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A propos de diverses traductions en français de l' »Andenken » de Hölderlin (de 1803) : le souvenir vivant et parlant…

29nov

Je voudrais prolonger ce matin, tôt, mes petites réflexions d’hier « « ,

en me penchant sur quelques comparaisons de traductions en français de ce poème « Andanken » de Hölderlin se souvenant de Bordeaux et de la Garonne contemplés par lui du surplomb de la colline de Lormont, à l’équinoxe de mars,
en partant de ceci :d’abord, bien sûr, le poème même de Hölderlin (composé à son retour de Bordeaux en Allemagne, en 1803) :

Andenken

Der Nordost wehet, 
Der liebste unter den Winden 
Mir, weil er feurigen Geist 
Und gute Fahrt verheißet den Schiffern. 
Geh aber nun und grüße 
Die schöne Garonne, 
Und die Gärten von Bourdeaux 
Dort, wo am scharfen Ufer 
Hingehet der Steg und in den Strom 
Tief fällt der Bach, darüber aber 
Hinschauet ein edel Paar 
Von Eichen und Silberpappeln ;

Noch denket das mir wohl und wie. 
Die breiten Gipfel neiget 
Der Ulmwald, über die Mühl, 
Im Hofe aber wächset ein Feigenbaum. 
An Feiertagen gehn 
Die braunen Frauen daselbst 
Auf seidnen Boden, 
Zur Märzenzeit, 
Wenn gleich ist Nacht und Tag, 
Und über langsamen Stegen, 
Von goldenen Träumen schwer, 
Einwiegende Lüfte ziehen.

Es reiche aber, 
Des dunkeln Lichtes voll, 
Mir einer den duftenden Becher, 
Damit ich ruhen möge; denn süß 
Wär unter Schatten der Schlummer. 
Nicht ist es gut, 
Seellos von sterblichen 
Gedanken zu sein. Doch gut 
Ist ein Gespräch und zu sagen 
Des Herzens Meinung, zu hören viel 
Von Tagen der Lieb, 
Und Taten, welche geschehen.

Wo aber sind die Freunde? Bellarmin 
Mit dem Gefährten? Mancher 
Trägt Scheue, an die Quelle zu gehn; 
Es beginnet nämlich der Reichtum 
Im Meere. Sie, 
Wie Maler, bringen zusammen 
Das Schöne der Erd und verschmähn 
Den geflügelten Krieg nicht, und 
Zu wohnen einsam, jahrlang, unter 
Dem entlaubten Mast, wo nicht die Nacht durchglänzen 
Die Feiertage der Stadt, 
Und Saitenspiel und eingeborener Tanz nicht.

Nun aber sind zu Indiern 
Die Männer gegangen, 
Dort an der luftigen Spitz 
An Traubenbergen, wo herab 
Die Dordogne kommt, 
Und zusammen mit der prächtgen 
Garonne meerbreit 
Ausgehet der Strom. Es nehmet aber 
Und gibt Gedächtnis die See, 
Und die Lieb auch heftet fleißig die Augen, 
Was bleibet aber, stiften die Dichter.

 
Puis la traduction de celui-ci, « Souvenir« , par Gustave Roud, en 1967 (cité tel quel par Philippe Jaccottet) :

 » Le vent du Nord-Est se lève,
De tous les vents mon préféré
Parce qu’il promet aux marins
Haleine ardente et traversée heureuse.
Pars donc et porte mon salut
A la belle Garonne
Et aux jardins de Bordeaux, là-bas
Où le sentier sur la rive abrupte
S’allonge, où le ruisseau profondément
Choit dans le fleuve, mais au-dessus
Regarde au loin un noble couple
De chênes et de trembles d’argent.

Je m’en souviens encore, et je revois
Ces larges cimes que penche
Sur le moulin la forêt d’ormes,
Mais dans la cour, c’est un figuier qui croît.
Là vont aux jours de fête
Les femmes brunes
Sur le sol doux comme une soie,
Au temps de Mars,
Quand la nuit et le jour sont de même longueur,
Quand sur les lents sentiers
Avec son faix léger de rêves,
Brillants, glisse le bercement des brises.

Ah ! qu’on me tende,
Gorgée de sa sombre lumière,
La coupe odorante
Qui me donnera le repos ! Oh, la douceur
D’un assoupissement parmi les ombres !
Il n’est pas bon 
De n’avoir dans l’âme nulle périssable
Pensée, et cependant
Un entretien, c’est chose bonne, et de dire
Ce que pense le cœur, d’entendre longuement parler
Des journées de l’amour
Et des grands faits qui s’accomplissent.

Mais où sont-ils ceux que j’aimai ? Bellarmin
Avec son compagnon ? Maint homme
A peur de remonter jusqu’à la source ;
Oui, c’est la mer
Le lieu premier de la richesse. Eux,
Pareils à des peintres, assemblent
Les beautés de la terre, et ne dédaignent
Point la Guerre ailée, ni
Pour des ans, de vivre solitaires
Sous le mât sans feuillage, aux lieux où ne trouent point
La nuit
De leurs éclats les fêtes de la ville,
Les musiques et les danses du pays.

Mais vers les Indes à cette heure
Ils sont partis, ayant quitté
Là-bas, livrée aux vents, la pointe extrême
Des montagnes de raisin d’où la Dordogne
Descend, où débouchent le fleuve et la royale
Garonne, larges comme la mer, leurs eaux unies.
La mer enlève et rend la mémoire, l’amour
De ses yeux jamais las fixe et contemple,
Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure. « 

Et maintenant et peut-être surtout sa traduction par Philippe Lacoue-Labarthe telle que de sa voix il la dit dans le film « Andenken, je me souviens » (en 2000) :

 
Le Nordet souffle,
le plus cher qui d’entre les vents
Me soit, car il promet la flamme de l’Esprit
Et bon voyage aux mariniers.
Mais va, maintenant, et salue
La belle Garonne
Et les jardins de Bourdeaux
Là-bas, à l’à-pic de la rive
Où s’avance l’embarcadère et tombe le ruisseau
Tout au fond du fleuve, mais au-dessus
Regarde au loin un noble couple
De chênes et de trembles d’argent.
 
Il m’en souvient très bien encore et comme
Ses larges cimes, le bois d’ormes les incline
Au-dessus du moulin,
Mais dans la cour c’est un figuier qui pousse.
Là-même aux jours de fête vont
Les femmes brunes sur
Un sol soyeux,
Au temps de mars,
Lorsque la nuit s’égale au jour,
Et que dessus les lents embarcadères,
Lourdes de rêves d’or,
S’étirent de berçantes brises.
 
Mais qu’on me tende, pleine
De l’obscure lumière,
La coupe parfumée
Qui me donnerait le repos ; car serait doux
Parmi les ombres le sommeil.
Il n’est pas bon
Que privent d’âme de mortelles
Pensées. Bon en revanche
Est de s’entretenir et de se dire
Ce qu’on pense en son cœur, d’entendre longuement
Parler des jours d’amour
Et des hauts faits qui s’accomplissent.
 
Mais où sont-ils, les amis ? Bellarmin
Avec son compagnon ? Beaucoup
N’ont pas le cœur d’aller jusqu’à la source ;
La richesse en effet commence
Dans la mer. Eux,
Comme les peintres, font moisson
Des beautés de la terre et ne dédaignent pas
La guerre ailée, ni d’habiter
Solitaire, à longueur d’années,
Sous le mât sans feuillage, où ne trouent pas la nuit
De leurs éclats les jours de fête dans la ville,
Ni le chant des cordes ou les danses du pays.
 
Mais c’est chez les Indiens
Que sont partis les hommes, maintenant,
Là-bas par la pointe venteuse,
Au pied des vignes, là
Où descend la Dordogne,
Et ensemble avec la splendide
Garonne, ample comme la mer.
Il part, le fleuve. Mais la mer
Retire et donne la mémoire,
Et l’amour aussi attache avec soin les yeux,
Mais ce qui reste, les poètes l’instituent.
 
Texte traduit par Philippe Lacoue-Labarthe pour le film Andenken (Je pense à vous) – Hölderlin 1804, Hors-Œil Éditions, 2000.
Repris dans Proëme de Lacoue-Labarthe, suivi de Andenken (DVD), avec Jean-Christophe Bailly, réalisation C. Baudillon et F. Lagarde, Hors-Œil Éditions, 2006)
 
Et encore, aussi, cette note, finale, rajoutée in extremis par l’auteur de l’article,
en un article de 2002 « Château du Tertre, Margaux.
consacré à une réception de Philippe Sollers au Château Le Tertre, à Margaux, dans le Médoc :

La traduction de Souvenir dans le livre de Heidegger est de Jean Launay. C’est lui qui traduit Andenken par pensée fidèle. Sa traduction du poème de Hölderlin diffère de celle que cite Sollers ci-dessus et qui est due à Gustave Roud (1967).

La traduction est toujours délicate _ certes ! _ et ouvre des voies proches, mais différentes _ voilà ! _, à l’interprétation.

Ainsi le dernier vers de Souvenir — en allemand Was bleibet aber, stiften die Dichter — est traduit par :
Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure (Gustave Roud, 1967),

proche de : Mais ce qui demeure les poètes le fondent (Henri Corbin, Hölderlin et l’essence de la poésie dans Approche de Hölderlin, 1937) _ et il me semble que c’est bien cette traduction-là que nous rapportait Jean-Marie Pontévia _ ;

ou de :
Mais les poètes fondent ce qui demeure (Jean Launay, 1962).


Mais François Garrigue (Œuvres poétiques complètes, Éditions de la Différence, bilingue, 2005) s’en éloigne un peu qui traduit par :

Mais la demeure est œuvre des poètes.


Quant à Bernard Pautrat (Hymnes et autres poèmes, Collection Rivages poche, 2004), il préfère traduire par :

Mais ce sont les poètes qui fondent ce qui reste. 

Ce qui demeure, la demeure, renvoie au fait d’habiter : « C’est poétiquement pourtant que l’homme habite sur cette terre« , dit Hölderlin dans un autre poème.
Ce qui reste est aussi ce qui résiste.

Mais est ici ignorée, probablement parce qu’alors non connue, la traduction de Philippe Lacoue-Labarthe prononcée par lui-même, sa voix, dans le film de Christine Baudillon et lui-même, réalisé à Lormont en 2000…

...

Il me faut ajouter aussi que c’est probablement le souvenir ému de ses travaux avec François Lagarde et Christine Baudillon qui a fait associer à l’ami Pascal Chabot, le souvenir de ce poème (de 1803) de Hölderlin, mais aussi et d’abord le souvenir de ce film-documentaire (de 2000), à cette belle ville de Bordeaux, dont nous foulions mardi dernier les pavés, avec ce vif désir émis par Pascal d’aller de ses yeux voir les puissants flots boueux du beau fleuve Garonne s’écoulant vers la mer.

Et il me semble que l’ami François Lagarde, décédé le 13 janvier 2017 à Montpellier, était bien là présent, sous cette pluie nourrie de mardi dernier 22 novembre, avec nous qui marchions, dans ces rues de Bordeaux et au bord du large fleuve, à la hauteur du miroir d’eau ;

en un temps bien vivant et ultra-sensible, en notre échange nourri et confiant de paroles un peu essentielles…  

Ce mardi 29 novembre 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Science et littérature faisant chambre commune : pénétrer l’acte mémoriel

16juil

Ou,
titre alternatif :
L’activité mémorielle : Scientifiques « attentifs intensivement » à l’œuvre de Proust

Lecture d’un passionnant article (de Hervé Morin)
sur les métamorphoses de la mémoire : « L’Hippocampe de Proust« 
dans le Monde le 14 juillet (16h 13), édition du 15 juillet

http://www.lemonde.fr/sciences-et-environnement/article/2008/07/14/metamorphoses-de-la-memoire-1-6-l-hippocampe-de-proust_1073179_3244.html

Sans commentaire, même « philosophique »
_ Bergson, Janet, Halbwachs, et même Théodule Ribot (à re-découvrir), pour débroussailler le terrain _
je me contenterai de « lire »,
en pratiquant,
en « exercice », en quelque sorte,
ma méthode « attentive intensive« ,
un remarquable article de Hervé Morin (« L’Hippocampe de Proust«  dans Le Monde, édition du 15 juillet 2008)
sur la mise à profit
par des chercheurs scientifiques
(de par le monde)
de l’analyse « poïétique« 
(active-créatrice,
« plastique » en le travail d' »écriture » de ses phrases « labyrinthiques »)
de Proust, en sa « Recherche » à lui,

à propos de la « ré-activation » du souvenir
(déjà lui-même richement « machiné« ),
dans les allées à ramifications prodigieuses
de la mémoire personnelle sédimentée après ses avancées  exploratoires si fécondes

en réseau neuronal synaptique « labyrinthique » :

lisons donc tout simplement,
mais un peu plus « attentivement intensivement »
que d’habitude
,
pour ce qu’on peut demander à de l' »information« -« communication »
_ simplificatrice… _, veux-je dire…

Bien sûr, lire (« attentivement intensivement« ) Proust lui-même
_ sa « Recherche » : quel monde !!!

nécessitant toute une panoplie de « focales », du « télescope » au microscope », ainsi que lui-même le dit, l’écrit _
irait beaucoup plus loin probablement…
Mais, à six heures du matin,
voilà déjà une potable « mise en jambes »
de l’activité cérérébrale synaptique, neuronale,
etc…

Voici cet article simplement re-découpé, et avec des gras:

Longtemps, science et littérature ont fait chambre à part.
Marcel Proust les a réconciliées.

Outre la montagne d’exégèses qu’a suscitée son oeuvre,
le « phénomène proustien » a engendré une foule d’analyses psychologiques et neurobiologiques.
Ce « phénomène« ,
c’est bien sûr celui attaché à l’épisode de la madeleine, relaté au début d' »A la recherche du temps perdu » :
le narrateur, goûtant chez sa mère un biscuit trempé dans du thé,
est soudain assailli par une vive émotion.

Intrigué, il cherche en lui-même
et découvre la cause de ce trouble.
Le voilà transporté des années en arrière, le dimanche matin à Combray,
lorsque sa tante Léonie lui offrait un morceau de madeleine trempé dans son infusion de thé.

Souvenir en apparence ténu, anodin.
« Mais, écrit Proust, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses,
seules,
plus frêles mais plus vivaces
,
plus immatérielles,
plus persistantes, plus fidèles,
l’odeur et la saveur restent encore longtemps,
comme des âmes,
à se rappeler, à attendre, à espérer,
sur la ruine de tout le reste,
à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable,
l’édifice immense du souvenir.
 »

« J’ai tout un dossier d’articles qui tentent de réinterpréter scientifiquement cet épisode« ,
témoigne la neurobiologiste Pascale Gisquet (CNRS – université Paris-Sud),
qui a bien voulu mettre ses archives à notre disposition.
« J’ai moi-même été très inspirée par Proust« , confesse-t-elle.
Etrange attrait…
Le premier réflexe des scientifiques est de se défier d’un témoignage subjectif.
Mais Proust fascine les spécialistes de la mémoire.
Sans doute
, avance le neuropsychologue Francis Eustache (Inserm-université de Caen),
parce que « ce visionnaire a eu
bien avant nous
l’intuition
que la mémoire est au centre du psychisme :
elle permet cette rencontre intime avec soi
et avec l’autre,
présent ou absent
« .
Peut-être aussi parce que chacun de nous, un jour,
a cru mordre dans sa « madeleine« …

Qu’a donc découvert la science
de ce qui, dans la tête d’un Proust
,
mais aussi sous nos crânes,
abrite les souvenirs,
les entretient
et les ressuscite ?

« On sait des choses,
mais on en ignore plus encore
, prévient Serge Laroche,
du laboratoire de neurobiologie de l’apprentissage, de la mémoire et de la communication (CNRS-Paris-Sud).
La science de la mémoire est très jeune
et porte sur un organe longtemps resté inaccessible,
le cerveau.
 »
Depuis un siècle, les scientifiques ont compris que
celui-ci est organisé en ensembles interconnectés,
et que son unité cellulaire de base est le neurone.

Le neuroanatomiste espagnol Santiago Ramon y Cajal (1852-1934)
avait supposé que les modifications de « protubérances » neuronales
étaient responsables de la mémorisation.

Ses successeurs lui ont donné raison.

Chaque neurone est en effet
capable de
transmettre de l’information,
sous la forme d’influx électrochimiques
et de synthèses moléculaires
,
et d’entrer en contact avec des milliers d’autres.
Ces points de contact,
les « protubérances » de Cajal,
ce sont les synapses.

Les études sur l’animal ont montré que leur activité
peut être renforcée
,
voire qu’elles peuvent se multiplier
au fil de l’apprentissage,
et ce de façon durable.
Leur remodelage à long terme
implique des cascades complexes de gènes.

« Sur des souris mutantes,
on en a déjà identifié 165
qui jouent un rôle dans le fonctionnement synaptique
« ,
dit Serge Laroche.

Avec un milliard de millions de connexions,
la combinatoire de ces réseaux est hallucinante !
Qu’est-ce donc qu’un souvenir,
dans cette jungle neuronale ?
« Il serait un motif particulier
d’activation cellulaire de réseaux neuronaux
« 
,
répond Serge Laroche.
Concrètement, chacun des sens du jeune Marcel
entraîne l’activation d’une portion du cerveau.
Tout un réseau neuronal est impliqué.
Les n
œuds de ce réseau,

les synapses,
sont renforcés par ces perceptions.
« A chaque souvenir
correspond un réseau
qu’il faut activer
pour se le remémorer
« 
,
avance Serge Laroche.

« Pour ce qui est de la mémoire simple,
comme modifier des réflexes d’évitement d’un organisme basique
tel que l’aplysie,
un escargot de mer que j’ai étudié,
nous comprenons très bien ce qui se passe
,
dit l’Américain Eric Kandel, Prix Nobel de médecine en 2000.
Mais pour des choses plus complexes
comme l’odorat,
modalité sensorielle très vaste,
combinée parfois avec la perception visuelle,
c’est plus compliqué.
Nous ne comprenons pas exactement
comment tout cela est traité
au niveau de l’hippocampe.
 »
L’hippocampe !
Depuis un demi-siècle,
cette structure profonde du cerveau
fait l’objet de tous les soins des spécialistes de la mémoire.
Comme souvent,
c’est un cas clinique qui a tout déclenché.
En l’occurrence,
H. M., un jeune Américain épileptique
qui a subi en 1953 une ablation de l’hippocampe
et d’une portion des lobes temporaux
,
censée mettre fin à ses crises.
Depuis lors,
H. M. est prisonnier du temps :
ses souvenirs, dégradés,
se sont figés
à la période précédant son opération.

Ses capacités intellectuelles sont intactes,
mais il est incapable de retenir
une information nouvelle
plus de quelques secondes.
Sans mémoire, impossible de construire l’avenir.

La psychologue Brenda Milner
a pu montrer que son amnésie
n’était pas absolue :
H. M. a bien enregistré
que ses parents étaient morts,
et que Kennedy avait été assassiné,
sans doute en raison de la charge émotionnelle de ces événements.

Il a aussi pu
apprendre à recopier un motif
en le regardant dans un miroir,
un savoir qui mobilise la mémoire inconsciente.
Mais après des décennies de consultations,
il ignore toujours qui est Brenda Milner !

Grâce à H. M.,
grâce aussi aux psychologues expérimentaux,
les sciences cognitives
distinguent plusieurs types de mémoires,
reliées par des passerelles cérébrales
qui restent à identifier.
D’un côté, la mémoire à court terme, ou de travail,
de l’autre celle à long terme.
Celle-ci peut être implicite,
ou procédurale.

Elle nous permet de faire du vélo « inconsciemment »
ou à H. M. de dessiner dans un miroir.
La mémoire à long terme
peut aussi être explicite (consciente)
.
Raffinement supplémentaire,
on ne confond pas dans cette dernière
ce qui est sémantique

(connaissance : Combray n’est pas éloigné de Guermantes)
et ce qui est épisodique
(histoire personnelle : « J’allais voir tante Léonie le dimanche matin« ).

Pour mieux cerner cette mémoire autobiographique,
l’équipe de Francis Eustache a interrogé des femmes de 65 ans
sur leur passé.
« Quelle que soit l’ancienneté du souvenir évoqué,
la période de vie concernée,
c’était bien l’hippocampe
qui était activé
« ,
indique le chercheur.
Et la madeleine,
quel est son rôle ?
C’est la clé
sans laquelle le passé serait resté perdu :
« 
Il dépend du hasard que nous le rencontrions
avant de mourir,
ou
que nous ne le rencontrions pas
« ,
écrit Proust.
Son narrateur eut plusieurs fois la chance
de tourner cette clé :
à (l’Hôtel de) Guermantes,
un pavé disjoint
le projette en pensée
sur les dalles inégales de la place Saint-Marc, à Venise.
Ou le tintement d’une cuillère
le transporte
vers un sous-bois, où son train avait stoppé jadis.

Les chercheurs ont préféré s’intéresser aux odeurs.
Celles-ci sont supposées
souveraines pour ouvrir
« ces vases disposés sur toute la hauteur de nos années« 
,
comme l’écrit Proust,
où sont encloses
autant de sensations passées.

L’aromachologie (la psychologie de l’olfaction)
tente de déterminer leur rôle
dans la ressuscitation des souvenirs anciens
.
En laboratoire, les odeurs ne sont pas un indice très puissant
dans des tests de mémorisation
où elles sont associées à des chiffres, des images ou des actions.
Au point que le psychologue expérimental Alain Lieury (Rennes-II)
soupçonne que
plus que l’odeur,
« c’est peut-être la vue
de la madeleine
qui fut efficace
« .

Une expérience conduite par John Aggleton et Louise Waskett (université de Cardiff)
autour d’un musée de la ville de York consacré aux Vikings
montre pourtant leur puissance d’évocation.
L’exposition associait une fragrance particulière
à chaque scène présentée
– terre, bois brûlé, viande…
Un interrogatoire, auquel ont été soumis des visiteurs six ans après l’avoir parcourue,
a montré qu’en présence de ces odeurs,
ils étaient capables de se souvenir de détails plus nombreux (+ 20%)
que lorsqu’on les aspergeait – ou non – d’autres parfums.

De telles observations
ne cernent pas réellement le « phénomène proustien« ,
qui implique l’évocation, chargée d’émotion,
de souvenirs forts anciens.

Simon Chu et John Downes, de l’université de Liverpool,
ont exposé des sexagénaires
à des odeurs
ou à des indices verbaux,
et leur ont demandé de
décrire
les expériences passées
qui leur venaient
.
Alors que les mots évoquaient
des souvenirs datant de la période
où les « cobayes » avaient de 11 à 25 ans,
les réminiscences induites par les odeurs
remontaient à leur petite enfance
,
à l’âge où l’on se voit offrir des madeleines.

Récapitulons :
le jeune Marcel
– en faisant l’hypothèse que Proust s’est inspiré d’événements réels –
va le dimanche grignoter une madeleine chez sa tante.
Cette expérience multisensorielle renouvelée
se traduit dans son cerveau
par une poussée de connexions neuronales,
impliquant des phénomènes
à la fois électrochimiques
et la production de protéines,
qui stimule et renforce durablement certains circuits.
Ceux-ci
vont constituer
un souvenir,
« stocké » dans l’hippocampe.
Des décennies plus tard,
une saveur oubliée
réactive
ce réseau délaissé,
d’abord
sous la forme d’une émotion sans objet,
qui
dans l’écheveau des neurones
finit – miracle ! –
par trouver
son origine,
faisant le pont
entre l’affection
toujours présente
de sa mère
et celle,
retrouvée,
de sa tante disparue.

Le reste est littérature :
« Tout Combray et ses environs,
tout cela qui prend forme et solidité,
est sorti,
ville et jardins,
de ma tasse de thé
« …

Bibliographie :
« A la recherche du temps perdu« , Marcel Proust, Gallimard.
« Le sens de la mémoire« , Jean-Yves et Marc Tadié, Gallimard, 1999.
Sites Internet :
Sur Proust : le temps retrouvé
Sur les controverses scientifiques suscitées par Proust : une contribution publiée dans la revue Chemical senses (en anglais)

Prochain article : « Cet étrange sentiment de déjà-vu« .

Hervé Morin
Article paru dans l’édition du 15.07.08.

Dans mon article d' »ouverture » de ce blog « En cherchant bien…« , « le carnet d’un curieux« ,
j’ai « oublié » une lecture basique fondamentale
de mon rapport au monde disons « culturel » _ pardon Michel Deguy ! je veux dire une lecture « de référence » formatrice, éducative fondamentale _,
à côté de Montaigne, et de Shakespeare, surtout
_ j’en ai passé bien d’autres, certes, sous silence, tel Marivaux, par exemple : si incroyablement fin… _,
bref, j’ai passé grièvement sous silence Proust : bien à tort ; mea culpa
Délaisser _ reporter à plus tard, veux-je dire _ bien des autres, mais lire pour commencer, et y revenir souvent, la « Recherche« …

Philosophiquement, on progressera notablement en se reportant aux travaux de Catherine Malabou autour de la « plasticité«  _ en commençant par exemple par son « Que faire de notre cerveau ?« , paru aux Editions Bayard en avril 2004…

Mais des lecteurs peut-être nous ferons « avancer » en pareil balisage de ce chantier d’analyse de « l’activité mémorielle » si riche de complexité…

Le « génie »
(humain :
en est-il d’autre ?
entre Dieu, la bête, la plante, le rocher, l’ange, le diable,
et qui _ ou quoi _ d’autre encore ?) ;

et non-inhumain _ merci (et après Kant : « Critique de la faculté de juger« ), Bernard Stiegler (« Prendre Soin« ) _

est passionnant en ce qu’il donne à « se repérer » et « avancer »
en terra incognita

Et que nous cultivons si mal, ce « génie« ,
si déplorablement
en France, en particulier ;
et à l’école

d’abord.

Qu’on se penche un peu sur la misère laissée
(ministre après ministre :
qu’ils se soucient un peu moins de leur « image » auprès des électeurs,
« tenus » bien mal informés, eux _ ou plutôt les « citoyens » qu’ils sont pas seulement les jours de vôte !!! _, du « réel » ;
et un peu plus de la vérité du terrain, du réel lui-même ;
de ce qu’advient le « génie » des « humains » en formation
(= les « élèves » qu’il faudrait, et faut, « élever » _ comme y insiste Alain !!!),
quand prolifèrent ce qui s’intitule _ assez peu « humainement« , eh oui ! _ « département des ressources humaines » :
merveille de la novlangue
_ relire aussi, souvent, « 1984 » de George Orwell !!!

qu’on considère sérieusement et avec gravité
_ car « c’est Mozart » et Einstein « qu’on assassine » ainsi _
la misère abandonnée à la pratique artistique
créatrice
_ il faut lui mettre le pied à l’étrier ! _
à l’école,
au collège,
au lycée ;
et en dépit des efforts de tant de « maîtres »
qui n’en peuvent mais
et s’essoufflent parfois
de lutter contre les conditions qu’on
_ système interposé :
mais il y a toujours des responsabilités
et des responsables,
même si c’est à des degrés divers ;
ce qui facilite la dé-responsabilisation,
quand elle est diluée _ ;

et en dépit des efforts de tant de « maîtres » qui n’en peuvent mais et s’essoufflent parfois de lutter contre les conditions qu’on
impose à leur pratique
(quand elle n’est pas, cette pratique-là,
carrément supprimée
d’un trait de plume
_ « économie » obligeant,
qu’on nous assène ! _) ;

en horaires, en coefficients, en budget,
comme en considération en retour ! _ ;

au détriment de la plasticité
créatrice et féconde _ en oeuvres _ ;
quand entend règner
impérialement
en pratiquant la politique de la terre brûlée :
la fielleuse flexibilité

Voilà bien une priorité pédagogique :
agir contre l’incuriosité (qui en arrange tant),
cultiver positivement et joyeusement la curiosité !

Et qu' »acteur  et système » _ pour reprendre l’expression du livre de Michel Crozier et Erhard Friedberg en 1977 (aux Editions du Seuil) _
conduisent le génie des personnes humaines (non-in-humaines)
à se former :
est-ce trop cher à payer donc ?…

Titus Curiosus, le 16 juillet 2008

P.S. : en commentaire musical à l’expression d’Hervé Morin « Longtemps, science et littérature ont fait chambre à part« ,

je propose l’interprétation (d’un raffinement _ viennois _ à se pâmer) par Elisabeth Schwartzkopf de la délicieuse mélodie viennoise elle-même « Im chambres séparées » (CD EMI CDC 7 47284 2)…

im-chambres-separees.jpg

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