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Pour aborder le continent Cixous

25avr

L’Œuvre Hélène Cixous est un immense et admirable continent.

De façon à me préparer au mieux à m’entretenir le 17 mai prochain avec l’auteur de Défions l’augure,

j’ai choisi quelques récits précédents,

que je lis très attentivement, bien sûr !,

et en sens inverse de l’ordre chronologique de leur production par l’auteur :

ainsi, après Homère est morte… (paru en 2014)

et Ève s’évade _ la Ruine et la Vie (paru en 2009),

je suis plongé maintenant dans Si près (paru en 2007).

Et ma délectation et mon admiration sont à leur comble !!!

Comment ai-je pu méconnaître si longtemps pareille œuvre si magistrale !

Quel écrivain français de ces cinquante dernières années _ y compris parmi ceux que je porte au pinacle _ atteint à la hauteur de sa cheville ?!

Je place ce jour à ce dossier

cet article

« Si près » : Hélène Cixous, l’impossible retour _Voyage en Algérie, sur les traces d’une autre vie

de notre ami René de Ceccatty,

publié dans Le Monde, le 13 septembre 2007

_ au sein duquel j’intercale, au passage, quelques menues farcissures de commentaire (ou précisions factuelles) de mon cru, en vert.

Si ces farcissures dérangent, le lecteur a bien sûr tout loisir de les shunter.

Voici donc cet article de René de Ceccatty, en 2007 : 

En retournant en Algérie, pays où elle est née _ à Oran le 5 juin 1937 _, Hélène Cixous accomplissait un geste qui était désapprouvé par sa mère _ qui, complètement spoliée de tous ses biens (et en particulier sa clinique de maternité, qu’elle avait créée, une fois devenue veuve), en avait été expulsée en 1971. Le récit que lui inspire ce retour se présente donc comme celui d’un combat, un combat intérieur, de ceux qu’ont décrits Proust, Stendhal, Montaigne, références constantes de l’écrivain, mais aussi ceux des chevaliers, Roland et Olivier, des chansons de geste. C’est dire que le ton n’est pas celui _ pittoresque et hédoniste _ de la chronique de voyage. En 1993, nous dit Hélène Cixous _ page 19 _, elle prit la décision d’intégrer l’Algérie à ses livres : « l’année où je n’ai plus réussi à faire obstacle à l’entrée de la Chose Algérie dans mes livres ».

L’œuvre d’Hélène Cixous, on le sait, est hantée par une quête de la mémoire, de « la vie au-delà de la vie » _ évidente. Son livre, nous dit-elle, mais elle pourrait le dire de tous les autres, « héberge les inoubliés » _ demeurés fortement présents en elle qui s’en souvient souvent, page 204. Ce retour _ en Algérie _ sur lequel sa mère, Ève Klein, compagne aimante et sévère de chacune de ses entreprises littéraires les plus récentes, ironise (« Ils veulent que tu écrives « Ton retour » en Algérie »), n’est pas _ du tout _ une promenade impressionniste. C’est un dialogue avec les morts : et parmi eux, deux présences absentes, qui expliquent le titre, Si près, celles du père _ décédé le 12 février 1948 _ et de Jacques Derrida _ ami, décédé le 9 octobre 2004.

Répondant à l’invitation d’une ancienne camarade de classe algérienne _ au lycée Eugène Fromentin, de la Seconde à la Terminale, de 1951 à 1954 _ devenue une figure politique _ Zohra Drif _, la romancière revient donc dans un pays qu’elle a quitté quand elle avait 19 ans _ c’était en septembre 1955, pour rejoindre alors la classe de khâgne du lycée Lakanal _, pour mener à Paris une vie d’intellectuelle, qui a commencé « à l’état de buée » _ page 27. C’est à Paris qu’elle construira son œuvre et ce que l’on peut appeler son identité _ un concept très ouvert ! _ de femme et d’écrivain, avec ses amitiés, ses amours, ses passions, ses engagements personnels dans la vie littéraire, politique, philosophique, théâtrale. Mais la nourriture essentielle _ voilà _ demeure dans l’enfance et l’adolescence _ une formulation qu’il faudrait assurément creuser _, comme en témoignent, en effet, les livres de toutes ces dernières années. La bataille incessante pour une littérature pure et pour une pensée exigeante, les séminaires à l’Université, l’approfondissement des analyses en compagnie de Jacques Derrida, jamais n’ont détourné Hélène Cixous d’une autre vie. Celle qu’elle n’a jamais quittée : « Tout le solide, le brillant, le sanglant, l’éclatant, le respirant, le charnel _ voilà ! page 27 _ était à Alger ; à Paris je flottais dans l’état gazeux, je traînais dans la poussière, je ne respirais pas » _ c’est donc à l’écriture, et son présent qui se souvient, qu’il va revenir de rechercher et trouver à s’en nourrir vraiment… Un geste qu’Hélène Cixous partage avec les plus grands : Proust, Faulkner, Joyce, Montaigne.

Mais redonner sa place à ce qu’elle appelle « l’algériance » _ page 21 _, comme une trace insaisissable et ineffaçable _ les deux _ qui envahit sa sensibilité itinérante _ voilà, et ses télétransportations… _, sans réel ancrage français _ et parisien ; Arcachon, c’est tout autre chose : c’est le lieu séparé et privilégié de l’écriture _, n’est pas aisé : « Chaque fois que j’ai voulu écrire « sur » l’Algérie, il y a eu compulsion-disparition de mes premières pages de notes » _ remarque-t-elle, fascinée, page 40. Et au moment où la nécessité évidente d’écrire ce livre s’impose _ enfin _ à elle _ oui _, elle éprouve une sorte de découragement _ face au défi de l’infinie hauteur de la tâche à accomplir _ qui exige aussitôt pour être contré une grande énergie : « Jamais je n’ai rencontré un livre qui m’oppose une résistance aussi lourde, vivace, rocheuse, j’use un titan par page. Il faut, me dis-je, que je me sois présentée _ page 141 _ devant l’Interdit » _ pour l’affronter et le vaincre, quelles qu’en fussent les blessures à subir à venir…

« ATTEINDRE L’IMPOSSIBILITÉ »

Il ne s’agit pas seulement de l’interdit d’Orphée – ne pas se retourner -, mais celui qui concerne le dialogue avec les morts _ qu’ont exploré et Homère et Virgile et Dante. Jacques Derrida n’est pas mort dans ce livre _ il est mort plus tôt, en octobre 2004. Il est en étroite communication avec la rédaction même du livre. Et il y a quelque chose de bouleversant à vérifier, à travers les livres d’Hélène Cixous, la persistance _ de vie _ de cette amitié. On ne trouve peut-être que chez Proust une telle fonction de l’amitié intellectuelle et affective pour l’élaboration d’un monde imaginaire _ à condition de ne pas s’égarer dans ce dernier qualificatif ; il s’agit d’une très effective imageance, et soucieuse de la plus extrême vérité ; et non pas d’une fuite vaporeuse et évaporée à l’égard du réel. Plusieurs fois, la narratrice évoque la métaphore _ animale _ dont use Proust pour décrire le conflit de l’amour et de l’oubli, dans Albertine disparue : « Et mon amour qui venait de reconnaître le seul ennemi par lequel il pût être vaincu, l’Oubli, se mit à frémir, comme un lion qui dans la cage où on l’a enfermé a aperçu tout d’un coup le serpent python qui le dévorera. » Le lion Amour et le python Oubli : deux animaux symboliques qui s’ajoutent au bestiaire de l’écrivain.

La démarche littéraire, au-delà du simple retour matériel dans le pays d’origine, consiste à « atteindre l’impossibilité » _ un défi qui très puissamment oblige. Et qui est, bien sûr, celui du seul art authentique ; c’est-à-dire vraiment nécessaire en sa double impossibilité d’y atteindre et de, plus encore, y renoncer. « J’ai voulu arriver en Algérie, il aurait peut-être mieux valu pour moi que j’y atteigne, mais c’était impossible. » Cette impossibilité, dans le livre, prend la forme qui lui donne indirectement son titre : un arbre, un cyprès, dont la consonance, en français, évoque deux autres syllabes : « si près« . Les pages qu’inspirent l’arbre et ces syllabes sont admirables, parce que chargées du lyrisme très spécifique à Hélène Cixous _ oui. Le cyprès du lycée Fromentin, aperçu au début des années 1950, « aussi visible et aussi fort qu’en rêve », devient la représentation _ et un signal intempestif et obstiné, formidablement vivace _ de l’absence, de la mémoire, du deuil et de l’amour. Ce sont évidemment aussi les cyprès autour de la tombe du père. « Et tu es là. Au cyprès » _ page 203. A entendre, puis à relire.


C’est présenter là

la hauteur parfaitement atteinte en son impossibilité même de l’exigence sublime de cet écrire.

Ce mercredi 25 avril 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Post-scriptum :

Sur Eve s’évade _ la Ruine et la Vie,

voici cet article-ci de René de Ceccatty le 22 octobre 2009 dans le Monde :

« Eve s’évade. La Ruine et la Vie », d’Hélène Cixous : Hélène Cixous, sa mère, ses prisons

_ avec, à nouveau interposées, mes menues farcissures de commentaire ou précisions factuelles, en vert.

Observant le vieillissement de sa mère, l’écrivain découvre dans deux tableaux la parabole de la liberté et de la mort.

De quoi est-il question dans le dernier livre d’Hélène Cixous ? De quoi est-il question dans les livres d’Hélène Cixous en général ? D’un monde intérieur et d’un monde quotidien _ les deux parfaitement ressentis et vécus, et mêlés ; et patiemment explorés en toutes leurs vibrations : à la Joyce, à la Proust, à la Faulkner… Les deux se recoupent, on le sait, en littérature et en rêve, sous forme de récit _ sinon à mener, au moins à s’y laisser mener. Si Hélène Cixous a souvent raconté et interprété ses propres rêves, elle a limité considérablement _ en extension prosaïque apparente, du moins _ l’objectif romanesque, dont l’intrigue n’est plus la priorité. L’essentiel pour elle est ailleurs. Si les « personnages« , quotidiens et intérieurs, ne sont pas nouveaux, Ève Klein, la mère allemande de l’auteur, n’est toutefois plus _ simplement _ un témoin, mais la protagoniste. Elle n’est plus une interlocutrice épisodique, mais le sujet même _ voilà ; le focus principal. Et, à travers elle, le vieillissement, la mémoire et l’oubli, la vie, malgré et contre tout _ oui : et la vraie vie, qui plus est ; face aux signes annonciateurs menaçants de la disparition ultime à venir…

Or Ève est aussi le centre d’un enjeu intellectuel, pas seulement affectif. Car, en sa compagnie, se trouvent, dans ces pages, les derniers jours et les dernières lectures de Sigmund Freud, ainsi que deux tableaux, l’un de Moritz von Schwind (1804-1871), Le Rêve du prisonnier, et l’autre de Rubens, Cimon et Pero. Sans oublier bien sûr Montaigne, dont la tour _ en sa géographie intérieure : la librairie et sa galerie attenante et décorée de peintures à fresque, tout particulièrement _ est une des obsessions de l’écrivain, et Balzac, dont La Peau de chagrin est analysée. Schwind est amené par Freud, qui commente cette gravure. Rubens par une anecdote antique (une jeune femme donnant le sein à un vieillard) qui avait inspiré de nombreuses représentations à partir du XVIe siècle.

Partons de la situation familiale. Éve Klein, devenue une très vieille dame _ nonagénaire ; elle est née le 14 octobre 1910, à Strasbourg, alors allemande _, qui se présente elle-même, non sans humour, comme « une vieille femme encore humain » (sic), a besoin _ désormais devenue, en son très grand âge, de plus en plus dépendante _ de la présence presque constante de sa fille, qui la lui donne sans aucun sacrifice et intègre sa mère à son univers littéraire _ oui. Non par souci autobiographique, mais parce qu’il ne peut en être autrement _ du fait de sa très lumineuse présence. Cet amour filial – qui, justement, amène l’histoire édifiante et dérangeante pour laquelle se passionnaient Montaigne et Rubens, et avant eux l’historien romain Valère Maxime, Boccace et bien d’autres -, Hélène Cixous ne craint pas de le comparer à une amitié mythique _ considérablement nourrissante _, celle de Montaigne et de La Boétie. Comme une évidence qui ne demande aucun commentaire. Sinon que, par cette comparaison, on quitte le champ familial _ stricto sensu.

Pourquoi Cimon et Pero ? Pero (ou plutôt Perus, dans l’histoire latine) a sauvé son père _ condamné à mourir de faim _ Cimon (ou plutôt Mycon, rebaptisé Cimon par une tradition fondée sur une confusion de plusieurs anecdotes) en venant le visiter dans sa cellule de prison : elle lui donnait secrètement le sein. Que Montaigne ait privilégié cette fable incestueuse, on le comprend aisément. Qu’Hélène Cixous s’y intéresse, également. Les autres références culturelles du livre donnent lieu à des associations d’idées passionnantes. Hélène Cixous ne se résout pas à l’idée de la déchéance, quand elle observe sa mère qu’elle dit, d’entrée, « maquillée d’éloignement ». Le progressif détachement du monde auquel on procède dans le grand âge est aussi une leçon de vie _ en effet _ pour ceux qui suivent. Le stoïcisme de Montaigne, donc. Et la gravure de Schwind, elle, est une leçon de liberté : un prisonnier dans sa cellule a une vision céleste qui lui permet d’échapper _ en pensée _ à sa condition _ de reclus. « A qui seul parlait Montaigne seul, dans son cœur ? De liberté et de mort ? Quelles paroles, quelles pensées, misères et commisérations, quelles luttes de lumières et de ténèbres ? Auprès d’un jardin _ au pied même de la tour _ ou peut-être au sein, la visière d’un caveau. »

Montaigne, le prisonnier de Schwind, Ève trahie par sa peau malade, par son ouïe amoindrie, par sa mémoire affaiblie, mais non par la vitalité _ en effet ! _, Raphaël (le personnage de Balzac), le vieillard de Rubens nourri par le sein de sa fille : tous _ oui _ vivent la contradiction de la geôle du corps et de l’élan de liberté, du temps destructeur et de la rédemption par le rêve, la création, l’amour. Cet amour, entre autres, que l’écrivain reçoit de sa mère et lui rend _ oui _ par ce livre. Un amour qui n’est pas sans culpabilité. Car un livre n’est pas un don que la vie reçoit aisément : « Es-tu sûre que tu n’es pas dans le péché ? A ta mère préférer l’écriture ? Non me dis-je ? Plus j’écris plus j’aime aimer maman, j’aime pécher de cet amour » _ écrire aidant à aimer.


Et sur Homère est morte…,

cet article-ci de René de Ceccatty, dans le numéro d’octobre 2014 des Lettres Françaises :

Hélène Cixous et la première femme

_ avec en vert, toujours, mes menues farcissures de commentaire ou précisions factuelles, en double dialogue avec le commentateur, et au-delà de lui, avec l’auteur même…

Ève Klein est morte l’an dernier en été _ le 1er juillet 2013, à Paris. C’était plus que la mère d’Hélène Cixous. elle ne lui a pas simplement donné naissance, elle l’a accompagnée _ voilà _ leurs vies durant _ surtout, bien sûr, à partir du décès du père d’Hélène, le Dr Georges Cixous, advenu le 12 février 1948, à Alger. Et du 12 février 1948 au 1er juillet 2013, cela fait soixante-cinq longues années d’« accompagnement« (un vocable éminemment ceccatien !), comparées à celles qui ont couru de la naissance d’Hélène, le 5 juin 1937 (à Oran) à la mort de son père, le 12 février 1948 (à Alger) : soit dix ans, sept mois et une semaine, au moment de l’enfance d’Hélène, à Oran, puis à Alger. Le mot « accompagnée«  pour caractériser la proximité de leurs rapports mère-fille, est donc très important. Sur son métier de sage-femme, l’écrivain s’est souvent attardée, car c’était une création _ d’enfants _ avec laquelle en quelque sorte ses propres livres entraient en rivalité, en douce rivalité. Sur ses origines allemandes et juives _ les Klein, les Jonas, les Meyer, les Ehrenstein, etc. _, bien sûr, aussi. Et sur le rôle que sa mère a tenu lors de la naissance et de la mort d’un des enfants d’Hélène _ Stéphane, en 1961 _, qui souffrait d’un handicap génétique, aussi. La romancière a très souvent fait apparaître Ève dans ses livres, comme une interlocutrice _ voilà _ essentielle : sa culture germanique, son réalisme _ au quotidien le plus matériel _ qui contrebalançait les envolées intellectuelles et savantes même de sa fille et ses passions secrètes, sans les contredire, mais en les cadrant _ malicieusement _ selon d’autres points de vue, son humour, sa vitalité, sa combativité, sa ténacité _ oui ! _, constituaient dans les livres des repères pour les lecteurs. sa présence était toujours la bienvenue _ à la fois désirée et aimée et vénérée _, un peu comme celle de commanditaires _ visiblement présents ainsi, eux aussi, en tant que destinataires privilégiés de l’œuvre exposée _ au coin des grandes œuvres picturales de la Renaissance, dont le regard se tourne _ droit _ vers les spectateurs, échappant _ par là, par ce regard-là, vers nous qui maintenant les regardons _ à l’allégorie ou au sujet mythologique du tableau, et leur donnant une force de réalité unique _ en effet.

Son très grand âge _ puisqu’Ève Cixous est décédée en sa cent-troisième année de vie _, souvent évoqué dans les livres récents d’Hélène Cixous, diminuait peu à peu ses interventions, mais non le très fort lien affectif et littéraire _ à la fois _ de l’auteur. Le père, Georges Cixous, étant mort dans l’enfance d’Hélène _ le 12 février 1948 : Hélène avait dix ans _, on savait que la mère tiendrait un rôle d’autant plus déterminant _ certes. Et donc le moment _ ultime _ du départ _ de la vie terrestre _ est venu. Comment décrire _ le plus justement possible _ ce lien qui unit la fille et la mère ? Comment ne pas installer la très vieille dame, dont l’esprit s’en va comme le corps, sur une estrade lointaine où on l’observerait _ de trop loin, et comme un objet de curiosité un peu hautaine _, mais la laisser _ voilà _ dans le cœur de l’écrivain, et même dans sa chair ? Comment _ par quel art littéraire du récit _ ne pas augmenter la distance que la perte du contrôle de soi pourrait inévitablement creuser entre l’acteur de sa propre mort et le témoin ?

La mère est devenue l’enfant _ de plus en plus en situation de dépendance, au cœur même du quotidien des jours et des nuits _ de l’écrivain. « Ma mère, qui jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans _ cela fait jusqu’en 2009 _ m’avait très maternellement : elle était aussi sage-femme de sa profession _ aidée, était devenue mon enfant. D’un jour à l’autre elle avait remis _ voilà _ la maternité entre mes mains, et j’avais dit oui _ c’est capital. C’est de la souffrance du plus enfant de tous les enfants, du plus dépendant, du plus blessé que je souffrais maintenant ». Et ce retournement, très naturel, qui du reste nous concerne tous _ quand nos parents atteignent ce très grand âge, en effet _, devient le sujet même du livre _ voilà. Comment ne pas céder au réalisme froid auquel tant d’écrivains cèdent quand il est question de maladie ou de mort d’un proche, d’un très proche ? Il fallait faire entendre une voix qui ne soit ni celle unique de l’auteur ni celle, reconstituée, de la mère. Créer une double voix, qui ne soit pas une double trahison _ voilà ; mais une double fidélité. Qui rende la présence _ de chacune envers l’autre, et en sa dissymétrie même _ dans sa « nudité maternelle », ainsi qu’il est dit aux premières lignes.

Le livre est écrit à partir de cahiers de notations prises au jour le jour, mais réécrites et restructurées. Comme dans les autres livres d’Hélène Cixous, il y a de nombreuses dates, vraies ou fausses _ tiens donc ! _, qui jalonnent la vie. Dates réelles ou symboliques qui rappellent les grands moments fondateurs d’une vie et d’une mort. Et des souvenirs de lieux, qui, comme le temps, sont structurés comme un langage. Oran, Alger, Paris. Tout circule _ voilà ; et avec d’incessantes (et ultra-vivantes) télé-transportations…  _, et Ève se remet à vivre _ dans l’écriture magnifique de sa fille _ au moment où elle s’en va. C’est donc un livre de passion _ oui ! d’où son extraordinaire force, sa puissance magicienne de réalité de vie offerte par-delà l’ultime disparition-séparation ! _, au sens où dans tout livre de passion chaque moment vécu est porteur d’un lyrisme qui outrepasse les bornes du _ strict _ réalisme _ oui _, installe les acteurs et le texte dans un lyrisme que seuls les poètes s’autorisent _ et c’est fondamentalement poète qu’est d’abord, et en tout, et tellement merveilleusement, Hélène Cixous _, se sont toujours autorisés, dans toutes les cultures, assumant _ oui _ l’excès de la posture et l’excès du sentiment, parce que les sentiments dont il est ici question, ceux qui unissent la fille à la mère qui s’en va, ne peuvent être qu’excessifs, par rapport à une norme sociale artificielle _ ouf ; la voici, celle-ci, bien remise à sa place qualitative, de médiocrité faussement rassurée en se pensant majoritaire et si bien convenue…

« J’ai ramassé _ oui, et ainsi conservé, préservé de la disparition _ chaque dernier instant, la dernière gorgée d’eau, le dernier mot, le dernier baiser, comment aurais-je pu parler aujourd’hui si je n’avais pas scellé la fente de tes lèvres encore tièdes avec mes lèvres, si je n’avais pas posé ma bouche sur ta bouche pour en goûter passionnément le nouveau froid ? sur les restes froissés presque effacés de tes lèvres ». En retrouvant les accents poétiques de Wilde dans les dernières lignes de Salomé, Hélène Cixous installe le livre tout entier dans un climat qui, on le sait, s’affranchira des conventions des livres de deuil. On n’est ailleurs que dans le deuil. On est dans une zone où vie et mort communiquent constamment _ oui _, se regardent, se menacent, se mettent à l’épreuve _ voilà : se défient, dans la vibration ô combien charnelle de leur tension-attention sur-tendue et hyper-attentive au moindre détail de sens le plus ténu, mais réel, qui soit. Le seul moyen d’imprégner de vie _ voilà _ ce livre de mort est de restituer l’ironie légère, les provocations d’Ève _ mais oui, malicieuse et provocatrice jusqu’au bout de sa douleur _ jusque dans sa longue agonie. Et Hélène Cixous n’hésite pas à retrouver le langage de sa mère _ oui : son style singulier et unique, et de se comporter et de parler _ pour décrire ce que désormais la vieille dame ne peut plus décrire elle-même. Son langage _ en effet _ se déstructure, devient presque animal. Des couinements. Cela pourrait être insupportable à lire, et pourtant cela ne l’est pas _ en effet _, parce que la fille ne cesse de dialoguer _ mais oui : infiniment… _ avec la mère, en respectant la psychologie et la façon de s’exprimer d’Ève, et en introduisant _ aussi l’ouverture flamboyante, mais surtout de la plus grande justesse, de _ sa propre mythologie.

En osant un jeu de mots dans le titre, la mère devenant Homère, Hélène Cixous casse volontairement le système du « tombeau ». Elle le rend dérisoire, mais en même temps altier _ les deux ensemble, inséparablement. Homère, la mère porteuse de mythes, la narratrice, mais aussi celle qui ne se taira jamais _ en effet ; le dialogue entre elles deux se poursuit ; et se poursuivra, à l’infini. Homère justement ne mourra jamais. « C’est comme si ma mère était le corps d’Hector interminablement traîné par un char, et moi j’aurais été Priam, je supplie qu’on me rende son corps car écorché brisé rompu disloqué, tiède encore il palpite » _ voilà ce qui continue d’exister. La mère ne peut mourir. Et l’on ne s’étonnera pas que les autres acteurs de ce départ, aides-soignantes, infirmières, médecins deviennent à leur tour des figures allégoriques, sans pour autant _ non plus, en effet _ perdre de leur réalisme _ ce mélange est ainsi capital ; il est au service d’un bien plus profond réalisme que le réalisme prosaïque convenu du tout-venant des clichés. Parfois reviennent des bribes de conversation, où la mémoire d’Ève est intacte. Le passé, d’un bloc, resurgit, avec une juste hiérarchie des événements, des lieux.

Il faudrait, pour rendre compte justement de ce livre, parler du temps. Bien sûr, du temps de la maladie, temps anarchique et implacable, où l’on est toujours dans le trop tôt et dans le trop tard, de l’unique et de la répétition inlassable, de l’avancée et du recul, de la régression et du saut, de la stagnation et de l’accélération _ tout cela est plus que parfaitement juste, bien sûr _, mais aussi du temps de l’écriture _ et des missions que cette écriture s’assigne, face à ce passage du temps. Notations, avons-nous dit, mais aussi révision rétrospective _ oui. Dans les jours qui ont suivi la mort, l’écrivain se met _ en effet, quasi _ immédiatement au travail, c’est-à-dire n’abandonne pas le travail de la littérature _ mais le poursuit, l’approfondit. Non pas comme consolation. Il n’y a _ certes _ pas de consolation du deuil par les mots écrits. Mais comme fatalité à laquelle tout véritable écrivain _ oui _ doit _ sacrément, en quelque sorte _ céder _ et cela, quel que soit le sujet, quel que soit le moment ou le lieu, quelle que soit l’occasion se présentant : l’urgence et le devoir sacré de l’écrire primant. Tel, en peinture, le grand Signorelli peignant, le tout premier dans l’histoire de la peinture, le cadavre de son propre fils… Il n’y a pas d’autre vie pour lui, pour elle, que dans les mots écrits _ voilà ! Ce n’est que lorsque les mots écrits ne sont pas en conflit avec la vie _ mais que, la prolongeant, a contrario ils la révèlent vraiment : car telle est leur fondamentale mission _ qu’ils sont vraiment écrits _ oui ; le reste n’étant hélas que poudre aux yeux. Et, pour cela, il est nécessaire que l’écrivain se sente, en partie, dépossédé _ parce que crucialement mis lui-même en danger _ de son autorité _ en quelque sorte professionnelle _ d’écrivain, et tire sa légitimité du sujet même _ voilà (et non un objet) _ qu’il décrit : en l’occurrence sa mère devient elle aussi l’auteur _ sacré _ du livre qui lui est consacré : « J’écris par toi, j’écris ce que tu m’écris, tu m’écris, ma bien-aimée, c’est toi qui me donnes la main douce et accommodée à mon sentiment, sur laquelle Montaigne ne comptait pas. La Boétie _ étant, lui _ parti devant ». Et, pour être supportable, le moment du départ doit gagner le temps entier _ oui _, qui l’a précédé et qui le suit _ à hauteur de la dimension (verticale ; cf le cyprès, toujours vert) d’éternité. Et ici nous rejoignons le si riche rapport au temps de Proust : le temps retrouvé. Et c’est bien là que se trouve la mission de l’écrivain vrai. Ainsi l’auteur se met-il en quête de tous les instants de préfiguration de la mort, et la mort s’étend-elle _ aussi _ aux mois qui la suivent, jusqu’à la publication même du livre _ oui.

Et, de même, pour ne pas isoler sa _ propre _ voix de fille, insère-t-elle dans le livre des fac-similés des cahiers de la mère, cahiers qui ne sont pas littéraires, mais qui sont des petits manuels domestiques et professionnels. Ces illustrations sont aussi fortes _ oui ! en l’évidence sobre de leur simplicité matérielle _ que les nombreuses réminiscences sensuelles ou dramatiques qui ponctuent le récit. Moments privilégiés d’une vie partagée, vibrante _ voilà, en l’« admirable tremblement du temps«  de Chateaubriand, relevé par Gaëtan Picon… _ de bonheurs et de tragédies, qui ont été évoqués par toute l’œuvre passée _ se poursuivant, se creusant, s’approfondissant, en une fondamentale unité portée et assumée _ d’Hélène Cixous, de Dedans au Détrônement de la mort, en passant par Osnabrück et Ève s’évade. Parfois la réflexion sur les mythes, sur la littérature et sur le langage l’a apparemment emporté, dans les livres des années 1970, mais jamais les événements familiaux n’ont été oubliés et n’ont cessé _ en effet _ de nourrir _ toujours infiniment réalistement, au plus près du quotidien des jours et des nuits _ l’œuvre. Et donc la mère était toujours là _ mais oui _, au second ou au premier plan selon les livres. Et, avec eux, la grand-mère Omi, le père _ Georges _, les enfants _ Anne-Emmanuelle, Pierre-François. Ils ont toujours constitué le chœur _ oui. Mais le coryphée, c’était Ève _ oui _, et « le secret de son courage, de sa façon de traverser les orages sans trembler, d’avoir perdu père, époux, pays, protection, d’avoir eu les racines coupées, d’avoir été dépouillée, d’avoir été emprisonnée, d’avoir été volée, menacée, de n’avoir pas perdu _ jamais _ le sourire, la gaîté, la curiosité mondiale… » _ soit une foi (et contagieuse, en son rayonnement si simple), très matérielle et efficace, dans les forces vitales fondamentales de la vie : voilà. Et quelle somptuosité d’écriture pour si bien rendre cela de sa mère !

Ce qu’Hélène Cixous veut reproduire, c’est « une sorte de conversation téléphonique _ oui : impromptue _ entre deux psychés séparées par une distance inimaginable _ celles de deux personnes distinctes, chacune en son corps _ à l’intérieur de la proximité même » _ de leurs échanges et liens. Ce n’est pas à proprement parler une conversation, puisque les mots ne sont plus tout à fait là, ni les phrases articulées, ni même le contexte cohérent : tous les bonds _ oui _ sont permis, tous les retours en arrière, toutes les anticipations _ dans les divers temps vécus et à vivre interférant les uns avec les autres dans l’imageance hyperactive et féconde de l’écrivain. On est dans un temps extra-temporel _ oui : celui de l’éternité rendue à elle-même : par la vertu de l’attention et du souvenir _, dans un langage extralinguistique _ par la vertu du poétique en lui. C’est cela que tente la littérature _ oui. Se servir du réalisme omnipotent qu’impose _ forcément : d’où la difficulté même d’y croire ! _ l’instant de la mort pour le transfigurer dans une rêverie _ mais à rebours de toute fuite, cette « rêverie« – là : une imageance, dis-je, pour ma part : fidèlement re-créatrice… _ qui échappe aux lois du réel _ du moins le réel prosaïque convenu… Et qui rétrospectivement prouve que le réalisme n’a cessé de céder à une forme d’irrationnel _ poétique _, puisque rien n’est jamais donné, certain, dans l’avancée de la mort, sinon l’événement lui-même _ de la perte de soi qui viendra : en effet. Mais quand se produira-t-il ? Quand s’est-il produit ? Était-ce deux ans, trois ans avant le dernier souffle ? N’est-ce jamais ? Ce sont les questions que se pose l’auteur _ oui, telle une interrogation conductrice _ à travers tout le livre.

Aide-moi, supplie la mère. Aide-moi à ne pas souffrir. Mais est-ce « aide-moi à vivre » ou « aide-moi à mourir » ? Hélène redoute toujours de trahir sa mère _ soit un souci consubstantiel. Par un mot, par un geste, par une phrase écrite. « Ève du temps de sa splendeur / Ève du temps de sa misère / J’ai peur / Que l’une me rende infidèle à l’autre », écrit-elle honnêtement _ oui : le devoir de fidélité lui est (et leur est) en effet essentiel. Car qui est-elle en train de décrire ? Une vieille femme qui meurt d’épuisement ou une femme vigoureuse que la vie n’abandonnera jamais ? _ ou l’indissoluble mélange vital et mortel des deux ? Lorsqu’elle écrit le dernier mot, après avoir fourni des détails sur les dernières semaines, entourée des conseils de sa fille Anne Berger, de son amie Ariane Mnouchkine, Hélène Cixous ne veut pas être la seule à signer _ le livre final _ : elle adjoint le prénom d’Ève au sien. Celui de la première femme, qui reste, pour elle, la seule. Et sur une page en regard, leurs deux écritures se confondent.

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