Archives du mois de septembre 2009

Survivre aux miasmes bordelais : après les trois M, Montaigne, Montesquieu, Mauriac, la vigne (rageuse) d’écriture d’Annelise Roux

29sept

Quel passionnant, singulièrement prenant autant que magnifiquement consistant et, plus et mieux encore, tellement juste (!), en même temps qu’infiniment poétique, récit de formation (et d’abord de « survie » !) parmi les tenaces et très persistants miasmes bordelais (ainsi que médoquains) vient de nous offrir là, en la maturité de sa quarantaine, la girondine Annelise Roux, avec ce très singulier « La solitude de la fleur blanche« , aux Éditions Sabine Wespieser !..

Sur le fond, sans doute un classique récit (romantique _ « la douleur transmutée en langage« , page 186 _ : mais à la Stendhal ; celui du « Rouge et le noir« , qu’elle cite, mais aussi d’un « Lucien Leuwen« , qu’elle ne cite pas, peut-être parce que, en ce roman inachevé, le héros ne finit pas, lui, à la différence de Julien Sorel, sous le couperet de la guillotine ; mâtiné d’un Rimbaud, celui d »Une Saison en enfer » : « j’explorais un certain nombre de gouffres« , page 188),

un classique récit, donc,

de « survie«  _ « guérir« , « cicatriser« , page 54 _ face aux « avanies«  (page 55) et divers « ratages » de la vie ;

et cela sur plusieurs générations :

« avanies » et « ratages » de ses parents (« rapatriés » d’Algérie transplantés en 1962, en un « exil mal résolu« , page 59, dans l’exotique « désert » de « cailloux » _ à vignes, il est vrai… ; et donc à vins _ médoquain ; et sans « terre qui pût être revendiquée« , page 15 : c’est-à-dire montrée, exposée : Annelise s’éprouvant, en conséquence de quoi, « privée de socle« , page 92… ;

et même « le petit pavillon pour lequel mes parents s’étaient crevé la panse fut bientôt happé par un de ces lotissements où la plèbe est parquée en des banlieues médiocres, alors même que la campagne est toujours là« , encore page 92 ;

et à propos de son père, page 203 : « il s’évapore dans la nature (…) ne répond plus, baisse le rideau, tourmenté comme il l’est par l’affichage permanent de son ratage intime« …)

et grands-parents (paternels : Jacob et Salomé, au premier chef, « rapatriés » d’Algérie eux aussi _ d’ascendance alsacienne huguenote _, et ouvriers agricoles du côté de Margaux ; abondamment décrits en leur réussite (Jacob devenant en ce rude Médoc « Monsieur Jacques« ) et échec (Salomé, qui meurt prématurément peut-être pour une affaire de « bouquet de genêts » déposé sur le tombeau de la famille des sœurs Donnard !) de « survie« … ;

mais aussi maternels : Anna et Jean, même si cela semble un peu plus secondairement dans le récit rapporté par Annelise ; demeurés, eux, en Dordogne _ non loin de Sainte-Foy-la-Grande, cité huguenote, elle aussi _ toute leur vie : Jean va mourir assez jeune ; et Anna s’éteindra un peu plus tard de la maladie d’Alzheimer…) ;

« avanies » et « ratages » siens, ensuite, et peut-être surtout :

« plongée dans l’intranquillité, l’absence d’apaisement« , « je ratais ma vie personnelle à qui mieux mieux« , page 188 :

« Paris me tendait _ comme au Rastignac de Balzac _ les bras _ cf aussi la chanson d’Enrico Macias, en 1964 : « Toi Paris, tu m’as pris dans tes bras »…  _, des chances _ toujours « sociales » ; de carrière ; dans l’horizon de l’« utile«  _ m’étaient offertes. Je restais à Bordeaux, rencognée« , page 188 encore ;

et si sa « jeunesse fut » un « long bardo, sur le chemin d’une impossible résurrection« , page 147,

son « catalogue raisonné des désastres ne manqua _ certes ! _ pas de s’étoffer au fil des ans« , page 149, au sein de ce qu’elle-même nomme un « processus d’« énamauration » :

« avoir été maures _ sur la terre d’Algérie… _, considérés comme tels _ par les divers voisins de ce Médoc passablement âpre et sauvage, en ces années 60 et 70… _ ; et ne pouvoir _ très improbablement ; sinon impossiblement !!! _ s’en remettre _ en un parcours, peut-être seulement de leurre, quasi contraint ; et capital ici ! _ qu’au travers _ ensuite (et en suite…) _ de la compagnie de semblables pareillement proscrits, amochés _ de la vie _ ; ou soustraits, retranchés des insertions _ socialement : cela semble être le critère discriminant d’Annelise ; et son talon d’Achille, probablement… _ convenables : le processus d’énamauration, comme on peut s’énamourer violemment de modèles fantomatiques, de blessures

_ d’amour propre « social« , toujours ! cf déjà page 92 :

« ma perception des hiérarchies sociales bien entendu était brouillée«  ; « juste la notion floue, bombardée d’électrons, de ce que possédaient certains gosses de riches de mon entourage, et que je ne possédais pas, moi qui avais grandi dans une famille d’usurpateurs assez tristement pauvre ; et donc coupable« … _

le processus d’énamauration

était donc lancé _ et c’est on ne peut plus vertigineusement qu’Annelise s’y jette, tel l’heautontimoroumenos de Baudelaire en ses « Fleurs du mal » ;

ou le Rimbaud d’« Une Saison en enfer » :

romantique, disais-je !.. _ ;

le processus d’énamauration

_ ou de « romanichélisation« , aussi, en une autre variante :

cf à la pénultième page, page 231 : « elle

_ la femme qui, non loin « du théâtre du drame paternel«  (page 229), où le père d’Annelise est mort en un accident provoqué par des gitans qui venaient de commettre un braquage, se met à la frapper : « elle m’empoigne par les cheveux et me cogne la tête contre le volant » ; « se saisissant de mon sac à main, elle m’en assène plusieurs coups au visage, sur le nez, les pommettes, les dents. Le cuir dur me cogne, le sang coule… » _

elle n’a pas vu que je suis une romanichelle comme elle _ venant probablement du « camp gitan » (page 223) proche _, vouée à une vie de caravanes évanouies et de campements instables ; que de nos vies non plus _ vies de « rapatriés«  _ personne ne s’est soucié ni n’a fait grand cas »

_ soit la source principale de la souffrance que cette invisibilité sociale-là provoque et fait indurer (cf là-dessus le récent beau travail « L’Invisibilité sociale » de Guillaume Le Blanc, aux PUF, en mars 2009 _,

page 231, pour  cet épisode des « coups » les plus récents reçus par Annelise… _,

le processus d’énamauration

comme on peut s’énamourer violemment de modèles fantomatiques, de blessures comprimées et tues,

était donc lancé, lié aux impasses, aux spectres et autres solitudes indicibles. On ne rallie pas impunément le camps des défunts, ni ne revient du royaume des morts et de l’Absence d’un simple claquement de doigts. Ma petite farandole post-mortem, mon catalogue raisonné des désastres _ donc _ ne manqua pas de s’étoffer au fil des ans« , page 149…

D’autant que « le temps est long sans doute pour que s’installe le discernement« , page 171 : en effet…

Annelise en vint donc à se « représenter le monde comme une énorme sphère dont le terreau est constitué de cadavres entassés pourrissant de génération en génération« , page 185.

Et il va lui falloir pas mal de temps, en effet, sur ce qu’elle nomme « le chemin _ sien _ des cicatrisations« , page 54, pour que, en sa « recherche« , bricolée de bric et de broc, d' »un territoire virtuel _ de mots écrits esquissés sur des pages ! car « la fleur et le secret de la plupart des choses semblaient réservées au livre et au sein de la page » (sic), page 188… _

pour que, en sa « recherche » d' »un territoire virtuel

 » elle serait enfin (!) _ socialement, toujours… _ « acceptée« ,

se construise, peu à peu, et ainsi,

« cette entreprise malaisée, qui, menée à son terme, prend le nom _ à la fois _ vulnérable et opérant de « livre »« , page 15…

Car elle fait le pari que « le verbe

_ rédempteur, davantage que revanchard, peut-être :

faut-il, cependant, tout à fait la croire quand elle affirme, en forme plutôt de « dénégation« , page 59 :

« Je n’avais pas d’idée de revanche, et pas en tête une seule seconde que cela _ sa kyrielle d’« avanies«  tant familiales que personnelles… _ pût être rédimé un jour d’une quelconque façon par l’écriture«  ?!.. _

car elle fait le pari, donc, que « le verbe

est (…) là, qui attend son heure _ et « fait » sa propre « vocation » d’écrivaine !.. _,

tapi sous l’habituel fumier en putrescence,

enfoui, comme on le voit, en un imprévisible et capricieux terreau fait de déroutes, d’avanies _ nous y voilà ! _, de défaites, de déculottées cuisantes« …

Deleuze, en son très beau « Logique du sens« , a commenté la formule crâne de Scott Fitzgerald

_ un des auteurs de prédilection (et référence) d’Annelise, à travers essentiellement « Gatsby le magnifique » et ses tripotées de riches et beaux, des « beaux quartiers » :

Annelise se laisse assez tenter et piéger (?..) par ce type de « freluquets » friqués :

« me voilà donc virevoltant au bras de jeunes gens inintéressants, freluquets cousus d’or, se voulant drôles et cauteleux, dominateurs, légers envers le monde, blancs becs cyniques et forts me laissant tomber dans des soirées chics pour aller boire des coupes de champagne avec des jeunes filles _ davantage _ comme il faut _ que cette « pauvresse » (« privée de socle« , donc, page 92…) d’Annelise _, c’est-à-dire de leur monde ; et riches _ ceux-là… _ comme il faut«  _ en ce « monde« -là ;

« j’étais jeune, entêtée, rétive, d’une ambition démesurée ; et sans le moindre visage _ identifiable, reconnaissable, telle une « marque » de « visibilisation » efficace ! _

et sans le moindre visage, donc, encore,

la moindre tournure _ sociale, toujours ! _ nette,

si ce n’est cette faim carnassière de lecture, cet appétit livresque presque indécent ; inutilisable »

_ alors : un mot qui tue, j’ai bien peur… _,

peut-on lire page 194… ;

« je n’avais rien de consistant à déposer dans la corbeille du mariage avec un quelconque bon parti, n’en avais pas les moyens ;

et, du reste, ne le souhaitais pas, ne l’avais jamais souhaité,

dans une ville bourgeoise et hautaine _ Bordeaux :

« Bordeaux corsetée de façades XVIIIe, ville patrimoniale aux rues pavées d’intentions dont je ne savais juger si elles étaient bonnes ou mauvaises, était une ville compliquée« , page 193 _

où, comble de l’ironie, j’entrai à l’école _ Sciences-Po _ auprès de considérables fils de famille,

dont certains, tout en aspirant à me mettre dans leur lit, ne manquèrent pas de me regarder de haut, par sottise ou pure inclination grégaire,

exactement comme ils auraient regardé de haut leurs voisins de rue les plus recherchés,

au prétexte qu’ils ne se servaient pas chez le même boucher

ou avaient été aperçus dans une échoppe de standing moindre

_ sauf que je le prenais entièrement pour moi

et,

entourée comme je l’étais, de Daisy et de Tom Buchanan _ ces personnages du « Gatsby » de Scott Fitzgerald _,

tenais en mon for intérieur un petit carnet mental des plus alarmants« , page 195… _

Deleuze, en son très beau « Logique du sens« , donc, a commenté la formule crâne de Scott Fitzgerald

en sa sublime « Fêlure«  (« The Crack-up« ) : « toute vie est bien entendu un processus de démolition«  ;

« un processus de démolition » en particulier, ou au premier chef, pour ceux qui choisissent la solution un peu concentrée et accélérée de l’alcool _ la « soûlographie«  ;

Annelise disant à son propre propos, page 193 :

se « débattant puis sombrant _ un moment, alors _ dans une soûlographie noire« …

« Je ne compte pas les fois où (…) on me tournait le dos sans autre forme de procès ; me laissant interdite, déchirée« , page 195.

Scènes qu’elle commente ainsi, page 196 :

« Cette mort-là _ rien moins, pour cette mort « sociale » bordelaise !.. _ est interminable. On la sent venir sans pour autant pouvoir s’y faire.

Je n’étais _ toujours « socialement » _ préparée à rien ; et peut-être pour ces raisons, d’une endurance insoupçonnable, extrême« , page 196.

« Je ne disposais pas de grand chose, à part cette endurance.

J’avais le dos au mur, pas d’arrières à protéger. Devant moi, un avenir qui ne me tendait pas exactement les bras _ ce qui peut se « méditer«  quand on fréquente les amphis de Sciences-Po, sans doute.

Je n’épiloguais sur aucun retour possible« , toujours page 196…

Suit une description de cette confrontation-là, aux pages 197-198 :

« Tout le monde _ du moins sur ce « marché« -là (de Sciences-Po) de la féminitude ; et en ces « soirées » bordelaises-là… _ était en soie ; j’aurais dû _ selon les normes là en vigueur (pour être « performante«  !) _ l’être aussi,

de ces robes qui coûtent l’équivalent d’un mois de salaire de mon père _ petit employé en instance d’être licencié ; à moins que ce ne soit la petite entreprise qui ne soit, elle-même, en instance de déposer son bilan _ et que, bien que je n’en eusse rien dit, à dix-huit ans à peine _ en 1982, donc… _, je devais lui reprocher violemment de ne pouvoir m’offrir lorsque j’avais la soie en question s’étalant _ plus que visiblement, donc ! _ sous mes yeux.

Pas d’accessoires de bon faiseur effroyablement chers _ pourtant absolument indispensables _, au moins pour l’illusion _ à fourguer aux autres _ ;

pas de fanfreluches ni d’atout maîtres _ à ce jeu de poker pas assez menteur ! de Sciences-Po Bordeaux… _ d’aucune sorte cachés dans ma manche,

si ce n’est cette prédisposition brouillonne, déraisonnable, suicidaire _ aussi : à « travailler » un peu-beaucoup de suppurantes plaies dessous des croûtes _ au langage et à l’écriture

qui sont l’autre monde _ sic ! _,

que je dressais au nez de certains en remplacement de l’argent qui me faisait défaut,

tandis que j’allais _ stendhaliennement, à moins que ce ne soit balzaciennement, ici : Zola serait plutôt pour la peinture de « La Terre » du Médoc, provisoirement délaissée par Annelise… _ dans ces maudites soirées vêtue de chinoiseries dérisoires et flagrantes _ hélas ! pour l’efficace de la comédie sociale à proposer… _, d’un pyjama de faux satin dépareillé élevé là au rang de désastreuse blouse du soir,

le cœur brisé qu’on me tînt à l’écart _ voilà la souffrance de (« solitude » : structurelle, parmi le massif d’iris flamboyants !) de la petite (van goghienne) « fleur blanche » du titre du « roman » (sic) : « La solitude de la fleur blanche« … :

« arrogante en diable,

mais pas de l’arrogance qu’on a lorsqu’on est plein de morgue,

celle au contraire que la meurtrissure en état de dépassement confère,

celle de la parentèle déconsidérée à laquelle justice n’a  pas été rendue,

celle du père anxieux classant petitement ses trombones en quittant le bureau, affolé à l’idée de la lettre de licenciement au-dessus de sa tête en suspens, serrée quelque part comme une épée de Damoclès dans les papiers de bureaucrates indifférents, placides comme des sphinx, ignorants des malheurs alentour.

Celle enfin de la fleur pâle _ nous y voici donc ! _, dépourvue de couleur, peinte par Van Gogh au milieu du massif d’iris bleus,

d’une solitude infecte et délicieuse _ cela se voit à sa petite gueule _ en effet ! _ ouverte à contresens et de guingois, à l’adorable bouche jaune d’or entrebaîllée à l’intérieur et comme implorante, mais délicatement _,

sublime parce que c’est là tout ce que voyait Vincent  depuis le soupirail de sa chambre, à l’asile de Saint-Rémy où il était convalescent _ de son oreille tranchée _, avant le coup de revolver«  _ fatal du champ de blé « aux corbeaux » d’Auvers, cette fois, pages 199-200 ; fin de l’incise…

le cœur brisé qu’on me tînt à l’écart, donc,

et ne m’adressât guère la parole que du bout des lèvres _ eux, les « iris » flamboyants du « massif« , donc… _ ;

en secret serrant les poings _ elle, la « petite fleur blanche«  ; en ce (bref) passage « sur » le tableau de Van Gogh, page 200 _,

sachant peut-être _ déjà ! _ que tôt ou tard tous comptes _ tous ! _ seraient réglés,

dans la justesse,

ou au contraire l’injustice terrible,

au travers de ce très grand épouvantail ingouvernable _ heureusement : c’est là la source de la grâce de ce magnifique petit livre ! _ qu’est la fiction« , pages 197-198 ;

par l’écriture, donc :

cf l’incipit même du livre, page 7 :

« J’ai dans la tête des images inventées, des visions tour à tour saugrenues, fausses et véridiques _ se mêlant : le génie de la fiction « déployant » somptueusement les bribes de remémoration initiales _, puissamment _ en effet ! Des réminiscences me traversent«  _ qui demandent instamment, mais avec une infinie, voire implacable, patience, que des « comptes » soient (même fictivement : à cela « sert » le « génie » poïétique !) « réglés » ! « apurés » !

Annelise précise _ mais est-ce ou non de la dénégation ? _ :


« Qu’on ne me fasse pourtant pas dire ce que je ne dis pas :

ce n’est pas tant les béances sociales _ toujours elles _ et la difficulté de leur comblement

qui me mettaient K.O.,

ce qu’on appelle la lutte des classes,

que la conscience prématurée de l’inégalité des chances au départ,

l’écart ne tendant jamais _ et sans fin : mélancoliquement… _ qu’à s’accroître et à se creuser de par toutes les protections dressées pour empêcher le remblai _ je pense à la nature égoïste et mauvaise, ordinairement conservatrice et sourde _ autant qu’aveugle _ au malheur d’autrui de l’homme.

Il n’était pas question de me venger. Me venger de quoi, du reste ?
« , page 198.

« Je me retrouvais _ alors _ dans une impuissance féroce« , page 202.

La solution d’Annelise commence alors à sourdre :

« je voulais écrire« , toujours page 202 (en ce chapitre intitulé « Lueurs de l’autre côté de la baie« ).

« Tout prendrait _ enfin _ sens à travers cela.
Notre naufrage
_ algérien _ en Bordelais, où la vigne est ce pain primordial :

si je parvenais à écrire,

comme elle _ la vigne ! _ qui se nourrissant de pauvreté _ minérale (ses pierres), de la terre, du sol, du « terroir«  _ plonge ses racines _ et fore _ en un sol très profond,

j’irais loin en moi-même pour trouver des raisons de survie _ voilà !

Ma coupe serait pleine et déborderait« , page 202 :

Alleluia !

Même si « pour l’instant, j’en étais aux seuls débordements«  ;

et si « les mots _ d’abord _ et les pensées _ qui finissent par les suivre, en la poiesis courageuse et endiablée d’Annelise Roux,

en cette superbe écriture qui tourne sur elle-même, et, fouissant, finit par creuser profond ! _ se dérobaient » encore…

Sur la vigne du Médoc,

et son produit, le vin de Médoc,

Annelise a de très belles (et tellement justes !) formules :


« la vigne d’ici est ce chant vert, mobile, rafraîchissant comme un océan« , page 69… ;

et sur le vin de Bordeaux :

« les vins de Bordeaux ont toujours en bouche un goût de majestueux trépas,

comme un adieu à l’existence qui s’éternise sous la langue _ comme c’est merveilleusement juste !

 Je déplorai longtemps _ en la juvénilité _ cette solennité profonde ; je la trouvai vieillie, décadente et trop lente.

Il me fallut les fresques d’Arezzo _ par l’immense tranquille Piero della Francesca _,

l’ombre de cave _ en effet _ sous la basilique de Saint-François,

tandis que j’observais _ patiemment et dans l’émerveillement ! _ « La Morte d’Adamo« , « La Mort d’Adam« , à moitié décrépite,

d’une splendeur _ par là : arrachée au temps ; vers l’éternité de tels instants… _ décuplée,

pour en saisir le rayonnement

et y puiser un peu de paix _ oui ! et comblante !


Les églises, à l’instar des caveaux que souvent elles abritent,

gisants et nobles dames, sibylles et saintes endormies sous la pierre, reliques, restes embaumés dans l’odeur des roses et de l’encens,

m’ont instillé de longue date un écœurement fort

en raison de l’évocation _ et un peu davantage… _ des moisissures et du pourrissement

qui énoncent la finitude,

nous préparent au fait

que chaque chose à un instant donné passera la main« , pages 191-192 ;

Annelise craignant aussi, mélancoliquement, de manquer de temps pour l’écrire :

qu’elle se rassure : c’est fait !..


Par là, « le vin n’est pas n’importe quel alcool. C’est une mémoire sensible, en sus de l’ivresse« , page 192…


« Les bouteilles vertes elles-mêmes, rangées à l’abri du soleil et des trop grands écarts de température,

ne sont _ en cela _ que rappel d’une beauté plus ancienne,

écho assourdi et magnifié _ oui ! _ d’un sol, d’un climat :

de fugaces étincelles rendant compte du labeur des hommes,

infini

comme seuls le sont à parts égales leur génie et leur méchanceté« , page 192…


On mesure ici l’immensité

du talent d’écrivain

d’Annelise Roux.

La lire offre un tissu permanent formidablement riche de telles surprises,

d’une richesse tournoyante…

Lors d’une première rencontre à Paris avec un écrivain depuis dix ans au moins admiré,

« un vieil écrivain américain méconnu dans son propre pays, en dépit d’un prix Guggenheim frôlé qui aurait mis du beurre dans ses épinards« , page 204 ;

un « bucheron débarquant de Missoula« , page 205 ;

et séjournant quelque temps à Paris

_ s’étant « pris à rêver de bénéficier là d’une nouvelle audience plus attentive, raffinée, impeccablement dans le style français » ;

« il descend des montagnes à l’occasion de cette résidence. Il ressemble à un bucheron décati ; il est doux, imposant et pauvre, les cheveux blancs, la moustache en bataille, les joues couperosées à cause de la gnôle ou du froid« , page 204 ;

« le vieux bucheron est là, conforme à la légende. Il porte une chemise ad hoc, à carreaux orange et noirs, un pantalon en velours côtelé sanglant son ventre énorme. Son gros œil bleu, humide et rouge, me suit d’un air bonasse, comme frappé d’amnésie, vaguement épileptique.

Alors que c’est une bénédiction que je suis venue quêter,

je me retrouve confrontée à l’Absence elle-même,

à l’incarnation de l’absence« , page 206 :

Jim Harrison ? l’auteur de « Nord-Michigan » ; de « Légendes d’automne » et de « Dalva » ?.. _,

Et puis, page 208,

et c’est la conclusion du chapitre « Lueur de l’autre côté de la baie » :

« le vieux s’ébroue à mes côtés avec des attitudes d’oiseau enivré et fiévreux.

Je suis soûle moi-même, terriblement patraque et perturbée.

J’ai froid ;

et soudain se déploie _ enfin ! _ devant nous le langage mystérieux de l’inspiration.

Son souffle brûle, passe à mon oreille. Je l’entends pour la première fois

et ne l’oublierai pas« , page 208 !

Quant à la conclusion de l’ultime chapitre, intitulé, lui, « Concorde« ,

la voici :


« Quels signes d’apaisement et de réconciliation

savons-nous lire ?

L’instant des coups _ de la romanichelle blonde au « puissant 4×4, entièrement noir, semblable à un corbillard« , avec « un siège d’enfant, à l’arrière. Un bébé visiblement y repose, s’agitant doucement« , page 229 _

comme l’instant de la mort du père _ lors de l’accident au bord des champs d’artichauts, vers Eysines, en 1988 _,

ces enfantements réduits à néant _ lors de sa liaison par là-même avortée avec le cinéaste germano-turc Cem, faute d’avoir « pu avoir d’enfant« , page 229 : « des fausses couches à répétition ont eu raison de notre couple, nous ont conduit en un sens à la séparation, Cem et moi« , page 230 ; « si un enfant était venu au monde, que lui aurions-nous rapporté _ voilà ! c’est un « passage de main«  virtuel renoncé !.. _ des frontières, de l’islam omniprésent dans nos deux histoires, de la chrétienté qui intervient aussi bien chez Cem  _ de père turc mais _ élevé en Allemagne et dont la mère est allemande et protestante, que chez moi ?« , page 230 encore… _ où s’engloutirent de vieilles rancœurs,

les livres écrits à en perdre haleine, portés à bout de bras vers l’entendement des autres,

le moment où ma mère sortit du coma et ouvrit l’œil sur son brancard _ cet œil-là, rose vif, strié de filaments d’or, ne ressemblait à aucun autre ni à rien d’humain, à une figue que le soleil et les guêpes ont ouverte _

furent pour moi comme tous les chants, voix, éclairs et nuées

adressés à Moïse sur le mont Sinaï,

à Élie _ qui a pour autres noms El-Khader, le Vert ou l’Immortel _ afin de le délivrer de son silence au mont Carmel,

lui rendre tangible une grande, irréfutable harmonie« , pages 231-232 ;

en une largissime, enfin, réconciliation…

« L’immersion dans les mots » s’avère ainsi, et c’est capital, « la seule manière d’habiter justement le monde »,

comme le pressentait, proustiennement, mais sans trop oser alors y croire, Annelise,

page 59, en son chapitre « Sang d’encre« , déjà ;

et n’est donc pas _ et c’est un point, au final, essentiel ! _ rien qu' »une sorte de refuge impossible« ,

un « amer » seulement, seulement espéré…

Ou,

à la façon du « Temps retrouvé« ,

la preuve tangible par l’œuvre _ bien que de papier… _ réalisée

_ que cette « Solitude de la fleur blanche« …


Salut l’artiste !

Titus Curiosus, ce 29 septembre 2009

Un délicieux petit livre en hommage à un très grand photographe : Willy Ronis (1910-2009)

22sept

Pour saluer l’immense Willy Ronis qui vient de nous quitter (14 août 1910-12 septembre 2009),

ce tout simple mais magnifique volume « Willy Ronis« , par Paul Ryan, de la très soignée collection « 55«  (c’est-à-dire comportant 55 photos ; et paru en mai 2002) des très soignées Éditions Phaidon ; dont chacune des photos est accompagnée d’un très remarquable commentaire, précis et sobre (et juste !), indiquant les circonstances et la particularité de chacune de ces « saisies » _ « J’essayais juste de surprendre le temps« , disait très humblement Willy Ronis de son activité de photographie…

Je retiendrai tout particulièrement, parmi les 55 images de ce recueil, les photos de son épouse, Marie-Anne Lansiaux (1910-1991) : celle de 1949 _ Marie-Anne a trente-neuf ans _, en leur maison de Gordes, « Le Nu provençal« , page 51 et choisie, aussi, pour la couverture du volume, tel un Bonnard (avec Marthe) en noir et blanc : une splendeur de lumière

_ je m’avise en relisant le texte de présentation de Paul Ryan, pages 3 à 15, que la comparaison (avec Bonnard et avec Marthe) vient aussi à la plume de Paul Ryan :

« Sa photographie la plus célèbre, « Le Nu provençal«  (page 51), peut rappeler les portraits de Marthe par Bonnard, mais l’analogie va bien au-delà du sujet et du cadre. Par son caractère familier authentique et sa réelle intimité, l’image évoque ces moments à couper le souffle, nés d’un regard négligent posé sur un être aimé, qui soudain comble le cœur. Comme chez Bonnard, dont les peintures de Marthe, sa femme, la montrent toujours dans l’éclat de sa jeunesse, Ronis photographiant son épouse, Marie-Anne, la maintient dans le temps et la garde dans son éternelle jeunesse. Là se trouve _ en effet ! et je sais combien Bernard Plossu m’approuvera ! _ le vrai point commun avec Bonnard : l’acte de mémoire et d’amour«  _ ;

ainsi que celles de leur fils Vincent (1940-1988 : « Vincent se tue en 1988 dans un accident de deltaplane » ; « et Marie-Anne, dont Ronis a si lumineusement fixé le souvenir par un après-midi provençal, succombe en 1991, frappée par la maladie d’Alzheimer« , page 14) :

« Vincent endormi, Paris, 1946« , page 33 ;

« Vincent aéromodéliste, Gordes, 1952« , page 55 ;

« Montmartre, Paris, 1960« , page 77.

Tout un destin se lit dans cette séquence de trois photos ; et tout particulièrement dans celle, merveilleuse d’élan et de lumière, de 1952 (Vincent, lançant l’avion blanc, a douze ans) :

de même que la maquette d’avion lancée ici par l’enfant allait « s’abîmer » « sur les rochers _ juste en contrebas du jardin de la maison de vacances de Gordes _ lors de l’atterrissage« , en cet été 1952,

Vincent se tuerait en un accident de deltaplane en 1988 :

je lis le commentaire de Paul Ryan, page 54 :

« Voilà un exemple fort rare de photo mise en scène par Ronis. Pendant des vacances familiales, il espérait prendre son fils Vincent, alors âgé de douze ans, en train de lancer une maquette tout juste terminée. Mais Vincent, redoutant les rochers situés au-delà du jardin, refusait. Ronis dut lui promettre de lui faire un cadeau spécial s’il acceptait de lancer son modèle. Il ne prit que deux clichés. Le premier, en extérieur, n’était pas satisfaisant. Pour celui-ci _ de cette page 54 _, Ronis décida de prendre pour cadre la fenêtre de la cuisine de la maison de vacances. Les craintes de Vincent se révélèrent fondées, et l’avion s’abîma sur les rochers lors de l’atterrissage« …

Et le commentaire « Montmartre, Paris, 1960 » de la page 76 :

« Il s’agit là d’un autre exemple _ rare, il est vrai _ de mise en scène. Alors qu’il faisait des portraits de Vincent, qui en avait besoin pour son portfolio de jeune comédien, Ronis vit un jeune couple qui s’embrassait dans une rue de Montmartre. Il demanda à Vincent de s’asseoir sur un banc et de prendre l’air triste « comme s’il venait de constater l’infidélité de sa belle »… »

Qualifier de « photographie humaniste » l’œuvre de Willy Ronis

ne fait que témoigner de la non-humanité _ grossière, vulgaire _ de tant d’autres, seulement ; et hélas…

Titus Curiosus, ce 22 septembre 2009

Post-scriptum :

Je complète, ce 23 septembre, l’aperçu _ sur l’œuvre merveilleux  (des trois-quart du XXème siècle ! « 1925-2002« , dit-il lui-même) de Willy Ronis _ de cet article

par une brève évocation _ en quatre photos d’intimité familiale, encore _ de ce petit bijou que donna à Willy Ronis l’occasion de nous offrir Colette Fellous dans sa magnifique collection « Traits et portraits » du Mercure de France _ et ressorti en Folio en octobre 2008 _ :

« Ce Jour-là«  ;

dans lequel Willy Ronis commente lui-même sa sélection de (54) photos.

Je retiens
, encore, celles de Marie-Anne et de Vincent,

soient :


« Marie-Anne dans un village du Tessin, 1962« , pages 62-63 :

un chef d’œuvre de grâce !

en « un petit village du bout du monde, qui s’appelle Mergoscia« , page 64, Willy et Anne-Marie logeant en « une maison paysanne, où vivait un vieux couple« , page 65 ; « ce couple était tellement gentil qu’on a eu envie de rester encore un peu ici. C’est au moment où nous avons décidé de passer une nuit de plus dans cette maison que j’ai soudain voulu garder un souvenir et photographier Marie-Anne« , page 65 aussi : le portrait de Marie-Anne reposant sur l’escalier de pierre de la maison montagnarde « du bout du monde » est sublime !!!

« La Sieste, Gordes, 1949« , page 112 :

« j’ai soudain été saisi par le calme de ce moment, découpé dans l’après-midi. Sa beauté, presque sa majesté«  _ absolument ! la scène est irénique !!! _, pages 113-114…

« La corvée d’eau, Gordes, 1948« , page 118…

« La Vieille dame dans un parc, Nogent-sur-Marne, 1988 » _ il s’agit d’Anne-Marie, atteinte de la maladie d’Alzheimer… :

« Anne-Marie donnait des signes de fatigue« , page 159 ; « Marie-Anne _ presque indiscernable ici _ fait partie de la nature, du feuillage, comme un petit insecte dans l’herbe« , page 160… ; « ma photographie dirait le retour à la terre, imminent« , page 159 _, page 161…

« Marie-Anne et Vincent jouant aux boules de neige, 1954« , page 184 :

« le décor est un peu baroque et fait penser à certains dessins japonais ou chinois » _ vraiment ! _, page 185 : une danse entre des branches !.. « Ce jour-là _ celui-là même du titre retenu, « Ce Jour-là« , pour ce merveilleux immense petit livre de la collection « Traits et portraits » ! _ ;

ce jour-là, j’ai arrêté la voiture près d’une clairière et j’ai demandé à Marie-Anne et à Vincent d’aller jouer dans la neige. Il avait neigé tout le week-end _ ce fut la mémorable grande chute de neige de 1954 ! _ et nous étions allés nous promener à la campagne, dans les environs de Paris. C’était un jour heureux. (…) Une petite scène-surprise, comme ça, au cœur de l’après-midi« Tout est dit (et splendidement sobrement montré) !

La joie Bach : de sublimes sonates à l’orgue Aubertin de Saint-Louis en l’Île par un « solaire » Benjamin Alard

15sept

Des « Sonate a 2 Clav. & Pedal » (BWV 525-530) de Johann Sebastian Bach _ datées « des années 1723-1725« , à l’approche de la quarantaine du maître (1685-1750) _,

Gilles Cantagrel les présente, page 14 de ses « notes » du livret de ce CD Alpha 152 _ « Sonate a 2 Clav. & Pedal BWV 525-530 » de Johann Sebastian Bach par Benjamin Alard à l’orgue Pascal Aubertin de Saint-Louis en l’Île, Paris… _,

comme,

par « leur beauté intrinsèque comme leur puissance poétique« ,

« des chefs d’œuvre de la musique d’orgue« ,

tous auteurs confondus, si j’ose dire, et au-delà du seul génie de Bach lui-même ; et « devenues des pièces majeures des programmes de récitals » des plus grands organistes…

Gilles Cantagrel se ralliant par là même à l’avis du tout premier biographe de Bach, Johann-Nikolaus Forkel (1749 – 1818), en son décisif « Über Johann Sebastian Bachs Leben, Kunst und Kunstwerke« , publié par Hoffmeister & Kühnel, à Leipzig en 1802 (soit la « Vie de Jean-Sébastien Bach » dans l’édition Flammarion de novembre 2000) :

« La copie la plus ancienne de ces œuvres est due pour partie à Wilhelm Friedemann Bach _ Weimar, 1710 – Berlin, 1784 _, fils aîné du compositeur, et pour partie à sa belle-mère, Anna Magdalena Bach, seconde épouse de Jean-Sébastien. Cette copie demeura en la possession de Wilhelm Friedemann, ce qui accrédite le propos de Forkel _ indique Gilles Cantagrel, page 15 des « notes«  du livret du CD _, premier biographe de Bach _ en 1802, donc _, tenant de la bouche même de l’intéressé _ Wilhelm Friedemann _ que

« Bach écrivit ces sonates pour son fils aîné Wilhelm Friedemann. C’est en les étudiant que Wilhelm Friedemann se préparait à devenir le grand organiste _ lui-même, à son tour ! sur les leçons de son père… _ que je connus _ dit Forkel, donc, en 1802 _ dans la suite.

Il est impossible de vanter assez le mérite de ces sonates, composées alors que leur auteur, parvenu à l’âge mûr _ peu avant ses quarante ans, donc _, se trouvait en pleine possession de ses moyens : on peut les considérer comme étant son chef d’œuvre en ce genre (…). Il existe de Bach d’autres sonates pour l’orgue : elles sont dispersées dans diverses mains et doivent être comptées parmi ses meilleures œuvres, sans qu’elles puissent égaler celles que je viens de mentionner » _ fin de la citation de Forkel.

Et « c’est là le seul témoignage historique que nous possédions sur ces œuvres« , précise encore Gilles Cantagrel, page 15, qui ajoute cependant que « il est possible d’en reconstituer avec vraisemblance la genèse à partir de ce document » même :

« On sait que Bach veilla avec le plus grand soin, un soin que l’on peut même qualifier d’écrasant, à l’éducation musicale de son fils aîné qui manifesta très tôt des dons exceptionnels. A la fin du siècle _ le XVIIIème… _, Cramer rapporte que Bach « n’était satisfait que du seul Friedemann, le grand organiste ». Il lui enseigna le clavecin, l’orgue, le violon, et toutes les disciplines de l’écriture musicale. A son intention, il écrivit ses premiers ouvrages didactiques, « Inventions » à deux voix et « Sinfonie«  à trois voix, qui sont tout autant un traité de contrepoint que des exercices pour les doigts. Puis le premier livre du « Clavier bien tempéré« . Et il n’est pas douteux que c’est dans l’« Orgelbüchlein« , le « Petit Livre d’Orgue«  de son père, que le jeune garçon, déjà claveciniste aguerri, put faire son apprentissage d’organiste. Peu après, les six « Sonates en trio«  _ enregistrées ici, en ce CD Alpha 152 _ allaient le rompre à la haute école instrumentale, ce qui devait lui permettre de participer aux exécutions des cantates dominicales _ à Leipzig _ en tenant la partie d’orgue obligé des œuvres composées au cours de l’année 1726. Il avait quinze ans.

Mais on sait le labeur harassant qui, à la même époque, dans les premiers temps de son cantorat à Leipzig, attendait Bach. En composant, faisant copier et répéter, puis exécuter une nouvelle cantate chaque dimanche, durant ses quatre ou cinq premières années leipzicoises, il allait constituer un répertoire qu’il pourrait exploiter les années suivantes.


Mais il ne lui restait guère de temps pour songer à d’autres œuvres nouvelles.
Aussi n’est-il pas possible qu’à ce moment il ait pu composer les
« Sonates en trio » _ voilà la déduction importante de Gilles Cantagrel, page 16.


A l’examen, au contraire _ poursuit celui-ci sa « déduction«  _, il apparaît _ voici l’enseignement majeur pour nous ! _ que leurs dix-huit mouvements sont, au moins en grande partie _ et cela s’entend ! se savoure ! et avec quelle sublime délectation, même !.. _, sinon en totalité, des adaptations de pages antérieures, de musique de chambre essentiellement _ pour la cour du prince, si délicieusement mélomane, de Cöthen, Léopold d’Anhalt-Cöthen, à l’excellentissime service musical duquel Bach demeura de 1717 à 1723. Seule la sixième Sonate pourrait être une création entièrement neuve. Pour certaines d’entre elles, du reste, des états originaux sont connus ; de même qu’on en connaît des résurgences ultérieures« 


Autre précision intéressante de Gilles Cantagrel, en son si riche, comme chaque fois, livret, page 18 :

« Les « Sonates » occupent une place tout à fait particulière dans l’œuvre de Bach, à côté des « Concertos » transcrits d’après des originaux ultramontains _ c’est-à-dire italiens : notamment Antonio Vivaldi ! _, puisqu’il s’agit de pièces pour l’orgue qui ne sont pas destinées à l’église _ ni au culte _ ; et ne sauraient y être exécutées, en tout cas pas dans le cadre d’une cérémonie cultuelle _ voilà ! _, messe ou vêpres _ ou autres encore… On n’y relève d’ailleurs pas trace _ en effet ! _ de motif de choral » _ d’après le legs canonique de Luther..


Cependant Gilles Cantagrel précise, et sur un mode interrogatif fort intéressant :

« Mais tel ou tel mouvement ne pourrait-il cependant trouver place dans le déroulement de ces grandes liturgies de la musique et de la parole _ sur le modèle des « Abendmusiken«  de Franz Tunder et Dietrich Buxtehude à Sainte-Marie de Lübeck, par exemple… _ qu’affectionnaient alors les luthériens allemands ?

Et _ de plus, en effet ! _ existe-t-il une frontière bien nette entre le sacré et le profane _ baroques _, en ce temps où « tout citoyen est sociologiquement chrétien » ? Il suffit de voir comment ces œuvres sont constituées de pages ici assemblées, ayant connu d’autres parures sonores ou appelées à d’autres usages _ oui !


Il n’empêche que le tout
_ de ces six « Sonates« -ci _ forme un ensemble d’une remarquable cohérence dans sa diversité oui ! c’est même un caractère fondamental du « Baroque«  ; qui n’est ni le maniérisme ; ni le rococo…

Certes, les six « Sonates » respectent toutes la coupe en trois mouvements de la « sonata di camera » italienne _ oui ! (…) De l’économie du matériau , Bach tire toujours la plus grande substance sonore et le plus miraculeux équilibre entre la densité et la transparence _ formulation magnifique de pertinence. C’est l’ineffable poésie des mouvements lents, dans les amples festons de la mélodie rêveuse du « Largo » de la Sonate 2 ; le chant désolé du « Lento » de la Sonate 6 ; et plus encore, peut-être, la poignante méditation du « Largo » de la Sonate 5. Mais que d’énergie vitale dans les mouvements animés : le « Vivace » vertigineux qui conclut la Sonate 3 ; ou l' »Allegro » final en coupe de rondo de la Sonate 6 qui referme le recueil, en un jubilatoire tournoiement de motifs bondissants ! », pages 18-19…

De la remarque suivante, page 19 du livret du CD : « contrairement à l’habitude de l’époque pour la musique d’orgue, que l’on notait sur deux portées seulement« ,

Gilles Cantagrel déduit encore ceci :

« les sonates sont _ ici _ notées sur trois portées, correspondant à la main droite, à la main gauche et aux pieds intervenant sur le pédalier, parfait reflet de l’écriture en trio _ des sonates de musique de chambre. C’est là sans doute _ et c’est tout à fait éclairant _ un souvenir _ ou même davantage ! _ de l’instrumentation d’origine de la plupart de ces pages ;

mais il y a plus,

puisque cette disposition isolant chaque partie

équivaut à la notation « en partition », que l’on pratiquait encore à cette époque, celle de « L’Art de la fugue » ou du « Ricercar » de l’« Offrande musicale« .

Cette écriture d’une parfaite lisibilité _ que sert ici si splendidement l’intelligence musicale de Benjamin Alard à « son«  orgue Aubertin de Saint-Louis en l’Île _ est pour Bach une façon d’inciter à prendre la plus grande intelligence du texte, de son réseau contrapuntique si serré, si étroitement maillé, tout en invitant l’interprète à individualiser chacune des trois parties, quant à sa couleur, à son phrasé, à son articulation.

Et c’est bien là l’un des défis techniques _ lumineusement relevé : quelle splendeur musicale que celle de Benjamin Alard ! _ lancés par le compositeur à l’exécutant _ servant sa musique _, chargé de traduire la vivante autonomie de chacune des voix en dialogue _ oui ! et comment ! à l’instar du « dialogue des Muses«  _ avec les autres. Il lui faut posséder une indépendance parfaite des doigts et des pieds, dans leur non moins parfaite interdépendance. Faire entendre comment un personnage renchérit sur un autre ou s’y oppose. On comprend bien la fonction didactique _ quelle chance eut le jeune Wilhelm Friedmann d’apprendre à un tel « matériau didactique » à un tel degré : royal !!! _ qui est aussi celle de ces chefs d’œuvre« 

Quel interprète splendide est déjà, lui aussi, aujourd’hui, le jeune et si merveilleux Benjamin Alard !!!

Que son professeur Elisabeth Joyé,

visible, ainsi que Jean-Paul Combet (et Hugues Deschaux) sur la dernière des photos prises lors de l’enregistrement de ce CD par Robin Davis, donnée page 50,

ait apporté aussi ici

son « aide précieuse & amicale » (page 5),

illustre l’importance de ces miraculeuses filiations musicales…

Grand merci à eux tous

pour ce qu’ils nous donnent si splendidement

_ « jubilatoirement«  :

c’est le mot de mon titre,

comme celui qu’utilise, page 3, Jean-Paul Combet en sa courte présentation de ce CD :

« la difficulté _ d’exécuter une sonate à trois voix pour un musicien soliste, tel que, ici, l’organiste _ ne demande pas une technique ostensiblement et vainement virtuose, mais une capacité cérébrale de totale indépendance des trois voix (main droite, main gauche, pieds).

Pour les avoir pratiquées autrefois, je peux témoigner _ indique donc Jean-Paul Combet _ à la fois de cette difficulté

et du plaisir jubilatoire _ soit la « joie » de mon titre d’article ! _

que procure la conduite d’un tel « attelage »,

qui traite l’orgue comme un ensemble de musique de chambre«  _ rien moins ; et le principal est là !.. _

Grand merci à eux tous

pour ce qu’ils nous donnent si splendidement, donc,

d’une telle si belle musique !!! 


Titus Curiosus, ce 15 septembre 2009

Merveilleux concert « Duphly » samedi à 18 heures à l’Hôtel de Soubise, Chambre du Prince, par Elisabeth Joyé

09sept

En un lieu parfaitement idoine,

la superbe « Chambre du Prince » de l’Hôtel de Soubise _ 60 rue des Francs-Bourgeois, au cœur du Marais à Paris _,

dont la décoration, par Germain Boffrand (et peintures de François Boucher, Carle Van Loo, Jean Restout et Charles Trémolières), fut entreprise à partir de 1732 _ Louis XV avait 22 ans _,

à l’occasion du remariage, le 2 septembre 1732, du second prince de Soubise, Hercule-Mériadec de Rohan-Soubise (1669-1749 _ le prince avait 63 ans),

avec une jeune veuve de 19 ans, Marie-Sophie de Courcillon (1713-1756, petite-fille du bien connu mémorialiste Philippe de Courcillon, marquis de Dangeau (l’auteur de cette « mine de renseignements » _ sur le règne de Louis XIV _ qu’est son « Journal d’un courtisan à la cour du Roi-Soleil« ) ; et épouse éphémère _ d’entre l’âge de 15 ans et celui de 17  : mariée le 20 janvier 1729, jeune veuve le 14 juillet 1731 _ du duc de Picquigny _ 1701-1731 _ ) ;

cet Hôtel, autrefois « de Clisson« , puis « de Guise« , était devenu propriété des Rohan-Soubise en 1700, par achat aux héritiers de Mademoiselle de Guise, décédée en 1686 ;

et il avait hébergé en ses murs, de 1660 à 1686, Marc-Antoine Charpentier, dont cantates et pastorales constituèrent l’essentiel de la production pour la duchesse de Guise, cousine de Louis XIV et dernière descendante de la célèbre famille…

Élisabeth Joyé, parmi une assistance extrêmement attentive et chaleureuse, a donné en concert le programme de son si réussi CD « Duphly » Alpha 150 que j’avais chroniqué le 20 juillet dernier : « Comment bien jouer la musique : sur le “Duphly” d’Elisabeth Joyé…« …

Mes impressions si heureuses du CD

se sont splendidement confirmées en ce concert de la « Chambre du Prince » de l’Hôtel Soubise,

un des plus beaux hôtels particuliers, au Marais, du Paris du XVIIIème siècle :

c’est une gravité légère qui émane tout à la fois sereinement et motoriquement des doigts véloces sans précipitation aucune, jamais, d’Elisabeth Joyé dans les longues phrases tenues que déroule, notamment en sa chaconne, ou en ses rondeaux, et ses courantes, et ses allemandes, de Duphly, notre magique musicienne…

Au retour à la maison,

j’ai comparé sa « Forqueray » de Duphly _ la première pièce du disque, en « ouverture » ! ;

et qui en effet m’avait d’abord comme surpris par sa gravité, sa noblesse, à la toute première audition ! _

à celle de Skip Sempé

dans un récent brillant récital de « Pièces de clavecin » françaises (« A French collection » _ CD Paradizo PA0007),

plein de verve et de brio ;

voici un extrait du message que j’adressai dès le dimanche, à mon retour à Bordeaux ;

par retour de courrier à un message d’Élisabeth,

me remerciant d’être venu de Bordeaux l’écouter à l’Hôtel de Soubise :

De :   Titus Curiosus

Objet : Rép : duphly 5 septembre
Date : 6 septembre 2009 14:43:06 HAEC
À :   Élisabeth Joyé

C’est moi qui te remercie
pour la grâce de ce concert

et cette réunion amicale chaleureuse !..

Je viens de récouter et ta « Forqueray » de Duphly
et celle de Skip Sempé
_ j’ai vite retrouvé ce CD assez récent parmi mes disques !

Eh bien, je préfère, et de loin, la tienne, même si tu trouves à « redire » (un peu peut-être…) à cette pièce au CD ;
la sienne est « énervée » ; et certains passages sont « savonnés » !
J’aime la note de « gravité (légère)« , toute de profondeur développée, que tu lui donnes
ainsi qu’à (presque) tout le reste des pièces, d’ailleurs ; elle me ravit absolument !
C’est toi qui es dans le juste ;

nonobstant ce scrogneugneu de X. (un critique), pas assez « emballé » (pour aller jusqu’à vouloir y consacrer un « papier« ) !..

Pour moi,

à ce concert,

comme à ce disque,

c’est à la quintessence de l’esprit et du charme musical français

que nous avons, magiquement, grâce à Elisabeth Joyé,

accès : rien moins !


Et je suis sûr que de par le monde,

à Prague, à Istanbul, à Buenos Aires,

sans parler de Tokyo,

partout où on a encore un grand vivant désir

et le culte du plaisir

du charme de l’esprit artistique du goût français,

un pareil CD et un pareil récital de concert

seront accueillis avec un tapis de roses !


Titus Curiosus, ce 9 septembre 2009

Post-scriptum :

en avant-concert, j’ai passé le début de l’après-midi de ce samedi parisien

dans l’enfilade des salles du Louvre, au second étage,

consacrées à la peinture française :

Corot, Michallon, Granet,

Pierre-Henri de Valenciennes,

Fragonard, Chardin, Watteau,

Poussin, Vouet, Champaigne,

Georges de la Tour, Valentin de Boulogne…

Etonné (et presque écrasé, même :

je n’ai pas pu m’empêcher de le confier à une famille de visiteurs (américains : il m’a fallu le leur traduire !) assis sur un banc dans une salle consacrée au XVIIème)

de rencontrer une telle profusion de toiles plus saisissantes de charme tranquille les unes que les autres

qu’il me semblait, pour certaines (et même bon nombre) d’entre elles, du moins,

ne pas avoir encore vues ainsi exposées (en ce lieu, lui-même tellement idoine !)…

Ensuite,

ayant regagné le Marais, après un tour aux Tuileries (trop de monde faisant la queue au Musée du Jeu de Paume ; et puis je n’apprécie pas du tout l’artificialité vulgaire et people d’un Martin Parr ! c’était l’expo Agustí Centelles que je désirais découvrir !..)

je me suis posé, attablé à une terrasse d’un café tout proche de l’Hôtel de Soubise,

au coin très agréablement passant de la rue des Archives et de la rue des Francs-Bourgeois,

dans la douce attente joyeuse et ensoleillée du concert d’Élisabeth,

à percevoir, sans rien guetter, surtout, quelques bribes de conversations étayées, de loin en loin, de salves d’esprit de jeunes parisiens (un peu « branchés« ), se narrant, peut-être, à la Éric Rohmer (cf par exemple « Le Goût de la beauté« ), de quasi anodines rencontres de vacances…

La joie sauvage de l’incarnation : l' »être vrais ensemble » de Claude Lanzmann _ dans l »écartèlement entre la défiguration et la permanence », « là-haut jeter le harpon » ! (VII)

07sept

Alors, quelle fut la solution poïétique cinématographique d' »auteur » de Claude Lanzmann ?

d’œuvre en œuvre « se confirmant » et « s’engrossant«  _ cf l’usage de ces deux verbes à la page 243 du « Lièvre de Patagonie« …)

depuis l’affrontement à l’énigme de « Pourquoi Israël« 

jusqu’au projet non, à ce jour encore, réalisé de l’opus cinématographique « nord-coréen«  (= la « brève rencontre de Pyongyang » cette semaine _ et cette « folle journée » du dimanche de canotage sur le fleuve Taedong-gang, tout spécialement ! qui la clôt en apothéose ! _ de la fin août 1958…),

en passant par le « monument«  (le mot est de Simone de Beauvoir, page du « Lièvre de Patagonie« , page 271 : « Il s’agit d’un monument qui pendant des générations permettra aux hommes de comprendre un des moments les plus sinistres et les plus énigmatiques de leur histoire« ) de « Shoah«  ;

à propos duquel, « Shoah« , ce jour même, je peux lire dans l’édition papier du « Monde« , à la page 3 du cahier « Littérature » et sous la plume de Yannick Haenel (et Franck Nouchi le « rapportant » en son article) cette phrase importante-ci, que je détache :

« « Shoah » est un film à venir, écrit Yannick Haenel _ donc, rapporte Franck Nouchi _ dans « Jan Karski« , son dernier ouvrage : « on commence à peine à penser _ rien moins !!! en 2009 : plus de six décennies après la survenue de la « Chose«  ; et encore vingt-quatre plus tard que le film même qui la fait (un peu ; jamais complètement : c’est tellement impossible !) « comprendre«  dans la matérialité précise de ses « détails« , « rapportés«  au plus fidèle par la « reviviscence«  des « témoignages«  si précieusement alors « recueillis« , en cette aventure filmique de ce film, « Shoah« , si singulier lui-même, par Claude Lanzmann !.. _,

on commence à peine à penser _ tant cela paraît d’abord, et même ensuite, impensable ! sur « l’impensable« , cf page 83 du « Lièvre de Patagonie« , et à propos de la mort et du néant évoqués par un poème de Monny de Boully, dont quatre vers ont été choisis (« j’ai fait graver ce défi immortel sur la stèle qui surplombe la tombe de ma mère, au cimetière du Montparnasse« ), cette expression de Claude Lanzmann, page 83 : « sur la stèle, on peut donc lire aussi quatre vers d’un de ses poèmes _ de Monny, donc, le « Rimbaud serbe« _, déchirant poème sur la mort et le néant impensables, impensable pensée«  : c’est le cœur de l’énigme même à laquelle tout le « Lièvre de Patagonie«  ose, et en permanence, se confronter !..  _

on commence à peine à penser

ce qu’un tel film donne à entendre«  _ le mot est à prendre à la lettre, par ce qui se donne à recevoir, accueillir, via les oreilles et le cerveau, des « récits de parole«  des « témoignages » proférés par la voix, accompagnée de l’expression des visages ; et l’expression en son entier étant aussi « reprise » en chapeau pour donner son titre à l’article de Franck Nouchi sur l’événement (dans l’histoire de notre inculture-culture) que constitue aussi, de fait, ce livre de Yannick Haenel, « Jan Karski« , à propos de ce que, d’abord, surtout, a fait (« fin août«  1942, pour ses deux « venues dans le ghetto«  de Varsovie ; et quelques jours avant « le 11 septembre 1942« , « voir un camp d’extermination des Juifs« ) ; et de ce que, ensuite, a écrit (en 1944 : « écrire un livre était encore une manière de franchir la ligne : une façon nouvelle de transmettre le message, comme si je passais de la parole à un silence étrange _ un silence qui parle« , fait superbement « penser«  et dire Yannick Haenel à Jan Karski, page 142 de son livre) ; Jan Karski ;

avec, sur la même page du Monde de ce vendredi 4 septembre, encore, un très beau « commentaire » à propos du « mandat » de « témoin »

(« Une chose est certaine, la posture du témoin qui a été mienne dès mon premier voyage en Israël _ en 1952 _, et n’a cessé de se confirmer et s’engrosser au fil du temps et des œuvres _ voilà ! _, requérait que je sois à la fois dedans et dehors, comme si un inflexible mandat m’avait été assigné« , disait Claude Lanzmann aux pages 243-244 de son « Lièvre« …),

sous la plume toujours infiniment sensible et justissime _ cf son plus qu’indispensable « « Qui si je criais… ? » _ Œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXe siècle« , paru aux Éditions Laurence Teper en 2007 _ de Claude Mouchard ;

et pas seulement du « mandat de témoin » de Claude Lanzmann lui-même : en tant qu’« accoucheur«  (et « passeur« , aussi, transmetteur à bien d’autres, via ses propres œuvres : de cinéma de « reviviscence » des « témoignages« , précisément) ; en tant qu’« accoucheur« , donc, de « témoignages«  (des victimes, des bourreaux, des témoins plus ou moins extérieurs, ou passifs ou complices, volens nolens : « il s’agissait d’un film, j’étais à la recherche de personnages » s’exprimant eux-mêmes en personne en direct, en quelque sorte, à l’écran ; et pas de documents d’archives, page 432) ;

c’est à propos du travail, aujourd’hui, d’écrivains, tels que Yannick Haenel pour ce « Jan Karski« , ou Bruno Tessarech, pour « Les Sentinelles » ;

je lis ce qu’énonce le grand Claude Mouchard :

« ces deux romanciers nés après guerre, se retournent _ littérairement : à la recherche d’une « ré-incarnation« , pourrait-on dire… : par le souffle du style ! _ sur cette période qu’ils n’ont pas vécue en s’efforçant d’allier _ conjuguer, fondre… _ à leur écriture de « fiction » la connaissance précise _ historiographique _ des événements et si possible (mais là il arrive que les choses se gâtent), une charge de pensée. C’est la preuve qu’une transmission des témoignages s’opère ou se cherche _ aussi et spécifiquement _ en littérature _ en effet ! Cette exigence de transmettre _ oui _ est d’ailleurs d’emblée présente chez Haenel puisque, dans la première partie du livre _ « Jan Karski«  : pages 13 à 34… _, nous découvrons Karski par le regard du romancier, qui lui-même le découvre dans « Shoah« , de Claude Lanzmann _ avant de le « découvrir«  encore, en une seconde partie, pages 35 à 113, en tant que « témoignant directement« , en « auteur«  de son livre, en 1944 (paru sous le titre, en anglais, de « Story of a Secret State » ; le livre est traduit en français en 1948 : « Histoire d’un État secret » _ celui du gouvernement clandestin polonais en exil, à Paris, puis à Londres (ainsi que de son bras armé de la Résistance sur place, dans la Pologne occupée par les nazis et par les soviétiques !) _ ; et re-publié en 2004 sous le titre, cette fois, de « Mon témoignage devant le monde _ histoire d’un secret« , aux Éditions Point de Mire ; son tirage est épuisé… ; avec une nuance  d’importance toutefois : de 1948 à 2004, le « secret«  passe de la clandestinité de l’État polonais au mutisme mal assumé des États alliés à propos de l’Extermination alors en cours des Juifs d’Europe…). Le lecteur devient donc lui-même une manière de témoin _ à son tour ! s’il est, montaniennement surtout, « de bonne foi » ; sinon, « qu’il quitte » de tels « livres » !!! _, qui reçoit ce que l’auteur (Haenel), devenu transitoirement témoin d’une œuvre _ et le film de Claude Lanzmann, en 1985, et le livre de Jan Karski, en 1944 _, lui confie du témoignage _ par deux fois, en le film de Lanzmann (en 1977), et en son propre livre (en 1944) _ d’un autre (Karski), le témoin _ direct, lui _ des faits«  :

« on est fin août«  1942, page 90, du « Jan Karski » ; « il est allé deux fois dans le ghetto«  de Varsovie (la seconde étant « le jour suivant » le premier : en pénétrant par le « même immeuble, même chemin« ), page 32 ; « une maison de la rue Muranowska dont la porte d’entrée donne à l’extérieur du ghetto, et dont la cave mène à l’intérieur« , page 96 ; ou plutôt « il revient deux jours plus tard« , page 99 ;

et « quelques jours après sa seconde visite au ghetto de Varsovie, le chef du Bund, qui lui a servi de guide, propose à Jan Karski de « voir un camp d’extermination des Juifs« , page 101 : plutôt que du camp de Belzec lui-même, « il s’agirait _ avance Yannick Haenel _ du camp d’Izbica Lubelska« , page 101 (cf les pages 101 à 105 du livre de Haenel : terribles !) _ ;

et qui tragiquement échoue, ce Jan Karski de l’Histoire, à faire « reconnaître«  et « interrompre«  : par des interventions ciblées _ par exemple autour d’Auschwitz _ ces « faits« -là, par Roosevelt ou Churchill… _

Le lecteur devient donc lui-même une manière de témoin, qui reçoit ce que l’auteur (Haenel), devenu transitoirement témoin d’une œuvre, lui confie du témoignage d’un autre (Karski), 

le témoin

des faits _ eux-mêmes. Un témoin qui a d’ailleurs, historiquement, un statut particulier. Qu’il s’agisse de la Shoah, du goulag, ou du génocide cambodgien, nombre de témoignages émanent des victimes. Karski, lui, n’était pas juif. Polonais catholique et résistant, ce n’est pas en victime, mais en bystander (même s’il refuse de rester _ seulement _ dans cette position « à côté ») qu’il témoigne de ce qu’il a vu dans le ghetto de Varsovie et dans un camp _ en avant de celui de Belzec. C’est donc un « témoin-messager ». Ils ne furent pas nombreux dans ce cas« 

Fin de l’incise sur le commentaire si juste de Claude Mouchard ;

et je termine maintenant ma (toute première) phrase :

Alors, quelle fut la solution poïétique cinématographique de Claude Lanzmann ?

solution d’œuvre en œuvre « se confirmant » et « s’engrossant« ,

depuis l’affrontement à l’énigme, d’abord, de « Pourquoi Israël » (1973 _ le titre le dit lui-même !.. affirmativement !) en en proposant, en trois heures et quart de film de « témoignages« , pas moins, une première réponse, un premier éclairage,

jusqu’au projet non, à ce jour encore du moins, réalisé de l’opus cinématographique « nord-coréen«  (= la « brève rencontre de Pyongyang » cette semaine _ et cette « folle journée«  _ de la fin août 1958…),

en passant par le « monument » de « Shoah » (1985 _ de neuf heures et dix minutes rien que de « témoignages« , encore…) ;

ainsi que « Tsahal » (1994 _ de quatre heures et cinquante minutes) ;

« Un Vivant qui passe » (1997 _ une heure et cinq minutes) ;

et « Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures » (2001 _ une heure et trente cinq minutes)

quelle fut la solution poïétique cinématographique de Claude Lanzmann

au « mystère » découvert peu à peu par lui ;

et qui,

« vérifié » « dans le désespoir, pendant la réalisation de « Shoah« , lorsque je fus _ pleinement _ confronté aux paysages de l’extermination

_ tout d’abord (au village de Treblinka, à partir de la page 492 (« le détonateur manquait. Treblinka fut la mise à feu« ) du « Lièvre«  _

en Pologne« 

(« confrontation« 

_ cette « confrontation entre la persévérance dans l’être de ce village maudit, têtue comme les millénaires, entre la plate réalité d’aujourd’hui et sa signification effrayante dans la mémoire des hommes«  qui « ne pouvait être qu »explosive« , page 492 _

qui fut en effet « alors » _ en février 1978 _, pour lui, Claude, « un bouleversement inouï, une véritable déflagration ; la source de tout« , même !., page 169 : Claude Lanzmann le détaille magnifiquement au chapitre XX, aux pages 490 à 498),

quelle fut alors la solution poïétique cinématographique de Claude Lanzmann

au « mystère » découvert peu à peu par lui ;

et

qui

« se déclara » à lui, sans doute tout d’abord, en constatant, rétrospectivement, un jour

_ non précisé dans le livre, autour des deux pages 169 et 170 ;

et « constat«  qui fait, probablement, pleinement partie intégrante du « travail de deuil«  se poursuivant toujours, toujours, en Claude (« les novembre ne me valent rien, c’est le mois de la mort d’Évelyne« , page 189) de la perte de sa sœur Évelyne, par suicide, le 18 novembre 1966 _,

en constatant, rétrospectivement, un jour

la disparition du café « Royal »

(« un café très animé de Saint-Germain-des-Prés _ un vrai bistrot avec un grand comptoir courbe, de hauts tabourets rouges et une large arrière-salle _ situé juste en face des Deux-Magots, au coin de la rue de Rennes et du boulevard Saint-Germain« , page 169 _ je m’ y suis rendu ce samedi 5 septembre ! à la place du Royal, une boutique Armani…)

où s’était passé, « en un éclair« , page 170, une scène cruciale (avec la survenue improbable et inattendue _ et très malencontreuse pour Évelyne et son mari, Serge Rezvani… _ de Gilles Deleuze) pour le destin de sa sœur Évelyne, suicidée, dans certaines (longues, souterraines, certes) « suites » (plus de seize ans plus tard) de « cela«  _ = cet « éclair« -là, entre ces paires d’yeux-là, en ce lieu-ci… _, le 18 novembre 1966…

Alors quelle fut la solution poïétique cinématographique de Claude Lanzmann

au « mystère » découvert peu à peu par lui

du « combat » _ voilà le cœur de l’obsédant « mystère » ! _, de l' »écartèlement entre la défiguration et la permanence » ?..

des lieux _ à Paris, à Berlin, à Pékin et Shanghaï ; ou Pyongyang !!! _ ;

ainsi, peut-être aussi que le « combat«  et l' »écartèlement entre la défiguration et la permanence«  des personnes elles-mêmes qui y sont passées (et, certaines d’entre elles, au moins, ne sont plus ; sinon, pour et par nous, par le souffle vibrant de la mémoire en travail ; et son « imageance » ; versus les forces d’annihilation, et concertées ou pas, de l’oubli…) ?..


Car « permanence et défiguration des lieux

sont la scansion du temps de nos vies« , toujours page 169 :

« dans le temps« , conclut Proust sa « Recherche« 

Et « ce combat, cet écartèlement entre la défiguration et la permanence« 

sont bien « la source de tout«  (page 169, toujours)

de tout l’œuvre lanzmannien ;

à commencer par la « quête » (de « vérité » et « pour l’éternité«  !) cinématographique (via l’obtention et l’« incarnation«  des « témoignages« ) de Claude Lanzmann cinéaste ;

à laquelle s’ajoute, peut-être,

sur un mode de « compensation« ,

ou pas (c’est à considérer !),

à l’arrêt _ provisoire ou définitif ? qui le sait ? depuis le « Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures«  paru sur les écrans en 2001… _ de ses tournages,

à laquelle s’ajoute, peut-être, dis-je,

la « dictée«  de ce « Lièvre de Patagonie« -ci à Juliette Simont et Sarah Streliski :

quand la voix « dicte«  (et le livre « recueille ») ce que la caméra et le micro ne captent pas (ou plus !?!) sur la bande unique, en anneau de Moebius, du film de cinéma…

Nous allons bien voir…

Avec cette remarque d’apparence d’abord assez anodine que voici, pages 169-170 :

« Saint-Germain-des-Prés ou le Quartier latin ne sont certes pas des hauts lieux de massacre _ tels Treblinka, Sobibor, Belzec, Majdanek, Chelmno ou Auschwitz-Birkenau _ : que le Royal, la librairie Le Divan, au coin de la rue Bonaparte, à l’autre bout de la place, ou encore, Boulevard Saint-Michel, les Presses universitaires de France, théâtre de mes larcins _ d’étudiant, l’année de « frasques » 1946… cf tout le chapitre VIII _ aient dû, avec tant d’autres, céder _ voilà la « défiguration » !.. _ à la pandémie de la mode, est simplement triste » _ et significatif de la « croissance » rampante rapide du « nihilisme« _ ;

mais donnant lieu à la conclusion majeure qui la suit immédiatement, page 170 :

« Davantage, peut-être :

vivants, nous ne reconnaissons plus _ à mesure que, peu à peu, et d’abord assez insensiblement, du temps passe _ les lieux de nos vies ;

et éprouvons _ parfois, à l’occasion, alors un peu brutale, et nous surprenant... _ que nous ne sommes plus

les contemporains de notre propre présent« , page 170 du « Lièvre« , donc :

celui-ci, « notre propre présent« , nous filant, hors de perception, entre les doigts et nous échappant, insaisi,

ayant cessé, assez surprenamment, lui comme nous-même, d’« être vrais ensemble« 

Quelque chose de notre « co-présence » (et « con-temporanéité«  ! donc…)

est-il, ou pas, cependant,

de quelque façon, ou pas,

« rattrapable«  ?..

Voilà, en tout cas, la question (ou l' »opacité« ) à propos de ce « mystère » de l' »écartèlement » entre « permanence » et « défiguration » se combattant sans cesse

(et des degrés possibles d’une élucidation éventuelle de celui-ci)

qu’il me plairait _ sans la défigurer ; ou la détruire… _ d’éclairer un peu ici,

en conclusion enfin (et synthèse de l’esthétique d' »auteur » de cinéma de Claude Lanzmann),

de ma lecture de cet immense, on ne le dira jamais assez, « Lièvre de Patagonie » ;

et de ce « feuilleton de l’été » de ce blog…

Indépendamment de la configuration (« défiguration » versus « permanence« , donc) de ce carrefour parisien de Saint-Germain-des-Prés (baptisé « Carrefour Jean-Paul Sartre-Simone de Beauvoir« , qui plus est !),

et à côté des expériences foudroyantes, elles, des lieux de l’extermination industrielle des Juifs d’Europe sur le territoire de l’actuelle Pologne,

et à côté, aussi, des cas rapidement évoqués de Pékin et Shanghaï

(par où Claude Lanzmann est passé lors de ses deux voyages en Chine, en 1958 et en 2004 ; cf ses remarques des pages 328-329 :

à Shanghaï : « presque cinquante ans après, la métamorphose de la Chine me sauta _ presque « lièvrement«  _ au visage ; m’enthousiasma _ cf aussi le « Les Transformations silencieuses » et « La Propension des choses«  de mon ami François Jullien… _ ; je n’en dirai rien, sauf ceci : à Shanghaï, j’ai pris un bateau qui descendait le Huangpu jusqu’à sa confluence avec le Yangzi Jiang, où les deux fleuves deviennent une mer sans rivages. Pendant les trois heures de la navigation, on éprouve physiquement la puissance de la Chine, la conscience qu’elle a de cette puissance et sa façon orgueilleuse de le montrer« , page 328 ;

et à Pékin : « Pékin : ses dix périphériques ; ses gratte-ciel qui s’édifient à grande allure, changeant en quelques semaines le paysage urbain au point que les Pékinois eux-mêmes semblent dépaysés _ cf du même François Jullien « Dépayser la pensée«  _ dans leur propre ville devenue épicentre de la mondialisation _ lire aussi le très riche et passionnant « Mégapolis » de Régine Robin ; et mes deux articles sur ce travail en ce blog-ci… _ ; l’éblouissement absolu de la Cité interdite et du temple du ciel enfin offerts à tous ; Pékin le jour ; Pékin la nuit, avec ses restaurants, ses bars, ses prostituées mongoles à forte stature et terrassante beauté« , page 329…) ;

c’est la comparaison des deux cas de Berlin et Pyongyang

qui me semble la plus, et de manière assez éblouissante, parlante :

Pyongyang, elle, est la ville de l’impossible métamorphose d’un peuple tout entier « essoufflé » _ et pas que par le tabac ! _ dans un temps (totalement !) figé qui ne sait rien construire, tout en détruisant beaucoup, dans son temps (étatique) doublement immobilisé :

« La Corée du Nord a arrêté le temps deux fois au moins : en 1955, à la fin de le guerre ; et en 1994, à la mort de Kim-Il-sung« , page 335… Et « Un demi-siècle de mobilisation _ paralysante ! _, un demi-siècle sans tirer un coup de feu, cela ne peut être et se poursuivre sans un très puissant dérivatif : le tabac. Malgré défilés, pas de l’oie et rodomontades, l’armée coréenne est à bout de souffle. Cela se vérifie d’ailleurs à la faible amplitude de l’élévation, chez eux, du mollet tendu ; dérisoire si on le compare au jeté nazi du même pas de l’oie, grimpant haut, à la perpendiculaire du bassin« , page 337.


Les solutions cinématographiques pour « donner à voir«  (page 341)

« de la façon la plus saisissante, tout ce que j’ai narré plus haut _ pages 331 à 341 ; cf aussi mon propre précédent article de cette série _ sur la ville _ de Pyongyang _, le vide, la monumentalisation, la mobilisation permanente, le tabac et l’essoufflement généralisé, la faim, la terreur, la suspension du temps pendant cinquante ans ; montrant que tout a changé ; rien n’a changé ; tout a empiré. Et, sur des plans du Pyongyang contemporain, une voix off, la mienne aujourd’hui, sans un acteur, sans une actrice, sans reconstitution, eût raconté _ sur la bande-son de ce film « à venir«  _, comme je l’ai fait _ en le récit « parlé«  qu’a recueilli, via les doigts, sur le clavier de l’ordinateur, de Juliette Simont et de Sarah Streliski, la page du livre, cette fois _ dans le chapitre précédent, la « brève rencontre » de Claude Lanzmann et Kim Kum-sun. Il s’agirait d’un très minutieux et sensible travail _ de « construction«  riche et complexe, de « vérité » : sans trucages ni artifices séducteurs, mensongers _ sur l’image et la parole, le silence et les mots, leur distribution _ « scandée« , avec les « trous«  du souffle… _ dans le film, les points d’insertion

_ ultra-sensibles ! la « rencontre » (du souvenir énoncé par la voix du passé, éloigné mais revisité par le récit mémoriel, et des images fortes, en un autre sens, du présent des lieux, vides de la présence recherchée à re-trouver, re-rencontrer, de la ville…) trouvant à miraculeusement s’y « incarner«  _

Il s’agirait d’un très minutieux et sensible travail sur l’image et la parole, le silence et les mots, leur distribution dans le film,

les points d’insertion, donc,

je reprends cette phrase décisive de Claude Lanzmann, page 342,

du récit du passé _ par la voix off qui se souvient ! au présent de sa vibration ! _  dans la présence _ à l’image : de ce qui se donne à percevoir visuellement dans l’aujourd’hui _ de la ville _ dont l’« opacité«  effarante du « vide » se perce alors et ainsi _ ; discordance et concordance _ luttant avec acharnement entre elles : un « combat » et un « écartèlement » permanent de ce qui se refuse et se laisse pourtant appréhender (mais seulement à qui « cherche«  à « vraiment«  voir et à « vraiment«  entendre _ comme amoureusement : il n’y a que l’amour vrai à ne pas être aveugle ! _ si peu que ce soit, à contresens des « faux-semblants«  !) en « ressuscitant » du fait de ce que vient dire la voix vive du « témoin » qui se souvient, en une « vision » (ou « voyance« , page 285 _ ou même « imageance« , pour reprendre le concept-clé de ma lecture de l’« Homo spectator » de Marie-José Mondzain) hyper-hallucinée autant que très précise ! _ qui culmineraient en une temporalité unique _ un ruban de Moebius _, où la parole se dévoile comme image et l’image comme parole« 

Les solutions cinématographiques pour « donner à voir«  (page 341)

« de la façon la plus saisissante, tout ce que j’ai narré plus haut sur la ville » _ de Pyongyang aujourd’hui _ et la « brève rencontre » avec Kim Kum-sun en 1958

sont passionnantes !

Et, par contraste, en positif, cette fois, Berlin !

« J’aimais _ en 1947-4849 ; page 207 _, j’aime toujours Berlin ; et je n’en aurais jamais fini avec l’énigme _ voilà le passionnant de l’inépuisable singularité des « énigmes » : de villes, comme de personnes (telles que la mère de Claude, Pauline-Paulette Grobermann-Lanzmann-de Boully ; ou sa seconde épouse, berlinoise rencontrée à Jérusalem, Angelika Schrobsdorff)…  _ que l’ex-capitale du Reich, capitale aujourd’hui _ = l’« aujourd’hui«  de l’écriture de ce « Lièvre de Patagonie«  _ de l’Allemagne réunifiée, représente _ encore, toujours _ pour moi. Je peux passer des heures au Paris Bar ou au Café Einstein _ toujours ces merveilleux lieux de rencontres possibles (des autres), et d’une convivialité possible des différences et singularités, que sont les cafés de l’Europe… _, où inlassablement je confronte _ voilà : en « imageance«  ; et victorieusement : dans la joie… _ le spectacle de ces couples de jeunes Allemands, avenants, libres, sérieux, à toutes _ et combien diverses ! riches de leur vivante complexité !.. _ les images de ma mémoire ancienne.

Depuis 1948, je suis revenu bien des fois à Berlin, mais quelques années après la chute du Mur, au cours d’une croisière sur la Spree, la rivière de la ville, j’avais été saisi _ très positivement _ par l’architecture du nouveau Berlin, légère, aérienne, inventive _ voilà ce qui doit être, au meilleur du « génie » humain ! _ ; qui défiait _ avec l’« esprit«  incisif, créatif et joyeux, au-delà ses ironies mordantes, d’un Brecht ! _ le Berlin en ruines que j’avais connu autrefois ; et sa première reconstruction dont j’avais été _ alors, cet après-guerre _ le témoin ; comme si l’Histoire imposait à cette métropole un recommencement _ affirmatif, vivace : de « lièvre » ironique joyeux en son « bondissement«  _ perpétuel.

Bien plus tôt, dès 1989, j’avais découvert le Bauhaus-Archiv, le long du Landwehrkanal dans lequel fut jeté le corps de Rosa Luxemburg après son assassinat

(mon ami Marc Sagnol, grand chasseur de traces juives en Allemagne, en Europe de l’Est, en Russie, en Ukraine, ou en Moldavie, a été le premier à me montrer l’endroit où flottait entre deux eaux son cadavre ; je m’y rends maintenant, sans en saisir tout la raison, à chacun de mes séjours ; c’est comme une obligation intérieure à laquelle je ne puis me soustraire _ comme on le oit même les parenthèses de Claude Lanzmann sont essentielles, capitales ! _),

et d’autres lieux non construits, de vastes espaces abandonnés au cœur de Berlin de part et d’autre du tracé du Mur.

J’étais allé à maintes reprises à Berlin-Est pendant les interminables années de la guerre froide, avec un laissez-passer, mais je n’avais jamais vu ces endroits-là, car, jouxtant le Mur, ils étaient interdits.

Or ces lieux vagues et vides étaient précisément _ c’est ce dont je prenais conscience _ ceux de l’institution nazie. Si je les avais vus avant de réaliser « Shoah », je n’aurais sûrement pas été capable de les lire et de les décrypter _ il y faut l’apprentissage d’une culture « incarnée » on ne peut plus personnellement… A cause de « Shoah », mon regard était devenu perçant et sensible _ l’« expérience«  (afin de bien mieux « percevoir«  : ressentir et comprendre tout à la fois) se formant et se forgeant dans le mûrissement même de ce que vient mettre à notre portée et nous offrir du temps.

Le nom de la Prinz-Albrecht-Strasse me parlait _ désormais ! _ ; c’était là et dans les environs immédiats que se trouvaient les édifices de la terreur nazie, le Reichssicherheitshauptamt, le Auswärtiges Amt, la Gestapo : le centre du totalitarisme hitlérien.

Dans un de ces terrains vagues, si on descendait quelques marches, on accédait à une petite exposition souterraine, une enfilade de quelques salles, pas grandes du tout, avec des photographies ; certaines connues, d’autres moins ; légendées de textes sobres et forts _ cf mon article à propos . Le lieu était nommé « topographie de la terreur ». Je m’étais demandé quels Allemands avaient eu l’idée de cela ; et j’éprouvais pour eux, sans les connaître, une sympathie vive. Le passé revivait _ voilà : les « légendes«  « sobres et fortes«  ajoutant pas mal de choses aussi aux « images«  des photos… cf mon article du 14 avril 2009 à propos du passionnant travail de légendage du « Kriegsfibel » de Bertolt Brecht, in « Quand les images prennent position _ L’Œil de l’Histoire, 1 » de Georges Didi-Huberman _

Le passé revivait

par ces quelques salles ouvertes dans ce no man’s land que personne _ de si peu que ce soit « autorisé« , « académique« _ ne revendiquait ; où tout semblait possible _ facteur fondamental de l’« imageance«  de l’« Homo spectator« , comme du « génie«  créatif (pardon du pléonasme !) de l’artiste « auteur« ….

Je compris alors que Berlin était une ville sans pareille ; car on pouvait à travers ce paysage urbain déchiffrer tout le passé
_ passablement tourneboulé ! _ de notre temps ; appréhender _ de façon « saisissante » !.. _, comme dans des coupes géologiques, ses différentes _ comme superposées ; et, ainsi conservées, nous demeurant splendidement co-présentes _  strates _ le Berlin impérial, le Berlin wilhelminien, le Berlin nazi, le Berlin allié, le Berlin rouge, communiste _ qui coexistent, se conjuguent, se fondent en quelque chose _ un richissime ruban de Moebius _ d’unique pour l’Histoire du XXème siècle.

Pour moi, il y avait là une sorte de miracle mémoriel _ l’opposé de l’éradication-annihilation par le vide de Pyongyang, par conséquent _, un fragile miracle qu’il fallait préserver à tout prix. Je pensais que si les concepteurs et les architectes du nouveau Berlin voulaient assumer leurs responsabilités devant l’Histoire, ils ne devaient pas toucher à cela ; mais garder au contraire un vide _ respirant ! _ au cœur de la ville : ce trou, que, par devers moi, j’appelais « trou _ actif ! _ de mémoire ». Je me souviens avoir discouru là-dessus au cours d’un colloque, sans aucun espoir, car les promoteurs immobiliers ont le dernier mot ; et le plein l’emporte toujours _ sur le vide et l’élan (respiratoire, voire dansé !) de la remémoration de la personne singulière ; portée par ses « ailes du désir«  en quelque sorte… Mon « trou » rêvé n’existe plus aujourd’hui : c’est la nouvelle Postdamer Platz, avec son architecture futuriste, souvent admirable.

En vérité j’ai aimé Berlin dès la première année _ de séjour là-bas, en 1947 ou 48… _ ; j’avais surmonté ma peur de l’Est. L’effondrement du IIIe Reich, la capitulation avaient généré chez les Berlinois une sorte de liberté _ du « génie«  effectif, à l’œuvre (poïétique) : à la Kant… _ débridée et sauvage, alliée à une discipline et un courage inouïs« , pages 207 à 209 :

ce passage en forme d’« Ode à Berlin«  est particulièrement magnifique…

C’est le rythme de la scansion qui compte, l’élan et l’effectivité du souffle qui passe par les interstices et les espaces troués entre les strates, pour un sujet vivant qui se souvient et parle (et « crée«  aussi ainsi !) enfin,

amoureusement…

Voilà ce « souffle » qui « passe » dans la construction et le montage inspiré des divers « témoignages » des personnes, par les moindres inflexions de leur voix comme par les rumeurs de leur visage,

dans l’art de « vérité » du cinéma (de l’« être vrais ensemble« ) de Claude Lanzmann,

en tous et en chacun de ses opus…

Et voilà aussi pourquoi j’ose encore espérer la « réalisation » filmique de cet impossible opus « nord-coréen » de la « brève rencontre » à Pyongyang en 1958,

avec le chant de sa voix off sur l’« assise » d’images du vide de la ville monumentalisée d’aujourd’hui !…

D’où ce sublime hommage, évoqué page 83,

« défi immortel sur la stèle qui surplombe la tombe de ma mère, au cimetière du Montparnasse«  ;

ces « quatre vers _ gravés sur le marbre de la stèle pour l’« éternité » de la « présence » des disparus qui juste en contrebas reposent _ d’un des poèmes » de Monny de Boully ;

« déchirant poème sur la mort et le néant impensables ;

impensable pensée :

   « Passé, présent, avenir, où êtes-vous passés

     Ici n’est nulle part

     Là-haut jeter le harpon

     Là-haut parmi les astres monotones » »

Quel sublime « immortel défi«  ! que celui de la « présentification » à jamais

de qui « éternellement » on aime…

Titus Curiosus, ce 7 septembre 2006

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