Posts Tagged ‘partage du sensible

Sur la part des désirs (d' »amateurs » d’oeuvres) dans la vie (et l’Histoire) des Arts

10jan

Tout spécialement pour Michèle Cohen

Un très intéressant _ par la précision de ses détails, comme par la vigueur et la pertinence de ses focalisations _ travail d' »Histoire de l’Art » : « Les Amateurs d’Art à Paris au XVIIIe siècle« , par Charlotte Guichard, dans la collection « Époques » aux Éditions Champ Vallon

_ l’ouvrage paru en septembre 2008 est assez tardivement « apparu » dans la chronique de livres des journaux : dans le cas de ma « découverte », c’est grâce à l’article « Profession : amateur«  (avec pour sous-titre « le rôle de l’Académie royale au XVIIIe siècle« ) de Jean-Yves Grenier, en page du cahier « Livres » de Libération, jeudi 8 janvier dernier…

L’article étant accompagné de cette phrase le « signalant » au lecteur (peut-être parfois un peu trop pressé) : « Parlementaire, financier, mais aussi membre de l’élite politique » (…) « l’amateur doit faire preuve d’un goût sûr et éclairé, à la différence d’un simple curieux« …

Le distinguo « amateur« / »curieux » m’ayant particulièrement « accroché »…

D’autant que l’article de Jean-Yves Grenier, en ce cahier « Livres » de Libération, en « suivait » un autre consacré, lui aussi, à la « réception » des Arts (et à la « constitution » des « publics« ) :

un article de Dominique Kalifa « L’Europe en scènes«  (sous-titré « La Somme de Christophe Charle sur l’essor du spectacle« ), consacré au livre « Théâtres en capitales _ Naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin, Londres et Vienne« , aux Éditions Albin Michel..


Or ces questions de la « réception » des œuvres, ainsi que de l’existence même d’une « vie _ et d’abord d’une « réalité » même « artistique » ! _ artistique« , donc, sont à la source même (et « inspiration », ou « souffle ») de ce blog

_ qui ne s’appelle pas pour rien « Carnets d’un curieux«  ; et encore « En cherchant bien » ; et de la part de qui se nomme et signe Titus Curiosus !!!

Ainsi l’Art « existe »-t-il bel et bien, en dehors (et en aval) de l’acte (de la création) même _ au jour le jour, en quelques moments (plus) intenses (que d’autres) _ de l’artiste ; ainsi qu’en des œuvres qui vont (un peu ; et plus ou moins… ; d’une certaine façon, en tout cas, et qui leur est propre) demeurer (et durer un peu) ; s’offrant, un moment (plus ou moins bref, ou prolongé…), à quelque « rencontre » et « contemplation » (plus ou moins jubilatoire, voire extatique ! mais oui !!!) d’un autre (= autrui) qui s’y livre, s’y donne, s’y adonne peut-être, si peu que ce soit… ;

ainsi, donc

(en conséquence de cette « chaîne » d’activités _ créatrices et æsthétiques _ là…)

l’Art « existe »-t-il aussi sous le regard

_ et les (divers) sens (= complémentaires les uns des autres), tous plus ou moins convoqués _ d’un « amateur« , et d’un « public« , qui s’en enchante ; et le valorise _ y applaudit ; au point de parfois même (voire souvent, voire toujours) payer un prix fou (!) pour en jouir ; et, dans certains cas, « acquérir » lœuvre _ si et quand « œuvre » il y a bien… _, en devenir le « possesseur », qui s’en assure une permanence _ et/ou exclusivité _ de « jouissance » (et peut devenir, aussi, alors _ « en suite »… _, un « collectionneur » d’œuvres d’Art…)…


Bref, un « sujet » qui m' »intéresse » passionnément ;

car l’Art même est menacé en sa « vie » même

_ et en sa plus élémentaire matérialité ; et économique ! _

de n’être pas ;

et, à sa suite, encore plus menacé, lui, le « goût » _ qui serait alors rien que « mort-né » !.. _ de l’Art ;

menacé de, tout bonnement, n’être pas

_ quel terrible paradoxe ! pour tant de générosité de joie prodiguée !!! _

un peu largement partagé : au-delà de ce que l’on, en son corps, ressent soi ;

et sur cette question

éminemment cruciale _ à mes yeux _,

on se reportera toujours avec le plus grand profit de compréhension

_ et parmi quelques autres,

tel l’essentiel, lui aussi, « Homo spectator » de Marie-José Mondzain ;

ainsi que le si merveilleux « L’acte esthétique » de Baldine Saint-Girons ; j’y reviens toujours !!! _,

au livre très remarquable de Jacques Rancière « Le Partage du sensible« , paru en avril 2000, aux Éditions La Fabrique…


Fin de l’incise.

Je reviens dare-dare aux enjeux des distinctions entre curiosité (à propos des « curieux« ), amour (à propos des « amateurs« ), et connaissance (à propos des « connaisseurs«  _ et bientôt « experts«  : au siècle suivant, plus « lourd » ; et dominé, lui, par les « marchands », à un moment d’expansion, bientôt « irrésistible » (?) de la « marchandisation »…) ès Arts…

La première phrase de « conclusion » _ page 339 du livre de Charlotte Guichard, « Les Amateurs d’Art à Paris au XVIIIe siècle » _ le dégage on ne peut plus clairement,

et plus largement encore

et que « à Paris »

et que « au XVIIIe siècle » :

« Le XVIIIe siècle est l’âge d’or de l’amateur, entre l’apogée du mécène au XVIIe siècle et celui du collectionneur au XIXe siècle.« 

Mais Charlotte Guichard précise tout aussitôt : « Loin d’être une figure universelle de l’amour de l’art _ une expression capitale ! _, l’amateur au siècle des Lumières _ et surtout à Paris ; à la différence de Londres, de Berlin ou de Dresde, ou de Rome (exemples choisis par cet auteur) !.. _ est un acteur important du système monarchique _ en France : à Versailles et à Paris, pour l’essentiel… _ des arts. Son essor est lié _ voilà le principal acquis de ce travail-livre _ à la réforme académique qui se met en place dans les années 1740 _ le roi Louis XV, né le 15 février 1710, abordant tout juste alors sa trentaine _ : le modèle de l’amateur, théorisé par le comte de Caylus en 1748, est une réponse de l’Académie royale de peinture à l’ouverture de l’espace artistique _ un concept assez intéressant ; et à creuser-explorer… _ à l’espace public de la critique et du marché«  _ deux facteurs qui deviennent ici et alors décisifs !

Charlotte Guichard synthétise les acquis de sa recherche : « Associé à l’institution académique à travers le statut d' »honoraire », l’amateur est défini par l’exercice du goût, que la connaissance visuelle _ dans le cas, bien évidemment, des arts plastiques, et au premier chef desquels se trouve la peinture ; mais l’analyse peut s’appliquer à d’autres Arts, à commencer par la musique ! _ des œuvres, la pratique artistique en amateur _ et c’est un des apports très concrets de son travail ici que de l’avoir révélé et très bien mis en valeur _, et les relations de sociabilité avec les artistes _ qui, de fait, se développent alors (par exemple en la fréquentation de « salons », à la Ville…) _ doivent perfectionner.

Face à la publicité nouvelle du jugement de goût _ à la Ville (= Paris), par rapport à la Cour (de Versailles) ; dans les salons (parisiens, donc) ; mais aussi dans la presse qui va très vite se développer et prendre de l’ampleur _, l’Académie royale propose donc une alliance _ « politico-culturelle », pourrait-on dire, si l’on ne craignait le pléonasme ; en un « milieu » plus ouvert et plus large que le milieu de cour ; auquel Louis XIV, fort habilement cornaqué par son parrain romain, le plus que judicieux Jules Mazarin (né à Pescina dans les Abruzzes le 14 juillet 1602, formé auprès du pape Urbain VIII Barberini, à Rome, et décédé au Château de Vincennes le 9 mars 1661…), avait consacré son effort _ ;

une alliance entre les artistes et les amateurs, dont le rôle de conseil est rendu légitime par leur position de médiateurs _ le terme est bien intéressant ! _ entre l’espace de l’atelier et l’espace des sociabilités, où se recrutent les commanditaires.

Les amateurs sont donc au cœur d’une conception académique _ la chose est directement issue de Rome (et des « académies » romaines !!! ; après Florence ; et, en amont, via Venise, la Constantinople byzantine d’avant 1453…) _ du public, qui promeut des communautés de goût _ un concept diablement intéressant ! lui aussi !.. _ associées au système monarchique des arts,

comme le montrent les écrits du comte de Caylus

_ Anne-Claude-Philippe de Tubières-Grimoard de Pestels Levieux de Lévis, comte de Caylus, marquis d’Esternay, baron de Bransac, né à Paris le 31 octobre 1692 et mort le 5 septembre 1765 ;

et fils de Madame de Caylus (1673-1729 _ lire ses très intéressants « Souvenirs« , dans l’édition du Mercure de France), nièce (chérie et tout spécialement « élevée » par elle) de Madame de Maintenon… ;

sur Caylus, lire : « Le Comte de Caylus : les Arts et les Lettres« , études réunies et présentées par Nicholas Cronk & Kris Peeters, aux Éditions Rodopi, en 2004 ; et « Caylus, mécène du roi : collectionner les antiquités au XVIIIème siècle« , sous la direction d’Irène Aghion & Mathilde Avisseau-Broustet, à l’Institut National de l’Histoire de l’Art, en décembre 2002 _

et, avant lui, ceux de l’abbé Du Bos

né en décembre 1670 à Beauvais et mort le 23 mars 1742 à Paris : existe une édition récente, à l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, en 1993 (mais hélas non disponible : épuisée !), de ses « Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture » (dont la toute première édition est de 1719 _ par Pierre-Jean Mariette) ;

on pourrait y joindre utilement aussi les écrits  _ « Abecedario de P.-J. Mariette, et autres notes inédites de cet amateur sur les arts et les artistes, ouvrage publié par MM. Ph. de Chennevières et A. de Montaiglon » _ de Pierre-Jean Mariette lui-même (né à Paris en 1694 et mort à Paris en 1774)…

Juste le temps, encore, de quelques brèves précisions qu’apporte Charlotte Guichard, pages 15 à 17, aux distinctions quant à quelques uns des « médiateurs« 

qui _ écrit-elle, page 15 _ « ne sont pas dans une relation secondaire par rapport à l’œuvre : ils participent activement _ oui ! _ à sa création _ rien moins ! en effet… _, à sa reconnaissance et à sa réception, grâce aux relations d’interdépendance qui structurent _ aujourd’hui comme alors ! comme cela est (tragiquement ; cruellement ; suicidairement !) méconnu ; et pis encore, négligé, hélas !!! _ les « mondes de l’art » ! :

une expression dont il faut mesurer avec soin toute la portée (et les « exclusions ») !!!


Je lis, page 15 : « Mentionné pour la première fois dans le dictionnaire de l’Académie française _ dont c’était la toute première édition _ en 1694, le terme d' »amateur » est alors rapporté au domaine des objets, en particulier des productions savantes, littéraires ou artistiques :

« Qui aime. Il ne se dit que pour marquer l’affection qu’on a pour les choses, & non celle qu’on a pour les personnes. Amateur de la vertu, de la gloire, des lettres, des arts, amateur des bons livres, des tableaux. »

Un peu plus bas, pages 15 et 16 :

« En France, la littérature artistique spécialisée confirme la stabilisation du lien entre le terme d' »amateur » et la peinture au milieu du XVIIIe siècle »

_ en 1746, 57 & 59 ;

attestant « la spécialisation picturale du terme »

et résumant « la définition autour du « goût », devenu l’attribut essentiel de l' »amateur ». »

Charlotte Guichard synthétise :

« l' »amateur » est défini dans un rapport de prédilection, mais aussi de discernement et de compétence :

l’opposition avec la figure du professionnel apparaît pour la première fois

_ en 1759, dans le « Dictionnaire portatif des Beaux-Arts« , de Lacombe de Prézel…

L’amateur s’inscrit donc dans la sphère de l’otium et des loisirs cultivés.


Surtout, Charlotte Guichard note, et marque, que « dans « L’Encyclopédie », la figure de l' »amateur » est construite au sein d’un champ sémantique plus large : un intense souci taxinomique travaille les définitions, qui spécifient les figures du « curieux », de l' »amateur » et du « connaisseur » ; et  les inscrivent dans des hiérarchies de valeur.

Soit la définition du « curieux » par Paul Landois :

« CURIEUX. Un « curieux en peinture« , est un homme qui amasse des dessins, des tableaux, des estampes, des marbres, des bronzes, des médailles, des vases, &c. ce goût s’appelle « curiosité« . Tous ceux qui s’en occupent ne sont pas connaisseurs ; et c’est ce qui les rend souvent ridicules, comme le seront toujours ceux qui parlent de ce qu’ils n’entendent pas. Cependant la curiosité, cette envie de posséder qui n’a presque jamais de bornes, dérange presque toujours la fortune ; & c’est en cela qu’elle est dangereuse. Voyez AMATEUR. »


L’auteur _ Paul Landois, commente Charlotte Guichard, page 15 _ définit le « curieux » par la pratique de l’accumulation (il « amasse »), et non par l’exercice du goût. Il le distingue du « connaisseur », mais le renvoie à l' »amateur », confortant l’hypothèse d’un champ sémantique large.


La définition du « connoisseur » dans l’« Encyclopédie » confirme cet effort taxinomique :

« CONNOISSEUR. N’est pas la même chose qu’amateur. Exemple. Connaisseur, en fait d’ouvrages de Peinture, ou autres qui ont le dessin pour base, renferme moins l’idée d’un goût décidé pour cet art, qu’un discernement certain pour en juger. L’on n’est jamais parfait connaisseur en peinture, sans être peintre ; il s’en faut même beaucoup que tous les Peintres soient bons connoisseurs. »

Le « connaisseur » _ commente Charlotte Guichard, page 16 _ est défini par son savoir (« discernement ») et sa compétence à juger les œuvres. Il se distingue de l' »amateur », qui, lui, est défini par son « goût » : « Il se dit de tous ceux qui aiment cet art, & qui ont un goût décidé pour les tableaux. »

Le souci de spécifier ces différentes figures en établissant un jeu de renvois et d’oppositions révèle la volonté d’organiser un ordre légitime des pratiques du goût. Cette opération de définition _ en déduit Charlotte Guichard, page 17 _ fait donc surgir une hiérarchie de valeurs associées à ces expériences _ ainsi distinguées  _ de l’objet.

La critique du « curieux » est définitive : ainsi, l’effacement du terme au XVIIIe siècle renvoie à la condamnation de l’accumulation, parallèlement au déclin de la culture de la curiosité.

Krzysztof Pomian _ en son « Collectionneurs, amateurs et curieux » (en 1987) _ a bien montré que les définitions du « curieux » sont construites autour du « désir de totalité ». Dans l’organisation du champ sémantique, ce type de disposition laisse place au goût _ associé à l' »amateur » _ et aux compétences artistiques _ associées au « connaisseur », caractérisé par son « discernement », ses « connaisances » et ses « lumières ».


Ceci annonce _ propose, dès cette page 17 de l’« Introduction » à son travail, Charlotte Guichard _ le triomphe d’un régime d’expertise dans les mondes _ divers ; y compris ce qui se situe à son extérieur ! _ de l’art.


Le marchand d’art Gersaint _ et cette référence est passionnante ! _ inscrit ainsi _ en 1744, en son « Catalogue de Quentin de Lorengère » : note 2, page 17 _ ces figures dans une hiérarchie stable de valeurs : il distingue « les Curieux de Tableaux & les Amateurs de la Peinture ». Seuls ces derniers sont susceptibles d’acquérir les compétences techniques en « admir(ant) le mérite et les talents de chaque _ en sa singularitéMaître » : « par gradation, on acquiert la qualité de connoisseur« .

En 1792, le « Dictionnaire des arts de la peinture » résume cette hiérarchie des valeurs associées aux pratiques de la prédilection : « On est connoisseur par étude, amateur par goût, & curieux par vanité. »

Il est vrai que la pente du second XVIIIe siècle, celle qui a mené au régime de la guillottine sous la Terreur, a été le commandement de « toujours plus de vertu  » !..


Pendant ce temps, les « affaires » _ exclusivement marchandes ?!.. _ n’en « tournent » que mieux…

Et bientôt, dès le XVIIIème siècle, la « place » de Londres concurrence, sinon supplante déjà, « celle » (commerciale) de Paris…

Mais, à trop effacer, et la « curiosité » (des « curieux ») et l’amour (des « amateurs ») au seul profit de l’expertise _ mais de qui ? et de quels « connaisseurs » ? Est-elle technique ? est-elle artistique ? est-elle marchande (et exclusivement marchande)  ?.. cette dite « connaissance »-« expertise »-là ?.. _, ne jette-t-on pas Bébé (« Art ») avec l’eau de son bain (les « mondes des Arts ») ?..

En Art, Désir et Amour _ et chance des rencontres ! _ sont indispensables ;

et n’obéissent _ certes pas ! _ au doigt et à l’œil, non plus qu’à la commande _ de quelque ordre qu’ils ou qu’elle(s) soi(en)t…

Il y faut aussi pas mal d’empathie

_ et peut-être encore, au delà des œuvres elles-mêmes, stricto sensu, avec les artistes, en personne (et en chair et en os) !.. _ ;

et _ loin du calcul, exclusivement « spéculatif » _ de la générosité…


Titus Curiosus, le 10 janvier 2009

la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie

11nov

Sur « La Privation de l’intime_ mises en scène politiques des sentiments« 

(paru ce mois d’octobre 2008, aux Éditions du Seuil »),

par Michaël Foessel :

un passionnant _ et urgentissime ! _ essai indissolublement existentiel et politique _ quant au devenir de la « démocratie » _,

quand se répandent insidieusement par toute la société et le « sociétal »

les menées ravageuses d’un nihilisme « pipolisé » radical ;

même si ce « pipolisé »-là

_ je veux dire celui des « leaders », pas celui de ceux qui, hélas, et en foule, « se clonant », les imitent _,

n’est pas à prendre, tout de même, davantage que comme un indice,

anecdotique, si l’on préfère, voire un symptôme,

du niveau d' »abaissement », « corruption », « pourrissement », « décadence » vilaine _ « se généralisant » à toute allure, eux et elles _

de la « civilisation »…

Ce très bel essai de Michaël Foessel, je le lis, aussi, personnellement, comme une (bien) instructive mise en perspective de l’Histoire

_ à l’aune de rapports existentiels majeurs, c’est-à-dire ces « liens » d' »affection, d’amour, de désir » qui nous « attachent » fondamentalement, et pas seulement circonstanciellement et à l’occasion, selon une opportunité « intéressée », à d' »autres » _ sujets d’eux-mêmes _ qui ne nous sont ni de simples « moyens » (achetables et jetables) de plaisir d’un instant, ni de simples « instruments » d’un moment, d’une « étape » de quelque « plan » un peu finaud et « rationalisé » « de carrière »,

c’est-à-dire fondamentaux pour ce qu’il en est du caractère encore ou toujours « humain », ou pas, de « l’Homme » (« nul n’est une île » !) :

_ les Grecs (la flamme inintimidable de la vérité-justice de Socrate versus l’habileté rhétorique,  manigancière et marchande, des Sophistes _ cf « Gorgias » de Platon ; ainsi que l’institution-fondation de l’Académie par ce dernier),

_ la Renaissance (les succès galopants de la « technicisation » polymorphe, de Machiavel _ et l’analyse du « machiavélique » in « Le Prince » _ à Galilée ; et bientôt au « fort utile » de Descartes, enthousiaste à « trouver une (philosophie) pratique » nous permettant de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature« , à l’arrivée du « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et trouver la vérité dans les sciences« …),

_ les Lumières (Kant, sur la dignité _ impayable ! _ de la personne ; et l’analyse de la hiérarchie des moyens et des fins…),

_ le moment hégélien (la belle analyse par Hegel des rapports de tension de la société civile et de l’Etat),

_ ainsi qu’aujourd’hui (par exemple, cette « expérience médiatique« , en ouverture, à la première phrase de l' »Introduction » du livre, page 7 : « la captation du débat politique par les communiquants

a atteint une sorte de paroxysme comique

le jour où le président de la République a choisi Disneyland

pour porter à la connaissance du public

sa nouvelle relation amoureuse » :

qu’on se rassure _ ou se désespère, c’est selon l’angle de perspective… _ cependant,

l’enjeu et l’analyse _ civilisationnels _ de « La Privation de l’intime » sont d’une tout autre amplitude de portée que ce simple ordre du « pipol » !..)…

Ce très bel essai de Michaël Foessel, donc,

je le lis, aussi, personnellement, comme une (bien) instructive mise en perspective de l’Histoire

de la « civilisation des mœurs »,

à partir _ c’est là le fil d’Ariane que j’y perçois _ de manipulations

_ technicistes et techniciennes (et notamment « politiciennes », par le fait)

_ « des mœurs », donc

_ on relira, ici, « La Civilisation des mœurs » de Norbert Elias ;

ainsi que, de ce même Elias : « La Dynamique de l’Occident« , « La Société des individus » et « La Société de cour » ; et même, pour préciser encore un peu plus ou mieux les enjeux on ne peut plus « politiques » de tout cela, sur l’œuvre même d’Elias : « Norbert Elias : la civilisation et l’Etat« , de Florence Delmotte, un essai paru aux Éditions de l’Université de Bruxelles, en août 2007 _,

aujourd’hui ;

à l’occasion d’attaques _ maintenant _ d’une violence (existentielle) inouïe (et radicale)

contre « l’intime »

_ lequel, « intime », renvoie, essentiellement et crucialement, « à des liens

affectifs, amoureux, désirants

où le sujet prend le risque de se perdre » _ de notre « exister »

de « sujets« , donc,

pas encore (tout à fait) « in-humains » (sur une pente bien savonneuse, ou/et pas mal savonnée, cependant : à quelles branches « se raccrocher », dans pareille chute vertigineuse ?..)

_ pour reprendre aussi encore le concept (de « non-inhumain« ) proposé par Bernard Stiegler dans son (important) « Prendre soin _ de la jeunesse et des générations » _ ;

à l’occasion d’attaques

qui vont jusqu’à « pulvériser »

_ réduire en miettes, en poudre, en poussière (= à rien !) ;

et avec notre propre blanc-seing, souvent, qui plus est !

extorqué par une anesthésie en voie impériale et marchandisée d’expansion… _ ;

jusqu’à pulvériser, donc _ avec pour résultat la « privation » !!! par suppression ! annihilation !.. _,

ce qui assurait le sens charnel

et esthétique de rien moins que, carrément, l' »exister » !

Par « esthétique« , je veux dire

tout ce qui sensiblement « vient _ encore _ donner sens », tant direction que forme et dynamique, souffle et ampleur, vie riche et élargie,

à notre « sensibilité » se métamorphosant :

« sensibilité » plus ou moins bien _ à divers degrés _ campée

sur ses jambes ;

plus ou moins bien entée _ à diverse profondeur de racines _

dans son corps ;

et plus ou moins bien ouverte _ à divers degrés, encore _

au réel physique (charnu et qualitativement opulant) de la corporéité et de l’âme,

dans le rapport fondamental (de tension intense : « affective, amoureuse, désirante« , dit Michaël Foessel : oui !)

de soi à « l’autre » et aux « autres », dans leur particularité et diversité, voire singularité, dans les meilleurs des cas _ sinon, « un clou chasse l’autre », tout, tel un clou, n’étant plus qu’interchangeable et équivalent (ou le nihilisme du « jetable ») ;

ainsi que dans le lien fondamental « avec »

_ et pas séparément (et encore moins « instrumentalement ») _ ;

« avec »

« l’autre » et « les autres » :

tant, du moins, que demeurent (encore !..), ici, en ces fragiles et inquiets habitacles corporels, des « personnes »,

avec un vrai corps, et une vraie âme

_ indissolublement mêlés et unis, il faut le relever _ ;

au contraire d’ectoplasmes fantômatiques

et de jouets pornographiques (sex toys, ou autres instrumentalisations…) !

Bref,

« dans quelle mesure l’amour est-il un sentiment politique?«  demande Michaël Foessel… « La démocratie doit-elle être sensible pour demeurer _ ou devenir mieux, ou « vraiment » : « demeurer » me paraissant trop seulement « défensif »… _ démocratique ?« 

Dans cette perspective là, « l’intime _ en tant que « liens n’existant que soustraits au regard social et à son jugement » _ peut-il figurer au rang d’idéal commun ?« …

Le danger que pointe Michaël Foessel est celui de « la confusion des liens à l’autre avec les propriétés _ au sens de ce qui appartient à un « propriétaire », qui peut l’acheter, ou le vendre, l’aliéner à un autre _ du Moi « 

_ soit le processus même du « devenir privé« ,

ou « privatisation« ,

de « l’intime« 

En effet, « l’intime n’est pas le privé« ,

car « il renvoie à des liens affectifs, amoureux, désirants,

où le sujet prend le risque de se perdre« 

_ au-delà de tout calcul (d’intérêt, rentabilité, profit) ; et avec « générosité » :

éperdument, dirais-je…

Et c’est en cela que « la démocratie elle-même se trouve fragilisée par (le) dévoiement » de l’intime _ indique Michaël Foessel en présentation-ouverture de son essai, page 8 de son « Introduction« .

La « mise en scène politique des sentiments » résulte de ce que « la légitimité

_ de fait, sinon de droit, si j’ose le dire ainsi, aussi paradoxalement ! _,

se joue aussi dans leur capacité à apparaître comme des représentations crédibles de ce que nous sommes

_ par exemple des « buveurs de bière« , dans le cas d’un George W. Bush, à ce que lui-même se fait (ou faisait !) fort d’afficher _

ou aimerions être«  (page 8 :

d’où l’aura pseudo glamoureuse des « peoples » ; à l’instar de ce que la « pauvre bergère » peut fantasmer à propos de l’image du « prince charmant »…) :

par un processus de projection ou introjection fantasmatique,

analogue à bien des processus de séduction (à l’achat) du marketing publicitaire…

Michaël Foessel note, page 10 : « L’idée de représentation _ démocratique _ perd beaucoup à être ainsi assimilée _ par le citoyen-électeur _ à celle de ressemblance« …


L’analyse de « l’intime«  que mène Michaël Foessel, est magnifique :

« En employant plus volontiers la forme adjectivale (« l’intime » et non « l’intimité »), nous désignons un lien, et non une chose, un  rapport _ dynamique : une tension vers, un élan , un envol (en direction d’un autre) _ plutôt qu’un espace clos _ de « propriété privée ».

La conviction qui anime ce choix est que l’on n’est jamais seul dans l’intime, mais que l’on s’y retrouve au sein d’une société d’élus« .

Avec cette définition-ci :

« L’intime désigne l’ensemble des liens qu’un individu décide de retrancher de l’espace social des échanges pour s’en préserver ; et élaborer son expérience à l’abri des regards _ de tiers.

Il résulte donc d’un acte par lequel le sujet décide _ plus ou moins sciemment, consciemment et délibérément _ de soustraire une part de lui-même du domaine de la visibilité commune » :

avec pudeur, et délicatesse (de liberté)

et selon toute une gamme de « dénudation » de soi, et/ou de l’autre, excluant, bien sûr, la moindre vulgarité.

Pour ma part, j’en trouve une très belle et forte analyse parente dans le très beau chapitre « De l’ami » de la première partie de l’« Ainsi parlait Zarathoustra _ un livre pour tous et pour personne » de Nietzsche…

ou, encore, dans le chapitre « De la chasteté » : sur la pureté de cœur et d’âme (et de corps, aussi)…

Mais _ je reprends la lecture de Michaël Foessel _

« 1) la possibilité de l’intime suppose _ et nécessite très concrètement _ que certaines conditions politiques

_ de droit, de légalité ; ou légalisation ; et sans avoir à rendre de comptes (publics) de ce vécu de « l’intime » ! _

soient remplies« , page 13 _ seulement dans « la modernité« , précise-t-il :

d’où une nécessaire et très juste mise en perspective historique, de sa part, ainsi que je l’ai annoncé plus haut

Et « 2) l’intime (…) apparait _ aussi _ comme une réserve _ avec « retenue » de soi, et sur soi, le premier _ ;

comme une réserve critique _ donc _  qui permet de remettre en cause les déficiences de l’ordre établi. (…) Il enveloppe une série d’expériences

_ distinctes des normes (établies ou pratiquées) communes, ou majoritaires : expériences « personnelles » particulières, voire absolument singulières ; ou minoritaires _

qui interdisent l’adhésion pure et simple _ a fortiori aveugle et fanatique _ au système de valeurs promu par la société en place« , page 14.

D’où la nécessité impérative de distinguer « entre l’intime et le privé« , page 14.

Et « s’il y a _ maintenant _ « privation » de l’intime,

elle procède de sa « privatisation », c’est-à-dire de sa réduction au statut d’une performance subjective » _ de la part de « la raison instrumentale«  :

« l’intime, qui devrait impliquer _ dans sa conception légitime _ un décentrement de soi,

est interprété abusivement comme une possession« , page 15 : l’analyse est d’une parfaite justesse !

« L’intime se perd _ pulvérisé ! _ d’être offert aux regards de tous« , page 16 : dans la pose et la fausseté de l’inauthenticité…

« Pour exister, l’intime

_ j’avais écrit « l’amour » ! l’intime en représente une forme privilégiée, mais non exclusive… _

doit échapper aux regards

_ de tiers ;

sur les regards de l’intimité, nous pouvons peut-être nous référer aux analyses d’Emmanuel Lévinas (dont Michaël Foessel cite, page 93, un passage d' »Entre nous – essais sur le penser-à-l’autre« …

: c’est une manière de signifier qu’il _ « l’intime«  _ est soustrait à la compétence sociale«  et exclut l’exhibitionnisme (la pose) autant que le voyeurisme (prédateur) ; et les transactions marchandes… A la place de l’ouverture du désir et de sa générosité (à l’autre), il n’y a plus que le cynisme du calcul d’intérêts de l’ego ; ou la perversité lubrique du sadisme _

Avec cette conséquence-ci :

« On peut précisément juger _ certes ! _ des « amours » _ les guillemets ici s’imposent ! _ que les politiques

et leurs communicants

imposent à notre attention, 

puisqu’elles sont exhibées

pour convaincre _ ou persuader, plutôt (= faire croire) _ l’opinion

de « l’humanité » _ « commune », d’un certain côté, seulement : celui des « buveurs de bière » envisagés plus haut _

de leurs protagonistes« 

_ storytellisés, en quelque sorte…

(…) « La « pipolisation » _ et pulvérisation, en fait !.. (dans le titre de mon article) _ de l’intime » fait que celui-ci « se trouve relégué au rang de valeur monnayable sur le marché de la concurrence sondagière.«  Voilà pour ce caractère anecdotique du « pipol » ; et le cancer de l’inauthentique généralisé…

Michaël Foessel précisant on ne plus justement, pages 16-17, à propos des analyses de son essai :

« Dans les pages qui suivent, les mises en scène de soi des politiciens serviront de fil conducteur ; mais il est clair qu’elles manifestent bien autre chose que l’idiosyncrasie narcissique de quelques hommes _ et femmes _  publics contemporains _ certes ! Elles expriment,

sinon une incapacité à aimer,

du moins une impuissance _ de beaucoup ; pas seulement du cercle des « peoples »… _ à représenter l’intime hors de toute colonisation par la marchandise« 

_ et le modèle (technicien :

« mécanicien », à la Descartes : « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature« )

de l’instrumentalisation : jusque de soi et des autres…

En conséquence de quoi, « cette impuissance n’est pas le seul fait des politiciens fascinés par le monde _ et « modèle » en terme de succès d’approbation (et d’identification fantasmatique) _ du show-biz,

elle est caractéristique de l’idéal _ obscène ! _ de transparence _ fausse _ qui règne aujourd’hui presque sans partage.« 

Avec la conséquence, encore, d’« ironiser » _ en « bouffonnant«  _ sur « l’intime« …

Et, à la clé, ce constat politique : « la fragilisation réciproque de l’intimité et du lien démocratique est le signe d’une vulnérabilité commune«  aggravée, page 18…

On admirera la précision de finesse et la pertinence des commentaires, par l’auteur, de plusieurs livres importants passionnants (sans ménager, non plus, ses « critiques ») :

sans ordre (sinon celui d’apparition dans le livre), je relève, notamment :

de Hannah Arendt, « La Condition de l’homme moderne » (paru en traduction française aux Éditions Calmann-Lévy en 1961) ;

de Richard Sennett, « Les Tyrannies de l’intimité » (paru en traduction française aux Éditions du Seuil en 1979) ;

d’Anthony Giddens

_ dont la lecture m’a été recommandée naguère par Bernard Stiegler, à propos de mon propre questionnement sur « la rencontre » _,

« La Transformation de l’intimité _ Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes » (paru en français aux Éditions Hachette Littératures en 2004) ;

de Roland Barthes, les toujours si lumineux « Fragments d’un discours amoureux » (aux Éditions du Seuil, en 1977) ;

de Hegel, l’ultime « Cours de philosophie du droit » de 1831, dans l’édition et traduction de Jean-François Kervégan, des « Principes de la philosophie du droit » (parus aux PUF en 2003) ;

d’Erwing Goffman, l’inusable « Mise en scène de la vie quotidienne » (parue en traduction française aux Éditions de Minuit en 1973) _ je m’y suis référé dans mon essai « Cinéma de la rencontre : à la ferraraise » _ ;

une magnifique (!!!) analyse _ en « Intermède », aux pages 99 à 106 _ de l' »Adolphe » de Benjamin Constant, en 1816 ;

de Wendy Brown, « Les habits neufs de la politique mondiale _ Néolibéralisme et néoconservatisme« , édités aux Prairies ordinaires en 2007 _ et d’une actualité brûlante ! au moins depuis ce 4 novembre aux États-Unis ainsi que, d’un coup, tout le reste du monde (en « crise ») !… _ ;

d’Axel Honneth, « La lutte pour la reconnaissance » (paru en traduction française aux Éditions du Cerf en 2000) et « La Société du mépris » (aux Éditions de La Découverte en 2007) ;

etc…

Bref,

« La Privation de l’intime_ mises en scène politiques des sentiments » de Michaël Foessel est un livre d’urgence

de salubrité publique démocratique :

la faillite de la dérégulation (« ultra-libérale ») des marchés,

et la désactivation écervelée de l’État,

rendent,

dans l’aval du tissu se déchirant de plus en plus violemment des relations sociales, aussi,

un correctif,

tant politique qu’existentiel,

urgemment nécessaire ;

pour ne rien dire de l’état _ pénible _ des « rapports-à-l’autre » « personnels »

et de la confiance (ou « crédit »), en crise quasi généralisée,

maintenant…

La paix,

la paix civile, comme la paix internationale,

et encore la paix entre les personnes particulières,

est une construction patiente et intelligente des cœurs

_ et sans relâchements _ ,

nous apprend le grand Spinoza,

en son « Traité politique« …

Elle n’a pas besoin, pour exister, d’un pouvoir _ de type « Big Brother » (de « 1984« ) _ de « tout surveiller » et encore moins « tout contrôler » : « totalitaire », même soft ;

elle repose d’abord sur de la confiance,

au quotidien des mœurs (ou de la « sittlichkeit« , selon l’analyse hégelienne) ;

ainsi qu’une part non négligeable de tolérance assumée,

et de discrétion (« retenue »)

à l’égard de l’intimité des personnes ;

depuis l’avènement de la modernité,

ainsi que de pacifications collectives successives, et si difficiles à forger, de la part des personnes :

dont un excellent exemple (de « modernité ») nous est confié par l’écriture « libre » de Montaigne, s’y livrant, en ses « Essais« …

Titus Curiosus, ce 11 novembre 2008

Photographie : Sans Titre, © Bernard Plossu

Chercher sur mollat

parmi plus de 300 000 titres.

Actualité
Podcasts
Rendez-vous
Coup de cœur