existent bel et bien, et notre vie politique tourne autour d’eux. En d’autres termes, les inégalités de revenus grandissantes expliquent probablement le clivage politique croissant.

Cependant, l’opposition entre riches et pauvres n’a pas eu l’effet politique que l’on aurait pu prévoir. Alors que les revenus des privilégiés se sont envolés, alors que les ménages moyens ont au mieux vu les leurs progresser modestement, on se serait attendu à voir les hommes politiques courtiser les électeurs en se proposant de faire payer les riches. En fait, la polarisation politique s’est produite parce que les républicains se sont davantage ancrés à droite, et non pas parce que les démocrates se sont déplacés vers la gauche. Du coup, la politique économique a effectivement évolué en faveur des privilégiés. Les importantes réductions d’impôts des vingt-cinq dernières années _ celles décidées par Ronald Reagan dans les années 80 et celles de George W. Bush _ ont toutes joué fortement en faveur des très riches. Malgré la confusion savamment entretenue, plus de la moitié des allégements fiscaux de Bush profiteront en fin de compte à 1 % des ménages, les plus fortunés bien sûr. La principale augmentation d’impôts durant cette période, à savoir l’alourdissement de l’imposition des revenus du travail dans les années 80, a frappé avant tout la classe ouvrière.

L’exemple le plus frappant de l’évolution de la politique au bénéfice des riches est le mouvement en faveur d’une suppression des droits de succession. Ces droits représentent avant tout un impôt sur la fortune. En 1999, seules 2 % des successions, les plus grosses, les ont supportés, et la moitié de cet impôt a été payée par 3 300 successions seulement, soit 0,16 % du total, valant au minimum 5 millions de dollars et en moyenne 17 millions de dollars. Un quart des recettes proviennent de 467 successions seulement. Les histoires d’exploitations agricoles et d’entreprises familiales démantelées pour payer les droits de succession sont des légendes du monde rural. Nous n’en avons trouvé pratiquement aucun exemple concret, malgré tous nos efforts.

On aurait pu penser qu’un impôt qui frappe si peu de personnes tout en générant des recettes fiscales considérables serait populaire et ne susciterait pas une large opposition politique. D’autant que l’on entend depuis longtemps l’argument selon lequel les droits de succession promeuvent les valeurs démocratiques, précisément parce qu’ils limitent la capacité des grandes fortunes à former des dynasties. Aussi, comment expliquer la vigoureuse campagne en faveur d’une suppression de cette taxe ? Pourquoi cette mesure constitue-t-elle le pivot de la baisse d’impôts voulue par Bush ?

Certes, ceux qui en profiteraient ne sont qu’une poignée, mais ils ont beaucoup d’argent et encore plus d’influence. C’est le genre de personnes qui attirent l’attention des hommes politiques en quête de fonds électoraux. Il ne s’agit pas simplement de financement des campagnes électorales : les partisans d’une abolition de cette taxe ont réussi à convaincre une grande partie de l’opinion de son caractère néfaste. Discuter avec des retraités relativement prospères est éclairant. Ils qualifient cette taxe d’ « impôt sur la mort » ; nombre d’entre eux croient que leur patrimoine sera grevé par les taxes, même si la plupart ne paieront en réalité pas grand-chose, voire rien du tout ; et ils sont persuadés que les PME et les exploitations agricoles familiales supporteront l’essentiel du fardeau.

Ces idées fausses ne sont pas le fruit du hasard. On les a délibérément promues. Par exemple, un document de la Heritage Foundation intitulé « Il est temps de supprimer les impôts fédéraux sur la mort, ou le cauchemar du rêve américain » évoque des cas qui, en fait, ne se produisent que rarement, sinon jamais, dans la vie réelle. « Les propriétaires de petites entreprises, en particulier ceux appartenant aux minorités, sont angoissés à l’idée que l’affaire qu’ils espèrent léguer à leurs enfants soit détruite par l’impôt sur la mort… Les femmes qui ont arrêté de travailler pour élever leurs enfants, une fois ceux-ci devenus grands cherchent désespérément des moyens de réintégrer la vie active sans mettre en péril le patrimoine familial à cause des impôts. » Et devinez qui finance la Heritage Foundation ? Des fondations créées par les familles fortunées, évidemment. Ce n’est donc pas un hasard si les idées profondément conservatrices, qui militent contre l’imposition de la fortune, sont devenues populaires alors que les riches deviennent encore plus riches : outre qu’il permet d’acheter de l’influence, l’argent sert aussi à manipuler l’opinion.

C’est probablement un processus qui se renforce de lui-même. A mesure que le fossé entre les riches et les autres se creuse, la politique économique défend toujours plus les intérêts de l’élite, pendant que les services publics destinés à l’ensemble de la population, notamment l’école publique, manquent cruellement de moyens. Alors que la politique gouvernementale favorise les riches et néglige les besoins de la population, les disparités de revenus ne cessent d’augmenter.

Les États-Unis des années 20 ne constituaient pas une société féodale. Néanmoins, c’était un pays dans lequel d’immenses privilèges, souvent hérités, formaient un contraste frappant avec une misère noire. C’était également un pays dans lequel l’État, plus souvent que de raison, se mettait au service des privilégiés tout en faisant fi des aspirations de l’homme de la rue.

Cette époque est, dit-on, révolue. Mais qu’en est-il réellement ? Les inégalités dans l’Amérique d’aujourd’hui ont retrouvé leurs niveaux des années 20. Les gros héritages ne jouent plus un grand rôle dans notre société, mais avec le temps _ et l’abrogation des droits de succession _ nous permettrons la formation d’une élite héréditaire tout aussi éloignée des préoccupations de l’Américain moyen. A l’instar de l’ancienne élite, la nouvelle exercera une énorme influence politique. Dans son livre « Wealth and Democracy » _ « Richesse et Démocratie » _, Kevin Phillips émet cette sombre mise en garde en guise de conclusion : « Soit la démocratie se renouvelle, avec une renaissance de la vie politique, soit la fortune servira de ciment à un nouveau régime moins démocratique : une ploutocratie, pour l’appeler par son nom.«  C’est un point de vue extrême, mais nous vivons à l’heure des extrêmes. Même si les apparences de la démocratie demeurent, elles risquent de se vider de leur sens. Il est par trop facile de deviner le pays que nous pourrions devenir, un pays dans lequel de grands privilèges seront réservés aux individus qui ont le bras long ; un pays dans lequel l’homme de la rue voit son horizon bouché ; un pays dans lequel l’engagement politique semble inutile, parce qu’au bout du compte seule l’élite voit ses intérêts défendus. »

Voilà pour ce très bel article _ merci à Rufus Œconomicus de me l’avoir amicalement signalé ! _ « For richer« , de Paul Krugman, en octobre 2002…

Comme quoi, la lucidité existe, et sait résister

aux « prêt-à-penser » qui font « période », « air du temps » ;

aux paradigmes dominants qui se voudraient intimidants :

« sans nulle alternative » !

Madame Thatcher en faisait alors sa posture _ et sa « marque » de « reconnaissance » (d' »élection »…) _, en la décennie 80…

Et voici que « le réel » change, comme d’un coup, de « forme » ;

« imposant » aux « réalistes » de tous poils et tous acabits de toutes les « real-politiques« ,

de modifier, le plus subito presto possible, leur « mine », leur « figure » _ ou leur(s) masque(s)… ;

ou de changer de pied leur fox-trott, leurs footsteps, leur tango et leur valse…

Du tout récent _ lundi 13 octobre : soit juste une semaine _ prix Nobel d’économie, Paul Krugman, sont disponibles en français :

« La Mondialisation n’est pas coupable _ vertus et limites du libre-échange« , aux Éditions La Découverte, en janvier 2000 ;

et « L’Amérique que nous voulons« , aux Éditions Flammarion, en août 2008,

dont voici _ pour comparaison avec ce que nous venons de lire (d’octobre 2002) la quatrième de couverture :

« Quelques mois après l’élection présidentielle de 2004, j’ai subi des pressions : je devais cesser de passer mon temps à critiquer l’administration Bush et les conservateurs en général. « Les urnes ont parlé « , m’a-t-on dit. Avec le recul, cette élection apparaît comme l’ultime exploit du conservatisme de mouvement avant sa chute.

Quand Bush est entré à la Maison-Blanche, ce mouvement s’est enfin trouvé en mesure de contrôler tous les leviers du pouvoir, et s’est vite révélé inapte à gouverner, pratiquant des politiques contraires aux intérêts de la grande majorité des Américains : une poignée de super-riches et un certain nombre de grandes entreprises ont quelque chose à gagner à la montée de l’inégalité, à la suppression de la fiscalité progressive, à l’abrogation des droits de succession et de l’État-providence.

Mais des évolutions de fond ébranlent leur tactique politique. La principale, c’est que l’électorat américain, pour le dire crûment, devient moins blanc. Les sondages suggèrent qu’en matière de politique inférieure le centre de gravité de l’électoral s’est nettement déplacé vers la gauche depuis les années 1990 et que la race est une force en perte de vitesse dans un pays qui, réellement, devient de moins en moins raciste.

Le conservatisme de mouvement a encore l’argent de son côté, mais cela n’a jamais suffi. On peut raisonnablement imaginer qu’en 2009 les États-Unis auront un président démocrate et une majorité démocrate au Congrès. Mais cette nouvelle majorité, que doit-elle faire ? Elle doit, pour le bien du pays, suivre une politique résolument progressiste. Réduction de l’inégalité et expansion de la sécurité sociale, lancement d’une assurance maladie universelle. Soit un nouveau New Deal !« 

Avec ces mots récapitulatifs de l’éditeur :

« Paul Krugman éclaire magistralement les raisons du naufrage américain _ la fin des valeurs démocratiques et de la prospérité _ en examinant de manière décapante un siècle d’histoire politico-économique. Il propose des mesures indispensables à la juste répartition des richesses et à la renaissance d’une classe moyenne… »

A bon entendeur, salut !

Titus Curiosus, ce 20 octobre 2008

Avis d’experts _ pour (un peu) mieux comprendre la « crise » financière, et le « naufrage intellectuel » de l’ère de la rapacité

20oct

A propos de deux passionnants articles _ du Monde, le 17 octobre 2008, et du New-York Times, le 20 octobre 2002 _ de Daniel Cohen et Frédéric Joignot (« Crise : le procès d’une perversion du capitalisme« ) et Paul R. Krugman, prix Nobel 2008 d’Économie (« For richer », ou « Main-basse sur l’Amérique » : « Lorsque, adolescent, je vivais à Long Island…« ) ;

et de « Richesse du monde, pauvreté des nations« , de Daniel Cohen, aux Éditions Flammarion ;

et de « L’Amérique que nous voulons« , de Paul R. Krugman, aux Éditions Flammarion…

Pour y comprendre un peu mieux quelque chose, de l’actuelle « crise » des valeurs financières _ mais pas seulement !… _

ces deux avis d’experts,

dans deux tribunes un plus « libres », probablement _ on va en juger _, que d’autres, de deux des un peu moins mauvais (ou un peu moins inféodés à la doxa dominante) journaux _ de référence ? _ d’aujourd’hui…

A mon envoi de l’article du Monde de Daniel Cohen et Frédéric Joignot,

voici ce qu’a renvoyé, en retour, mon excellent collègue Rufus Œconomicus :

De : Rufus Œconomicus

Date : 19 octobre 2008 16:35:01 HAEC
À : Titus Curiosus

Objet : re: Un article panoramique de Daniel Cohen (interviewé par Frédéric Joignot) dans le Monde du 17 octobre

« Très bonne synthèse … d’un maître dans l’art de la synthèse !
Je te conseille son « Richesse du monde, pauvreté des nations » qui résume magistralement la dynamique inégalitaire de nos société contemporaines. Même s’il semble que l’auteur ait quelque peu revu, depuis, son analyse …
Concernant ces fameuses inégalités,

cf l’article désormais canonique de Krugman (prix Nobel 2008) paru initialement en 2003 dans le New-York Times.
Amicalement,

Rufus »

Avis d’expert, qu’on en juge. Voici le dossier,

en commençant par l’article de Daniel Cohen, répondant aux questions de Frédéric Joignot :


« Hantés par la crise de 1929, les États ont finalement tendu la main à une planète financière déboussolée. Pour l’économiste Daniel Cohen, la crise sanctionne les errements d’un système ultralibéral né dans les années 1980 avec Thatcher et Reagan. « Beaucoup de dogmes vont tomber« , prévient-il.

« Personne n’imaginait que la situation était grave au point que le paralytique doive racheter l’aveugle« , déclarait au Monde l’économiste Daniel Cohen, commentant le rachat le 16 mars quasiment « pour un franc symbolique » de la banque d’affaires en pleine débâcle Bear Stearns par la banque JP Morgan. Cette nouvelle inouïe faisait tomber le dollar à son niveau le plus bas face à l’euro, déclenchant un vent de panique chez les investisseurs qui se précipitaient sur l’or et les emprunts d’État.

Daniel Cohen, professeur d’économie à l’École normale supérieure, auteur notamment de « Trois Leçons sur la société post-industrielle » (Seuil, 2006) – et éditorialiste associé au Monde –, annonçait alors

_ c’est-à-dire au mois de mars dernier…, j’interviens ici pour le souligner _
une accélération du processus : « Le château de cartes s’effondre. Une aversion au risque s’installe. Les banques ne se font plus confiance entre elles. Le coût du financement se durcit (…). La défiance engendre la défiance et le système financier s’installe dans un cercle vicieux. » Il appelait à « faire sauter les barrières intellectuelles » et à l’intervention de l’État.

Aujourd’hui, États-Unis et Grande-Bretagne en tête, les États nationalisent les banques et garantissent l’épargne populaire pour éviter la répétition d’un scénario à la 1929.

La barrière intellectuelle – le dogme de la « main invisible » et de l’autorégulation du capitalisme, la liquidation de l’Etat, le « laisser-faire » dans les marchés financiers – a volé en éclats. La période du libéralisme sans entraves

ouverte par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, du capitalisme financier dérégulé et des golden boys jouant avec des titres douteux et l’argent des autres,

semble révolue.

Comment

_ si nous remontons « en amont » de l’actuelle « crise », dirais-je _

en sommes-nous arrivés à une telle défaite des grands principes du capitalisme réglementé et moralisé apparus après la grande crise de 1929, ses millions de chômeurs et ses conséquences politiques désastreuses – la montée de l’extrême gauche et du fascisme ?

Comment avons-nous oublié les leçons de John Maynard Keynes, Hyman Minsky ou James K. Galbraith

sur l’instabilité financière, le rôle décisif du politique et d’un État-providence dans les périodes difficiles ?

Faut-il parler de « révisionnisme« , comme le suggère Daniel Cohen ?

Telle était la présentation de Frédéric Joignot à son entretien avec Daniel Cohen…

Entretien :

Dans les années 1980, déjà, on voyait les golden boys et les yuppies, les premiers héros de Wall Street, lessivés par le krach de 1987. Cette dérive du capitalisme financier ne date pas d’aujourd’hui ?

Daniel Cohen : Les années 1980 ont vu la fin de ce qu’on peut appeler le capitalisme « managérial« , le capitalisme industriel issu de la grande tradition « fordiste ». C’était un âge où les employés passaient parfois leur vie dans la même entreprise, profitant d’avantages sociaux conséquents. Ce capitalisme s’est déployé après guerre, dans les années 1950-1960. Il prolongeait la révolution industrielle des années 1920, une époque où les grands capitaines d’industrie remplacent les patrons issus du capitalisme familial du xixe siècle. A la suite de la grande crise de 1929 qui a ruiné des milliers d’entreprises, fabriqué des millions de chômeurs, la Bourse a été disqualifiée. Durant les années d’après guerre, elle ne donnait quasiment plus son avis sur la gestion des firmes, laissant le champ libre aux « managers« . La spéculation, les coups de Bourse étaient déconsidérés.

En 1924, Érich von Stroheim tourne « Les Rapaces« , son chef-d’œuvre sur les conséquences sociales de la cupidité. En 1987, les traders Michael Milken et Ivan Boesky inspirent « Wall Street » d’Oliver Stone, en déclarant « Greed is good« , la rapacité est bonne. Juste avant d’être emprisonnés pour délit d’initié.

Nous n’apprenons jamais ?

Beaucoup aujourd’hui instruisent le procès du capitalisme financier contemporain au regard de ce qu’avait été le capitalisme industriel, souvent interprété comme un capitalisme social.

Essayons de démêler tout cela…

Le point de départ de ce bouleversement sont les années 1980 avec la dérégulation du marché financier. Cette révolution financière, développée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, ouvre à Wall Street un nouveau champ d’action : le démantèlement des vieux conglomérats, la mise en coupe des entreprises les moins rentables. C’est la fin du capitalisme managérial.

En même temps, avec l’effondrement du bloc soviétique en 1989, la mondialisation commence…

C’est la toile de fond de la crise actuelle.

Comment en est-on arrivé à rejeter l’État-providence, à décrédibiliser John M. Keynes, tout ce système inventé pour empêcher une nouvelle crise de 1929, et qui a fait les beaux jours des années 1950-1960 ?

Avec Reagan et Thatcher, on passe d’une « ambiance intellectuelle » à une autre, on change de paradigme. Après guerre, les pays industrialisés sont profondément marqués par un mode de fonctionnement qu’on peut résumer par une trilogie : le keynésianisme, le fordisme, l’État-providence. Pour Keynes, qui a beaucoup influencé les gouvernements anglo-saxons avant et après la guerre de 1939-1945, la politique économique, la politique monétaire, la politique budgétaire peuvent réguler les cycles économiques, soutenir la consommation et la demande, donc la production, tendre à l’équilibre du plein-emploi. Cet équilibre, explique-t-il dans la « Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie » (1936), n’est jamais atteint mécaniquement par le jeu des marchés. Cela ne l’empêche pas de défendre l’esprit d’entreprise, le marché, mais il faut à ses yeux les réguler par des politiques macroéconomiques appropriées. Le fordisme, la grande entreprise capitaliste, lie de son côté le destin des ouvriers à celui de la firme. On y fait carrière, on trouve sa place à l’intérieur de l’appareil de production, on profite d’avantages sociaux. L’État-providence enfin complète et corrige ces deux processus. Il lance des grands travaux, intervient dans la production via les grandes entreprises nationales, etc. En même temps, il généralise l’aide sociale. Dans les années 1950-1960, la Sécurité sociale protège tous ceux qui ne sont pas dans le processus de production, les personnes âgées, les femmes en maternité, les chômeurs, considérés comme peu nombreux. Tout ce qui se passe au niveau de la vie professionnelle est censé être pris en charge par l’entreprise. C’est ce système qu’on quitte dans les années 1980.

Une réelle nostalgie de l’État-providence se développe aujourd’hui que la crise est là. Pourtant nous ne sommes plus dans la situation de plein-emploi, de consommation et de productivité florissantes des « trente glorieuses« .
Nous avions certainement pas mal vécu dans les années 1950-1960, même si le système ne fonctionnait pas si bien. Derrière la politique économique keynésienne, il y a l’entreprise très organisée, qui structure toute la société, de l’ouvrier spécialisé à l’ingénieur. Tout n’est pas rose : le travail à la chaîne met le « travail en miettes« , pour reprendre l’expression du sociologue Georges Friedmann. Néanmoins, l’usine donnait alors une force et une dignité à la classe ouvrière, fière de sa place à l’intérieur de la société. En même temps l’État-providence est très différent en Allemagne, en France ou en Suède, épousant à chaque fois les conditions singulières de sa mise en œuvre. Ce système va rencontrer ses limites dans les années 1970 avec ce qu’on a appelé la « stagflation« , c’est-à-dire la hausse simultanée du chômage et de l’inflation, après le premier choc pétrolier. Dans le schéma de Keynes, soit on a du chômage, mais alors des prix faibles et supportables, soit on a du plein-emploi, et un risque inflationniste – c’est ce qu’on appelle la courbe de Phillips. Ce système connaît un dysfonctionnement dans les années 1970. Nous n’assistons pas à un déficit de la consommation, mais à un choc négatif de la productivité des entreprises, de leur solvabilité. Tout à coup le système keynésien se trouve décrédibilisé parce qu’il ne produit pas les bonnes recettes à ce moment-là – et seulement à ce moment-là.


C’est l’époque des politiques de relance qui ne marchent pas.

Mais comment expliquer la prise de pouvoir du capitalisme financier ?

Tous les gouvernements, celui de Mitterrand parmi d’autres, essaient de faire de la relance de la consommation comme le voulaient les préceptes keynésiens. Ces politiques échouent, toutes. En même temps, les charges de l’État-providence augmentent avec le chômage ; il part bientôt à la dérive, fait l’objet de plans de rigueur draconiens. Quant au type d’organisation du travail du fordisme, avec ses plans de carrière ouvrière, sa politique sociale, ses syndicats, il n’apporte plus de gains de productivité.

Cette remise en question des gains de productivité des entreprises mène directement à Reagan et Thatcher, c’est-à-dire au démantèlement de l’organisation du travail et des syndicats, à l’éclatement des organisations managériales, et à la prise de contrôle par la Bourse du fonctionnement des entreprises.

C’est une rupture essentielle.

En quelques années, les managers, qui étaient des salariés comme les autres, sont sortis de la condition salariale, voient leurs destins indexés sur la Bourse. La révolution financière commence là. Elle donne le pouvoir aux actionnaires, indexe la rémunération des patrons sur la Bourse, ce qui explique l’explosion de leurs salaires. Ils vont désormais se soumettre aux impératifs de la Bourse, puisqu’ils en sont dorénavant partie prenante…

C’est aussi l’époque où des économistes comme Friedrich Hayek, Milton Friedman, l’école de Chicago imposent leurs vues aux politiques. Ils refont l’éloge de « la main invisible« , tant décriée en 1929.

En effet, politiques et économistes substituent dans les années 1980 un contre-paradigme à Keynes, s’appuyant sur Milton Friedman et ceux qu’on a appelés les « néomonétaristes« .

Ils prônent l’inactivité de l’État comme principe de régulation. Ils dénoncent l’État-providence comme coupable de toutes les erreurs et de la perte de compétitivité des entreprises. Le marché dérégulé est posé comme infaillible, le chômage comme naturel, l’inflation un phénomène purement monétaire.

Il est sûr que la vogue pour ces théories, ce « fondamentalisme du marché«  très critiqué par la suite par le prix Nobel d’économie (2001) Joseph Stiglitz par exemple, a beaucoup joué dans le développement d’un capitalisme financier laissé à lui-même.

Une question demeure cependant : pourquoi, en dépit de crises récurrentes, cette époque a-t-elle duré si longtemps ?

Depuis le premier krach de 1987, nous avons vu les crises et les bulles se multiplier. Elles semblent être chroniques, pour ne pas dire systémiques.

On constate une grande crise par décennie.

A la fin des années 1980, après le krach de 1987, les savings and loan, les caisses d’épargne américaines, font faillite. Elles sont sauvées par le président Bush père, avec un plan qui paraissait très important à l’époque, 125 milliards de dollars – aujourd’hui, nous en sommes déjà à 1 000 milliards.

Ensuite, à la fin des années 1990, la bulle Internet éclate.

Et maintenant, la crise immobilière est en train de dégénérer en une crise financière et économique générale.

Des études comparatives sur les crises financières ont montré qu’elles s’accéléraient bel et bien depuis le choc pétrolier de 1973, même en comparaison de ce qu’elles étaient au xixe siècle. Pourquoi ? Ici encore, il faut bien démêler l’écheveau.

Le coup d’envoi de la révolution financière est donné par les changements de gouvernance des entreprises, désormais soumises aux sollicitations de la Bourse.

Sommées de produire des rendements rapides et concurrentiels, les entreprises vont se lancer dans une rationalisation effrénée de leurs coûts de fonctionnement

et réduire leur champ d’activité au segment pour lequel elles développent véritablement un avantage comparatif.

La norme, dans ce nouveau capitalisme financier, consiste à produire juste la tranche de la chaîne de valeur qui correspond à votre savoir-faire – ce qui constitue votre avantage comparatif. Tout le reste va être externalisé, mis en concurrence, laissé au marché.

Par exemple, dans une entreprise des années 1950-1960, la cantine, le gardiennage, le nettoyage, la comptabilité étaient assurés par des salariés de l’entreprise. Cela faisait comme une grande famille, tout était produit sur place. Avec l’externalisation, plus aucun de ces services n’est produit par la firme, eux-mêmes sont mis en concurrence.

Cette maximisation touche aussi l’intérieur de l’entreprise, c’est l’époque du grand dégraissement…

A l’intérieur même de l’entreprise, toute l’activité tend à être segmentée, rendue plus efficace, jusqu’à ne conserver que le mince segment de la chaîne de valeur capable de faire la différence avec les concurrents. On tend ainsi vers des « entreprises sans employés« , un processus qui a été accéléré par la révolution technologique et les nouvelles industries de la communication. Ces entreprises nouvelles ne sont plus de vastes groupements de travailleurs comme autrefois, effectuant tous les services, défendant leur emploi, elles deviennent des unités produisant l’avantage comparatif mis en concurrence par le marché.

La mondialisation arrivant, élargissant la concurrence, offrant des mains-d’œuvre moins chères, va parachever ce processus.

On ne voit pas comment cet aspect du capitalisme pourrait changer. Il est certain que les critiques qui commencent à être menées, au vu de la crise écologique grandissante et des problèmes sociaux, contre son « court-termisme » chronique auront plus de poids. Mais la dynamique du « capitalisme monde », éclatant la chaîne de valeurs aux quatre coins de la planète, ne devrait guère être modifiée. Ce serait naïf de le penser.

Cependant, le « capitalisme monde » d’aujourd’hui, en Asie notamment, subit les contrecoups des déréglementations actuelles. Comment cette crise est-elle devenue mondiale ?

La crise actuelle constitue une forme de perversion du système financier, une excroissance dangereuse et inutile jusqu’ici contenue.

Dès 1987, juste après le premier krach boursier, nous aurions dû réfléchir.

Mais c’est l’inverse qui s’est produit, avec l’arrivée d’Alan Greenspan à la direction de la Réserve fédérale américaine. Sous sa houlette, le meilleur et le pire vont alterner. Il va autoriser l’argent facile, libérer des liquidités considérables qui vont favoriser les opérations à haut risque financées à crédit.

La finance du marché va fabriquer une nouvelle intermédiation financière totalement affranchie des règles qui pesaient sur le système financier classique. A la faveur de l’ambiance intellectuelle de la déréglementation voulue par Reagan, entérinée par Alan Greenspan, une deuxième couche d’intermédiation financière va apparaître, qui va doubler le circuit bancaire traditionnel. Ce qu’on appelle le shadow banking system. Il pèse 10 000 milliards de dollars, autant que le système bancaire classique, sauf que lui est affranchi des réglementations et des règles prudentielles qui s’appliquent aux banques de dépôts, n’étant pas pris dans le compas des régulateurs. Il s’agit de banques d’investissement qui se financent sur le marché, font des opérations de marché. Ce sont les hedge funds, les fonds de private equity, les compagnies d’assurances.

Prenez AIG, American International Group : en tant que compagnie d’assurances, elle n’était pas soumise à la même vigilance que les banques de dépôts. Elle a pu créer un département AIG Finances, qui s’est retrouvé le premier opérateur de ce qu’on appelle les credit default swaps, qui garantissent un créancier contre les risques de faillite du débiteur. Les banques commerciales jouent également à ce jeu, en développant des services financiers logés en dehors de leurs bilans, dans des structures ad hoc qui achètent allègrement les crédits risqués des subprimes. Cela le plus légalement possible, en profitant des trous dans le système de régulation, mais aussi d’un certain laxisme des autorités, qui auraient très bien pu s’apercevoir de la combine si elles avaient été plus vigilantes.

Mais elles ne l’ont pas fait. Pourquoi ? Sans doute parce qu’elles étaient convaincues par le bain d’idées ambiant, ce nouveau paradigme du marché entièrement laissé à lui-même, selon lequel toutes ces opérations financières pouvaient s’autoréguler. Sans cela, elles auraient commencé à demander à ouvrir les livres de comptes.

Pour sa défense Alan Greenspan explique que l’Amérique voulait vivre à crédit, que c’était un « choix de vie« , une « liberté fondamentale » – pris en partie sur le dos du reste du monde…

Alan Greenspan faisait un plaidoyer pro domo – d’autojustification. L’acte fondateur responsable de la séquence qui conduit à la crise, c’est la politique extrêmement libérale des taux d’intérêt du crédit menée par la Réserve fédérale. Les macroéconomistes, quel que soit leur horizon, s’accordent tous sur ce point.

Après la crise du 11-Septembre, qui venait juste après l’éclatement de la bulle Internet, Greenspan a craint que la conjonction des deux événements ne provoque une récession. Il a donc mené une politique totalement laxiste de taux d’intérêt très bas par rapport aux normes nécessaires. Ce faisant, il a accéléré un processus explosif. D’une part, une énorme baisse de l’épargne des ménages américains et ensuite la formidable détérioration de la balance des paiements des Etats-Unis. Les Américains ont continué de dépenser et consommer comme s’ils étaient aussi riches qu’avant, ou que leurs voisins. Ils ont résisté à l’explosion des inégalités de revenu grâce au crédit. Ils se disaient : « Je ne gagne pas autant qu’un gars de Wall Street, mais je vais m’acheter la même voiture, le grand écran HD, etc…« . A crédit. Le problème s’est redoublé du fait que Greenspan autorisait cette politique d’argent facile, qui a entretenu le boom immobilier – partout, y compris en France où les prix ont été multipliés par 2,5 entre 1997 et aujourd’hui.

Le résultat a été de créer une accélération des crédits, puis la bulle immobilière que nous connaissons actuellement. On peut parler d’une grave erreur de politique économique.

Depuis vingt ans, Greenspan et tous ces financiers et traders de Wall Street étaient présentés comme les nouveaux héros du capitalisme, des sortes de génies incontournables. C’est la fin de cette époque ?

C’étaient un peu les nouveaux « aventuriers de l’Arche perdue« . Et ils le revendiquaient. Ils défendaient leurs primes colossales, ils disaient participer à l’expansion et à la croissance, ils se comportaient avec l’arrogance de nouveaux riches, se croyaient des révolutionnaires. C’était le genre « Oui, j’ai gagné 100 millions de dollars, et je vous emmerde. Il faudrait que tout le monde puisse le faire« .

L’ambiance intellectuelle et médiatique faisait qu’ils n’avaient même pas l’impression de fauter, ni économiquement ni moralement. Ils étaient l’avant-garde !

C’est cette avidité, cette inconscience qui vont être sanctionnées.

Surtout si Barack Obama est élu, parce qu’il est démocrate, mais surtout parce qu’il va se trouver dans une situation de croissance très limitée, avec une énorme demande de redistribution.

Aux Etats-Unis, les inégalités sont devenues tout à fait extravagantes.

Les données collectées par mes _ excellents ! cf ce qu’en dit aussi le nouveau prix Nobel, Paul Krugman _ collègues Thomas Piketty et Emmanuel Saez montrent que le 1 % le plus riche de la population a retrouvé le poids qui était le sien au début du XXe siècle, à l’âge d’or des rentiers : ils gagnent plus de 16 % du revenu national, contre 7 % après guerre.

C’est une véritable perversion du capitalisme traditionnel.

Dans son ouvrage classique « L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme » (1904), Max Weber explique que si le capitalisme ne se caractérisait que par l’avarice, l’envie d’argent, les inégalités, alors il se serait développé au Moyen-Orient chez les marchands phéniciens, ou dans la riche Venise du commerce des épices. Or il est apparu en Angleterre, puis s’est développé aux États-Unis et en Europe du Nord. S’il reconnaît que la cupidité, le greed, constitue un des ressorts fondamentaux de l’activité humaine, il montre comment le capitalisme des origines rationalise cet appétit, construit des rapports de confiance et de contrat, rééquilibre l’ensemble avec la libre concurrence, des règles, des lois, etc.

Dans une interview donnée au Journal du dimanche, Dominique Strauss-Kahn explique que les rémunérations colossales consenties aux traders comme aux dirigeants alimentaient le système. Qu’en dites-vous ?

C’est le cœur du système. Le Financial Times cite une étude calculant les rémunérations des grands dirigeants d’établissements financiers internationaux sur les trois dernières années. Ils ont trouvé 95 milliards, presque 100 milliards de revenus. Pour 1 000 milliards de pertes.

C’est un mécanisme qui a bien été décrit par Paul Krugman, professeur à Princeton et chroniqueur du New York Times, à propos d’autres phénomènes de spirale, qu’il appelle « mécanisme panglossien«  – de Pangloss, le héros de Voltaire _ dans « Candide _ ou l’optimiste » _ qui croit vivre dans le « meilleur des mondes possibles« . A partir du moment où des traders et financiers s’enrichissent sur l’argent des autres, qu’ils ne mettent pas sur la table leur propre capital, se financent à crédit pour monter des opérations,

un mécanisme pervers se met en œuvre.

Si ce crédit génère des gains, vous les partagez avec l’investisseur qui vous a financé – et vous remboursez votre dette. Si vous jouez sur 100, qu’il y a un gain de 10 %, vous l’empochez. Si vous jouez sur 1 000, vous gagnez 100. C’est là que la spirale s’installe. Vous êtes poussé à jouer sur la plus grande échelle possible, et à minimiser le capital investi pour avoir l’effet de levier maximum.

Le problème, c’est que si l’investissement est un « crédit pourri« , insolvable, les pertes sont forcément pour celui qui vous a prêté : c’est-à-dire la société, les déposants ou ceux qui vont se protéger en mutualisant les pertes.

Lorsqu’un investisseur n’est pas soumis à une réglementation qui l’oblige à apporter son propre capital, il ne voit que le meilleur des mondes possibles : c’est le mécanisme panglossien. Il ignore rationnellement le risque, parce que le principe de rémunération est asymétrique.

C’est vraiment « Pile je gagne, face tu perds« …


C’est cela. Le spéculateur ignore la perte, parce que s’il gagne, il gagne tout,

et s’il perd, il perd éventuellement sa carrière, mais ce ne sera jamais proportionné au volume des pertes qu’il a fait subir aux autres.

On ne peut pas « réinternaliser » sur un individu les risques qu’il a fait courir aux autres.

Et pour tous ces financiers qui ont gagné 100 milliards pour 1 000 milliards de pertes, eh bien, ils ont toujours gagné leurs 100 milliards.

Quant aux pertes, elles doivent être épongées par l’État et les contribuables. On pourra faire tout ce qu’on veut, on ne pourra jamais réinternaliser les 1 000 milliards que ces Pangloss ont fait perdre à la société.

C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui, sachant qu’on ne peut pas corriger le mal ex post, après coup, il faut instituer des réglementations ex ante, avant d’en arriver là.

Comment les régulateurs, les agences de notation ont-ils pu laisser faire ?

Nous sommes là à l’intersection du dysfonctionnement du système et de l’idéologie régnante du « laisser-faire« , de la « rapacité est bonne« .

Les agences de notation ont joué un rôle essentiel dans la propagation de cette crise, en rendant possible la circulation d’actifs financiers réputés excellents, mais qui se sont révélés des foyers de perte.

Des agences de notation crédibles sont la condition nécessaire de la nouvelle finance de marché, et du processus appelé « titrisation«  qui permet de revendre immédiatement une créance, hypothécaire par exemple, au lieu de la garder jusqu’à son terme.

Or les agences de notation ont failli. Pourquoi ? Elles étaient des deux côtés de la barrière : payées pour labelliser des produits qu’elles avaient elles-mêmes aidé à fabriquer.

Quand on réfléchit avec le recul, c’est assez extraordinaire !

Tout l’équilibre financier international reposait sur le jugement d’agences qui, lorsqu’elles ont été attaquées, ont simplement répondu : « Mais nous donnions juste une opinion. C’est notre liberté d’expression. Vous n’étiez pas obligés de nous suivre…« 

Dans les faits, on était bien obligé de les suivre, leurs notations étaient exigées par un certain nombre d’investisseurs qui ne pouvaient agir que s’ils détenaient ces papiers.

Nous sommes là encore face à une sorte de naufrage intellectuel

où tout le monde se défend et se berce d’illusions en croyant que l’autorégulation se fera de par la grâce d’un marché omniscient.

Des dirigeants des pays du Sud comme Lula da Silva ont durement critiqué le laxisme du gouvernement américain, ils appellent à une régulation mondiale du capitalisme financier. Allons-nous vers la régulation ?


Tout le monde se met à parler « régulation« , soit.

La première erreur à éviter serait de croire qu’après cette crise le capitalisme va se moraliser tout seul. Que les comportements opportunistes d’hier, piqués au vif, partout critiqués, vont s’effacer.

Mais les hommes persévèrent dans leur être. Comme dirait Spinoza, « mieux vaut compter sur les lois que sur une improbable évolution de la nature humaine pour régler le destin des nations« .

Il faut donc impérativement de nouvelles lois financières.

Or nous rencontrons deux attitudes naïves aujourd’hui.

Une de droite, qui refuse de balayer devant sa porte, dit : « On a compris, on va se moraliser tout seul.« 

Une de gauche, qui déjà claironne : « C’est le coup fatal porté au capitalisme.« 

Mais le capitalisme, la mondialisation du marché vont continuer. Personne ne va mettre les Indiens et les Chinois à la porte, en leur demandant de ne plus vendre leurs produits sur le marché international. Et les nouvelles technologies permettront à qui le voudra d’externaliser les services en Inde et en Chine.

Cette course du capitalisme contemporain ne sera pas changée par la crise financière.

En revanche, l’euphorie idéologique du « laisser-faire » et du mépris des pauvres va certainement prendre du plomb dans l’aile.

Quant à la question de la réglementation, elle arrive.

Alors, qui va devenir le producteur des lois de demain ?

Les États-Unis sont décidés, je pense, à mettre de l’ordre dans les marchés financiers, y compris dans les excès en matière d’inégalités.

En Europe, aussi, où on a nationalisé d’un coup les banques en difficulté, sans que la Commission européenne ne s’écrie, comme elle aurait dû : « Attendez ! Vous n’avez pas le droit de nationaliser. »

Beaucoup de dogmes vont tomber. Aucun fondamentaliste du marché ne va s’amuser à critiquer les gouvernements belge et néerlandais d’avoir nationalisé Fortis. C’est le contraire. Tout le monde est vraiment soulagé qu’ils l’aient fait.

Ce retournement si rapide du dogme a quelque chose de fascinant. Nous savions donc ?

Au moment du krach de 1929, les gouvernements ont laissé l’économie mondiale basculer dans la crise parce qu’ils étaient prisonniers des dogmes libéraux qui laissaient croire que la faillite d’une banque était bonne, et que cela faisait partie des mécanismes du marché roi. Des recherches récentes ont montré qu’ils étaient également les otages d’un étalon or qui rendait très périlleux l’usage de la politique monétaire. Et puis, ce furent les faillites bancaires en cascade, les entreprises fermées, les millions de chômeurs, etc..

Une longue période de régulation financière a suivi, laquelle n’a pas si mal fonctionné : on n’observe aucune crise majeure du système bancaire durant les « trente glorieuses« .

Puis vinrent les années 1980. Beaucoup ont voulu effacer le souvenir de 1929, un véritable travail révisionniste s’engageait.

Mais l’ombre portée de la période 1929-1933 est restée en réalité très vive, surtout aux États-Unis. La réaction presque immédiate du gouvernement Bush, de Ben Bernanke à la Réserve fédérale, en témoigne. Ils n’ont pas hésité un instant à nationaliser.

L’économie réelle maintenant va subir le contrecoup de cette crise financière. Quel scénario envisagez-vous ?

Nous allons assister à un rétrécissement général du crédit, un credit crunch. Les banques, prisonnières de leurs pertes, ou par peur tout simplement, vont réduire la voilure du crédit. Le ralentissement économique va suivre, il est déjà évident en France. L’Insee prévoit une croissance négative, en glissement, du 1er janvier au 31 décembre de cette année.

Cela risque de s’aggraver, car la récession actuelle n’est en fait pas (encore) liée à la crise financière, mais à la hausse du prix des matières premières et à la poussée d’inflation qui a suivi. Ce n’est véritablement qu’à partir de l’été que la crise financière a commencé à mordre.

Deux acteurs vont être victimes de la réduction du crédit, les ménages et les entreprises.

Les ménages, surtout du côté du crédit immobilier. Si l’effet de vases communicants se fait rapidement, cela peut être sain, parce que les prix vont baisser, alors qu’ils devenaient extravagants. Mais cela restera ambigu pour les ménages.

Du côté des entreprises, c’est ennuyeux, parce que les fondamentaux étaient bons. Il va falloir suivre avec beaucoup d’attention leurs difficultés de financement, qui vont vite devenir palpables. Elles risquent de casser durablement leur dynamisme. Le credit crunch va frapper un corps sain, et toute la question devient : combien de temps cela va-t-il durer ? Est-ce que ce sera long et durable, comme au Japon, c’est-à-dire plus de dix ans ? Ou est-ce qu’avec les 1 000 milliards de dollars américains et les nationalisations européennes, cela va passer sans trop de casse ? Cette hésitation se traduit dans la valse actuelle des Bourses.

Ce qui me semble certain, c’est que nous sommes partis pour un 2009, sans doute un 2010, en berne, deux années noires qui s’accompagneront de beaucoup de remises en question sur le terrain politique, en France et ailleurs.

Voilà donc cette belle interview de Daniel Cohen par Frédéric Joignot, publiée dans Le Monde du 17 octobre…

A suivre,

pour l’article « For richer » (ou « Main-basse sur l’Amérique ») de Paul R. Krugman, dans le New-York Times, le 20 octobre 2003,

que m’a adressé Rufus Œconomicus

Titus Curiosus, ce 20 octobre 2008

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