L’apport de la photographie à l’histoire : « Toulouse et la Haute-Garonne dans la guerre » de José Cubero
Certains des précédents ouvrages de José Cubero, tels son magnifique (et très riche) La Résistance à Toulouse et dans la Région 4 (aux Éditions Sud-Ouest, en 2005), ou son passionnant Les Républicains espagnols (en sa réédition de 2013 aux Éditions Cairn), se signalaient déjà par un très remarquable souci de documentation photographique à l’appui ou en complément du texte : je m’en étais fait la remarque…
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Or voici qu’aujourd’hui nous parvient un superbe ouvrage de grand format, cette fois-ci, appuyé pour l’essentiel sur deux magnifiques fonds photographiques _ artistiques, aussi ! _ toulousains : celui de Germaine Chaumel (22-11-1895 – 12-4-1982) et celui de Jean Dieuzaide (20-6-1921 – 18-9-2003) :
Toulouse et la Haute-Garonne dans la guerre, aux Éditions Cairn.
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Il n’est que le comparer avec le remarquable et très riche (et passionnant…) travail de documentation photographique, mais brut, lui,
qu’avait réalisé Michel Goubet dans un ouvrage au titre quasi homonyme, en 1987, aux Éditions Horvath : Toulouse et la Haute-Garonne dans la guerre 1939-1945 _ la vie quotidienne en images.
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Les deux-tiers des photographies que propose ici aujourd’hui l’ouvrage de José Cubero, paru ce mois de novembre 2013 aux Éditions Cairn, à Pau, proviennent de la collection d’une remarque artiste, Germaine Chaumel _ c’est ici une importante découverte pour la plupart d’entre nous ! _ ; avec un complément (copieux) du jeune Jean Dieuzaide, pour ce qui concerne le moment de la Libération de Toulouse, au mois d’août 1944 ; ainsi que quelques autres encore, Jean Ribière, Gril, etc.
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En plus du texte de présentation de la Quatrième de couverture, que je retranscris ici in extenso, car il exprime excellemment le propos maîtrisé de ce très beau livre :
« Trop durablement méconnu, le fonds Germaine Chaumel constitué de milliers de photographies nous invite à retrouver la vie quotidienne _ voilà _ à Toulouse et dans la Haute-Garonne pendant les « années noires ». Accréditée à partir de 1935 par des journaux régionaux et nationaux, puis internationaux à partir de 1938, dont le New York Times, Germaine nous fait vivre de l’intérieur _ mais oui ! avec une très intense qualité d’attention _ la dureté des temps, les privations, la hantise du ravitaillement, la rigueur des hivers. Mais elle révèle aussi des aspects que la mémoire collective a parfois voulu oublier.
Son regard _ sur des regards _ traduit la détresse des réfugiés, quels qu’ils soient, la tristesse et le deuil portés par la défaite. Elle capte les regards, les attitudes _ voilà. Mais elle dévoile aussi les nouveaux rituels qui expriment la volonté de Vichy d’encadrer la population : serments répétés, défilés incessants, manifestations de loyalisme à la personne de Pétain _ cf ^par exemple la terrible naïveté des regards de la famille pétainiste de la photo page 132…
Bien sûr, elle aussi est présente avec son Rolleiflex lors de la libération de Toulouse au moment où le jeune Jean Dieuzaide réalise son véritable premier reportage photographique. C’est alors que les Toulousains découvrent les résistants sortis des maquis ou de la clandestinité.
Germaine et Jean, chacun de son côté, les fixent à jamais _ pour nous qui pourrons ainsi revenir à loisir désormais les regarder _ sur la pellicule. Leurs visages sont dès lors, tout au moins pour certains _ les autres avaient déjà été éliminés ! _, devenus familiers.
Avant leur sortie de l’ombre, les résistants, clandestins mais poursuivis et durement _ souvent sauvagement même… _ réprimés, tant par Vichy que par l’occupant, sont donc des anonymes _ et invisibles. Pour respecter la logique de l’ouvrage fondée sur un dialogue constant _ voilà ! _ entre la photographie et le texte, il a fallu évoquer l’organisation de la Résistance par le recours _ souvent mince, ou pauvre ; avec tant de photos qui , et pour cause, n’ont pas pu exister !.. _ à d’autres fonds relevant d’archives publiques et privées »,
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l’Avant-Propos de José Cubero, pages 16 à 19, précise et cerne parfaitement le propos plus spécifiquement historien-historique de ce très bel ouvrage d’Histoire et de photographie, très intelligemment et comme amoureusement entremêlées ;
j’y relève plus particulièrement ceci :
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« Toulouse fut l’une _ avec Lyon et Marseille _ des grandes capitales de la Résistance. Précocement, des homme et des femmes, dans les mouvements et dans les réseaux, se dressèrent contre Vichy, puis _ à partir du 11 novembre 1942 et l’invasion de la zone Sud par les Allemands _ contre l’occupant. (…)
Mais l’histoire de Toulouse n’est pas seulement celle du refus, refus de la défaite, refus de Vichy, refus de l’Occupation et du nazisme. Elle s’inscrit aussi dans ces années noires dominées par la tyrannie _ rude _ du quotidien pendant que le nouveau régime, une _ sinistre _ dictature réactionnaire _ à la façon de celle de Salazar, au Portugal ; cf page 99, la significative présence d’un ministre portugais, Caeiro da Matta, accompagnant le secrétaire d’État à l’Éducation et ministre de la Jeunesse, Jérome Carcopino, lors d’un rassemblement scout, le 1er mars 1942 _, qui entend _ dès le 11 juillet 1940 _ effacer toute tradition républicaine, tente de se faire accepter tout en collaborant avec le vainqueur du moment.
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La photographie devient alors un témoin aujourd’hui _ en effet historiquement _ irremplaçable. Germaine Chaumel, la première femme reporter de Toulouse, avec son regard humaniste, nous dévoile un temps observé « par en bas ». Les séparations, lors de la déclaration de guerre _ cf la trés belle photo d’adieu d’un couple sur le quai de la gare Matabiau, pages 44-45 _, ont lieu dans l’intimité, une intimité dévoilée _ et montrée, en sa dimension tragique _, ou dans une convivialité de circonstance _ cf page 43, la photo des deux soldats dans une cantine, avant leur départ, ou lors d’une permission, précise la légende. Les visages _ toujours les visages ! _ des réfugiés, espagnols dès 1938, puis belges et français originaires du Nord, expriment la lassitude, l’épuisement et la détresse. Les queues qui se forment devant les magasins ou les points de distribution de l’aide du Secours national disent l’ampleur des pénuries qui frappent toute la population. Les rues enneigées, les fontaines publiques et la Garonne prises par les glaces rappellent la dureté des hivers sans chauffage _ et il n’y a pas eu de photos de ce qui se passait ces terribles hivers-là dans les camps de Haute-Garonne : à Noé, au Récébédou, à Clairfont… Les manifestations publiques et les visites « du Maréchal » _ copieusement documentées, elle, par Germaine Chaumel _, en rassemblant les foules, traduisent la volonté du régime de contrôler les esprits _ une forme d’organisation de l’opinion qui perdurera par la suite de la part de certains politiques ; Charles de Gaulle n’est sans doute pas pour rien le filleul de Philippe Pétain ; on lira aussi avec profit, pour l’épisode de la visite du général de Gaulle à Toulouse, les 16 et 17 septembre 1944, les éclairants témoignages de Pierre Bertaux et Serge Ravanel (La Libération de Toulouse et de sa région, aux Éditions Hachette en 1973, pour Pierre Bertaux ; et L’Esprit de résistance, aux Éditions du Seuil, en 1995, pour Serge Ravanel)…
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Pourtant, la répression menée par les tribunaux de Vichy contre les résistants débouche, à partir de 1942 et en particulier avec l’exécution de Marcel Langer, sur une véritable guerre civile qui s’élargit en actes de guerre contre l’occupant. Et si Germaine Chaumel montre relativement peu _ en effet _ la présence allemande effective avec l’invasion de la zone Sud le 11 novembre 1942, elle vise juste avec en particulier deux clichés qui disent le traumatisme d’une région qui, depuis la campagne de Wellington en 1914, n’avait pas connu d’invasion ou d’occupation étrangère. Les deux soldats de la Wermacht devant le Capitole _ page 223 _ provoquent toujours un choc ; et des officiers allemands, saluant dans un stade aux côtés des représentants officiels du régime de Vichy _ page 225 _, traduisent la réalité de la collaboration.
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Ce fonds photographique, fondamental pour cette période, est complété par les collections des Archives municipales avec les fonds Ribière et Gril, du Musée départemental de la Résistance et de la Déportation, de la Dépêche, et par les clichés que Jean Dieuzaide consacra à son premier reportage, lors de la libération de la ville.
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Mais, bien que certaines de ces photographies semblent nous livrer d’emblée leur signification _ défilés, manifestation, arrivée des résistants, hommage dû aux morts, visite de De Gaulle _, toutes nécessitent une contextualisation _ oui ! et c’est bien là la tâche essentielle de l’historien _ qui éclaire _ pour nous lecteurs d’aujourd’hui _ la complexité _ à démêler, et mieux comprendre, en quelques uns, les principaux, du moins, de ses tenants et aboutissants… _ de cette période faite de difficultés, de souffrances, mais aussi d’espoir. Une contextualisation d’autant plus nécessaire que la Résistance, clandestine, ne s’est pas offerte _ elle : et pour cause ! _ en spectacle et n’apparaît donc au grand jour qu’après le 6 juin 1944, voire à Toulouse _ même _ lors des combats de la Libération
_ quand, sur l’ordre d’Hitler, les Allemands quittent précipitamment tout le Sud, au lendemain du débarquement des troupes alliées en Provence le 15 août ! « Au soir du 15 août 1944, le débarquement des Alliés en Provence a déjà mis les Allemands en difficulté, car après la percée d’Avranches en Normandie, ils ne peuvent tenir deux lignes de défense. Comme leur commandement avait envisagé un débarquement sur le littoral méditerranéen à l’ouest du Rhône, des troupes importantes, le groupe d’armées G avec la 11e division blindée, sont massées dans le grand Sud-Ouest. Aussi, dès le 16, Hitler donne-t-il l’ordre de repli (…). « La décision fut extrêmement pénible pour Hitler. Les fruits de la victoire en 1940 étaient perdus. » Cet ordre de repli, immédiatement exécutoire, n’arrive que le 17 août à 11 heures 45 à Pierrelatte, le poste de commandement du groupe d’armées G du général Blaskowitz. Celui-ci a déjà alors quitté Rouffiac, son quartier général qui se trouvait à huit kilomètres au nord-est de Toulouse. Dans le Midi toulousain, l’état-major principal de liaison de Toulouse doit organiser le départ des troupes qui, par Carcassonne, Narbonne, Montpellier et la vallée du Rhône, se concentreront ensuite à Dijon. (…) A Dijon, Blaskowitz installe son poste de commandement dès le 23 août.« , explique José Cubero pages 250-251 ; fin de l’incise.
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Le texte prend alors provisoirement le pas sur l’image, car la nécessité s’impose de présenter _ assez en détail ; et sans de « belles » photographies de Germaine Chaumel ou de Jean Dieuzaide _ les mouvements et les réseaux à travers quelques portraits _ écrits seulement, par conséquent ; avec seulement quelques pauvres photos d’identité… _ de dirigeants, toulousains comme François Verdier, Raymond Naves ou Marie-Louise Dissard, réfugiés comme Francisco Ponzán ou Marcel Langer, repliés et nommés à Toulouse à des titre divers comme Pierre Bertaux, Jean Cassou, Jean-Pierre Vernant ou Serge Ravanel. Des organisations dirigées aussi bien par des civils que par des militaires, des Français que des étrangers.
De plus, si Vichy aime s’offrir en spectacle à travers ses multiples manifestations, il tient _ sévèrement ; et pour cause ! _ occultées la réalité _ en conséquence invisible par Germaine Chaumel… _ des camps et sa complicité active dans le crime de masse de la Shoah _ ce qui ne s’avèrera que bien plus tard dans le siècle. Le film Shoah de Claude Lanzmann est présenté le 30 avril 1985 ; cf ma série d’articles de l’été 2009 (du 29 juillet au 7 septembre) à propos du Lièvre de Patagonie de Claude Lanzmann : de La joie sauvage de l’incarnation : l’ »être vrais ensemble » de Claude Lanzmann _ présentation I à La joie sauvage de l’incarnation : l’ »être vrais ensemble » de Claude Lanzmann _ dans l »écartèlement entre la défiguration et la permanence », « là-haut jeter le harpon » ! (VII) ; fin de l’incise.
L’ouvrage veut donner à voir des fonds photographiques que, par leur qualité intrinsèque _ artistiquement, donc… _, l’on peut considérer aujourd’hui comme patrimoniaux. Ils permettent aussi _ à l’historien _ de construire une cohérence _ c’est là tout son travail infiniment patient, tant d’analyse que de synthèse _ malgré l’enchevêtrement des faits. Car la logique thématique suivie ici, malgré quelques recoupements qui, pensons-nous, s’enrichissent par leur complémentarité, est en harmonie avec un déroulement chronologique. Un travail qui entend aussi saisir _ pour nous, lecteurs _ cette densité humaine _ oui ! et véridique ! _ faite de tensions, de privations, de peurs et de souffrances _ c’est parfaitement réussi ! _ et, en intégrant le travail de la mémoire, accomplir _ pleinement : oui ! _ un devoir _ au service de la compréhension exigeante du devenir historique _ d’histoire« …
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Patronné par le Conseil Général de la Haute-Garonne, et parrainé par l’Académie des Jeux floraux de Toulouse,
ce très bel album qu’est Toulouse et la Haute-Garonne dans la guerre de José Cubero, aux Éditions Cairn,
est ainsi à la fois un excellent et très nécessaire outil pédagogique à l’usage des jeunes générations,
et un fort beau livre sachant excellemment contextualiser de riches photographies :
afin de mieux regarder pour mieux décrypter et comprendre notre Histoire…
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Titus Curiosus, ce 6 novembre 2013