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Désir et fuite _ ou l’élusion de l’autre (dans le « getting-off » d’un orgasme) : « L’Etreinte fugitive » de Daniel Mendelsohn

08fév

Un grand beau livre _ et socio-historiquement significatif (sinon important !) _, que cette « Étreinte fugitive« , par Daniel Mendelsohn,
qui paraît cette fin janvier 2009 aux Éditions Flammarion,

traduit de l’américain « The Elusive Embrace«  _ dont le sous-titre, curieusement in-apparent ici (?), en son édition originale (« by Alfred A. Knopf« ) le 24 mars 1999, était « Desire and the Riddle of Identity » :

une clé, pourtant ! car c’est bien à cette « énigme de l’identité » (personnelle) que se confronte l’enquête éminemment personnelle _ et passionnante _ de Daniel Mendelsohn, qui n’est pas tout à fait un essai philosophique, ni une enquête socio-psychologique, voire psychanalytique à visée générale, mais bien le récit d’une quête existentielle personnelle, celle de l’individu Daniel Mendelsohn, né en 1960 dans une banlieue de New-York (sur l’île de Long Island)…

En un fort utile « Au lecteur français » (de novembre 2008), l’auteur présente ce « livre« , « L’Étreinte fugitive« , comme le premier « panneau d’une entreprise que je me suis toujours _ dès l’origine, donc ! en amont même de sa mise à l’écriture même !!! _ représentée comme un triptyque«  : afin de clairement remettre en sa perspective originelle le livre paru en France le 29 août 2007, dans une traduction de Pierre Guglielmina, et qui connaît un immense succès _ mérité : un chef d’œuvre !!! _ international : « Les Disparus« , paru initialement aux Éditions Harper Collins, le 19 septembre 2006. En fait, « The Lost«  signifie « Le Perdu«  ; par contraste avec « The Found« , « Le Trouvé« , ou même « Le Retrouvé«  : comme pour Proust, en sa « Recherche« 

et le troisième et dernier« panneau » du « tryptique« , demeurant, lui, à écrire _ et à écrire en France, maintenant, en cette année 2009, ai-je cru comprendre ; même si Daniel Mendelsohn sera aussi l’hôte de Rome et de l’Italie, en cette année 2009…

Car « à première vue, les lecteurs familiers des « Disparus« 
_ sur lequel on lira avec un immense profit le très beau compte-rendu qu’en fit, très tôt (le 30 octobre 2007), et d’un point de vue plutôt historien, Ivan Jablonka sur le site (si riche !) de laviedesidees.fr : « Comment raconter la Shoah ? _ à propos des « Disparus » de Daniel Mendelsohn » _

pourraient être tentés de penser que le sujet de ce « nouveau » livre

_ qu’est pour un lecteur francophone « L’Étreinte fugitive« , donc… _,
qui est une méditation approfondie sur la nature et le sens de ce qu’il y a de plus intime dans la vie de chacun

(les hommes et les femmes
_ et pas les « garçons« , comme il en fera la distinction d’avec les « hommes«  ; ni les « filles« , d’avec les « femmes » _
les pères et les fils
_ le chapitre « Paternité« , pages 135 à 217, étant peut-être la clé du « puzzle«  de l’« énigme«  (« riddle« ) de l’« identité » personnelle… _,
la sexualité
_ qui nous traverse tous, et d’amont en aval, et réciproquement, en de multiples pistes _),

n’a pas grand chose à voir avec le sujet de mon « précédent » livre

_ pour le lectorat francophone, donc : « Les Disparus » _
(l’histoire familiale
_ du côté maternel, les Jäger (et du côté de Bolechow, en Galicie),
bien davantage, pour ne pas dire exclusivement, que du côté paternel, celui des Mendelsohn (guère loquaces en fait d' »histoires« , à commencer par la leur, quant à eux ;
pas plus que riches en « photos » (prises et/ou conservées), non plus !
_,

la culture juive, les événements de la Seconde Guerre mondiale).

Mais, comme je l’ai souvent dit
_ et certains d’entre vous
_ Français _ m’ont peut-être entendu _ à Paris même, ou via les ondes de la radio _ le dire dans ce français que _ professeur de littérature « classique » formé au Grec et au Latin en ses études à l’Université de Virginie (à Charlottesville) et à Princeton _ je parle avec ferveur, à défaut de le parler bien _ Daniel Mendelsohn n’est-il pas aussi un très éminent lecteur d’« A la recherche du temps perdu » et de tout l’œuvre de Marcel Proust ?.. _,

je n’ai jamais conçu « Les Disparus _ « The Lost : A Search of Six of Six Million » : cette fois encore, le titre originel, non plus que le sous-titre, ne fut pas retranscrit en français par l’éditeur, Flammarion… _
comme « un livre sur la Shoah ».

Pour moi, c’est un livre qui parle _ oui ! _ de la relation angoissée, mais enrichissante, que le présent noue avec le passé
_ avec les « voix » (et regards des visages, aussi, via des photos) duquel, passé, se « re-brancher » est si nourrissant et libérateur (du présent _ polysémiquement !..) _ ;

que le moi noue
_ mais en sachant aussi s’en mettre un peu
(et pas que géographiquement :
« Géographie » est le titre, important, lui aussi, du chapitre premier de « L’Étreinte fugitive« , pages 15 à 66)
à distance
_

que le moi noue _ donc… _ avec la famille et ses traditions,
une relation que le moi a, en réalité, avec une tradition culturelle beaucoup plus vaste

_ sujets qui intéressent tout un chacun, ai-je tendance à penser _ commente au passage Daniel Mendelsohn, page 12 de ce « Au lecteur français« .

Cela n’a guère de sens, néanmoins, de réfléchir
_ ce que fait très effectivement Daniel Mendelsohn en ces « essais » d’engagement aussi très « personnels » ; et magnifiquement ! _
à ces relations cruciales
_ oui ! c’est le mot on ne peut plus juste :
à la croisée des voies et d’amont et d’aval, tant biologiquement que culturellement, bien sûr !
_

_ ne parlons pas des responsabilités intellectuelles, psychologiques et éthiques que cela implique _ et ô combien ! commente lui-même Daniel Mendelsohn _ _

sans s’être auparavant penché sur le moi qui est au centre _ du réseau vibrant _ de ces relations,
qui est le sujet de cette réflexion
_ qu’est « L’Étreinte fugitive« . Cet examen
_ oui ! et passionnant, de longue venue, pour l’auteur, et en temps comme en espace _
est, précisément le fil rouge de « L’Étreinte fugitive » : parfaitement !


Daniel Mendelsohn le précise :

« De fait, dès que vous commencerez à lire ce livre, vous verrez que si les questions qui le sous-tendent sont d’un ordre très intime

_ sur l’intime, lire Michaël Foessel : « La Privation de l’intime » (cf mon article du 11 novembre 2008 : « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie » ; et lire Roland Barthes : des « Fragments d’un discours amoureux » et du « Roland Barthes par lui-même » au tout récemment publié, le 5 février 2009, « Journal de deuil« , en passant par « La Chambre claire« , et d’autres _

(qui suis-je ? quelle est mon identité ? qu’est-ce que l’« identité » au bout du compte ? est-elle faite d’une seule pièce ou de plusieurs
_ suis-je une seule chose
_ « chose » ? non… _ seulement, ou davantage ? le « cœur » _ nourrissant, irriguant _ de mon identité est-il non mélangé, indépendant _ non : « nul n’est une île !«  _ du monde extérieur ; ou est-il tributaire des relations _ oui ! et redevable… _ que j’ai avec les autres _
auquel cas
_ qu’examine l’important, lui aussi, chapitre « Multiplicité« , des pages 67 à 134 _
lesquelles sont les plus déterminantes _ et selon quelle « échelle » ? _ pour établir « qui je suis » : celles que j’ai avec mes parents ? mes enfants ? les gens avec qui j’ai des relations sexuelles ? ceux dont je suis amoureux ?) _

vous verrez _ et, en effet, nous le découvrirons ! _ que si ces questions sont d’un ordre très intime _ reprend le fil, ou film, de sa phrase, après son incise, lui aussi (!), Daniel Mendelsohn _,

elles présagent tout simplement celles qui devaient nourrir
_ oui ! et combien richement et bellement ! « Les Disparus » est un chef d’œuvre somptueux !!! à lire toutes affaires cessantes ! (et il vient de paraître en édition de poche en collection « J’ai lu« , ce mois de février-ci…) _

le livre suivant _ « Les Disparus« , donc _
(qui sont les gens de ma famille ? qui sont vraiment _ l’adverbe est très important _ mes parents _ Marlène, née Jäger (en 1931) ; et Jay Mendelsohn (né en 1929) _ et mes frères _ Andrew (l’aîné, né en 1957), Matthew (le photographe, né en 1962, qui suit Daniel dans la fratrie : Daniel, lui est né en 1690), Eric (né en 1964) _ et sœurs ? _ Jennifer (née en 1968) _

quelle est ma relation _ complexe et riche _ à leur histoire _ au double sens, d’ailleurs, et de l’histoire réelle, et du récit qui affirme la narrer ! _ quelle est ma relation au passé, de manière générale, et à l’Histoire elle-même _ en remontant aux Grecs et aux Hébreux _ ?). »

Et aussi :

« De même, les grands voyages _ en Galicie, en Ukraine, en Pologne, en Israël, en Suède et jusqu’en Australie _ que j’ai décrits dans ce dernier livre  _ « Les Disparus » _ par-delà les océans et les continents,
n’auraient jamais eu lieu si je n’avais auparavant accompli ces trajets plus réduits
_ au sein des Etats-Unis ; et vers « le Sud », la Virginie ; ou dans New-York… _ dont parle mon premier livre _ « L’Étreinte fugitive » _ :

les promenades quotidiennes que je faisais lorsque j’habitais un certain quartier de New-Yor
k

_ légérement au nord de Chelsea, 25ème rue ouest : Chelsea s’étendant de la 14ème rue à la 23ème… D’où l’importance de consulter des cartes (maps) un peu précises…
cf page 51 :

« c’est pas vraiment chelsea. chelsea finit à la 23e
au-dessus de la 23e ça devient clinton t’es nulle part en fait
« ,
comme le lui avait écrit

« un type
avec qui j’avais discuté un moment
 » « alors que je participais à un chat sur Internet » ;
« comme c’était quelqu’un dont le profil en ligne et la photo
_ là-dessus lire mon article du 22 décembre « Le “bisque ! bisque ! rage !” de Dominique Baqué (”E-Love”) : l’impasse (amoureuse) du rien que sexe, ou l’avènement tranquille du pornographique (sur la “liquidation” du sentiment _ et de la personne) » à propos de « E-Love_ petit marketing de la rencontre » de Dominique Baqué _

me plaisaient beaucoup _ pour ce qu’il en avait à faire cette nuit-là, du moins... _
je lui ai donné mon adresse. » C’est ainsi que « au bout d’un moment un message est apparu dans un coin de mon écran » (page 50) : celui selon lequel, en logeant dans la 25e rue ouest de Manhattan, entre Chelsea et Clinton, on n’est, comme en Pologne _ selon le mot bien connu d’Alfred Jarry dans « Ubu roi » : « En Pologne, c’est-à-dire nulle part ! » _, « nulle part, en fait » !!!..

Fin de l’incise à propos des « promenades quotidiennes«  en « un certain quartier de New-York » ;

je reprends : « ces trajets :

le train que je prenais, et que je prends chaque semaine encore aujourd’hui, pour aller de Manhattan à une capitale de province qui est à une heure de là
_ où résident
celle
_ « une amie proche » _ qu’il a choisi d’« appeler Rose » et « qui est hétéro et célibataire«  (page 138),
et son fils « Nicholas«  ;

si importants, tous deux _ et c’est un euphémisme ! _ dans le devenir récent, depuis la naissance de Nicholas, une nuit d’août 1995 :

« après la naissance du fils de Rose, Nicholas, quelque chose d’étrange _ en effet ! _ s’est produit : je me suis retrouvé très profondément impliqué _ et tous ces mots sont décisifs ! je les relis, ces mots de la page 138 : « je me suis retrouvé très profondément impliqué«  ! Car sans pareille « très profonde implication« , on ne « se trouve » pas ; jamais !!!  _ dans la vie de Nicholas, qui a maintenant trois ans _ en 1998-99, lors de la rédaction de « L’Étreinte fugitive » ; il a aujourd’hui treize ans _ et dont je suis devenu le parrain le jour de son baptême, quand il avait trois mois. C’est arrivé _ oui ! _ petit à petit _ en effet _, et, en même temps, j’ai été pris par surprise

_ « pris par surprise« , page 139 : cela ne se recherche pas ! encore moins s’instrumentalise !!! ;

« pris par surprise« , je le répète ! :

Voilà : comme en tout amour véritable ; et non par quelque « calcul » de drague et d’orgasme (« getting off« , dit très explicitement un partenaire _ circonstanciel, occasionnel : « de passage » _ de ces jeux, page 118) simplement « escompté »…

Ce qui a commencé comme un jeu
_ les mots « ludique » et « elusive » (= « élusif » ou « élusive ») ont la même étymologie :
du latin « eludere« , constitué à partir du préfixe « ex » (= « hors de ») et du radical « ludere » (= « jouer »),
« éluder » signifie « esquiver », « éviter », « tromper » :
c’est même, selon l’excellente définition de la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie française,

« éviter avec adresse et désir de se dérober« 

ce qui a commencé comme un jeu
de rôle
pseudo parental

_ puisque Rose et Daniel ne sont ni mariés, ni le « couple parental biologique » de l’enfant (« je ne peux pas m’empêcher de penser _ par exemple « au moment où Rose allaite ; ou quand Nicholas est enveloppé dans les courbes de son corps«  _ à quel point il doit être électrisant _ oui ! _ pour des gens qui sont amants de devenir les parents d’un enfant« , confie, comme avec regret _ c’était en 1999 _, Daniel Mendelsohn, page 168) :

« j’avais toujours pensé qu’elle
_ « j’ai rencontré la mère de Nicholas en septembre 1990, lorsque j’ai commencé _ à l’âge de trente ans _ à travailler à mi-temps dans la société où elle est employée. Une partie de son travail consiste à faire des évaluations statistiques compliquées« , précisera la page 165 de « L’Étreinte fugitive » _

« j’avais toujours pensé _ un peu abstraitement ! hors contexte existentiel, en quelque sorte _ qu’elle
ferait
_ plus concrètement, alors, forcément !.. _ une mère formidable ;
et je le lui avais dit en plusieurs occasions
_ comme quoi, les effets « de longue distance » de simple paroles…

Mais elle me demandait _ très ponctuellement, ce jour-là, au début de l’année 1995 _ à présent _ donc ! _
si je pouvais l’aider _ si je pourrais
_ et cela, en plusieurs sens du terme : possiblement, d’une part ; mais aussi si j’acceptais de (ou voulais bien), amicalement, y consentir… _

si je pourrais être un « modèle masculin »,
pas exactement un père,
mais un homme qui serait présent dans la vie de cet enfant. Un
« oncle » _ en quelque sorte.


A la différence de la fois précédente
_ « près de deux ans«  auparavant, « en 1993″ : « une femme que je connais m’a invité à boire un café et demandé d’être le père de l’enfant qu’elle projetait d’avoir« , vient d’évoquer Daniel Mendelsohn à la page précédente, page 137. « Et j’ai dit non« . Alors « je ne pouvais envisager d’être responsable _ soit « répondre de » _ de qui que ce soit d’autre que moi _ certainement pas d’un enfant« …

A la différence de la fois précédente, cette requête _ de « Rose« , donc : au tout début de 1995 _ m’a plu,
je ne me suis pas senti trop impliqué
_ une affaire de nuance (ou de « dosage ») dans l’implication d’une responsabilité ! _ pour autant _ mais est-ce faute de le « re(s)sentir » alors assez, seulement ?.. _,
et j’ai donc accepté
_ en une parole néanmoins « engageante », toutefois…

Et c’est alors que vient la réflexion _ essentielle : c’est le tournant décisif ! _ reportée un peu plus haut
à propos du processus d’
« implication » dans lequel « petit à petit » s’est trouvé « pris« , et « par surprise »
_ faute d’avoir assez « mesuré » auparavant ce à quoi sa « parole » amicale , et non matrimoniale (sans parler de l’absence de tout engendrement, ou même de rapport sexuel, entre « Rose » et lui) _
Daniel Mendelsohn… :

je peux alors terminer la phrase _ demeurée en suspens !.. _, page 139

« Ce qui a commencé comme un jeu
de rôle
pseudo parental

un peu ironique _ un mode d' »être » devenu presque consubstantiel, par auto-protection, pour le gay, quasi en permanence « sur ses gardes », qu’est Daniel Mendelsohn _

est devenu une partie très importante de ma vie. »


Avec ce très joli passage, de découverte _ et naïf (le mot provient directement de « neuf »), si l’on veut ! _, page 139 :

« C’est à cause de Nicholas _ un vrai « garçon »
_ à la différence, peut-être, de ces en quelque sorte « garçons attardés » (adolescents prolongés ; voire « adulescents », selon le mot-valise qu’a proposé je ne sais quel psychologue italien, au départ), que sont ceux qui se conçoivent maintenant comme « gays«  _

c’est à cause de Nicholas _ un vrai « garçon » _ que je divise à présent
_ en 1999 ; mais le temps passe ; et les « gays » eux aussi (comme tout un chacun de vivant-mortel sexué) vieillissent _

que je divise à présent mon temps
_ de disponible, dans l’organisation, notamment, du « travail », mais aussi des « loisirs » (dont des opérations de « rencontres » _ sexuelles : exclusivement, semble-t-il… : dans le quartier de New-York qui leur est dévolu, Chelsea, juste au sud de Clinton, et (assez) au nord de Wall Street… _

entre New-York avec ses autre garçons _ jusqu’à quel âge le sont-ils donc ?.. _
et la banlieue où vivent Rose et Nicholas.

Tous les deux ont été absorbés _ inclus, sans difficultés _ dans ma grande famille _ et fratrie _ ; et Nicholas est traité comme un neveu et comme un petit-fils
_ quant à Rose, elle est, eh bien, une sorte de belle-fille, belle sœur.
« 


Avec cette conclusion-ci, encore, toujours page 139, de ce passage-ci, pour « introduire » le très intéressant chapitre 3 :  » Paternité » (pages 135 à 217) :

« Ce que vous apprenez _ ici sans avoir rien fait (de facto, si je ne crains pas trop la redondance pléonastique…) en matière d’engendrement ; puis « par surprise« , au fil des jours et de l’évolution de ses rapports avec l’enfant, qui n’est d’abord qu’un tout petit bébé : à travers l’échange des regards !!! _ avec la présence _ prenante ! _ d’un enfant dans votre vie _ au quotidien : rien d’élusif ici !!! ; et si « étreinte » il y a bien, de facto, dans la tenue du bébé, et dans les soins qu’on lui prodigue, elle n’a rien, ici, d’orgasmique ! _, c’est ceci : oubliez tout ce à quoi vous vous attendiez.« 


Autrement dit, rien à voir avec les répétitives _ fermées _ séquences de « baise », ou de « getting-off«  :
cf la remarque tellement signifiante, page 118 :

« ce genre de soulagement s’appelle le « getting-off »,
expression qui véhicule assez bien l’impulsion
_ qu’il faudrait mieux, cher auteur de l’essai, analyser !!! _ qui sous-tend ces rencontres, l’envie de se débarrasser _ « vider les vases », disait Montaigne… _ de quelque chose d’urgent,
d’une certaine quantité de sperme.

Plus d’une fois, après un « getting off » de ce genre, un type _ le terme est déjà bien significatif _ m’a dit, en ne plaisantant qu’à moitié, au moment de quitter mon appartement où il venait de passer son heure de déjeuner, « Bon, je vais pouvoir me concentrer sur mon travail, maintenant » ;
et en refermant la porte
_ le plus important, probablement ! « Out ! »_ je me suis aperçu que j’étais dans le même état d’esprit. »

Avec cet ultime commentaire de Daniel Mendelsohn, encore, pour ce passage à propos du « getting-off« , page 118 :

« Mais naturellement l’urgence _ « pressante » du besoin, confondu ici avec le désir (!) _ revient bien assez vite ; et la recherche _ volontariste et compulsionnelle : dépourvue de disponibilité à une authentique altérité d’un autre, d’une personne, d’un visage, et sans lunettes noires de soleil Armani (cf l’anecdote page 122) ; d’un visage qui soit celui, infini, et « vrai », lui, de quelqu’un qu’on aime… ; et avec le regard de cet autre que soi… _ d’un nouveau partenaire _ objet seulement ! _ recommence. »

Dispositif (de recherche = « drague ») volontariste et compulsionnel _ j’y reviens donc _ auquel Daniel Mendelsohn avoue lui aussi _ est-ce toujours le cas aujourd’hui ? pas mal d’eau ayant coulé depuis lors sous le pont (de Brooklyn)… _ se plaire (ou complaire) en la répétitivité, partenaire d’un soir après le partenaire du soir précédent _ et surtout pas le partenaire du soir prochain ! du lendemain ! « pas de futur » de ce côté-là ; rien que de l' »élusion »… _,

ainsi qu’il le décrit en un « charmant » portrait, non dépourvu d’une touche de condescendance amère _ et vengeresse, aussi (page 127) _ d’un de ses amis gay : ou « Don Juan gay » :

le passage (pages 125 à 128) succède à celui de « l’absence de regard (pages 122, puis 123 !)  _ « impossible de voir à quoi ses yeux ressemblent » (page 122, sept lignes et trois phrases plus haut que la première occurrence d’« absence de regard«  !) _ du mannequin Armani«  (la narration de l’épisode de cette photo du « garçon Armani » (page 124) se déroulant des pages 122 à 124…).

« La répétition n’est pas le problème, mais le but de toute cette affaire« , formule excellemment la chose, Daniel Mendelsohn, page 121.

Ou :

« le plaisir en soi

_ comment interpréter la traduction ? le français est ici, involontairement (probablement !) délicieusement équivoque : à côté, et au-dessous, du sens obvie d' »à lui tout seul », vient en effet se glisser cette autre piste d’un « exclusivement à l’intérieur d’un soi » (qui serait comme une « forteresse »)… _

est séparable de l’amour. »


« Au-dessus » du « bureau » de Daniel Mendelsohn, « se trouve _ en effet, encore _ une autre photo qui m’a donné l’impression de provoquer un écho en moi, à l’époque où je l’ai vue _ pour la première fois : en page d’un magazine. C’est une publicité pour des lunettes de soleil Armani ; et elle montre un jeune homme si parfait _ en l’image ! _ que, la première fois que je suis tombé dessus _ cela ne se recherche pas _, j’ai cessé de feuilleter le gros magazine que je tenais, le coin inférieur droit de la page serré dans ma main droite, et je me suis mis à la fixer. Comme il porte des lunettes de soleil, il est impossible de voir à quoi ses yeux ressemblent. Ça ne me dérange pas vraiment » _ remarque Daniel Mendelsohn, page 122…

Et il compare cela, page 123, avec le fait qu’« on ne voit pas les yeux sur la plupart des nombreuses photos qui sont postées sur les chats d’AOL (…). Ces photos ne montrent _ exposent, exhibent _ souvent qu’un torse, ou un corps  _ tronqué ; ou plutôt étêté ! _ depuis le cou jusqu’aux pieds ; ou parfois simplement le pénis en érection _ sont-ils photogéniques ? Le caractère incomplet de ces photos s’explique en partie par un désir de discrétion : certaines des personnes qui postent ces photos sont (…) bien connues dans les cercles étonnamment réduits qui constituent la société gay des grandes villes ; et, pour la plupart des hommes, l’embarras éventuel de se voir associé _ ah ! _ à la photo en ligne d’un corps exhibant une érection ne vaut pas une « séance de sexe », même géniale (sic). Ce qui m’intéresse _ et nous, lecteurs, à la suite de l’essayeur _ dans ces photos incomplètes (…), c’est le fait qu’elles ne semblent pas _ au « regardeur » _ vraiment incomplètes _ elles me paraissent parfaitement naturelles _ dit l’auteur, toujours page 123 _, comme est naturelle l’absence de regard du mannequin Armani » (sic).

Nous approchons ici du principal de l’analyse…

« Les visages _ poursuit-il _ m’ont l’air superflus ici : ce sont les corps _ les corps seuls, ajouterai-je, pléonastiquement ; des corps sans regards, ni visages : soit la pure et simple pornographie, rien moins… _ qui excitent _ soit une forme assez spécifique de « photogénie »… _ ;

les corps que, grâce à un entraînement _ exigeant et performant _ assidu, nous pouvons _ instrumentalement : telles des poupées ! ou des mannequins, en effet ! des professions à succès !.. _ façonner _ ce qui ne peut se faire (en rien !) de qui on aime (vraiment) !.. _ pour qu’ils se rapprochent d’une image _ de corps _ idéalisée,

bien mieux que nous le ferions avec nos visages _ qu’en est-il, cependant, des prouesses de la chirurgie esthétique ? sinon des techniques les plus sophistiquées (cf « Gorgias«  de Platon : 464 b465 c) du maquillage ? _ et leur idiosyncrasies _ singulières, donc _ récalcitrantes, faites de narines, de joues et de mâchoires. »

Avec ces inférences, page 124 :

« En lorgnant le garçon Armani sans regard _ because les lunettes noires (Armani !) _ et en passant tout à coup aux photos sans tête _ ni marques _ d’AOL,
je me rends compte que le premier
_ le garçon sur la photo _,
qui cherche à provoquer une sublimation
_ avec « déplacement« , dirait Freud _ (« Achète ces lunettes, c’est comme une baise fantastique »),
est aussi gay dans son essence
que les autres
_ exhibés sur AOL _,
avec leurs promesses sans ambiguïté de gratification sexuelle immédiate (
« Appelle-moi, je te promets une baise fantastique »).
 »

Et ce en quoi il est « aussi gay«  _ sur l’écran d’Internet (chez soi) _ « que les autres« , selon Daniel Mendelsohn,
« ce sont les lunettes de soleil, je m’en aperçois _ en y réfléchissant _ ;

l’absence de regard chez lui. »

Car
« sans le regard,
il ne peut être un sujet ;

pas même le sujet de son propre regard désirant ;

il ne peut être _ donc, ou en conséquence d’un tel dispositif photographique (publicitaire) _ qu’un objet  _ ce qui peut et « reposer », et « amuser » (telle une absence ; ou un voyage-crochet _ ou « tourisme » _ auprès du désert du rien…) ; « qu’un objet«  de convoitise _ pour le désir des autres. »

Il se prête (ou s’expose : très momentanément !) au désir des autres _ et surtout sans jamais s’y donner ! ni durer…

Et Daniel Mendelsohn poursuit son analyse sur « la contenance » (froide) que se donnent ces provocateurs de désir, ou du moins d’érection :

« puisque c’est cette contenance que nous _ les gays _ adoptons, comme un masque _ en effet, et en permanence similaire, en ce « jeu » érotique _ quand nous allons dans des bars ou des boîtes :

un égocentrisme _ exclusivement tourné sur soi _

tel qu’il n’exige rien de vous _ là c’est du « spectateur » « à attirer » (voire du lecteur qui participe à l’analyse par sa lecture) qu’il s’agit… _,
si ce n’est que vous le regardiez. »

Et, cette « contenance » froide
_ pour ne pas dire frigide (en même temps que « brûlante » pour qui s’y laisse prendre et entraîner : à « désirer ») _,

« c’est l’expression qui vous permet de ne pas être le sujet, celui qui désire, l’incomplet (!) qui regarde en silence
_ nous ne sommes certes pas dans la version spinoziste, ou deleuzienne, du désir ; mais dans la version « désastreuse » platonicienne (du « Banquet »


_ sur les « désastres«  du désir, lire aussi le beau passage, par la professeur de Grec à Princeton, page 100, montrant « une longue liste établie par elle, alors qu’elle écrivait un article sur la manière dont les Grecs se représentaient Eros, le désir. La liste est un catalogue d’images du désastre : maladie, mort, douleurs, refroidissements, flammes, souffrances de l’esprit et du corps, pestes littérales et figurées, armes, conflagrations, flèches, poisons déluges, batailles, défaites. Ce sont les images que ces païens de Grecs invoquaient quand ils pensaient à Eros. Dans l’imaginaire hellénique de la haute période classique, l’amour est toujours une affliction«  _ qui dépossède de soi) _ ;

mais au contraire l’objet _ celui qui est parfait _ auto-suffisant _ et désiré _ par de malheureux désirants, page 124, donc.

Voilà qui me rappelle les étonnements de ma lecture, il y a plus de vingt ans, du très riche (et courageux !) « Journal romain (1985-1986) » de Renaud Camus (aux Éditions POL, en novembre 1987), en « découvrant » ses séances _ qui me paraissaient tellement répétitives _ de « baise » (homosexuelle) à Rome ; et qui retardaient tant la lecture _ délicieuse, elle, et désirée, recherchée (je suis un passionné des « trésors » de Rome !)des pages de « découverte » ravie des merveilles singulières, elles, des beautés sises, voire même (assez souvent) cachées, tout particulièrement, même si ce n’est pas exclusivement, dans des églises et des musées romains, aux horaires d’ouverture, les unes comme les autres, si anarchiques et peu prévisibles, que pouvoir pénétrer une (unique) fois en leurs antres (par exemple, lors d’une cérémonie de mariage ; ou de funérailles) faisait ainsi figure, sinon de « miracle », du moins de « grâce »…

Quant au passage (pages 125 à 128) sur le « Don Juan » gay, « un beau jeune homme _ et plus un « garçon » ! _ à l’esprit agile et à la carrière professionnelle brillante, qui couche avec un inconnu différent chaque soir, si possible » _ et cela l’est presque chaque fois _, il est encore plus significatif que celui de la photo du « mannequin Armani » :

« Ce pour quoi il vit _ mais oui ! on a bien lu ! _, ce qui _ lui _ rend le sexe intéressant et même fascinant _ et inlassablement _,
c’est la nouveauté
_ absolument nécessaire !!! _ de chaque partenaire _ si l’on veut : pour un objet ! pour un pur réceptacle de la matière du « getting off«  ! _, l’excitation _ idéelle ; idéaliste _ qu’il ressent une fois _ l’événement de ce savoir « dure »-t-il ? _ qu’il sait _ voilà ! le plaisir pur de se figurer !.. _ qu’il a séduit » _ non seulement qu’il a « eu » ou « possédé » (par son phallus) l’autre, mais qu’il le « tient » par le désir de l’autre de « revenir », voire de « rester »…

Et Daniel Mendelsohn d’ajouter, page 126 :

« Je pense souvent à ces hommes qui quittent son _ très bel _ appartement, ruisselants d’espoir ;

et lorsque j’y pense,

ce que je vois,
c’est le regard étincelant d’excitation
_ sadique, d’abord _ de mon ami _ si élégant : « délicat, intelligent, beau et doué » (page 125) _,

le scintillement de la certitude  _ jouissive (avec une part de sadisme, donc) _ infaillible qu’il les possède plus surement encore _ désormais, ainsi _ qu’au moment
où il était sur eux,
derrière eux,
à côté d’eux,

en eux » _ page 126 : Don Juan, vous dis-je ;
le dilettante, par excellence.


Cela m’évoque « Le Problème du mal » d’Étienne Borne _ livre paru en 1958, et ré-édité aux « Presses Universitaires de France« , en janvier 2001 _, considérant le dilettantisme, l’avarice et le fanatisme comme « les trois figures essentielles du mal humain« , par le refus _ sévère, inexorable, impitoyable _ de la passion, cette « épreuve continue _ et infinie, elle !.. _ d’une vulnérabilité à autrui« , quand l’autre est vraiment réellement (= à cœur perdu ; c’est-à-dire donné ; sans rien de retenu et de gardé seulement pour soi) aimé _ car c’est comme cela que cela s’appelle ! _, comme l’analyse magnifiquement Etienne Borne, là…

Daniel Mendelsohn sait bien _ il le dit page 127 _ que « nous _ et il parle des gays, d’abord _ avons tous fait ce qu’il _ l’ami don juanesque _ fait : l’excitation de la séduction, le plaisir absolu, bref, certes, mais entêtant, de savoir qu’on vous veut« ,
suivi _ immédiatement : à la minute ! _ de la fuite, du couper court (« to elude« ) ! :

« Il faudrait que je fasse le compte des garçons que j’ai moi-même fuis après les avoir possédés » _ et Daniel Mendelsohn d’en énumérer, non sans un brin de remords, quelques uns…

Car, « une fois que c’est fait _ le « getting off » ; l’orgasme, avec sa « chute » (de tension) post coïtum _, vous avez besoin _ voilà le seul terme adéquat, et non « désir » ! _ d’en avoir _ au sens qu’on interprètera _ un autre _ « au suivant ! » _ ;

quelqu’un d’autre, quelqu’un de différent _ tous sauf le(s) même(s) ! _ ;

et vous devez donc _ en un tel dispositif de fonctionnement : comparable aux parcours indéfiniment répétables (et répétés) des longueurs de bassin de la piscine ! _ supprimer _ le mot est terrible : de la liste des partenaires (-objets) possibles _ le garçon précédent,
celui que vous mouriez d’envie d’avoir
_ c’est fait ! et n’est ainsi plus « à faire » ! au lit ! _ la veille ;

vous devez
le faire disparaître

parce que si vous le re-voyez _ et avez « r-affaire » à lui _,
il sera un garçon particulier _ une personne singulière _,

et non pas simplement Le Garçon _ une idée, une image mentale, une fiction,

même si (nécessairement : « getting-off » oblige !) bien charnelle _,

pas simplement CE qui _ pas quelqu’un ; mais un quelque chose : un leurre du désir _ vous fait rester dehors toute la nuit, ou réveillé toute la nuit, ou en ligne toute la nuit
dans l’espoir
_ réaliste (= pragmatique), et qui s' »avèrera » (= passera au stade de « réalisé »), en effet, le plus souvent, en un tel « jeu » (de manège)… _ que lui, comme tant d’autres, passera dans votre petit appartement _ et votre lit, et vos bras _ où le désir _ en ce « chez vous » _ ne concerne que « vous » _ et pas lui, ni quiconque : c’est dit noir sur blanc, page 128 _,

quelque chose _ et non pas quelqu’un, une personne, avec un visage _
que vous contrôlez _ voilà : par votre intelligence et votre volonté ; votre habileté, votre ruse _,

quelque chose qui n’a rien à voir, en fin de compte

_ le terme (de la traduction française, au moins !) est parfaitement adéquat ! _
avec la personne

_ où diantre se cache(-rait ici) pareil animal-là ?

et nonobstant (ou en dépit de) la présence apparente (et tenable : charnue) de son corps... _

qui se trouve là, pour l’heure, dans la chambre. »

« Out ! »

and « Off ! » ; « Away ! »

La page  juste avant celle (page 121) sur la répétition _ j’y reviens _,
page 120, donc,

l’auteur avait émis cette thèse-ci :


« Pour beaucoup d’hommes gay _ et par conséquent pour les hommes en général, puisque la culture gay n’est rien d’autre qu’un laboratoire _ décomplexé, probablement _ où observer ce que devient la masculinité sans les contraintes imposées _ nous y voilà ! _ par les femmes :

le sexe, pour les hommes, est finalement _ « par nature », biologiquement, en quelque sorte, par un bien beau retour de l’idéologie « naturaliste » : « chassez le naturel, il revient au galop !«  _ séparable de l’affect.

Trios, cuir, orgies, jeux de rôles _ « jeux » : pour les gays, le sexe peut être séparé _ c’est tout l’art (du « Don Juan » : schizé !!!) ! _ du moi, du sujet.

Distancié, objectivé, il peut devenir en fin de compte esthétique

_ ou une nouvelle légitimation idéologique.

Sur cette « esthétisation », lire avec profit l’excellent Yves Michaud : « L’Art à l’état gazeux _ essai sur le triomphe de l’esthétique« 

Sur le plaisir de la répétitivité, cette remarque encore, à propos de l’exercice de la natation en piscine _ pas dans l’océan, forcément : comment y « compter » quoi que ce soit ? _, pages 131-132 :

« Il y a quelque chose de profond et d’une familiarité inconsciente dans le plaisir de nager _ en piscine ! _ : le plaisir d’enchaîner _ oui ; avec « compteur » ! _ les longueurs de bassin » (…) ; soit « quelque chose qui ressemble à un mouvement, mais qui en fait ne va nulle part _ ce que, pour ma part et tout personnellement, si je puis me permettre de m’immiscer idiosyncrasiquement en ce commentaire, j’exècre et abomine !!! le comble de l’ennui… _ ; et c’est le plaisir de savoir _ plutôt que ressentir _ que les distances que vous parcourez _ en ce (petit) bassin géométrique _ peuvent toujours _ ad nauseam même, si cela nous « chante » _ être comptées en petites unités stables _ le prototype du cauchemar et de l’horreur pour moi ! _ à la répétition constante et réconfortante _ pour qui aime « compter », comme Daniel Mendelsohn (alors), dont le père, comme l’amie (« Rose ») sont, certes, mathématiciens !

« Le désir est un mouvement plutôt qu’un lieu« , énonce fort bien Daniel Mendelsohn, page 44. Mais ce mouvement-là poursuit souvent une chimère du passé ; dont l’auteur s’efforce ici de re-tracer en quelque sorte (« en amont ») l’archéologie _ de « garçon«  en « garçon« , en quelque sorte _, depuis un premier aimé et désiré _ P. : nous n’en connaitrons ici que l’initiale _ ; et qui l’a fui irrémédiablement, quelques années (d' »amitié adolescente ») plus tard. Et P. était champion de natation… Mais P., aimé, était-il seulement un « garçon« , lui, le premier (et « modèle » de la « série » des « garçons«  ne l' »équivalant », aucun, jamais…) ?..

« Quand il a atteint l’âge de quatorze ans _ en 1974 par conséquent _ « le garçon » qu’est lui-même le jeune Daniel Mendelsohn « écrit«  dans le « journal » qu’il « tient » « en cachette« , page 91 : « J’ai rencontré P. aujourd’hui, je crois _ ajoute-t-il immédiatement _ que nous pourrions devenir amis » ;

et, environ six mois plus tard, quand il souffre sévèrement de ce qu’il n’a pas encore identifié comme l’amour _ c’est dit _ : « Je refuse de croire que mon idée d’avoir un ami parfait soit, comme le dit Papa, de la « merde« . »

Mais aussi, page 101 :

« Dès que j’ai posé les yeux sur P., j’ai _ en effet, immédiatement _ su _ simultanément _ que c’était sans espoir (sic) ; que quel que fût l’endroit _ à l’autre bout du monde… _ où m’emportait mon désir, je n’y trouverais jamais (!) accomplissement ni bonheur... »

« Cela _ avec P. _ a _ cependant _ duré plusieurs années, jusqu’au début de la Terminale _ page 102 _ ; je me suis insinué _ le désir amoureux est puissant : il donne des ailes… _ dans sa vie, je connaissais ses amis, son emploi du temps _ les longueurs de bassin de piscine _, ses parents; comme si le fait de posséder ce savoir, de tout connaître de lui, me permettait d’en faire une reconstitution, de me l’approprier _ l’amour n’a pas de limites. Un jour, alors que je devais passer la nuit chez lui, je me suis soûlé ; et, comme nous parlions de ce dont parlent les adolescents quand ils dorment chez l’un ou chez l’autre, j’ai compris que je voulais lui faire violence, d’une manière ou d’une autre, que je voulais que l’intensité de mon désir pour lui, transperce _ enfin _ ou abatte les murs de son… de son quoi ? De son « moi », de son identité _ pas assez poreuse _, de ce qu’il était inévitablement et répétitivement. Mais, bien sûr, ça n’a pas marché. Il est demeuré toujours _ voire plus que jamais _ lui-même, distant et parfait _ sans moi… _ en quelque sorte ; comme si le fait d’être désiré était un accomplissement, une fin en soi _ pour lui _ ; et je suis devenu toujours plus moi-même _ = désirant ; et passionnément _ à force de le désirer.


Je pense que les choses auraient pu durer _ ainsi _ indéfiniment, mais il a commencé par sortir avec une fille que je connaissais bien. Je les observais en silence ; et même si mes yeux ne se voilaient pas, si mon ouïe ne se détraquait pas, si la sueur ne coulait pas sur mon corps pendant que je les regardais _ selon le modèle plus tard découvert du sublime « poème 31″ de Sappho _, même si je ne devenais pas plus vert que l’herbe _ idem _, je m’affaiblissais, je me renfermais sur moi-même ; j’étais de moins en moins capable d’être dans le monde _ celui qui est partagé ; et commun ; sous le regard des autres.

Il est venu me voir un jour et m’a dit que les choses devenaient _ par l’effet de contrastes nouveaux _ trop intenses ; qu’il ne me verrait plus jamais ; qu’il ne me parlerait plus jamais ;


et fidèle à sa promesse, il ne l’a _ très effectivement _ plus jamais fait ;

se détournait _ jusque là _ de moi quand il me voyait dans les couloirs, les salles de classe ou les cafétérias,

avec une maladresse si transparente et si brutale

qu’elle en tournait presque _ eh ! oui! _ à l’inverse, la tendresse _ que d’émois brûlants ! Et il s’en allait.

A ce moment-là, je me suis laissé aller à le détester ;

ce qui faisait du bien,

dans la mesure où l’aimer publiquement avait été interdit ;

et le détester publiquement _ ou la part si puissante des autres (cf le chœur antique) en ces divers processus _ était tout à fait acceptable.

Je tournais en dérision ses intérêts, la natation _ la revoilà _, ses amis, ses cheveux _ blonds paille, décolorés par le chlore des piscines _,

et j’amusais _ de ma carapace d’« ironie«  (à la Oscar Wilde) _ mes amis, auxquels j’étais désormais revenu,

avec des récits _ de « connivence » retrouvée : à quel prix ! _ de mon séjour chez les barbares _ page 103.

Page 104 : « Le premier homme avec qui j’ai couché  _ « ce devait être pendant la semaine qui a précédé mon vingt-et-unième anniversaire, au début du printemps 1981 » _ en Virginie _ avait le même prénom que lui _ P..

Et nous savons depuis la page 31, à l’occasion d’une confidence : « la première fois que j’ai fait l’expérience de désirer un autre homme dont je savais qu’il me désirait aussi _ voici la nouveauté ! par rapport à P., au lycée de la banlieue de Long Island _, c’était à l’université. (…) Nous avions tous les deux dix-neuf ans _ c’était donc en 1979. (…) C’était dans une université du Sud _ à Charlottesville, en Virginie, page 30. (…) J’étais venu là , à l’université nichée dans les contreforts du Blue Ridge, parce que j’avais aimé, au lycée, un garçon _ P., donc _ qui venait de cet Etat, un garçon qui m’avait rejeté lorsqu’il avait compris _ ou après _ que je le désirais ; je pensais qu’en allant là-bas, à l’endroit d’où il venait, je pourrais le retrouver _ le mot est capital : « re-trouver le « perdu » (« the lost«  !) _, d’une certaine façon, absorber _ en soi _ une partie de lui. Je pensais qu’être dans _ déjà _ cet endroit, avec ses collines et ses élevages de chevaux, et la crête bleutée et brumeuse de la chaîne de montagnes au loin, me permettrait de découvrir _ thaumaturgiquement _ qui était ce garçon _ ce qui est une façon tout à fait profonde d’aimer ; page 31. Mais ce jour-là de 1979, la séquence n’aboutira pas (la rencontre sexuelle sera, par timidité encore, « éludée ») : ce n’est que deux ans plus tard, en 1981 donc, que Daniel Mendelsohn va (enfin ! et toujours en ce même campus de Virginie…) « coucher avec un homme« , prénommé, lui aussi, P.

Mais, page 111 :

« Il est possible de tomber amoureux _ par le processus que Freud nomme « déplacement«  _ de quelqu’un  parce qu’il a les cheveux _ blonds _, le prénom _ P. _ ou l’ascendance _ être de Virginie _ qui conviennent _ mais pas pour longtemps. La structure du fantasme que votre désir _ votre Inconscient (peut-être névrotique) _ impose _ alors, par « projection »/ »introjection » _ à cette personne,

est vouée, à la fin, à exploser,

puisque son identité réelle _ car elle existe bel et bien ; et résiste aux seuls fantasmes ! _ va finir par remonter à la surface et venir troubler l’image _ illusoire, cf Freud : « L’Avenir d’une illusion« … _ que vous vouliez _ ou plutôt que lui, votre désir fantasmatique, ici, « voulait » ! _ y voir.

Pour la plupart des gens, le fait que l’être aimé soit différent, le fait qu’il soit lui _ en son idiosyncrasie, peut-être _,

est riche de possibilités ;

pour les autres _ comme l’auteur, semble-t-il, ici _, ce n’est pas le cas. Mais pour les autres, il y a _ toutefois _ des plaisirs différents,

les plaisirs d’une profonde connaissance _ peu à peu _ de soi _ faute que ce soit de l’autre… _,

la vision intérieure _ par la méditation intensive et suivie _ qui est plus claire _ oui ! _ que celle des _ seuls _ yeux,

la capacité de capter _ grâce à la « focalisation » ; et la méditation intense et réfléchie (« critique ») _ le son émis _ et les paroles _ par les statues qui parlent.

J’ai couché avec beaucoup d’hommes _ dit alors Daniel Mendelsohn, page 111. La plupart d’entre eux ont une apparence _ physique _ bien déterminée _ un certain « type ». Ils sont de taille moyenne et ont tendance à être plutôt jolis _ plaisants à regarder. Ils auront probablement _ statistiquement _ les yeux bleus. Ils ont l’air, vus dans la rue, ou depuis l’autre côté de la pièce, un peu solennels.

Lorsque je les tiens dans mes bras,

c’est comme si je tombais _ et littéralement _ à travers un reflet

sur mon _ propre _ désir _ seulement _,

sur la chose qui me définit,

sur mon moi _ page 112 ;

et pas « dans » eux, ces « hommes« …

Un peu plus haut _ pages 110-111 _, parce que « il y a eu une période, à l’université, avant que je ne commence la marche et la chasse _ liées par Daniel Mendelsohn à l’homosexualité _, où j’ai eu des rapports sexuels avec des femmes, assez souvent » ;

de ces accouplements _ coïts _, je me souviens de ceci :

lorsque les hommes ont des rapports sexuels avec des femmes, ils tombent dans la femme. Elle est la chose qu’ils désirent, ou parfois redoutent ; mais en tout cas elle est le point final, l’endroit où ils vont _ to come = jouir…

Les hommes gay, eux, tombent, pendant le sexe, à travers leurs partenaires,

jusqu’à eux-mêmes, inéluctablement » _ page 111.


Un livre courageux et passionnant ; même si on peut s’irriter _ contre qui ? le Destin (l’Anankè) ? _ de voir le narrateur-auteur

si peu

rencontrer vraiment

un autre : du moins avant la survenue de l’enfant Nicholas…

Sans négliger, non plus, un aussi puissant que discret

formidable humour, sous cette plume, en cette voix

de Daniel Mendelsohn… :

c’est donc non sans une certaine impatience

que nous attendons de le lire à nouveau, l’écouter, le rencontrer nous parler…


Titus Curiosus, ce 8 février 2009

Le bonheur de venir de lire « Vous comprendrez donc », de Claudio Magris

01jan

Ce n’est ni l’article même que Pierre Assouline a consacré à « Vous comprendrez donc« , le 13 décembre dernier sur son blog de « La République des livres« , sous le titre  de

« Claudio Magris n’en sort pas » ;

ni même mon propre article « A propos de Claudio Magris : petites divergences avec Pierre Assouline _ sur son blog “la république des livres” « ,

dans lequel je m’agace (un peu) qu’on privilégie le succès public d’un auteur (avec, si souvent, les malentendus sur lesquels ce succès-là est bâti),

par rapport au contenu (et forme, conjoints) même _ et merveilleux ! _ de son œuvre entier ;

mais c’est ma réflexion d’hier

à partir de ce qu’il y a de force du désir

de sortir (= extraire ; extirper),

des limbes du fantômatique,

les « Ombres errantes » de la musique

_ ancienne, tout particulièrement, certes ;

mais cela vaut aussi, et déjà, pour quelque musique que ce soit

qui doit,

pour que le commun des mortels y accède

(par sa sensibilité; et d’abord ses oreilles !..) ;

qui doit, donc,

être interprétée (= sonorement « réalisée ») à partir de traces écrites (= notées) sur une partition ;

et pas simplement seulement improvisée :

tel un prélude (dans la « suite » dite « baroque » ; à partir des préludes au luth…) ;

ou telle improvisation d’orgue ;

ou, plus collectivement, de jazz ;

par exemples _ ;

mais c’est ma réflexion d’hier, 31 décembre,

à partir de ce qu’il y a de force du désir de sortir, des limbes du fantômatique, les « Ombres errantes » de la musique,

en mon article « de l’arbitraire de quelques interprétations musicales _ et incohérences éditoriales discographiques » ;

et, plus précisément,

la remarque particulière de sa conclusion :

« cela me rappelle aussi que

si j’ai acheté, dès que je l’ai aperçu sur l’étal du libraire, Vous comprendrez donc,

de l’excellentissime Claudio Magris,

autour du retour éventuel

_ et in fine « refusé » :

on découvrira comment en le lisant,

page 53 :

« Soudain… » ; « Non, impossible, je n’aurais pas pu, je ne pouvais plus » ; « Voilà pourquoi, Monsieur le Président » ;

page 54 : « Non, Monsieur le Président. C’est à cause de moi » ; « j’aurais tellement aimé sortir quelque temps _ juste quelque temps, nous le savions tous les deux _ » ;

page 55 : « dans cette lumière d’été, au moins pour un été, un été sur cette petite île, où lui et moi…

Même seule, j’aurais été heureuse d’aller me promener là-bas.

Mais je l’aurais détruit,

en sortant avec lui et en répondant à ses inévitables questions.

Moi, le détruire ? Plutôt me faire mordre par un serpent cent fois plus venimeux que cette banale infection. Oui, plutôt.

Vous comprendrez donc, Monsieur le Président, pourquoi, alors que nous étions désormais tout près des portes, je l’ai appelé d’une voix forte et assurée... » ; etc… ;

« et lui (…), déjà je le voyais retourner déchiré mais fort vers la vie,

ignorant du néant,

capable encore de redevenir serein,

peut-être même heureux. »

Etc… ;

autour du retour éventuel

de son Eurydice perdue,

Marisa Madieri (1938-1996

_ l’auteur du si beau “Vert d’eau,

paru en traduction française _ par Pérette-Cécile Buffaria _ aux Éditions « L’esprit des péninsules », en décembre 2001 _ ;

autour du retour éventuel de son Eurydice perdue,

et “errante” ;

si j’ai acheté Vous comprendrez donc,

je ne l’ai pas encore lu… »

C’est donc cette réflexion

et plus encore

comme une sorte de « remords »-là…

qui _ vraisemblablement _ est venue me travailler, cette nuit (de la saint-Sylvestre) ;

et m’inciter, « toutes affaires cessantes »,

à corriger ce « retard »

(de lecture)…

Ce que je viens de réaliser,

en une heure et demi, environ

pour un texte aussi puissant que rapide,

en ses détours et contours,

d’un extraordinaire monologue « aux Enfers »

de 47 pages ;

de l’absente (depuis le 10 août 1996)…


Et j’en suis émerveillé : c’est un chef d’œuvre !

sur ce que c’est

_ dans la plus grande discrétion et pudeur ; à mille lieues des étalages qui depuis quelques temps se débondent _

que l’amour ;

et la relation d' »intimité » _ à l’aimé(e) ;

par-delà la disparition

_ physique, charnelle : les morts, « émaciés et mal fagotés« , tels « une alignée de vêtements » _ absurdement, pour rien _ « pendus à des patères » (page 38)  _,

l’absence _ de l’aimé(e) _,

le deuil…

Je citerai d’abord, l’article

(ou « billet« ,

ainsi que lui même me l’a intitulé

en une aimable rapide correspondance)

de Pierre Assouline ;


le voici :

13 décembre 2008

Claudio Magris n’en sort pas

03-claudio-magris_thumbnail.1229192937.jpg                                                  C’est le type même de l’écrivain à qui il est arrivé un grand malheur : il est l’auteur d’un grand livre. On ne s’en remet pas

_ qui ? les lecteurs ? les éditeurs ? ou l’auteur lui-même ?..

Le fait est que depuis la parution en 1986 chez Garzanti de Danube (Folio), tout ce qu’il a publié ensuite a été jugé

_ par qui ? la critique (grosso modo) ; les lecteurs (idem) ! est-ce vraiment décisif ? je ne le pense personnellement pas… _

à l’aune de ce discret chef d’œuvre. Impossible _ à qui ? _ de s’en débarrasser. Pareille mésaventure est arrivée à Bernhard Schlink avec Le Liseur, et les exemples ne manquent pas. Un grand livre écrase et éclipse une bibliographie

_ de quel point de vue ? celui du journaliste ? de l’historien, ou sociologue de la « culture » ?..

_ et j’entends ici la sévère (et juste) ironie d’un Michel Deguy !.. _,

ce qui est souvent injuste _ dont acte, à vous, cher Pierre Assouline ! Je m’en suis rendu compte l’autre soir en écoutant parler Claudio Magris dans un amphithéâtre de Sciences Po où la Maison des écrivains et de la littérature (MEL) avait trouvé l’asile poétique afin de donner l’ampleur qu’elle méritait à la conférence du Triestin. A l’origine de sa charmante logorrhée roulant les “r”, charriant une culture mitteleuropéenne comme on n’en fait plus _ qui impressionne-t-elle ? ceux qui l’envient ?.. ou/et pleurent sa prochaine disparition ?.. _, dans un bric-à-brac de références en plusieurs langues, une invitation à l’occasion de la 05-magris-a-martins378-copi_thumbnail.1229192989.jpgparution de son nouveau livre Vous comprendez donc (Lei dunque capira, traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, 55 pages, 7,90 euros, L’Arpenteur) ; et de la reprise en poche de « A l’Aveugle » (Alla Cieca, mêmes traducteurs, 450 pages, Folio), roman dans lequel un homme se perd dans le labyrinthe de sa propre mémoire.

Bien sûr, il parla de sa ville et des mythes qu’elle charrie _ et qui la « font » pour beaucoup, aussi ! Il rendit un hommage appuyé _ et combien mérité, aussi ! il faudrait ici introduire une incise sur les choix, si souvent discutables, des sélections de parution des éditeurs ; mais c’est une autre affaire ! _ à la dimension créatrice du métier de traducteur : ”Il y a deux catégories de livres : ceux que j’ai écrits, et ceux qu’on a écrits le traducteur et moi“. Puis Magris parla du voyage comme d’une perte _ provisoire et féconde, par tout ce que donne, et en « profondeur », l' »altérité », à qui sait franchir le seuil de son « chez soi » ; et son « quant-à-soi », aussi… _ des connaissances, de sa fascination pour les frontières, du sentiment de l’épique et de sa quête de l’impossible unité du couple universalité/diversité. Sans oublier bien sûr le mythe 01-caffe-san-marco_thumbnail.1229193018.jpgd’Orphée et Eurydice dont il s’est emparé dans Vous comprendrez donc pour donner enfin la parole à Eurydice et présenter un Orphée qui intervient à la fin non seulement pour lui dire qu’il l’aime, mais pour savoir ce qu’il y a de l’autre côté du miroir. C’est une revisitation et une réinterprétation modernes de la passion amoureuse soumise à l’épreuve de la mort _ oui ! _ ; une maison de repos en est le cadre, zébrée de couloirs comme autant d’échos des enfers bureaucratiques kafkaïens _ certes, le grand inspiré de Prague n’est pas très loin… _ et d’ombres héritées d’Hadès. Magris n’aime rien tant qu’examiner les mythes à la lumière de la Raison et des Lumières _ pour lesquels il n’a jamais cessé, et courageusement, de militer. Il a choisi la forme d’un bref monologue narratif assez théâtral _ au sens le plus positif du terme : une ombre revient ; et sa voix parle ! _, traversé d’éclairs autobiographiques _ car c’est le sol de tout Antée humain… Une absence notamment, dont on perçoit l’écho diffus mais réel _ ô combien ! _, l’une de ces absences dont on ne se remet jamais et dont on comprend qu’elle l’a mutilé _ oui ! Celle de sa compagne

_ Marisa Madieri : il faut absolument aussi la lire ! _

disparue il y a onze ans _ le 10 août 1996. On sent l’inconsolé tellement prisonnier de cette tristesse qu’on aimerait l’aider ; on n’a même plus envie de lui demander “Pourquoi écrivez-vous ?”, on sait, on devine, alors on se tait. L’écriture, ou plutôt la parole _ absolument ! _, y est reine. Mais la leçon qu’en tire l’auteur porte en elle le désenchantement et la mélancolie qui se reflètent sur son visage si expressif : de l’autre côté du06-magris-a-martins376-copi_thumbnail.1229193049.jpg miroir, il y a _ encore _ un miroir _ page 51 _ ; et derrière le mythe, un mythe, c’est à dire ce qui est propre à nos vies intérieures

_ tout cela est magnifique, cher Pierre Assouline !

Claudio Magris parla très bien de tout cela, avant et après nous avoir fait écouter la musique originale de son texte en le lisant en italien au rythme Tgv, en accord avec son débit naturel. Mais au cours de son tête à tête avec le traducteur Jacques Munier, comme dans les questions des auditeurs, tout et tous, lui compris _ c’est un homme poli : il répond à ce sur quoi on l’interroge _, le ramenaient à « Danube« . On n’en sort pas ; car il n’en sort pas : le livre n’est-il pas _ et alors ?.. C’est aussi le cas d’autres des livres de Claudio Magris : « Déplacements«  ; et, non encore traduit en français, « Lontano da dove _ Joseph Roth e la tradizione ebraico-orientale«  (publié par Einaudi en 1971 ; puis en édition de poche en 1989) _ dédié à “Marisa _ oui ! mais aussi à Francesco et Paolo, leurs deux fils _, l’écrivain Marisa Madieri, sa compagne dont l’absence le hante ? C’est dommage pour le reste de l’œuvre, notamment « Microcosmes » et « Enquête sur un sabre« , mais à qui la faute ? Tant pis pour lui : il n’avait qu’à pas écrire un si beau livre.

(Photos Danilo De Marco)

Quand j’ai découvert, cet automne, ce mince livre de Claudio Magris sur la table de littérature italienne,

une des libraires (qui venait de le lire) avait, à son propos, légèrement « tordu la bouche »

_ ce qui ne suffit certes pas à me dissuader de lire le livre (ni de l’acheter) ;

nos jugements nous jugeant (nous, qui les forgeons et proférons) avant même de juger leurs objets… ;

et toute lecture procède, aussi, d’une « histoire (de lecture) personnelle »…


Et voilà que le 13 décembre, Pierre Assouline, à son tour, aborde ce livre, par ce qui me semble _ à la première lecture _ constituer « le petit bout de la lorgnette » du lectorat _ français _ qui est prompt, non seulement à « coller une étiquette » (= une marque !) sur un auteur ; mais est terriblement rétif à, ensuite, la « décoller » !..


Et il me semble aussi, au passage, que c’est la « sacrée » mission de tout « critique »,

que de « combattre » de telles paresses mentales,

a fortiori en matière _ si délicate _ d' »Art » et de « Littérature »…

Bref,

« Vous comprendrez donc » est, à mes yeux

de lecteur passionné de l’œuvre traduit en français jusqu’ici de Claudio Magris,

un livre majeur

de Claudio Magris !!!

Un livre bouleversant,

sur ce qu’est le lien amoureux,

par-delà l’absence, la disparition, la mort

(définitive : probablement)

de l’être aimé :

l’autorisation (« extraordinaire », obtenue par la plus que rare habileté langagière du nouvel Orphée) du « retour » d’Eurydice au monde des « vivants« 

ne pouvant, forcément, que constituer une très, très, exceptionnelle « exemption »

à la règle universelle

de l’irréversible définitive mortalité

des vivants sexués :

page 37 : « Si les autres _ aux Enfers _ avaient été au courant de cette visite impossible _ de Claudio, ou le nouvel Orphée _,

jamais accordée à personne…

peut-être une fois, à ce qu’on dit, il y a très longtemps

_ soit la « fable » d’Orphée obtenant de venir re-chercher et re-prendre Eurydice _,

mais c’est une de ces histoires _ « fables », mythes » _ qu’on raconte aux enfants

pour les rendre sages,

pour leur faire croire

que ce n’est pas vraiment impossible


et donc qu’ils restent tranquilles et confiants

_ qu’ils « espèrent » envers et contre toute raison _,

mais c’est arrivé il y a très très longtemps,

tellement longtemps _ dans l’Antiquité _ que c’est comme si

ce n’était jamais arrivé

ou peut-être que si,

mais il y a si longtemps

qu’on ne peut espérer qu’avec de la patience,

beaucoup de patience,

car avant que ça arrive de nouveau

il doit s’écouler encore autant de temps,

et donc ce n’est pas la peine de _ trop _ s’agiter.

Mais s’ils avaient su

_ les autres (« Ombres errantes » _ qu’évoque, aussi, la musique de François Couperin) aux Enfers _

que lui _ Claudio, nouvel Orphée _ au contraire

il était venu ici dedans,

ici en bas,

en chair et en os _ tout vivant, lui-même, donc _,

pour moi _ nouvelle Eurydice, et « ombre » _,

s’ils nous avaient vu ensemble,

qui sait comme ils se seraient déchaînés…« 

(…)

Car « nous sommes _ ils sont, me semblait-il pouvoir dire désormais _ si nombreux

_ énonce la narratrice, page 38 _, innombrables même,

que nous pouvons faire un peu peur,

nuée d’insectes qui obscurcit le ciel. »

Cela valant aussi peut-être pour l’amitié.

Cf à ce sujet mon article du 30 juillet à propos du superbe « Amitier » de Gilles Tiberghien :

« L’acte d’amitier : pour une anthropologie fondamentale du sujet actant« …

J’en resterai là

de ce récit de Claudio Magris

donnant la parole

_ par un monologue formidablement « inspiré » de 47 pages _

à l' »explication » _ « Vous comprendrez donc… » _ au « Président » des couloirs souterrains

d’une femme

qui, « par delà la mort« ,

ayant reçu « la permission exceptionnelle de rejoindre l’homme qu’elle aime »

_ parmi le monde des toujours vivants _

fait comprendre comment

« elle a _ finalement _ décidé _ elle _ de ne pas l’utiliser« 

par amour.

Cela s’appelle « sublime » ;

et l’on devine que ce « sublime » est assez peu fréquent

en 2009,

comme en 2008, ou en 2006 : années de parution de ce « monologue » en italien ; puis en traduction française.

Sur le « sublime »,

consulter Baldine Saint-Girons :

« Le Sublime, de l’antiquité à nos jours« , aux Editions Desjonquères…


Une ultime remarque, si l’on m’y autorise :

l’ouvrage est dédié « A Francesco et Paolo« , les deux fils du couple

dont la maison de vacances d’été se situe sur l’île de Cres…

Titus Curiosus, ce 1er janvier 2009

L’acte d' »amitier » : pour une anthropologie fondamentale (du sujet actant)

30juil

Sur l' »amitier« , et « Amitier » de Gilles A. Tiberghien, aux Éditions du Félin, en mai 2008

Ayant eu à passer deux fois 6 heures et demi dans le train (entre Bordeaux et Marseille),
je m’étais muni d’un choix de quatre livres
pour passer le voyage en bonne compagnie :
« L’Instant et son ombre » de Jean-Christophe Bailly _ un auteur passionnant (cf son proprement merveilleux « Le Propre du langage _ voyage au pays des noms communs« ) et sur la photographie _, paru en mars 2008, aux Éditions du Seuil ;
« Éloge de la marche » de David Le Breton _ dont m’a parlé Bernard Plossu (et par ironie envers le transport par train) _, paru aux Editions Metailié en mai 2000 (et réédité en mars 2006) ;
« Modeste in memoriam _ souvenirs lointains » d’Evelien van Leeuwen _ signalé parmi les livres importants de l’année sur une page de « conseils de lecture » à l’occasion des vacances d’été par le supplément littéraire du Monde _, paru aux Éditions du Rocher en novembre 2007 ;
et « Amitier » de Gilles A. Tiberghien, paru aux Éditions Desclée de Brouwer en mars 2002 (et réédité en format de poche aux Éditions du Félin, en mai 2008) ;
au gré de mon humeur.

C’est sur « Amitier«  que mon humeur s’est portée au départ du train
de la gare Saint-Jean (de Bordeaux) vers la gare Saint-Charles (de Marseille).
Un très beau livre, sur le fondamental.

Car j’allais en Provence à la rencontre d’une amitié jusqu’alors « par correspondance »,
pour établir encore un peu mieux l’assise _ sensitive _ d’une prochaine conférence aixoise…
Et avec un crochet, aussi, par La Ciotat.

mer-train172.jpg

Voici comment l’éditeur présentait cet « Amitier » en 2002 :
« Le titre de cet essai s’est imposé à l’auteur lorsqu’il a cherché un verbe qui soit à l’amitié ce que le verbe aimer est à l’amour. Ce livre porte en effet non sur un état, mais sur une relation dont il analyse diverses modalités pour en donner, au bout du compte, une image dynamique, un portrait mobile, mais capable de restituer sur le plan du discours et de la pensée quelque chose de ce qu’est l’amitié vécue. Tentant de cerner la place de l’amitié dans notre monde, le présent essai tourne autour de quatre grands infinitifs, qui inscrivent dans le temps et l’espace la relation amicale : engager, éprouver, échanger et perdre.
Donc pas un traité de l’amitié, pas une philosophie de l’amitié qui dirait ce qu’elle est ou ce qu’elle doit être, mais un essai philosophique qui cherche à rendre compte de sa réalité contrastée, tant au travers des expériences que chacun peut en faire que de ses différentes tentatives de théorisations philosophiques.
Car l’amitié change de valeur d’Aristote à Rousseau : de positive et rationnelle qu’elle est pour le premier, elle devient chez le second, sous la forme de la compassion ou de la sympathie, une valeur beaucoup plus ambiguë, sujette à maints retournements. D’où la nécessité de penser ensemble des positions apparemment contraires.
 »
C’est excellemment présenté.

De même qu’existe(nt)
ce que Baldine Saint-Girons nomme « l’acte esthétique«  ;

ou ce que Marie-José Mondzain caractériste comme les « actes » _ ou « activité propre » (page 247, dès la première phrase du dernier chapitre) _ de l’auteur, de l’acteur, et du spectateur
(actes liés à des désirs, et donnant lieu à un « œuvrer » ;
« actes » de l’ordre de la confiance, et non de la crédulité _ c’est un sous-titre, à la page 249)

_ en son « Homo spectator » (dont je cite ici les quatre ultimes phrases, page 270 :
« Il revient largement à Jean-Luc Godard d’en
_ il s’agit de l’amour (au cinéma) _
avoir mis la visibilité et les mots au coeur de ses films
pour ne jamais séparer
le désir de voir et celui de montrer les corps,
du désir de croiser le regard d’un autre
à qui l’on doit d’espérer ou simplement de vivre
.

Le site du spectateur de la grotte Chauvet
_ sur lequel Marie-José Mondzain a ouvert cet « Homo spectator » _
est celui de la parole que prend un regard amoureux.

Suite de faiblesse et d’immense courage.

L’amour est le site infiniment sensible où la fiction est affaire de confiance » :
et sur ce mot s’achève « Homo spectator« ) _ ;

de même l’amitié doit être (re-)pensée comme active,
en partie du moins
_ et loin, loin, de tout volontarisme (et « activisme ») _,
ce que marque ici la mise à l’infinitif d’un « amitier« …

Ma conférence (aixoise à venir) ayant, elle, pour titre : « Le NonArt du rencontrer » ;
car nous nous trouvons ici au coeur de réalités oxymoriques véritablement fondamentales
_ car proprement fondatrices :
sans ces fondements-ci, tout bonnement s’ef-fondre bel et bien ! _,
pour les « non-inhumains »
_ mais pour combien de temps ? _
que nous pouvons être parfois encore,
en dépit de toutes les manipulations faisant _ réductiblement _ de nous de purs réflexes (pavloviens) « de consommation »
(ou plutôt, en fait, et seulement, d’achat : minimalement _ et comptablement _ compulsifs) :
relire ici
et tout Bernard Stiegler (dont « Prendre soin« ),
et tout Dany-Robert Dufour (dont « Le Divin marché« )…

D’où l’enjeu d’une anthropologie fondamentale (du sujet actant),
à constituer pour ce temps de crise (ou plutôt de « liquidation« ) des « sujets », qui est le nôtre,
face à l’empire totalitaire soft et fun qui ne cesse d’étendre sa « toile » (= emprise) sur le « monde » :
é-mondé,
im-mondément…

Mais les fêtards de la fête continue (permanente)
_ merci Philippe Muray
(cf http://www.philippe-muray.com/bibliographie-philippe-muray.php
et, par exemple, « Festivus festivus« , aux Éditions Fayard, en mars 2005) _
sont à dix mille lieues (sous les mers) de s’en rendre compte,
objets médusés (joués _ métamorphosés en jouets : sexy toys _, par cette Circé) qu’ils sont…

mer-train172.jpg

Pour préciser un peu plus avant ce vers quoi Gilles Tiberghien avance sa lanterne,
j’indique les seuls titres des chapitres de cet « Amitier » :
pour « Engager » : la promesse ; l’égalité ; la trahison ;
pour « Éprouver » : l’admiration ; l’amour ; le secret ;
pour « Échanger » : la communauté ; les rites ; l’entretien ;
et pour « Perdre » : le conflit ; la rupture ; la mort.

En re-venir (vrai-ment !) toujours aux fondamentaux ;
dont les manipulations réflexes nous chassent, à coup de butoir d’addictions nous acculant à la passivité (routinière sur rails) hypnotique,
sans avoir seulement le temps de faire ouf _ et moufter si peu que ce soit…

Sans cesse et en souplesse les ré-activer, donc, ces fondamentaux,
à l’inspiration osante et joyeuse _ musardante _ du « génie« …

Pour finir,
une image qui m’a beaucoup « touché » :
hier, aux obsèques d’une amie et collègue _ Martine _,
ravie par un cancer foudroyant d’à peine six mois :

bouquet-train-175.jpg

Trois amis _ Michel, Cyrille, Antoine _ d’un des fils _ Christophe (l’aîné est Mathieu) _, au crematorium,
quand le rideau s’est refermé, et que l’assistance s’est retrouvée (hors la présence du corps) dans la pièce voisine,
ont entouré (et soutenu) tactilement, le temps d’un même geste instantané, rapide, et immensément puissant,
l’espace de trois secondes, leur copain : leur ami.
Amitier est un acte effectif, et renouvelé : une confiance (et une fidélité : en actes) de tels instants-ci…

« Ce qui est beau est difficile autant que rare« , conclut sur cette capacité d’éternité « dans le temps »
Spinoza son « Ethique« . On y revient souvent. « Difficile« , parce que générosité et confiance n’ont guère officieusement cours quand « l’utile » (Montaigne, « Essais« , III, 1), ayant pignon sur rue et se gobergeant, asphyxie presque partout, à le stériliser et détruire, « l’honnête« …

Il arrive qu’atteinte la confiance ait parfois du mal à se remettre.


Maintenant,
il me faudrait entrer plus avant dans le travail (cet « Amitier« ) de Gilles Tiberghien.
Son premier et principal mérite est de nous mettre,
par-delà la permanence apparente du mot « amitié »,
face à l’abyme du concept d’amitié
saisi dans l’étrangeté de son histoire (proprement philosophique) :
entre Aristote et Rousseau, si l’on veut résumer
;
mais on pourrait ajouter
et Cicéron et Sénèque (après Aristote) ;
puis Nietzsche, de l’autre côté (pour une modernité un peu plus lucide que celle d’un Rousseau) ;
avec en pivot,
une fois encore, Montaigne :
le fameux, et rétrospectif
_ car la béance (de la disparition et la perte) de La Boétie ne sera, bien sûr, pas comblée _
« parce que c’était lui ; parce que c’était moi« .

Même si en résulte ce monument-tombeau
(qui nous est en quelque sorte expressément légué par Montaigne lui-même)
que sont les « Essais » :
Montaigne à l’écritoire ( en sa « librairie » : les livres devant lui
et comme lui faisant face, afin de lui « parler »)
désormais face à sa seule méditation,
lecture,
et le plus concrètement :
écriture,
faute du pouvoir de conférer _ en absolue confiance _ avec l’ami « au vif »,
puisque la mort le lui a ôté ;
comme elle a ôté _ d’un même coup _ La Boétie à lui-même …

Demeurant cependant leur amitié :
en Montaigne seul désormais, de son vivant
;
puis, un peu plus longtemps _ pour nous, lecteurs _, en son livre-tombeau (« tombeau » dressé à cette amitié,
comme l’a magnifiquement mis en évidence Michel Butor),
qui n’est,
avec ses phrases ne cessant de se poursuivre, s’allonger, se prolonger, se répondre en un jeu quasi infini d’échos,
que le récit de cette conversation « au vif » à jamais manquante …

Mais Montaigne ne se résigne pas :
l’amitié, il la « porte » désormais
_ tant que sont là, à portée de l’écritoire, « encre et papier » _
pour les deux ; et elle le porte…

« L’ami est le bouchon qui empêche la conversation de ces deux-là _ que sont moi et soi-même _ de sombrer par les profondeurs« …
« L’ami et sa hauteur« , dit superbement, et justement, Nietzsche, au chapitre « De l’ami« 
de la première partie d' »Ainsi parlait Zarathoustra« .

Sauf que l’ami ne s’invente pas, ne se crée pas, ne se rencontre pas, non plus, sous les sabots d’un cheval ;
non plus que, disparu, ne se remplace…
L’alchimie _ rare _ de la rencontre de l’amitié
tient, par son improbabilité rationnelle,
de la grâce, sans doute :
disposons-nous d’un autre mot ?..


L’amitié est à la fois un fait et une exigence : incarnée en la personne de celui-ci _ l’ami : unique ;
une exigence tangible _ et tenue : nous sommes bien là, toi et moi ;
un vent puissant souffle, et nous (ré-) unit : nous nous entendons,
en tous les sens du terme : nous ne sommes pas
(ou ne sommes plus _ ou sommes moins ;
voire sommes un peu moins)
sourds l’un à l’autre ;
l’ami n’est pas un fantasme, une élucubration, un miasme :
ni fantôme, ni illusion ( de moi à soi).
Il est bel et bien là, en sa réalité charnelle, et tangible,
et tenue
, en effet,
même quand il n’est momentanément pas là (mais plus loin) ;
voire plus là du tout : la mort n’interrompt pas vraiment le dialogue-conversation des amis…

La voix de l’ami mort continue _ avec son inégalable douceur _ de parler,
et de sa propre initiative, aussi, qui plus est !
Et cela, sans fantasmagorie
Gilles Tiberghien évoque ainsi (page 172) avec grandeur la figure de son ami P.

Page 173 : « Devenus soudain _ par la mort _ comme étrangers à moi-même
(les affects : qu’il était _ l’ami P. _ seul à partager avec moi-même)
donnent à ma vie l’épaisseur et la cohérence étrange d’un récit. »
La formule est capitale, et nous aide,
au passage aussi,
à mieux comprendre tout le travail montanien des « Essais« .

« Tant qu’il était vivant, disponible,
l’évidence de ce partage me procurait la connivence d’un sentiment de la vie,
une impulsion à agir ensemble
_ comme c’est juste ! _,
mais pas nécessairement la conscience de ce que nous faisions

_ encore un peu trop endormie en quelque sorte, cette conscience confiante, sans trop d’à-coups, en cette chance de la vie _,
ni de ce que notre amitié représentait pour chacun de nous. »

A cet égard, la distance a-charnelle de l’amitié
la distingue des tropismes plus tactiles (et sensuels _ ou sexués) de l’amour.

Je continue la lecture de la page 173 : « Maintenant que mon ami est mort,
ce à quoi je tenais tant
et qui était pour moi
comme une façon d’éclairer le monde
est devenu comme un vecteur fondamental de mon existence
 »
_ comme si cette séparation insoluble de la mort de l’un
laissait l’amitié _ inchangée, semble-t-il, elle _ portée par le seul survivant,
à la situation (et condition _ davantage secouée) du vécu de l’amour pour les amants : jamais assez proches…
Comme si…
Comme si elle s’en rapprochait…

Pages 177-178, Gilles Tiberghien en vient aussi,
à cette occasion encore (de la perte),
à la comparaison de l’amitié avec l’amour,
à propos des différentiels de distance,
de présence et absence,
entre amour et amitié :
« Ce que j’ai perdu _ par la mort de l’ami _, je ne l’ai jamais possédé.
C’était mon ami,
mais il n’était pas mien.

L’amitié seule demeure,
qui survit à cette perte irréparable,
car rien n’est perdu
_ c’est-à-dire : rien n’étant perdu _,
rien ne peut la remplacer. »

Vient alors, page 178, ce commentaire :
« Telle est la douleur que provoque la mort de l’ami,
une douleur confondante,
commensurable à certains égards
_ nous y venons _
à la mort d’autres êtres que l’on aime,
mais avec le corps desquels nous avons un rapport charnel,
alors que les amis sont et seront toujours des fantômes

_ a-charnels, donc _
qui hantent notre vie
et qui vivent dans nos rêves

_ par quel mot, donc, le dire ? _
d’un corps d’emprunt en ce qu’ils hantent notre propre corps. »

(…) « Un ami, même celui que nous prenons volontiers par le bras
_ revoici le geste de Michel, de Cyrille, d’Antoine, à l’égard de Christophe _,
est d’une certaine façon un « spectre ».

Et ici _ continue immédiatement Gilles Tiberghien _, il ne s’agit pas des morts, mais des vivants.
(…) Il s’agit des amis en ce qu’ils sont la promesse de notre avenir
et qu’ils viennent à notre rencontre.
 »

Et Gilles Tiberghien de citer alors le texte du « Zarathoustra » de Nietzsche (au chapitre « De l’amour du prochain« ) :
« Plus haut que l’amour du prochain,
se trouve l’amour du lointain
et de l’avenir

_ je dirai l’appel du dépassement de soi-même (Hegel, lui, dit : « aufhebung« ),
la vocation du « Deviens ce que tu es ! » _ ;
plus haut encore que l’amour des hommes
_ au sens de la compassion pour ce qu’ils sont (« humains, trop humains !« ) _,
est l’amour des choses
_ ou des œuvres _
et des spectres »
_ c’est-à-dire le meilleur de soi …

Et ce commentaire final page 179 :
« Un ami est quelqu’un « qui nous revient » _ avec fidélité _ non parce qu’il est un pur esprit
mais parce qu’il a habité
_ au passé seulement ? _ un corps,
un ensemble de corps
aussi nombreux que les mille possibles
où nous avons projeté notre vie
« 
_ et par là l’amité est appel
et vocation à vivre,
à mieux vivre,
à toujours aller vers la hauteur de l’accomplissement
,
au lieu de la complaisance basse
et, vite, à la bassesse…

Et cette phrase ultime : « C’est pourquoi ces spectres sont des revenants privilégiés
qui hantent nos rêves avec la douceur d’une présence
qu’ils avaient déjà de leur vivant.
 »
Ou la douceur _ oui _ tendrement exigeante, dynamisante, de l’amitié.

Avec estime et admiration, en effet …
Et émulation mutuelle : se mettre, soi comme lui, à la hauteur de cet appel à
devenir mieux,
éveiller,
accomplir
ses « mille possibles« …


L’incroyable, le miracle étant
qu’existent bien,
on ne peut plus effectivement _ faut-il dire _
de telles amitiés.

De même qu’existent bien,
aussi,
de telles amours…

Titus Curiosus, ce 27 juillet

Photographies : Sans Titre, © Bernard Plossu

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