Tombeau pour un luthier : Pierre Jaquier, de Cucuron

— Ecrit le mardi 22 janvier 2019 dans la rubriqueMusiques, Rencontres”.

Un très bel hommage à un luthier disparu _en 2010 _,

Pierre Jaquier, de Cucuron ; 

par Cécile Glaenzer, sur le site de Res Musica :

Et pour Joël Dehais,

ami violiste,

et fervent de ses rencontres de Cucuron.

PIERRE JAQUIER, TOMBEAU POUR UN LUTHIER

Artistes, Artistes divers, Portraits

La parole est donnée à des facteurs de piano, d’orgue, de clavecin ou encore des luthiers et tout autre artisan « de l’ombre ». Sous la forme d’anecdotes, de réflexion sur le métier, ou de confidences imaginaires d’artisans célèbres dans l’histoire de la musique, ResMusica choisit de les mettre en lumière. Pour accéder au dossier complet : Les confidences d’artisans de la musique


CaptureParti en 2010, Pierre Jaquier était un luthier mondialement reconnu pour son immense talent. Véritable esprit encyclopédique, il puisait l’inspiration de son art à la source d’une profonde spiritualité chrétienne.

Des centaines de violes de gambe sont nées entre les mains de Pierre Jaquier. Ses instruments, sans oublier ceux de la famille des violons, se retrouvent au sein des orchestres baroques du monde entier. Et l’atelier de Cucuron, dans le Vaucluse, où il s’était installé depuis 1990, a vu défiler les plus grands musiciens venus faire régler leurs instruments à archet. Pour le grand public, c’est le film Tous les matins du monde d’Alain Corneau qui a révélé la viole de gambe, cet instrument-roi du XVIIe siècle. Pierre Jaquier fut le luthier qui a construit pour ce film les violes de M. de Sainte-Colombe et de Marin Marais.

L’atelier des Quatre Couronnés

Certains lieux privés sont des lieux sacrés, des lieux où souffle l’Esprit. Ainsi, l’atelier de lutherie de Pierre Jaquier est de ces lieux habités, où le visiteur est immédiatement saisi par un sentiment de transcendance. Une grande pièce lumineuse, très haute de plafond. La lumière zénithale tombe directement sur l’établi. Au sol, des milliers de petits cubes de bois debout disposés en spirale forment une mosaïque monochrome. Au centre de l’atelier, un large pilier cylindrique autour duquel s’enroule l’hélice d’un escalier de bois, permet d’accéder à une mezzanine aux rayonnages remplis de livres, de plans, d’esquisses et de pièces de bois sculptées. Sur la poutre maîtresse qui soutient l’ensemble, le luthier a gravé des versets du Psaume 103, en latin : «  Omnia a te expectant ut des illis escam in tempore. Dante te illis, colligent. Aperiente te manum tuam, omnia implebuntur bonitate. Emittes spiritum tuum, et creabuntur et renovabis faciem terrae »(1).  On pense à la librairie de Montaigne _ voilà. Aucun outil ne traine, tous soigneusement rangés dans de beaux placards de bois remplis de centaines de petits tiroirs. La pièce des vernis est à part, qui évoque l’antre de l’alchimiste avec ses rayonnages de fioles alignées.

Du bois, des outils, de la lumière : ce sont là les éléments du sacré. Ce n’est pas un hasard si Pierre Jaquier a voulu une bénédiction pour son atelier au moment de son inauguration, comme on bénit un orgue, comme on dédicace un autel. Pour cet artisan à la spiritualité si profonde, l’établi était une forme d’autel, et l’ensemble de ses gestes s’apparentait à une liturgie _ oui. Il se sentait proche de la Règle de Saint Benoît, qui donne une si belle place au travail : « Pour Benoit, si la prière est le premier travail des moines, le travail est aussi une prière. », nous dit-il dans un texte inédit consacré à la place du travail manuel dans la Bible. C’est au cours de la cérémonie de bénédiction de l’atelier par le curé de Cucuron que le luthier Luc Breton a procédé à la remise du tablier à Pierre Jaquier, geste solennel qui relevait autrefois du magistère de l’église. Grand connaisseur de la tradition, Luc Breton fait référence à cette cérémonie dans un article paru dans la revue Connaissance des religions * : « La remise du tablier appartenait à l’Église. Elle y a renoncé à partir de la fin du XVIIe ; cette cérémonie a subsisté seulement sous une forme édulcorée, avec le scapulaire de Saint Joseph notamment. Le tablier ressemble à l’étole du prêtre ; il porte une croix au niveau de la nuque, on baise cette croix avant de passer le tablier autour du cou. Son tracé est particulier : il est en forme de trapèze que l’on peut subdiviser en trois séries superposées de trois carrés, soit neuf carrés, auxquels il faut ajouter un dixième carré supplémentaire en haut, au niveau de la poitrine. Cela donne au tablier une forme ascendante, avec un point de fuite en haut et une croix inscrite dedans. Le tablier est d’une importance capitale, car c’est une représentation du monde, que l’on peut comparer au plan de l’église dans lequel le ciel est une demi-sphère posée sur un cube (…). La remise du tablier se faisait dans le cadre du métier, en présence des dignitaires du métier, avec la bénédiction du clergé. »

L’atelier de Pierre Jaquier est placé sous le patronage des « Quatre Couronnés » _ à Rome, l’église des Quattro Coronatti s’élève entre Saint-Clément et Saint-Jean-de-Latran, sur les pentes dominant à l’est le Colisée. Dans le même texte déjà cité, il nous rappelle qui sont ces saints oubliés : « Les Quatre Couronnés sont cinq : Claudius, Castorius, Simpronianus et Nicostratus, auxquels s’ajoute Simplicius, converti un peu plus tard. Ils étaient sculpteurs en Pannonie, dans les carrières de Dioclétien _ le constructeur du palais de Split, en Dalmatie _, et maîtrisaient leur art à la perfection au point d’être remarqués par l’empereur qui les fit travailler spécialement pour lui, en particulier le porphyre, le plus dur de tous les marbres _ celui du puissant relief des quatre tétrarques d’un des angles de la façade de Saint-Marc de Venise. Les Quatre couronnés disaient tenir le secret de leur incroyable maîtrise technique dans le fait qu’ils appliquaient à la lettre le précepte de l’Apôtre Paul : Quoi que vous fassiez, faites-le au nom du Seigneur Jésus. Lorsque Simplicius, dont le fer se brisait régulièrement sur le marbre, l’eut fait tremper par Claudius, à sa question devant la qualité nouvelle de l’outil, ce dernier répond : Tu t’étonnes, frère, de la trempe des fers ? C’est le Créateur de toutes choses qui a lui-même renforcé son œuvre. Leur technique ignorait complètement celle des ingénieurs païens et ne connaissait que le nom du Christ ; elle produisait des merveilles qu’aucun autre sculpteur ne pouvait réaliser. Soupçonnés d’être chrétiens, ils reçurent l’ordre d’adorer une statue de vingt-cinq pieds de haut, représentant le soleil avec son quadrige, qu’ils avaient eux-mêmes sculptée et que Dioclétien avait fait placer dans un temple. Ils s’y refusèrent en déclarant : Nous n’adorons jamais l’œuvre de nos mains. Ils refusèrent également de sculpter une statue d’Esculape, ce qui leur valu la couronne du martyre. »

On reconnaît l’artisan à ses copeaux

L’épreuve de la maladie a été pour Pierre Jaquier une ultime source d’enrichissement. Tous ceux, très nombreux, qui l’ont côtoyé durant ces longs mois où la maladie dégénérative semblait détruire inéluctablement son corps, tous ont ressenti cette force morale qui l’habitait, cette paix intérieure. « Vivre avec une telle maladie, c’est comme être enfermé dans un sous-marin : on est relié par un tuyau à la surface pour respirer. Si je remonte à la surface, je trouve l’agitation, les soucis ; mais il est possible d’aller au plus profond pour trouver le calme (…). Comme je ne peux me déplacer horizontalement, il me reste à rechercher au fond de moi-même ma vérité, en descendant dans mon espace intérieur, espace qui est beaucoup plus grand qu’on ne l’imagine », témoignait-il en juin 2010, dans le bulletin de l’Association pour la Recherche sur la Sclérose Latérale Amyotrophique (A.R.S.L.A.).

En homme de foi, Pierre Jaquier s’est préparé à « la Rencontre ». Pour cela, il lui a fallu faire l’expérience du lâcher-prise, du dépouillement. Il en parlait volontiers aux amis qui lui rendaient visite. « Lâcher prise, ce n’est rien d’autre qu’ouvrir ses mains, ouvrir son cœur. » Il lui a d’abord fallu accueillir la maladie en lui, jusqu’à en faire une compagne de vie. « Ce chemin-là, c’est un véritable pèlerinage », disait-il. Sur ce chemin, nourri par la Parole, il avançait d’un pas ferme et assuré. En l’entendant évoquer le dépouillement auquel le travail sur lui-même le conduisait, on ne pouvait qu’être frappé de la similitude avec le travail du luthier qui rabote une table d’harmonie ; copeau après copeau, pour ôter au bois toute la matière qui l’encombre, jusqu’à le rendre résonnant à la perfection. Après avoir façonné  tant d’instruments magnifiques, le luthier, à travers sa maladie, s’est laissé lui-même façonner. Et pour pousser plus loin encore la métaphore des copeaux, nous laisserons la parole à Pierre Jaquier lui-même, en guise de conclusion. Toujours dans ce même texte inédit, il fait référence à Eloi, « autre artisan inscrit au nombre des saints ». Orfèvre de renom, il est appelé à réaliser un trône d’or pour le roi Clotaire, qui lui fournit la quantité de métal précieux nécessaire. Or, l’artisan livrera au roi deux trônes, le deuxième fait avec les chutes et rognures d’or du premier. « C’est le mystère de l’incarnation qui est illustré par le respect de la matière et des déchets dans lesquels on peut lire la forme en creux. On reconnaît l’artisan à ses copeaux, dit-on dans les ateliers, et cette sentence rapportée au Dieu créateur de toutes choses se prête à d’infinies variations sur la création divine, sa mise en œuvre, sa conduite jusqu’à l’achèvement et la signification ou l’usage de ses débris. »

* « De l’art du trait à l’art de la musique. Pratiquer et transmettre le métier de luthier », entretien de Philippe Faure avec Luc Breton in « Connaissance des religions » n°69-70.

Crédits photographiques : © Patrick Le Galloudec

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