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Le terrible déficit démocratique du « machin » européen : quelques enjeux de la crise grecque à l’aune des spéculations allemandes, selon Daniel Cohn-Bendit

29avr

Hier, mercredi 28 avril 2010, un excellent article dans Libération, à la page 4 :

une interview lucidissime du très souvent plus que fin Daniel Cohn-Bendit : «L’Allemagne ne jure que par une chose : la pédagogie du fouet», par Jean Quatremer _ nourrie de mes farcissures, si on le veut bien… : on peut aussi leur sauter par-dessus… _ :

Monde 28/04/2010 à 00h00

«L’Allemagne ne jure que par une chose : la pédagogie du fouet»

Interview

Daniel Cohn-Bendit explique _ bien clairement _ les réticences de Berlin à l’idée de secourir une Grèce en faillite :

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Par JEAN QUATREMER BRUXELLES (UE), de notre correspondant

Daniel Cohn-Bendit est coprésident du groupe des Verts au Parlement européen. De nationalité allemande, il a été élu alternativement en France et en Allemagne. Il analyse les réticences _ d’expert ! _ de Berlin à venir en aide à la Grèce.

On a assisté à une campagne xénophobe dans une partie de la presse allemande à l’égard des Grecs, ceux-ci se voyant qualifiés de «menteurs», de «voleurs», de «fainéants». A-t-elle trouvé un fort écho dans la classe politique ?

Cette campagne folle _ voilà : déraisonnable, irrationnelle : une pente fâcheuse s’accentuant ces derniers temps-ci par divers coins (et pas seulement « coins« , hélas) de notre Europe : je me sens, pour ma part, et personnellement, si j’ose dire, très « européen«  _, qui a même vu des députés _ qui devraient faire preuve d’un peu plus de responsabilité civique (et d’un peu moins de populisme : carriériste ! ; les avantages et « extras«  afférant à la fonction étant assez confortables : par exemple, en France, ceux tenant à leurs « retraites« … : « charité bien ordonnée » ; nous connaissons la suite ! c’est triste !) _ suggérer aux Grecs de vendre leurs îles _ !!! à des promoteurs immobiliers, et autres patrons de BTP : allemands, par exemple ! _ pour combler leur déficit budgétaire, montre qu’il y a un repli sur soi d’une partie de l’élite _ le terme est-il vraiment approprié : nomenklatura conviendrait mieux ! _ politique, intellectuelle _ aïe !!! qui sont-ils donc ? qui Daniel Cohn-Bendit peut-il pareillement qualifier ? des journalistes ?.. _ et économique, qu’elle soit de droite ou de gauche d’ailleurs.

Il est de bon ton de penser, au sein de cette _ pseudo _ élite, que si la zone euro _ voilà ce qui les intéresse : un territoire de souveraineté économique et financière ! « sous contrôle«  de « bénéfices«  ! _ est confrontée à une crise, c’est parce que Berlin _ à la longue histoire : passée la parenthèse de Bonn (et de Pankow)… _ n’a plus la mainmise _ voilà _ sur l’Europe _ soit la cour de son jardin (ou Empire) _ et que les autres pays n’ont pas adopté _ = rallié _ le modèle allemand, du moins le modèle _ idéal = idéologique _ qu’elle aime projeter à l’extérieur.

Cela étant, ce n’est pas la première fois _ en effet ! _ que l’Allemagne connaît ce type de sursaut national : le chancelier Helmut Kohl lui-même _ mais oui ! de même que Helmut Schröder, ensuite…  _ ne voulait pas que ce qu’il appelait avec mépris le «Club Med», c’est-à-dire l’Espagne, l’Italie, le Portugal et la Grèce, entrent dans l’Euro _ le nouveau nom du Mark… Finalement, il l’a accepté en échange du _ verrou (de sécurité) du _ pacte de stabilité, qui garantissait que la monnaie unique ressemblerait au Deutsche Mark _ voilà !

Cette campagne antigrecque n’est donc pas de la xénophobie ?

Pas au sens classique _ la nuance est intéressante ! _ du terme. La France pense _ se représente, s’imagine (narcissiquement) _ que l’Europe est une grande France ; et l’Allemagne _ chacune dans sa bulle ; Sloterdijck dirait dans sa « sphère«  ; cf Sphères _ pense que la zone euro est une grande Allemagne _ mais pas tout à fait selon la même représentation de la « grandeur« , toutefois : entre le roi-soleil (de Versailles) et le roi-soldat (de Potsdam), une vieille rivalité de « double«  : cf René Girard : Achever Clausewitz, chapitre VII, « La France et l’Allemagne« , pages 269 à 327 : je viens de le lire… C’est du souverainisme économique _ ou pratique d’« empire«  _, qui se traduit par des relents xénophobes dans les tabloïds _ et dans les esprits et les cœurs des plus fragiles et perméables à cette rhétorique…

Le fond du problème est que la nouvelle _ générationnellement _ classe dirigeante, au-delà des préoccupations de politique intérieure _ ah ! la cuisine électorale ! demeurer au pouvoir… _ de Merkel, entretient désormais une distance _ = insensibilité, froideur _ émotionnelle vis-à-vis de l’Europe. L’Allemagne, durant la crise, n’a accepté qu’à reculons des solutions européennes, car elle pensait _ = croyait : le philosophe Alain distingue admirablement « penser«  de « croire«  _ pouvoir s’en sortir _ et faire des bénéfices _ par ses propres forces. La réalité l’a _ durement ! _ détrompée. L’élite médiatique et politique ne comprend pas _ c’est dangereux ! la bêtise… _ la nécessité _ bien comprise au niveau, déjà (= primaire !), des seuls « intérêts«  : à la anglo-saxonne, utilitariste… _ de la solidarité _ voilà ! _ et pense _ croit ! _ que l’Allemagne peut vivre _ et prospérer _ seule. Elle ne jure que par une chose, la pédagogie du fouet _ = la schlague… _ : il faut fouetter les mauvais élèves _ voilà : ces récalcitrants à la raison universelle ! _ de l’UE jusqu’à ce qu’ils se comportent _ selon le dressage behavioriste bien compris _ comme le veulent les Allemands.

S’agit-il d’une volonté de dominer l’Europe ?

Je crois plutôt que l’Allemagne, comme le dit le philosophe allemand Ulrich Beck _ cf son Pour un empire européen  _, se pense désormais comme une grande Suisse ou une petite Chine exportatrice. Comme elle est dans l’UE et dans l’euro, elle doit faire avec, mais elle veut mener la barque au plus près de ses intérêts nationaux _ business is business ; et c’est tout ! Une idéologie en expansion depuis Thatcher et Reagan…

Les hésitations allemandes, depuis le début de la crise grecque, ont fait chuter l’euro face au dollar. Berlin ne veut plus d’un euro fort ?

Je suis persuadé que le gouvernement, en laissant pourrir _ voilà ! _ la situation grecque, a sciemment _ oui _ voulu faire une dévaluation compétitive de l’euro _ rien moins ! tout bénéfice pour soi seul… _ afin de favoriser son commerce extérieur _ c’est tellement important ! Il savait qu’en hésitant à venir en aide à la Grèce, il pousserait _ immédiatement _ les marchés, toujours inquiets _ et immédiatement « réactifs«  au moindre « signe » : cf « État de vigilance«  de Michaël Foessel… _, à vendre de l’Euro. C’est un succès _ bravo ! _ puisque les exportations allemandes se sont envolées. Le pays s’est offert le luxe _ narcissiquede démontrer _ urbi et orbi _ qu’il pouvait à lui seul _ voilà la logique du pouvoir… _ décider de faire baisser _ par les autres _ l’Euro, ce qui montre que le souverainisme économique allemand est à court terme payant _ que demandent les spéculateurs, en effet, sinon du rendement et profit au plus court terme ?..

Cela va conforter l’élite _ de pouvoir : la nomenklatura qui fait, en parfaite bonne conscience et satisfaction de soi, ses choux gras… _ dans son approche de l’Europe : c’est désespérant _ conclut Dany, qui raisonne à un peu plus long terme ; et un peu plus « responsablement« , semble-t-il, lui…

Toutefois, une partie des médias conservateurs, comme le Frankfurter Allgemeine Zeitung et Die Welt, commence à réaliser _ avec un chouia de plus de plus de recul : plus lucidement _ que Merkel _ la bonne crémière… _ joue avec le feu _ voilà _ et lui conseillent d’accepter le plus rapidement possible _ ça urge ! il y a le feu au lac ! _ une aide à la Grèce.

Est-ce que Berlin accepterait l’Euro aujourd’hui ?

Lâcher le Mark aujourd’hui serait _ empiriquement _ impossible. Ceux qui ont fait l’Euro _ en 1998 et jusque là _, ce sont ceux qui avaient encore conscience _ voilà _ des raisons pour lesquelles on a construit _ même de bric et de broc ce « machin«  assurément bien trop bancal qu’est encore _ l’Europe : ils avaient vécu la Seconde Guerre, ce qui n’est pas le cas des dirigeants actuels _ plus étourdis… Les politiques ne sont plus conscients _ c’est dangereux ! _ des nécessités historiques _ lourdes ! terribles ! _, ils sont dans la gestion quotidienne _ sans assez d’esprit de perspective… _ d’une crise qu’ils ne maîtrisent pas.

Au secours ! donc ! Il y a péril en la demeure ! Réveillons-nous vite !

C’est une autre Europe que ce sinistre « machin« -là,

celui qui suscite (et fonctionne avec) des Durão Barroso, Van Rompuy, Catherine Ashton et autres fantoches _ au service de quels intérêts ? Pas ceux de la démocratie, en tout cas ! Les citoyens n’ayant aucun pouvoir de contrôle ni de sanction sur les décisions qui en émanent !!! c’est grave ! _,

qu’ont voulu beaucoup de ceux qui ont voté « Non » au référendum français du 29 mai 2005 à propos de la bien mal nommée alors « constitution » européenne ! 

La puissance ne fait pas tout ; elle n’est qu’un moyen : aux services de fins,

à déterminer démocratiquement ; c’est-à-dire après débats contradictoires suffisants et bien informés !

En attendant,

la démocratie souffre !


Dans le numéro de ce même jour, mercredi 28 avril 2010,

Libération proposait aussi, à la page 19 cette fois,  un très intéressant _ encore ! _ « Rebonds » de Bernard Guetta : « Quatre raisons de ne pas désespérer de l’Europe » :

j’y renvoie bien volontiers aussi ; les analyses en sont et très précises et très nuancées !.. Et contribuent excellemment au débat en cours : à étoffer d’urgence en qualité !


J’apprécie pas mal Libération ces temps-ci…


Titus Curiosus, ce 29 avril 2010

Post-scriptum,

le lendemain, 30 avril :

Cf aussi ces deux _ excellents ! _ commentaires de lecteurs

à un éditorial du Monde (du 29 avril, lui aussi : L’Europe à quitte ou double ) :

_ « On ne pouvait rêver meilleure démonstration _ en effet ! _ des insuffisances _ le mot est faible (et dépend du point de vue selon lequel on se place : il y a des « insuffisances«  voulues et calculées… _ du traité de Lisbonne (né TCE, à un poil près) : l’attribution du pouvoir effectif _ voilà ! _ à une délégation des exécutifs nationaux, l’inexistence de toute coordination politique européenne entre partis _ supposés ou s’affichant comme _ « proches » _ pourtant… _, la réduction du Parlement _ européen _ à un rôle de chambre d’enregistrement (quand le Parlement s’oppose à la Commission, c’est la Commission qui l’emporte… ; et ne parlons pas du Conseil !) ; tout a contribué à la prévalence de « politiques de clocher« , à l’horizon limité aux prochaines élections nationales (quel qu’en soit le niveau).

Tentant d’expliquer cela, il y a quelques années _ vers 2005… _, je me suis fait traiter d' »eurosceptique« , d’anti-européen, de dinosaure bolchevique, d’hugolien attardé ; j’ai reçu des leçons de « réalisme politique » _ ah ! le grand argument ! _ et je ne sais combien d’homélies « économiques«  _ pragmatiques = le fin fond de la légitimité ! Aujourd’hui, c’est « la Chine«  !..

Messieurs les « réalistes« , chers « politiques » _ concitoyens ! _, vous avez voulu à toute force le traité de Lisbonne ? Vous l’avez ! Jusqu’à la courbure sigmoïde… » _ on ne saurait mieux dire !!! Le lecteur a signé « Crétin notoire« 

_ « Ou quand l’Europe paye le prix d’être dirigée par une majorité de populistes de droite enclins avant tout à plaire à leur électorat national » _ c’est aussi parfaitement résumé : par « Kevin« 

Il faut parfois un peu de temps pour que les choses deviennent plus claires aux esprits un peu plus lents…

En attendant, les dégâts s’accumulent : pour certains, du moins ; mais pas pour tous, non plus !!! « Les affaires » tournent mieux que jamais…

Trois (belles !) curiosités musicales _ dont une au splendide catalogue Alpha : les chansons de Gustave Nadaud, par Arnaud Marzorati

27avr

En rafale,

voici trois (très belles !) « curiosités » musicales discographiques :

1) la première est à mettre au compte du splendide _ voire époustouflant ! cette saison 2010 ; cf mon article du 14 mars 2010 : « Alpha, éditeur de la “présence” (au disque) de la musique : François Lazarevitch et Yves Rechsteiner, entre Céline Frisch et Benjamin Alard _ un catalogue de merveilles !«  _ catalogue Alpha :

il s’agit du CD Alpha 160,

une nouvelle pépite de ce sourcier assez prodigieux qu’est Jean-Paul Combet :

soit le récital La Bouche et l’oreille, composé de 17 chansons, de Gustave Nadaud (1820-1893),

auteur-compositeur _ à la fois ! _ de ces petites merveilles,

qu’a su dénicher ce musicien magnifique _ je veux dire bien plus qu’un magnifique interprète-chanteur _ qu’est Arnaud Marzorati, baryton.

Celui-ci explore, en effet, très méthodiquement, depuis une dizaine d’années, le répertoire _ un peu trop en déshérence, ces derniers temps, hélas ! de quoi nous privons-nous, aussi stupidement !?! _ de la chanson française :

depuis son premier CD pour Alpha (je veux dire en tant qu’initiateur de projet _ de concert ou de disque _ ; pas en tant qu’interprète pour divers chefs…),

le CD Alpha 075 (enregistré en 2004) de chansons de Jacques Prévert (1900-1977) & Joseph Kosma (1905-1969) : Et puis après… ;

puis, le CD Alpha 111 (enregistré en 2006) de cantates françaises de Jean-Baptiste Stuck (1680-1755) : Tyrannique empire… ;

et aussi  le CD Alpha 131 (enregistré en 2007) de chansons de Pierre-Jean de Béranger (1780-1857) : Le Pape musulman & autres chansons

Et maintenant voici que ce CD La Bouche et l’oreille de 17 chansons (paroles & musique, s’il vous plaît !) de Gustave Nadaud

est une réussite absolue

qui nous donne à écouter et jouir de tout un (grand) art de la chanson _ davantage pour des concerts privés, dans des salons un peu (mais pas trop !) encanaillés : avec juste ce qu’il faut d’esprit !, que pour des cafés-concerts, ou des concerts publics immenses… _ ;

et quand Gustave Nadaud se dit lui-même « modéré« ,

cela donne la mesure de ce qui pouvait alors se dire, ou plutôt se chanter ! et avec quelle poésie !

d’un art qui sait être « populaire » sans être ni vulgaire, ni populiste ! et raffiné, plein d’esprit _ français, justement !

Arnaud Marzorati nous offre tout cela avec précision, subtilité et liberté, tout à la fois,

jubilatoirement accompagné qu’il est _ comme au concert ! _ de musiciens (Daniel Isoir, au piano ; Stéphanie Paulet, au violon ; Alexandre Chabod, à la clarinette ; et Paul Carlioz au violoncelle) qui savent servir ce genre (entre deux, mais avec la liberté de ses audaces !) et ce répertoire…

Combien la chanson _ et la langue, le français parlé ! _ ont « perdu » _ en finesse comme en force de percussion ! _ depuis ce temps :

en gros celui du second empire et de la troisième république !

Quel plaisir d’écouter cette langue-là servie ainsi !!!


Qu’on en juge avec la chanson d’ouverture de ce récital, « La Vie moderne« , composée en 1857 :

« Vois-tu, là-bas, le tourbillon,

Qui, dans sa course échevelée,

Trace ce flamboyant sillon

A travers mont, plaine et vallée ?

Flamme et fumée, éclat et bruit,

S’éteindront sans laisser de traces :

Sais-tu quel est le char qui fuit ?

C’est ton existence qui passe !


Oui, le temps a doublé son cours,

L’humanité se précipite

Tous les chemins deviennent courts ;

L’océan n’a plus de limites.

La vie était longue autrefois ;

Sur la pente elle est entraînée ;

Nous vivons plus en un seul mois

Que nos aïeux dans une année.


La nature avait des poisons :

Le génie humain les révèle ;

Il arrache aux vieux horizons

Une perspective nouvelle.

Il a d’invisibles moteurs,

Des agents subtils, des essences

Qui savent calmer nos douleurs

Et décupler nos jouissances.

Les fleurs n’ont plus besoin d’été ;

Les fruits n’attendent plus l’automne ;

Ce que le sol n’a pas porté,

L’industrie active le donne.

Nous avons fait de nos loisirs

La mer et le ciel tributaires ;

Nos appétits et nos plaisirs

Épuisent les deux hémisphères.


Mais à peine respirons-nous

Dans cette course haletante ;

La vapeur nous emporte tous

Debout sur la machine ardente.

L’essieu se fatigue et se rompt,

Usé, vaincu par la distance ;

Ainsi bientôt se briseront

Les ressorts de notre existence.

L’aiguille avance ; soyons prêts !

Nous mourrons vieillis avant l’âge ;

Nos fils nous suivront de plus près

Dans le vertigineux voyage.

Ils auront la vie, à leur tour,

Plus rapide encore et meilleure ;

Ce que nous usons dans un jour,

Ils l’épuiseront dans une heure.

Ô le terrible enseignement !

Songes-y, l’instant est suprême.

Où trouveras-tu le moment

De te recueillir en toi-même ?

Beau voyageur, tu vas partir :

As-tu pris soin de bien vivre,

Ou le temps de te repentir ?

Le convoi passe, il faut le suivre !


Vois-tu, là-bas, le tourbillon« …


C’est superbe ! Une « vanité » à la Paul Virilio !

Bravo les artistes !

Et bravo l’éditeur (d’Alpha : Jean-Paul Combet _ il accomplit

(« monacalement« , dit Christophe Huss, en lui rendant, lui aussi hommage ! ;

soit, replacé dans le contexte de l’article de Christophe Huss :

« Il est clair qu’Harmonia Mundi a été ces cinq dernières années le phare de l’édition phonographique classique, l’éditeur qui a offert de beaux produits et des révélations artistiques dans de nombreux domaines

(cette considération n’enlève rien au génie de Jordi Savall sur Alia Vox,

au travail monacal d’Alpha _ voilà ! « monacal« , concerne la solitude, la rigueur, la vertu, presque l’austérité ; sinon la sainteté !.. _,

aux explorations de CPO

et à la constance de Bis)…« ,

disait-il en chroniquant un concerto pour clarinette de Mozart pas terrible, produit par Harmonia Mundi USA ;

et situant ainsi ce qui se fait actuellement de mieux, artistiquement, sur le marché de l’édition discographique !..)

il (= Jean-Paul Combet) accomplit un travail rare et magnifique ;

et cette saison-ci, tout particulièrement, est quasi sans déchets !)…

Mes deux autres satisfactions de « curiosité » concernent, elles, la période (des Arts ; de la musique) dite « baroque » : mais en des versions, toutes deux _ même si très diversement ! _ toutes de finesse et de subtilité.


2) D’abord, un rare _ par les pièces choisies ! d’abord… _ CD de musique de luth française au tournant des XVII & XVIII èmes siècles :

le CD Manuscrit Vaudry de Saizenay, interprété par Claire Antonini (CD AS Productions ASM 004)

d’après un des deux manuscrits conservés à la Bibliothèque municipale de Besançon (en l’occurrence le premier des deux : cote 279.152, très exactement !), de la main et du choix de Jean Etienne Vaudry de Saizenay, seigneur de Saizenay et Poupet, en Franche-Comté (non loin de Salins).

Né le 26 septembre 1678 à Saizenay, ce conseiller au Parlement de Besançon (de 1704 à 1725, date à laquelle il résigna sa charge) _ et qui mourut à Besançon le 21 juillet 1742 _, prit, pendant ses études à Paris, des leçons des maîtres luthistes Guillaume Jacquesson et Robert de Visée.


« Il entreprit alors de noter les nombreuses pièces de luth et de théorbe qu’il avait pu recueillir, souvent même auprès de ses maîtres ou de quelques uns des plus célèbres luthistes de son temps« , nous apprend, page 6, l’excellente notice du livret de ce CD, sous la plume plus qu’experte (!) de notre Claude Chauvel bordelais !.. Et « la rédaction de ses deux livres _ les seuls de sa main qui nous soient parvenus _ s’est poursuivie pendant plusieurs années, comme en témoigne la diversité stylistique du répertoire consigné« , pages 6-7.

Mais « alors que les luthistes du XVIIème siècle ont bien souvent une vision rétrospective _ et presque mélancolique _ de leur répertoire, Vaudry, sans ignorer la tradition des Gaultier et de Du Fault, fait une large place aux œuvres de ses proches contemporains Du But le Fils, Mouton et Gallot«  _ apparaissent ainsi, aussi, les noms de Emond (noté aussi « Aymond« , ou « Hémon« ), Du Pré (dit « d’Angleterre« ), Jacquesson ; ainsi que de Hardel (le claveciniste)…  De même que « pour son instrument, il n’hésite pas à transcrire : Lully, Marin Marais, Forqueray, Couperin, les pièces de théorbe et de guitare de Visée, Corelli, voire des chansons et autres vaudevilles à la mode«  _ soit le tout-venant de ce que pratiquait alors au quotidien un luthiste : interprète pour son plaisir, et celui de ses proches…

Aussi « son livre, rédigé d’une main uniforme (excepté les premières pièces), abonde (-t-il) en détail techniques (doigtés, tenues) et en signes d’interprétation (agréments, harpégements, séparations). Source unique _ voilà ! _ pour de nombreuses pièces, il en corrige parfois le texte ou précise les attributions. »  Avec cette conséquence notable que « la meilleure connaissance que nous avons aujourd’hui du répertoire du luth en France, au XVIIème siècle, doit beaucoup _ voilà _ à la passion _ musicienne autant que musicale : elles étaient alors confondues pour l’essentiel ! la musique se pratiquait plus qu’elle ne s’écoutait seulement… _ de Vaudry, autant qu’à sa diligence.« 

Ainsi « sa seule bibliothèque musicale, riche de publications les plus récentes _ alors : « contemporaines«  (de lui), dirions-nous maintenant _, prouve suffisamment le goût et l’éclectisme du personnage.«  Et « on déplorera, malheureusement, la disparition _ provisoire ? _ de trois autres manuscrits de luth qui figuraient dans la collection » ; « et, on le présume, quelques livres gravés, dont ceux pour la guitare de Robert de Visée« , page 7 du livret.

Tout un monde pour nous est ainsi restitué ! en ce récital de ce disque, sous les doigts fins, habiles et poétiques de Claire Antonini, sur un luth à 11 chœurs (un instrument réalisé par Paul Thomson, à Bristol, en 1997)…

Nous qui avons découvert aussi, naguère, en Jean de La Fontaine, un admirateur éperdu de cette musique si merveilleusement poétique : cf par exemple son éloquente (contre le trop « bruyant » et pas assez poétique nouveau genre musical qu’était le très ambitieux, lui, opéra de Lully…) « Épître à Monsieur de Nyert« 

(et mon texte pour le livret du CD « Jean de La Fontaine : un portrait musical« , par la Simphonie du Marais et Hugo Reyne : CD EMI 7243 5 45229 2 5, en 1996 ; CD dont j’avais composé le programme avec Hugo Reyne :

pour évoquer musicalement cette incisive et nostalgique, tout à la fois, « Épître à Monsieur de Nyert » _ dans laquelle le poète, amoureux fou de musique (et authentique initiateur de la critique de réception musicale ! La Fontaine fonde cette « esthétique«  : cela ne se sait pas assez ! même de la part de ce lafontainien éminent qu’est Marx Fumaroli : cf son Le poète et le roi _ La Fontaine en son siècle, paru en 1997) citait, mêlant les instruments et les genres :

« Boesset, Gaultier, Hémon, Chambonnières, La Barre,

Tout cela seul déplaît, et n’a plus rien de rare ;

On laisse là Du But, et Lambert et Camus ;

On ne veut plus qu’Alceste, ou Thésée, ou Cadmus« _

Avait été choisie alors la courante « L’Immortelle » du Vieux Gaultier, Ennemond,

qu’interprète magiquement, au théorbe, Vincent Dumestre, en ce disque enregistré l’été 1995 en l’abbatiale de Saint-Michel-en-Thiérache : j’y étais…)…

De même que nous avons découvert, aussi, et exploré, plus avant, ce goût, ou plutôt cette passion, pour cette musique,

aujourd’hui si méconnue _ mais que nous rendent les interprètes ! quand on va les écouter ! au concert comme au disque ! _,

dans les lettres « chantantes » si savoureuses de Madame de Sévigné à sa fille : toutes deux pratiquaient (plus que passionnément : à la folie !) la musique, et l’une, le chant, l’autre, la danse…


Enfin,

3) un CD d’une virtuosité époustouflante au service de la poésie de la musique

_ si rayonnante ! à conseiller d’urgence aux neurasthéniques ! _ :

l’interprétation par le génial flûtiste à bec Maurice Steger (et The English Concert, dirigé par Laurence Cummings, du clavecin…)

de versions orchestrées par Francesco-Xavero Geminiani,

et avec des agréments (virtuosissimes !) « of severall Eminent Masters« ,

tels que les Signori Cateni & Valentini, Pietro Castrucci, Christopher Petz, ou Jacques Paisible, tous présents alors à Londres,

des Sonates opus V d’Archangelo Corelli,

telles qu’elles eurent un succès fou (et durable : tout au long du XVIIIème siècle !) à Londres et en Angleterre, et tout le Royaume-Uni !

Le CD Harmonia Mundi Mr. Corelli in London _ Recorder Concertos ; La Follia (after Corelli’s op.5) CD HMU 907523,

par Maurice Steger, The English Concert & Laurence Cummings,

est ainsi une merveille de plaisir fou : rare !

Peut-être ce CD va-t-il même parvenir à détrôner la « merveille des merveilles » qu’est le double CD des Partitas (Clavier-Übung-I) de Jean-Sébastien Bach, par l’extraordinaire Benjamin Alard, l’album Alpha 157,

qui ne quitte pas ma platine depuis plus d’un mois

_ non plus que celle de Vincent, du rayon Musique de la librairie Mollat,

ainsi qu’il me l’a confié ;

et je ne crois pas trahir là un secret ! Il le fait largement partager !..

Un CD de pur bonheur ! A passer sans se lasser en boucle…


Titus Curiosus, ce 27 avril 2010

l’inéducation sentimentale, ou l’art de la déglingue affective de Dominique Baqué (suite : en remontant vers l’amont, soit de 2005 à 1995 !)

26avr

Cette fois-ci _ il s’agit du dernier « récit«  paru de Dominique Baqué : Désintégration d’un couple, aux Éditions Anabet, en février 2010 _,

à nouveau _ après (et en remontant dans le temps : vers l’amont de l’histoire personnelle de la narratrice-auteur : il s’agit d’un parcours autobiographique…) E-Love, petit marketing de la rencontre, intitulé « pamphlet« , alors, paru à ces même Éditions Anabet, en juillet 2008 _,

c’est un article _ appétissant, comme toujours ! _ d’Yves Michaud (intitulé la cougar qui ne pouvait pas grandir) _ sur son blog Traverses, sur le site de Libération (en date du 7 avril dernier),

qui m’a fait découvrir l’existence _ ainsi que l’intérêt (à ses yeux d’abord !) _ de l’ouvrage de Dominique Baqué Désintégration d’un couple :

sinon non chroniqué,

du moins non repéré par moi-même,

dans les medias que je « suis » régulièrement.

Pour E-Love, petit marketing de la rencontre, l’article d’Yves (c’était le 7 décembre 2008) s’intitulait Méfiez-vous, fillettes : et il m’avait assez fort intrigué, puisque je me rendais à La Non-Maison à Aix-en-Provence, afin d’y donner _ ce fut le samedi 13 décembre 2008 : une bien belle journée ! _ une conférence sur le sujet, précisément, de « Pour un Non-art du rencontrer« , pour que je m’en mette en chasse illico presto :

j’avais fini par dénicher _ je suis opiniâtre _ le livre _ E-Love _ à ma troisième librairie seulement à Aix (sur le cours Mirabeau) : il est vrai que six mois venaient de s’écouler depuis la parution du-dit « pamphlet » aux Éditions Anabet (et le livre n’était pas présent alors non plus à la librairie Mollat à Bordeaux : je l’avais constaté aussitôt, avant de partir pour Aix) ; et j’étais amusé de découvrir l' »abord » présenté là par son auteur pour de telles « rencontres » _ assez éloignées des miennes : plus chastes !.. Mais il me plaît de baliser « au mieux«  le terrain, en sa plus large amplitude, quant à ce que peut être une « rencontre« … Une question de méthode ; et de fidélité (à soi), aussi : on ne se refait pas ; ma curiosité est boulimique et perfectionniste, en son genre…

Sur ce E-Love, j’avais écrit dans la foulée rien moins que deux articles,

publiés les 22 et 23 décembre 2008,

et intitulés « Le “bisque ! bisque ! rage !” de Dominique Baqué (”E-Love”) : l’impasse (amoureuse) du rien que sexe, ou l’avènement tranquille du pornographique (sur la “liquidation” du sentiment _ et de la personne)« 

et « Le “n’apprendre qu’à corps (et âme) perdu(s)” _ ou “penser (enfin !) par soi-même” de Dominique Baqué : leçon de méthodologie sur l’expérience “personnelle”« 

_ deux intitulés « parlants« , déjà, il me semble…

Et y revenir (les relire) est aussi assez intéressant, m’apparaît-il…

La question de l’intimité m’intéressant bougrement, si j’ose dire _ j’aurais pu dire « diablement« … : elle est au cœur de la situation civilisationnelle contemporaine (et sa pente au nihilisme)…

Cf mon compte-rendu du livre _ important ! à mes yeux _ de Michaël Foessel, La Privation de l’intime, en mon article du 11 novembre 2008 : « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie » _ cela aussi « parle« , si on me lit…

Ainsi que celui-ci encore, écrit dans l’élan, le 18 novembre 2008 :

« Conversation _ de fond _ avec un philosophe : sans cesse (se) demander “Qu’est ce donc, vraiment, que l’homme ?” Pas un “moyen”, mais un sujet ; un (se) construire _ avec d’autres _, pas un utiliser, jeter, détruire« …


Tout cela comportant bien des harmoniques et des résonances :

formant une musique qui ne me lâche décidément pas…

Nous sommes ici au cœur même des choses cruciales…

Et de leurs enjeux personnels et collectifs, dont leur aspect politique : une affaire de rapports plus ou moins, ou à divers degrés (selon une très grande échelle), « humains » et inhumains« …

Après ce préambule ciblant le « problème » sur lequel mener l’investigation,

j’en viens à ma lecture même de Désintégration d’un couple

Dominique Baqué raconte, en quatre chapitres (intitulés de ses adresses respectives, mais présentés à l’envers de l’ordre chronologique :

_ « 89, boulevard Magenta« , pages 129 à 136 _ de 1993 à 1995

_ « 125, boulevard de Ménilmontant« , pages 109 à 126 _ de 1995 à 1997

_ « 229, avenue Gambetta« , pages 61 à 107 _ de 1997 à juillet 2001

_ « Puteaux« , pages 7 à 59 _ de juillet 2001 à 2005 _)

l’échec _ « désintégration » !.. _ d’une relation de « couple » contemporaine…

Le dernier chapitre de Désintégration d’un couple,

et le premier chronologiquement de ce « récit » narré à l’envers,

s’intitule, donc, « 89, boulevard Magenta » (le domicile qu’elle partageait avec son compagnon précédent, Damien, avec lequel elle a vécu « huit ans« , de 1985 à 1993 _ ou bien de 1987 à 1995 : il y ambigüité dans le texte, entre les expressions des pages 129 et 133 _  :

« un superbe cinq pièces de pur style haussmannien avec hauteur de plafond, cheminées de marbre, admirables moulures« , page 129) :

« J’aime plus que tout cet appartement, comme si j’avais enfin trouvé un lieu où vivre _ voilà !

Et j’aime y vivre avec Damien.

La vie y ait paisible, feutrée, sans aucun accroc ou presque, dans une entente que facilitent nos goûts communs et l’argent partagé _ Damien est journaliste de « reportage«  : ces divers éléments ont, chacun, leur poids dans la « balance«  comptable…

Je pense _ alors,

en cet « avant-récit«  de la désintégration de son (futur alors) couple bancal avec Ariel (couple qui durera, lui, dix ans : « dix ans de vie commune« , est-il énoncé page 4 de E-Love ; soit de 1995 à 2005)… _

je  pense _ à tort ! nous venons de lire pourquoi et comment en les 128 pages précédentes : ce récit est l’histoire-confession d’une « mésestimation«  !.. _ que Damien sera « le dernier homme », que nous vieillirons ensemble, tranquillement _ mais vieillir peut-il être tranquille, pour la narratrice-auteur ?..

Peut-être est-ce aussi la vie dans cet appartement _ voilà : à la manière d’un chat ! _ que j’aime en _ comment entendre cet « en«  + participe présent ? Est-ce concomitance ? est-ce cause, ou condition ?.. _ aimant Damien«  _  page 129.

« Une ombre, pourtant, assombrit ce tranquille _ l’adjectif ne cesse de revenir, tel un obstinato… _ bonheur : Damien, qui a plus de cinquante ans _ la narratrice (et auteur) en a probablement trente-sept, alors : nous sommes en 1993 ; et elle est née en 1956 _, s’abîme physiquement _ voilà !

Lui que j’ai connu svelte et élancé, racé, s’est, au fil des ans, lourdement épaissi ; les rides se sont creusées sur son visage, autour de ses yeux _ ah ! les visages : obsédants ; qui changent…

Il m’est difficile de m’avouer _ ce que pourtant, avec le recul du récit, elle, narratrice-auteur, fait ici : seize plus tard que ce moment, de 1993… _ que je le désire moins _ lui ; pas seulement son visage : est-ce grave , docteur ? En tout cas, ça l’est pour l’auteur l’écrivant en 2009 _, pourtant la vérité est là, brutale _ ah ! bon ! D’ailleurs, compte tenu de ses voyages répétés, nous faisons peu l’amour,

et cela me suffit«  _ se reproche-t-elle, par là-même, encore en 2009…


Et c’est alors, à la rentrée universitaire _ de septembre-octobre 1993 probablement : Dominique est « maître de conférences dans une université pauvre de la banlieue nord« , page 130 _ qu‘ »un jour, alors que je m’essaye à restituer l’esthétique nietzschéenne, soudain, un visage émerge

_ Dominique s’attache tout spécialement au(x) visage(s) ; dans ses deux récits (jusqu’ici) autobiographiques ; comme en son œuvre d’analyse esthétique : cf son essai Visages _ du masque grec à la greffe du visage, paru en 2007, aux Éditions du Regard : une couverture kitch éminemment répulsive m’a dissuadé de le lire, l’hiver 2008-2009…

Comment avais-je pu ne pas le voir _ = le détacher du reste _ ? Des cheveux très bruns, légèrement ondulés, une peau d’albâtre, des yeux en amande, un nez très droit, une bouche infiniment sensuelle.

Érotique » _ une détermination cruciale ! Indépendamment du reste de son corps ; ou de toute détermination contextuelle ou historique ? « Ariel«  (ou « D.«  dans E-Love) apparaît pour la première fois (en cette rentrée universitaire de 1993) à la narratrice, page 130.

« Le voyant ainsi ma parole se brouille. Je peine à reprendre le fil du cours _ nietzschéen _, m’en excuse. Le visage _ toujours lui ! _ me fixe, à la limite de la provocation. A-t-il aperçu mon trouble ?«  A la fin du cours, il s’approchera _ de la chaire ? _ pour poser une question au professeur : « _ Vous avez écrit sur la kénose du Christ. Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris. _ Ah, je vois que vous avez lu mon article dans Art-Press…« 

Tentant « d’expliquer un concept théologique en effet assez ardu, je ne peux m’empêcher, presque à la dérobée, de scruter ses traits. Ce jeune homme me bouleverse plus que de raison. Je rentre chez moi troublée. »

Ce jeune homme « a vingt-cinq ans _ en 1993, donc. Se prénomme Ariel. Habite Puteaux«  _ page 131.


« Pendant deux ans _ deux années universitaires _, Ariel va se montrer d’une assiduité parfaite à mes cours. Pendant deux ans, je vais regarder son visage comme une douleur, un interdit _ est-ce le visage qui est l’interdit ? Jusqu’à ce jour de 1995 où Paris, en proie à la grande grève nationale _ de novembre-décembre _, charrie des flots de piétons. Je reviens, assez péniblement, de l’hôpital Cochin où je me fais soigner pour mes migraines, lorsqu’à l’approche des Halles je me heurte presque au corps _ tiens ! le voilà ! _ d’Ariel, qui traverse la rue en sens inverse«  _ page 132.

« Le lendemain« , au courrier, « une enveloppe oblongue, une écriture au stylo plume que je reconnais pour l’avoir vue sur les copies que me rend Ariel lors des examens. Ariel m’écrit qu’il m’a trouvée blême dans la rue. Que si j’étais malade, il en deviendrait fou. Que je le rassure en toute hâte.

Je suis surprise, et doublement : par l’audace de la missive, et par son contenu. Ai-je donc l’air d’une morte vivante ? Que répondre ? Pendant une semaine, absente à la vie quotidienne, je relis sans cesse la lettre, au point que l’encre déteint sur mes doigts. Je sais qu’à elle seule cette lettre menace tout l’équilibre _ fragile, donc… _ d’une vie que j’ai mis huit ans _ ou dix ? Deux ans se sont écoulés depuis la rentrée universitaire de 1993 : la mention des « huit ans«  (de vie commune avec Damien) est répétée page 129 (pour 1993) et 133 (pour 1995)… _, patiemment _ tiens donc ! pourquoi ces efforts ? _ à  construire«  _ seule ?.. Pas au moins à deux ? Dominique a une conception bizarre de ce que pourtant elle s’obstine à nommer (comme cela se pratique tant, il est vrai), « un couple » : jusqu’au titre même de ce « récit«  !.. Et cette même patience unilatérale va se reproduire pour l’espèce de « couple«  qu’elle va essayer de former, dix ans durant, ensuite (de 1995 à 2005) avec Ariel (ou « D.« )…


« Qu’ai-je à reprocher _ sur la colonne du « passif«  ; en regard de la colonne de l’« actif«  : Dominique fait mentalement sa liste ; cf mon article « Un moderne “Livre des merveilles” pour explorer le pays de la “modernité” : le philosophe Bernard Sève en anthroplogue de la pratique des “listes”, entre pathologie (obsessionnelle) et administration (rationnelle et efficace) de l’utile, et dynamique géniale de l’esprit » sur le « De Haut en bas _ philosophie des listes » de Bernard Sève… ; la narratrice procède ni plus ni moins qu’à un calcul (d’intérêt) ! _ à Damien ? Rien, sinon quelque chose de profondément injuste : la déchéance physique que lui promet _ rien qu’à lui ?.. la narratrice a, elle, trente-neuf ans, alors… _ la proche vieillesse… _ quel cliché (de « d’jeun’ « ) ! et c’est un auteur de cinquante trois qui le profère : sans encore assez de maturation ?.. La « vieillesse«  n’est pas un état ! c’est un processus qui se « prend«  diversement : comme tous les processus..

 Avec un ou deux autres griefs _ dont, « de façon plus archaïque, plus obscure, moins avouable, aussi, d’avoir en partage avec moi un enfant qui n’a pas vécu« , page 133 ; « un bébé de plus de quatre mois« , a-t-elle déjà avancé, page 87 _ :

« Cela vaut-il _ c’est un calcul ! _ de rompre ? Certainement non, comme m’y enjoignent mes amies _ étrange configuration amoureuse ! Étonnez-vous alors des cafouillages ! Qu’est-ce donc, en ces cervelles-là, qu‘ »un couple« , ainsi qu’elles disent ? _, proprement effarées _ elles sont raisonnables, elles _ que je sois prête à tout détruire pour la seule contemplation _ à demeure, il est vrai… _ d’un visage« … _ page 133.


« Mais soudain

_ les décisions (affectives) de la narratrice ne manquent pas de brutalité : « avec cette brutalité qui caractérise souvent mes choix« , dit-elle à la page 52 de ce livre, au moment de décider de se faire lifter le visage ! mais ces malheureux « traits liftés n’y feront rien« , conviendra-t-elle presque aussitôt, page 55, quatre pages à peine avant la rupture définitive (qui adviendra en 2005) : la « désintégration« , cette fois irréversible, de « son » couple (à elle : l’autre _ Ariel ! cet ange décidément évanescent : aérien… _ n’en étant guère « partie prenante« , sauf dans les tout débuts, torridement érotiques : l’autre élément de ce « couple«  bancal prenant très vite l’« aspect« , en effet, d’« un gigolo«  _ « Mais c’est un gigolo, ton mec, ou quoi ? Il fout rien« , lui dira Vincent, un des « ex«  de la narratrice, qui l’aidera à faire bouillir la marmite, déjà, vers 1997-98, page 64… _ ; Ariel est, en effet, dix ans durant, de moins en moins « impliqué » ; il s’absente de plus en plus et en permanence : jusqu’à un épisode psychotique !) : un « couple« , donc, auquel il sera on ne peut plus facile de se « désintégrer« , vu qu’il n’a jamais réellement « fonctionné«  (car il s’agit bien là, avec ce concept-fantasme de « couple« , d’une « fonction » ; pas d’un amour !)… _

mais soudain, déraisonnablement, je choisis de brûler mes vaisseaux _ eu égard au vieillissant Damien _ : je donne rendez-vous à Ariel dans un café de la gare du Nord, près de chez moi _ « 89, Boulevard Magenta« La réponse, sur répondeur, ne tarde pas : Ariel vient au rendez-vous«  _ toujours page 133…

« _ Pourquoi êtes-vous là ?

_Parce que je vous aime. Depuis deux ans. Depuis que je vous ai vue entrer dans l’amphithéâtre.
_ …

_ Voilà. C’est simple.

_ Vous savez que j’ai trente-neuf ans ? Et vous vingt-cinq ? _ la scène a lieu en décembre 1995 _ Ça ne vous fait pas peur ?

_ Non.

Il a répondu très calmement. J’ai bu mon kir très vite, comme pour m’étourdir. Je le regarde en silence. Toujours ce visage, dont je ne veux plus, ne peux plus, être séparée _ un visage, ça se regarde _, au-delà de toute rationalité.

L’espace de quelques minutes, je me remémore _ encore une liste de calcul, entre avantages et inconvénients… _ Damien, la vie douce que je mène avec lui, la stabilité _ apparente _ de notre couple _ voilà : des habitudes à peu près installées ! Mais soudain, avec la violence qui caractérise toujours mes choix amoureux _ une expression bien significative : cf plus haut la citation de la page 52… _, je lance la question qui va sceller mon avenir :

_ Vous m’accompagnez chez moi ?

_ Oui.
Damien est parti en reportage, l’appartement est vide
« 
_ de lui, au moins ; pages 134-135.

Le lendemain : « J’écris un mot bref, d’une cruauté sans nom _ voilà ce que c’est que de ne pas aimer ; et de ne jamais, non plus, commencer à l’apprendre… _, à Damien : « J’ai rencontré un homme. Cet homme compte _ voilà ! _ définitivement pour moi. Je te quitte ». Et je rejoins Ariel à Puteaux. Il m’a laissé les clefs de l’appartement : je m’y installe pour achever un essai« … _ page 135.


« Tout quitter pour un visage, pour une image _ voilà : fantasmatique _, puisque d’Ariel je ne sais rien, ou si peu _ voilà ! Aucun contexte ! Rien que cette focalisation fétichiste !

Vertige de ce choix, qui demeure comme l’impensé de mon histoire«  _ fin du chapitre chronologiquement le premier (1993-1995), placé en quatrième position : après les trois chapitres consacrés aux trois (ou quatre) domiciles (car deux, en fait, et pas un seul, à Puteaux : le temps d’une brève séparation, la narratrice emménage, avec sa fille, Salomé, « rue Lavoisier« , page 26, puis d’un retour au domicile conjugal, « 69, avenue du Général de Gaulle« , page 30 : à peine « trois mois« , page 28…) en clôturant le livre…

Soit l’histoire de la dégringolade

_ de domiciliation en domiciliation s’éloignant progressivement du cœur même de Paris, et découvrant bien vite, mais trop tard (page 62, dès les premiers jours de 1996, en recherchant où se loger avec Ariel) :

« me reviennent, comme par flashes _ et mêlées d’un regret que je ne peux plus me cacher _, les images de l’immense appartement haussmannien _ voilà ! _ que j’occupais avec Damien : cinq vastes pièces au parquet centenaire, aux murs hauts, si hauts, aux somptueuses moulures et aux miroirs en enfilade… J’étais faite _ voilà ! voilà ! _ pour cette vie-là » ;

avec cette conséquence, déjà, alors qu’Ariel et elle ne se sont pas encore installés chez un véritable « chez eux«  : « et j’en voulais soudainement à Ariel de ne pas être en mesure _ et il le sera de moins en moins ! d’année en année, et de domicile en domicile (conjugal) _ de me la procurer« , « cette _ belle _ vie-là« , donc !.. _

soit l‘histoire de la dégringolade _ ainsi que l’art de la déglingue : tant face au principe de réalité que face à ce que peut être (en vérité ! et honnêteté !) un véritable amour ! _ d’une normalienne, qui n’a pas vraiment compris ses classiques : notamment Marivaux…

Le site autofiction.org (concernant le répertoire de l’autofiction) d’Isabelle Grell nous révèle que E-Love va être porté au cinéma, pour la chaîne Arte…

Nul doute que Dominique Baqué va en éprouver une satisfaction…

Quant au prochain épisode de cette autofiction _ d’impeccables écriture et auto-lucidité a posteriori (au moins !) _ de Dominique Baqué,

constituée jusqu’ici, en remontant dans le temps de E-Love et de Désintégration d’un couple, jusqu’ici donc,

ainsi que l’envisage avec sa coutumière finesse et acuité d’esprit Yves Michaud, en son excellentissime article la cougar qui ne pouvait pas grandir,

il pourrait concerner peut-être,

probablement même,

et toujours en « remontant » un cran plus amont,

sinon l’histoire des « partenaires » (de « couples » !) précédents de Dominique Baqué

_ puisque le quinquagénaire Damien, avant Ariel, était « pensé« , en 1993-95 comme, probablement, « le dernier homme« , au terme d’une certaine (indéterminée) « série«  : page 129 ;

« série«  parmi lesquels, jusque vers 1987, le généreux (mais aussi toxicomane) Vincent _ cf pages 63 à 67 _, mais Vincent lui-même n’était pas présenté, alors, dans le récit, comme « unique«  de son espèce, avant Damien : « le dernier« , jusqu’alors…

du moins le récit de sa propre filiation :

celui des rapports avec ses parents,

et notamment son père : qui la vient secourir régulièrement

au moment de payer ses impôts ou de régler les dettes de son « ménage« , bancal et dispendieux… 

C’est probablement l’empirisme d’Yves Michaux,

et sa curiosité on ne peut plus probe, quasi sévère, pour « les faits« ,

qui lui fait se pencher avec cette belle qualité d’attention

et de lucidité !

sur les mésaventures affectives d’une normalienne, brillante agrégée de Philosophie,

et plasticienne bien reconnue et appréciée sur la place…

Titus Curiosus, ce 26 avril 2010

Le courage de « faire monde » (face à la banalisation esseulante du tout sécuritaire) : un très beau travail d’anthropologie à incidences politiques de Michaël Foessel

22avr

Comme pour poursuivre le questionnement (et l’analyse !) sur les manières de résister _ intelligemment et efficacement ! _ aux ravages civilisationnels de l’étroitesse utilitariste _ dictatoriale ! subrepticement totalitaire ! _ du néolibéralisme

_ cf mon article précédent « Penser le post-néolibéralisme : prolégomènes socio-économico-politiques, par Christian Laval«  à propos de la conférence de Christian Laval « Néolibéralisme et économie de l’éducation« , mercredi dernier à la librairie Mollat _,

voici que paraît ce mois d’avril 2010, sous la plume de l’excellent Michaël Foessel _ l’auteur du lucidissime, déjà, La Privation de l’intime, aux Éditions du Seuil en 2008 : le sous-titre en était : « mises en scènes politiques des sentiments«  : un travail déjà très important et magnifique !.. _ un passionnant et très riche (en 155 pages alertes, nourries et incisives !) État de Vigilance _ Critique de la banalité sécuritaire,

aux Éditions Le Bord de l’eau (sises _ après Latresne… _ à Lormont, sur les bords de la Garonne…),

et dans une collection, « Diagnostics« , que dirigent nos judicieux collègues bordelais Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc…

L’ouverture d’esprit ainsi que le champ d’analyse _ et de culture :

principalement philosophique : de Hobbes, excellemment « fouillé«  (entre Le Citoyen et Léviathan), à Hannah Arendt (La Crise de la culture) ou Hans Blumenberg (Naufrage avec spectateur, paru en traduction française aux Éditions de L’Arche en 1994) et Wendy Brown (Les Murs de la séparation et le déclin de la souveraineté étatique), ainsi que, et surtout, les dernières leçons au Collège de France de Michel Foucault (par exemple Naissance de la biopolitique, ou L’Herméneutique du sujet ; et aussi La Gouvernementalité, en 1978, disponible in Dits et écrits…) ;

mais pas seulement : cf, par exemple, la mise à profit par Michaël Foessel du tout récent et important travail de la juriste Mireille Delmas-Marty : Libertés et sureté dans un monde dangereux ; ou de celui du Prix Nobel d’économie Amartya Sen, in le rapport de l’ONU paru en 2003 La Sécurité humaine maintenant…) _

l’ouverture d’esprit ainsi que le champ d’analyse

de Michaël Foessel, n’ont, Dieu merci !, rien d’étroit ; ni de mesquin, d’avare 

Non plus que sa sollicitude _ passablement inquiète (sinon « vigilante«  !..), sans être excessivement dramatisée, voire hystérisée, cependant : à la différence des rhétoriques (sécuritaires) excellemment mises en lumière et critiquées ici, en leur banalisation même, à renfort quotidien, laminant, de medias et de communiquants, d’un « catastrophisme«  très complaisamment et non innocemment surjoué, lui !.. _

non plus que sa sollicitude, donc,

à l’égard de la santé de la démocratie et du « vivre ensemble » en notre histoire collective (sociale, économique, politique) désormais globalisée _ d’où l’expression du titre de cet article : « faire monde » !

La quatrième de couverture de État de Vigilance _ Critique de la banalité
sécuritaire
énonce ceci (avec mes farcissures ! si l’on veut bien…) :

« Nous vivons sous le règne de l’évidence _ à la fois matraquée par les medias et les divers pouvoirs ; mais aussi largement assimilée (et partagée) par bien des individus (je n’ose dire « citoyens« , tant ils se dépolitisent et « s’esseulent« …), qui y adhérent, donc, en nos démocraties… _ sécuritaire. Des réformes pénales _ telle « la loi sur la « rétention de sûreté » adoptée par le Parlement français en février 2008 » (cf page 51)… _ aux sommets climatiques en passant par les mesures de santé : l’impératif _ normé _ de précaution a envahi nos existences. Mais de quoi désirons-nous tant _ voilà la dimension anthropologique fondamentale que dégage magnifiquement le travail d’analyse, ici, de Michaël Foessel _ nous prémunir ? Pourquoi la sécurité produit-elle _ de fait, sinon de droit, en ces moments-ci de notre histoire contemporaine… _ de la légitimité _ socialement, du moins _ ? Et que disons-nous lorsque nous parlons _ ainsi que le relève aussi Mireille Delmas-Marty _ d’un monde « dangereux » ?

Le maître mot de cette nouvelle perception du réel est « vigilance » _ à laquelle sont expressément et en permanence « invités« , en leur plus grande « liberté«  (d’individus), et au nom du plus élémentaire « bon sens« , les membres de nos sociétés, au nom de leurs plus élémentaires (toujours : nous sommes là et demeurons dans le plus strict « basique«  ! du moins, apparemment !..), au nom de leurs plus élémentaires intérêts : « vitaux«  !.. Rien de plus « rationnel« , en conséquence !!!

L’état _ permanent : sans cesse (obligeamment !) rappelé : on s’y installe et on le réactive d’instant en instant le plus possible… _ de vigilance s’impose _ ainsi : avec la plus simple (et douce) des évidences ! « naturellement« , bien sûr ! _ aux individus non moins qu’aux institutions : il désigne l’obligation _ bien comprise ; mais non juridique ! _ de demeurer sur ses gardes _ apeuré _ et d’envisager le présent _ en permanence, donc _ à l’aune des menaces _ de tous ordres, et fort divers : Michaël Foessel en analyse quelques unes ; ainsi que l’effet (incisif) de leur conglomérat (pourtant composite : en réciproques contagions)… _ qui pèsent sur lui.

Cette éthique de la mobilisation _ apeurée, donc _ permanente _ voilà : à coup d’« alarmes«  et de « conseils de précaution«  (préventifs et réitérés) des plus aimable : du type « à bon entendeur, salut !«  _ est d’abord celle du marché _ tiens donc ! mais rien n’est gratuit en ce bas monde : tout a un « coût« , n’est-ce pas ?.. : la première évidence, et normative, est donc, par là, marchande ! _, et ce livre montre le lien entre la banalité sécuritaire et le néolibéralisme _ c’est là le point capital. Abandonnant le thème _ bien connu, lui ; et assez bien balisé _ de la « surveillance généralisée », il propose _ plus profondément et plus originalement _ une analyse des subjectivités vigilantes _ apeurées contemporaines : ce sont elles les acteurs-fantassins du premier « front«  On découvre la complicité _ politico-économico-sociétale _ secrète entre des États qui rognent _ oui ! en leur forme d’« État libéral-autoritaire«  : analysé dans le chapitre 1 du livre : « L’État libéral-autoritaire« , pages 27 à 55 : une analyse décisive !!! _ sur la démocratie _ voilà ! et l’enjeu est de taille !!! _ et des citoyens qui aiment _ voilà _ de moins en moins _ en effet _ leur liberté _ eh ! oui ! au profit du fantasme de leur « confort«  désiré, mis à mal (par toutes ces « inquiétudes«  !), mais encore moins satisfait ainsi : de plus en plus rabroué !!! au contraire…

L’équilibre (par définition instable : la dynamique de ce dispositif est conçue et voulue ainsi ! en spirale vertigineuse) des pratiques et de discours (rhétoriques) et de pouvoir bien effectif, lui (avec espèces bien sonnantes et bien trébuchantes à la clé !), des communiquants amplement mis à contribution et des détenteurs du pouvoir politique (ainsi qu’économique : mais ils sont en très étroite connexion, collusion) en direction du « public«  (des individus : chacun esseulé dans sa peur) ciblé se situe et se maintient (et cherche à s’installer et durer) en ce schéma mouvant et émouvant (affolant…) : dans la limite, à bien calculer-mesurer, elle, du supportable… Les élections et les sondages d’opinion (d’abord) en fournissant d’utiles indicateurs pour les pilotes décideurs et acteurs « à la manœuvre« 

L’État libéral-autoritaire produit _ ainsi _ des sujets _ assujettis, tout autant que s’assujettisant (d’abord, ou ensuite, ou en couple : comme on préfèrera), ainsi « manœuvrés«  en leurs affects dominants… _ et des peurs qui lui sont adéquats. C’est à cette identité nouvelle entre gouvernants et gouvernés qu’il faut apprendre à résister« 

_ par là, l’intention de ce livre-ci de Michaël Foessel rejoint le souci (de démocratie vraie !) qui animait aussi Christian Laval en sa conférence de mercredi dernier : Néolibéralisme et économie de la connaissance ; ou en son livre avec Pierre Dardot : La Nouvelle raison du monde

Personnellement, j’ai beaucoup apprécié le passage d’analyse de la curiosité, pages 127 à 131 d’État de Vigilance _ à l’ouverture du chapitre 4 et dernier, intitulé « Cosmopolitique de la peur ? » (et explorant de manière très judicieuse « l’hypothèse d’une historicité de la peur«  : l’expression se trouve page 123) _ à partir d’une lecture fine de l’article « Curiosité«   de Voltaire dans l’Encyclopédie : à contrepied de l’interprétation par Lucrèce, au Livre II de De la nature des choses, de ce qui va devenir, à partir de lui, le topos du « naufrage avec spectateur« …

« Aussi longtemps que la sécurité a été une caractéristique de la sagesse et non une garantie politique, la peur était définie comme une faute imputable à l’ignorance. Dans la célèbre ouverture du livre II de son poème, Lucrèce présente ainsi le plaisir qu’il peut y avoir à se sentir en sécurité lorsque tout, autour de soi, s’effondre :

« Douceur, lorsque les vents soulèvent la mer immense,

d’observer du rivage le dur effort d’autrui,

non que le tourment soit jamais un doux plaisir

mais il nous plaît de voir à quoi nous échappons. »

Le sage jouit de savoir que sa position n’est pas menacée. Devant le spectacle de la tempête, il ne ressent pas de peur, précisément parce que sa sagesse est ataraxie, tranquillité et constance de l’âme. Il n’y a rien dans ce sentiment du spectateur face à la violence des flots qui ressemble à la « pitié » des modernes : le philosophe antique n’éprouve aucune émotion à contempler les malheurs d’autrui. La pitié est une passion démocratique _ en effet ! _, puisqu’elle suppose l’égalité entre celui qui souffre et le témoin de sa souffrance.

A l’inverse, Lucrèce chante ici la hauteur _ d’âme _ du sage _ épicurien, matérialiste _ qui sait qu’il n’existe pas de Providence _ rien que le jeu de la nécessité et du hasard, avec le clinamen _, et que la colère des Dieux ne peut pas s’abattre sur la Terre. Le philosophe est préparé à l’agitation du monde parce que son savoir le prémunit _ en son âme : en ses affects _ des désordres _ du réel des choses _ qui se laissent expliquer par le mouvement nécessaire des atomes. Son rapport contre la peur est de nature scientifique, construit avec la théorie d’Épicure.

Hans Blumenberg _ en son Naufrage avec spectateur _ a montré que l’histoire de cette image _ du naufrage avec spectateur »  » _ était aussi celle des rapports entre la raison _ voilà : en ses diverses acceptions : plus ou moins calculantes ; plus ou moins utilitaristes… _ et ce qui, dans le monde, est inquiétant. « Le naufrage, en tant qu’il a été surmonté, est la figure d’une expérience philosophique inaugurale » _ écrit Blumenberg, page 15 de ce livre (paru aux Éditions de l’Arche en 1994). La force de cette métaphore réside dans l’opposition entre la terre ferme (où l’homme établit ses institutions _ à peu près stables _ et fonde ses savoirs _ avec une visée de constance _) et la mer comme « sphère de l’imprévisible ». L’élément liquide symbolise le danger puisqu’il échappe aux prévisions, en sorte que le voyage en pleine mer permet de penser la condition humaine dans ce qu’elle a d’effrayant _ dans l’augmentation du risque de mortalité effective. Dans tous les cas, surmonter l’expérience du naufrage suppose de le « voir » du rivage, et de ne pas craindre pour sa vie _ ainsi qu’on l’a évoqué plus haut _ ce fut pages 89 à 91 _, ce sera encore le modèle de Kant dans son analyse du sublime

_ au § 28, Ak V, 261-263 de la Critique de la faculté de juger :

« il importe à Kant que le sublime soit autre chose qu’une épreuve du désastre pour que le déchaînement de la nature devienne l’occasion d’une prise de conscience d’une faculté qui, en l’homme, excède toute nature : sa liberté« , page 90 d’État de Vigilance.

Et Michaël Foessel poursuit alors : « A l’abri de la violence qu’il contemple, le sujet découvre en lui « un pouvoir d’une toute autre sorte, qui (lui) donne le courage de (se) mesurer avec l’apparente toute-puissance de la nature« . La liberté est cette faculté qui situe l’homme à la marge _ voilà ! _ du monde, en sorte qu’il n’a rien à craindre des tumultes naturels. Mais pour que le sujet puisse s’apercevoir _ voilà encore ! _ de sa liberté, il faut qu’il se sente en sécurité et que sa peur ne se transforme pas en angoisse«  _ une distinction cruciale, que Michaël Foessel reprendra plus loin, page 143, à partir de la distinction qu’en fait Heidegger.

Et pour montrer, page 145, avec Paolo Virno, en sa Grammaire de la multitude _ pour une analyse des formes de vie contemporaines, que « la ligne de partage entre peur et angoisse, crainte relative et crainte absolue, c’est précisément ce qui a disparu«  ; et que « c’est plutôt à l’« être au monde » dans son indétermination _ la plus vague qui soit : « Qu’est-ce que j’peux faire ? j’sais pas quoi faire…« , chantonnait en ritournelle la Marianne (confuse…) du Ferdinand de Pierrot le fou, de Godard, sur l’Île de Porquerolles, en 1965 _, c’est-à-dire à la pure et simple exposition à ce qui risque _ voilà _ d’advenir ou de disparaître _ les deux unilatéralement négativement… _, que renvoient les peurs angoissées _ voilà leur réalité et identité (hyper-confuses !) clairement déterminée ! _ du présent.« 

Avec cette précision décisive encore, toujours page 145 : « Les discours de la « catastrophe », une notion qui tend à se généraliser bien au-delà des phénomènes naturels, enveloppent nos craintes d’une aura de fin du monde. Apocalypse sans dévoilement _ et pour cause ! en une (hegelienne) « nuit où toutes les vaches sont noires«  _, la catastrophe devient la figure du mal sous toutes ses formes _ mêlées, emmêlées _ : injustice, souffrance et faute. Les théories de la « sécurité globale » se fondent précisément sur la généralisation _ indéfinie autant qu’infinie _ de ce modèle à toutes les formes d’insécurité, comme s’il n’y avait d’autre moyen d’envisager la résistance du réel qu’à l’aune de son possible effondrement« _ tout fond « cède« … : aux pages 145-146 ;

Michaël Foessel ne se réfère pas aux analyses de Jean-Pierre Dupuy ; par exemple Pour un catastrophisme éclairé

Fin ici de l’incise ouverte avec la référence au « sentiment de sécurité«  comme condition de l’expérience du « sentiment de sublime«  selon Kant ; et les remarques adjacentes sur l’opportunité de la distinction « peur« /« angoisse«  ; et le « catastrophisme« … Et retour aux remarques sur la « curiosité«  et la démarcation de Voltaire par rapport à Lucrèce, aux pages 125 à 128 du chapitre « Cosmopolitique de la peur ?« 

« C’est dans la modernité que l’on procède à une réinterprétation radicale de la métaphore du « naufrage avec spectateur » ; donc du statut anthropologique de la peur«  _ soit le centre de ce livre décidément important qu’est État de Vigilance _ Critique de la banalitésécuritairePour les penseurs des Lumières, il n’est plus question de valoriser la distance indifférente du spectateur, car celle-ci suppose une quiétude qui ressemble trop _ par son statisme, son inertie ; et son anesthésie doucereuse _ à la mort. Désormais, la vie est perçue comme ce qui reste _ bienheureusement ! _ en mouvement _ vital ! pardon de la redondance ! _ grâce à ce qui risque de lui être fatal : le danger devient une dimension positive _ dynamisante _ de l’expérience«  _ se construisant pour sa sauvegarde nécessaire : page 126. « En conséquence, il faut réhabiliter les passions qui, d’une manière ou d’une autre, ont toujours été la source _ nourricière, féconde, fertile _ de ce qui s’est fait de grand dans le monde«  ; et donc « il faut désormais s’intéresser à ce qui se passe sur le bateau afin d’éviter qu’un naufrage se reproduise _ le réel étant répétitif jusque dans ses accidents les plus rares (= un peu moins fréquents, seulement…) : commencent alors à prospérer les statistiques (par exemple dans la Prusse de Frédéric II) : Kant ne manque pas de le remarquer en ouverture de son article crucial Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, en 1784…

« C’est pourquoi Voltaire réinterprète l’image du naufrage avec spectateur dans l’article « Curiosité » de l’Encyclopédie » : « C’est à mon avis la curiosité seule qui fait courir sur le rivage pour voir un vaisseau que la tempête va submerger ! »

Le sentiment de sécurité du sage est contredit par un affect universel : le désir de savoir de quoi il retourne dans les catastrophes. Pour Lucrèce, un naufrage n’est jamais que le résultat d’un mécanisme naturel qui affectait par hasard les hommes. Pour l’éviter, il convenait donc surtout de ne pas prendre la mer _ liquide et mobile : éviter le risque de ce danger ; voire le fuir : en s’abstenant de courir le risque : « mieux vaut changer ses désirs que l’ordre du monde« , hésitait (et balançait…) encore un Descartes (avec un plus entreprenant « devenir comme maître et possesseur de la Nature« , en 1637 (en son « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences« )… _, et de demeurer sur la terre ferme _ solide et davantage stable _ décrite par la physique épicurienne. A l’inverse, le penseur des Lumières s’intéresse aux naufrages parce qu’ils atteignent ce qu’il y a de plus noble _ voire héroïque _ en l’homme : son désir _ faustien (cf tout ce qui bouge entre le Faust de Christopher Marlowe en 1594, pour ne rien dire de celui de l’écrit anonyme Historia von D. Johann Fausten, publié par l’éditeur Johann Spies, en 1587, et le Faust de Goethe…) _ de dépasser ses limites en apprivoisant _ = « s’en rendre comme maître et possesseur« , dit, à la suite d’un Galilée (« la Nature est écrite en langage mathématique« ), un Descartes, en 1637, donc : les dates ont de l’importance… _ la nature. Dès lors, il faudra se demander comment prendre la mer (c’est-à-dire civiliser le monde _ sinon le coloniser et mettre en « exploitation«  _), sans courir de risques inutiles _ le pragmatisme utilitariste a de bien beaux jours devant lui ; pages 127-128…

Quel est le rapport entre cette valorisation de la curiosité _ à ce moment des Lumières et de l’Encyclopédie _ et l’histoire de la peur ?

Avant les Lumières, Hobbes est le premier _ ou parmi les premiers : cf un Bacon… _ philosophe à réhabiliter la curiosité contre sa condamnation chrétienne. (…) La curiosité n’est rien de plus que « le désir de savoir pourquoi et comment » _ énonce Hobbes dans Léviathan, au chapitre VI. (…) Être curieux, c’est être amoureux _ oui _ de la connaissance des causes : l’homme doit à cette passion _ voilà _ toute sa science et ses plus hautes œuvres de culture. La curiosité est donc l’opérateur _ tel un clinamen de très large amplitude et fécond _ de la différence humaine«  _ par rapport au reste du vivant (et du règne animal) : moins « déployé« 

Et « pourquoi cette réhabilitation de la curiosité est-elle en même temps _ dans l’œuvre de Hobbes _ une valorisation de la peur ?« , page 129.

« Pour les penseurs de la modernité (…), le désir de savoir qui mène le spectateur sur le rivage et l’incite à analyser les causes du désastre s’explique, tout comme la peur _ voilà ! _ par un rapport inquiet au futur.

« C’est l’inquiétude des temps à venir » qui « conduit les hommes à s’interroger sur les causes des choses » _ énonce Hobbes dans Léviathan, au chapitre XI. La curiosité n’est une passion aussi vivace _ c’est aussi une affaire de degrés _ que parce que les êtres humains se trouvent dans l’ignorance de l’avenir, et cherchent par tous les moyens à remédier _ = prendre des mesures préventives tout autant efficientes qu’efficaces (soit prévoir & pourvoir ! pragmatiquement ! _ à leurs craintes«  _ on pourrait citer aussi, ici, le très significatif chapitre XXV du Prince de Machiavel ; avec la double métaphore de la crue catastrophique (faute, aux hommes, d’avoir ni rien prévu, ni rien pourvu !) du fleuve et des « digues et chaussées«  (à concevoir & réaliser) qui, si elles n’empêchent pas la-dite crue d’advenir et se produire, évitent du moins ses effets ravageurs catastrophiques sur les hommes et leurs biens institués ou construits : en les « sauvant«  de la destruction. A cet égard, la « précaution«  (active et efficiente) est plus « moderne«  que la simple « fuite«  (passive) à laquelle recouraient les Anciens…

 

C’est alors que Michaël Foessel compare (et confronte) les peurs contemporaines aux peurs modernes ; et la place changeante qu’y prend, tout particulièrement, en chacune, le remède politique de l’État ; ainsi que ce qu’il qualifie, page 131, de « l’histoire de la rationalisation _ calculante _ de la peur« …

Avec la modernité de Hobbes, « au moment où elle devient raisonnable, la peur acquiert le statut de passion politique _ quand se construisent les États-Nations de la modernité. La banalité sécuritaire se fonde _ alors _ sur cette équivalence entre une peur _ citoyenne _ qui cherche à se dépasser dans la tranquillité _ d’une part _ et _ d’autre part _ un État qui répond _ voilà ! _ à cette exigence par les moyens de la souveraineté » _ voilà !

« Mais qu’en est-il de cette équivalence aujourd’hui ?«  _ en cette première décennie de notre XXIème siècle, page 132.

Les dix-sept pages qui suivent vont y répondre :

et selon « l’hypothèse«  d’« une dépolitisation de la peur » _ dans le cadre oxymorique (à déchiffrer !) des « États libéraux-autoritaires« _ ; c’est elle « qui explique pour une part _ au moins _ les évolutions sécuritaires auxquelles nous assistons« … 

Michaël Foessel alors résume les trois apports du modèle moderne (hobbesien) _ soient :

« passion du calcul rationnel,

rappel à la finitude,

affect qui ne peut se dépasser que dans l’institution :

voilà les trois principales caractéristiques qui font de la peur un sentiment politique à l’intérieur de l’anthropologie classique«  _, afin d’y confronter ce qui se passe à notre époque :

« ce modèle est-il encore le nôtre ?« , demande-t-il, page 136. 

« Il semble que les peurs actuelles empruntent surtout au premier élément : la vigilance prônée dans les sociétés néolibérales est un appel constant à évaluer les risques _ voilà ! _ pour les intégrer à un calcul _ de plus en plus strictement utilitaire _ en termes de coûts et de bénéfices«  _ faisant devenir chacun et tous et en permanence des comptables de leur existence (réduite à cela) !!!

« Il est déjà moins sûr que la peur fonctionne encore comme un correctif à la démesure _ ah ! ah ! la cupidité du profit, de l’appât du gain (d’argent) n’ayant guère, déjà et en effet, de « mesure«  Les mesures sécuritaires _ en effet _ s’inscrivent dans un projet qui est celui de la maîtrise aboutie _ voilà ! _ du monde _ dont les hommes, s’agitant sans cesse _, comme si des technologies électroniques devaient tendanciellement se substituer aux évaluations humaines _ subjectives : par l’exercice personnel du juger… _ de la menace.« 

Et Michaël Foessel de commenter excellemment : « Ainsi qu’on le voit avec la biométrie, le rêve _ un terme qui doit toujours nous alerter ! _ sécuritaire est un rêve d’abolition de la contingence _ voilà l’horreur : le « rêve«  d’une vie enfin sans « jeu«  ! sans la marge d’incertitude d’une « création » éventuelle (= indéterminée, forcément) de notre part ; ce que Kant nomme aussi « liberté » du « génie«  ; ou qui, aussi et encore, est la poiesis _ dans lequel les identités individuelles sont réduites _ voilà ; et drastiquement : telle une implacable peau de chagrin… _ à des paramètres constants et infalsifiables _ une réification (= choséification) de l’homme ! La crainte (…) est _ alors _ plutôt le titre d’un nouveau fantasme de perfection : celui d’un monde régulé _ tel un lit de Procuste ! on y coupe ce qui dépasse _ par des informations dont il n’est plus permis de douter puisqu’elles ont été avalisées par la science _ et ses experts patentés ! en fait l’illusion mensongère (et ici servile et stipendiée !) du scientisme… La peur n’est rationnelle que si elle fait parvenir ceux qui l’éprouvent à un plus haut degré de perception _ pré-formatée _ du réel _ pré-sélectionné et bureaucratiquement breveté, ainsi, par quelques officines monopolistiques !

Mais les peurs actuelles peuvent plutôt être interprétées comme des angoisses _ sans contour ni objets identifiables : re-voilà ce concept crucial _ face au réel _ méconnu, lui, en sa diversité et spécificité qualitative : hors numérisation et comptabilité ! _ et à ce qu’il comporte de hasards _ bel et bien objectifs ! lire ici Augustin Cournot ; ou Marcel Conche : l’excellent L’Aléatoire (paru aux PUF en 1999)… _ et d’incertitudes » _ ludiques et glorieuses… Aux pages 136-137…

« Mais c’est surtout sur le dernier point, celui qui associe la peur et l’institution de la souveraineté, qu’il nous faut admettre ne plus vivre dans un monde hobbesien.« 

Car « la peur qu’éprouvent les sujets à l’égard des institutions est différente de la crainte raisonnable éprouvée face au Souverain«  _ énoncée et décrite dans Léviathan. « Dans un monde globalisé, les craintes _ désormais _ sont transnationales : c’est pourquoi les frontières classiques ne sont plus perçues _ par les individus _ comme des protections suffisantes« 

Et « des peurs contemporaines, on peut dire qu’elles sont « socialisées » en ce sens qu’elles renvoient à des attitudes _ larges et floues : voilà _ plus qu’à des actes illégaux _ spécifiés. Les citoyens ne sont donc pas seulement tenus de craindre les appareils étatiques de contrainte, ils doivent d’abord être vigilants face à _ tout _ ce qui, dans leur environnement immédiat _ infiniment ouvert et mobile _, les met _ subjectivement _ en danger« , pages 137-138.


Avec ce résultat que « le bénéfice de la peur politique, qui est de permettre aux individus de s’abandonner à _ la douceur presque insensible d’ _ une certaine confiance mutuelle _ oui : cette « civilité«  (« pacifique ») était l’objectif politique escompté, au final, du modèle d’État hobbesien _, est alors perdu au bénéfice d’une défiance _ rogue et perpétuellement malheureuse ; plus qu’intranquille : perpétuellement sur le bord de verser dans l’humeur querelleuse et agressive _ généralisée« , page 139. 

Avec aussi ce résultat, terrible : « les peurs d’aujourd’hui isolent _ voilà _ les individus parce qu’elles ne désignent pas un « autre » comme danger, mais se défient _ et fondamentalementdu réel social même _ en son entièreté. Les murs contemporains _ ceux qu’analyse Wendy Brown en son très remarquable Les Murs de la séparation et le déclin de la souveraineté étatique _ montrent _ cruellement, en leur réalisme ! _ que la peur n’est plus à l’origine d’un désir communautaire _ celui de « faire monde« , ou « société«  _, mais qu’elle est une invitation à faire sécession _ voilà ! en une « forteresse assiégée«  isolée du reste par ses barbacanes, fossés et douves… _ d’un monde jugé globalement pathogène«  _ (= toxique) : page 139…

Par là, « le modèle de l’aversion _ et de la fuite : mais jusqu’où ?.. _ semble plus adéquat _ en notre aujourd’hui d’« apeurement«  généralisé… _ que celui de la peur classique pour aborder les refus du présent« , en déduit Michaël Foessel, page 142.

Avec cette conséquence éminemment pratique que « confronté à un marché et à des risques qui ne connaissent plus de frontières, les souverainetés étatiques blessées _ et qui demeurent encore _ ne peuvent répondre autrement que sur un mode _ c’est à bien relever ! _ à la fois métaphorique _ ou magique ! d’où les palinodies d’incantations… _ et réactif au désir de monde clos qui anime la peur _ = l’angoisse, en fait… A force de discours _ et pas seulement ceux des communiquants et publicitaires, et autres propagandistes stipendiés _ qui affirment que le danger est partout puisqu’il est le monde lui-même _ voilà ! _, la peur a perdu _ et c’est un comble ! _ sa vertu de circonspection. N’étant plus en mesure de distinguer _ ni évaluer, ou mesurer, non plus ! _ le menaçant de l’inoffensif, elle tend à envisager _ fantasmatiquement _ toute chose _ à l’infini, continument ! _ comme un danger en puissance« , page 143. « Les peurs contemporaines ne font plus monde«  _ par là même : en un « esseulement«  (anti-social) proprement affolant…


Et « l’angoisse advient dans l’effondrement de ces significations _ qui furent jadis familières _ lorsque plus rien ne répond à nos attentes _ devenues seulement mécaniques et réflexes _ ou ne s’inscrit dans un horizon maîtrisé _ mécaniquement, aussi _ par nos actes«  _ selon quelque chose dont Kafka semble avoir, avec beaucoup, beaucoup d’humour, lui, exprimé très lucidement quelque chose…

D’où « les discours de la catastrophe » contemporains… Et « dans les politiques de la catastrophe _ qui se déploient si complaisamment _, il n’y a plus de différence de nature entre un monde qui menace de disparaître à cause de l’insouciance des hommes et une vie qui déraille » _ carrément ; page 146.

Certes « une catastrophe possède des remèdes, mais ceux-ci _ massifs, forcément… _ empruntent toutes leurs procédures à la science _ calculante, ainsi qu’à la techno-science (son compère), à partir de probabilités envisageables selon des moyennes… _ et aux mesures préventives _ techniques, mécaniques et automatisées _ qu’elle permet d’anticiper.

Sciences du climat, mais aussi du comportement, du crime, de la gestion des risques sanitaires et de la conduite _ envisageable, grosso modo, statistiquement… : le raisonnement se fait sur des ensembles, des masses, des foules ; et pas sur des singularités : non ciblables… _ des hommes _ coucou ! les revoilà ! _ : autant d’édifices théoriques qui figent l’avenir _ on en frémit ! tels des papillons promis (et condamnés) au filet, au formol et à l’épingle qui les immobilise pour l’éternité ! _ dans les prédictions _ ou prévisions ? imparables ?.. _ qui en sont faites.


Il faut _ très concrètement _ que la catastrophe _ massive !!! donc… _ soit un horizon _ incitatif suffisant ! pour les individus comme pour les gouvernants, par l’incommensurabilité de son caractère épouvantable ! sinon, on demeure insouciant ; et imprévoyant ! anesthésié qu’on est par le désir de confort et de routine ordinaire… _ pour que le monde et les vies deviennent prévisibles _ ceux qui contrôlent et calculent en étant à ce compte-là seulement, rassurés ! On ne maintient pas _ voilà ! _ les citoyens et les gouvernants dans la prévoyance active pour les lendemains si ceux-ci ne sont pas menacés _ rien moins que _ du pire. En sorte que les discours de la catastrophe ont tout de la prophétie autoréalisatrice : ils suscitent les peurs angoissées auxquelles ils proposent _ bien fort _ d’apporter une solution« , page 146.


Et « cette circularité _ voilà : auto-alimentatrice du système _ entre la peur angoissée _ sans objet nettement déterminé _ et la vigilance productive qu’elle induit _ voilà _ ne se limite nullement aux rapports entre les individus et les États. On n’expliquerait pas, sinon, qu’elle ait pu investir les vies jusque dans leur intimité _ mais oui ! _, réduisant toujours les espaces de quiétude. La peur incertaine _ angoissée, kafkaïenne… _ s’est transformée en élément _ productif _ de mobilisation permanente _ d’où la polysémie du titre de l’ouvrage : « État de vigilance«  : dont le sens, aussi, d’un état perpétué en permanence d’attention inquiète, voire stressée, des individus ; en plus de l’« État libéral-autoritaire« , adjuvant (et complice : bras séculier !) de l’économie néolibérale… _ dans un système global, que faute de mieux, nous appelons « néolibéralisme » _ voilà !

La vigilance ne serait jamais devenue un _ tel _ ethos majoritaire _ et continuant de se répandre _ si les trois dernières décennies _ après la fin des « trois glorieuses«  et la première grande crise du pétrole, en 1974… _ n’avaient pas été celles de l’introduction des horaires flexibles _ la flexibilité tuant la plasticité ; cf les excellents ouvrages là-dessus de Catherine Malabou… _, de l’affaiblissement des garanties liées au contrat de travail ; et de la sous-traitance à des entrepreneurs indépendants et socialement fragilisés«  _ en effet ! voilà des procédures empiriques diablement efficaces sur le terrain pour créer, multiplier et entretenir l’anxiété…


Et « le « management par la terreur » _ oui ! _ fait système _ lui aussi : par le haut ! _ avec ce réel angoissé _ oui ! _ où le fait de se sentir nulle part « chez soi » _ une barbarie ! _ est considéré _ managérialement ! Michaël Foessel cite ici une déclaration en ce sens de Andrew Grove, ancien PDG d’Intel : « la peur de la compétition, la peur de la faillite, la peur de se tromper et la peur de perdre sont des facteurs de motivation efficaces«  _ comme une vertu cardinale« , page 147 _ au bénéfice d’une nomenklatura, qui, elle, de fait, sait fort bien s’en exempter : cf les « retraites automatiques« , « parachutes dorés«  et « autres primes extravagantes« , précise Michaël Foessel, pages 147-148…

Le résultat étant que « dans les sociétés libérales, la majorité des individus est _ et de plus en plus : à moins qu’on ne s’emploie à y mettre fin !.. à inverser le processus ! _ soumise à une variabilité permanente _ dite « flexibilité«  : le contraire de la « plasticité«  artiste ; et des démarches souples et ouvertes à l’accident de l’imprévisibilité du « génie«  _ des formes de vie _ Michaël Foessel reprend ici l’expression de Paolo Virno ; cf aussi son Opportunisme, cynisme et peur _ ambivalence du désenchantement_ qui favorise l’apparition des craintes angoissées« , page 148. « Étrange procédure que celle dont on attend _ les néolibéraux ! du moins… _ qu’elle produise de la stabilité psychologique et sociale _ systémiques : une induration de l’habitus… _ par l’exacerbation des inquiétudes » _ des individus (pire que stressés)…

Et Michaël Foessel de conclure son chapitre « Cosmopolitique de la peur ? » :

« Dans tous les cas, il nous faut renoncer à nos espoirs _ sic ! _ dans une cosmopolitique de la peur _ pour reprendre le concept kantien… : soit la perspective d’un tel affect qui « ferait monde«  ! pour la collectivité des humains que nous sommes… Le cosmopolitisme n’est possible que là où _ décidément _ il y a des institutions et là où il y a un monde _ se faisant par nos coopérations effectives et lucidement confiantes (de vraies personnes sujets, et non réduites au statut d’objets) :

on aura depuis longtemps compris combien j’applaudis à ce « diagnostic«  de Michaël Foessel _ pour reprendre le titre (au pluriel : « diagnostics« ) de cette « collection » du « Bord de l’eau« , que dirigent Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc !


Or, les peurs angoissées sont solitaires et acosmiques
_ hélas ! _ : elles n’ont pas d’autre horizon que celui de la catastrophe » _ et font mourir les individus (isolés, s’isolant les uns des autres, désocialisés ; et sans œuvres !) de mille morts avant la mort biologique définitive… Ce ne sont pas là des vies vraiment « humaines » ! mais « inhumaines » ! barbares !

« Mais _ et ce sont les mots de Michaël Foessel en sa conclusion, page 155 _, entre l’audace _ téméraire _ de l’aventurier et la prudence _ calculante, comptable _ de l’entrepreneur _ ainsi, aussi, que la lâcheté (veule) devant la peur ; ou la soumission (maladive) à l’angoisse _, il y a le courage de l’action qui se mesure _ sans opération de calcul comptable, cette fois ! et joyeusement ! _ à l’imprévisibilité _ ludique _ du monde. Cette vertu collective _ et pas seulement personnelle et individuelle, par là ; mais civique (et civilisatrice !) _ est nécessaire pour que nos désirs politiques _ authentiquement démocratiques : à rebours des populismes démagogiques (bonimenteurs) menteurs ! _ osent à nouveau se dire dans un autre langage que celui _ apeuré et apeurant, avare et mesquin, aveuglément cupide ! _ de la sécurité _ soit le langage de la liberté créatrice d’œuvres authentiquement (= qualitativement !) « humaines« 

Un défi exaltant…

Existent d’autres régimes d’attention _ ou « vigilance« , avec d’autres rythmes… _que cette mesquinerie réductrice utilitariste néolibérale « coincée » ! D’autres désirs que de sur-vivre (soi, tout seul) biologiquement, et à tout prix ! Ou seulement s’enrichir _ gagner plus ! _ !.. Quelle pauvreté d’âme ! Quelle bassesse ! Quelle porcherie que cette cupidité exclusive !

Une attention un peu plus généreuse (et ludique _ jouer…) à l’altérité amicale (ou l’altérité amoureuse _ il y a aussi l’altérité des œuvres) ; et non inamicale _ Michaël Foessel cite aussi à très bon escient Carl Schmitt, et cela à plusieurs reprises _ ou concurrentielle !

Quelles terribles restrictions (et appauvrissements _ qualitatifs ! _) de l’humanité voyons-nous se déployer sous nos yeux avec cette économie politique néolibérale conquérante, exclusive, totalitaire ! en plus du ridicule infantile de son exhibitionnisme bling-bling !..

C’est cette anthropologie joyeuse-là qu’il vaudrait mieux, ensemble, en une démocratie ouverte, réaliser, joyeusement, souplement, et les uns avec _ et pas contre _ les autres…

Aider à advenir et s’épanouir une humanité mieux « humaine » !..

Titus Curiosus, ce 22 avril 2010

Post-scriptum :

Avec un cran supplémentaire de recul,

je dirai que la pertinence de l’analyse de l’état contemporain de l’État

(ainsi que du Droit : ici la réflexion de Michaël Foessel s’inscrit dans la démarche d’analyse lucidement riche d’un Antoine Garapon, comme dans celle de Mireille Delmas-Marty)

me paraît tout particulièrement redevable à la démarche de Michel Foucault _ en ses leçons au Collège de France, tout spécialement : leçons dont la lucidité fut sans doute en quelque sorte « accélérée«  par le sentiment de l’urgence de ce qui lui restait de temps, terriblement « compté« , à « vivre«  ! _ quant à l’historicité et des réalités et des concepts _ ensemble : ils font couple ! _ afin de les penser et comprendre :

à l’exemple _ encourageant ! _ de ce qu’une Wendy Brown retire de la méthode foucaldienne.

Soit un refus de la « substantialisation«  _ le terme est employé au moins à deux reprises dans le livre _ des concepts, de même qu’une critique reculée des « thèmes«  _ ce terme aussi revient à plusieurs reprises : les deux font partie de l’épistémologie critique foesselienne, en quelque sorte… La compréhension du réel, en son historicité même, requiert donc une telle mise en perspective à la fois cultivée et critique. 

C’est ainsi que la philosophie de l’État, ainsi que l’anthropologie _ classiques, toutes deux, en philosophie politique _ d’un Thomas Hobbes, doivent être relues et corrigées afin de comprendre ce qui change, ce qui mue, ce qui devient autre et se transforme à travers l’usage (faussement similaire) des mots, des expressions, des concepts, même, pour « suivre » et saisir vraiment ce qui « devient » (et mue) dans l’Histoire :

ici, en l’occurrence, comprendre « l’État libéral-autoritaire » et les « peurs angoissées » contemporains.

Comment la peur est « utilisée » autrement aujourd’hui qu’hier par un État _ avec ses appendices idéologiques _ qui, lui non plus, n’est plus le même ; et selon des affects qui eux-mêmes ont « bougé« . Et qu’il importe absolument de comprendre, en ce « bougé » même, pour mieux saisir le sens de ce qui advient maintenant ; et mieux agir au service d’un « humain » qui lui-même change (et se trouve « malmené » !)…

Ce qui _ nous _ impose _ aussi _ d’autres modalités d’action, notamment politiques, au service des valeurs d’épanouissement des humains : au lieu d’une « guerre _ même sous d’autres formes _ de chacun contre tous« .

Voilà comment Michaël Foessel, en son travail d’analyse philosophique, en ses livres publiés, comme en son travail d’articles dans la revue Esprit, au courant des mois et des années, nous offre un travail au service de l’épanouissement de l’humain…

Et d’un « faire monde » courageux : les deux étant liés…

Grand merci à ces contributions !!! Elles sont importantes !

C’est aussi une mission _ d’une certaine importance ! en effet… _ du philosophe _ faisant ce que sa démarche (d’intelligence comme d’action : en intense corrélation…) lui permet d’effectivement faire _ que de s’inscrire, avec son effort d’intelligence critique du réel, dans une démarche d’aide à la lucidité de la cité _ et des citoyens : tant qu’il en demeure, du moins ; mais le pire (ou la « catastrophe« ) n’est pas toujours le plus sûr, heureusement, peut-être !..

Penser le post-néolibéralisme : prolégomènes socio-économico-politiques, par Christian Laval

18avr

Mercredi dernier, 14 avril 2010, Christian Laval était l’hôte de la Société de Philosophie de Bordeaux et de la librairie Mollat, dans les salons Albert-Mollat, copieusement remplis _ et avec une très remarquable qualité d’attention de la part de l’assistance _, pour la cinquième et dernière conférence de la saison 2009-2010 de notre Société.

Le « sujet«  _ déterminé en accord avec Barbara Stiegler, en charge de la présidence _ en était « Néolibéralisme et économie de la connaissance«  : le podcast de cette conférence, particulièrement clair, alerte et passionnant, dure 60 minutes…

C’est la lecture de La Nouvelle raison du monde _ essai sur la société libérale de Pierre Dardot et Christian Laval, aux Éditions de La Découverte ;

ainsi que les applications de ses dispositifs, plus spécifiquement, aux sphères de l’enseignement et de la recherche _ soient les domaines (et institutions) de la constitution et de la diffusion de la connaissance _ ;

qui a (et ont) incité Barbara Stiegler à inviter Christian Laval à éclairer le public sur les enjeux culturels _ et civilisationnels ! _ de ce bouleversement majeur, d’ampleur considérable ! qui affecte et les rapports sociaux et la conception de la subjectivité même, selon les intuitions lumineuses de Michel Foucault, en ses dernières leçons au Collège de France :

Le Gouvernement de soi et des autres _ Cours au Collège de France. 1982-1983

Le courage de la vérité _ Le Gouvernement de soi et des autres Cours au Collège de France. 1984 (de février à mars) ;

Michel Foucault meurt le 25 juin 1984…

Voici, déjà _ farci de quelques précisions de mon cru _, la fort éclairante quatrième de couverture de La Nouvelle raison du monde _ essai sur la société libérale :

« Après la crise financière de 2007-2008, il est devenu banal de dénoncer l’absurdité _ ravageuse _ d’un marché omniscient, omnipotent et autorégulateur. Cet ouvrage montre cependant que, loin de relever d’une pure «folie», ce chaos procède d’une rationalité dont l’action est souterraine, diffuse et globale _ d’ampleur considérable et à l’échelle de la planète. Cette rationalité, qui est la raison _ la ligne de force (de fait), comme la justification (de droit revendiqué, au moins…) _ du capitalisme contemporain, est le néolibéralisme lui-même _ voilà.

Explorant sa genèse doctrinale _ dans l’histoire des idées de l’Occident depuis les XVIIème et XVIIIème siècles, en Angleterre et en Écosse, pour commencer… _ et les circonstances politiques et économiques de son déploiement _ depuis l’arrivée au pouvoir (politique) des équipes soutenant Margaret Thatcher et Ronald Reagan, tout d’abord _, les auteurs lèvent les nombreux malentendus qui l’entourent : le néolibéralisme n’est ni un retour au libéralisme classique _ celui développé à partir des thèses de John Locke et d’Adam Smith _ ni la restauration d’un capitalisme «pur» qui refermerait la longue parenthèse keynésienne.

Commettre ce contresens, c’est ne pas comprendre _ bien dangereusement… _ ce qu’il y a précisément de nouveau _ voilà ; et de probablement irréversible, du fait de son ampleur et de sa vitesse de mise en œuvre : considérables _ dans le néolibéralisme _ qu’il faut donc, et urgemment, correctement penser : si l’on veut le contrer !..

Son originalité _ voilà ! _ tient plutôt d’un retournement que d’un retour : «Loin de voir dans le marché une donnée naturelle _ idéologiquement _ qui limiterait l’action de l’État, il se fixe pour objectif _ on ne peut plus pragmatique _ de construire le marché _ voilà ! sur ces questions (de naturel et artificiel), on se rapportera avec profit à l’ouvrage essentiel de Clément Rosset L’Anti-nature_ et de faire de l’entreprise le modèle _ structurel _ du gouvernement des sujets» _ comme l’a révélé l’intuition lumineuse de Michel Foucault dès le début de la décennie 80… Par des voies multiples, le néolibéralisme s’est imposé _ de fait, tout particulièrement en la première décennie du XXIème siècle ! _ comme la nouvelle raison du monde, qui fait de la concurrence _ voilà _ la norme universelle _ et exclusive ! _ des conduites ; et ne laisse intacte _ totalitairement, par là ! _ aucune sphère de l’existence humaine, individuelle ou collective _ voilà qui déborde considérablement du seul champ de l’économie !

Cette logique normative _ détruisant, tel Attila, tous ses obstacles _ érode jusqu’à la conception classique de la démocratie _ ce qui n’est tout de même pas rien ; particulièrement en France… Elle introduit des formes inédites d’assujettissement _ des personnes : voilà ! _ qui constituent, pour ceux qui la contestent, un défi politique et intellectuel inédit _ tant théorique, à penser, que pratique, à combattre et surmonter, donc…

Seule l’intelligence _ à construire _ de cette rationalité _ à démonter en sa mécanique (tant destructive que constructive) _ permettra de lui opposer _ avec quelques chances de succès _ une véritable résistance et d’ouvrir un autre avenir » _ civilisationnel, lui : là-dessus, se reporter au plus que jamais d’actualité L’Institution imaginaire de la société, de l’excellent Cornelius Castoriadis…

Ce que personnellement je retire de la conférence de Christian Laval mercredi soir dernier,

c’est l’urgence _ tant pratique que théorique _ d’une anthropologie faisant le point _ up to date _ sur ce qui est là détruit, par ce néo-libéralisme ; et sur ce qu’il faut aider et à préserver et à développer, a contrario de la misérable _ davantage encore que pauvre, réduite, simpliste : paresseuse ! et dépourvue d’imagination qualitative ! _ « employabilité« , en les hommes…

Un des paradoxes de la situation présente _ avec l’extension rapide et difficilement résistible, par sa massivité, de ce néo-libéralisme _

étant l’hostilité des inspirateurs de ce néo-libéralisme, Hayek et von Mises, à la logique de la planification ! ainsi que leur éloge de l’ignorance (de tout ce qui peut être jugé inutile) !…

D’où l’expression de « prolégomènes«  du titre de cet article.

Par là,

faire le point sur les racines du pragmatisme utilitariste :

chez un Jeremy Bentham, pour commencer ; mais aussi chez un Friedrich Hayek et un Ludwig von Mises ; et un Théodore Schultz et un Gary Baker ;

afin d’éclairer ses actuelles applications à l’échelle _ cruciale pour nous, Français, notamment, parmi les autres membres de l’Union européenne _ des directives européennes ;

ou dans un rapport _ « d’orientation sur l’université et la culture«  _ de Jean-Pierre Jouyet et Maurice Lévy à destination de Nicolas Sarkozy _ en 2008 ; mais ne pas oublier non plus que Jean-Pierre Jouyet faisait partie des « conseillers«  de Ségolène Royal en 2006-2007… _,

est plus qu’utile : nécessaire !

Au nom du réalisme de l’efficacité, de la raison de la rentabilité économique (= maximiser les gains en diminuant le plus possible les coûts

_ mais « coût«  pour qui ? qui tire, ici, les marrons du feu ? et qui brûle (= est brûlé) ? et est passé par « profits et pertes« , en ce drolatique jeu de bonneteau ?.. quid d’une expression telle que « ressources humaines«  ?.. hommes-moyens, mais pour quelles fins, donc ?.. et de qui ?.. _ ),

c’est à la fois l’ensemble des relations (de convivialité, d’affection, de reconnaissance : au-delà des critères de l’intérêt !!!) de chacun aux autres _ cf ici mon article du 11 novembre 2008 « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie » à propos du judicieux travail de Michaël Foessel La Privation de l’intime ! _ ;

sans compter, aussi, la solidarité, la fraternité, la générosité, l’amitié ou l’amour vrais!

ainsi que le statut de l’identité même _ terriblement appauvri ! survivre, consommer, s’enrichir, individuellement (et égoïstement)… : sans désirs vrais, ni sentiments ! _ de la personne

qui se voit attaqué, réduit, détruit !

Et pour quels misérables _ bling-bling (selon un misérable standing)… _ « profits » ?..

Il y a là matière à résister, en faveur d’un sujet « humain » vraiment actif et créateur de perspectives ouvertes et généreuses de vraie vie !..

Jeudi 15 avril dernier _ le lendemain même de la conférence de Christian Laval _,

en une double page de Libération, dans la rubrique « Économie » (pages 14-15),

un significatif article générique _ signé Catherine Maussion _, intitulé « Internet en toile de fonds« , et sous-titré « Les jeunes grands patrons français du web se réunissent (et s’affrontent) pour investir dans les start-up«  ;

accompagné de trois portraits de fondateurs de « fonds » :

Pierre Kosciusko-Morizet (un des 3 patrons du fonds Isai Developpement _ et patron de Price-Minister) : « Le credo du coach« ,

Marc Simoncini (fondateur-patron du fonds Jaina Capital _ et créateur de Meetic) : « Le concret avant tout« ,

& Xavier Niel (fondateur-patron du fonds Kima Ventures _ et patron de Free) : « La mise à tout va« .


La fonction de ces fonds :

aider _ financièrement (et de leurs conseils avisés) _ à « faire émerger des géants européens » d’Internet.

« Avec la crise, les fonds sont devenus beaucoup plus frileux ; il y a un trou dans la chaîne de financement« , confie Simoncini.

« Ces nouveaux investisseurs de la Toile joueraient donc sur la prise de risques assumée. « Ce qui manque en France _ ajoute Marie-Christine Levet (Jaina) _, c’est l’argent pour l’amorçage« … « Nous, on en a bavé, il faut aider les jeunes« .

« De là à en faire des philanthropes du Net ? Les fonds ne veulent pas du virtuel. Mais du retour. Isai veut rendre deux à trois fois leur mise aux investisseurs au bout de huit ans. « L’idée, c’est d’accompagner les boîtes, puis les revendre », dit-on à Jaina Capital _ avec plus-value ; mais cela va sans dire… Avant de recommencer ailleurs«  :

telle est la conclusion de la présentation de Catherine Maussion, page 14 de Libération.

Et Xavier Niel, in « La mise à tout va« , interrogé et présenté par Catherine Maussion :

« Niel guette des « projets simples » qu’il prend au sortir du nid et dans lesquels il mettra « des petits tickets », entre 5 000 et 150 000 Euros. A un rythme affolant : un investissement par semaine pour faire germer _ voilà _ une centaine de petits business. Niel se défend d’être« dans la recherche du profit immédiat ». La preuve : « On fait dix trucs bancals et on est content à la fin quand il y en a un qui marche ». Sur45 à 50 dossiers « faits » avant Kima Ventures, il recense 15 à 20 sociétés qui « bougent encore » ; 15 à 20 qui ont sombré ; 15 à 20 qui continuent doucement leur chemin. « Je ne suis pas sûr d’avoir gagné de l’argent » _ c’est de l’ordre du jeu… Sauf avec Deezer _ toutefois. « Un carton », souffle-t-il. Un retour sur investissement multiplié » par 40 ou 50″… »… Bingo !

Voilà l’illustration même de la logique _ ludico-financière : à vide !.. _ d' »innovation » du néo-libéralisme : en matière de recherche _ et création d’entreprises, ici.

En matière d’enseignement, la norme est celle de la « compétence« , mise en valeur strictement comme « employabilité«  _ pression des coûts et de la rentabilité « obligeant«  !

Et en ce qui concerne « la valeur économique«  des services et des produits, « la valeur d’usage n’est que le support de la valeur d’échange« , a dit en son exposé Christian Laval.

Quel sens y a-t-il à réduire tant d’existences humaines,

et même tant de compétences possibles _ combien de Mozart seront ainsi assassinés ? mais en anglais, « marketable skill«  désigne plus crûment un « savoir-faire négociable sur le marché«  : une « employabilité«  _,

à de si mesquins et avares calculs ?..

Qui en « profite » ? Au secours !!!

André Malraux rapporte ce mot _ bien intéressant _ de Staline à De Gaulle : « A la fin, c’est la mort qui gagne«  ; il suffirait, ainsi, de sur-vivre un peu plus longtemps que ses victimes. Soit la logique du crime des mafieux…

Ou encore : « Après nous le déluge !« … Sans responsabilité ; à l’heure de « Crime et châtiment« …

Une autre conception du vivre, du faire _ voire créer _ et du vivre-ensemble, plus fraternelle _ car les dégâts sociaux de la concurrence généralisée sont terribles ! _, doit être pensée et proposée, face à cette dévastation vide qui se répand…

Penser (et construire) le post-néolibéralisme : voilà la tâche…

A condition que les politiques alternatives (socio-démocrates, par exemple…) ne « se rendent » pas, comme elles l’ont fait depuis bientôt trente ans, à cette logique « réaliste« 

_ « There is no alternative » : les autres font ainsi… Un des grands maux de notre pauvre Europe… _

de la « modernité » marchandisée…

Un Jean-Pierre Jouyet est passé directement de l’équipe de Ségolène Royal en 2006-2007, au gouvernement nommé par Nicolas Sarkozy ;

c’est Lionel Jospin qui a mis en place la loi (de gouvernementabilité) Lolf _ loi organique relative aux lois de finances _ en France, le premier août 2001 ;

et que dire des Tony Blair et Gerhard Schröder ?.. _ et de leurs pantouflages au sortir du gouvernement ?..

Il y a du pain sur la planche… Au travail !

Pour se donner un supplément de « cœur à l’ouvrage« ,

on peut reprendre la devise (à panache) de Charles le Téméraire (1433-1477),

reprise déjà par Guillaume Ier d’Orange-Nassau (1533-1584 ; dont Turenne _ 1611-1675 _ est un des petits-fils) :

« Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer« … 

Titus Curiosus, ce 18 avril 2010 

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