Une belle lecture et une éclairante entrée, « L’Art et la matière », de Christian Ruby, au très riche et passionnant « Les Matériaux de l’art » de Bernard Sève, aux Editions du Seuil : un travail magistral sur les démarches et modalités ouvertes de l’artisticité…
Sur le riche site Nonfiction.fr, Christian Ruby vient, le 10 novembre dernier, de nous proposer une excellente lecture de synthèse, intitulée « L’Art et la matière« , du magistral travail de Bernard Sève, en son « Les Matériaux de l’art« , paru le 6 octobre dernier aux Éditions du Seuil…
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Bernard Sève réévalue les pratiques artistiques à partir de la place centrale qu’y jouent les matériaux, leurs propriétés créatrices comme destructrices.
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Le concept générique d’« art » suppose l’existence d’une unité entre les différentes pratiques artistiques, qui pourtant ne va pas de soi. On a pu rapporter cette unité à la recherche de formes supérieures, que chaque domaine artistique réaliserait par ses moyens propres. Mais l’ouvrage de Bernard Sève fait une hypothèse différente : c’est par une enquête sur les matériaux que l’on peut espérer comprendre ce qui fait une œuvre d’art. L’œuvre n’est en effet rien d’autre qu’un matériau trouvé dans un certain état par l’artiste, que son geste a transformé. Ainsi, « relève de l’art toute pratique humaine effectuant différentes opérations sur des matériaux matériels ou immatériels, de telle sorte que ces pratiques ne se réduisent pas à une visée utilitaire ».
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L’auteur, professeur émérite d’esthétique et de philosophie de l’art à l’université de Lille, à qui l’on doit notamment une étude sur les instruments de musique (Seuil, 2013), ne tombe pas pour autant dans le piège de la définition univoque de l’art. Il recourt bien plutôt au concept d’« artisticité » _ voilà ! _, néologisme désormais en usage dans le champ de l’esthétique, qui suppose que l’art n’est pas une essence absolue; mais une variable qui admet des degrés _ oui.
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Le matériau par-delà la matière
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Cette enquête pointilleuse sur les matériaux de l’art nécessite avant tout une mise au point lexicale. Sève remarque que les termes dont dispose la langue française ont certaines limites : parler de « matière », de « matériau », voire de « médium » ne permet pas de saisir toute la diversité des pratiques artistiques, et notamment le travail sur ce qu’il appelle les « immatériaux » tels que les sons (la musique), les concepts (les ready-made) ou le sens (les récits). Pour ces raisons, l’auteur renonce à employer le terme de « matière » et préfère parler de la dimension « matériale » des œuvres d’art (dont le « matériau » peut être plus ou moins « matériel », selon qu’il s’agit d’un son ou d’une pierre).
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Mais ces réflexions d’ordre lexical ont également une valeur philosophique. La notion de « matière » véhicule avec elle une conception héritée d’Aristote qui l’oppose à la forme — la première étant toujours inférieure à la seconde. À l’opposé, Sève va chercher chez Hegel une conception dans laquelle le matériau artistique ne se réduit pas à la matière physique.
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Afin d’illustrer son propos, Sève s’appuie sur les pratiques effectives des artistes et présente un large répertoire des matériaux de l’art : matériaux traditionnels (bois, marbre, métal), mais aussi matériaux trouvés, réaffectés, matériaux vivants (animaux, corps humains). Plus original, il propose d’analyser le temps ainsi que les notions de succession ou de simultanéité comme matériau, à propos de la musique, du langage ou de la sculpture. Ces considérations éclairent la manière dont les différents arts se rapportent à leurs matériaux respectifs.
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Entre la promesse de l’artiste et la ruine de l’œuvre
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Apparaît dès lors comme « matériau » tout donné que l’artiste a décidé de soumettre _ avec créativité, et par son imageance propre… _ à un ensemble d’opérations concertées. Mais Sève ne s’en tient pas là. Selon lui, le geste artistique ne consiste pas seulement à faire passer, conformément à la promesse de l’artiste, de l’informe à la forme — par exemple, du bloc de marbre de Paros à la Vénus de Milo.
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Il s’agit encore d’intégrer _ aussi _ les contraintes propres aux matériaux utilisés, lesquels opposent à la volonté de l’artiste à la fois une grande plasticité et en même temps _ les deux _ une certaine résistance : ceux-ci sont plus ou moins fragiles, plus ou moins vulnérables aux effets du temps, et peuvent conduire l’œuvre à la dégradation — par exemple, la perte d’un bras — voire à la ruine. Le destin d’une œuvre est donc en partie _ déjà _ déterminé par son matériau constitutif.
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À cet égard, Sève s’appuie sur la philosophie de Thomas Munro, selon laquelle l’œuvre d’art est un intermédiaire _ voilà _ entre un état brut du matériau, antérieur à l’œuvre, et un état dégradé du matériau, lorsque l’œuvre est ruinée.
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Les outils, la technique et le corps
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La question des matériaux de l’art est encore l’occasion d’étudier sous un jour nouveau d’autres aspects plus souvent commentés des pratiques artistiques : le rôle du talent et de la formation personnelle de l’artiste, la délimitation de ce qui est considéré comme artistiquement possible à une époque donnée, les règles de l’art, les attentes des commanditaires ou du public, les contraintes idéologiques, religieuses ou politiques. Ainsi, l’étude des matériaux de l’art permet à la fois d’identifier les causes de l’exclusion de certaines production du champ de l’art, mais encore de suivre les mutations qui _ historiquement _ ont déplacé _ et continuent de déplacer _ les frontières de ce champ.
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Les techniques et l’outillage font aussi l’objet de longues considérations. Sève distingue différentes manières _ voilà _ de travailler les matériaux : travail dans la masse, travail par couches et travail de montage _ oui. À chaque fois, sont étudiées des pratiques artistiques que les spécialistes écartent trop souvent. C’est ainsi que l’auteur parvient à traiter de l’inventivité artistique avec ampleur _ oui _, réunissant à la fois les œuvres, les techniques et les différentes pratiques.
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Enfin, une étude des matériaux de l’art ne peut négliger l’importance du corps et de l’esprit qui les manipulent. Ainsi, Sève n’oublie pas de faire sa place au corps de l’artiste, de la création matérielle à la performance. Dans l’esprit des considérations de Valéry ou de Merleau-Ponty sur le corps-artiste, que l’auteur commente, celui-ci considère qu’il n’y a pas d’art sans corps _ en effet. Le corps du peintre, en particulier, est « entrelacs de vision et de mouvement ».
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Mais cette corporéité de l’artiste vaut pour chacun des arts, et ce quoiqu’il ne s’agisse pas des mêmes potentialités du corps _ en effet _ qui sont sollicitées, par exemple, chez l’architecte, l’instrumentiste, le danseur ou le poète. Ce qui importe, c’est la modalité _ oui _ par laquelle le corps, dans chaque cas, fait art _ avec « artisticité« , et avec divers degrés… Cela permet à l’auteur de proposer — comme on l’a fait pour le corps du roi — une dissociation entre le corps naturel ou physique et le corps symbolique : l’artiste se façonne un corps adapté à sa création.
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L’ouvrage est parsemé d’exemples artistiques précis _ oui _ mais aussi de textes d’artistes ou de philosophes qui décrivent ces usages. La maîtrise de ces références par Sève s’étend des auteurs les plus classiques jusqu’aux poètes et philosophes contemporains _ oui. Pour autant, il ne cesse de rappeler que ce n’est pas à la philosophie d’encadrer les faits artistiques ; le livre démontre au contraire que ce sont les faits artistiques et les expositions d’œuvres qui permettent de juger de la validité des diverses philosophies de l’art _ éh oui…
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Une lecture de synthèse tout à fait éclairante sur un travail magistral d’analyse et de synthèse aussi.
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Ce mardi 14 novembre 2023, TItus Curiosus – Francis Lippa