Sur la liberté d’écriture du récit : les conquêtes du travail de René de Ceccatty en son « Enfance, dernier chapitre »

— Ecrit le lundi 8 janvier 2018 dans la rubriqueLittératures, Rencontres”.

La réponse d’Aharon Appelfeld, le 19 mars 2008

_ que voici :  » La différence entre un roman, entre l’écriture romanesque et l’écriture de mémoire, par exemple, c’est que l’écriture du roman mobilise toute la personne _ voilà _, mobilise ses sens, sa sensibilité, son imagination et sa mémoire. Si on se contente d’écrire ou de raconter ses mémoires, son autobiographie, on s’intéresse à, et on part surtout de, la dimension chronologique de l’être ; on se cantonne à ça _ l’alternative se situe donc entre se mobiliser et être cantonné. Si on n’écrit qu’à partir des sens, on fait de la littérature pornographique. Si on n’écrit qu’à partir du sentiment, c’est de la littérature sentimentale. Si on écrit uniquement à partir de l’intellect, c’est de la philosophie, et ce n’est plus de la littérature. Et si on n’écrit qu’à partir de son imagination, c’est de la science-fiction _ toutes écritures de cantonnement et d’immobilisation. Le roman, lui, fait la synthèse, et mobilise tout mon être«  _,

à ma question

_ que voici, à 36′ 33 du podcast au sein de l’article Ré-écouter la voix d’Aharon Appelfeld : à Bordeaux le 19 mars 2008   » Merci d’être présent. Je voudrais vous demander ce que vous apporte votre écriture, en particulier romanesque, par rapport à ce que vons avez vécu ; puisque La Chambre de Mariana reprend ce que vous avez raconté dans Histoire d’une vieAlors je voudrais vous demander ce que vous apporte cette écriture de type romanesque, qui n’est pas de l’ordre du divertissement, par rapport au sens de votre vie.«   _

sur ce qu’apportait l’écriture romanesque au sens qu’il donnait, lui, à sa vie,

la réponse d’Aharon Appelfeld

a réactivé mon attention au « principe flottant
sur la nature particulière de cet objet qu’est l’enfance » (ces expressions se trouvent à la page 350)
qui anime fondamentalement le récit d’Enfance, dernier chapitre, de René de Ceccatty ;

et par opposition à ce que René de Ceccatty, lui, nomme « une narration linéaire, événementielle, chronologique »

(cf aussi ce passage page 394 :

« mes réticences à m’en tenir à une _ simple _ chronologie linéaire
ne relèvent pas de ce qu’on pourrait présenter négativement comme un désordre structurel
ou une négligence de construction,
ni d’un aléatoire soumis au système de l’association d’idées,
ni encore d’une « manière » que j’ai adoptée dans certains de mes livres _ des biographies _ consacrés à des personnalités dites complexes dont j’ai tracé le portrait en m’autorisant une libre circulation temporelle _ voilà l’expression cruciale : « en m’autorisant une libre circulation temporelle«  _,
mais _ bien plus essentiellement _ de la nature même _ voilà ! _ de cet objet de réflexion qu’est l’enfance.
Non seulement « objet de réflexion », mais essence même _ voilà ! qui consiste en un questionnement ouvert par des va-et-vient permanents (et sans fin), allant de l’inconnu, déroutant, à l’un peu mieux connu (et retour)…  _ de la réflexion. ») ;

ou encore par rapport à ce qu’aurait pu être un récit « par listes » (page 198 :
« On pourrait raconter une enfance par les odeurs (…). Par les vêtements. Par les lectures.
Par listes.
Mais ce serait renoncer au système d’associations d’idées _ en permanence ouvert sur de l’à découvrir, lui… _ qui préside _ voilà ! _ à la rédaction de ce livre,
dont aucun chapitre ne se ferme définitivement _ comme pour un Montaigne (« tant qu’il y aura de l’encre et du papier au monde« ) ou pour un Proust ne cessant d’abouter et accoller à son texte déjà écrit, de nouvelles  « paperolles«  _, ni aucune scène ne peut _ en sa singularité _ être classée _ rangée, bouclée, enfermée en une catégorie délimitée à jamais _ »).


Tout demeurant, et en permanence, ouvert et questionnant,

taraudant l’auteur ;

comme plus tard le lecteur, en un dialogue se poursuivant, lui aussi, à l’infini.

L’œuvre est fondamentalement ouverte.

La méthode, parfaitement ajustée à la complexité même de l’objet qu’il s’est assigné : « l’enfance » comme « essence même de la réflexion »,

est donc pleinement et parfaitement assumée par l’auteur, qui s’y déploie avec bonheur…

Car, page 370 :

« C’est le propre de la mémoire
de ne pas plus épuiser ou pâlir les images qui lui reviennent,
que de pouvoir s’y arrêter ».


Ce penser ne cessant de bouger

et s’étendre en une pluralité de directions, elles-mêmes nécessaires…

Ainsi ce « travail » de remémoration-écriture lui-même ne peut-il être qu’infini :


« Le travail n’est pas terminé. Par qui _ d’autre _ pourra-t-il l’être jamais ? » termine ainsi René de Ceccatty, page 405, ce très riche et principal chapitre « Enfance » de ce merveilleux livre…

Il me semble _ est-ce une question d’âge de l’écrivant ? ou une question d’époque (« modernité«  me paraîtrait incongru ici) de l’écriture ? ou tout simplement une affaire de degré de liberté conquise peu à peu en son œuvre même (et en sa vie ?) par l’auteur ? _
que René de Ceccatty parvient
_ et cela quelles que soient ses propres « réticences », voire « remords », ou scrupules
(qui même parfois, je l’avoue, m’agacent un peu, ô très légèrement ! : qu’il soit donc un peu plus confiant en lui-même et en son merveilleux pouvoir d’auteur ! il s’en est donné pleinement et magnifiquement, opus après opus, le droit effectif)… _ ;

il me semble qu’il parvient ici _ en dépit de ces doutes et inquiétudes qui le taraudent ! il craint un peu trop, parfois, de ne pas être à la hauteur de son défi d’auteur, par rapport à d’autres qui l’ont impressionné… _
à une merveilleuse liberté de circulation (d’« imageance ») d’une image à l’autre,
qui me séduit tant comme lecteur, appréciant cette magnifique mobilité (et justesse !) :

parfaitement « dansante », aurait dit sa mère (cf page 242)…

Et à l’image du funambule de Genet, que partagent et Marie-José Mondzain et René de Ceccatty,

il me faut ajouter celle, sublime elle aussi, du « danseur de cordes«  _ voilà ! _ du magistral Prologue d’Ainsi Parlait Zarathoustra de Nietzsche, comment pourrais-je ne pas y penser ?..  


« En m’autorisant une libre circulation temporelle », disait donc René de Ceccatty _ c’était alors à propos de ses travaux de biographies d’auteurs _, à la page 394.

Aisance et hyper-mobilité dansante de « circulation »

à laquelle n’a pas, me semble-t-il, tout à fait osé se rendre plus souvent un Aharon Appelfeld (Jadova, 16-2-1932 – Petah Tikva, 4-1-2018) en son écriture mémorielle,
réservant, lui, cette écriture dansée-là, à sa seule écriture de fictions…

Pardon de sans cesse ramener à ce livre déjà ancien pour lui, René de Ceccatty, qu’est Enfance, dernier chapitre, paru le 2 février 2017,


mais ses échos sont toujours tellement présents pour moi _ le livre ne quittant, d’ailleurs, pas mon bureau, il demeure à portée de ma main et de mes relectures ! Et continue de me travailler : je m’y réfère… _,
me rendant même d’autres lectures _ telle celle du Classé sans suite de Claudio Magris, comportant, pourtant, lui aussi bien des déplacements dans l’espace comme dans le temps _ un peu trop lourdes, et même par moments plombées…

Idéalement,

il me plairait de voir désormais René de Ceccatty auteur pousser un peu plus loin la confiance en lui-même,

et se révéler encore un peu plus serein et heureux en son écriture, si porteuse,

si « télétransporteuse » même…

Mais ce serait probablement aller à l’encontre de sa foncière humilité personnelle,
et de son infini auto-questionnement d’auteur, travaillé au tréfonds de sa quête d’écriture, par l’insatisfaction de l’à-peu-près, de l’améliorable, sur la voie qu’il a empruntée vers toujours _ de même qu’en son travail de traduction ! _ davantage de précision et pertinence,
parce que perpétuellement et sans fin dans le souci et la recherche active de constants nouveaux progrès de justesse…
Et cela n’est bien sûr en rien reprochable !..

A quel moment doit-on donc décider qu’une œuvre a atteint enfin son point d’achèvement ?..

Tout au contraire : nous nous sentons comme en devoir de le rassurer _ il sait nous transporter ! _ et de l’en épauler…

Ce lundi 8 janvier 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

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