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Et l’ultime chapitre, « Le chat et le château », autour de la question que se disait et écrivait Derrida : « N’est-il pas temps de vivre à la fin ? », mais « Qu’est-ce que ça veut dire à la fin ? » ; ou la question reprise et complétée, enrichie, comme chez Montaigne, du vivre et démourir à la fin en sa vie. Un exercice d’attention aux signes…

19nov

L’intitulé du tout dernier chapitre, le onzième, aux pages 113 à 137 de ce passionnant richissime recueil un peu composite _ mais c’est parfaitement assumé, et même totalement voulu par l’autrice _, qu’est ce très profond, en même temps que jubilatoire-hilarant et intensément méditatif « Et la mère pond vite un dernier œuf« , et qui s’intitule de façon un peu provocante « Le chat et le château » _ surtout mais pas seulement ceux, chat et château, de Montaigne, bien sûr ; aussi ceux, chats et château, d’Hélène, ses chats successifs (elle les nomme, page 119 : Thessalonique, Philip, Aletheia, mais aussi, depuis, Haya et Isha : elle les a nommées dans la dédicace manuscrite de l’exemplaire qu’elle a pris soin de m’adresser au 15 rue Vital Carles de la librairie Mollat, s’il vous plaît !..), depuis 1994 peut-être, ainsi que son propre château : sa tour d’écriture où elle se claquemure chaque été (juillet-août) aux Abatilles, pour être seule à seule en son échange hyper-animé-inspiré, sous la caresse à l’occasion furibarde des vents-zéphirs du tout proche Océan Atlantique, toute exclusivement dédiée au seul dialogue endiablé de voix et d’écriture, comme cela se remarque en chacun de ses livres depuis pas mal de temps, avec ses chers spectres revenant là reprendre-poursuivre-continuer presque sereinement le plus naturellement du monde leur ultra-vivante conversation stimulante, un jour idiot de mort du corps de l’interlocuteur stupidement interrompue, mais qui peut ici avoir la grâce de reprendre avec ce qui demeure de la voix qui continue elle de prendre la parole, répondre, et se répandre, comme si aujourd’hui c’était tout simplement l’hier, et en toute évidence repris et poursuivi- continué, dès les six heures du matin (de ses conversations téléphoniques avec l’ami Jacques Derrida, par exemple, interlocteur ici privilégié), comme si rien du tout n’était si bêtement venu l’interrompre, ce dialogue, de son blanc vide, ligne téléfaunique en momentané seulement provisoire dérangement, en son très effectivement magique fécond à profusion « rêvoir » de l’écriture des Abatilles l’été ; à la façon de Montaigne en dialogue enchanté permanent, déjà, avec les Muses de ses poutres peintes ou gravées de maximes pense-bêtes, des très chers livres de sa précieuse librairie soigneusement rangés à portée de main sur les étagères en rond dos au mur circulaire de la tour, lui faisant face, dont son si précieux exemplaire de Bordeaux à revenir, « tant qu’il y aura de l’encre et du papier« , et face au ciel de son admirable fenêtre, continuer d’annoter d’ajouts de diverses couleurs ; de même qu’Hélène s’amuse ici à reprendre-relire et peut-être elle aussi à son tour, en sa tour, annoter ses anciens Cahiers (dont celui, un peu planétairement, mortellement tragique, de 1995 : à la date du 5 novembre, notation des séismes planétaires simultanés des morts, par assassinat et suicide, d’Isaac Rabin et Gilles Deleuze, la veille, tous les deux, le 4 novembre 1995) ; sans oublier les danses caressantes furtives, à leur entière guise, de leurs respectives chattes, inspiratrices magnifiques d’initiatives superbes d’échanges de signes totalement imprévues, par leurs mouvements subtils, à entreprendre, par Hélène, de décrypter : les animaux, et sans mentir, viennent eux aussi nous parler : je vais y revenir… _, porte sur la question du vivre et démourir en sa vie, à la fin _ « mais qu’est-ce que ça veut dire : à la fin« , page 113 _,

posée par Jacques Derrida _ dont Hélène se souvient avec délices de leurs réguliers richissimes échanges téléphoniques de l’aube, à 6 heures du matin _, Maurice Blanchot, Gilles Deleuze, Franz Kafka ou Michel de Montaigne….

Je prends donc le chapitre à son tout début, sa superbe ouverture _ idéalement derridienne _, page 113 :

« La vie quotidienne de la Déconstruction ?

J’étais bien embêtée

Montaigne ayant déjà tout dit _  tiens donc !

La déconstruction _ c’est la vie quotidienne, son souffle _ au fil de la durée qui nous est infiniment généreusement provisoirement accordée.

L’ordinaire extraordinaire. Et vice-versa _ c’est-à-dire l’extraordinaire qui vient faire parfois, ou même un peu souvent, le presque ordinaire des créateurs.

Chaque jour, dit Kafka, il s’agit de vivre et de ne pas mourir, cela peut s’entendre activement ou passivement _ en effet ; et pour beaucoup, la plupart probablement, c’est plutôt passivement qu’ils l’entendent, et ce sont alors en effet la lassitude et l’ennui qui gagnent peu à peu, insidieusement en général, sans trop de signaux perceptibles d’avertissement, du terrain, et finissent par l’emporter et emporter à la tombe celui qui n’en peut plus de sa déconstruction-débandade-débacle personnelle, naufrage : « Ich habe genug« , chant plus positivement Bach en forme, lui, de divin remerciement ; et Deleuze, emboîtant le pas à la fêlure de Francis Scott Fitzgerald : « toute vie est, bien entendu, un processus de démolition« , qui nous a jadis marqué, dans « Logique du sens« .

Lorsque Jacques Derrida a écrit, écrit enfin : quand mourir enfin ? c’est que, en ayant assez _ lui au moins _ de mourir chaque jour, il se disait : n’est-il pas temps de vivre à la fin, mais qu’est-ce que ça veut dire : à la fin

Le matin, il disait _ intensément curieux et jamais rassasié _ : quoi de neuf ? Sur ces mots la déconstruction avait commencé _ sa sape de taupe. Le neuf est-il neuf ? En quoi l’est-il ? Combien de temps ? Tout est toujours plus ou moins neuf que la dernière fois, le temps de vieillir _ la neuveté peut parfois, et finit par, s’épuiser, avec l’usure forcée du corps ; même pour ceux qui ont choisi de « vivre et ne pas mourir » « activement » : la dépression l’emportant, peut alors et pour de bon emporter, l’emporter, avoir le dernier mot de conclusion, et privation physiologique au moins de sa parole…

Que va-t-il nous arriver ? Tout n’arrête pas d’arriver _ en effet, dans la survivance continuée du vivre de la machine biologique : les accidents (et imprévus) ne manquent jamais de se succéder et surprendre _, tout ce à quoi on ne s’attendait pas, à quoi on n’aurait jamais pensé, à quoi on n’avait encore jamais _ jusqu’alors, cet incident, cet accident _ pensé

Quoi ? Par exemple un chat _ et ce choix d’exemple d’un chat comme vecteur de signes n’a rien d’innocent ! _, ou une phrase, une énigme quoi _ qui réclame impérativement, à l’hyper-attentif non étourdi, son décryptage, une méditation un peu creusée…

Pour garder ce qui se passait, de passer _ telle est donc la fonction préciosissime : retenir, maintenir, conserver au moins une trace et si possible écrite : l’écrit faisant bien foi… _, je tendais le filet d’un cahier _ voilà : annuel, semble-t-il, pour Hélène.

Quand le chat, amour et douleur infinis, est-elle arrivée ?

C’était en 1994 _ se souvient ici Hélène. Et depuis je n’imagine pas _ plus _ vivre sans chat. Suivons le chat. Elle _en l’occurrence la chatte _ nous mène d’un bond _ de chat _ en 1995 _ et son cahier, donc.

Que faisions-nous en ces mois«  _ et Hélène d’entreprendre ici, page 114, le dialogue actif et ré-inventif de sa relecture, ce mois de février (puis juillet, semble-t-il) 2021 d’écriture, de son cahier de 1995 ainsi repris, relu et ré-interrogé.

« Tous les jours nous pensions _ Derrida et elle, Hélène. Tous les jours nous pensions à _ surtout ne pas oublier de _ penser et dès la première heure nous nous y mettions _ s’y mettre est en effet nécessaire : il faut activer le reçu qui sinon demeurerait passif, inaperçu, terne et bien morne, quasi mort-né, stérile… Au téléphone, cela  _ penser _ se joue à deux _ et ce ping-pong jouissif de relance-réponse, en effet, aide bien à jouer à penser… _, chacun (de nous deux) se demande, donc demande à l’autre, comme le rappelle Jacques Derrida, à quoi penser _ d’un peu neuf _ tant qu’il fait jour, nous avons des devoirs de penser en attente, en instance _ incitatifs, dynamisants et fécondants _, et là-dessus la journée apporte _ d’elle-même aussi, incidemment et accidentellement _ plus d’un sujet inattendu à penser _ de totales surprises. J’ai dit « jouer », c’est là le travail _ de ce que, d’après mon amie Marie-José Mondzain, je me suis mis à baptiser-néologiser « imageance« … _ le plus sérieusement humain qui nous attend. Jouer c’est travailler _ en se livrant à cette jouissive imageance giboyeuse-joyeuse _, avec le plaisir _ puissant _ de satisfaire un appétit _ fondamentalement _ vital, un besoin inquiet _ qui fait avancer. C’est que tous les jours il nous faut nous mettre à penser le monde et (le) moi, tous les deux, l’un par et à cause de l’autre _ en un vigoureux dynamisme de l’échange doublement respiré-inspiré. (…) Je ne crois pas qu’il y ait eu beaucoup de jours sans communication _ entre eux deux, Hélène et Jacques. Jouer à penser, c’est-à-dire penser vers l’autre pensée, penser à la pensée de l’autre, s’exercer à penser à penser _ et ne pas l’oublier _, s’aiguiser, s’affûter, se polir _ oui, oui : quels cadeaux de la vie qu’une telle si féconde (en œufs pondus, dirait Eve la mère et sage-femme, c’est-à-dire œuvres…) amitié-coopération _, s’apaiser, c’est la vie quotidienne de l’amitié _ archi-vivante et fécondante. La lame _ aiguisée-affûtée, donc _ et l’âme de l’amitié, le fil, le lien qui n’attache pas _ ni ne pèse _, qui continue, porte _ et emporte, exalte, enthousiasme, enflamme _ la parole

En tant que puissance de la communication d’âme à âme l’amitié est l’appareil téléphonique _ de transport du penser _ par excellence

Avant le téléphone on pouvait _ déjà, oui _ téléphoner _ par delà la distance physico-géographique qui sépare les corps physiques ainsi disjoints _ sans téléphone. L’amitié appareille _ tel un vaisseau, trans-atlantique, trans-pacifique, etc. Apparie _ fait la paire. S’exprime entre pareils _ l’amitié égalise instantanément et à jamais, pour le toujours forever de l’éternité (sans plus de considération de temps) ; cf l’extra-lucidement décisif  « Nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels » du cher Spinoza ! A six heures du matin _ aux alentours de l’aurore ouvrante aux délicieux doigts de rose  _ on se disait : « J’allais t’appeler. » On appelle avant d’appeler. On téléphone avant de prendre l’appareil. La vie marche au téléphone _ aux dialogues instaurés, tenus, entretenus, vivifiants, exaltants ainsi instantanés.

Avant l’appareil magique _ de Graham Bell, en 1876 _, on communiquait par téléphone lent _ c’est ça : seulement un peu lent, mais qui pouvait aussi attiser, sur-aviver, le désir de se toucher bientôt par la correspondance… _, par courrier, lettre, correspondance, on s’écrivait l’un l’autre _ telles Madame de Sévigné et très chère sa fille Madame de Grignan, au rythme des courriers institués des malles-postes : deux, puis trois fois par semaine alors entre Paris et Grignan… On ensemençait la distance avec des graines _ magiciennes _ de proximité _ affective, voire passionnée _, de nouvelles espèces de mots _ même néologisant… _ germaient.

Tous les jours ou presque, on se sera écrit _ Jacques et Hélène _ par téléphone« 

Telles sont les trois premières enthousiasmantes pages, 113-114-115, de ce lucidissime chapitre « Le chat et le château« , qui vient clore en beauté le recueil des onze chapitres constituant ce beau livre méditatif et varié ; et dont Derrida et Montaigne sont les deux principaux très amicaux interlocuteurs, de génie.

Avec aussi ce passage, aux pages 118-119, introduisant précisément le chat et le château (de Montaigne, et puis d’Hélène) qui vont fournir le titre du chapitre terminal conclusif de ce livre-ci :

« Et ce jour-là _ le 4 novembre 1995, date gardée par le cahier de cette année-là _, des mots _ c’est-à-dire aussi bien sûr des maux _ sont arrivés. Comme des chatons _ mis bas dans les buissons du jardin des Abatilles par la chatte. Ils sont là. on ne peut pas les chasser. Petites créatures qui ne passent pas, qui se mêlent peu à peu, puis désormais, à tous les sangs de l’âme _ nous comprendrons plus loin pourquoi ces « sangs de l’âme » : les disparitions (par assassinat et suicide) de Yitzhak Rabin et Gilles Deleuze, ce même 4 novembre 1995. C’est qu’il y avait destin _ funeste, fatal, maudit. Le destin est là bien longtemps avant de se faire connaître _ car en existaient, bien sûr, de sournois peu visibles prémisses.

Ce jour-là, il était arrivé un mot et un chat. Le mot avait son ombre _ mortelle. Le chat était aussi une chatte. Le jour dont je parle aujourd’hui de fin juillet _ en la maison d’écriture d’été des Abatilles.

C’était l’été. On le reconnaîtra. C’était l’été du chat et du château _ visité, comme souvent, à Montaigne, après sublime halte à la sérénissime majesté de la Dordogne, au quai archi-tranquille du village de Cabara : je l’ai ailleurs noté ; cf ce qu’en dit, furtivement au passage, mon article du 28 mai 2022 : «  » ; en revoici donc tout le passage : « Et pour rejoindre, depuis Bordeaux, la belle cité médiévale de Saint-Émilion, par une splendide journée ensoleillée d’une fin mai qui ressemble tellement à l’été, je m’étais aussi offert, en prélude enchanté !, le petit détour, depuis Branne, par le sublime panorama très verdoyant du fantastique méandre de la large et paisible Dordogne à Cabara _ un des plus beaux spectacles que peut offrir la douceur épanouie et sereine de la France !,  en pensant bien entendu à ce petit détour-rituel que ne manque pas d’accomplir, chaque année, en son été, mon amie Hélène Cixous _ cf la miraculeuse vidéo de notre entretien du 23 mai 2019 à propos de son « 1938, nuits« , paru aux Éditions Galilée le 24 janvier 2019 _  en rendant visite, depuis son domicile d’écriture des Abatilles, à Arcachon, à la magique tour de notre tendrement vénéré Montaigne »…

En réalité. Prenez un chat et un château, combinez, agitez les dés, jetez : le résultat _ des mots ainsi que des maux, en cascade _ est innombrable. Le Chat et le château venaient d’arriver dans nos existences et par suite dans les textes _ qui les gardent. Ou inversement, on ne sait jamais qui cause quoi.

C’est un lundi. L’un dit : Je travaille sur le chat et le château. Dant tout ce que j’ai réécrit sur Blanchot (car sur Blanchot on n’écrit pas, on récrit) le château et le mot demeure ont pris une place extraordinaire. L’autre dit : et le château ? Est-ce là un mot ou un chat ? Un chat-mot. Il est six heures _ du matin _ c’est l’heure des mots. Le château dit : moi le château, d’abord castel, castle, depuis le latin je châtre, je coupe, sépare, tranche. _ Tu savais que le château châtre ? L’un dit : comment va-t-on traduire ça en allemand ? Moi, je ne le savais pas, mais ma langue qui-sait-tout y avait pensé.

Et ici commença une conversation autour du château adoré, le mien _ le mien aussi : j’y suis allé plusieurs fois à pied depuis chez moi, à Castillon, à quelques kilomètres, en passant la Lidoire _, celui de Montaigne _ sur son tertre venté. Un château, dis-je, est une forme de déconstruction non théorisée, impossible de décider à quelle intention il répond, doit-il s’ouvrir à l’autre ou le repousser, qui sépare qui de quoi ou qui, la tour sépare-t-elle l’âme de Montaigne du monde, ou donne-t-elle sur le monde _ par sa fenêtre grande ouverte sur le bleu infini du ciel… _, le monde n’est-il pas la tour ? Selon Pierre Eyquem _ le père de Michel Montaigne _, le château est une armée, une forteresse, un bâtiment de guerre, il est construit _ avec remparts, toujours sur pieds _ sur l’idée de l’attaque et de l’exclusion. Selon Michel _ le fils de Pierre Eyquem _ le même château se défend d’être armé, il s’offre, sa force _ en effet extra-ordinaire, magique… _ est dans son ouverture _ pacifique, en plein cœur des guerres de religion qui font rage et auraient pu et dû décourager, mais pas Montaigne… _ à l’autre. Selon Kafka, le Château _ déjà celui de la ville haute de Prague, au Hradchin… _ est décidé à être Schloss, fermé, dehors l’étranger ! Neutre. Ou Burg, féminin.

Le cheval de Montaigne s’appelle Job. La chatte a un nom de jeune femme romaine. Ma chatte de ce lundi s’appelle Thessalonique. Plus tard elle s’appellera Philia. Aussi Aletheia. Une chatte ne meurt qu’un moment, sitôt partie elle revient et se transmet _ de mère en fille, les chattes se succèdent. La dernière fois que j’ai vu la chatte de Montaigne elle s’appelait Balzac _ Beauty est le nom de la chatte de ses « Peines de cœur d’une chatte anglaise« … Du temps avait passé. Cet été-là, elle était chat. On le sait, tout chat est indécidable _ il en fait à sa tête ; on ne le dompte pas _, la plupart du temps », pages 118-119.

(…)

« Plus tard le Château s’éloigne, à sa place demeure le mot Demeure » _ chez Derrida, après Blanchot ; pas chez Montaigne, ni Kafka… _ : voilà au moins pour le chat du château de Montaigne…

Et sur ces animaux infiniments subtils que sont les chats, voici aussi ces passages ô combien significatifs, aux pages 121 à 123 :

« J’écoutais la Voix, attentivement, comme on observe intensément un chat parler la langue des signes _ l’intensité de l’attention est bien évidemment absolument cruciale : la plupart manquant la plupart du temps d’intensité d’attention, et nous aussi, bien sûr, les premiers, trop souvent ; même s’il nous faut aussi un peu et bien dormir….

A d’autres moments, dit-elle (la Voix _ celle de Jacques Derrida, l’interlocuteur ou interlocutrice, cette Voix-ci, presque permanente de ce chapitre… _), j’ai l’impression qu’elle est un support de tes projections _ Derrida continuant de déconstruire…

_ Elle, qui ? « Elle », c’est, ici la chatte _ nous y re-voilà donc _ qui est aussi un chat, qui est une personne, c’est le personnage principal de cette journée naturellement philosophique : elle donne à penser _ voilà ! : elle, la chatte… Et entre les deux _ toi, Hélène, et elle, la chatte, poursuit la Voix revenue de Jacques Derrida _, il y a un mystère, elle devient ce que tu veux, supportes, penses d’elle. Comme si elle se cultivait à ton psychisme _ en quelque extraordinaire transubstantation d’espèce à espèce.

_ça ne peut se passer comme ça que parce que ça s’était déjà passé comme ça, dans cette saison du temps humain, l’enfance, où germent toutes les graines d’avenir. Elle a fait son Apparition _ qui se trouve être une ré-apparition. Un synonyme de Déconstruction : ce qui arrive comme impossible. Je n’en voulais pas, je ne l’ai pas cherchée, je ne l’attendais pas, elle m’est tombée dessus, comme le dieu, comme l’amour, comme la nuit. J’ai dit non.

_ Or, elle était arrivée, déjàrrivée _ rivée… _, comme un facteur de désordre dans mon système _ plutôt assez étanche à l’égard de l’extérieur, du dehors _ d’hospitalité, comme une langue étrangère venue déranger ma langue, et mon non a dit oui.

Si je l’ai acceptée, c’est qu’elle est le mystère du Retour caché sous l’air de l’Apparition. C’est une revenante d’amour _ voilà donc la raison de l’acceptation, finalement, de cette chatte par Hélène. Jadis, quand je l’aimai, elle était chien _ le chien Flip adoré et pleuré. Elle m’a remis la mort dans la vie, la joie qui tremble _ l' »admirable tremblement du temps » des « Mémoires d’Outre-tombe » de Chateaubriand. 

_ La mort ? dit-il.

_ La possibilité de l’impossible. Elle me menace. Elle va la frôler, se frotter contre elle, lui échappe.

_ Il est sûr, pense sa Voix _ la Voix revenue de Jacques Derrida _, qu’entre un chat qui vit avec toi et toi, il ne peut pas ne pas y avoir une sorte de lien mystérieux _ de connivence et alchimie trans-espèces _, c’est le bon sens même

_ La vie (dis-je). La vie-même. D’amour absolu je l’aime. Je me vis _ tant voir que vivre _ d’elle

_ A partir de là, qu’il y ait coexistence, cohabitation, partage comme tu le fais, il y a une richesse affective dont je n’ai jamais fait l’expérience. Chaquespeare à la faire. Tous les animaux, chats, chiens, chat chiens, motion, ellelui

_ Ce jour-là l’article du Monde dit que nous descendons de l’écureuil, dis-je

_ Je le savais. En tant que singe, j’ai toujours eu le culte de l’écureuil

_ Je cherche nos ancêtres dans les arbres. Je cherche les signes. Les signes sont des singes volants dans les rameaux des phrases. Je vois ta pensée avancer par bonds, haute sur pattes, passant d’un trait de génie de terre à air et s’aller plantant par imagination au bord de la lune, comme celle de Kepler. Comme Montaigne dans sa librerie ramenant le ciel _ entrant par son admirable fenêtre _ sous ses pieds. A l’aide des amis animaux.

_ Je n’ai jamais autant l’impression de penser que devant l’animal jamais je n’ai autant l’impression de danser _ voilà ! _ la pensée

_ Nos ancêtres dans les arbres et dans le lit _ des procréations

_ Les lièvres de notre bibliothèque

_ C’est là que ça se passe, dit Montaigne, devant un animal c’est là qu’il faut penser _ faire preuve d’ « imageance » inventive… _, multianimalement. C’est entre ma chatte et moi que jaillit l’étincelle _ illuminante. Nous nous entretenons de singeries réciproques. Si j’ai mon heure de commencer ou de refuser aussi elle a la sienne _ ou complice, ou rétive

Lorsque nous nous téléphonons entre la nuit et le jour, c’est l’heure d’or, celle où parlent Platon avec Montaigne, l’heure où s’appellent et se répondent avec la mort _ qui coupe et sépare, mais aussi relie _ la vie, avec l’humaine intelligence et sagesse, l’intelligence et sagesse animale

Leçons de chat : De la Liberté. Elle s’est sauvée qund on a marché sur elle. Où est la chatte en ce moment ? Dans son nid. On ne peut pas la prendre : elle vient. Comme toi. Comme moi. Comme Albertine. Elle ne peut que venir. Venir de partir. Pour l’aimer, lui laisser une liberté infinie. Mais j’y mets une limite infime pour entretenir _ et maintenir _ sa vie. Exercice infini de l’aspiration à l’infini. Il faut « avoir » ce qu’on n’a pas : la légèreté _ voilà, voilà : apprendre à la gagner, cette légèreté, balourdeaux que nous sommes... Être tout le temps là et jamais. Veiller à ne pas surveiller. Veiller à veiller » _ c’est admirable de subtilité, poésie et infinie justesse.

Et encore ceci d’admirable, et absolument fondamental, page 124 :

« Certaines vies ne font qu’une avec mourir. Certains ne font que mourir toute la vie, toutes leurs vies. Démourir presque chaque jour, c’est le destin de Kafka ou le sort, ou vivre à deux moi-s dans la même pièce dans le même lit, moi le grand jeune homme maigre, toujours encore jeune, qui fréquente les femmes et la mort, d’aucuns sont nés pour cette cohabitation

Certains sont posthumes, ils n’ont pas fini, la mot s’est arrêtée avant qu’ils aient fini leur vie, ce sont des morts manqués ou des condamnés en instance dans un des bureaux de la mort« .

Ainsi que pages finales ,aux pages 134 à 137 de cet ultime chapitre des onze du recueil, dans lesquelles Hélène relit « les dernières pages du Cahier 1995 » :

« C’étaient les dernières pages du Cahier 1995

Ce qu’il y a de bien avec un vrai cahier c’est qu’il est entièrement écrit par l’imprévu, accueillant à l’événement _ en son incontournable imprévision. Ce cahier-ci faisait voile, sous une mappemonde établie par un libraire de Livourne en MDCXLIV _ 1644. En ce temps-là, le pays natal de Jacques Derrida s’appelait Barberia. Les armes que brandissait ce morceau d’Algérie étaient un soleil immense, multicolore, flanqué d’une fleur-à-fruits géante et d’un palmier. A la droite du soleil posant pour notre plus grande curiosité, un animal dix fois remarquable. Le seul animal, le seul être vivant visible sur toute la surface du monde. L’unique au monde. Le solitaire. La créature. Mâle ou femelle ? Femâle ? Debout sur quatre pattes au sud entre Algieri et Costantina, à l’est du grand astre, calme comme une image, qui est-ce ? Ni un mouton, ni une chèvre, ni un hippopotame, ni un loup, ce ne serait pas un bœuf ? mais il n’a pas de cornes, ni même une petite vache _ il n’a pas de mamelle, ni de sexe, si c’est un cochon ? alors c’est un semi-cheval, sauvage ou domestique ça ne veut pas rien dire, il a l’air enceinte, ça ne ressemble pas du tout à _ , c’est un ou une nue _

 à force de réfléchir et retourner le quadrupède en tous genres, il me vient à l’idée que cet animal indéfinissable n’est autre qu’un quiquoi, ce fabuleux animal imaginaire qui a fait rêver Deleuze et Derrida chacun autrement.

C’étaient les dernières pages de 1995. Je venais d’écrire Savoir sans savoir où nous mènerait cette apparente sortie de cécité. (Plus tard H en arriverait à constater qu’on ne cesse de sortir d’une caverne que pour se trouver dans une autre cécité à explorer, mais en l’an 95, elle croyait parvenir au jour.)

Le 4 novembre Jacques Derrida eut une « réminiscence » . C’est ainsi qu’il désigna l’évocation d’une expérience unique, absolue et oubliée.

Il se souvint d’un jeune homme…

Ce n’était pas un souvenir.

C’était un phénomène épiphanique

Selon H, cet événement appartenait à cet espèce d’instants que Kafka désignait sous le nom de Mort apparente. Le mort-apparent lorsqu’il revient de sa disparition ne peut faire le récit de cette expérience, car elle a eu lieu hors du temps et hors de soi.  Seule en demeure la buée d’une trace.

Le jeune homme, à l’instant qui précéda sa disparition, sortait du stade de football situé à Kouba (banlieue d’Alger), en l’an 1948, le jour où mon père meurt _ le 12 février.

Selon moi Jacques Derrida ne voyait pas de rapport entre cet incident extraordinaire et celui que Maurice Blanchot appelait « L’Instant de ma mort » en 1994, et qui l’avait frappé de néant en 1944.

Le 5 novembre, il arriva _ la nouvelle que _ que Rabin avait été tué _ la veille, le 4 novembre, à Tel-Aviv _, témoigne le cahier page 58. Il faudrait un chapitre pour décrire la façon dont un tel assassinat nous arrive _ abasourdit et terrasse, modifie. A certains d’entre nous. Au monde entier. Un assassinat qui explose et par la suite continue à empoisonner les peuples et les univers pendant des générations _ certes. Depuis des semaines, il y avait des appels à la mort, Dieu seul sait ce que cela réserve. Ce sang ne va pas interrompre le processus de paix. Ce sang ne va pas interrompre l’acharnement de la mort _ on mesure aujourd’hui ce qu’il en est adevenu et advient.

C’est la fête, pas seulement chez les extrêmistes

Il y a des symétries, les assassinats de Sadate, de Boudiaf.

Où étions-nous quand il a serré la main d’Arafat ? C’est alors que la paix a commencé. A être poussée vers la condamnation à mort.

Le 5 novembre Derrida écrit un texte pour Deleuze. Il s’est jeté par la fenêtre. De temps en temps on avait des nouvelles indirectes. C’est tellement dur. Des coups à couper le souffle. Une tragédie du souffle. C’est une énorme histoire, composée de bien des histoires d’amitié et de philosophie. Il n’y a jamais eu entre Deleuze et Derrida de mini-agression. Lui, D., s’est toujours abstenu. Il y avait des camps, des guerres, des hostilités. Un homme pour la paix…

Entre nous, Deleuze et moi, il y avait une simple histoire d’amitié tissée de textes et de signifiants, jamais menacée, de sourires sous capes, des visites dans les châteaux de la folie, le jour où après une journée à Laborde, il s’exclame  » _ Moi les fous je les déteste. »  Je croyais que tu les aimais

On regarde l’enterrement jusqu’à trois heures du matin. Parmi toutes choses qu’on peut se dire, il y a ce phénomène inouï qu’en dehors d’un président des Etats-Unis, pour aucun enterrement d’aucun président-assassiné-du-monde, on n’imagina quelque chose d’aussi planétaire. Les prières, les discours, la mise en terre

Il s’appelle Isaac

Je ne parlerai pas ici, aujourd’hui, de ce que l’on se dit de « la France », ni des « juifs français »

Je préférais pleurer.

Pourquoi s’est-il jeté par la fenêtre ? Empédocle s’est jeté vers le bas.

 

 

A la dernière page du cahier, le 7 novembre 1995, rien de mal n’est arrivé

J’écris ces lignes en février 2021.

Mumia Abu Jamal est toujours vivant. Il est toujours dans les Death Rows, les couloirs de la mort. La vie dans la mort. Ou la mort dans la vie ? Il espère encore « rentrer à la maison ».

Il me vient à l’idée qu’il aura passé toute sa vie à desceller les barreaux de la prison.« 

Ou comment ne pas démourir trop sa vie ; « N’est-il pas temps de vivre, à la fin ? »

Ce mardi 19 novembre 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa

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