La politique de mise sur le marché de coffrets de disques : un intéressant regard de Maciej Chizynski
La revue ResMusica a publié le 1er août une très intéressante,
et très documentée,
« opinion » de Maciej Chizynski,
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intitulée Les coffrets de disques : une bénédiction ou pas ?…
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qui rencontrera, sinon la curiosité des mélomanes,
du moins celle des discophiles !
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La voici :
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Ces dernières années, les maisons de disques publient de plus en plus de coffrets consacrés à un compositeur, un interprète ou une thématique particulière ; si certaines parutions sont bienvenues, d’autres paraissent d’intérêt secondaire. Dès lors, ces parutions, sont-elles vraiment une bénédiction pour le mélomane ?
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D’aucuns se rappellent encore le temps où les disques étaient vendus séparément à un prix relativement élevé. Le marché français était alors économiquement moins attractif que son équivalent britannique ou allemand, les prix étant fixés localement par les filiales des labels comme par les distributeurs. Puis, la deuxième moitié des années 90 fut marquée par un premier grand changement : les disquaires pouvaient désormais agrandir leur stock d’albums importés de l’étranger, offrant des prix compétitifs. Le second changement important fut la multiplication des lecteurs de fichiers mp3 et du téléchargement en format numérique, dès le début des années 2000. Des plateformes illégales rendant alors possible le téléchargement gratuit, le marché connut une crise se traduisant par une baisse des ventes, et ce malgré l’existence de plateformes de téléchargement légales. En 2018, c’est en streaming que se sont effectuées, pour la première fois en France, plus de 50% des ventes de musique enregistrée, selon les chiffres publiés par le Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP). En revanche les ventes physiques et numériques prises ensemble représentaient seulement 40% du chiffre d’affaires de 2002 (1,4 milliard d’euros selon Capital).
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Ces changements obligèrent les éditeurs à modifier leur politique éditoriale. Pour attirer l’attention des consommateurs, ils durent alors proposer quelque chose de nouveau et d’unique. Certes, le coffret de disques était déjà connu, que ce soit par des éditions « économiques » parues chez EMI et Sony, ou par des éditions colossales à prix onéreux, comme la boîte réunissant en quatre-vingt-quatorze CD les enregistrements d’Arthur Rubinstein (RCA, 1999) ou le coffret de deux-cents CD Great Pianists of the 20th Century publié par Philips Records en 1999 et parrainé par Steinway & Sons. Si ces premières furent peu attractives pour les collectionneurs par l’austérité de leur présentation malgré leur coût peu élevé, les secondes, en revanche, furent trop chères et de dimensions trop volumineuses. Il fallut donc trouver une solution intermédiaire pour convaincre les mélomanes, y compris ceux qui n’avaient rien à voir avec le piratage mais dont les discothèques étaient déjà bien garnies.
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Produits de luxe ou solutions de facilité ?
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…À partir de 2005, Brilliant Classics a fait sensation en publiant une anthologie consacrée à des interprètes russes, y compris un ensemble de cent disques Russian Legends. Legendary Russian Soloists of the 20-th Century, puis, entre autres, une boîte réunissant des gravures de Maria Youdina (Clef d’or ResMusica). Le point fort de cette série fut qu’elle comprenait nombre d’enregistrements inédits ou méconnus. Parallèlement, ce label a lancé divers coffrets regroupant toutes les œuvres des plus grands compositeurs, en commençant par Mozart pour célébrer le 250e anniversaire de sa naissance. De ces éditions, celle dévolue à Beethoven fut la seule à forcer particulièrement notre admiration car elle rassemblait d’excellentes interprétations publiées sous licence d’autres maisons de disques. Parallèlement, EMI réalisa ses premiers coffrets dans le cadre de la série « Icon », très louée initialement car explorant les précieuses archives de la marque britannique (deux Clefs ResMusica pour les coffrets Solomon et Lipatti). Les produits EMI Icon furent appréciés principalement par le renom des interprètes mais pas forcément par la qualité des reports, bien que ceux-ci fussent occasionnellement bons, voire très bons, empruntés au label Testament. Simultanément, EMI proposa des produits hors de la série « Icon » qui méritent nos plus grands éloges, en particulier les coffrets Messiaen ou David Oïstrakh (l’intégralité de son legs pour cette marque), mais également Pablo Casals, gâché par le filtrage excessif des transferts. De son côté, Sony / RCA commença à publier des coffrets de luxe volumineux, relativement peu chers, faisant partie de la série Original Jacket Collection, reproduisant les pochettes de microsillons originales et englobant parfois la totalité des gravures de studio d’un interprète donné, par exemple de Glenn Gould (2007, 80 CD), Vladimir Horowitz (2009, 70 CD) ou Jascha Heifetz (2010, 104 CD). Chaque mois, on scrutait leur catalogue avec impatience pour voir quels coffrets allaient paraître. Prises ensemble, ces réalisations nous offrent un nombre quasiment incalculable d’enregistrements, jamais disponibles auparavant en une telle quantité. Si Sony / RCA maintient constamment un haut niveau éditorial et qualitatif (voir le coffret Yehudi Menuhin publié en 2016 ou le coffret Robert Casadesus de 2019, exemplaires), d’autres grands labels ne le font pas d’une manière pleinement satisfaisante, que ce soit Warner Classics ayant racheté EMI ou Universal. Pour les coffrets de Warner, les reports peuvent être de qualité variable, effectués depuis les bandes magnétiques originales (ou les meilleures sources disponibles, conformément à leur âge). Ce constat concerne également le travail de remastérisation réalisée suite aux reports par l’Art et Son Studio à Annecy : si les coffrets consacrés à Alfred Cortot et Scott Ross (Clef d’or ResMusica) sont de très bonnes rééditions, ceux rendant hommage à Yehudi Menuhin (Clef ResMusica) et au Philharmonia Orchestra, assez remarquables, s’avèrent imparfaits dans le répertoire symphonique. C’est l’inverse pour la remastérisation assurée par le studio Abbey Road de Londres, toujours pour Warner : si le coffret renfermant les enregistrements de studio de Maria Callas paraît magistral même dans les opéras, quoique peu satisfaisant au niveau du livret qui ne donne pas les textes chantés, celui englobant les sonates pour piano de Beethoven exécutées par Artur Schnabel souffre du filtrage des bruits de fond qui fait perdre des nuances du jeu et de la densité de son.
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Pour la numérisation des bandes analogiques par Universal, les anciens repiquages, effectués même dans les années 1980, sont parfois repris sans utiliser les dernières technologies, c’est le cas du coffret réunissant le legs discographique de Wilhelm Furtwängler. D’autres fois, le remastering offert est tout neuf, comme pour le coffret Wilhelm Backhaus. Ce constat ne concerne pas les gravures réalisées en numérique, comme celles de Seiji Ozawa et celles de Riccardo Chailly, mais on aurait préféré qu’elles soient éditées sur un support haute définition, notamment SACD, ce qui a lieu au Japon, ou Blu-ray, comme cela est déjà pratiqué pour certains coffrets parus en Europe. Par ailleurs, au sein du groupe Universal, nous pouvons citer la branche australienne Eloquence dont les coffrets impressionnent par une bonne qualité des reports comme par la valeur des interprètes, souvent injustement oubliés, comme pour l’album Eduardo del Pueyo.
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Depuis une quinzaine d’années, des nouveaux coffrets apparaissent à foison mais quelquefois, on s’interroge sur l’objectif de ces éditions : exhumer des enregistrements magistraux ou appliquer une politique purement commerciale ? Répondent-ils vraiment aux attentes des mélomanes les plus exigeants ? Nous pouvons par exemple nous poser cette question pour les parutions de Profil Medien (le coffret George Szell) et de Scribendum (le coffret Sofronitsky), pour lesquelles on remarque un ordonnancement chaotique et des transferts de qualité douteuse… auxquels s’ajoutent également le manque de dates correctes d’enregistrement, voire, pour Scribendum, de la durée du disque et du livret. Pour les interprètes, il peut aussi exister des confusions, comme pour Hans Knappertsbusch dirigeant la Symphonie n° 1 de Brahms qu’il n’a jamais gravée. De temps en temps, ces deux étiquettes nous réservent toutefois d’admirables surprises, comme l’énigmatique série consacrée aux artistes russes de Profil Medien ou le coffret Artur Rodziński de Scribendum (Clef ResMusica). À côté sont tout à fait satisfaisants certains des coffrets parus chez des petits et moyens labels. Nous citerons Marston Records (édition Féodor Chaliapine), Berliner Philharmoniker (édition Furtwängler, Clef d’or ResMusica), SWR Music (l’excellente collection Hans Rosbaud), Rhine Classics (édition Aldo Ferraresi, Clef d’or ResMusica) ou APR (l’intégrale des enregistrements de Robert Casadesus pour Columbia France), bien qu’ils ne soient pas non plus toujours parfaits, que ce soit en raison de la hauteur du diapason erronée, du filtrage des reports, du manque de bandes originales ou encore du format peu commode de la boîte (voir le coffret paru récemment en l’occasion du centenaire de la reprise de l’indépendance de la Pologne).
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Vous commencez à sérieusement vous demander si un coffret est bien une bénédiction et non pas un piège ? Vous cherchez un critère simple, par exemple acheter un coffret en fonction du sérieux de l’éditeur ? Certes, Sony / RCA domine le marché par la qualité, mais pourquoi certains de leurs coffrets sont-ils de format atypique, au point qu’il est compliqué de les installer sur une étagère ? Pour la série Original Jacket Collection, très belle, quelques-uns des disques durent moins de quarante minutes. Pourquoi l’industrie ne produit-elle pas de bons lecteurs de format Blu-ray afin que les labels puissent économiser de l’espace et optimiser les coûts de fabrication à l’instar d’Universal qui ajoute, ces dernières années, des disques Blu-ray à ses réalisations, comme pour les coffrets dévolus à Bernard Haitink et István Kertész ? Par ailleurs, la garantie sur les produits physiques pose problème car elle n’est pas illimitée. Si l’on découvre d’éventuels défauts de fabrication trop tard, on ne peut échanger ses disques. Et dans le cas d’achat en ligne, il faut que les coffrets soient bien emballés, sinon les boîtiers peuvent s’abîmer lors du transport.
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Comme on le voit, si les coffrets peuvent devenir un piège, car coûteux, prenant trop de place, ne s’écoutant pas en entier, ne tenant pas forcément toutes leurs promesses, ils n’en demeurent pas moins des objets très tentants pour le mélomane, du fait de leur rareté ou de leur luxe, et il est parfois bien difficile de leur résister.
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De quoi méditer…
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Ce jeudi 6 août 2020, Titus Curiosus – Francis Lippa
Tags: coffrets de CDs, commerce, discophiles, édition, Maciej Chizynski, marché, mélomanes