Archives du mois de juin 2016

Une remarquable contribution de Thomas Piketty au questionnement sur une nécessaire et urgente reconstruction de l’U.E.

29juin

Dans l’édition électronique du Monde du 28 juin,

le Blog de Thomas Piketty met en ligne une très remarquable contribution (intitulée Reconstruire l’Europe après le « Brexit ») au questionnement sur une nécessaire et urgente reconstruction de l’Union Européenne, tragiquement encalminée depuis bien trop longtemps…

La voici, avec quelques farcissures :

Reconstruire l’Europe après le « Brexit »

Avouons-le : jusqu’au petit matin du 24 juin 2016, personne ne croyait vraiment que les Britanniques allaient voter pour le « Brexit ». Maintenant que le désastre est arrivé, il est tentant de se sentir découragé, et d’abandonner tout rêve _ utopie positive et programmatique, plutôt : je n’apprécie pas du tout le mot « rêve«  en tel emploi… _ de refondation démocratique et progressiste _ voilà ! _ de l’Europe. Il faut pourtant persévérer et reprendre espoir _ oui ! il le faut ! _, car il n’existe pas d’autre option _ qui soit acceptable ; et a fortiori désirable _ : la montée des égoïsmes nationaux et de la xénophobie en Europe nous conduit tout droit à la catastrophe _ oui, suicidairement. Reprenons le fil des événements, et voyons _ avec un minimum de méthode _ ce qu’il faudrait changer et _ d’abord _ clarifier pour reconstruire l’Europe après le Brexit.

Cela a déjà été dit et redit : dans bien des cas, le vote Brexit exprime davantage un vote contre l’immigration et la mondialisation _ choses distinctes _ qu’un vote contre l’Union européenne en tant que telle. Cette attitude de repli xénophobe, que l’on connaît bien en France avec le vote FN, et maintenant aux Etats-Unis avec le vote Trump, même si l’insularité britannique a aussi ses spécificités, a quelque chose de profondément nihiliste et irrationnel _ oui _ : ce n’est pas en stigmatisant toujours plus les travailleurs immigrés et les pays et cultures étrangères que l’on va résoudre les problèmes, bien au contraire.

Et ce n’est évidemment pas en se plaçant en dehors du seul cadre européen existant de délibération collective, aussi imparfait soit-il, que le Royaume-Uni va trouver sa voie.

Renforcement des tendances inégalitaires de la mondialisation

Tout cela est vrai, mais il faut préciser deux points. Tout d’abord, ce vote est également une réaction au fait que les institutions européennes, toutes entières tournées vers le principe d’une concurrence toujours plus pure et plus parfaite entre territoires et entre pays, sans socle social et fiscal commun, n’ont fait objectivement que renforcer _ hélas _ les tendances lourdement inégalitaires de la mondialisation à l’œuvre au cours des dernières décennies.

Face à l’absence de réponse démocratique et progressiste _ oui _, il n’est pas étonnant que les classes populaires et moyennes finissent par se tourner _ en désespoir de cause _ vers les forces xénophobes. Il s’agit d’une réponse pathologique _ oui, et toxique : léthalement masochiste (et sadique) _ à un abandon bien réel. Née d’un projet de projet de marché commun adapté à la reconstruction et à la croissance des années 1950-1970, la construction européenne n’a jamais su se transformer en force efficace de régulation _ pondérée : voilà ! _ du capitalisme mondialisé et financier en plein essor depuis les années 1980-1990.

Ensuite, la vérité oblige à dire que le UKIP ou le FN ne sont pas malheureusement pas les seules forces politiques à avoir succombé à la montée des égoïsmes nationaux et à l’irrationalité collective au cours des dernières années. En particulier, c’est l’égoïsme à courte vue et la montée du « chacun pour soi » _ oui _ qui expliquent la gestion catastrophique de la crise financière par les pays de la zone euro depuis 2008.

Les gouvernements de centre droit et de centre gauche (CDU, UMP, PS) qui se sont succédé au pouvoir des deux côtés du Rhin portent de ce point de vue une écrasante responsabilité historique _ oui _, qu’il faudra bien reconnaître un jour. En Allemagne, le discours tenu depuis bientôt dix ans n’a quasiment pas varié d’une virgule : si les autres pays de la zone euro faisaient la même chose que nous, adoptaient les mêmes réformes, se comportaient avec la même fiabilité et la même vertu, etc., alors tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Discours irrationnel

Le problème de ce discours moralisateur, donneur de leçons et nationaliste est qu’il est totalement irrationnel. Non pas qu’il n’y ait quelques bonnes choses à apprendre dans le modèle industriel et social allemand, évidemment. Le problème est que si chaque pays de la zone euro avait appliqué la même politique de déflation salariale généralisée, et se retrouvait aujourd’hui avec le même excédent commercial gigantesque de 8 % du PIB, totalement inédit dans l’histoire depuis la révolution industrielle, alors par définition il n’existerait personne au monde pour absorber un tel excédent.

Les responsables allemands se refusent toujours à expliquer à leur opinion cette réalité factuelle, évidente pour le reste du monde et pour l’histoire : à savoir que leur haut niveau d’activité économique et d’emploi a été obtenu pour une bonne part au détriment des voisins _ oui. Avec plusieurs monnaies, il aurait suffi de dévaluer fortement les monnaies du sud de l’Europe ; mais à partir du moment où l’on faisait le choix de conserver la monnaie unique, alors il aurait fallu – et il faut toujours – relancer massivement les salaires et l’investissement public en Allemagne, et mettre en place une union fiscale et budgétaire _ une priorité !

Quant à la France, qui aime se servir de l’Allemagne comme d’une mauvaise excuse pour ne rien faire, la vérité est que c’est parce qu’elle a bénéficié des mêmes taux d’intérêt ultra faibles que son voisin allemand, qu’elle a choisi de laisser tomber l’Europe du Sud. Conséquence de tout cela : les responsables de la zone euro ont imposé des politiques d’hyper-austérité qui ont fait replonger la zone dans une récession absurde _ voilà _  en 2011-2013, à rebours du reste du monde, et dont on se remet à peine.

Boulet pour l’Europe

C’est ainsi que la zone euro est devenue un boulet pour l’Europe, ce que les tenants du Brexit n’ont pas manqué d’exploiter dans la campagne qui s’achève : à quoi bon rester avec des pays qui nous tirent vers le bas, et qui se sont montrés incapables de gérer correctement leur union monétaire ? L’euro devait marquer la transformation du marché commun en union politique, capable de nous protéger face à la spéculation des marchés, première étape vers une puissance publique permettant de réguler _ voilà _ le capitalisme du XXIe siècle. En réalité, l’euro est devenu la machine infernale qui menace de tout faire dérailler.

Que faire aujourd’hui ? Question vitale ! Il faut tout d’abord clarifier _ et c’est difficile à la plupart… _ le fait que l’Union européenne ne peut se réduire à une vaste de zone de libre circulation des marchandises, des services et des capitaux, sans aucune contrepartie _ voilà ! _ fiscale, sociale et réglementaire _ eh ! oui… Pour être durable, la croissance économique a besoin de services publics, d’infrastructures, de systèmes d’éducation, de recherche, de santé, d’échanges universitaires, de péréquation régionale, d’égalité des chances _ oui, oui ! _, et tout cela à un coût _ auquel tous doivent contribuer !

Le Royaume-Uni va maintenant chercher à obtenir un statut analogue à celui de la Norvège, de l’Islande et de la Suisse. Il est plus que temps de rappeler aux Britanniques – et cela aurait pu changer le cours des choses si cela avait été fait plus tôt par les gouvernements allemands et français, en toute transparence – que cela _ forcément ! _  ne se fera pas gratuitement.

La Norvège et l’Islande font partie de l’Espace économique européen (EEE), ce qui leur garantit un accès plein et entier au marché commun. Mais ces deux pays doivent en contrepartie appliquer la quasi-totalité de la législation de l’Union, et acquitter une contribution à son budget (voisine de la contribution britannique actuelle, si on l’exprime en pourcentage du PIB), tout cela sans participer à la prise de décision collective. Il faudrait d’ailleurs en profiter pour appliquer les mêmes règles à la Suisse, qui bénéficie actuellement d’un statut privilégié (sa contribution budgétaire est moitié moindre) _ tiens, tiens ! Information intéressante…

Sanctions contre le dumping réglementaire

Surtout, au-delà de la question de la contribution budgétaire permanente des pays non membres de l’Union souhaitant bénéficier du marché commun, il est temps de mettre sur la table la question des sanctions _ voilà, et sévèrement _ applicables aux pays pratiquant le dumping réglementaire, et en particulier aux pays qui n’appliqueraient pas des règles strictes en matière de transparence financière et de lutte contre l’optimisation fiscale _ une Révolution !

Il n’est pas normal que l’on ait dû attendre les sanctions américaines pour que le secret bancaire suisse commence (timidement) à être remis en cause. Les calculs de Gabriel Zucman (La richesse cachée des nations, Seuil 2014, traduit en de nombreuses langues _ mon lien donnant accès à une vidéo de 6′ 12 de Gabriel Zucman présentant le travail ce ce livre _) montrent que les bénéfices apportés à la Suisse par le secret bancaire sont équivalents à ce que coûterait au pays des droits de douane de l’ordre de 30 % appliqués par ses trois principaux voisins (Allemagne, France, et Italie).

La même question _ voilà _ va se poser pour la place financière de Londres et les paradis fiscaux de la couronne britannique. Il faudra évaluer rigoureusement les dommages imposés aux autres, et appliquer des sanctions en rapport _ exacts _ avec ces montants.

Bénéficier du marché commun tout en siphonnant la base fiscale des voisins

Tant que l’on n’est pas prêt _ il y faut une volonté ! en plus d’une intelligence… _ à imposer des sanctions de ce type, alors il ne faudra pas s’étonner que des pays choisissent _ le calcul d’intérêt bien compris _ de prospérer en dehors de l’Union européenne : s’il est possible de bénéficier du marché commun, tout en siphonnant tranquillement _ voilà le cynisme dénué de la moindre mauvaise conscience _ la base fiscale des voisins, pourquoi se priver ? Le système légal et politique dans lequel s’est enferrée _ si bêtement _ l’Europe, qui repose in fine sur une sacralisation _ idéologique _ de la libre circulation et du marché libre, sans contrepartie sérieuse _ hélas _ en termes de régulation _ tempérée _  collective _ facteur important, lui aussi _, nous conduit tout droit _ si nous ne faisons rien _ à des « Brexit » en série.

Ensuite, si l’on souhaite sauver la zone euro, il va falloir fondamentalement changer son cours. Après la victoire électorale de Syriza en Grèce en janvier 2015 (elle-même conséquence du refus obstiné des Européens d’engager la restructuration de dette pourtant promise au précédent gouvernement grec _ tiens, tiens ! _), les dirigeants de la zone euro ont fait le choix absurde _ voilà _ de vouloir humilier le pays _ petit et faible _, afin d’éviter que d’autres électeurs ne soient tentés par l’aventure.

Ce choix a en partie payé, puisque Podemos n’a pu faire mieux que jeu égal avec le PSOE lors des doubles élections espagnoles de décembre 2015 et juin 2016. Sauf que l’Espagne est aujourd’hui ingouvernable _ le PP ayant gagné des voix là même où ses dirigeants sont les plus corrompus _, et que les dirigeants français et allemands se retrouvent maintenant confrontés un peu partout _ en effet _ avec la montée du populisme de droite et du nationalisme, au Royaume-Uni comme en Pologne et en Hongrie _ surtout, mais pas seulement. Cette menace est autrement plus dangereuse _ oui _ pour l’Europe que le défi posé par la gauche radicale, qui dans le fond ne fait que formuler une demande de bon sens : la restructuration des dettes publiques européennes est inévitable et doit être organisée _ voilà _ au plus vite _ ce que François Hollande avait promis comme une de ses priorités, mais n’a pas fait. Il aurait mieux fallu tenter de s’appuyer sur Syriza, Podemos, le PSOE et l’ensemble des partis de gauche radicale ou non, qui ont le mérite d’être fondamentalement proeuropéens _ oui _, par comparaison aux populistes de droite _ en effet.

Il est navrant de constater qu’aujourd’hui encore, les dirigeants européens continuent _ eh ! oui _ d’exiger de la Grèce qu’elle dégage un excédent primaire de 3,5 % du PIB pour les décennies qui viennent, tout cela dans un pays dont le niveau d’activité économique est un quart un plus faible qu’en 2008, et où le chômage a explosé, ce qui n’a strictement aucun sens _ voilà. Il est normal de demander à un pays un léger excédent, de l’ordre de 0,5 % ou 1 % du PIB, mais pas davantage. La décision vient de nouveau d’être repoussée à la fin de l’année, et il y a fort à parier que ce ne soit pas la dernière fois _ ha bon….

Moratoire sur les dettes européennes

Plus généralement, il est urgent de mettre en place un moratoire sur les dettes européennes, tant que la zone n’aura pas retrouvé une croissance robuste, et de lancer un programme d’investissement _ voilà _ dans les infrastructures, la formation et la recherche. Le secteur privé a aujourd’hui peur d’investir, comme le montrent les taux d’intérêt négatifs actuellement appliqués, et sans relance publique il existe un risque réel que la zone euro s’éternise _ s’encalmine _ dans un régime de croissance molle et d’inflation quasi-nulle, voire négative.

L’histoire démontre qu’il est impossible de réduire un endettement public élevé dans de telles conditions, et qu’il vaut mieux avoir le courage _ qualité rare _ de restructurer clairement les dettes lorsqu’elles deviennent impossibles à rembourser pour les nouvelles générations (ce dont a d’ailleurs bénéficié fortement l’Allemagne lors de l’annulation de sa dette dans les années 1950 _ tiens, tiens _ ). La création monétaire et le développement de nouvelles bulles sur les prix des actifs ne résoudront pas le problème à la place des gouvernements, bien au contraire.

Enfin, si l’on souhaite véritablement avancer _ voilà ; mais les conservateurs veulent rarement avancer ; et encore moins ainsi et sur ces terrains-là… _ sur toutes ces questions, alors le débat institutionnel _ et sur les rouages (à mettre en place) d’une démocratie effective _ ne pourra être évité. On peut toujours bricoler des compromis dans l’urgence _ celles des prurits de la com’ de très court terme _ à partir des institutions actuelles. Mais à terme, si l’on souhaite pouvoir adopter démocratiquement _ voilà _ et sereinement un plan de relance au sein de la zone euro, une restructuration des dettes, un impôt commun sur les bénéfices des sociétés, etc., alors une refondation démocratique s’impose _ que oui ! Mais là n’est certes pas le vœu de tous…

Il existe une théorie _ ah ?! _ selon laquelle les institutions européennes auraient atteint une sorte de perfection indépassable _ ah ! l’ironie… _ avec le traité constitutionnel européen _ rejeté pourtant _ de 2005 (finalement adopté en 2008 avec le traité de Lisbonne), et que tout irait pour le mieux si les responsables politiques nationaux et les opinions publiques se saisissaient enfin de ces institutions merveilleuses et cessaient d’être stupidement europhobes.

Bicaméralisme de façade et machine à faire détester l’Europe

En vérité, les institutions européennes actuelles sont gravement dysfonctionnelles _ tiens donc… Elles reposent sur un bicaméralisme de façade : d’un côté, le Conseil européen des chefs d’Etats (et ses déclinaisons au niveau ministériel : Conseil des ministres des finances, Conseil des ministres de l’agriculture, etc.) ; de l’autre, le Parlement européen (élu directement par les citoyens _ mais sur des listes nationales _ ). En principe, les textes législatifs européens doivent être approuvés par ces deux chambres. En pratique, l’essentiel du pouvoir est détenu par le Conseil européen et les Conseils ministériels, qui le plus souvent doivent statuer à la règle de l’unanimité (notamment sur la fiscalité _ forcément ! on ne badine pas avec cet amour-là… _, ce qui empêche toute avancée réelle), et qui, dans les rares cas où s’applique la règle de la majorité, continuent toujours de délibérer à huis clos _ tiens donc…

En vérité, le Conseil européen est une machine à dresser _ c’est bien intéressant ! _ les intérêts nationaux les uns contre les autres, une machine à empêcher _ voilà _ toute possibilité de faire émerger des délibérations démocratiques et des décisions majoritaires au niveau européen _ qu’on ne s’étonne pas de la panne de démocratie ici, et par là même !.. A partir du moment où vous demandez à une personne (chef d’Etat ou ministre des finances) de représenter à elle seule 82 millions d’Allemands ou 65 millions de Français, ou encore 11 millions de Grecs, il est impossible d’avoir une délibération démocratique apaisée aboutissant à la mise en minorité de l’une ou l’autre de ces personnes.

C’est ce système institutionnel _ voilà _, doublé de multiples règles visant à contourner la démocratie (unanimité sur la fiscalité, règles automatiques sur les critères budgétaires), qui produit l’inertie et l’incapacité d’agir _ voilà _ en Europe. Chacun défend ce qu’il croit être ses intérêts nationaux, et en vérité personne _ des citoyens : désactivés ! quand font aussi défaut les lanceurs d’alerte…  _ n’en sait rien, puisque tout cela se passe à huis clos. Ces Conseils européens nous annoncent régulièrement au milieu de la nuit qu’ils ont sauvé l’Europe, avant que l’on ne se rende compte dans la journée qui suit qu’ils ne savent _ même _ pas eux-mêmes ce qu’ils ont décidé. Cette structure institutionnelle est une machine à faire détester l’Europe _ voilà !

Evolutions possibles

Face à ce blocage, plusieurs évolutions sont possibles _ et nécessaires à au moins envisager et commencer à tracer. Certains europhiles proposent de réduire drastiquement le rôle du Conseil européen et de confier l’essentiel du pouvoir au Parlement européen (voir par exemple Laurent Joffrin il y a quelques jours _ le 26 juin dernier, l’article était intitulé L’Europe du peuple _ dans Libération). Cette solution a le mérite de la simplicité. Mais elle a l’inconvénient de faire totalement l’impasse sur les institutions politiques nationales, ce qui risque fort de provoquer l’hostilité _ et le blocage _ de ces dernières et les « Brexit » en cascade.

Il me semble plus prometteur d’imaginer une forme originale de bicaméralisme européen, fondée d’une part sur le Parlement européen (élu directement par les citoyens _ mais il faudrait aussi que ce ne soit plus sur des listes nationales ! _ ), et d’autre part sur une chambre parlementaire composée de représentants des Parlements nationaux, en proportion de la population de chaque pays et des groupes politiques présents dans chaque Parlement.

Cette chambre parlementaire comporterait par exemple une quarantaine de membres du Bundestag, une trentaine de membres de l’Assemblée nationale, etc., et se réunirait environ _ et débattrait _  une semaine par mois, pour trancher notamment les décisions budgétaires et financières engageant directement les contribuables nationaux : choix du niveau de déficit budgétaire au sein de la zone euro, supervision du Mécanisme européen de stabilité, budget de la zone euro, restructuration des dettes, etc.

On peut imaginer pour cela différentes règles de majorité qualifiée, qui dans tous les cas seraient plus satisfaisantes que la situation actuelle, où chaque Parlement national dispose de facto d’un droit de veto _ facteur d’immobilisme _, ce qui pose de redoutables problèmes de légitimité démocratique _ aïe ! _ (Bundestag contre Parlement grec, etc.) et conduit le plus souvent au blocage. En donnant la possibilité aux députés nationaux de siéger les uns aux côtés des autres _ voilà _ et de prendre des décisions majoritaires _ à risques à assumer _, à l’issue de délibérations publiques et démocratiques, on peut au moins espérer faire des progrès _ en effet _ dans la bonne direction.

Démocratie parlementaire

Cette forme originale de bicaméralisme diffère des structures classiques de bicaméralisme (Assemblée/Sénat en France, Bundestag/Bundesrat en Allemagne, Chambre/Sénat aux Etats-Unis) et correspond, me semble-t-il, au caractère unique _ singulier _ de la construction européenne, qui s’appuie sur de vieux Etats-nations qui ont réussi à construire au fil des décennies des formes extrêmement élaborées d’Etat social, en s’appuyant sur la démocratie parlementaire dans le cadre national.

Il ne me semble ni réaliste ni souhaitable de prétendre bâtir une souveraineté parlementaire européenne en contournant _ purement et simplement _ les Parlements nationaux, qui malgré tous leurs défauts, demeurent les structures démocratiques essentielles qui ont permis depuis des décennies de voter des prélèvements et des budgets sociaux représentant des dizaines de points de PIB, avec à la clé, une progression du bien-être social et une amélioration des conditions de vie inédites dans l’histoire du monde. Il paraît plus judicieux de transformer progressivement _ voilà _ les législateurs nationaux en co-législateurs européens _ oui _, en les contraignant à prendre _ enfin _ en compte l’intérêt général européen _ voilà _, et en les empêchant de se contenter de se plaindre _ toxiquement _ de l’Europe.

Le débat est ouvert, et il mérite des discussions _ puis des décisions _ approfondies. Il faut également éviter qu’il s’arrête trop vite sur des malentendus. Trop souvent, lorsque l’on évoque cette question du rôle des Parlements nationaux, on entend les réactions énervées des europhiles, et notamment des proches du Parlement européen, qui voient de telles propositions comme un insupportable retour en arrière.

Un véritable pouvoir législatif en lieu et place du Conseil européen

De fait, avant la première élection au suffrage universel du Parlement européen, en 1979, ce dernier n’était qu’une Assemblée parlementaire composée de représentants des parlements nationaux, avec un rôle purement consultatif. Mais la proposition défendue ici est totalement différente : il s’agit de donner à cette chambre parlementaire issue des Parlements nationaux un véritable pouvoir législatif _ effectif _, en lieu et place du Conseil européen (qui ne sera jamais une véritable chambre législative). Ce qui, dans le fond, permettrait de renforcer la logique parlementaire _ oui _ défendue par le Parlement européen, et constitue sans doute la seule façon de dépasser les blocages actuels.

Mais les vieux démons ont la vie dure, et il est à craindre que ces réactions ne disparaîtront pas de sitôt. Il y a quelques jours, Jean-Pierre Chevènement, éternel défenseur de l’Europe des nations, proposait dans Le Monde de renforcer le pouvoir du Conseil européen (qui est pourtant tout sauf un lieu de délibération démocratique), tout en suggérant que le Parlement européen soit issu des Parlements nationaux (ce qui ne manquera pas d’agacer les euro-parlementaires), sans toutefois préciser sous quelle forme et avec quels pouvoirs.

Certains membres du Parlement européen, comme par exemple Yannick Jadot ou Henri Weber, proposent une solution mixte, avec un Parlement de la zone euro, composé pour partie de parlementaires européens et nationaux. Cela ne me semble pas être la solution la plus lisible, mais le débat est légitime.

En tout état de cause, ce débat sur les institutions européennes est fondamental _ oui _, et il ne doit pas être réservé aux experts du droit et des constitutions : il concerne tous les citoyens _ oui ! _, de même que les débats sur l’impôt ou sur la dette _ oui, oui ! Ces questions ont trop longtemps été abandonnées _ hélas _ à d’autres, avec les résultats que l’on sait. Il est temps que les citoyens de l’Europe se réapproprient _ voilà _ l’avenir.

Une passionnante contribution _ à partager ! _ de Thomas Piketty.

Titus Curiosus, ce mercredi 29 juin 2016

La pénétrante puissance et la force de poésie d’Isabelle Rozenbaum en l’aventure de sa campagne de 30 mois de photographie du chantier de la Cité du Vin, de Bordeaux

17juin

Jeudi 9 juin dernier, à 18h 30, à la _ magnifique _ salle d’Exposition _ et très grande : quels superbes espaces ! _ de la _ toute neuve _ Cité du Vin de Bordeaux :

éblouissement radieux des 88 photos, de très grand _ ô combien justifié ! _ format, et d’une époustouflante netteté, et force, jusqu’au sublime, des couleurs !

_ « à mes yeux, écrit magnifiquement Isabelle Rozenbaum, page 117 de son Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais, la couleur est plutôt un défi qui permet de donner à la photographie sa dimension charnelle _ et c’est tout simplement là un aspect fondamental de l’idiosyncrasie rozenbaumienne ! (…) La couleur permet un champ perceptif plus large _ oui ! _ : elle donne sa véritable épaisseur à l’image _ oui ! c’est là encore un élément très important de la puissance (rare !) et force de poésie (michel-angelesque !) de cette artiste _, mais également son expression, sa lumière, sa profondeur, sa personnalité « _,

de la moisson photographique d’Isabelle Rozenbaum _ une « aventure  » : sans garanties institutionnelles formelles au départ… _ sur le chantier de construction de la Cité du Vin, à Bordeaux ;

une moisson photographique profondément généreuse : quelques 500 très belles, voire sublimes, photos _ sur le trilemme des concepts de beauté, de sublime et de grâce, lire le décisif travail de Baldine Saint-Girons : Le Pouvoir esthétique, paru aux Éditions Manucius, en 2014ayant été au final sélectionnées ce printemps 2016, à montrer,

d’une part en l’éblouissante _ rien moins ! _ exposition Carte blanche à Isabelle Rozenbaum _ le regard d’une photographe sur l’aventure du chantier de la Cité du Vin (en la très vaste et très belle Salle d’Expositions de la Cité du Vin, du 1er juin 2016 au 8 janvier 2017),

et d’autre part dans les splendides et passionnants livres accompagnant cette merveilleuse exposition, et qui physiquement lui survivront ! :

La Cité du Vin

et Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais _ Architecture et photographie au XXIe siècle La Cité du Vin) ;

500 photos sélectionnées parmi des milliers d’autres prises trente mois durant (d’octobre 2013 pour les premières _ in le chapitre Photogénie _, à mars 2016 pour la toute dernière, un _ stupéfiant ! _ panorama sur le fleuve, présente _ in extremis _ à l’exposition, mais absente des deux livres, car réalisée postérieurement à la rédaction du tout dernier chapitre, Ouverture, daté du 11 février 2016, de Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais d’Isabelle Rozenbaum ; le chantier (dont sont encore visibles sur cette ultime photo les Algeco pas encore démontés…) n’allait être bouclé que cinq ou six jours plus tard… ;

toutes ces photos, donc,

les 88 de l’exposition, comme les 495 des deux livres (les 231, de très grand format _ quelle réussite ! _, de La Cité du Vin, le grand et très beau livre _ quel choc ! plus j’y regarde et m’y délecte, plus je l’admire ! _, le livre en quelque sorte officiel _ et idéalement réussi : un absolu chef d’œuvre de livre de photos !!! _ marquant, comme l’exposition, l’inauguration de la Cité du Vin ; et les 264, de petit format, de l’intime et réflexif Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais _ Architecture et photographie au XXIe siècle La Cité du Vin),

ont été prises, shootées, dans l’immédiateté _ inquiète ? jouissive ? patiente ? tendue ? _ de la sensation-intuition de qu’il y avait à saisir _ sur le champ ! _ et ne pas manquer de ce chantier de trente mois de construction ;

le champ d’action du shooting de la photographe n’étant autre, en effet et aussi, que le territoire d’action et la chasse gardée du divin Kairos, ce terrible petit dieu malicieux qui prodigue souverainement ses cadeaux à ceux qu’il croise, et veulent bien les saisir à son passage, mais coupe la main de ceux qui voudraient prendre ce qu’il offrait quand c’est trop tard, qu’il est passé, irrattrapable, et sans retour…  _ mais il y a certes aussi à méditer sur le concept cartier-bressonnien d’« instant décisif « , ainsi que le fait excellemment l’ami Bernard Plossu, par exemple en son L’abstraction invisible (cf aussi le très riche podcast de mon entretien avec Bernard Plossu le 31 janvier 2014)… _ ;

toutes ces photos

ont été prises lors des 33 _ ou 34 : en comptant celle, panoramique, saisie le 8 mars 2016 _ visites d’Isabelle Rozenbaum sur et dans _ en totale immersion ! _ le chantier,

quand, et même si, apparemment rien de vraiment décisif, pourtant, ne semblait s’y passer, comme, par exemple, au début, à l’automne 2013,

dans le quotidien humble et quasi anonyme, discret _ loin, a priori, de l’héroïque… _, des travailleurs du chantier ;

George Perec, dans la sobre introduction à son Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, en 1975, présente, page 10, son propos _ « l’épuisement«  évoqué par Perec n’étant certes pas celui du lieu lui-même (!), mais celui de sa « tentative« , à lui, d’écrivain (« tentative« , ou essai (à la Montaigne), mais dès le départ, pour Perec, l’auteur de W ou le souvenir d’enfance, voué (à la Sisyphe, en quelque sorte) à l’échec, en son défi (à rien moins qu’à de l’impossible !) d’artiste (de l’Oulipo) de s’essayer à une description qui se voudrait (absolument) exhaustive ! de ce lieu… _ :

« mon propos dans les pages qui suivent a plutôt été de décrire (…) ce que l’on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n’a pas d’importance : ce qui se passe _ quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages « ;

soit ce que l’on peut qualifier d' »infra-ordinaire » _ cf de Georges Perec, aussi, L’infra-ordinaire _ :

eh bien ! voilà ce sur quoi _ cet infra-ordinaire même _ se focalise, à la suite et dans les pas de Georges Perec, le regard photographique d’Isabelle Rozenbaum, quant à l’efficace quasi invisible _ au moins eu égard à la visibilité finale insigne (et admirée) de l’œuvre d’architecture, achevée, durable, et brillante ! surtout, d’Anouk Legendre et Nicolas Desmazièresde l’œuvre au quotidien, aussitôt recouverte, passée, et oubliée ensuite, des ouvriers de ce chantier ;

toutes ces photos ont été prises sur le champ, à la fois bousculant et espéré-désiré, de la rencontre (sous les auspices du divin Kairos) de ce qui là surgissait, offert à la saisie, au quart de seconde, du regard ultra-ouvert à l’inouï et à l’invu, et qui soit nécessairement, et même puissamment, significatif (c’est ce qui était espéré-désiré !), de ce réel _ profond, jusqu’au vertige : que viennent montrer certaines photos ! ; en même temps que charnel : il faut y insister ! _ à rencontrer-accueillir et appréhender-cueillir en des shoots photographiques, du working in progress des travailleurs du chantier _ cf Victor Hugo : Les Travailleurs de la mer _, en sa vérité et beauté (et sublime, même) ;

de ce réel se présentant, donnant, offrant (et dans le risque permanent, aussi, pour la photographe, de le manquer), de quart de seconde en quart de seconde, en sa traque photographique, en quelque infime et quasi invisible, mais formidablement puissante, accroche _ charnelle _ à saisir par la photographe et son objectif, à l’instant même (et pas trop tard !), de l’étincelle de la rencontre de ce regard et de ce capté visuellement et photographiquement _ nous offrant à percevoir à notre tour, en spectateurs un peu attentifs de l’image photographique qui en résulte, ce que le regard photographique de l’artiste (en son aptitude à quelque génie de la prise de vue…) apporte de singulièrement plus que le regard brut, hâtif, du simple quidam, fut-il aidé par quelque smartphone ; et a fortiori que la capture mécanique des images (vidéos) de rue… _ ;

un réel à dimension potentielle, via ce qu’offre à regarder et recevoir par ses images la photographe, d’éternité (c’est-à-dire de hors temps _ ainsi que le dit tranquillement Spinoza en son Éthique _) ;

un réel fondamental rare _ parce qu’infime, et extrêmement fugitif, et difficile à percevoir hors de cette saisie d’image-là, artiste ! _, se présentant, donnant, offrant à retenir ainsi, par et dans ce shoot photographique d’artiste, et via le dispositif dont fait partie l’appareil avec sa mécanique, en simple prolongement, alors, du corps et du regard en tension _ corps et regard _ parfois vertigineuse, de l’artiste ;

un réel à dimension d’éternité, donc, qui se présentera (puis donnera à percevoir-ressentir) in fine _ quand le miracle de la rencontre advenue avec l’objet est d’abord bien présent là, dans l’image ainsi recueillie _, sur (et dedans) l’image, ainsi captée, qui en résultera ;

avec, encore, donc, à son éventuelle suite, l’impact incisif décisif que celle-ci _ image d’artiste, mais sans la moindre affèterie ! qui briserait tout ! _ pourra avoir sur nos regards de spectateurs de l’image, pour peu que nous y soyons, au bon moment, à notre tour, adéquatement attentifs et happés, carrément, par la profondeur _ du fait du champ ouvert par le cadre (cf par exemple page 48 de Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais : « Je délimite et découpe dans le réel plusieurs vues presque irréelles de la situation. Lorsque je cadre ainsi des scènes en plan rapproché et que je les visualise ensuite sur l’écran de mon appareil, celles-ci semblent représenter davantage un monde en destruction qu’en construction. La terre laisse ressortir ses strates, ses entrailles, sa chair humide et collante« …), et du fait, aussi, de la profondeur que confère le traitement puissant, ici, de la couleur (cf plus haut) _

de ce qui, ainsi, de la chose même saisie, surgit et paraît _ et charnellement, même !(cf là-dessus les bouleversantes analyses, en même temps qu’infiniment pertinentes, jusqu’au frisson à les lire, de l’amie Baldine Saint-Girons en son merveilleux L’Acte esthétique, et celles de l’amie Marie-José Mondzain en son indispensable Homo spectator _ voir, faire voir…) ;

mais un réel (celui, infra-ordinaire, des actes mêmes de travail du chantier) à dimension d’éternité, du moins en puissance _ quant à sa perceptibilité (sur le champ) par la photographe en ses shootings, d’abord ; puis par nous, à sa suite, en regardant vraiment ses photos… _, se présentant au départ on ne peut plus humblement et discrètement, à ce regard susceptible de devenir à la seconde même épidermiquement « halluciné », de l’artiste photographe, à ce moment de sa campagne photographique, au fil de sa quête de prise d’images justes (impliquant, en regard (et à sa suite), pour les accueillir et cueillir, ses propres gestes adéquats de photographe), de ce qui physiquement, geste par geste de travail accompli sur et en ce chantier, se construisait ainsi et s’élevait peu à peu, durant trente mois, de la Cité du Vin, sur le terrain d’abord chaotique (et très souvent boueux), de ce titanesque et héroïque, à certains autres égards, chantier ;

et cela, avec la plus grande (et même extrême !) justesse d’image requise, en permanence _ c’est là tout simplement une condition artistique sine qua non ! _, nonobstant fatigues, doutes et angoisses du quotidien du (ou de la) photographe en son _ épuisant ? en son extrême exigence… _ travail photographique comme en sa vie tout court, face au quotidien (infra-ordinaire, donc) du travail se donnant à cueillir-saisir là, en ce terrain, ce chantier, de ces milliers de gestes infra-ordinairement professionnels, eux aussi, effectués par chacun des acteurs-artisans opérant (chacun à sa manœuvre, et tous, en partie du moins, à main d’hommes et femmes, humainement, donc, outils et machines aidant _ que de splendides photos d’eux ! _ ) de ce chantier,

à tenter de capter et mettre en lumière _ photographie signifiant « écriture de la lumière« , nous rappelle Isabelle page 97 de son Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais…  _ sur l’image photographique à réaliser, des milliers de fois ;

éblouissement radieux, donc _ je reprends l’élan de ma toute première phrase, et du point de vue du regardeur… _ des 88 photos, de très grand format _ c’est capital ! _,

et d’une époustouflante netteté _ même quand la luminosité de certains jours, trop forte et quasi aveuglante, pose comme un filtre général cotonneux sur tout ou partie de l’image

(par exemple, dans de magnifiques photos au ciel blanc :

celle, non légendée, en double-page, pages 94-95 ; celles intitulées « une mise en place de tours d’échafaudages« , pages 96-97 ; celle intitulée « des cages d’armature en attente« , en double-page, pages 98-99 ; celles intitulées « Le coulage du béton« , pages 114-115 ; celle intitulée « Une banche avec ses contreventements« , page 121 ; la grandiose « le camion-grue avec le tuyau pompe qui achemine le béton », en double-page, aux pages 128-129 ; celle intitulée « La préparation avant le coulage du plancher bas d’un étage« , page 144 ; ou encore la prodigieuse « La pose des premiers arcs de la tour« , en double page, aux pages 176-177 ; et encore l’affolante image des « alpinistes«  défiant la pesanteur en leurs acrobaties, à la double-page 234-235, au sein de la superlative série légendée « La pose des verres sérigraphiés de la vêture«  ; etc. ;

et aussi, voire surtout, mais sans ciel cette fois, les deux magiques photos (on dirait de purs crayonnages de Cy Twombly !) légendées « Un plancher bas et des voiles montés« , page 153) ;

il faut bien souligner que ce facteur de la netteté est tout spécialement décisif  dans la puissance de l’art d’Isabelle Rozenblaum ! _

et époustouflante force, jusqu’au sublime, aussi, des couleurs ! _ que j’ai immédiatement souligné, comme facteur de profondeur du rendu de l’image, lui permettant d’atteindre la chair même (et le mot apparaît, on ne peut plus adéquatement !, à quelques reprises, sous la plume d’Isabelle…) du réel ainsi somptueusement capté… _,

de la moisson photographique d’Isabelle Rozenblaum ;

résultant de la rencontre _ renouvelée à 33 reprises de quelques heures chaque fois _ avec les gestes du chantier, de la radicalement attentive, et hyper-intense, traque photographique _ à rebours de la fatigue physique pouvant aller, parfois, jusqu’à l’épuisement ! _ des 30 mois passés sur et en ce chantier de construction de la Cité du Vin,

qu’a suivi, avec un très pressant permanent sentiment de nécessité et urgence (artistiques), Isabelle Rozenbaum.

Nécessité et urgence (artistiques), en effet,

d’une singulière « mission » d’artiste impérativement échue, à elle, Isabelle Rozenbaum

_ « La mission de photographier un chantier n’est vraiment pas une mince affaire «, écrit-elle page 66 de Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais ; « Je vis donc cette mission _ voilà le terme ! _ avec désir et exigence, presque avec nécessité, comme s’il s’agissait finalement _ ah ! _, pour moi _ artiste s’il en est, des processus… _, de répondre à un besoin impérieux _ besoin à déchiffrer (et défricher), œuvre à œuvre… _ qui dépasserait à la fois l’architecture et la photographie « _ c’est bien intéressant ! _ ;

et « Je sens (au fur et à mesure de « l’écriture des mots » de ce carnet de bord, crucial donc pour l’artiste, qu’est Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais) que la pratique même de ma photographie, cette « écriture de la lumière », devient, au fur et à mesure de cette mission, plus ambitieuse, plus forte _ oui ! à la Michel-Ange… _, plus rigoureuse également «, écrit-elle aussi page 97, au chapitre Écriture de ce carnet de bord, avec lequel la photographe peut dialoguer et avancer… _ ;

une singulière « mission » de « révélation » (photographique, en l’occurrence) du réel le plus profond et le plus vrai (et le plus beau, aussi !) _ qui soit rendu le plus justement possible, et en beauté active, dynamique (et non en document passif, inerte), sur chaque photo à réaliser _, de ce chantier de construction de la Cité du Vin de Bordeaux

_ ces divers mots, spécialement ceux de « mission « et « révélation «, revenant significativement à diverses reprises sous la plume d’Isabelle Rozenbaum en ce passionnant carnet de bord évolutif qu’est Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais : aux pages 33, 64, 66, 97, 125, 129 (en un chapitre qui s’intitule « révélation « !), 137… _,

à destination de quelque vrai regardeur (à venir)  qui viendra contempler vraiment (et jouir à son tour de) de ce réel _ du chantier de construction, tel qu’il eut lieu, en amont du bâtiment achevé d’aujourd’hui… _ qu’a su si superbement percevoir le regard photographique d’artiste d’Isabelle Rozenbaum, et que donnent à percevoir désormais aussi  à qui sait vraiment les regarder, ces sublimes images-photos, qui en demeurent :

en quelque exposition et en quelque livre, à venir, eux aussi _ je me place ici au tout début de cette improbable (au départ) aventure photographique _ ;

exposition et livres qui soient les médiateurs, à leur tour, de ce que la photo, sur le chantier même, aura su, en (et de) l’infra-ordinaire des gestes, des corps, des outils, des matières, apercevoir et recueillir et garder (pour longtemps, pour toujours) du travail s’accomplissant, et maintenant accompli ;

et sublimes images-photos que voici, à nous offertes aujourd’hui, qui avons la chance et la joie insignes de pouvoir les regarder-contempler-scruter vraiment et à loisir, en cette splendide exposition Carte blanche à Isabelle Rozenbaum _ le regard d’une photographe sur l’aventure du chantier de la Cité du Vin, à la Cité du Vin,

de même _ et différemment, encore _ qu’en ces deux livres eux-mêmes dissemblables, et chacun singulier, La Cité du Vin et Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais _ Architecture et photographie au XXIe siècle La Cité du Vin, que le magnifique éditeur d’Elytis, Xavier Mouginet, a su offrir, en magicien à son tour, à notre bonheur!.. ;

en l’urgence, déjà alors _ au moment des actes de photographie, sur le chantier _, des métamorphoses _ permanentes et finalement rapides, en ces 30 mois de chantier (et à raison d’une visite à peu près mensuelle de la photographe)… _ de ce chantier de construction de cette Cité du Vin, à Bordeaux :

métamorphoses rapides _ paradoxalement, eu égard à la tâche à certains égards titanesque de ses acteurs mobilisés sur le terrain, en leurs divers corps de métier, au quotidien de leurs gestes professionnels de constructeurs, ainsi que l’avèrent aussi ces photos _ ;

et métamorphoses perceptibles _ non seulement en l’élévation architecturale progressive, mois après mois, de ce superbe bâtiment-monument en dur de la Cité du Vin, au-dessus du fleuve et des quartiers, en chantier eux aussi, de Bacalan et des Bassins à flot ;

mais aussi et désormais pour toujours, dans les images-photos que nous donne à contempler-scruter en toute sérénité, Isabelle Rozenbaum, tant en sa présente lumineuse exposition à la Cité du Vin, qu’en ces deux lumineux livres ! ;

mais l’artiste photographe, venue à 33 reprises (plus une toute dernière le 8 mars 2016) sur le chantier (sources des 33 chapitres de son Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais) ces 30 mois, redoutait aussi de manquer, entre-temps (c’est-à-dire entre deux de ses visites au (et sur, et dans le) chantier) ;

de manquer la moindre étape décisive significative des processus et des changements cruciaux pouvant avoir eu lieu dans quelque entre-deux de ses visites (à peu près mensuelles, donc) au chantier, qui aurait, ainsi, pu échapper à l’ouverture-inquiétude-jouissance amoureusement attentive de son regard photographique, et donc à ses photos… _ ;

en l’urgence, déjà, alors, des métamorphoses permanentes, et finalement rapides, mais aussi irréversibles,

de ce vaste et diversifié chantier en travail, sans cesse en évolution, au fur et à mesure des contributions de chacun des acteurs des divers corps de métier s’y succédant, au fil de ces 30 mois, et de ce que chacun d’entre ces divers professionnels du bâtiment réalisait, du bâtiment final, en sa tâche spécifique et peut-être unique, ce jour, cette heure et à cette seconde-là ;

et qu’avait à saisir, pour l’éternité _ celle-là même de l’art (en l’occurrence photographique), en sa capacité de justesse (probe et dépourvue du moindre maniérisme ; mais charnelle aussi, et ô combien !..) à l’égard de ce réel, en sa vérité et beauté (et parfois, voire souvent, sublime !) _, la photo d’Isabelle Rozenbaum.

Les premières photos du chantier, quasi vide au tout début (sauf, très bientôt, des monceaux chaotiques de terre, et la boue _ donnant lieu très vite, en effet, à de sublimes photos ! Par exemple, la très noire (à la Louise Bourgeois)  araignée de terre grasse de la page 47 de La Cité du Vin (légendée « Terrassement autour des longrines «) ; ou bien les deux photos en double-page, et non légendées, aux pages 36-37 et 40-41 ; et d’autres encore, telles, par exemple, celles, de nuit et légendées « Début des forages pour les pieux de fondation «, de la page 34 _),

datent du lundi 21 octobre, du mercredi 30 octobre et _ pour celles prises de nuit _ du mardi 12 novembre 2013 ;

et la toute dernière _ présente au terme même du parcours de l’exposition, mais absente des deux livres _, un sublime _ oui ! _ panorama _ simplement assorti d’un cartel la datant : « 8 mars 2016 » _, où la vue sur le fleuve Garonne prend des allures de Bergen, en Norvège, ou de Vancouver, en Colombie britannique, au Canada,

date du mardi 8 mars 2013.

Le titre complet de l’exposition est : Carte blanche à Isabelle Rozenbaum _ le regard d’une photographe sur l’aventure du chantier de la Cité du Vin

_ aventure, donc, architecturale, pour Anouk Legendre et Nicolas Desmazières, les architectes-concepteurs de l’Agence XTU, ainsi que Dominique Zentelin, le directeur opérationnel du cabinet XTU ;

et aventure de construction, bien sûr, pour les membres de tous les divers corps de métier des entreprises Vinci Construction et SMAC, tout d’abord ;

mais aussi aventure photographique, pour Isabelle Rozenbaum ;

aventure éditoriale, pour Xavier Mouginet, le directeur des Éditions Elytis ;

et aventure, encore, d’exposition, pour Philippe Massol, directeur de la Cité du Vin, Laurence Chesneau-Dupin, directrice culturelle de la Cité du Vin, et Marion Eybert, responsable des Expositions à la Cité du Vin…



Puis, hier jeudi 16 juin, à 18h, à l’Auditorium Thomas Jefferson de la même Cité du Vin de Bordeaux :

conférence de présentation de cette exposition Carte blanche à Isabelle Rozenbaum _ le regard d’une photographe sur l’aventure du chantier de la Cité du Vin,

en un entretien de Francis Lippa, philosophe (et vice-président de la Société de Philosophie de Bordeaux) _ spécialement curieux de poïétique, c’est-à-dire des arcanes de la création ; cf sur ce blog En cherchant bien son récent article du 1er juin à propos du compositeur Karol Beffa : L’intelligence très sensible de la musique du magnifique Karol Beffa : de lumineuses Leçons au Collège de France _,

avec l’artiste Isabelle Rozenbaum

_ on peut écouter le podcast de leur entretien (jubilatoire !) du 3 décembre 2013, à la librairie Mollat, à propos du (passionnant) précédent travail d’Isabelle Rozenblaum, l’extraordinaire Les Corps culinaires... _,

et avec Xavier Mouginet, l’éditeur (aux Éditions Elytis) des deux livres superbes et indispensables pour bien regarder encore ces photos, et bien méditer, à notre tour, sur elles,

telles qu’elles sont issues de cette campagne de photographies de 30 mois, et de cette _ éblouissante _ exposition _ ouverte du 1er juin 2016 au 8 janvier 2017 : à découvrir en même temps que la Cité du Vin _ :

La Cité du Vin, d’une part, le (très beau) grand livre (officiel),

comportant 231 photos couleurs de très grand format _ pleine page souvent ! et c’est aussi nécessaire que mérité ! _, et avec des cadrages parfois époustouflants _ oui ! _, mais sans le moindre maniérisme :

au service infiniment probe de la plus grande justesse, seulement, mais pas moins !, du rendu (par l’image merveilleusement cadrée) de ce qui, vu et surtout ressenti par l’artiste, nous est donné à voir et intensément ressentir, via et en ces formes-là (d’images belles ou sublimes), à notre tour ! ;

en un acte esthétique, pour reprendre l’expression de Baldine Saint-Girons, en son indispensable et magnifique L’Acte esthétique… ; cf aussi, là-dessus, le tout aussi indispensable et tout aussi passionnant et juste Homo spectator _ voir, faire voir, de Marie-José Mondzain) ;

et, d’autre part, Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais _ Architecture et photographie au XXIe siècle La Cité du Vin,

un carnet de bord (et de méditation) intime (comportant, aussi, 264 photos, mais de petit format _ toutes différentes des 231 images du très beau grand livre officiel, et au nombre de huit sur une page, chaque fois (8 x 33 = 264) _) ;

carnet tenu, quasi in situ, par la photographe Isabelle Rozenbaum réfléchissant-méditant par cette écriture même sur son travail alors en cours de photographe, face au (et dans le) chantier, du 21 octobre 2013 jusqu’au 11 février 2016 ;

et carnet aménagé et re-travaillé un peu, quasi in situ encore, et toujours au fur et à mesure, en 33 chapitres _ correspondant au nombre de ses interventions photographiques successives sur le chantier : les dates et heures de ces écritures sont chaque fois données, ainsi que le temps qu’il faisait, et la qualité de la lumière, la luminosité ce moment-là ce jour-là… _, muni chacun d’un titre, et conclu chacun par une citation d’un photographe ou d’un philosophe ayant réfléchi sur la photographie ;

sur le modèle, au départ du moins, du Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, de George Perec, paru en 1975.

J’ai personnellement eu la chance de parcourir tranquillement, à mon rythme, et à mon complet loisir, deux fois jusqu’ici, l’exposition, en son accrochage magnifique (et ô combien lumineux !), et selon des formats de très grande ampleur, parfaitement adéquats à cela même (de grand _ y compris pour les images de simples outils ! _) que ces photos nous montrent.

Et bien sûr le regard de ma seconde visite va plus loin _ et plus profond : que d’images-mondes, ici… _ que le regard de la première visite, au cours de laquelle, par exemple, je n’avais pas remarqué les cartels _ discrets, il est vrai, mais constants ; et certainement indispensables ! _ indiquant la date de chacune de ces photos…


Je remarque _ et le communique à Xavier Mouginet et Isabelle Rozenbaum qui m’accompagnent lors d’un dernier tour de l’expo, juste avant notre entretien-conférence à l’Auditorium _ que la grande photo que j’admire tant des « alpinistes » lors de « la pose des verres sérigraphiés de la vêture », virevoltant très en hauteur sur la façade du bâtiment de la Cité du Vin, et image admirée aux pages 234-235 de l’éblouissant La Cité du Vin,

et qui se trouve, dans l’exposition, présentée à droite en un extraordinaire tryptique consacré à ces opérations quasi dansées des « alpinistes » _ mais dans ce spectaculaire et acrobatique tryptique, la photo placée au centre, plus grande que celle qui me plait tant dans le livre, vole en quelque sorte la vedette à celle qui m’a ô combien plu sur la pleine double-page du livre, et qui, donnée ici un peu plus petite (que sa voisine du tryptique), est placée à droite et en léger contrebas… _,

ne me fait pas le même effet (de sidération) que sur la double page, et sans bord, dans le livre :

c’est que tout regard sur l’image dépend aussi de son contexte, comme de sa taille,

commentent Isabelle et Xavier ;

d’où l’importance du montage, dans l’exposition comme dans le livre,

de ce qui sera montré être regardé…

Et les images d’Isabelle Rozenbaum,

en leur extraordinaire netteté _ qui apparente à mes yeux, et pour prendre un exemple, la sublime ! sculpturale photo (non légendée) de la double-page 32-33 des deux mains gantées posées sur un plan dessiné du bâtiment de la Cité du Vin déployé à terre (ainsi qu’un pied chaussé un peu boueux, empiétant sur ce plan, légèrement déchiré là ; sans rien d’autre de perceptible du corps de cet homme)

aux deux mains (à la rencontre) de Dieu-le-Père et Adam, de Michel-Ange, au plafond de la chapelle Sixtine ! _

et en leurs impressionnantes couleurs _ par exemple celles de la photo (sans légende) de la double-page 126-127 ; ou celles de la photo légendée « mesures et contrôles ponctuent la vie sur le chantier « , page 135 ; ou aussi celles de la photo, si étrange, de la « préparation des platines qui soutiendront la vêture «, à la double page 214-215 _,

respirent merveilleusement, et s’approfondissent aussi, dans le format le plus large possible

_ tel, aussi, celui de l’écran de l’Auditorium où quelques unes d’entre ces splendides images-photos étaient projetées pendant notre entretien-conférence de jeudi 16 juin dernier !

D’où la très grande importance,

non seulement du tirage des photos, bien sûr !,

mais aussi du montage de ces photos,

tant dans les soins portés à l’accrochage de l’exposition,

que dans ceux portés à la mise en page du livre : éblouissante, elle aussi.

Ainsi le travail éditorial de Xavier Mouginet est-il proprement époustouflant !!!

Aussi, pouvoir revenir et se reporter sans cesse aux détails des images qu’offre le livre _ et un livre aussi beau et riche que ce magnifique La Cité du Vin ! _ est proprement extraordinaire ;

chaque nouveau parcours de ces images au fil du livre,

de même que chaque nouveau parcours de la salle d’Expositions de la Cité du Vin,

nous faisant découvrir et contempler chaque fois de nouvelles merveilles !


C’est admirable !

Titus Curiosus, ce vendredi 17 juin 2016

 

Pour sentir les métamorphoses de la ville, le très épatant « Bordeaux _ Au-delà des Chartrons », par Hubert Prolongeau (avec Anne-Marie Cocula, François Dubet & Hervé Le Corre…

13juin

C’est presque par hasard _ si ce n’est que je suis spécialement passionné par le génie des lieux et des villes… _ que je suis tombé sur ce joli et délicieux petit livre qu’est Bordeaux _ Au-delà des Chartrons, paru au mois de mars dernier aux Éditions Nevicata, et dans la très judicieuse _ afin de remplacer les regrettées merveilleuses collections Microcosmes, au Seuil, et Villes en mouvement aux Éditions Autrement… _ collection L’âme des peuples, que dirige Richard Werly, par Hubert Prolongeau,

accompagné, pour trois passionnants entretiens, par les excellentissimes Anne-Marie Cocula _ « Le commerce, âme de Bordeaux« , pages 45 à 55 _, François Dubet _ « Cette ville ressemble à ses stéréotypes« , pages 57 à 68 _ et Hervé Le Corre _ « La beauté retapée de Bordeaux me laisse indifférent« , pages 69 à 79.

Et dont j’avais manqué, par ignorance et inattention, la présentation à la librairie Mollat par Hubert Prolongeau et Richard Werly _ écoutez-la, elle est superbe !

 

Il y a peu de temps _ janvier 2014 _, j’étais tombé, aussi presque par hasard, sur un très remarquable Sociologie de Bordeaux, attribué sur sa couverture à un certain Émile Victoire ; et qu’étaient venus présenter à la librairie Mollat François Dubet, Thierry Oblet et Sandrine Rui.

Si l’esprit (ou l’âme) d’une ville est, déjà, assez difficile, sinon à ressentir, du moins à précisément décrire et bien identifier _ cf sur mes déambulations piétonnières à Venise mes 5 articles, en août, septembre, octobre et décembre 2012 : Ré-arpenter Venise : le défi du labyrinthe (involutif) infini de la belle cité lagunaire, La chance de se livrer pour l’arpenter-parcourir au labyrinthe des calli de Venise, Le désir de jouir du tourisme : les voyageurs français de Venise, Arpenter (plus ou moins) Venise : les hédonismes (plus ou moins) chics _ le cas du « Grand Guide de Venise » d’Alain Vircondelet, homme de lettres, et Arpenter Venise : le mérite (de vraie curiosité à l’altérité !) du « Dictionnaire insolite de Venise » de Lucien d’Azay.

qu’en est-il, a fortiori, des métamorphoses présentes et à venir de cette même ville ?..

Amoureux de ce Bordeaux où je me réjouis tant de vivre et habiter, je me suis donc aussitôt plongé dans les 90 pages de ce Bordeaux _ Au-delà des Chartrons.

Ce sont les métamorphoses et présentes, et à venir, qui intéressent au premier chef Hubert Prolongeau,

qui s’attache d’abord au « grand réveil » de la « mal aimée« ,

« devenue _ miraculeusement _ en quelques années la destination préférée des Français«  (page 9) ;

mais c’était bien là, déjà, le tout premier objectif d’Alain Juppé, dès son arrivée à l’Hôtel de Ville : ses deux premières mesures n’ont-elles pas été, en effet, et un plan ravalement (de la grande façade des quais, pour commencer), et un plan lumière (pour mettre en évidence les principaux monuments, ainsi que cette longue façade des quais) ?..

Cet Alain Juppé qui « a _ donc _ su comprendre que cette belle endormie attendait le baiser qui la réveillerait, et que cela passerait d’abord par la mise en avant de cette beauté qu’elle se plaisait trop à cacher«  (page 24).

D’autre part, l’attraction vers Bordeaux des circuits du tourisme international constitue aussi un axe majeur très évident de la politique bordelaise d’Alain Juppé, en priorité pour améliorer les finances de la ville _ assez mal en point au terme des longues années Chaban… _, et de ses commerçants ; mais aussi à des fins de communication, à l’échelle internationale.

D’où la satisfaction énorme du maire d’avoir réussi à obtenir l’inscription de Bordeaux au « Patrimoine mondial » de l’Unesco, le 28 juin 2007.

De même que de pouvoir faire accoster, de temps en temps, les plus énormes paquebots de croisière de luxe à fleur du miroir d’eau (ce « gadget génial« , page 31) et face à la majestueuse et gracieuse à la fois Place de la Bourse (de Gabriel) ; le temps que, en cette rapide escale, les passagers fassent quelques emplettes cours de l’Intendance, ou quelques rues plus loin…

A cet égards, l’ouverture ce mois de juin-ci de la superbe _ et très visible, dès l’arrivée à Bordeaux par la Gironde et la Garonne _ Cité du Vin, permettra de faire marcher un peu plus loin les croisiéristes, lors de leur escale… 

« Bordeaux est devenue « tendance » » (page 9) ; et « la barbante est devenue « cool » »(page 10), souligne encore Hubert Prolongeau : pour l’opinion et les mass media, d’abord.

Mais si « il faut _ au visiteur-touriste _ redécouvrir Bordeaux » un peu plus en profondeur, il lui faut aussi et surtout « avoir _ vraiment _ envie d’aller derrière cette façade«  (page 11) qui semble constituer un bouclier protecteur omniprésent de Bordeaux et des Bordelais, aux « pudeurs et réserves nombreuses« , toujours, à travers les siècles, et encore aujourd’hui ;

mais un touriste de quelques heures, d’un (voire deux) jour(s) a-t-il ce type de désir un peu profond, de séjourner _ vraiment _ à Bordeaux (et sa région) ;

désir qui demande d’arpenter les rues et de s’y perdre un minimum ?.. Le tourisme international est en général plutôt pressé _ son temps est compté, minuté même… _, en son consumérisme surtout de clichés…

Il est vrai que la société de Bordeaux, quant à elle, est _ ou était ? _ surtout « une société du qu’en dira-t-on, pas une société du plaisir. (…) Les Bordelais ne savent pas se lâcher. (…) Est-ce le fonds protestant de la ville, qui refuse le côté jouisseur ? » (page 20).


Cependant « cette grande bourgeoisie » des Chartrons, longtemps dominante, « n’a plus _ vraiment _ le pouvoir en la ville« , affirme aussi Hubert Prolongeau, page 21.

Et, d’autre part, et depuis toujours, Bordeaux _ cette cité de commerce à la courbe du fleuve : « Le commerce, âme de Bordeaux« , est titré l’entretien (superbe !) avec Anne-Marie Cocula _ est marquée par la modération, la retenue (qui furent celle d’un Montaigne, et d’un Montesquieu).

Bordeaux est en effet aussi « la ville du consensus«  (page 23). « La tolérance (y) règne habituellement dans une ville modelée depuis toujours par de très nombreuses influences.

« Bordeaux est une ville éponge » dit Florence Mothes« ,

qui cite « les arrivées successives des Grecs, des Romains, des Arabes, des Portugais, des Espagnols, des juifs marranes, des protestants, qui tous ont irrigué _ oui _ une ville _ pourtant _ considérée un temps comme la Genève de la contre-réforme. Nourri à tant de sources, il est difficile d’être exclusif. Encore moins d’être excluant«  (page 23).

Titus Curiosus, ce 13 juin 2016

Mise à jour de la liste de podcasts de mes entretiens avec les meilleurs auteurs à la librairie Mollat

10juin

Suite à mon entretien du mardi 7 juin avec l’excellent _ et ami de longue date _ Yves Michaud, à propos de son Contre la bienveillance,

et pour commodité d’accès à leur écoute,

je réactualise la liste des podcasts accessibles _ les entretiens antérieurs à octobre 2009 n’étaient pas enregistrés _ à ces entretiens, souvent excellents _ certains sont délicieux ! _,

et souvent centrés sur la question des cheminements _ poïétiques _ de la création et de la créativité.

Sur ce sujet qui me passionne,

voici, aussi, des liens permettant d’accéder, via leurs résumés, à mes deux contributions au colloque Un Compositeur moderne, né romantique : Lucien Durosoir (1878 – 1955), données au Palazzetto Bru-Zane à Venise le 19 février 2011 :

_ Une poétique musicale au tamis de la guerre : le sas de 1019 _ la singularité Durosoir

_  L’inspiration poétique de l’oeuvre musical de Lucien Durosoir : Romantiques, Parnassiens, Symbolistes, Modernes 

La voici donc, cette liste de podcasts (avec liens donnant accès à l’écoute !), telle qu’elle existe à la date de ce jour, 10 juin 2016 :

 1) Yves Michaud, Qu’est-ce que le mérite ? (52′), le 13 octobre 2009

 2) Emmanuelle Picard, La Fabrique scolaire de l’histoire (61′), le 25 mars 2010

 3) Jean-Paul Michel, Je ne voudrais rien qui mente dans un livre (62′), le 15 juin 2010

 4) Mathias Enard, Parle-leur de rois, de batailles et d’éléphants (57′), 8 septembre 2010

 5) Fabienne Brugère, Philosophie de l’art (45′), le 23 novembre 2010

 6) Baldine Saint-Girons, La Pieta de Viterbe (64′), 25 janvier 2011

 7) Jean Clair, Dialogue avec les morts & L’Hiver de la culture (57′), le 20 mai 2011

 8) Danièle Sallenave, La Vie éclaircie _ Réponses à Madeleine Gobeil (55′), le 23 mai 2011

 9) Marie-José Mondzain, Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs (60′), le 16 mai 2012

10) François Azouvi, Le Mythe du grand silence (64′), le 20 novembre 2012

11) Denis Kambouchner, L’École, question philosophique (58′), le 18 septembre 2013

12) Isabelle Rozenbaum, Les Corps culinaires (54′), le 3 décembre 2013

13) Julien Hervier, Ernst Jünger _ dans les tempêtes du siècle (58′), le 30 janvier 2014

14) Bernard Plossu, L’Abstraction invisible (54′), le 31 janvier 2014

15) Régine Robin, Le Mal de Paris (50′), le 10 mars 2014

16) François Jullien, Vivre de paysage _ ou l’impensé de la raison (68′), le 18 mars 2014

17) Jean-André Pommiès, Le Corps-franc Pommiès _ une armée dans la Résistance (45′), le 14 janvier 2015

18) François Broche, Dictionnaire de la collaboration _ collaborations, compromissions, contradictions (58′), le 15 janvier 2015

19) Corine Pelluchon, Les Nourritures _ philosophie du corps politique (71′), le 18 mars 2015

20) Catherine Coquio, La Littérature en suspens _ les écritures de la Shoah : le témoignage et les œuvres & Le Mal de vérité, ou l’utopie de la mémoire (67′), le 9 septembre 2015

21) Frédéric Joly, Robert Musil _ tout réinventer (58′), le 6 octobre 2015

22) Ferrante Ferranti, Méditerranées & Itinerrances (65′), le 12 octobre 2015

23) Bénédicte Vergez-Chaignon, Les Secrets de Vichy (59′), le 13 octobre 2015

24) Frédéric Martin, Vie ? ou Théâtre ? de Charlotte Salomon (61’), le 25 novembre 2015

25) Marcel Pérès, Les Muses en dialogue _ hommage à Jacques Merlet (64’), le 12 décembre 2015

26) Yves Michaud, Contre la bienveillance (57′), le 7 juin 2016

Ces entretiens donnent accès à la parole libre _ s’élaborant au fur et à mesure des échanges ouverts _, des deux interlocuteurs…



Titus Curiosus, ce vendredi 10 juin 2016

« Au-dessus de la mêlée », un article très juste de Jean-Claude Guillebaud, à propos d’Alain Supiot évaluant la « Loi-Travail »

05juin

A l’instant, je découvre sur le site de Sud-Ouest l’excellent article Au-dessus de la mêlée de l’excellent Jean-Claude Guillebaud, à propos des commentaires précis du magnifique _ et trop discret (ou plutôt placardisé !) _ Alain Supiot, au sujet de la terriblement dévastatrice, à bien des égards, Loi-Travail de Myriam El Khomri…

Dans un de mes précédents articles _ c’était le 25 avril 2013 _, Le défi de la conquête de l’autonomie temporelle (personnelle comme collective) : la juste croisade de Christophe Bouton à l’heure du « temps de l’urgence » et de sa mondialisation, à propos du livre excellent, lui aussi _ il n’a pas pris une ride… _, de Christophe Bouton Le Temps de l’urgence, aux Éditions Le Bord de l’eau,

je citais _ trop vite _ le très beau travail (et plus qu’utile : indispensable !) d’Alain Supiot L’esprit de Philadelphie _ la justice sociale face au marché total, auquel Christophe Bouton alimentait sa réflexion, à la page 280 de son Temps de l’urgence

Je m’empresse donc de reproduire ici ce bel article de Jean-Claude Guillebaud, qui donne bien à penser sur notre actualité tumultueuse et confuse _ mes remarques de farcissure sont en vert _ :

Au-dessus de la mêlée
Publié le 05/06/2016 . Mis à jour le par Sudouest.fr

Au-dessus de la mêlée :
Quand les aigres invectives sur la loi travail nous désolent par leur médiocrité – dans un camp comme dans l’autre -, nous cherchons d’instinct des personnalités compétentes et intègres, capables de se tenir au-dessus de la mêlée…

Quand les aigres invectives sur la loi travail nous désolent par leur médiocrité – dans un camp comme dans l’autre -, nous cherchons d’instinct _ je préfèrerais réflexe : nul instinct chez les hommes ; l’emploi, erroné, de ce mot instinct, ne fait qu’apporter de l’eau aux moulins bien trop prospères des dévastatrices idéologies naturalistes et essentialistes en tous genres : racistes, pour commencer… _ des personnalités compétentes et intègres _ voilà !!! _, capables de se tenir au-dessus de la mêlée. Nous attendons d’elles un point de vue réfléchi et crédible. Nous quêtons une parole vraie _ oui ! _, capable de supplanter ces misérables combats de coqs politiciens _ comme c’est juste ! Le juriste Alain Supiot appartient _ en effet ! _ à cette catégorie. Il passe pour le meilleur spécialiste français du droit social _ au cœur même de la polémique en cours, donc _, et sa compétence est mondialement reconnue.

Les tenants et aboutissants des questions liées au travail, c’est peu de dire qu’il les connaît. En 2012, il a été accueilli par le prestigieux Collège de France, à la chaire de droit social. Or, c’est à Bordeaux, en 1979, que ce grand juriste originaire de Nantes a obtenu son doctorat d’État, puis son agrégation. Paradoxalement, on entend _ hélas ! _ peu sa voix _ mais on va vite comprendre pourquoi il est ainsi placardisé _ depuis que la France endure un vacarme décourageant à propos, justement, du Code du travail dont il est spécialiste _ c’est dire la dévastatrice inculture (et incompétence) des politiques (de tous bords, en effet !) et gouvernants aujourd’hui…

À cela, deux explications. D’abord, Supiot hésite toujours à répondre _ il y faut suffisamment de temps, et d’espace, pour y être suffisamment précis et argumenté en ce qu’on dit et écrit _ à des questions trop simplificatrices _ et les journalistes sont eux la plupart du temps si pressés ; pour ne rien dire de leurs bien trop paresseux auditeurs et lecteurs… Ses réflexions sur les métamorphoses _ oui : l’historicité est cruciale ! _ du concept même de travail et, surtout, les menaces qui pèsent mondialement sur les droits sociaux _ depuis la déferlante néo-libérale, à partir des appuis politiciens des Thatcher et Reagan, et leur violent TINA : « There is no alternative«  ; ainsi que l’impuissance du camp d’en face à les contrer… _, s’accommodent mal de réponses rapides et schématiques _ en effet ! Ensuite, sa liberté et son exigence _ qualités ô combien fondamentales pour approcher la justesse !.. _ ne sont pas toujours du goût _ et c’est peu dire _ des gouvernements en place _ qui préfèrent les soumis et serviles complaisants. À plusieurs reprises, les rapports dérangeants du Pr Supiot ont été enterrés _ voilà. Dans les ministères, on juge parfois – à demi-mot – que cet homme libre « pense mal ». C’est le cas aujourd’hui _ voilà.

De fait, dans les rares interviews que Supiot a données récemment, il affirme son hostilité de principe _ à creuser _ à la fameuse loi travail. Son jugement, documenté et réfléchi, est sans appel _ ah ! À ses yeux et à long terme, la loi El Khomri « attise la course au moins-disant social » _ voilà ! Dans un entretien publié le 13 mai par notre confrère « Témoignage chrétien » _ intitulé Libérer le travail de l’emprise du marché total _, il se montre très clair. Il conteste le raisonnement néolibéral, rabâché ces temps-ci _ voilà qui éclaire les réticences qu’il suscite, voire le black-out qu’il subit _, selon lequel il faudrait rendre plus faciles les licenciements pour favoriser l’emploi. Cette prétendue logique lui semble invérifiée. Les entreprises créent des emplois quand leurs carnets de commandes le permettent, et non point parce qu’elles y sont encouragées par la perspective de pouvoir licencier.

Il ajoute cette remarque plus percutante : « L’une des causes de l’atonie actuelle de l’activité réside dans l’aggravation des inégalités _ voilà ! _, qui appauvrit un nombre croissant de citoyens et provoque la stagnation de l’économie. » _ tiens donc ! Du coup, si une réforme du Code du travail s’impose, ce n’est pas du tout celle qu’introduit la fameuse loi El Khomri. Cette dernière a pour fonction d’envoyer aux marchés financiers et aux lobbys européens _ qui sont les vraies puissances décidantes ! _ « les signaux qu’ils attendent, en diminuant les garanties juridiques dont bénéficient les salariés » _ voilà ! Et cela, pas trop vite, non plus : la grenouille qu’on plonge brutalement dans l’eau bouillante, s’en échappe immédiatement ; alors qu’elle va se laisser ébouillanter peu à peu si c’est très graduellement qu’on monte le feu sous le récipient…

Appeler cela du « réformisme », comme le fait dix fois par jour notre Premier ministre _ ainsi que tous les autres de l’U.E. : Tsipras a dû, lui aussi, en passer par là, et la Grèce… _, constitue un abus de langage. Pour Supiot, il s’agit plutôt de « transformisme », pour reprendre la formule d’un syndicaliste italien, Bruno Trentin (disparu en 2007). Ledit « transformisme » revient à s’adapter tant bien que mal _ et par réalisme, disent-ils _ aux contraintes externes. « Le réformisme, au contraire, estime Supiot, consiste à agir pour faire advenir une société plus juste, qui fasse profiter le plus grand nombre du progrès technique » et respecte notre particularisme anthropologique _ cf ici la différence cruciale et fondamentale entre adaptation (à l’environnement), et accommodation (de l’environnement) ! Mais le pouvoir d’accommodation, un petit nombre se l’accapare, et en écarte et prive les autres…

Voilà bien un homme qu’on aimerait entendre _ que oui ! Et avec tout le temps qu’il lui faut (et qu’il nous faut, pour assimiler ce qu’il dit).

À défaut, je signale que la plupart de ses textes et réflexions sont accessibles via Internet, et que l’un de ses livres (« L’Esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total », éd. Seuil, 184 p.) est suffisamment limpide pour être accessible à tous.

Alain Supiot conteste le raisonnement néolibéral selon lequel il faudrait rendre plus faciles les licenciements pour favoriser l’emploi. Cette prétendue logique lui semble invérifiée.

JEAN-CLAUDE GUILLEBAUD

Un article courageux et salutaire, dans la mêlée assourdissante d’aujourd’hui…

Et un grand merci à Jean-Claude Guillebaud, un vrai grand journaliste, lui,  de nous faire connaître ce très important entretien avec Alain Supiot : un très grand Monsieur !

Titus Curiosus, ce 5 juin 2015

P. s. :

voici aussi l’article-entretien Libérer le travail de l’emprise du marché total d’Alain Supiot, paru dans Témoignage chrétien le 13 mai dernier,

et qui aide grandement à comprendre, et ce qui se passe maintenant en France et en Europe,

et ses considérables enjeux pour la démocratie :

Libérer le travail de l’emprise du marché total

Propos recueillis par Bernard Stéphan 13 Mai 2016

Alain Supiot,

Interview, travail, Economie, loi travail, Code du travail, Salariat

INTERVIEW

La loi Travail de Myriam El Khomri soulève des débats passionnés.

Professeur au Collège de France, Alain Supiot pose un regard aiguisé sur ce qu’ils révèlent.

TC : Bon nombre de décideurs économiques et politiques considèrent que les rigidités du Code du travail dissuadent les entreprises d’embaucher. Partagez-vous cette analyse ?

Alain Supiot : L’argument selon lequel il faudrait faciliter les licenciements pour favoriser l’emploi est pour le moins paradoxal. En réalité, les entreprises embauchent quand leurs carnets de commandes se remplissent. L’une des causes de l’atonie actuelle de l’activité réside dans l’aggravation des inégalités, qui appauvrit un nombre croissant de citoyens et provoque la stagnation de l’économie. Or, la France, comme les autres pays européens, s’est privée _ rien moins ! _ des outils d’une politique économique capable de favoriser l’emploi. En 1999 déjà, avec les auteurs du rapport sur le devenir du droit du travail en Europe (1), nous avions signalé les risques _  tiens, tiens ! _ de l’instauration d’une monnaie unique dépourvue d’un pilotage politique fort _ voilà ! _ en matière économique et sociale.

Seize ans plus tard, faute d’outils traduisant une volonté _ voilà ! _ de cohésion sociale et économique _ eh ! oui _, le travail, sa rémunération et ses socles juridiques protecteurs sont devenus pour les gouvernements les seules variables d’ajustement possible _ voilà ! _ dans un contexte de concurrence exacerbée.

Cela signifie-t-il qu’il faut laisser le Code du travail en l’état ?

Évidemment non. Mais il faut inscrire la réforme du Code du travail dans un débat de fond _ oui : de fond ! _ portant sur le type de société que nous voulons construire _ c’est fondamental ; cf Cornelius Castoriadis : L’Institution imaginaire de la Société ; et la dualité Ernst Bloch / Hans Jonas : Principe Espérance versus Principe Responsabilité _, et se doter ensuite d’un cadre juridique adapté à ce projet. Or la réécriture du Code du travail a été engagée en l’absence de tout vrai projet réformiste _ tiens, tiens ! _ : il s’agit d’envoyer aux marchés financiers et aux institutions européennes _ devenues instances de souveraineté _ les signaux qu’ils attendent _ avec une détermination de longue haleine, ne lâchant rien _, en diminuant _ peu à peu, pas à pas _ les garanties juridiques dont bénéficient les salariés. Une telle politique relève de ce que le grand syndicaliste italien Bruno Trentin appelait le « transformisme » (2). Le transformisme consiste à réagir aux contraintes externes en tâchant de s’y adapter, le réformisme au contraire consiste à agir _ par accommodation, imaginative et volontaire, et non pas adaptation… _ pour faire advenir une société plus juste, qui fasse profiter le plus grand nombre du progrès technique, et respecte notre écoumène.

Faute d’adopter cette démarche, les pays de l’Union européenne en sont réduits à répondre à la demande de « réformes structurelles » formulées par les marchés financiers _ les vrais pouvoirs, par défaut ! _ : c’est-à-dire faire travailler le dimanche et la nuit, allonger les horaires, diminuer la rémunération des heures supplémentaires, etc. Cette course au moins-disant social nous conduit à des impasses.

Pourquoi la France ne s’inspirerait-elle pas des mesures de flexibilisation du travail prises en Allemagne, en Grande-Bretagne et en Italie ?

Votre question soulève un problème de méthode. La comparaison des systèmes juridiques est utile à condition de les situer chacun dans leur histoire et leur contexte _ précautions méthodologiques indispensables, en effet. Prenons par exemple le modèle allemand : il valorise les communautés de travail, au niveau de l’entreprise comme à celui des branches professionnelles. À la différence de leurs homologues français, les dirigeants des grandes entreprises allemandes en ont souvent gravi les échelons. Ils ont la même culture professionnelle que les travailleurs, qui sont de leur côté associés au contrôle de la direction. En revanche, ce système accorde une moindre place aux droits des individus, ce qui explique que les réformes Hartz de 2004, créant des contrats de travail sous-payés pour une population sans emploi, n’ont pendant longtemps pas suscité de fortes réactions syndicales. Ce n’est que dix ans après, au regard de la forte croissance des inégalités qu’elles avaient générées, que le gouvernement allemand de coalition _ CDU-SPD _ s’est résolu à instaurer le salaire minimum _ par contrainte circonstancielle de la CDU à partager le pouvoir avec le SPD (dont c’était une priorité de programme), faute de majorité absolue de la CDU aux dernières élections ; ou d’alliance avec les Libéraux, exclus cette fois-ci du Parlement fédéral…

L’usage du droit comparé dans le débat public français ressemble à celui de la chirurgie par le Dr Frankenstein : on imagine qu’on pourra greffer en France des muscles allemands, un cerveau anglais, un cœur suédois… Mais on ne peut produire ainsi que des monstres, car chaque tradition nationale possède sa logique propre, qu’il faut connaître et respecter pour la faire évoluer _ oui : on voit là la terrible faiblesse de la plupart des médias français qui répercutent de tels schémas superficiels de pensée, quand ils ne sont pas la simple courroie de transmission de leurs propriétaires ou mandataires…

S’agissant des mesures prise par le gouvernement britannique, notamment le contrat zéro heure, qui permet à une entreprise de faire appel à un salarié à tout moment sans être tenu de lui garantir un volume d’heures de travail minimal, elles visent à répondre à ce que M. Cameron appelle le « global race » : la course mortelle où tous les peuples seraient engagés avec pour seul horizon politique de nager ou de couler. Mais voulons-nous _ voilà ! _ de cette société où une masse de gens sont tenus d’être immédiatement disponibles à toute demande des entreprises sans aucune sécurité du lendemain ? Voulons-nous une Europe qui favorise la concentration des richesses sur quelques rares privilégiés, et l’alignement progressif des conditions de travail du plus grand nombre sur celles des travailleurs les plus exploités dans le monde ? _ d’où le développement de la désaffection (taxée par certains de « populisme« ) à l’égard de l’Union européenne que l’on voit s’amplifier en bien de ses Nations aujourd’hui…

D’aucuns affirment que le modèle de l’autoentreprenariat représente l’avenir ?

Dans les conditions actuelles, il est rare qu’un autoentrepreneur puisse maintenir longtemps son activité sans s’insérer dans des réseaux de dépendance économique, soit qu’il doive diriger le travail d’autrui, soit que son travail soit dirigé par autrui. C’est l’une des leçons qui peut être tirée de la crise du modèle industriel que l’on a mis en œuvre en agriculture dans les années 1960. La plupart des éleveurs ont été intégrés dans des liens de dépendance économique à l’égard des grandes firmes agroalimentaires, de l’Union européenne et des banques. Ils ont ainsi perdu tout contrôle sur ce qu’ils produisaient, sur la façon dont ils le produisaient et sur la fixation des prix de leurs produits. C’est particulièrement vrai des éleveurs «hors-sol» qui sont en fait des travailleurs subordonnés mais demeurent en droit des entrepreneurs indépendants.

Quand, dans cette filière, la Commission européenne décide la libéralisation des marchés ou que des producteurs allemands se saisissent _ habilement _ du droit européen pour employer des salariés d’Europe de l’Est échappant aux conventions collectives et aux charges sociales allemandes, la fiction de l’indépendance vole en éclat ; et les éleveurs français qui perdent leur gagne-pain se tournent vers les firmes dont ils dépendent ou vers l’État, comme le feraient des salariés ou des fonctionnaires.

Dans l’économie actuelle, beaucoup d’entreprises petites ou moyennes sont ainsi _ de facto _ les maillons de chaînes de production où ce sont les entités les plus puissantes, celles qui contrôlent non pas les moyens de production mais les systèmes d’information _ tiens donc ! _, qui disposent du pouvoir _ voilà ! _ et captent la majeure partie de la valeur ajoutée _ idem. Sans avoir à répondre de la sécurité économique des travailleurs. Un chauffeur remercié par Uber n’est pas licencié, il est « déconnecté ». Ces nouvelles formes d’organisation du pouvoir économique remettent en cause _ culbutent, donc _ toutes les catégories de base du droit du travail, qui postulent l’existence d’une entreprise indépendante, avec un employeur disposant d’un pouvoir de décision face à une collectivité de salariés identifiables qui travaillent dans le respect des lois établies sur un territoire.

Existe-t-il des marges de manœuvre pour changer la donne ?

Reprenons le cas de l’agriculture. Au lieu de modifier les règles sociales européennes et de réfléchir au type d’agriculture que l’Europe veut promouvoir en tenant compte des paramètres économiques et écologiques, et de la nécessité pour des continents comme l’Afrique de préserver une agriculture vivrière, on agit dans l’urgence en procédant à des exonérations de charges, détériorant ainsi un peu plus les bases financières de la Sécurité sociale, et on encourage l’exportation, ce qui fragilise les agricultures des pays du Sud. Un ami malien m’a ainsi récemment appris que son fils a voulu, après des études économiques, se lancer dans l’élevage avicole. Son projet rencontre les pires difficultés, car il est concurrencé par l’importation massive de poulets surgelés venant d’Europe et proposés à des prix défiant toute concurrence.

La réalisation de la justice sociale ne dépend pas principalement du droit du travail, mais bien davantage _ voilà ! _ des règles qui régissent la sphère monétaire, le commerce international et le fonctionnement des grandes entreprises. C’est là que se situent _ ah ! _ les vraies « réformes structurelles » dont nous avons besoin. Il faut sortir de la schizophrénie actuelle qui fait que d’un côté l’Europe oblige les pays les plus pauvres à démanteler leurs barrières douanières et que de l’autre elle déplore l’émigration en masse de leur jeunesse _ voilà ! _ ; que d’un côté on autorise le rachat par les sociétés de leurs propres actions, c’est-à-dire l’enrichissement des actionnaires aux dépens des ressources vives de l’entreprise, et que de l’autre on déplore la chute de l’investissement ; que d’un côté on autorise le dumping social et fiscal en Europe, et que de l’autre on s’inquiète de l’endettement des États et du délabrement des services publics _ c’est lumineux !

Là se situent les marges de manœuvre _ dont il faudrait user _, et certainement pas dans le fait d’inciter les petits entrepreneurs à négocier un code du travail par entreprise. Ils n’y sont pas préparés _ d’abord _ et ont mieux à faire _ surtout. Les cabinets de conseil en droit social _ voilà ! _ auxquels ils devront faire appel seront les principaux bénéficiaires de la réforme _ sans commentaire. La rédaction de milliers d’accords particuliers dérogeant aux lois communes a peu de chances de simplifier le droit du travail _ c’est clair ! Et ces possibilités de dérogation vont engager les petites entreprises dans une concurrence sociale dont le gagnant sera celui qui arrachera les pires conditions de travail à ses salariés _ eh ! oui ; et c’est là probablement ce qu’il faudrait enseigner d’économie au lycée !

Que faire alors pour rendre le Code de travail plus lisible ?

Sa complexité répond à deux facteurs. Le premier est l’extension du salariat à la plus grande partie de la population active et à la nécessité de tenir compte de la diversité et de la technicité des situations régies. Faut-il, pour en réduire le volume, renoncer par exemple aux 49 articles du code qui concernent l’exposition aux rayonnements ionisants ?

Le second facteur de complexité est la pluie de textes qui visent à déréglementer le marché du travail en multipliant les dérogations au droit commun. Le seul détricotage du repos dominical par la récente loi Macron s’est traduit par cinq pleines pages du Journal officiel… Cesser d’indexer le droit du travail sur les ordonnances aussi changeantes qu’inefficaces des économistes serait donc un pas décisif dans la voie de sa lisibilité _ certes.

L’issue à la crise ne résiderait-elle pas dans la sortie d’un modèle salarial ?

La mutation que vous évoquez est celle de l’ubérisation, du self-employment _ oui. Elle transforme des formes de la dépendance économique qui affecte aussi bien les salariés que les entrepreneurs. Le travail n’est plus organisé sur le modèle taylorien du travail à la chaîne, c’est-à-dire d’une obéissance mécanique aux ordres, mais sur celui de la direction par objectifs, de la programmation du travailleur. La subordination ne disparaît pas mais change de forme _ seulement : ce point est essentiel… Ce n’est plus le moindre de ses gestes qui est dicté et mesuré, mais sa « performance ». L’obéissance fait place à l’allégeance du travailleur à l’égard d’un donneur d’ordre qui lui assigne une tâche qu’il peut organiser avec une certaine marge d’autonomie, pourvu qu’il remplisse ses « objectifs ».

Je n’emploie pas ce terme d’allégeance de façon péjorative, mais pour en préciser la nature juridique, qui est inhérente à ce qu’on appelait en droit médiéval une « tenure-service », et qui rend compte aussi bien du travail des salariés que de celui des entrepreneurs dépendants (3). Car ces nouvelles formes de gouvernement des hommes sont porteuses aussi bien _ voilà _ de chances d’une liberté plus grande dans le travail que d’un enfoncement dans sa déshumanisation. Tout dépend du point de savoir si les travailleurs ont leur mot à dire _ ou pas _ sur le sens et le contenu de leur travail, ou bien au contraire si celui-ci les enchaîne à des indicateurs de performance, généralement quantifiés et aveugles à l’expérience concrète de sa réalisation et aux exigences de « la belle ouvrage » _ c’est là qu’est le point décisif d’inflexion des pouvoirs.

En pareil cas, le travailleur n’a souvent d’autres issues que la dépression nerveuse, le délire _ cf le très juste Global burn-out de Pascal Chabot _ ou la fraude, comme on l’a vu dans l’affaire Volkswagen. Le cercle vertueux de la libération dans le travail et de la créativité _ versus le cercle vicieux de l’aliénation dans le travail et de la perte de toute créativité _ ne peut être tracé que si ceux qui le réalisent ne vivent pas dans la peur _ stressante _ du chômage et peuvent _ très concrètement _ peser collectivement _ soit en une vraie démocratie effective _ sur son contenu et son organisation. Ces deux conditions ne sont pas remplies aujourd’hui _ certes ! Les digues juridiques qui canalisaient _ dans les États _ les forces du capitalisme étant _ désormais _ rompues, nous vivons sous l’égide d’un Marché total _ cf aussi, de Dany-Robert Dufour, et parmi d’autres titres de lui : le Divin Marché _ dont le mot d’ordre reste plus celui de la « mobilisation totale », où Ernst Jünger avait vu l’un des principaux legs de la Grande guerre.

Peut-on sortir de cette guerre en allouant une allocation à vie à chacun sans conditions ?

Ce serait au contraire s’enfoncer dans la logique du Marché total, qui est incapable de voir dans le travail autre chose qu’une marchandise négociée en contrepartie d’un salaire _ c’est très intéressant. Une telle réduction suppose de demeurer aveugle à l’importance vitale _ voilà _ des tâches accomplies hors de la sphère marchande, aussi bien qu’à la fonction du travail dans l’institution du sujet humain _ cf Castoriadis, et d’autres ; et ce point est, bien sûr, fondamental ! Cette fonction si bien décrite par Simone Weil lorsqu’elle notait que « par le travail, la raison saisit le monde et s’empare de l’imagination folle ». On ne peut donc impunément priver de travail des pans entiers de la jeunesse et lui dire « vous êtes inutile au monde, mais comme on a bon cœur on va vous donner de quoi ne pas mourir de faim » _ quelle sinistre et terrifiante réduction, en effet ! Lire a contrario Hannah Arendt, sur la part de l’œuvre dans la culture (notamment in La Crise de la culture) ; lire aussi tout Gilbert Simondon…

Vous proposez que les salariés bénéficient de droits de tirage sociaux. C’est-à-dire ?

La logique des droits de tirage sociaux est d’assurer une solidarité dans l’exercice d’une liberté individuelle ; par exemple, prendre un congé sabbatique, prendre soin de ses parents malades, acquérir des connaissances ou une formation nouvelle, créer une entreprise, élever ses jeunes enfants, etc. La personne qui ferait ce choix bénéficierait de dispositifs finançant la rémunération de ces différentes activités.

Cette proposition repose sur une conception du travail incluant non seulement sa dimension marchande mais également sa dimension gratuite _ oui, de l’ordre de la générosité _ , aujourd’hui méprisée et rendue invisible _ cf là-dessus les travaux majeurs et décisifs d’Amartya Sen. Je pense au fait d’éduquer ses enfants, d’accompagner un proche malade, d’aller chercher ses petits-enfants à l’école… à toutes ces activités laissées dans l’ombre alors que, paradoxalement, si elles s’arrêtent c’est la société elle-même qui s’arrête… _ oui. Assurer dans la vie de chacun la concordance de ces différentes formes de travail, est indispensable. Car faute de prendre en compte cette vision d’ensemble du travail, on est conduit – comme le fait la loi Macron sur le travail dominical -, à démanteler _ catastrophiquement _ les temps de la vie collective non marchande. La désagrégation des temporalités familiales a un prix, qui n’est pas calculé par les obsédés du travail dominical _ eh ! oui.

Les droits de tirage sociaux donneraient à chacun la possibilité de combiner _ et équilibrer, harmoniser _ diverses formes de travail dans une vie, et de passer de l’une à l’autre sans mettre en péril ses revenus et ses droits. Cette proposition complète _ oui _ la Sécurité sociale, qui assure une solidarité face aux risques indépendants de la volonté, comme la maladie, l’accident ou la vieillesse.

Comment serait financé ce dispositif ?

Aucune réforme sérieuse ne peut être engagée aujourd’hui sans remettre d’abord en question un système _ pervers _ qui permet à un tout petit nombre d’accumuler d’énormes richesses et de se soustraire _ voilà ! _ à ce que la Constitution italienne nomme les « devoirs de solidarité politique, économique et sociale ». Sans réduction des inégalités, notamment entre les revenus du travail et ceux du capital, et sans interdiction du dumping social et fiscal, le « compte personnel d’activité » prévu dans la loi El-Khomri risque de devenir un moyen de renvoyer chacun à une épargne individuelle qui renforcera encore le poids de la « bancassurance ». C’est seulement sur la base d’une plus juste distribution des revenus et des charges _ aussi… _ que de nouveaux dispositifs de solidarité pourront voir le jour, qui mettront les progrès de la productivité au service du plus grand nombre, et permettront à chacun de faire ainsi plus de place à des tâches librement choisies.

Alain Supiot : né en 1949, ce juriste spécialiste du droit du travail a fondé en 2008 l’Institut d’études avancées de Nantes. Élu en 2012 au Collège de France, où il occupe la chaire « État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités » _ un très grand Monsieur !!!!

Propos recueillis par Bernard Stéphan

Lire :

La Gouvernance par les nombres, Fayard, 2015, 512 p.

L’esprit de Philadelphie, Seuil, 2010, 192 p.

Au-delà de l’emploi, Flammarion, réédition 2016, 320 p.

(1) Ce rapport, publié en 1999 sous le titre Au-delà de l’emploi, a été réédité en mars 2016 par Flammarion avec une nouvelle préface d’Alain Supiot.

(2) Bruno Trentin, La liberté, le travail et le conflit social, Éd. Sociales, 2016.

(3) Cf. ce point développé dans La Gouvernance par les nombres, Fayard, 2015.

 

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