Science et littérature faisant chambre commune : pénétrer l’acte mémoriel

— Ecrit le mercredi 16 juillet 2008 dans la rubriqueLittératures, Philo”.

Ou,
titre alternatif :
L’activité mémorielle : Scientifiques « attentifs intensivement » à l’œuvre de Proust

Lecture d’un passionnant article (de Hervé Morin)
sur les métamorphoses de la mémoire : « L’Hippocampe de Proust« 
dans le Monde le 14 juillet (16h 13), édition du 15 juillet

http://www.lemonde.fr/sciences-et-environnement/article/2008/07/14/metamorphoses-de-la-memoire-1-6-l-hippocampe-de-proust_1073179_3244.html

Sans commentaire, même « philosophique »
_ Bergson, Janet, Halbwachs, et même Théodule Ribot (à re-découvrir), pour débroussailler le terrain _
je me contenterai de « lire »,
en pratiquant,
en « exercice », en quelque sorte,
ma méthode « attentive intensive« ,
un remarquable article de Hervé Morin (« L’Hippocampe de Proust«  dans Le Monde, édition du 15 juillet 2008)
sur la mise à profit
par des chercheurs scientifiques
(de par le monde)
de l’analyse « poïétique« 
(active-créatrice,
« plastique » en le travail d' »écriture » de ses phrases « labyrinthiques »)
de Proust, en sa « Recherche » à lui,

à propos de la « ré-activation » du souvenir
(déjà lui-même richement « machiné« ),
dans les allées à ramifications prodigieuses
de la mémoire personnelle sédimentée après ses avancées  exploratoires si fécondes

en réseau neuronal synaptique « labyrinthique » :

lisons donc tout simplement,
mais un peu plus « attentivement intensivement »
que d’habitude
,
pour ce qu’on peut demander à de l' »information« -« communication »
_ simplificatrice… _, veux-je dire…

Bien sûr, lire (« attentivement intensivement« ) Proust lui-même
_ sa « Recherche » : quel monde !!!

nécessitant toute une panoplie de « focales », du « télescope » au microscope », ainsi que lui-même le dit, l’écrit _
irait beaucoup plus loin probablement…
Mais, à six heures du matin,
voilà déjà une potable « mise en jambes »
de l’activité cérérébrale synaptique, neuronale,
etc…

Voici cet article simplement re-découpé, et avec des gras:

Longtemps, science et littérature ont fait chambre à part.
Marcel Proust les a réconciliées.

Outre la montagne d’exégèses qu’a suscitée son oeuvre,
le « phénomène proustien » a engendré une foule d’analyses psychologiques et neurobiologiques.
Ce « phénomène« ,
c’est bien sûr celui attaché à l’épisode de la madeleine, relaté au début d' »A la recherche du temps perdu » :
le narrateur, goûtant chez sa mère un biscuit trempé dans du thé,
est soudain assailli par une vive émotion.

Intrigué, il cherche en lui-même
et découvre la cause de ce trouble.
Le voilà transporté des années en arrière, le dimanche matin à Combray,
lorsque sa tante Léonie lui offrait un morceau de madeleine trempé dans son infusion de thé.

Souvenir en apparence ténu, anodin.
« Mais, écrit Proust, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses,
seules,
plus frêles mais plus vivaces
,
plus immatérielles,
plus persistantes, plus fidèles,
l’odeur et la saveur restent encore longtemps,
comme des âmes,
à se rappeler, à attendre, à espérer,
sur la ruine de tout le reste,
à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable,
l’édifice immense du souvenir.
 »

« J’ai tout un dossier d’articles qui tentent de réinterpréter scientifiquement cet épisode« ,
témoigne la neurobiologiste Pascale Gisquet (CNRS – université Paris-Sud),
qui a bien voulu mettre ses archives à notre disposition.
« J’ai moi-même été très inspirée par Proust« , confesse-t-elle.
Etrange attrait…
Le premier réflexe des scientifiques est de se défier d’un témoignage subjectif.
Mais Proust fascine les spécialistes de la mémoire.
Sans doute
, avance le neuropsychologue Francis Eustache (Inserm-université de Caen),
parce que « ce visionnaire a eu
bien avant nous
l’intuition
que la mémoire est au centre du psychisme :
elle permet cette rencontre intime avec soi
et avec l’autre,
présent ou absent
« .
Peut-être aussi parce que chacun de nous, un jour,
a cru mordre dans sa « madeleine« …

Qu’a donc découvert la science
de ce qui, dans la tête d’un Proust
,
mais aussi sous nos crânes,
abrite les souvenirs,
les entretient
et les ressuscite ?

« On sait des choses,
mais on en ignore plus encore
, prévient Serge Laroche,
du laboratoire de neurobiologie de l’apprentissage, de la mémoire et de la communication (CNRS-Paris-Sud).
La science de la mémoire est très jeune
et porte sur un organe longtemps resté inaccessible,
le cerveau.
 »
Depuis un siècle, les scientifiques ont compris que
celui-ci est organisé en ensembles interconnectés,
et que son unité cellulaire de base est le neurone.

Le neuroanatomiste espagnol Santiago Ramon y Cajal (1852-1934)
avait supposé que les modifications de « protubérances » neuronales
étaient responsables de la mémorisation.

Ses successeurs lui ont donné raison.

Chaque neurone est en effet
capable de
transmettre de l’information,
sous la forme d’influx électrochimiques
et de synthèses moléculaires
,
et d’entrer en contact avec des milliers d’autres.
Ces points de contact,
les « protubérances » de Cajal,
ce sont les synapses.

Les études sur l’animal ont montré que leur activité
peut être renforcée
,
voire qu’elles peuvent se multiplier
au fil de l’apprentissage,
et ce de façon durable.
Leur remodelage à long terme
implique des cascades complexes de gènes.

« Sur des souris mutantes,
on en a déjà identifié 165
qui jouent un rôle dans le fonctionnement synaptique
« ,
dit Serge Laroche.

Avec un milliard de millions de connexions,
la combinatoire de ces réseaux est hallucinante !
Qu’est-ce donc qu’un souvenir,
dans cette jungle neuronale ?
« Il serait un motif particulier
d’activation cellulaire de réseaux neuronaux
« 
,
répond Serge Laroche.
Concrètement, chacun des sens du jeune Marcel
entraîne l’activation d’une portion du cerveau.
Tout un réseau neuronal est impliqué.
Les n
œuds de ce réseau,

les synapses,
sont renforcés par ces perceptions.
« A chaque souvenir
correspond un réseau
qu’il faut activer
pour se le remémorer
« 
,
avance Serge Laroche.

« Pour ce qui est de la mémoire simple,
comme modifier des réflexes d’évitement d’un organisme basique
tel que l’aplysie,
un escargot de mer que j’ai étudié,
nous comprenons très bien ce qui se passe
,
dit l’Américain Eric Kandel, Prix Nobel de médecine en 2000.
Mais pour des choses plus complexes
comme l’odorat,
modalité sensorielle très vaste,
combinée parfois avec la perception visuelle,
c’est plus compliqué.
Nous ne comprenons pas exactement
comment tout cela est traité
au niveau de l’hippocampe.
 »
L’hippocampe !
Depuis un demi-siècle,
cette structure profonde du cerveau
fait l’objet de tous les soins des spécialistes de la mémoire.
Comme souvent,
c’est un cas clinique qui a tout déclenché.
En l’occurrence,
H. M., un jeune Américain épileptique
qui a subi en 1953 une ablation de l’hippocampe
et d’une portion des lobes temporaux
,
censée mettre fin à ses crises.
Depuis lors,
H. M. est prisonnier du temps :
ses souvenirs, dégradés,
se sont figés
à la période précédant son opération.

Ses capacités intellectuelles sont intactes,
mais il est incapable de retenir
une information nouvelle
plus de quelques secondes.
Sans mémoire, impossible de construire l’avenir.

La psychologue Brenda Milner
a pu montrer que son amnésie
n’était pas absolue :
H. M. a bien enregistré
que ses parents étaient morts,
et que Kennedy avait été assassiné,
sans doute en raison de la charge émotionnelle de ces événements.

Il a aussi pu
apprendre à recopier un motif
en le regardant dans un miroir,
un savoir qui mobilise la mémoire inconsciente.
Mais après des décennies de consultations,
il ignore toujours qui est Brenda Milner !

Grâce à H. M.,
grâce aussi aux psychologues expérimentaux,
les sciences cognitives
distinguent plusieurs types de mémoires,
reliées par des passerelles cérébrales
qui restent à identifier.
D’un côté, la mémoire à court terme, ou de travail,
de l’autre celle à long terme.
Celle-ci peut être implicite,
ou procédurale.

Elle nous permet de faire du vélo « inconsciemment »
ou à H. M. de dessiner dans un miroir.
La mémoire à long terme
peut aussi être explicite (consciente)
.
Raffinement supplémentaire,
on ne confond pas dans cette dernière
ce qui est sémantique

(connaissance : Combray n’est pas éloigné de Guermantes)
et ce qui est épisodique
(histoire personnelle : « J’allais voir tante Léonie le dimanche matin« ).

Pour mieux cerner cette mémoire autobiographique,
l’équipe de Francis Eustache a interrogé des femmes de 65 ans
sur leur passé.
« Quelle que soit l’ancienneté du souvenir évoqué,
la période de vie concernée,
c’était bien l’hippocampe
qui était activé
« ,
indique le chercheur.
Et la madeleine,
quel est son rôle ?
C’est la clé
sans laquelle le passé serait resté perdu :
« 
Il dépend du hasard que nous le rencontrions
avant de mourir,
ou
que nous ne le rencontrions pas
« ,
écrit Proust.
Son narrateur eut plusieurs fois la chance
de tourner cette clé :
à (l’Hôtel de) Guermantes,
un pavé disjoint
le projette en pensée
sur les dalles inégales de la place Saint-Marc, à Venise.
Ou le tintement d’une cuillère
le transporte
vers un sous-bois, où son train avait stoppé jadis.

Les chercheurs ont préféré s’intéresser aux odeurs.
Celles-ci sont supposées
souveraines pour ouvrir
« ces vases disposés sur toute la hauteur de nos années« 
,
comme l’écrit Proust,
où sont encloses
autant de sensations passées.

L’aromachologie (la psychologie de l’olfaction)
tente de déterminer leur rôle
dans la ressuscitation des souvenirs anciens
.
En laboratoire, les odeurs ne sont pas un indice très puissant
dans des tests de mémorisation
où elles sont associées à des chiffres, des images ou des actions.
Au point que le psychologue expérimental Alain Lieury (Rennes-II)
soupçonne que
plus que l’odeur,
« c’est peut-être la vue
de la madeleine
qui fut efficace
« .

Une expérience conduite par John Aggleton et Louise Waskett (université de Cardiff)
autour d’un musée de la ville de York consacré aux Vikings
montre pourtant leur puissance d’évocation.
L’exposition associait une fragrance particulière
à chaque scène présentée
– terre, bois brûlé, viande…
Un interrogatoire, auquel ont été soumis des visiteurs six ans après l’avoir parcourue,
a montré qu’en présence de ces odeurs,
ils étaient capables de se souvenir de détails plus nombreux (+ 20%)
que lorsqu’on les aspergeait – ou non – d’autres parfums.

De telles observations
ne cernent pas réellement le « phénomène proustien« ,
qui implique l’évocation, chargée d’émotion,
de souvenirs forts anciens.

Simon Chu et John Downes, de l’université de Liverpool,
ont exposé des sexagénaires
à des odeurs
ou à des indices verbaux,
et leur ont demandé de
décrire
les expériences passées
qui leur venaient
.
Alors que les mots évoquaient
des souvenirs datant de la période
où les « cobayes » avaient de 11 à 25 ans,
les réminiscences induites par les odeurs
remontaient à leur petite enfance
,
à l’âge où l’on se voit offrir des madeleines.

Récapitulons :
le jeune Marcel
– en faisant l’hypothèse que Proust s’est inspiré d’événements réels –
va le dimanche grignoter une madeleine chez sa tante.
Cette expérience multisensorielle renouvelée
se traduit dans son cerveau
par une poussée de connexions neuronales,
impliquant des phénomènes
à la fois électrochimiques
et la production de protéines,
qui stimule et renforce durablement certains circuits.
Ceux-ci
vont constituer
un souvenir,
« stocké » dans l’hippocampe.
Des décennies plus tard,
une saveur oubliée
réactive
ce réseau délaissé,
d’abord
sous la forme d’une émotion sans objet,
qui
dans l’écheveau des neurones
finit – miracle ! –
par trouver
son origine,
faisant le pont
entre l’affection
toujours présente
de sa mère
et celle,
retrouvée,
de sa tante disparue.

Le reste est littérature :
« Tout Combray et ses environs,
tout cela qui prend forme et solidité,
est sorti,
ville et jardins,
de ma tasse de thé
« …

Bibliographie :
« A la recherche du temps perdu« , Marcel Proust, Gallimard.
« Le sens de la mémoire« , Jean-Yves et Marc Tadié, Gallimard, 1999.
Sites Internet :
Sur Proust : le temps retrouvé
Sur les controverses scientifiques suscitées par Proust : une contribution publiée dans la revue Chemical senses (en anglais)

Prochain article : « Cet étrange sentiment de déjà-vu« .

Hervé Morin
Article paru dans l’édition du 15.07.08.

Dans mon article d' »ouverture » de ce blog « En cherchant bien…« , « le carnet d’un curieux« ,
j’ai « oublié » une lecture basique fondamentale
de mon rapport au monde disons « culturel » _ pardon Michel Deguy ! je veux dire une lecture « de référence » formatrice, éducative fondamentale _,
à côté de Montaigne, et de Shakespeare, surtout
_ j’en ai passé bien d’autres, certes, sous silence, tel Marivaux, par exemple : si incroyablement fin… _,
bref, j’ai passé grièvement sous silence Proust : bien à tort ; mea culpa
Délaisser _ reporter à plus tard, veux-je dire _ bien des autres, mais lire pour commencer, et y revenir souvent, la « Recherche« …

Philosophiquement, on progressera notablement en se reportant aux travaux de Catherine Malabou autour de la « plasticité«  _ en commençant par exemple par son « Que faire de notre cerveau ?« , paru aux Editions Bayard en avril 2004…

Mais des lecteurs peut-être nous ferons « avancer » en pareil balisage de ce chantier d’analyse de « l’activité mémorielle » si riche de complexité…

Le « génie »
(humain :
en est-il d’autre ?
entre Dieu, la bête, la plante, le rocher, l’ange, le diable,
et qui _ ou quoi _ d’autre encore ?) ;

et non-inhumain _ merci (et après Kant : « Critique de la faculté de juger« ), Bernard Stiegler (« Prendre Soin« ) _

est passionnant en ce qu’il donne à « se repérer » et « avancer »
en terra incognita

Et que nous cultivons si mal, ce « génie« ,
si déplorablement
en France, en particulier ;
et à l’école

d’abord.

Qu’on se penche un peu sur la misère laissée
(ministre après ministre :
qu’ils se soucient un peu moins de leur « image » auprès des électeurs,
« tenus » bien mal informés, eux _ ou plutôt les « citoyens » qu’ils sont pas seulement les jours de vôte !!! _, du « réel » ;
et un peu plus de la vérité du terrain, du réel lui-même ;
de ce qu’advient le « génie » des « humains » en formation
(= les « élèves » qu’il faudrait, et faut, « élever » _ comme y insiste Alain !!!),
quand prolifèrent ce qui s’intitule _ assez peu « humainement« , eh oui ! _ « département des ressources humaines » :
merveille de la novlangue
_ relire aussi, souvent, « 1984 » de George Orwell !!!

qu’on considère sérieusement et avec gravité
_ car « c’est Mozart » et Einstein « qu’on assassine » ainsi _
la misère abandonnée à la pratique artistique
créatrice
_ il faut lui mettre le pied à l’étrier ! _
à l’école,
au collège,
au lycée ;
et en dépit des efforts de tant de « maîtres »
qui n’en peuvent mais
et s’essoufflent parfois
de lutter contre les conditions qu’on
_ système interposé :
mais il y a toujours des responsabilités
et des responsables,
même si c’est à des degrés divers ;
ce qui facilite la dé-responsabilisation,
quand elle est diluée _ ;

et en dépit des efforts de tant de « maîtres » qui n’en peuvent mais et s’essoufflent parfois de lutter contre les conditions qu’on
impose à leur pratique
(quand elle n’est pas, cette pratique-là,
carrément supprimée
d’un trait de plume
_ « économie » obligeant,
qu’on nous assène ! _) ;

en horaires, en coefficients, en budget,
comme en considération en retour ! _ ;

au détriment de la plasticité
créatrice et féconde _ en oeuvres _ ;
quand entend règner
impérialement
en pratiquant la politique de la terre brûlée :
la fielleuse flexibilité

Voilà bien une priorité pédagogique :
agir contre l’incuriosité (qui en arrange tant),
cultiver positivement et joyeusement la curiosité !

Et qu' »acteur  et système » _ pour reprendre l’expression du livre de Michel Crozier et Erhard Friedberg en 1977 (aux Editions du Seuil) _
conduisent le génie des personnes humaines (non-in-humaines)
à se former :
est-ce trop cher à payer donc ?…

Titus Curiosus, le 16 juillet 2008

P.S. : en commentaire musical à l’expression d’Hervé Morin « Longtemps, science et littérature ont fait chambre à part« ,

je propose l’interprétation (d’un raffinement _ viennois _ à se pâmer) par Elisabeth Schwartzkopf de la délicieuse mélodie viennoise elle-même « Im chambres séparées » (CD EMI CDC 7 47284 2)…

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