Une poétique musicale au tamis de la guerre : le sas de 1919 _ la singularité Durosoir !
17jan
Approcher l’idiosyncrasie de l’art de Lucien Durosoir nécessite la mise à jour des tenants et aboutissants de la singularité de cet œuvre et du génie de son auteur.
Déployée de 1919 à 1950, l’activité créatrice de Lucien Durosoir (1878-1955) est à son acmé les quinze ans qui vont de 1920 à 1934 : à partir de 1935, elle se fait plus clairsemée, et la taille des œuvres se réduit. Mais dès son début en 1919, la création se conçoit avec une sidérante maturité comme radicalement hors contexte : d’écoles, appartenances, cercles ; tellement transmuées et métamorphosée, les références très riches de départ, en un tout singulier et une forme achevée (d’œuvre), parce que l’objet de la poiesis est rien moins que l’advenue du monde même.
L’imageance de cette poiesis _ en symbiose avec celle, reçue en exemple-modèle, de l’intuition des poètes _ fait en effet accéder thaumaturgiquement l’œuvre de musique au réel même du monde : ontologiquement. À l’écart tant des expressionnismes que des formalismes essayés tous azimuts alors à ce moment.
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Telle la condition d’accès à cette vérité du monde, le compositeur écarte fermement tout ce qui parasite la concentration de sa poiesis : jusqu’à la machine de l’organisation de concerts. S’imposent les priorités de cet Art.
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Dès 1919-1920 Lucien Durosoir se veut en toute conscience _ venant de loin ; et sans rien en proclamer _ hors courant : André Caplet (1878-1925), un des tout premiers, en 1922, le marque en comparant l’œuvre de Durosoir à ce que produit ce qui devient le groupe des Six : « Je vais parler avec enthousiasme à tous mes camarades de votre quatuor que je trouve mille et mille fois plus intéressant que tous les produits dont nous accable le groupe tapageur (sic) des nouveaux venus« .
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La présentation en concert à la SMI le 2 février 1922 du Quatuor à cordes en fa mineur de Lucien Durosoir _ le concert comporte aussi « une sonate pour violoncelle et piano d’Ildebrando Pizzetti, une œuvre pour piano d’Eugène Grassi intitulée Les Équinoxes, des mélodies d’Émile Trépard, un Hommage à Debussy pour piano de Maurice de Séroux, des pièces pour piano de Léo Sachs, des chansons populaires japonaises de Yoshinori Matsyama« … _, n’aura pas de suite : cette première fois à la SMI est la dernière ; pourquoi ? Est-ce seulement du fait _ subi _ de l’éloignement de Paris du compositeur (dont l’état de santé de la mère requiert d’autres climats) ; et du manque (ou refus) de temps à investir dans ce type d’organisation ?
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Comment s’organise l’activité de composition ces années cruciales 1919-20-21 ? La mise en place cérébrale de la création musicale de Lucien Durosoir s’est faite avant (pendant la guerre, surtout) : tant les contenus musicaux que les processus d’écriture et les choix de formes qui fondent sa musique sont en place pour l’essentiel : sa langue musicale (aussi sûre qu’ouverte en sa sereine et ferme inventivité) s’enrichira encore vers 1926-27 : ce qui interroge quant au caractère _ faut-il dire classicissant ? _ de la modernité de ce style en son idiosyncrasie ; la plénitude mature de l’immédiate liberté d’invention de Durosoir oblige à l’oxymore. en 1919, soit dès le début de l’écriture effective : tant la formation du musicien auprès de Charles Tournemire et Eugène Cools surtout ; la patiente infusion de sa méditation-réflexion ; de même, et ce n’est pas rien, que l’impact existentiel sur lui de la guerre ; puis le travail de ses exercices préparatoires l’année 1919 ; bref toute la gestation de l’œuvre à réaliser, ont été en amont de l’écriture effective et ses premiers fruits en 1920, éminemment fécondes.
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À partir de la très large palette de vocabulaires dont son écriture aussitôt dispose, la liberté discrètement jubilatoire du compositeur sait lui ouvrir, avec une infinie finesse de réalisation, ses espaces tout personnels (« libres » !) d’écriture, pour y déployer, en une richesse d’invention jamais démonstrative, au seul service de l’œuvre (et la vérité de son monde), et pas pour faire école ni marquer l’époque, sa poétique musicale : pleine, profonde, grave. Moderne sans modernisme.
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L’écriture aurorale de Lucien Durosoir embrasse _ tel le Rimbaud des Illuminations : « J’ai embrassé l’aube d’été« … _ une durée longue ramassée, reprise et transmuée, et une large matière figurale brassée, pétrie et métamorphosée en une foisonnante poiesis : aux antipodes de la mélancolie romantique ; soit l’oxymore de la modernité embrassante lumineuse de Durosoir : jusqu’à l’éblouissement.
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La vocation à la création de Lucien Durosoir mûrit dès sa formation _ pas tout à fait académique, déjà _ et son activité de concertiste _ pas davantage : il a créé en France les concertos de Johannes Brahms, Richard Strauss, Niels Gade ; et fait connaître en Europe les œuvres pour violon des compositeurs français les plus contemporains : par exemple à Vienne le première sonate de Gabriel Fauré _, entre 1897 et 1914 : très en amont de 1919 donc.
Et l’expérience humaine de la guerre inhumaine de l’homme Durosoir, se greffant sur cette vocation que l’hyper-activité du concertiste avait comme retardé de se réaliser, constitue le catalyseur de ce passage à l’essentiel qu’est l’activité de composition en 1919 : sans plus aucun retard. Cette expérience de la guerre _ « tragique et horriblement grandiose« en une lettre à sa mère le 7 juin 1915 _ demeurant l’horizon en relief à jamais « Je n’en perdrai jamais le souvenir« de tout l’œuvre. Elle forme son fond.
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Jusqu’au final : en témoigne l’œuvre majeure en ses quatre minutes à peine qu’est L’Incantation bouddhique, achevée le 18 mars 1946 : hommage aux morts des deux guerres et véritable postlude, pour cor anglais et piano, aux Funérailles, pour grand orchestre, de 1930.
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L’œuvre entier de Lucien Durosoir se révèle une « musique d’après la guerre » : façon du vivant par l’Art d’être mille fois plus fort qu’elle et toutes les forces mortifères ; et de transmettre par une combinaison qui n’est presque qu’à lui de sublime et de beau, l’essentiel. Le désir de fécondité vitale de l’avenir participant fondamentalement de l’idiosyncrasie durosoirienne.
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Pour approcher cette poïesis, j’ai choisi aussi un punctus de comparaison : l’artiste poïéticien praticien et théoricien de la poétique envisagé comme le contemporain capital de Lucien Durosoir (1878-1955) : Paul Valéry (1871-1945), qui en 1937 consacrera sa chaire au Collège de France à « la Poétique« .
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Paul Valéry, penseur de la Poïétique et pas seulement poète, a un parcours de création étonnamment comparable à celui de Lucien Durosoir : l’évolution de Paul Valéry à partir de 1917 est l’exact inverse (symétrique) de l’évolution de Lucien Durosoir à partir de sa démobilisation le 19 février 1919 : par un similaire clash _ de considérable portée à l’échelle de leur vie et leur œuvre à chacun _ entre une formidable vocation à la création et des contingences historico-biographiques. Paul Valéry va au monde social au moment même où Lucien Durosoir s’en retire.
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Alors que leur conception (et culte) de la poiesis est très proche : d’un identique mouvement, les deux valorisent la dynamique du créer, un créer consubstantiellement associé, en son imageance, à un souci des formes. Plus en valeur cependant pour Valéry en son œuvre publiée de poète qu’en sa pensée théorique en acte (impubliée de son vivant) de la poïétique ; moins soucieuse, cette poïétique, en l’explosivité de sa dynamique, du fini achevé des formes : alors que celles-ci demeurent le passage obligé (voir ce mot à Bergson le 11 novembre 1929 : « Je suis un formel, et le fait de procéder par les formes, à partir des formes vers la matière des œuvres ou des idées, donne l’impression d’un intellectualisme par analogie avec la logique. Mais ces formes sont intuitives dans l’origine » : c’est métaphoriquement, et non conceptuellement, que procède le penser) de la manifestation figurée du fond ! C’est le miracle matutinal de ce surgir protéiforme (et métamorphique) que le Valéry poïéticien sourcier privilégie, par rapport à un souci de fini en quelque sorte arrêté de ces formes, qui prévaut dans la réalisation (à des fins aussi de publication) de poèmes : plus épisodiquement ; voir cette exclamation de Valéry (le 20 décembre 1922) que rapporte Gide en son Journal : « On veut que je représente la poésie française. On me prend pour un poète ! Mais je m’en fous, moi, de la poésie. Elle ne m’intéresse que par raccroc. C’est par accident que j’ai écrit des vers. Je serais exactement le même si je ne les avais pas écrits » ! A distinguer, donc, des séances d’écriture bouillonnante de ses Cahiers : « ces Cahiers sont mon vice ! » ; voir aussi ce mot (de juillet 1906) à l’ami André Lebey quant à la place de la poiesis en acte de ces Cahiers en sa vie : « seul fil de ma vie, seul culte, seule morale, seul luxe, seul capital« , mais aussi « sans doute placement à fonds perdu« … : soit un vivier s’accumulant, matin après matin de 1894 à 1945, de trente mille pages laissées en l’état.
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Ce contraste entre les parcours tient aux accidents des histoires : Lucien Durosoir se donne en 1919 (puis 1921-22 _ dans sa façon entière d’assumer les conséquences lourdes de l’accident qui rend sa mère impotente _, puis 1926 : l’installation à l’ermitage landais de Bélus) les conditions optimales d’une création autonome, quand Paul Valéry (dès 1917, puis en 1922 _ la mort de son Patron, Édouard Lebey _ ; etc. : la part grandissante, les années vingt, puis trente, des obligations mondaines et internationales) les laisse se détériorer, ou les perd : en mondanités (plus ou moins intéressées : obtenir des positions qui assurent le confort matériel de sa famille même si en 1904 il notait pour lui-même : « Pas de silence, de suite, de profondeur sans un minimum d’argent ; pas de noblesse sans calme« … : noblesse et calme durosoiriens aussi !).
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En très violente opposition à ces deux poiesis, la durosoirienne et la valéryenne, soucieuses toutes deux de la forme de l’œuvre d’Art _ jamais négligée, oubliée, encore moins honnie _, se donnent libre cours et déchaînent ces années de guerre, puis leurs suites, des esthétiques (révolutionnaires) de la destruction de la forme et de l’œuvre : Dada, puis les Surréalistes, en littérature ; Duchamp et ce que celui-ci ouvre de déconstruction dans les Arts plastiques ; le cas du dodécaphonisme de Schönberg est différent : il s’agit plutôt d’un renouvellement des formes ; comme si la chair de la musique résistait consubstantiellement à la destruction de la forme, de toute forme. Quant aux conceptions jusqu’au-boutistes d’un John Cage (1912-1992), elles apparaîtront plus tard. Opposition par ce qui demeure d’exigence (haute et noble) de forme (et d’œuvre) dans la conception _ classicisante, in fine ? par là _ de la poïesis dans les œuvres réalisées de Lucien Durosoir comme de Paul Valéry.
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En son parcours, c’est bien la création même, la plus exigeante et autonome immédiatement de quelques courants, écoles, chapelles que ce soient, qui monopolise _ l’homme est d’un caractère entier _ l’immense capacité de concentration de Lucien Durosoir compositeur, dès 1919.
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Avec « calme » et « sang-froid » _ l’homme n’a rien d’un frénétique _, l’acte créateur d’une œuvre vraie (et achevée) via une poétique musicale de la plus haute exigence _ métaphysique, ontologique _, l’investit tout entier ; lui sachant prendre absolument le temps qu’il faut à l’achèvement (même ouvert) de l’œuvre, en son unicité chaque fois _ n’ayant que faire de filons et formules à faire valoir, exploiter : il n’a pas à se répéter. Le paradoxe étant que le degré maximal de disponibilité de sa part que va bientôt _ fin 1921-début 1922 _ exiger l’état de santé (et le degré de dépendance) de sa mère, va lui offrir ce temps préservé de bien des contraintes et obligations de nature sociale, qui est la condition optimale, en autonomie et concentration, de cette qualité très haute-là de création.
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D’autant que l’épreuve même de la guerre _ « une guerre terrible et sauvage » (4 juin 1915) : « J’avoue qu’avant de venir ici, je ne savais pas ce que c’était que la guerre. C’est tragique et horriblement grandiose« , a-t-écrit à sa mère le 7 juin 1915 ; juste après lui avoir confié : « Mon pistolet m’a servi deux fois, où j’ai chaque fois tué un Boche à bout portant. Je ne sais comment je suis encore vivant, car je croyais bien ne jamais sortir d’un pareil enfer« … _ n’a fait que tremper encore sa fermeté native ; au point de lui faire déclarer le 10 avril 1915 : « Je te prie de croire qu’après la guerre je parlerai dur et ferme ; ceux qui ont fait le sacrifice de leur vie et qui seront revenus auront bien ce droit« . L’expérience de cette guerre _ « le dernier mot de l’horreur » (10 juin 1915) _, constituant un formidable acquis existentiel et artistique en ses limites mêmes d’humanité, marquant du relief de son tragique _ à rebours de tout pathos romanticisant _ toute sa musique.
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Notons ces formulations de Lucien quand sa mère lui rappelait, lui sous la mitraille, l’objectif de composer : en septembre 1916, « Je commencerai la composition afin de m’habituer à manier les formes les plus libres _ soit la voie on ne peut plus nettement affirmée _, et je donnerai, j’en suis persuadé, des fruits mûrs » ; et en septembre 1918 : « Je me demande si tu ne deviens pas un peu folle quand tu me dis travaille, compose ; quand tu me parles, au milieu de la vie que je mène, de l’amour de mon art. C’est une coupe où je n’ai pas bu depuis fort longtemps. Certes, j’espère bien un jour reprendre de ce breuvage, mais il ne faut pas en ce moment songer à tout cela« . Lucien qui ne veut pas rêver est un actif effectif, par son imageance en acte : donnant des œuvres. Mais ce temps (du nectar de l’œuvre se faisant, grâce à ses conditions positives exigeantes) arrive.
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Aussi faut-il introduire une précision principielle quant au terme de singularité qui s’impose à qui essaie de situer Lucien Durosoir (sa création, son œuvre, ses œuvres : en leur réception par nous, avec nos efforts de repères face au degré d’étrangeté de leur singularité) par rapport à son (et à leur) contexte artistique (objectif), en le (et les) comparant à d’autres que lui (et qu’elles), ainsi que procède l’esprit s’éclairant.
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L’identité personnelle de l’individu (bien en amont de l’idiosyncrasie d’un artiste accompli), se construit dès la petite enfance _ introjectivement dit Mélanie Klein _, puis au fil des relations inter-subjectives de toute une vie, forcément comparativement, en rapport à des modèles (de forme ici du sujet lui-même, selon ce que Mélanie Klein nomme le bon objet : pourvoyeur de plasticité constructive) ; et en fonction d’apports, références, points de comparaison qui soient (et sont) des appuis (de figure) à intégrer _ introjecter _, faire siens ; et plus tard dépasser : par celui qui devient, dans et par le face-à-face et le dialogue inter-subjectif, un sujet de mieux en mieux parlant et pensant (créant, pour commencer, ses phrases) : humain ! Le processus d’acculturation _ prolongeant, de même qu’interférant avec (et nourrissant), celui de la pratique formatrice des formes du parler ; voir les analyses de Chomsky sur ce que parler comporte de générativité ouverte et féconde (créatrice du discours) à partir des formes disponibles de la langue reçue en partage _ se poursuit toute la vie _ humaine par cette construction complexe et riche du sujet _, même si, passée la petite enfance et, maintenant, l’adolescence (allongée, prolongée), il se fige (et fossilise) pas mal aussi, en clichés et habitudes-routines crispés chez beaucoup : l’adolescence est un enjeu surexploité de marché et formatages ciblés. Alors que l’artiste _ lire d’Anton Ehrenzweig L’ordre caché de l’art _ poursuit, lui _ c‘est son premier luxe _, le jeu plus libre _ à l’horizon d’un accomplissement : plus large, embrasseur et dépasseur _ d’identifications / dés-identifications successives et plurielles : en le jeu à la fois exigeant et toujours ouvert, lui, de son œuvrer : quand (et si) celui-ci est vrai.
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Ainsi _ et avant de la repousser comme monstrueuse ou l’admirer comme géniale, en un jugement d’évaluation _, s’impose à l’esprit sous la forme d’un constat (comme évidence d’un fait brut), l’idée-thèse d’une singularité objective (forte : quelle que soit la qualification de l’appréciation évaluative, ensuite) de l’œuvre _ et de l’œuvrer, en son amont _ de Lucien Durosoir. Telle est la piste à explorer.
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Mais il faut aussi prendre garde aux risques d’illusion seulement de singularité : car le rapport ordinaire de la conscience réflexive de soi à soi-même (de chacun), à la conscience du réel, ainsi qu’à la conscience des autres, ne nous incite que trop à nous considérer (prématurément superficiellement), et chacun, nous-même _ ainsi que nos actes, nos œuvres, nos jugements _, mais aussi tout objet auquel nous portons attention ou notre prédilection, comme singulier(s) ; alors qu’ils ne s’agit, en cette conscience spontanée naïve de soi et des choses, que d’un pur effet de perspective _ mirage _, et de projection (subjective : l’inverse de l’introjection) ; n’ayant pas (assez pris) conscience, alors, de ce que nous-même avons _ ou lui, l’objet, a _ objectivement de commun (et non d’original vraiment) avec d’autres _ ou les autres _ : soit une inconscience, simplement, par ignorance et défaut (= insuffisance de degré) de prise de conscience objective(s) de notre part. La complexité _ telle celle, ici, ultra-fine, de l’œuvre-Durosoir _ requiert d’être tant soit peu perçue, reçue, apprise, comprise, intégrée et assumée par nous : soit l’humble mais nécessaire tâche de réception (active et complexe à son niveau aussi, mine de rien) du récepteur.
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Il faut donc distinguer le concept de singularité (en l’exception de son incomparabilité peut-être irréductible) de celui de particularité (au sein d’une généralité statistique d’éléments seulement partagés), avant de pouvoir spécifier assez et avec assez de légitimité ce qui caractérise et distingue en propre _ en toute objectivité et connaissance (suffisante : ce travail est-il jamais fini ?) de cause _ l’œuvre de Lucien Durosoir ; soit un des premiers objectifs de ce colloque à lui (créateur volontairement discret, et durablement demeuré en conséquence inédit, injoué, et forcément inconnu, littéralement in-ouï, du public) consacré, pour la première fois cent trente-deux ans après sa naissance et cinquante-cinq après sa mort : Lucien Durosoir, Boulogne, 5 décembre 1878 – Bélus, 4 décembre 1955, ces 19 et 20 février 2011.
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Soit distinguer le couple (empirique) particulier / général, qui est de l’ordre du fait _ le particulier étant rien moins ni rien plus qu’un exemple ou un exemplaire (un cas) du général : il est représentatif, à divers degrés, d’une certaine généralité empirique (statistique), de fait _, alors que le singulier (et la singularité même), lui (et elle), a (et ont) quelque chose _ et cela en quelque comparaison que ce soit, et selon l’ordre, cette fois (idéalement revendiqué) du droit _, de fondamentalement problématique, et même énigmatique, en son essence, étrange ; peut-être, alors, unique : tel un hapax.
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Et, s’extirpant des comparaisons, accéder à l’objet même : la singularité revendiquant véritablement et qualitativement pour le jugement (de droit donc) qui s’y rapporte, une unicité ou originalité vraie, objective, de cet objet : essentielle. Pas de simple posture vendeuse ; mais proprement géniale en (et par) ce _ l’œuvre _ que le créer (vraiment) produit par la responsabilité de l’auteur ; et rend (par comparaison-contraste avec le reste : comparé) _ manifeste au juger, avec sa respective responsabilité de la part d’un jugeant. Voir l’analyse de Kant en sa Critique de la faculté de juger. Et cela, du fait _ essentiel ; et pas accidentel, ni circonstanciel _ de sa propre teneur : en soi, et pas seulement par comparaison _ relative _ avec autre chose ; même si nous ne connaissons, jugeons et évaluons (ne repérons et identifions) structurellement que par de telles comparaisons ; ou absolue, d’œuvre vraie.
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La question est alors structurellement : dans quelle mesure une activité _ ainsi que les actes et œuvres en résultant _, présente-t-elle des caractères vraiment (incomparablement) uniques _ et par là réellement, et en soi, originaux _ c’est-à-dire qui ne soient pas seulement, pour le jugement, un simple effet-mirage (naïf) de perspective, une illusion d’unicité ? _ ou de rareté (fréquentielle, statistique), au moins : en mettant, déjà, un peu d’eau dans son vin ? Tel est le défi qui se pose au juger.
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C’est pour cette singularité (visée au moins)-là, en cette analyse des conditions posées au jugement-analysant, concernant ce qu’il en est, le plus objectivement possible, de la singularité (ou seulement de la particularité : au sein d’une généralité globale, elle : culturelle), tant lors de la réception, par nous, public (avec la formation de notre perception s’élaborant, puis celle des évaluations en découlant : peu à peu), que, plus encore, lors de la réception en amont, lors de la lecture-analyse des partitions, dans la phase de travail de compréhension-identification des œuvres à interpréter par eux ! des musiciens interprètes-passeurs, cette fois : en charge sérieuse, grave, de donner à retentir et transmettre (= faire ressentir) au public des mélomanes, sans la trahir, et donc avec le plus de justesse possible, cette musique-ci au concert comme au disque ; c’est pour cette singularité à servir ! de l’œuvre musical de Lucien Durosoir qu’il est passionnant de s’intéresser à ces processus complexes ultra-fins de la création (poïesis) artistique sienne en cette occurrence-ci.
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Davantage encore que les scientifiques en leur précision positive (exploitée par les applications de la techno-science) et que les philosophes en leur perspicacité synoptique quant à l’universalité des vérités et valeurs quand les uns et les autres font preuve de génie : les fruits de l’invention constituant alors d’incontestables apports à la culture (commune) : de très objectifs progrès, les artistes-créateurs, en dépit de l’absence de diplômes dûment estampillés _ c’est difficile ; n’existent que des hit-parades… _ par des instances officielles de la société, quand ils n’ont pas trop manqué leur coup _ en telle ou telle œuvre _, arpentent très objectivement ce terrain rare (et déjà ainsi précieux) de la singularité vraie : conquise, atteinte et exprimée en la vérité (justesse de révélation : du réel !) d’une œuvre d’art authentique (effective) : qui soit un monde et le monde. Le style devenant vraiment alors, même si cela ne court pas tous les jours la rue, « l’homme même » : un hapax.
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Non sans courage : tel le défi du torero à la corne de l’animal, selon la métaphore de Michel Leiris. L’essayeur qu’est le créateur-artiste en ce qui pourrait être une originalité vraie _ tâtonnante, se cherchant dans l’opération lente et foudroyante à la fois de son œuvrer _, prend de grands (terribles à l’aune de l' »Idéal » !) risques ; il s’expose : à l’erreur, l’échec, le ridicule _ et pas seulement ni d’abord au regard des autres : l’art n’est pas fondamentalement sociétal. Car lui le premier, l’artiste, ne sait pas, ni même jamais ; il ne fait _ en sa ténèbre s’éclairant par infimes touches au fur et à mesure de cet œuvrer (et des œuvres qui en sourdent) _, qu’essayer ; et s’essayer, par là-même, à son corps exposant et défendant, forcément, d’abord ; avec de hautes, dures (voire terribles) exigences : certains même y succombant. Ainsi l’exemple de fiction que brosse en L’Œuvre Émile Zola, en 1886 ; et l’issue du parcours existentiel, effectif lui, du poète romaniste spécialement admiré de Lucien Durosoir, Jean Moréas (Athènes, 1856 – Paris, 31 mars 1910).
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La création (authentique et exigeante : sans posture _ sociale, sociétale _, mais de probité) amène l’artiste créateur à un processus, d’abord _ poïesis _ ; à une œuvre plus ou moins achevée, ensuite au cas par cas) qu’il ne maîtrise, ni ne contrôle pas vraiment, et lui échappe(-nt) toujours en partie : c’est par là et ainsi que l’aventure est, et à chaque fois et fondamentalement, terriblement risquée artistiquement. D’où le vertige jusqu’à l’abyssal, du mallarméen « vide papier que la blancheur défend » ; mais Durosoir ne manifeste nul tropisme envers l’esthétique symboliste, ni envers Mallarmé _ qui n’est pas, pas davantage que Victor Hugo, de ses poètes de chevet : pas assez ontologique…
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J’utiliserai aussi le concept de Georges Bataille, d’impouvoir (de l’artiste) : l’artiste vrai n’est pas, jamais, un homme de pouvoir ; rien que d’impouvoir. En son œuvrer de vérité, l’artiste authentique se livre à des processus intuitifs semi-conscients / inconscients, qui le débordent-dépassent _ jusqu’à de l’insupportable _, mais qu’il essaie néanmoins toujours plus ou moins désespérément _ c’est un défi à son « sang-froid » : mot de Lucien à sa mère le 25 juin 1915 _ d’impossiblement maîtriser : en les mettant en des formes _ métaphoriques : un transport _ qu’il doit assumer. Et il apprend beaucoup de cette pratique de création _ Lucien oserait-il en son humilité pareil mot ?_, pourvu que celle-ci soit parfaitement probe _ sans tricherie ni faux-semblants _ en la réalisation, en et par ces formes assumées, lui les assumant, de ses hautes exigences ; et alors l’artiste pourra un peu _ mais cela le dépasse toujours quelque peu _, en suite, en quelque sorte, peu probable (en tout cas incalculée) de ces processus-là, faire (un peu) preuve d’une certaine, bien que toujours relative et fragile à jamais, autorité _ qu’il faut là encore bien distinguer des pratiques de pouvoir et contrôle : techniques. Le pouvoir est de l’ordre de la technique : reproductible, mécanique, mécanisable ; l’impouvoir et l’autorité vraie de l’artiste authentique, pas imposteur, sont de l’ordre de l’art. Art versus technique.
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Alors Lucien Durosoir, comme tout individu, appartient à _ fait (mentalement comme physiquement) partie de _ son époque, sa société, son (ou ses) milieu(x), ses formatages sociaux et culturels ; il est particulier, au sein d’une généralité (englobante qui tout à la fois porte, encadre, enserre _ à parfois tétaniser et fossiliser) ; il partage nombre de caractères (factuels) avec beaucoup (ou un peu) d’autres individus, surtout de ses contemporains, spécialement quand la modernité exalte l’inventivité : mais sans considération d’école ou d’exemplarité (à instituer) chez Lucien Durosoir ; pas plus que d’hypertrophie hystérisée de l’ego : sa sagesse mature est au-delà de tout cela dès 1919 ; mais pas seulement : les éléments de filiation viennent aussi de loin.
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En la préhistoire de son devenir compositeur _ avant 1919 _, Lucien Durosoir présente des traits de caractère nets ; très tôt la personnalité de celui que ses camarades de combat qualifieront gentiment _ lui ne cherchant jamais à se mettre en avant _ de « Grand Chef« , s’affirme : d’abord, il est fils unique (aimé, choyé) d’une mère veuve, qui manifeste elle-même un goût élevé pour l’Art (et d’abord la musique) ; et le rapport _ filial _ de Lucien à sa mère (voir l’introjection primale au bon objet de l’infans selon Mélanie Klein) est un rapport de formation (artistique)continué au long de leurs deux vies (Louise mourra le 16 décembre 1934, à l’âge de soixante-dix-huit ans), très fort : ainsi, après l’accident de Louise en décembre 1921 l’affectant d’une définitive infirmité, Lucien se trouvera-t-il désormais en permanence auprès d’elle ; ce qui fera plus que jamais de celle-ci la réceptrice (et interlocutrice) première, quasi unique _ au moins très privilégiée _, de sa musique composée.
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Si fort, ce rapport-lien de formation (artistique) continué, que le désir de composition du fils prend une tournure autre à la disparition de sa mère : la Berceuse pour flûte et piano (qualifiée rétrospectivement de « funèbre« ) achevée à Bélus « le 15 novembre 1934 » (Louise a donc pu l’écouter), est ainsi la pièce ultime de la phase d’accomplissement de sa composition : de 1920 à 1934 ; riche de vingt-quatre œuvres denses _ toutes le sont _ et de vastes dimensions pour la plupart ; l’ironie étant que la reprise de cette « berceuse funèbre » pour ce qui sera la dernière œuvre achevée, en février 1950, de Lucien Durosoir, le Chant élégiaque à la mémoire de Ginette Neveu _ pour violon et piano, cette fois _, en fera aussi la pièce ultime _ d’affirmation de la vie : la mort ne doit jamais gagner ! _ de son œuvre entier.
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Alors que, à part la Fantaisie pour cor, harpe et piano achevée à Bélus le 28 juin 1937, encore d’assez vaste dimension, l’œuvre composé de 1935 à 1950, depuis Au vent des Landes pour flûte et piano aussi achevé le 17 novembre 1935 _ soient les derniers (au nombre de onze, dont un inachevé pour cause de maladie) fruits donnés selon l’expression de 1915 de Lucien-le-fils en l’absence de Louise-sa-mère _, sera pièce après pièce de dimension brève : Lucien Durosoir n’entreprend plus de grand œuvre à pétrir et embrasser largement : il compose toujours donnant de courtes pièces de circonstance (pour ses enfants, en 1949 : Prière à Marie ; la mélodie inachevée A ma mère ; l’exercice Improvisation sur la gamme d’ut ; ou en hommage à des disparus : les deux Préludes pour harmonium et le Prélude pour orgue « à la mémoire de _ son ami organiste et compagnon de guerre _ Georges Rolland« , en 1945 ; le Chant élégiaque, « en mémoire de Ginette Neveu« , en février 1950.
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Quant à Incantation bouddhique pour cor anglais et piano achevée le « 18 mars 1946 » _ œuvre importante en dépit de sa brièveté, il s’agit d’un hommage aux disparus des deux Guerres (ainsi que peut-être aussi à sa mère, qui aurait eu quatre-vingt-dix ans le 2 mars) _, sur le manuscrit de l’œuvre, ré-apparaissent les mêmes cinq vers extraits de la Prière védique pour les morts de Leconte de Lisle en ses Poèmes antiques, que le compositeur avait inscrits sur la copie propre de Funérailles, Suite pour grand orchestre, en « hommage aux morts de la Grande Guerre« , en juin 1930 :
…
« Ne brûle point celui qui vécut sans remords,
Comme font l’oiseau noir, la fourmi, le reptile,
Ne le déchire point, ô Roi, ni ne le mords !
Mais plutôt, de ta gloire éclatante et subtile
Pénètre-le, Dieu clair, libérateur des Morts !«
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Dans ce rapport constituant à sa mère, Lucien Durosoir éprouve et déploie un « Idéal du moi » (concept freudien, cette fois), qui n’est pas narcissique, complaisant, mais fortement exigeant : dès ses années de formation et de concertiste, cet « Idéal du moi » se révèle en gestation d’un « Idéal d’œuvre » (et d’Art) éminemment élévateur. Au delà de son activité nourrie d’instrumentiste-interprète de la musique des autres (les « maîtres« , de préférence) d’entre 1897 et 1914, Lucien apprend à percevoir l’émergence d’une puissante vocation à composer. Jusqu’à ce que, l’expérience (« horriblement grandiose » : collective, et pas rien qu’individuelle) de la guerre, cristallisée par la conscience d’avoir dépassé, lui, le « milieu de la vie« , l’incite à passer à l’essentiel : la réalisation de l’œuvre qui le sollicite, et qui est à dimension de monde ! Le temps en est venu ; y répondre est un impératif _ « spirituel » (voir la dédicace de sa Prière à Marie le 13 juin 1949 à ses enfants : « Puissent les biens spirituels descendre en eux, que leur vie entière ils en conservent l’amour« ), métaphysique.
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Cet essentiel se trouve à la jointure d’une vocation individuelle particulière le sollicitant, et de l’aventure large _ collective générale ; et plus encore universelle _ de l’humanité, dont le survivant que Lucien est, peut et doit _ simplement et humblement, sans grandiloquence rhétorique : humainement _ témoigner. Voilà pour les contenus sollicitant aussi, au moins indirectement, sa poiesis.
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En un processus intensément exigeant en l’élévation de sa large et généreuse dynamique : à la Leconte de Lisle. Il faut insister sur l’induration-incarnation de ce modèle poétique parnassien dans l’œuvre musical de Lucien Durosoir, que cette guerre « horriblement grandiose » en l’atrocité de son déchaînement aura très profondément activé en lui ; un modèle de grandeur objective, et non pas subjective : c’est de monde qu’il s’agit, pas d’ego, empreint d’humilité sans pathos : non romanticisant.
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La vocation d’œuvre comme l’Idéal d’Art est donc ancienne en Lucien Durosoir : d’où la force de son espoir le long de cette guerre atroce et horrible, et de la joie de tout ce qu’ouvre en fait d’œuvre à donner la victoire, en ce début de seconde vie qu’est pour Lucien l’année 1919 : celle de ses quarante ans. C’est avec une formidable énergie en sa volonté et sérénité en sa patience qu’il se donne alors très méthodiquement les moyens _ à commencer par le travail astreignant des exercices préparatoires de contrepoint et fugue, tout spécialement, au moins les six premiers mois _ de pouvoir se livrer enfin à cette poiesis en acte de la composition musicale libre et pleine en son essentialité, qui le sollicite.
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Lucien n’est en rien narcissique, ni vaniteux ; pas davantage homme de salons et mondanités, coureur d’applaudissements _ il ne l’était déjà pas dans son activité d’instrumentiste. En cela, il n’aura dès 1920 nul souci de la diffusion (écrite) des œuvres réalisées ; et guère celui de leur réception par un public _ en dehors de quelques amis _ : ce ne sont pas des priorités pour lui.
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Cette réception de l’œuvre est même quelque chose dont il pourrait avoir se méfier si cela venait à parasiter l’essentiel _ priorité et urgence _ pour lui désormais de son activité d’artiste : composer, et selon les seules exigences de l’œuvre ! ; et dont, très vite _ ayant une conscience particulièrement claire (lire ce témoignage de son ami le pianiste Paul Loyonnet (Paris, 1889 – Montréal, 1988) en ses Mémoires (parus aux Éditions Honoré Champion en mars 2003) : « Il avait la plus entière confiance en sa musique et m’écrivit qu’il mettait, à l’instar de Bach, ses œuvres dans une armoire, et que l’on découvrirait plus tard« …) de la valeur (objective) de ses œuvres _, il cherche, sans temps à perdre, à se protéger en tant que créateur (peu dupe des modes de fonctionnement des milieux musicaux : il les a assez fréquentés ; et a toujours été comme Paul Valéry d’une extrême lucidité) : c’est la raison pour laquelle il s’investit peu dans l’organisation de concerts ; et que le concert à la SMI du 2 février 1922 n’aura pas de suite _ ni de retombées sociales. Même si le degré de dépendance de sa mère depuis l’accident qui l’a rendue impotente, en décembre 1921, pèse aussi et d’abord désormais, sur le partage du temps de Lucien entre les soins à Louise et l’activité, de concentration maximale, de composition. Et cela, quels que soient les lieux où tous deux séjourneront : en Bretagne, dans le midi méditerranéen, à Bourbonne-les-Bains pour des cures thermales de Louise ; avant de découvrir le climat idoine de l’extrême Sud-Ouest : Vieux-Boucau, Hendaye, et au final l’ermitage landais des Chênes, à Bélus.
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Se protéger de tout ce qui parasiterait cet essentiel-là. Telle est la raison de fond de l’indifférence du compositeur à une réception rapide et nombreuse de son œuvre. L’important pour lui _ et pour sa mère qui l’y encourage de toute sa force _ est le fruit à donner : la qualité foncière (« idéale« ) de l’œuvre, avec les contenus humains qu’elle porte, à faire advenir, en (et par) cette poiesis musicale en acte. C’est là désormais leur commune priorité : artistique. Entée sur une métaphysique de l’Art comme voie d’accès à la vérité du monde même, en quelques uns de ses « secrets » _ pour retenir, avec Lucien pour son Poème de 1920, ce mot du Centaure de Maurice de Guérin : « le vieil Océan, père de toutes choses, retient en lui-même ses secrets » ; à l’artiste échoit la tâche de scruter ces secrets-là des choses et donner, en fruits, à partager : soit une clé de l’esthétique durosoirienne en son imageance même.
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Est passionnant, en ce parcours, ce passage de musicien-instrumentiste (concertiste virtuose par toute l’Europe) à musicien-compositeur centré sur le seul travail de création : la poiesis. D’où ce fait que, dès sa démobilisation le 19 février 1919, Lucien Durosoir met toute sa disponibilité à _ exclusivement : son caractère est entier ; et sa mère est pleinement valide alors _ composer. Et posément, sans précipitation-frénésie mais résolument et méthodiquement, il compose.
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Ou plutôt il commence par passer un peu plus des « six mois » envisagés, en 1915, pour ces exercices : « Dès mon retour, je serai obligé de refaire longtemps _ se faire la main avec des fondamentaux de la langue musicale désirée _ de la fugue et même du contrepoint pour me remettre en train _ vers la liberté à conquérir par cette dynamique ordonnée de formes (formatrice de ce qui sera sa propre langue musicale : celle qu’appellent l’œuvre et le monde à donner par elle) de cette syntaxe première-là : à la Bach _ ; ce sera l’affaire de six mois ; et je me sens un tel désir de travail que j’irai vite, d’autant plus que j’ai beaucoup songé à cela« , écrivait-il avec précision le 8 avril 1915 ; et encore le 18 avril qui suit : « A mon retour, je me mettrai avec ardeur à mes études techniques si fâcheusement interrompues. Je serai obligé de refaire du contrepoint et beaucoup de fugue _ soient l’armature syntaxique de la langue de départ de l’œuvre-Durosoir. J’en aurai bien pour six mois de travail acharné _ un facteur de parenté avec Paul Valéry : le génie est aussi une longue patience _ avant de me mettre à l’étude de la composition. (…) J’estime qu’il me faudra au moins six mois pour me remettre en forme _ d’aptitude créative. J’aurai donc tout loisir de faire au minimum six heures par jour de travail technique pour être prêt à une composition libre de sa dynamique (et justesse) de création ! J’ai certainement le cerveau engourdi« . Il lui faudra prendre le temps de patiemment s’exercer à fond afin d’être cérébralement à même au plus vite _ ce sera presque l’année 1919 entière : un sas _ de composer « librement » ! C’est là un critère de la modernité sûre d’elle-même, sereine _ ni démonstrative, ni prosélyte (loin de toute stratégie sociétale de distinction individuelle), ni hystérique : seulement poétique et soucieuse de vrai _ de son œuvrer exigeant et non chaotique, passant par un jeu inventif opulent de formes complexes assumées. Nous voici très près (tant par la liberté que par l’imageance des formes) de ce qu’identifie en ses Carnets Paul Valéry du travail du génie poïétique.
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Singulier, cet œuvrer durosoirien l’est en et par la vérité du monde à musicalement accoucher en et par cette poiesis _ de métaphysique appliquée objective _ : poiesis à découvrir, aider à prendre forme et déployer au présent de 1919-20, au seul service du monde vrai à atteindre et, avec humilité, révéler, en l’imageance du flux musical : à l’exemple de l’idéal poïétique objectif et décentré de soi (non romantique) d’un Leconte de Lisle en poésie.
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De tout cela, Lucien avait parfaite conscience (à la Paul Valéry) dès les années et la situation de la guerre qui l’empêchait, à quel degré de violence, de s’adonner à cet œuvrer ; mais rendait ce désir même d’œuvrer d’autant plus puissamment pressant, avec toute la hauteur des exigences de l’œuvre et du monde qui l’appelait, avec ses contenus(objectifs) de vérité quant à l’humanité de ce qui viendrait, de soi, y prendre forme poétique. La sérénité de la mise à l’œuvre, tout l’an 1919, et la maturité éclatante des premiers fruits donnés, en 1920, n’en sont que plus admirables.
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La date d’achèvement portée sur le manuscrit des cinq Aquarelles _ le tout premier des « fruits » qui sera donné _, est : « 15 février 1920 » ; et l’œuvre suivante, le Poème pour violon et alto avec accompagnement d’orchestre : « 12 mai 1920« .
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Le monde _ « le monde d’avant« , dit Stefan Zweig _ auquel le violoniste concertiste Lucien Durosoir avait à faire, est anéanti : celui des concerts de par l’Europe (avec, outre les amitiés, les points d’ancrage et les réseaux formés à Vienne, Berlin, Moscou : Lucien y intervenait jusqu’à l’été 14), est détruit. L’Allemagne est ruinée ; l’empire austro-hongrois, étété, est dépecé ; pour ne rien dire de la Russie après la révolution d’octobre. Quant à la France, bien des embusqués de la guerre ont su y avancer leurs pions : les lettres de guerre de Lucien le notent ; par exemple le 18 avril 1915 : « Capet, Cortot, etc., ne sont pas mobilisés ; et par conséquent ils peuvent travailler et en même temps profiter du moment« .
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Sollicité dès 1920 par son ami _ de jeunesse _ Pierre Monteux pour rejoindre l’Orchestre de Boston, Lucien y renonce du fait de l’état de santé de sa mère, subitement aggravé alors _ avant même l’accident de décembre 1921. Demeurant auprès d’elle, Lucien continue simplement de composer.
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Ainsi le compositeur qu’il est devenu dès le début de 1920, dépose-t-il sur le papier une impressionnante série d’œuvres. Rien que pour les deux années 1920-1921 : du 15 février 1920 au 19 septembre 1921 : en pas même vingt mois ; on comprend qu’il ait (déjà : avant l’accident de sa mère) pu et su dire non à l’appel américain de son ami Monteux, se succèdent sur le papier six grandes œuvres :
_ les cinq Aquarelles pour violon et piano, datées du « 15 février 1920« + la transcription pour violoncelle et piano de deux d’entre elles : Ronde et Berceuse ;
_ le Poème pour violon et alto avec accompagnement d’orchestre : « 12 mai 1920 » + sa transcription de la partie d’orchestre pour piano ;
_ le premier Quatuor à cordes, en fa mineur : aux mouvements achevés aux dates du « 17 juillet 1920 » pour l’allegro, « 14 août 1920″ pour le scherzo, « 6 septembre 1920 » pour l’adagio et « dimanche 10 octobre 1920 » pour le final ;
_ Jouvence, Fantaisie symphonique pour violon principal et octuor : elle porte les dates du « 29.1.1921 » pour l’ensemble prélude, allegro et appassionnato, et du « 26.3.1921 » pour la fin + sa transcription pour violon et piano (ce sera la dernière des transcriptions ; et au concert ne seront donc données que des pièces de musique de chambre) ;
_ le Caprice pour violoncelle et harpe, achevé le « 3.06.1921 » ;
_ la sonate « Le Lys » en la mineur pour piano et violon, porte les dates du « 29.7.1921 » pour le premier mouvement, et du « 19.9.1921 » pour le second mouvement.
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Quant au second Quatuor à cordes, en ré mineur, si son premier mouvement a bien été « commencé à Vincennes en novembre 1921« , il ne sera « terminé à Port-Lazo » que « le 25 juillet 1922 » : soit plus de huit mois plus tard ; entretemps, se sera produit l’accident de Louise, et il aura fallu faire face aux conséquences lourdes au quotidien de l’invalidité définitive de celle-ci ; le second mouvement du quatuor sera achevé le « 22 août 1922 » ; et, pour le troisième et dernier, l’inscription du manuscrit indiquera : « 6 octobre 1922. Port-Lazo » : l’année 1922 bousculée ne verra donc la naissance que d’une seule (grande) œuvre : ce second Quatuor, en ré mineur.
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Pour un début, la récolte des fruits est considérable : d’une grande dimension pour la plupart, ces œuvres nous introduisent à une intensité de plénitude et de maturation rare.
Nous aujourd’hui, oui ; mais peu de monde à l’époque ; car Lucien non seulement ne fait rien éditer de son travail, mais se soucie à peine _ sinon au tout début la réalisation de transcriptions ; mais pas plus tard que mars 1921, avec, ultime effort de ce type, la transcription pour violon et piano de la Fantaisie pour violon principal et octuor Jouvence _ de le proposer au concert : le Poème est donné en un concert public en sa ville de Vincennes le 10 novembre 1920 (avec les parties d’orchestre réduites pour le piano) ; et le premier Quatuor à cordes est donné à la SMI. le 2 février 1922 par le Quatuor Krettly. Sans autre retentissement en ces années-folles s’emballant, que l’accueil des amis présents _ voir supra le mot d’André Caplet.
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En février 1919, avec une moitié de vie derrière lui et fort de son expérience de la guerre, Lucien Durosoir a conscience d’avoir passé un « cap« . Le 4 juin 1918, il avait écrit à sa mère : « C’est demain que j’aurai trente-neuf ans et demi. La quarantaine pointe donc ; c’est un cap pour les hommes ; c’est en général le moment où l’on dételle et où on se range. Pour moi, je n’ai pas à me ranger, car je ne me suis guère dérangé. Ce qui est le plus triste, c’est de constater que l’âge vient, et que l’on n’a pu rien réaliser _ en œuvre effectif _ des rêves de sa jeunesse. Il est vrai que, au fond _ un fond qui travaille ! _, nous vivons pour nous, de la vie intérieure _ et pas pour les autres, d’une vie extérieure : sociale et mondaine _, et si l’on a conscience d’avoir fait des progrès moraux _ ce qui est sans vanité dans son cas _, la vie n’est pas perdue. Nous retrouverons plus tard _ comme appui et comme matériau _ ces acquisitions » : toujours la positivité en et par l’action de Lucien Durosoir. Il y a là trace d’appels de ce qu’on peut nommer une vocation : à un œuvrer qui mettra en forme assumée _ au futur de l’indicatif (de l’effectivité) et pas au conditionnel (de la rêverie) _ les « acquis » _ existentiels et musicaux ; poétiques, aussi _ de la « vie intérieure » en son exigence (plus que jamais inflexible) d’humanité _ « morale« , dans le vocabulaire de Lucien.
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A quarante ans, Lucien Durosoir peut se consacrer enfin en pleine efficience avec ardeur et sérieux à l’essentiel qui passe par (et prend, pour lui musicien) une forme de part en part musicale : composer est pour le musicien qu’il est, donner forme de musique au flux des forces de la vie, en les embrassant et modelant, en une métamorphose exigeante et élevée,charnelle, souple et assumée tout à la fois, sur les portées d’une partition : au crayon, puis par-dessus à la plume pour la réalisation des esquisses en la copie au propre _ parfaite en sa calligraphie : sans dérapage ni rature _ de l’œuvre achevée. Telles que ces forces, lui poético-musicalement les ressent et expérimente : reliées _ en sa bruissante (de poèmes) vie intérieure _ à des vers puissants de vérité et beauté donnant un surcroît d’enchantement non menteur à l’âme. L’imageance musicale puise ici à la métaphoricité même de la poésie _ voir ma seconde contribution à ce colloque : l’inspiration poétique de l’œuvre musical de Lucien Durosoir.
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La hauteur de vue de Lucien Durosoir en ce qui concerne le composer, est une grandeur et une générosité : caractères de la personne et de l’artiste créateur en lui. Bien sûr la création n’est jamais absolument ex nihilo _ à part la Création de Dieu (ou la Nature) _, mais une transformation, une transmutation-métamorphose d’éléments pré-existants rencontrés et (ré-)incorporés.
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On pourrait commencer par dire, avec généralité _ outre la prédilection pour une syntaxe (de départ) contrapointée et fuguée : à la Bach… _, que la mise en forme musicale de Lucien Durosoir prend place au sein de LA musique française _ avec ce malencontreux singulier, réducteur : un Charles Tournemire (1870-1939), par exemple, initiateur de Lucien Durosoir à la composition, ruerait dans les brancards de pareil cadre _ ; en même temps qu’elle participe _ sans sur-lignage doctrinal : la plénitude de sa musique n’en a nul besoin _ des musiques du XXème siècle en leur pleine modernité : Lucien Durosoir faisant siens des traits de bien d’autres musiques que celles pratiquées alors en France, de celles _ peut-être de Janáček, Bartók, Kodály, Szymanowski et de bien d’autres, en plus de celles des Viennois, à commencer par Schönberg ; certains de ses accents semblent anticiper Chostakovitch _ que ce grand européen a pu découvrir en ses tournées de concerts dans la Mitteleuropa du commencement du XXe siècle.
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En la musique de Lucien Durosoir, il faut relever le souci de haute exigence plastique sculpturale _ à la Michel-Ange dans le marbre : tel le Moïse contenant sa fureur à Saint-Pierre-aux-Liens ; je pense aussi à la plasticité formidable des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné _, de déployer une forme en mouvement panoramique généreux, difficile à stabiliser, avec des poussées de masses tectoniques en avancées et tourbillons jusqu’au vertigineux, mais que le compositeur embrassant, parvient à pétrir et modeler en des formes serpentines non répétitives _ voir aussi Valéry, en ses Cahiers, en 1939 : « Je suis né, à vingt ans, exaspéré par la répétition« … _ : en un geste large de poiesis ni formaliste, ni expressionniste, qui semble émaner par l’imageance de ces figurations puissamment colorées, de ce que le compositeur appréhende du réel même imposant le jaillissement de ses matières irisées ; et donnant à saisir un monde, le monde, en son étrangèreté bousculante fascinante : avec, toujours une transcendance par rapport à ce qui de ce monde est perçu et mis en ces formes métaphoriques ; bien davantage, par là, que le monde esthésique premier du musicien. Cette transcendance de ce à quoi, en son imageance la musique renvoie, au-delà d’une immanence purement phénoméniste ou d’un matérialisme rudimentaire, transparaît jusqu’en la beauté de la calligraphie des copies propres manuscrites, sans bavures ni ratures, d’œuvres rendues à ce degré d’achèvement-là.
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L’art est voie d’accès au réel pour Durosoir, dont la poiesis est en cela métaphysique. Et la langue de musique (vocabulaire, syntaxe, figures) de Durosoir ira, en la liberté (et jeunesse renouvelée) de son inventivité jamais didactique, en se complexifiant lumineusement, loin de tout maniérisme : sa force d’évidence, jamais non plus réduite en charpies d’essais inchoatifs _ loin des lacérations à l’occasion sardoniques d’un Picasso dans les arts plastiques _, est constante _ par-delà les premiers appuis du contrepoint et de la forme fuguée reçus de Bach.
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Par cet idéal de richesse dominée des formes en mouvement, le compositeur manifeste un souci de perfection achevée de l’œuvre _ en sa visée (ontologique) de monde _, d’autant plus admirable qu’il s’agit d’œuvres d’une complexité assumée, donnant leur pleine puissance dans le déploiement embrassé d’une large bonne durée, plutôt que dans de petites formes _ même si celles-ci, par le biais de la couleur extrêmement inventive et fine de l’instrumentation, semblent détenir aussi certains des secrets de la présence.
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Toute la musique de Lucien Durosoir _ en témoigne l’article inaugural de mon blog, le 4 juillet 2008 : Musiques d’après la guerre _ se trouve être fondamentalement et de part en part une musique « d’après la guerre » _ cette guerre « terrible et sauvage » dont il disait le 7 juin 1915 : « je n’en perdrai jamais le souvenir« … _, à partir de la guerre, selon la guerre ; sans que cela soit jamais un infini lamento unilatéralement funèbre, de (et à) la mort ; mais toujours un hymne lumineux _ à la Eschyle : « ses comparaisons pleines de charme vous ravissent, la grandeur est également son partage, c’est vraiment d’une admirable beauté« , en une lettre d’octobre 1917 _, aux forces affirmatives de la vie. Au-delà de (et par) sa gravité, et du goût de Lucien Durosoir pour la consolation de la Berceuse : de 1920 (la 4e pièce des Aquarelles), à 1950 (le Chant élégiaque), en passant par 1922 (le 3e mouvement, spécifié Berceuse, du second Quatuor), 1929 (le 3e mouvement de Funérailles, lui aussi intitulé Berceuse, 1934 (la Berceuse pour flûte et piano) et 1946 (Incantation bouddhique).
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Y compris en cette œuvre qui constitue son grand œuvre, et dont le travail de composition s’est étendu sur quatre années (d’avril 1927 à juin 1930) : Funérailles. Dédiée « à la mémoire des soldats de la Grande Guerre« , cette Suite pour grand orchestre de très vastes dimensions, est, avec la Sonate d’été « Aube« , celle de ses œuvres que Lucien Durosoir tenait en permanence à portée de re-lecture.
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Ces musiques de Lucien Durosoir sont d’une riche complexité, d’une immense générosité, d’une rare force d’affirmation _ à ce degré du moins, parmi le répertoire français le plus fréquenté alors _ en ce qu’elles savent brasser, pétrir, embrasser, surmonter en pareille dynamique de grandeur des matières, assumée. Aussi l’écoute que ces musiques demandent, comporte-t-elle en retour, comme pour les architectures de Bach, un haut niveau d’attention, voire plusieurs ré-écoutes, pour accéder à une justesse de perception satisfaisante de la richesse offerte par ce bouquet opulent de matières somptueusement irisées s’entrecroisant lumineusement, toujours avançant dynamiquement : qui est le monde. Comme dans Bach.
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En simplifiant, ce qu’on appelle parfois « LA musique française« , semble viser souvent _ statistiquement _ une certaine élégance charmeuse de goût. S’écartant peu alors de ce qu’en son maître-livre Le Pouvoir esthétique, Baldine Saint-Girons _ distinguant trois principes esthétiques (le trilemme, dit-elle), « le beau« , « le sublime » et « la grâce« _ identifie comme « la grâce« , cette « musique française« -là, paraît ne rompre que peu souvent avec le tropisme dominant d’une certaine « grâce » (dans l’agrément urbain recherché de sa réception). Or Lucien Durosoir, sans complaisance provocatrice envers quelque hideuse rugosité, ne cultive pas ce registre-là de la « grâce » : altière en bien de ses exigences, la noblesse _ ontologique _ de sa musique emporte vers la grandeur de vérité du monde : à bien vouloir recevoir en l’aisthesis d’une écoute assez attentive de notre part. Voir aussi la méfiance de Paul Valéry en 1905 en un de ses Cahiers (pour lui-même) : « La littérature ne peut pas être acceptée comme fin d’une existence noble. Noble est ce qui trouve en soi-même sa fin, et celle de toute chose. Le soi-même, incapable de se construire ou d’être construit par quiconque _ l’authentique par excellence _, cependant que les Lettres sont simulation et comédie. Figure et montre de penser et de parler mieux que… soi-même, feinte fureur et profondeur, élégance combinée, perpétuelle triche. Le plus grand art de l’auteur est de se faire prêter le plus possible par qui le lit. Mais il me serait insupportable, quant à moi, de subir qu’on m’attribue une belle idée, qui ne serait que née du lecteur et de mon écrit. » Cela vaut aussi pour la conception durosoirienne du statut de l’œuvre, indépendamment de celui, social, de son auteur : par rapport aux diverses situations de la réception par les publics. L’équivoque, Durosoir la méprise au moins autant que Valéry : vaut la vérité de l’œuvre _ une noblesse ?
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Si l’on se réfère à ce trilemme de l’aisthesis, la prédilection de Lucien Durosoir va au « sublime« , mais travaillé par l’attraction des formes moins inchoatives de la « beauté« , en un effort de redressement-résistance au tournis menaçant d’un trop enivrant vortex.
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Le monde poétique que révèle la musique de Lucien Durosoir se rencontre ainsi à la jointure frottée des magnétismes de ces deux pôles : celui du « sublime » et celui du « beau » se défiant l’un l’autre dans le jeu en tension-déséquilibre de leur agôn _ soit une exigence oxymorique assez française _ ; manifestant un idéal de la forme en mouvement méritoire par les efforts de centrage de la figuration de la « beauté » pour contrebalancer les puissances centrifuges du « sublime » ; et d’un « sublime » de dimension océanique : à la Leconte de Lisle (1818-1894), tel que celui-ci a fait sonner le diapason de l’exigence esthétique (et métaphysique) parnassienne.
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Si on compare le parcours et la poiesis de Lucien Durosoir avec ceux de celui qu’on peut envisager comme son contemporain capital, Paul Valéry, des leçons se dégagent. La (magistrale) biographie de Michel Jarrety Paul Valéry, aux Éditions Fayard, en 2008, révèle un Valéry intime (et secret) singulier dont l’œuvre publié de son vivant et le plus accessible, n’est que la partie émergée d’un formidable iceberg : les trente mille pages des Cahiers matutinaux où s’expérimentaient des sentiers de création radicaux et sauvages du penser ; à charge le 30 mai 1945 (en un « Où je me résume » testamentaire) Valéry prévient : « Je crois que ce que j’ai trouvé d’important ne sera pas facile à déchiffrer de mes notes. Peu importe« . Au lecteur y accédant d’en dégager de l’ordre.
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L’aventure d’esprit valéryenne constitue un remarquable exemple-témoin d’exigence de hauteur de la création en la première moitié du XXe siècle, en la tension entre l' »Idéal d’Art » et des nécessités adjacentes _ adjuvantes pour le meilleur, dissolvantes pour le pire : à chacun de retourner l’obstacle en élément dynamisant, en pharmakon ; Paul Jarrety l’évoque page 709 à propos de cet « ensemble d’aléas, d’obstacles inégalement surmontés, et de repentirs où se sont manifestés tant de moi différents que la figure de l’auteur s’en trouve presque dissoute« ; métamorphosée, re-construite, en des ré-inventions (artistes) ; à condition que ces ré-inventions soient lumineuses de probité (ou pures) ; la nuance du « presque » à propos de la « figure » près d’être « dissoute« , est déjà intéressante _ ; en la tension entre l' »Idéal d’Art » et ce qu’on peut nommer l’économie du quotidien : incontournable déjà pour quiconque, telle qu’elle apparaît, cette « tension« , en l’existence de l’homme et de l’artiste Paul Valéry en l’aventure de sa modernité elle aussi classicisante en son souci permanent et sans cesse renouvelé de formes.
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Un excellent exemple-témoin auquel confronter Lucien Durosoir face à ce même nœud de l’articulation entre un très élevé « Idéal d’Art » _ avec la part consubstantielle qu’y prennent les formes _ et les prégnances de sa propre économie existentielle du quotidien.
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L’œuvre de Durosoir impublié et très peu interprété au concert dispose d’un fini _ classicisant ? en sa modernité aussi radieuse que sereine_ remarquable en et par ce que le créateur qu’il est, en sa poïesis, et par son imageance, surmonte et met en formes riches _ de flux denses lumineusement limpides en leur pureté et force musicale vierge de complaisances et autres trafics _ et maîtrisées, achevées : un tout éminemment puissant. En une intense en même temps que discrète (non spectaculaire ; ni donneuse de leçons) jubilation d’inventivité _ moderne _ non formelle, en ce modus operandi tout classicisant qu’il soit, en un oxymore de plus. Voilà quelques jalons de la singularité durosoirienne.
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En conséquence de quoi, la survie à la guerre ainsi que le travail de préparation à l’étude (sic) de la composition l’année 1919, a bien constitué, pour l’artiste Lucien Durosoir, entamant le 5 décembre 1919 sa quarante-et-unième année de vie, un passage à l’essentiel ; celui du début détaché (immédiatement et pour toujours) de ce qui le parasiterait : un sas de la réalisation de sa vocation déjà ancienne _ toujours encouragée par sa mère _ à un œuvrer qui soit vrai ; car l' »Idéal du moi » de Lucien Durosoir est d’abord et très nécessairement un « Idéal d’œuvre« , et d’œuvre vraie ! Exigeante à hauteur (absolue) de monde.
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Et c’est aussi un idéal de filiation : à transmettre. Tant que sa mère Louise _ dont la santé et l’existence requièrent attention et soins constants au quotidien depuis la chute qui l’a rendue totalement dépendante _, vit _ elle meurt le 16 décembre 1934 _, le fils-artiste partagera son temps entre les soins filiaux massifs et un œuvrer musical marqué par le souci d’achèvement en perfection des œuvres, ou « fruits à donner« , pour reprendre l’expression de 1915 ; qui, une à une, s’égrèneront. Puis Lucien se marie le 17 avril 1935 : il a cinquante-six ans ; et a vite deux enfants. C’est d’une grande importance pour lui ; car l’essentiel pour le survivant qu’il est de (et à) la Grande Guerre, ne se réduit pas à la réalisation de l’œuvre musical (et du monde s’y révélant) qu’il se sentait devoir « donner« , tel l’arbre ses fruits : il éprouve une très forte exigence humaine de transmission de la vie à son meilleur ; et, comme pour l’œuvre musical, sans précipitation, pour cet homme « robuste« , « ferme » et de parfait « sang-froid« , ainsi que « d’esprit large et élevé » pour lequel priment « les biens spirituels« . Tout comme pour l’œuvre de musique livré au papier et laissé à l’armoire, Lucien Durosoir a confiance en la postérité, familiale ici, en les personnes de son épouse et ses enfants _ Lucien n’est pas un pessimiste que la difficulté, complication ou incertitude seulement, freine ou abat.
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Le 16 mai 1915, en plein cœur des combats, il adressait ces lignes à sa mère : « Chère maman, je ne sais ce que le sort me réserve ; d’après ce qu’il est plausible de penser, nous serons en pleine bataille d’ici peu. Je me battrai avec énergie et sang-froid, accrus par six mois d’expérience lentement acquise. Certes, je ne puis savoir ce que le sort me réserve. C’est la Fatalité antique, on peut le dire, les Nornes qui dirigent le monde. Tu peux relire Sophocle » _ tout comme Eschyle, c’est en la traduction de Leconte de Lisle qu’ils les lisaient. « Je t’envoie une toute petite fleurette du jardin, je ne sais ce que c’est ; quand ces lettres te parviendront-elles, je ne sais non plus« , lui écrira-t-il aussi, en juin 1918… _, mais si je venais à disparaître, ce à quoi il ne faut pas _ songer (rayé) _ penser, songe que ce sacrifice, que bien d’autres que moi ont consenti, a été fait pour sauver notre pays et les enfants, c’est-à-dire l’avenir ; c‘est pour eux que nous avons supporté tant de souffrances. Il faudrait donc t’intéresser à des enfants, à des musiciens ; occupe-toi et soutiens de jeunes violonistes, cela occupera ta vie et sera une façon de me prolonger » _ perspective qui demeurera, lui vivant ; Lucien n’est pas du genre à penser : « après moi, le déluge« .
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Et il poursuivait : « Excuse-moi de te parler de cette façon qui te fera certainement de la peine ; mais il faut regarder en face toutes les éventualités. Espérons que je me tirerai d’affaire. Tout ce que la prudence unie à l’intelligence pourra faire sera fait. J’ignore si nous irons à la bataille, mais enfin c’est naturel de le penser. Malgré tout, je songe à notre vie passée, et j’espère fermement que notre vie intéressante _ musicienne, déjà, en ce passé de l’avant-guerre _ reprendra de plus belle _ par la poïesis en acte de l’œuvrer vrai à initier et mettre en chantier, à ce moment de 1918 ; tout est à prendre à la lettre en ce que sait parfaitement dire (et penser, concevoir avec la plus grande lucidité : à l’égal d’un Paul Valéry) Lucien Durosoir ; jamais on ne le prend en défaut d’approximation ni erreur ! _ à l’avenir. Chère maman, j’écrirai tous les jours autant qu’il sera possible, ne fût-ce qu’une ligne. Ne t’effraie pas si tu ne reçois pas de lettre, il peut y avoir de longs arrêts _ il pense à tout. Ma chère maman, je t’embrasse de tout mon cœur« .
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Transmettre de la vie et du vivant vrais. A tous égards et de toutes les façons : à commencer via la poiesis en œuvre de musique à réaliser, avec un souci, opus par opus, d’achèvement des formes. Sur ce terrain, la marque parnassienne _ élue _ est indélébile sur Durosoir-le-fidèle ; tandis qu’en Valéry, le souci de la forme demeure plus ou moins mâtiné d’influences symbolistes, même si celui-ci les combat quand il publie ses poèmes La Jeune Parque, Charmes ; et pas seulement pour des raisons de montre sociales.
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Et en une autre lettre à sa mère, en juin 1918, cette autre notation de Lucien Durosoir autour des fables d’Orphée, Amphion, Apollon : « Il faut arriver à dire que, du moment que la santé vous reste, mon Dieu, les autres choses ne sont rien. Je sais bien qu’il y a mon violon, et que ce dernier très réellement m’a sauvé la vie. C’est la fable antique d’Apollon qui apprivoise les bêtes fauves. J’ai certainement obtenu davantage avec mon violon que si j’avais eu de puissantes interventions. Les chanteurs et les poètes sont aimés des dieux ! » _ en effet.
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Lucien Durosoir est pour toujours un grand vivant.
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A nous d’écouter toujours mieux le monde vrai qu’il a su si bien dire en la poésie des formes serpentines de cette musique embrassante indomptée, entre sublime et beauté, qu’il a, dès son retour de guerre, su déposer en œuvres achevées : libre et juste.
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« Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux ! »
Paul Valéry, Le cimetière marin (in Charmes)
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Francis Lippa, le 3 août 2011