Emérger enfin du choix d’Achille !..
Sur « Zone » de Mathias Énard (aux Éditions Actes-Sud, ce 20 août 2008), immense livre d’un immense écrivain.
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Un livre de très grand souffle _ à la Walt Whitman, si l’on veut (dont, au passage, vient de paraître une nouvelle traduction du chef d’oeuvre « Feuilles d’herbe« , par Éric Athenot, aux Editions José Corti) _ ;
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très grand souffle
qui n’est guère courant dans la tradition littéraire française,
sauf Agrippa d’Aubigné _ « Les Tragiques » _ et (tout) Victor Hugo ;
ainsi que _ des deux auteurs de prédilection du personnage de la belle et méthodique Stéphanie dans ce « Zone« , Proust et Céline _ la « Recherche« et le « Voyage« …
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Quel souffle, en effet, dans ce voyage
_ ferroviaire, entre les gares Centrale et Termini de Milan et de Rome, un « 8 décembre »
(2004 : il faut le « calculer » : « il y a tout juste un an le jeudi 11 décembre Mohammad el-Khatib se faisait exploser à cinq heures du matin à l’angle de la place Mazzini à quelques mètres de la synagogue, une des plus belles d’Italie » _ à Modène, page 200 ; « son suicide n’empêcha pas Luciano Pavarotti de se marier le surlendemain au Teatro di Modena (le théâtre est l’église des artistes, dira-t-il) à quelques centaines de mètres de là » _ est-il aussi précisé, page 202)
en 519 pages d’un unique formidable mouvement (de la pensée) _
du narrateur Francis Servain Mirković, alias Yvan Deroy (et quelques autres identités de rechange : « Pierre Martin« , « Bertrand Dupuis » _ page 211…), pour tenter de sortir d’une « Roue de l’Histoire«
_ ou, encore, une « étrange roue du Destin
où les dieux donnent et reprennent ce qu’ils ont donné » (page 109) _,
au milieu « de chemins qui se recroisent dans la grande fractale marine où (le narrateur) patauge sans le savoir _ d’abord _ depuis des lustres, depuis (ses) ancêtres (ses) aïeux (ses) parents (lui : « moi« , dit-il forcément !) (ses) morts et (sa) culpabilité » (pages 76-77)…
Car il s’agit ici ni plus ni moins que de tenter d’échapper à « une pyramide de pères haute comme l’échelle de saint Jean Climaque, imbriqués
_ les pères, en tant, déjà, que fils _
les uns dans les autres riant comme des démons de voir leurs fils ployer sous eux« (page 479)…
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Ainsi que (à la même page, vingt lignes plus haut) : « ne pas faire le choix d’Achille le stérile mais celui d’Hector » : « il y aura un Astyanax quelque part qui me ressemblera, qui
_ tel Énée, son père Anchise dans l' »Enéide » de Virgile _
portera son père sur ses épaules
comme moi je porte le mien, hors de la ville en flammes,
je me suis vu avec mon père sur le dos, et lui le sien »
_ d’où la figure de la « pyramide« qui s’ensuit alors ;
remontant rien moins que jusqu’à « la guerre du feu » (page 32) : « la nuit des temps« , « l’homme préhistorique » (page 81)…
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Ce père « silencieux »,
porté en terre « à onze heures du matin précises au cimetière d’Ivry, un jour de printemps ni gris ni bleu » (page 170), et pour lequel le narrateur ne parvient « qu’à ânonner un Notre Père poussif, la sueur au front en guise de larmes _ qui se trouve dans ce sarcophage, qui est-il
_ s’interroge page 172 le fils _,
est-ce l’appelé d’Algérie, l’ingénieur catholique, le mari de ma mère, l’amoureux des jeux de patience _ et des trains électriques _, le fils du serrurier forgeron de Gardanne près de Marseille, le père de ma soeur,
est-ce le même » s’interroge (page 172) « aux abords de Reggio » le narrateur, en ce train qui file dans la nuit vers Roma-Termini…
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Ce père qui avait été aussi
« aide interrogateur dans une villa d’Alger, l’ingénieur chrétien spécialiste de la baignoire, de la barre d’acier et de l’électricité,
il n’en a jamais parlé, bien sûr, jamais,
mais il savait quand il me regardait, il avait vu, repéré en moi des symptômes qu’il connaissait, les stigmates, les brûlures qui apparaissent sur les mains des tortionnaires« ,
se souvient de l’enterrement de son père, au cimetière d’Ivry _ à « la section 43« , « de l’autre côté de la rue, dans le petit cimetière » (précision de la page 170) _ ;
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se souvient de l’enterrement de son père, donc,
le narrateur, « aux abords de Reggio belle et bourgeoise » (page 173).
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Car, « tous ces cercles dessinés sur un bouclier doré
_ tel que celui d’Achille, ainsi que le narre Homère dans « l’Iliade » _,
ce sont les mères qui fourbissent les armes,
Thétis l’aimante console Achille son enfant en lui donnant les moyens de se venger,
une cuirasse une épée un bouclier aveuglant où le monde entier se reflète,
comme Marija Mirković
_ c’est là le nom de jeune fille de la mère du narrateur, née en 1939 _
m’a fourni la patrie l’histoire l’hérédité Maks Luburić et Millán Astray le faucon borgne
_ que Marija Mirković ou son fils Francis Servain ont pu croiser sur leur chemin, à Madrid et en personne, lors d’un concert de piano Bach-Scarlatti, le 14 avril 1951 (page 342) pour la première, le général espagnol, quand elle avait douze ans ; à Carcaixent, près de Valence et d’Alzira, plus récemment, pour les traces, seulement indirectement, du second, le croate (assassiné en avril 1969 _ page 263) _ ;
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ne pleure pas Achille, sèche tes larmes et va te venger,
réconcilie-toi avec l’Atride contrit _ Agamemnon _
et massacre Hector de ta furie,
vengeance, vengeance,
je sens la vengeance gronder dans ce train dévalant les collines«
_ du Latium,
nous approchons maintenant de Rome, au chapitre XXI du récit du narrateur, page 463…
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Ce souffle magnifique du roman de Mathias Énard, se déroule
_ à l’exception de trois chapitres de citation de récits d’un « petit bouquin libanais »
(l’expression se trouve page 60
_ qui font office de pause, pour s’absorber, narrateur comme lecteur, dans quelque lecture, et échapper, un peu et provisoirement, à ses pensées ; ou à ses fantômes, si fidèles…)
d’un auteur s’appelant « Rafaël Kahla« ,
« né au Liban en 1940, dit la quatrième de couverture » et qui « vit aujourd’hui entre Tanger et Beyrouth » ;
« Tanger gardienne de la lèvre inférieure de la Zone« … (page 369) :
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« je me demande si Rafaël Kahla me ressemble, pourquoi écrit-il ses histoires terrifiantes, a-t-il essayé d’étrangler sa femme comme Lowry, ou l’a-t-il assassinée comme Burroughs, incita-t-il à la haine et au meurtre comme Brasillach ou Pound, peut-être est-ce une victime comme Choukri le misérable, ou un homme trois fois vaincu comme Cervantès » (pages 445-446) _ ;
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ce souffle magnifique du roman de Mathias Énard, se déroule, donc,
du tenant (et élan) d’une phrase unique, sans un seul point pour l’interrompre et le couper, ce long et ample « souffle » du narrateur..
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Mais le rythme de ce qui s’y exprime est aux antipodes de la virtuosité artificielle, ou, a fortiori, « expérimentale » : c’est le rythme même de la pensée livrée à elle-même seule ;
et peuplée d’impressions et de souvenirs qui ne cessent, richement, d’affluer, et d’orienter ce qui se pense vers l’ailleurs (encore et seulement du réel)
_ notamment, mais pas seulement, la « zone » d’affectation de l’agent du service
(d’enquête de sécurité extérieure : « délégué de défense » ainsi que le spécifiait frileusement l’intitulé du concours administratif« , est-il indiqué page 124 ;
devenant « un expert, un spécialiste de la folie politico-religieuse qui est une pathologie de plus en plus répandue« , se dit le narrateur au passage de « Parme qui s’enfuit dans la nuit« , page 137) ;
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notamment, mais pas seulement, la « zone » d’affectation de l’agent du service du Boulevard Mortier à Paris ;
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vers l’ailleurs (du réel), donc,
et vers un passé (bien réel, lui aussi !) assez obsédant ;
pas réellement vraiment passé et _ proustiennement ! _ dépassé, en tout cas, pour le malheureux narrateur,
qui a manqué à plusieurs reprises _ dont une fois à Venise _ de bel et bien (physiquement) s’y noyer :
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« trop de choses il y a trop de choses tout est trop lourd même un train n’arrivera pas à amener ces souvenirs à Rome tant ils pèsent, ils pèsent plus que tous les bourreaux et les victimes dans la malette au-dessus de mon siège, cette collection de fantômes (…), il faudrait être saint Christophe pour porter tout cela » (page 355)…
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Et saint Christophe _ « géant de Chaldée » _ vient, « à l’aéroport de Fiumicino » (page 516) :
« Achille calmé«
peut enfin « traverser des fleuves au trois fois triple tour et d’autres Scamandres barrés de cadavres« (page 517)…
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L’adéquation entre la matière
(affronter les violences des guerres _ au-delà de l’ex-Yougoslavie, toutes celles de la « zone » de la Méditerranée et du Moyen-Orient qui donne son titre, délibéré, au livre ! _ d’aujourd’hui :
un brin plus loin que les ronds de nombril du tout-venant tristement auto-complaisant de bien de la production éditoriale française, par les temps qui courent…) ;
et ce souffle de l’écriture de Mathias Énard
est absolument magnifique.
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Un univers, qui est le nôtre aussi _ et en constante expansion _, se découvre et s’éclaire au fil des pages, en renouvelant constamment, pour notre plaisir, la joie d’une découverte en profondeur.
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Et quel incroyable sens de l’écriture
(et richesse prodigieuse de l’expérience,
poétiquement méditée, qui plus est, et c’est bien peu de le dire !)
pour un auteur d’à peine trente-six ans !
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Ainsi, à l’ouverture du (particulièrement magnifique) chapitre XIX autour de Trieste _ et de son contact là-bas « Rolf le Gentil » : « l’Austro-Italien (…) ni juif, ni slave, Rolf Cavriani von Eppan (…) cousin des Habsbourg-Lorraine et des princes de Thurn und Taxis inventeurs de la poste, né à Trieste pendant la guerre, un petit monsieur moustachu dernier descendant d’une famille ducale qui possédait autrefois la moitié de la Bohème et de la Galicie » (page 423) « ignore que je connais son dilemme, je sais que le Destin vengeur a voulu qu’il naisse duc d’Auschwitz, Rolf von Auschwitz und Zator, titre antique et princier remontant au XIe siècle, c’est son nom, le nom de ses ancêtres que les nazis ont terni, obligeant son blason à rester dans l’ombre à jamais, Rolf dont le fief est aujourd’hui lié à la plus grande usine de mort jamais construite porte plus qu’un autre le poids de l’histoire« …
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Et Francis Servain Mirković poursuit : « je me demande s’il faut rire ou pleurer de ses scrupules héraldiques et de sa mère aux amitiés troubles, le soleil s’est couché, je remonte lentement le front de mer, deux millions de morts _ à Auschwitz-Birkenau _ ne pèsent pas si lourds, en fait, des mots des chiffres du papier, les hommes sont de grands techniciens de la prise de notes, du raccourci » (page 435)…
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Et la remarque est d’expert : « Lebihan mon chef me félicitait sans cesse pour ma prose _ a-t-on, appris page 134 _, on s’y croirait disait-il, vous êtes le champion toutes catégories de la note,
mais ne pourriez-vous pas
être un peu plus sec,
aller un peu plus vite à l’essentiel,
imaginez, si tout le monde faisait comme vous
on ne saurait plus où donner de la tête,
mais bravo mon cher
bravo« …
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« pauvre Rolf le noble auquel les nazis ont pris son titre
_ venait juste de marmonner le narrateur dans le train _,
auquel l’histoire a pris son titre,
…
il se venge
_ voilà le point crucial de l’épisode triestin du « délégué de défense » _
en me donnant ces documents,
les rapports de Globocnik à Himmler entre 1942 et 1945,
toutes les activité de l’Aktion Reinhardt en Pologne et en Italie,
il se défait d’un poids, Rolf, il a l’air soulagé de contribuer au remplissage de la valise,
il me serre la main, je le remercie pour le déjeuner, il esquisse un sourire et monte dans sa voiture« …
Tel était le passage précédant immédiatement ce que j’ai retranscrit juste avant, page 435…
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J’en viens à cet incroyable début du (particulièrement magnifique, donc) chapitre XIX, sur Trieste, pour un auteur d’à peine trente-six ans :
« tout est plus difficile à l’âge d’homme
_ soit la reprise de l’incipit du chapitre I _
la sensation d’être un pauvre type l’approche de la vieillesse l’accumulation des fautes le corps nous lâche
_ le sait-on déjà si bien à trente-six ans ?.. _
traces blanches sur les tempes veines plus marquées sexe qui rétrécit oreilles qui s’allongent la maladie guette, la pelade les champignons de Lebihan ou le cancer de mon père terrassé par Apollon sans que le couteau de Machaon y puisse rien, la flêche était trop bien plantée, trop profonde, malgré plusieurs opérations le mal revenait, s’étendait, mon père commençait à fondre, à fondre puis à sécher, il paraissait de plus en plus grand, étiré, son visage immense et pâli se creusait de cavités osseuses, ses bras se décharnaient, l’homme si sobre était presque complètement silencieux, ma mère parlait pour lui, elle disait ton père ceci, ton père cela, en sa présence, c’était sa pythie, elle interprétait ses signes, ton père est content de te voir, disait-elle lors de mes visites, tu lui manques, et le corps paternel dans son fauteuil se taisait« … (page 415).
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Voilà ce que c’est qu’écrire !
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Mais le plus terrible _ il y a longtemps qu’on n’a lu aussi terrifiant !.. _ concerne les souvenirs _ si réels ! _ des opérations de guerre
en Slavonie _ contre les tchetniks serbes _
et en Bosnie _ contre les musulmans,
avec ses copains Vlaho Lozović, le « débonnaire« (page 247) et « magnanime« (page 464) vigneron dalmate de Split, et Andrija; « le furieux » (page 161), « féroce » (page 276) et « brave » (page 277 ou page 384), voire « divin » (page 388) ou « sauvage« (page 404), paysan slavon d’Osijek :
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« heureusement il y avait Andrija,
Andrija le lion avait du courage à revendre
c’était un paysan des environs d’Osijek il pêchait des brochets et des carpes dans la Drave et le Danube avec lesquelles sa mère cuisinait un méchant ragoût de poisson terriblement piquant à l’odeur de vase
_ j’ai sans doute faim pour y repenser à présent » (un peu après Lodi, page 43)…
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« son courage était lié à une parfaite innocence,
pour lui les obus n’étaient que du bruit et des morceaux de métal, un peu plus qu’un pétard d’exercice, c’est tout,
il n’envisageait pas l’effet que ces explosifs pouvaient avoir sur son corps, pas même inconsciemment,
et pourtant il en avait vu, des types percés de shrapnels fumants, amputés et éventrés ou juste éraflés,
mais il avait une telle foi en son destin que rien ne pouvait l’atteindre,
et rien ne l’atteignait » (page 384)…
…
« Nous étions bien ensemble
à Osijek
en virée à Trieste
à Mostar
à Vitez
nous étions bien
drôlement bien
la guerre est un sport comme un autre finalement
on doit choisir un camp
être une victime ou un bourreau
il n’y a pas d’alternative
il faut être d’un côté ou de l’autre du fusil
on n’a pas le choix
jamais
enfin presque« , avance le narrateur page 333.
…
Déjà l’ouverture des tout premiers mots du livre _ la voici, donc, maintenant _, et sans majuscule initiale :
le lecteur prend en quelque sorte en cours,
comme par quelque légère effraction
_ le narrateur est encore légèrement ivre, sous les effets d’une « gueule de bois » qui est loin de se résumer aux petites frasques de son hier soir _,
le défilé
_ qu’accompagne aussi le bruit lancinant régulier du rythme des essieux des wagons
ne cessant de peser, en les enfilant à toute vitesse, sur les travées des rails du « Pendolino diretto Milano-Roma qui vous portera à la fin du monde, prévue à la gare de Termini à vingt et une heures douze » (lui avait prédit page 59 entre Prague et Francfort « la Mort » : « un tchèque germanophone avec un horaire de chemin de fer » universel…) _ ;
…
le défilé _ donc _ d’une pensée qui afflue, à flots qui voudraient s’apaiser
_ celle du narrateur, face à lui-même et à ses altérités, surtout (pays, ennemis, guerres, famille, femmes), bien réelles : même l’alcool (et les amphétamines) échoue(nt) à les estomper jamais si peu que ce soit _ ;
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le défilement, même, d’une pensée obsédante qui ne débute certainement pas à cette seule première page… :
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« tout est plus difficile à l’âge d’homme
_ quand y accède-t-on donc (et sort-on jamais enfin de l’enfance) ? _,
tout sonne plus faux un peu métallique comme le bruit de deux armes de bronze l’une contre l’autre elles nous renvoient à nous-mêmes sans nous laisser sortir de rien c’est une belle prison, on voyage avec bien des choses, un enfant qu’on n’a pas porté une petite étoile en cristal de Bohème un talisman auprès des neiges qu’on regarde fondre, après l’inversion du Gulf Stream prélude à la glaciation, stalactites à Rome et icebergs en Egypte, il n’arrête pas de pleuvoir sur Milan j’ai raté l’avion j’avais mille cinq cents kilomètres de train devant moi il m’en reste cinq cents, ce matin les Alpes ont brillé comme des couteaux, je tremblais d’épuisement sur mon siège sans pouvoir fermer l’œil comme un drogué tout courbaturé, je me suis parlé tout haut dans le train, ou tout bas, je me sens très vieux je voudrais que le convoi continue continue qu’il aille jusqu’à Istanbul ou Syracuse qu’il aille jusqu’au bout au moins lui qu’il sache aller jusqu’au terme du trajet j’ai pensé oh je suis bien à plaindre je me suis pris en pitié dans ce train dont le rythme vous ouvre l’âme plus surement qu’un scalpel, je laisse tout filer tout s’enfuit tout est plus difficile par les temps qui courent le long des voies du chemin de fer j’aimerais me laisser conduire tout simplement d’un endroit à l’autre comme il est logique pour un voyageur tel un non-voyant pris par le bras lorsqu’il traverse une route dangereuse mais je vais juste de Paris à Rome, et à la gare de Milan, dans ce temple d’Akhenaton pour locomotives où subsistent quelques traces de neige malgré la pluie je tourne en rond« Etc…
_ c’est moi qui interromps le texte ;
lequel ne connaît que le « saut » des chapitres
_ au nombre de XXIV, comme les chants de « l’Iliade » : car l’on renoue ici, avec ce « Zone« , avec l’épopée ! _ ;
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mais sans davantage de point ; ni de majuscule initiale…
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C’est le souffle du lecteur (passionné) qui vient repérer la découpe
_ pleinement (et exclusivement) respiratoire !.. _
des expressions et les sauts de pensée (et mémoire) du narrateur, inquiet et fatigué
donc par l’alcool et les amphétamines de la nuit de cuite
(et de « binage »
d’une « Françoise » : « une femme d’une soixantaine d’années très maigre avec un long visage fin
qu’est-ce qui m’a pris,
elle était très surprise de mon intérêt, méfiante » ;
« Françoise ne parlait pas d’épingler, elle disait je veux bien que tu me bines« , se souvient le narrateur page 131) ;
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de la nuit de cuite précédente, à Montmartre (au bar de « la Pomponette rue Lepic« , page 130 ;
« sa langue était très épaisse et amère elle buvait de la Suze« , page 131)
…
dans ce train qui l’emporte vers Rome :
« même mort sur un siège ce train m’amènerait à destination,
il y a dans les chemins de fer une obstination
qui est proche de celle de la vie« ,
n’est-ce pas ? constate le narrateur (page 252)…
…
Que va donc, agité de tous ces fantômes,
rechercher le narrateur de « Zone » à Rome ?
…
Et va-t-il, in fine, s’en retourner (lui aussi à Paris),
tel le « tu » de « La Modification » de Michel Butor ?
Mais on se trouve, en ce « Zone« -ci, sur d’autres pistes encore d’altérité (du réel)…
…
L’enjeu étant probablement pour le personnage, page 217, de
« disparaître et renaître« ,
« si cela est possible« …
…
Envisager de (res-)sortir peut-être, pour son compte,
s’évader, si cela se pouvait,
du cauchemar épouvantable « sur rails »
_ à la faveur du train général (partagé, collectif) qui vous emporte si aisément un peu plus loin _,
de ce tunnel-étau broyant bien réel
de l’Histoire (des pyramides enchassées de pères et de mères)
au moins depuis qu’on en a trace _ Homère, Schliemann _, à Troie
(que vont visiter,
depuis leur « hôtel-club » de vacances, « en juillet 1991« , proche des Dardanelles, page 49,
Francis Servain Mirković et sa plantureuse première compagne _ « le corps de Marianne m’obsède malgré les années et les corps qui lui ont succédé« , page 53 :
« dans ce club ennuyeux on pouvait profiter d’excursions organisées, une aux Dardanelles une à Troie c’est tout ce que Marianne parvint à me faire accepter » ;
« l’expédition à Troie fut un calvaire de poussière et de chaleur« , page 50) ;
…
depuis en fait probablement la nuit des temps…
…
Un grand auteur
_ et un grand sujet (d’aveuglante actualité de « vérité » : la « guerre« …)
intimement mêlés l’un à l’autre, faisant corps
dans une très puissante écriture : le souffle ! _,
est à découvrir là, en « Zone« ,
toutes affaires cessantes…
…
Titus Curiosus, ce 21 septembre 2008