Pour percevoir vraiment « la voix qui s’élève de la page » (et contre le fétichisme niais de « la forme romanesque ») : un bel article sur « Le Soldat indien » de René de Ceccatty (paru aux Editions du Canoë), suivi d’un superbe passionnant entretien de René de Ceccatty avec Martine Sagaert…

— Ecrit le dimanche 8 mai 2022 dans la rubriqueHistoire, Littératures, Rencontres”.

Pour aider,

à la mesure des moyens de ce blog qui m’est cher,

à diffuser un peu mieux et un peu plus largement le troisième volume des récits autobiographiques de l’ami René de Ceccatty,

soit « Le Soldat indien » (paru le 4 février dernier aux Éditions du Canoë)

_ sur celui-ci, voir mes articles des 25 janvier et 3 février 2022 : «  » et « «  ; et leur façon de souligner, en leurs titres, le caractère foncièrement « a-romanesque«  de l’écriture (de voix vraie) de René de Ceccatty… _,

voici cet excellent article de Martine Sagaert

qui sait aller avec clarté droit à l’essentiel ;

suivi de ce magnifique entretien hyper-lucide _ comme toujours ! _ de René de Ceccatty sur son travail de fond avec et par les livres _ à commencer par l’écriture des siens ; mais pas rien qu’eux… _ ;

les deux parus dans le riche numéro d’avril des Lettres françaises…

_ et avec mes coutumières farcissures de commentaire personnel.

S’entretenir, même a posteriori, et en lisant bien attentivement, est toujours bigrement enrichissant…

… 

Résurgences

Le Soldat indien,

de René de Ceccatty. Éditions du Canoë,

166 pages, 15 euros.

Le secret de la littérature se niche dans la voix qui s’élève de la page.
René de Ceccatty

Romancier, critique littéraire, essayiste, biographe, traducteur de l’italien et du japonais _ oui : tout cela, polyforme… _, René de Ceccatty est un polygraphe _ voilà ! _, au sens étymologique et noble du terme. La bibliographie de ce merveilleux passeur _ mais oui ! _ des littératures est abondante. Récemment, il a traduit et préfacé deux livres du japonais Natsumé Sôseki : Petit Maître (Points, « Signatures ») et avec Ryôji Nakamura, Mon individualisme, suivi de « Quelques lettres aux amis » (Rivages poche, « Petite bibliothèque »). Spécialiste _ éminentissime : écouter et regarder la vidéo de son Entretien pour la Librairie Mollat, en mon article du 27 avril dernier : « «  _ de Pasolini, il nous donne à lire une biographie (Gallimard, « folio ») _ cf mes articles des 12 et 13 février 2022 : « «  et « «  _ et une traduction de critiques littéraires du cinéaste (1972-1975) : Descriptions de descriptions (Manifeste).

Grâce à lui, nous découvrons des poèmes d’Édith Bruck, Pourquoi aurais-je survécu ? (Rivages poche, « Petite Bibliothèque ») et un récit : Le Pain perdu (Édition du sous-sol) _ cf la série de mes articles des mois de janvier (du 6 au 22) et février (du 6 au 24) 2022 ; par exemple l’article du 11 février : « «  Édith Bruck, juive hongroise, qu’il connaît personnellement et dont il admire la générosité et l’admirable confiance en l’humanité malgré une adolescence marquée par la déportation. Édith Bruck, qui a fait le choix de la langue italienne. « Il faudrait des mots nouveaux, écrit-elle, y compris pour raconter Auschwitz, une langue nouvelle, une langue qui blesse moins que la mienne, maternelle ». Édith Bruck, « fille adoptive de l’Italie », qui, à 90 ans, revient sur la Shoah, mais relate aussi sa vie d’après, sa « nouvelle vie », avec ses difficultés et ses joies. Édith Bruck, qui écrit « Loin /dans une solitude/ pleine de fantômes/ de voix / de regards/ de pas/ de souvenirs/ lointains / et proches. » _ oui, ce sont en effet ces voix-là qui doivent être enfin entendues et écoutées, via, par exemple, les livres qui viennent les exprimer. Comme le dit René de Ceccatty, elle est « simplement soucieuse de redonner _ encore, et à nouveau, tant qu’il lui reste un souffle de vie pour dire et donner à entendre la vérité contre les silences et les mensonges des rhétoriques purulentes dominantes encore réactivées… _ un certain éclat à quelques fragments du passé ou du présent, vécus douloureusement ou avec bonheur, et resurgissant intacts dans ses nuits éveillées ou rêvées ». comme le dit René de Ceccatty.

Les textes que René de Ceccatty traduit cheminent en lui _ oui _, il les fait siens et les partage _ voilà. Chacun d’eux s’inscrit dans l’ensemble d’une œuvre de remémoration _ sans cesse approfondie et retravaillée. Dans Le Soldat indien, son dernier récit personnel, il poursuit la quête archéologique _ oui _ commencée dans Enfance dernier chapitre et dans Mes années japonaises _ cf mes articles des 12 décembre 2017 : «  » (ainsi que notre entretien du 27 octobre précédent : « « ) ; et 22 avril 2019 : « « ... Archéologique et généalogique _ y compris contre les contournements volontaires ou inconscients des mémoires familiales des générations précédentes, toujours forcément partielles et partiales… Déjà, dans ces deux textes précédents, l’auteur s’était tourné _ un peu _ vers l’Inde. Il avait remonté l’arbre paternel jusqu’au XVIIIe siècle, jusqu’à Pondichéry. Il avait ausculté les archives et y avait trouvé des informations. Mais, il se demandait : « Ces informations sont simplement précises. Sont-elles signifiantes ? » _ c’est que faire signifier requiert, en effet, d’autres efforts, avec vaillance et courage en leur nécessaire ingéniosité d’active curiosité… Le Soldat indien est une tentative de réponse _ oui _ à cette question. En d’autres termes, ce nouvel ouvrage traite de l’histoire de son ancêtre Léopold et du rapport que l’auteur entretient _ lui-même, personnellement, en son existence de personne éminemment soucieuse de découvrir et connaître la vérité enfouie, oubliée, cachée ou carrément niée, même si c’est très rarement frontalement : l’esquive en général suffit… _ avec cette histoire.

Les premiers signes de l’entrée de Léopold dans le récit sont biographiques, historiques, géographiques. Léopold est un militaire qui de 17 à 47 ans a combattu en Inde, jusqu’à la chute de Pondichéry, puis qui est revenu en France, dans son Jura natal. Une vie qui cadre avec l’oraison funèbre que le narrateur lui dédie : « Pauvre Léopold, ombre du héros anonyme qu’il avait été _ militairement, lors de combats meurtriers _ à Madras, à Pondichéry, à Karikal, finalement souillé par la disgrâce de Lally-Tollendal, et par l’interminable procès de réhabilitation, et mort épuisé à soixante ans, cinq ans avant la Révolution française, laissant à son fils Alexandre-Louis qui l’aura à peine connu la tâche de perpétuer un nom qui aurait dû s’éteindre sur les côtes de Coromandel ». En définitive, une vie qui s’arrête, figée dans le passé.

Ce qui progressivement prend sens pour le narrateur, dans cette remontée « à tâtons » _ passionnante _, c’est la présence _ la mieux attentive et sensible _ des femmes – la femme de Léopold, Marie-Jeanne Lenoir, et Jeanne, la fille aînée, « toutes les deux hantées par les années indiennes et les divinités du Râmâyana » – « accompagnant le pauvre vaillant soldat vaincu vers la mort ». Le miracle a lieu _ pour le rechercheur d’imageance vivante, en le parcours de son écrire hyper-attentif aux voix vraies _ grâce à une représentation picturale, qui se substitue aux archives inertes _ voilà comment s’effectue le nouage efficace et maintenant vraiment parlant des traces rencontrées et rassemblées… Il s’agit d’un tableau de Johann Zoffany : Le colonel Blair et sa famille (1786). Ce tableau de commande, Zoffany (1733-1810) _ cf l’apparition de Zoffany dans le précédent L’Hôte invisible : Zoffany, auteur de bien intéressantes conversation pieces_ l’a peint en Inde. Le colonel Blair faisait partie de la Compagnie des Indes orientales et commandait la brigade de Cawnpore. Le contexte indien est indiqué par la présence de la petite indigène et par les trois tableaux au mur évoquant des coutumes indiennes.

Ce tableau est pour le narrateur le lieu d’une découverte. À force de le contempler, à bien le regarder _ et c’est absolument nécessaire _, il ne lui est plus étranger, il lui devient consubstantiel. Il le reconnaît _ voilà. Non seulement il voit son aïeul _ Léopold _ aux côtés de sa femme Marie- Jeanne et de leurs deux filles, Jeanne (13 ans) et Marie- Anne (8 ans), mais il sait qu’ils sont _ eux aussi _ accompagnés d’une jeune ayah (11 ans), « pieds nus, enveloppée d’un châle imprimé en indienne rouge, dans un pantalon kaki, avec une tunique blanche à rayures verticales dorées ». « Le roman peut commencer ». « Imagination vraie » (Montaigne), dédoublement et variations _ mais dénués d’arbitraire.

L’auteur qui vit cette expérience scripturale _ car c’en est est une : l’écriture dépliant et déployant en vérité de connaissance l’implicite jusqu’alors inaperçu, non découvert, demeuré inconnu en ces traces trop superficiellement regardées jusqu’alors, par qui ne s’y intéressait pas vraiment... _ dévoile les circonstances de la composition de ce nouveau tableau, de ce tableau ainsi traduit _ par l’imageance active et informée et surtout passionnément curieuse du regardeur à son écritoire, en son vivant work in progress Et de mettre en scène _ ici et maintenant, sur sa page _ le peintre qui l’a conçu. Comme René de Ceccatty l’avoue : « Rien n’est plus enivrant pour un romancier que l’invention d’un peintre ». Et l’auteur de se plaire à représenter non seulement Johann Zoffany, mais encore Nicolas Lépicié (dont les dates avérées sont : 1735-1784) : « C’est ainsi que, par une belle après-midi de mars 1773, deux peintres venus de Chalon, firent la connaissance de mon aïeul Léopold, de sa femme et de ses filles créoles, et de leur jeune ayah, Anjâli ». Les deux artistes étaient venus pour peindre sur le motif _ comme cela commençait en ces années du XVIIIe siècle à se pratiquer ; j’en donne moi-même pour exemple le peintre anglais Thomas Jones ; cf L’Originalité de Thomas Jones, de Lawrence Gowing ; ainsi que mon article du 6 mai 2018 : « «  _, mais « il fallait remercier Léopold et Jeanne de leur hospitalité. » Johann incite Nicolas à « peindre la famille entière ». Comme il a « une grande expérience des conversation pieces », c’est lui qui la met en scène. Le colonel Blair et sa famille est définitivement évincé au profit de Léopold et sa famille, de retour d’Inde, dans leur demeure de Franche-Comté. Mais ce n’est pas Zoffanny qui la peint. Une nouvelle toile naît, mise en scène par Johann mais réalisée par Nicolas, un work in progress, qui sera terminé quand les peintres prendront congé.

Une nouvelle toile, copie et variante de la première.

« L’arrivée de ces visiteurs imprévus eut sur cette famille […] un effet considérable » et en particulier facilita en eux la résurgence _ mémorielle imprévue _ de l’Inde. Mais, après leur départ, tout sombra dans l’oubli, les séances de pose et l’Inde elle-même. Toutefois, longtemps après, après la mort de Léopold, Marie-Jeanne et Anjâli, en leur grand âge, reparleront de cette visite et regarderont une ultime fois la toile peinte par Nicolas conservée _ et retrouvée _ dans une armoire.

Si René de Ceccatty situe la scène en 1835, ce n’est pas un hasard. Il précise : « On est en 1835, lorsque Sigalon peint sa copie du Jugement dernier _ de Michel-Ange, à la chapelle Sixtineà Rome ». Cette date renvoie au parcours littéraire de l’auteur. On se souvient d’Objet d’amour (2015 _ cf mon article très détaillé du 24 mai 2016 : « «  _) et de Sigalon, copiste de Michel-Ange et aussi de la citation de Balzac, au seuil de ce roman : « Inventer en toute chose, c’est vouloir mourir à petit feu ; copier, c’est vivre. » Et René de Ceccaty de tendre une toile indienne entre inventer et copier. Et René de Ceccatty de traduire.

Pour l’auteur, « le passage fortuit des deux peintres est la seule réalité possible » qui l’unisse _ in concreto _ à son sujet. Refusant l’oubli comme destin partagé, il écrit contre la destruction, la dévastation, la disparition _ voilà. Avec Le Soldat indien, il cherche à exhumer un passé profondément enfoui, un passé ancestral _ refoulé _, qui, il le sait, « n’a pas dit son dernier mot », un passé indice de sa _ propre _ vie. Un passé devenu _ par ce travail d’imageance mémorielle _ sien, éclairé par la figure _ pourtant _ inventée d’Anjâli, la petite ayah, fillette à la peau noire et aux yeux immenses, enfant arrachée à son Inde natale et à l’histoire de ses dieux _ et transplantée très loin ailleurs... Une Indienne spoliée. Une Indienne exilée, qui, une fois le livre refermé, restera dans nos mémoires.

Et c’est le grand mérite de l’auteur de dire avec lucidité et la perte et le saccage et la mort, tout en laissant une fenêtre ouverte sur un jardin intérieur où des fleurs sortent de terre quoi qu’il advienne. Et René de Ceccatty de graver en son texte _ à la toute fin du Soldat indien, au bas de la page 152… _ les mots magnifiques du moine japonais Dôgen : « Rares sont ceux qui savent que les événements sont des entrelacs de glycine »… _ des entrelacs, voilà ; et de fleurs grimpantes…

Martine Sagaert…

La mémoire attend d’être racontée, exactement comme les rêves 

« Le secret de la littérature se niche dans la voix qui s’élève de la page. Il faut toujours être attentif à cette voix.
Dans les livres qu’on lit et dans ceux qu’on écrit »

René de Ceccatty, quand avez-vous écrit Le Soldat indien ?

René de Ceccatty : J’ai écrit Le Soldat indien juste après Mes années japonaises, paru en 2019 – donc durant le confinement – à partir de la mi-2019 et j’ai terminé vers le mois de juin 2020.

Le Soldat indien est le troisième tome d’une quête commencée avec Enfance, dernier chapitre (Gallimard, 2017) et Mes années japonaises (Mercure de France, 2019). Quelle place ce texte a-t-il dans la trilogie ?

René de Ceccatty : Lorsque j’ai commencé Enfance, dernier chapitre, je pensais tout simplement entreprendre une réelle autobiographie, dont les parties seraient chronologiques : mon enfance, puis l’entrée dans le monde « des autres » (c’est-à-dire l’école et les amitiés adolescentes, l’éducation, la découverte de l’expression littéraire), puis le monde avec les autres (les années d’existence commune avec une amie, puis un ami), puis la période solitaire et chaotique, et enfin une forme de sérénité rétrospective avec une nouvelle vie, conjugale et familiale. Les titres et dates de ces parties étaient clairs dans mon esprit : Le paysage intérieur (1955-1962), Le monde des autres (1963-1975), La vie partagée (1976-1993), La maison solitaire (1994- 2004) et Le miroir du chemin (2005). Mais il m’est rapidement apparu que ma manière d’écrire qui impliquait de constants va-et-vient _ et des expériences de « télétransportation » : le mot-hapax se trouve à la page 306 d’Enfance, dernier chapitre ; cf mon article du 12 décembre 2017 : « « , où je commente l’emploi de cet hapax ; ainsi que mon article du 9 septembre 2019 : «  » … _, des flashbacks et des anticipations, se prêtait peu à une division temporelle aussi rigide.

Et dès ce premier tome, j’ai enfreint la règle chronologique, car si j’ai bien décrit mon enfance, en Tunisie et à Montpellier, j’ai évoqué la mort de ma mère qui s’est produite pendant la rédaction de la fin de mon livre, et même, pour être honnête, y ai mis un terme obligé, en juin 2015. Le dernier chapitre de mon enfance était nécessairement écrit par la mort de maman. Je ne sortais de l’enfance que par sa mort. Sa maladie m’avait conduit à acheter un petit appartement où je me rendais régulièrement pour venir la voir à Montpellier. Et cette réinstallation partielle dans la ville de mon enfance et de mon adolescence les ranimait de façon très vive _ bien sûr _, car mes réminiscences prenaient place dans des lieux que j’avais sous les yeux _ voilà _, et mes sensations n’étaient que davantage aiguisées par cette proximité _ en effet. Le climat, les couleurs, les odeurs, la végétation, la familiarité des noms n’avaient pas besoin _ alors _ d’être recréés par la mémoire. Et je revoyais, par ailleurs, la Tunisie (de ma petite enfance, entre 1952 et 1958), à partir de Montpellier, c’est-à-dire que je voyais ma petite enfance avec le regard d’un enfant et d’un adolescent. C’était donc moins le souvenir de la Tunisie même, que le souvenir du souvenir de la Tunisie _ oui : la mémoire elle aussi se construit, se déconstruit, se reconstruit ; René de Ceccatty le sait mieux que personne et s’emploie à en déjouer les pièges et les impasses, en sa quête infinie de connaissance la plus vraie possible et accessible, en ce travail, qui passe par l’imageance la plus honnête et la plus vraisemblable (en sa propre très exigeante autocritique) possible

J’avais du reste écrit un livre pour enfants, intitulé Rue de la Méditerranée, du nom de la rue où nous avions vécu à Montpellier, de 1962 à 1965, et dans ce livre je mêlais ma toute petite enfance à Mégrine, en Tunisie, et mon adolescence montpelliéraine où cette petite enfance m’obsédait, comme un paradis perdu. En mourant, maman interrompait brutalement le souvenir du souvenir.

Le deuxième tome avait eu dans mon esprit pour titre Juillets et autres mois. Car, me résignant à ce rapport mobile au temps, j’avais pensé évoquer pour la deuxième phase de ma vie, ces étés où j’avais connu des expériences déterminantes. Et il y avait notamment un été japonais. J’ai sauté par-dessus l’adolescence, car cette époque me paraissait trop impersonnelle, étant trop guidée par les études, par le mimétisme qu’elles impliquent, par les contraintes de la vie collective et pédagogique. Et passant au Japon, j’ai dû accepter de me concentrer sur mon rapport à cette culture, non pas seulement sur la période où j’ai vécu à Tôkyô (de 1977 à 1979), mais sur tout ce qui concernait ma relation à la civilisation japonaise _ et c’est en effet considérablement plus large que la période de ce premier séjour au Japon, de 1977 à 1979 _, avec les conséquences importantes qu’a eu ma fréquentation _ qui continue de se continuer aujourd’hui _ de la langue et de la littérature japonaise.

Le troisième tome était, toujours selon ma méthode d’anticipation, déjà entamé : car j’avais, dans les deux livres, raconté de manière allusive des événements ultérieurs, intellectuels, professionnels, sentimentaux, géographiques… Et surtout les années 1991-2004, je les avais racontées dans l’Accompagnement, dans mes cinq romans du cycle d’Aimer _ consacré à « Hervé«  ; c’est-à-dire Aimersuivi de Consolation provisoire, L’Eloignement, Fiction douce (dans lequel apparaissent mon cousin Adolfo Bioy en personne, ainsi que l’ombre de son épouse Silvina Ocampo : mais oui ! Cf mon article du 21 mars 2018 : « « …) et Une Fin : un cycle passionnant !.. _ et dans le diptyque _ qui suivaitL’Hôte invisible et Raphaël et Raphaël. Alors j’ai décidé d’approfondir une enquête que j’avais ébauchée dans Enfance, dernier chapitre où j’avais été assez précis sur la généalogie des différentes branches familiales, maternelle et paternelle. J’étais tombé, en remontant l’arbre de mon père, c’est-à-dire la famille dont je porte le patronyme, sur un ancêtre, Charles François Léopold _ Pavans de Ceccatty _, né en 1724, qui avait été lieutenant dans le régiment de Lorraine et avait participé, à ce titre, à la guerre de sept ans contre l’Angleterre, et avait été envoyé en Inde. Et j’ai voulu moins raconter son histoire (sur laquelle j’avais peu d’éléments, sinon ceux que fournissent les archives d’outre-mer d’Aix-en-Provence, et les récits sur l’histoire de Pondichéry à laquelle son nom était lié et dans laquelle il apparaissait une ou deux fois, en tant que major-général de la forteresse de Karikal) que de comprendre mon rapport _ voilà ! _ avec cette ascendance et le phénomène de la mémoire familiale, entre légende et occultation _ très emmêlées : un écheveau complexe à tenter d’un peu démêler... Et je me suis aperçu qu’il y avait plus d’oubli _ volontaire, par déni, ou inconscient, par refoulement subi : les deux _ que de mémoire.

Un événement a été déterminant, c’est une invitation à Tunis où j’ai participé à un colloque sur la francophonie, colloque bidon comme il s’en organise à travers le monde, une sorte de langue de bois institutionnelle, télécommandée par des hauts fonctionnaires qui justifient _ bien mal _ leurs missions administratives d’autocélébration. Et j’en ai profité pour retourner dans le village de ma petite enfance, à Mégrine-Coteaux, dans la banlieue de Tunis, près du lac. Et j’ai eu la curiosité d’aller au cimetière chrétien, sur la route de Sidi Rezig, où j’ai découvert que les tombes chrétiennes avaient été profanées. Je me suis promené dans tout le village pour revoir les maisons de ma famille, et je me souvenais très précisément non seulement de leur emplacement, mais de celui du cimetière où plus aucun membre de ma famille ne se trouvait, car la dépouille de mon grand-père maternel _ Hamida Freah _, mort _ le 13 mars 1934 _ bien avant ma naissance _ le 27 décembre 1951 _, avait été transférée par ma grand-mère _ Françoise _ à Montpellier. Mais ce fut une vision d’horreur : ces sépulcres éventrés, ces cercueils entrouverts. Et j’ai été obsédé par l’idée de l’oubli des morts et de la profanation.

Et il y avait donc aussi un autre oubli, celui de mon aïeul Léopold qui n’avait jamais fait partie de la légende familiale. Une mauvaise interprétation du blason de notre nom avait attribué à un imaginaire rôle de gouverneur de l’île de la Réunion la présence de deux « têtes de nègres » qui, en réalité, se référaient à la guerre des Indes, où mon ancêtre avait payé de ses propres deniers l’armée des Cipayes qui avaient été exploités sans solde par l’armée française. Lui aussi, d’une certaine manière, par l’oubli où il avait sombré, avait été profané _ l’oubli profane donc les personnes ainsi effacées des souvenirs actifs des vivants ; et l’effort de remémoration vraie est en quelque façon un essai ainsi qu’une forme de réparation de cette profanation… C’était pour moi une façon de traiter la question de la mémoire d’une manière différente des deux méthodes, elles-mêmes distinctes, que j’avais eues dans Enfance, dernier chapitre et dans Mes années japonaises . Et c’était bien sûr un autre type de passé… Et qui impliquait un autre type d’approche littéraire.

Pourquoi cette investigation généalogique ?

René de Ceccatty : Comme je l’ai dit, j’avais besoin de comprendre _ surtout, en effet ! _, plus que de réparer un oubli _ ne pas demeurer dans l’inintelligence des personnes et de leurs vies (et œuvres)… Mais qu’il soit clair que mon objectif n’était pas de donner une valeur quelconque à la présence d’un ancêtre qui aurait joué un rôle dans l’Histoire, puisque cette Histoire, de toute façon, je la réprouve, celle d’une guerre inepte et d’une colonisation inacceptable. Je suis troublé de m’apercevoir qu’il y a eu dans ma famille, de tous côtés, d’innombrables déplacements _ voilà, à de nombreuses reprises dans le passé _, qui ne correspondent pas à des choix, à des tempéraments d’aventuriers, mais plutôt à une sorte d’inertie de l’Histoire _ subie par eux _, que ce soit celle des mouvements de populations entières, que l’on convainc de chercher fortune ailleurs, ou que ce soit celle, atroce, des guerres de conquête. Il y avait à la génération de mon père _ revenu en France, lui, à Montpellier, à la fin de l’année 1957 : Bernard Pavans de Ceccatty était né le 27 octobre 1925 à la Ville-Dieu-du-Temple (Tarn-et-Garonne) _ un refus de ce passé, récent ou lointain. Mon père avait pour les voyages un vif intérêt. Il avait vécu aux États-Unis, comme très jeune mobilisé dans l’aéronavale française encadrée par l’armée américaine préparant le débarquement, y aurait fini sa vie s’il n’était pas tombé malade. Il avait été nommé à cinquante-cinq ans à Manhattan où il avait l’intention de s’installer avec ma mère. Mais le dernier voyage n’a pas eu lieu _ à cause de sa maladie terminale : il décèdera à Montpellier, à l’âge de 59 ans, le 25 janvier 1984. Ce passé indien était totalement ignoré par ma famille. Nous ne parlions qu’incidemment du berceau familial franc-comtois, mais nous ne nous interrogions pas sur une période aussi lointaine. Je n’ai aucune garantie d’avoir une part de l’ADN de Léopold, puisque sur toutes ces générations, il a pu y avoir des femmes infidèles… Ma mémoire par l’écriture n’est qu’une faible réponse, je le sais, à l’oubli des morts. C’est pourtant contre lui _ cet oubli des morts, donc _, malgré tout, que je lutte. Comme toujours d’ailleurs. Ayant écrit de nombreuses biographies, je suis familier des recherches d’archives. Après tout ce travail que j’ai fait pour Moravia, Elsa Morante, Pasolini, je pouvais le faire pour moi-même. Mais ce n’est pas pour édifier une légende. Plutôt pour comprendre la perte _ voilà : comprendre, surtout comprendre ; plus et bien mieux encore que savoir et connaître. Pas seulement la perte de Pondichéry… Mais la perte de tout indice, de toute trace _ et commencer par rechercher et retrouver ces traces qui constituent des indices pour la recherche qui permettra bientôt l’intelligence des choses, des œuvres, et surtout des personnes ayant vécu.

Ce qui nous invite à passer de la généalogie à la génétique textuelle. Avez-vous écrit ce texte à l’ordinateur ?

René de Ceccatty : Non, je n’écris directement à l’ordinateur que mes textes théoriques, mes articles, mes conférences, mes entretiens et mes biographies, qui exigent des recherches successives, des ajouts, des révisions constantes, des précisions, des réorganisations d’informations et ne réclament pas le flux, disons, plus intérieur _ voilà : en un geste dynamique poursuivi, et qui sera, par et en cet élan même (musical), suivi d’effets un peu féconds _ qui est celui de la littérature reposant sur une expérience personnelle, sur une mémoire intime, etc. J’écris à la main, comme j’écris à la main mes lettres et mon journal intime, matin après matin. Ensuite, je recopie à l’ordinateur, et je peux alors faire un découpage, et parfois une réorganisation. J’écris de manière continue _ voilà : dans l’élan vivant et poursuivi du geste lui-même de la pensée comme de la main _, sans alinéa, sans changement de page, dans la version manuscrite _ en évitant, en cette phase créative,  ce qui coupe et sépare et isole. Sur des cahiers à couverture cartonnée. J’écris sans méthode, sans emploi du temps, mais je ne commence à écrire que lorsque tout est organisé dans ma tête et quand je sais pouvoir disposer d’un temps suffisant, sur une période donnée _ pour le suivi de cet élan créateur ainsi disponible et très activement présent. Cela dit, j’ai une grande capacité de concentration _ c’est bien sûr capital ! _, qui fait que je peux écrire dans des périodes par ailleurs agitées et occupées par d’autres activités (d’édition, de traduction, de journalisme littéraire, de théâtre). Cela ne m’a jamais gêné. C’est même pour moi une épreuve nécessaire, qui me permet de comprendre si ma concentration est assez forte _ pour maintenir à distance le reste _ et si mon projet est assez nécessaire et impérieux _ voilà : et c’est là bien sûr un critère absolument décisif !

Votre écriture est plutôt une écriture à processus _ sur une durée suivie, et ouverte : créatrice _, est-ce à dire que vous n’avez pas de programme initial ?

René de Ceccatty : La division en chapitres n’apparaît qu’à la dernière phase, puisque j’écris tout à la suite _ voilà. Mais je sais, avant de commencer, en gros, ce que le livre contiendra et comment il évoluera. Ce livre en particulier avait trois mouvements : je ne dis pas parties, parce que chacun de ces mouvements déborde sur les deux autres et continue à apparaître par en-dessous _ sans rien d’absolument fermé et entièrement étanche. Les trois mouvements sont : mon retour en Tunisie et ma découverte des tombes profanées ; mes recherches généalogiques et historiques sur Léopold ; et la fiction sur le retour de la famille de Léopold à Salins-les-bains avec sa femme créole, leurs deux filles, et la petite ayah Anjâli.

La structure étrange de mon livre n’est pas romanesque _ en effet _, mais utilise trois styles : celui d’un récit très intime, auto-biographique, où je raconte mon bref séjour _ à Tunis et Mégrine _ et la découverte des tombes, point de départ de la réflexion sur la profanation. Puis celui, assez « historique », de mes recherches généalogiques et historiques : et là pour reconstituer le voyage en bateau de Lorient à Pondichéry et la guerre, j’ai utilisé des documents (un récit de Bernardin de Saint-Pierre, un roman de Judith Gautier, des textes de Voltaire, des Mémoires sur des militaires ayant participé à cette guerre, des livres sur Lally-Tollendal, le gouverneur de Pondichéry décapité, des comptes rendus de son procès et de celui de sa réhabilitation impossible, des essais sur l’histoire des comptoirs et la Compagnie des Indes, des descriptions de la marine marchande et militaire du XVIIIe siècle). Enfin, celui, plus romanesque _ lui _, du retour, avec la séance de pose familiale pour les deux peintres Johann Zoffany et Nicolas-Bernard Lépicié, tous deux spécialistes de conversation pieces. Il se trouve que Zoffany avait représenté la famille d’un militaire de retour des Indes, avec deux filles et une jeune Indienne. La séance de pose avec les deux peintres me permettait de reconstituer dans mon esprit _ voilà ; et pour le récit _ ce groupe familial avec l’aide des tableaux (auxquels j’ai ajouté des paysages de Courbet qui a vécu tout près de mes ancêtres, à quelques kilomètres des maisons familiales… que moi- même je n’ai pas connues). Le découpage en brefs chapitres est venu au moment où j’ai recopié _ toutes ces remarques sur l’atelier de ce Soldat indien in progress sont passionnantes…

Il n’y a pas eu de réécritures. Bien sûr, je corrige en me relisant. Il m’arrive de déplacer un chapitre. Et je fais des ajouts, des suppressions (de répétitions, de développements qui interrompent le flux). Mais de réécriture, non. Je change, on l’a compris, souvent le titre d’un livre. Il s’intitulait Trésor furtif, monde perdu _ demeure à préciser davantage le choix de ce titre définitif : pourquoi avoir porté le focus sur ce personnage, et ces qualificatifs-là ?

Et j’ai alors ajouté un avant-propos, car j’étais conscient de la bizarrerie de mon projet, qu’il fallait sans doute expliquer _ oui. Je voulais échapper au travers un peu « mythifiant » de tout récit généalogique, surtout avec une famille aristocratique. Cela dit, je crois avoir été assez clair _ oui. Le destin de mon ancêtre était triste. Il avait, comme Barry Lyndon, dont je le rapproche _ fort justement ! _, participé à une guerre absurde, où il ne comprenait pas son rôle. Il était revenu pitoyable _ voilà _ dans sa Franche-Comté natale. Son nom n’apparaît que comme témoin à charge dans le procès de réhabilitation de Lally-Tollendal, dans les livres d’Histoire… Et dans une biographie d’un parent de Marie-Jeanne Lenoir, sa femme. Et sa famille, la mienne, l’avait totalement oublié _ voilà. C’est l’histoire d’une disparition _ mais il en est quelques autres encore dans la mémoire familiale… Je voulais qu’apparaisse dans la structure même de mon livre cette idée d’une disparition, d’une profanation, d’un effacement, d’un oubli. Et finalement, Anjâli, la petite ayah, telle que je la fais mourir peu après Marie-Jeanne, est, elle-même, l’emblème de cet oubli, elle, quoique imaginaire, l’oubliée des oubliées, mourant sur le chemin vers la mer, avant même d’atteindre Lorient, d’où elle espérait s’embarquer pour retourner en Inde. Il y a dans ces dernières pages beaucoup de réminiscences, de ma vie, de mes lectures, de mon travail, de mes rencontres, certaines explicites, d’autres non. La mort de Marie-Jeanne reproduit en partie celle de ma mère.

Gide parlait de rétroaction du livre sur celui qui l’écrit. Est-ce que l’écriture de ce livre vous a transformé ?

René de Ceccatty : Ce qui m’a ébranlé, c’est le désintérêt du groupe éditorial _ Gallimard _ qui jusqu’ici m’avait publié, pour ce livre. Et ce qui m’a beaucoup ému, c’est le fait que ma toute première éditrice, Colette Lambrichs, m’accueille. Elle avait publié, avec son mari Joaquim Vital, mes trois premiers romans, mes premières traductions _ aux Éditions de la Différence : Personnes et personnages, en 1979 ; Jardins et rues des capitales, en 1980 ; et Esther, en 1982. Et, après la disparition des éditions de la Différence, elle a fondé Canoë et me publie, ce que je trouve très beau. Cet épisode éditorial douloureux qui se termine bien est en soi assez banal. Les auteurs ne parlent jamais de ce type de mésaventures, dont je suis, moi, travaillant dans une maison d’édition, le constant témoin. Ce n’est pas l’écriture du livre qui m’a transformé, mais plutôt l’histoire de son édition _ voilà. Le caractère très relatif des jugements éditoriaux, le plus souvent arbitraires, et donc violents, n’est certes pas quelque chose que je découvre maintenant, je le connais depuis toujours. La plupart des éditeurs travaillant dans de grandes maisons sont totalement perdus _ voilà _, et décident au petit bonheur la chance, en répondant à telle ou telle pression occasionnelle, à tel ou tel principe économique changeant, et avec une idée très floue de ce qu’ils lisent, de ce qu’ils veulent, de ce qu’ils font. Les petits éditeurs indépendants n’ayant de compte à rendre à personne qu’à eux sont beaucoup plus sûrs de leurs choix, mais aussi ont-ils des destins incertains et précaires.

Ce qui aurait pu me transformer, c’est le fait qu’Anjâli, la petite Indienne, que j’ai fait naître d’un tableau, ait une forme de vie. Jusqu’ici, la plupart des lecteurs qui m’ont commenté leur lecture, m’ont parlé d’Anjâli. Tiens, Anjâli est vivante, ai-je compris _ par la grâce de l’écriture… Alors que, manifestement, je refuse la vie à Léopold : je ne le fais pas sortir des archives, des témoignages directs ou indirects _ en effet : c’est un homme détruit. C’est un combat que je mène contre la forme romanesque, en laquelle je n’ai pas confiance _ comme je partage cet avis ! _, sans doute par déformation professionnelle, étant contraint de lire tant de mauvais romans, publiés ou pas. Nous le savons tous, ce n’est pas dans la forme romanesque que se cache le secret de la littérature, mais dans autre chose qui n’est pas nécessairement incompatible avec le roman, mais qui n’est pas indispensablement ce qui définit le roman. Le secret de la littérature se niche dans la voix qui s’élève de la page. Il faut toujours être attentif à cette voix. Dans les livres qu’on lit et dans ceux que l’on écrit.

Ce livre, pour des raisons de distribution et de visibilité d’une petite maison d’édition, paraît de façon presque clandestine _ et c’est bien regrettable. Cela ne me déplaît pas. Car mieux vaut ne pas être vu dans une position clandestine que de ne pas l’être alors qu’on vous expose, situation que j’ai aussi connue…

Quant à ce que me dit sur moi-même le livre que j’ai écrit, il est trop tôt pour que je parvienne à l’entendre _ le recul du temps est ici nécessaire aux divers degrés, imprévisibles, des prises de conscience de la part de l’auteur du texte. Cf le « Je est un autre » d’Arthur Rimbaud

Entretien réalisé par Martine Sagaert

LES LETTRES FRANÇAISES . AVRIL 2022 .

C’est bien sûr passionnant !
Ce dimanche 8 mai 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

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