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Un piano, et même mieux, deux pianos, qui crépitent et chantent : Sergei Babayan et Daniil Trifonov dans un éblouissant transcendant « Rachmaninoff for two » !

15juin

Quand la performance virtuose des interprètes galvanise jusqu’aux auditeurs…

Et c’est exactement cela qui vient nous subjuguer-transporter-incendier avec le transcendant flamboyant double album Deutsche Grammophon 486 4805 « Rachmaninoff for two » de Sergei Babayan (Gyumri – Arménie, 1er janvier 1961) et Daniil Trifonov (Nijni-Novgorod – URSS, 5 mars 1991) _ le premier ayant été professeur du second, en 2009, au Cleveland Institute of Music, un lieu et une institution importants… _ enregistré à Vienne en mai et août 2023…

Voici ce que sur son constamment excellent site Discophilia, en un article sobrement intitulé « Fantaisies et danses« , nous en communique la décidément parfaite oreille (et plume) de Jean-Charles Hoffelé :

FANTAISIES ET DANSES

L’oiseau sirine qui encorbelle de ses trilles mystiques la Barcarolle _ d’après des vers de Lermontov _ de la Suite « Fantaisie-tableaux » semble répondre sous les doigts de Sergei Babayan et de Daniil Trifonov _ écoutez ici le podcast de la sublimissime interprétation (!!!) de cette « Barcarolle«  (en 8′ 29) en ce « fabuleux CD« – ci de Babayan et Trifonov _ à celui qu’inventèrent _ écoutez-le donc aussi ici (en un podcast de 7′ 27) par Ginzburg et Goldenweiser, en un enregistrement de 1948, disponible sous le label RDC (Russian Compact Disc)Grigory Ginzburg _ Nijni-Novgorod, 29 mai 1904 – Moscou, 5 décembre 1961 _ et Alexandre Goldenweiser _ Chisinau-Bessarabie, 10 mars 1875 – Moscou, 26 novembre 1961 : ce dernier professeur du précédent au conservatoire Tchaïkovsky de Moscou, et un des fondateurs de l’école moderne russe de piano : « At age six, his talent (celui de Grigory Ginzburg) was recognized and in 1917, when he was 13, he became a student of Alexander Goldenweiser at the Moscow Conservatory. He remained close to Goldenweiser his whole life _ voilà ! _, becoming his assistant after graduation« , a signalé le 1er mai 2017 Maureen Buja en un article intitulé « Forgotten pianists : Grigory Ginzburg« 

Leur conte sélène _ en ce merveilleux CD-ci _ est simplement plus sombre, comme sera plus terrible _ oui, et sublimement véhément... _ de noirceur _ exaltée jusqu’au sublime, voilà ! _ jusque dans l’exaltation centrale La nuit… L’amour _ d’après des vers de Byron _ commencé par un rossignol éperdu _ écoutez-le aussi en ce podcast (d’une durée de 5′ 59) de ce génial CD de Babayan et Trifovov, et subissez-en vous aussi le charme absolu ! Quel génie _ assurément ! _ aura déployé le jeune Rachmaninoff _ l’été 1893, Rachmaninov (Semionovo, 1er avril 1873 – Beverly Hills, 28 mars 1943) a tout juste vingt ans… _ dans cet Opus 5, et comme les deux amis _ Babayan et Trifonov, si magnifiquement complices _ l’entendent _ et l’incarnent aussi splendidement ! _, y infusant des rêves et des contes, rappelant souvent l’univers _ de profonde poésie musicale _ de Nikolai Medtner _ Moscou, 5 janvier 1880 – Londres, 13 novembre 1951.

Ce sera le sommet poétique _ oui ! et je le pense aussi… _ de ces deux disques fabuleux _ absolument ! je partage pleinement cet avis… _ où ils se feront _ ensuite _ athlètes pour la Deuxième Suite, prenant des tempos fous _ sublimement tenus _ pour la Valse (même Vronsky et Babin _ Vitya Vronsky (Eupatoria-Crimée, 22 août 1909 – Cleveland, 28 juin 1992) et Victor Babin (Moscou, 13 décembre 1908 – Cleveland, 1er mars 1972  _ ne filent pas à ce point _ écoutez ici Vronsky et Babin en cette Deuxième Suite Op. 17  en un enregistrement du 22 janvier 1934, pour RCA : d’une durée de 19′ 24 _, ça tricote du diable _ oui _, sans oublier de chanter _ en effet et surtout, bien entendu ! quelle merveille sous ces doigts si inspirés de Babayan et Trifonov ! _, savourant la Romance en sonorités dorées (on croirait une scène d’un film hollywoodien), se déchaînant dans la Tarentelle à nouveau dans ce sombre menaçant qui empoisonnera _ aussi _ leur lecture paroxystique _ géniale… _ des Danses symphoniques.

Sous leurs doigts, l’orchestre ne manque _ en effet _ pas, tout comme pour la transcription inspirée _ oui _ de l’Adagio de la 2e Symphonie réalisée si proche de l’original par Daniil Trifonov, décidément chez lui ici _ oui, oui, oui _ : ses Concertos l’attestaient _ cf mon article « «  du 23 octobre 2019 à propos des deux merveilleux CDs « Departure » (DG 00289 483 5335) et « Arrival«  (DG OO289 483 6617), comportant les 4 Concertos pour piano op. 1, op. 18, op. 30 et op. 40 du compositeur (1873 – 1943) _, ce nouvel album le confirme _ somptueusement…

LE DISQUE DU JOUR

Sergei Rachmaninoff
(1873-1943)


Symphonie No. 2, Op. 27 –
III. Adagio (version pour deux
pianos : Trifonov)


Suite pour deux pianos No. 2, Op. 17


Suite pour deux pianos No. 1, Op. 5 « Fantaisie-tableaux »


Danses symphoniques, Op. 45 (version pour deux pianos)

Daniil Trifonov, piano
Sergei Babayan, piano

Un album de 2 CD du label Deutsche Grammophon 4864805

Photo à la une : les pianistes Daniil Trifonov (à gauche) et Sergei Babayan – Photo : © Julia Wesel 

Une musique _ quasi gratuite : de l’art pour l’art… _ et une interprétation _ phénoménale de virtuosité, mais bienheureusement dénuée du moindre narcissisme ; admirez (et écoutez !) aussi cette vidéo de 47′ 16 de ces Suites n°1 et n°2 pour deux pianos, lors d’un concert donné par Sergei Babayan et Daniil Trifonov à l’Auditorium de Radio-France, à Paris, le 21 mars 2023 : précédant donc de peu leurs enregistrements, à Vienne, de ce double album, aux mois de mai et août suivants… _ qui nous extirpent en toute beauté d’un présent morose, inquiétant, voire nauséabond…

Et sur la virtuosité en musique,

relire les lumineux chapitres « Pour et contre la virtuosité » de Vladimir Jankélévitch, notamment aux pages 109 à 159 de son « Liszt et la rhapsodie _ Essai sur la virtuosité » ; qui comporte aussi cette phrase, à la page 151 : « Que sa marque propre soit le pathétique ou le brio, la virtuosité, chez Rachmaninov, est toujours somptueuse« …

Il est vrai, aussi, que contrairement à ma propre endémique absence de tropisme envers la musique russe _ en général : il y a aussi quelques heureuses exceptions… Mais c’est probablement d’abord par ignorance… _j’aime beaucoup Rachmaninov.

Cf le significatif aveu conclusif de mon article du 13 octobre 2018 «  » : « J’aime Rachmaninov, mais oui…« …

Ce samedi 15 juin 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa

Approfondir la jouissance de la mélodie « Nahandove » qui ouvre les « Chansons madécasses » de Maurice Ravel…

13mai

Louée soit la passionnante séance du « Labo du chanteur » de Thomas Dolié avant-hier samedi,

à laquelle j’ai consacré mon article détaillé d’hier dimanche 12 mai « « ,

et qui m’a si heureusement permis de prêter enfin toute l’attention qu’elle mérite à cette sublime mélodie « Nahandove » qui ouvre de sa si bouleversante sensualité le recueil des 3 « Chansons madécasses » (en 1925-26), cet absolu chef d’œuvre,

que j’avais jusqu’ici, assez étrangement, négligé, à la différence

des 3 mélodies _ « Asie« , « La Flûte enchantée » et « L’Indifférent » _ de « Shéhérazade » (en 1903),

des 5 mélodies _ « Le Paon« , « Le Grillon« , « Le Cygne« , « Le Martin-pêcheur » et « La Pintade »  _ des « Histoires naturelles » (en 1906),

des 3 mélodies _ « Soupir« , « Placet futile » et « Surgi de la croupe et du bond » _ des « Poèmes de Mallarmé » (en 1913),

ou des 3 mélodies _ « Chanson romanesque« , « Chanson épique » et « Chanson à boire » _ de « Don Quichotte à Dulcinée » (en 1932-33),

ces recueils aussi sublimes les uns que les autres, en la différence de leur très forte géniale singularité, chaque fois,

que je connaissais et appréciais mieux jusqu’ici :

faute de cette attention extrêmement détaillée que nous a fait partager le magnifique travail patient de mise en place de ce « Labo du chanteur« …

Grâce soit ainsi rendue à Thomas Dolié _ et à Stéphane Trébuchet, au pianode nous avoir ainsi permis de pénétrer d’un peu plus près, et surtout plus profondément, en le détail de ses arcanes, la splendide teneur poétique et musicale vraiment extraordinaire de cette bouleversante et géniale « Nahandove« …

Je voudrais aussi citer au passage l’exergue magnifique _ de Jean Cocteau, en son « Le Secret professionnel« … _ que Marcel Marnat a placé en en-tête de son merveilleux « Maurice Ravel« , en 1986 :

« Aidé par les musiciens, je pourrais éblouir les lecteurs crédules. Mais, outre que les musiciens, tiennent les articles de techniciens pour incompréhensibles, je ne suis pas technicien et cherche avant tout à me faire bien comprendre. « On ne peut aimer une musique, me disait M. Marnold, sans savoir à fond le contrepoint et l’harmonie. » C’est prétendre qu’on ne peut jouir d’un arbre sans connaître la nature de ses fibres, d’un plat sans être cuisinier« .

Voilà.

Mais écouter les musiciens éclairer leur composition, ou ici interprétation, de l’expérience partagée, ainsi que de l’explicitation tatonnante, de leur très précis et très patient travail de « mise en place« , et cela jusqu’au résultat final lui aussi donné à partager, en bout de course, et reçu par notre propre écoute un peu plus et un peu mieux alors éclairée et jouissive _ et elle-même, cette écoute ainsi mieux attentive, un peu mieux elle-même ainsi « mise en place«  par toute cette riche et complexe expérience, peu à peu, lentement et aussi par éclairs soudains de conscience, assimilée et ingérée, et partagée, c’est important et même crucial : écouter devenant alors presque, restons bien sûr et forcément modestes !, l’équivalent amateur et passionné, un rang en dessous tout de même, ne nous leurrons pas !, d’un métier (celui de musicien professionnel) lui-même en perpétuel chantier et progrès (work in progress) ; l’affaire d’une vie assez longue pour s’enrichir, step by step, de ces divers progrès musicaux-là… _ par une telle séance de « Labo du chanteur« , comme celle de ce samedi,

grandit aussi, en commençant par les considéables infimes progrès de précision d’attention de notre écoute, la jouissance éprouvée au résultat final, devenu évident et fluide, de leur efficace et très beau travail de musiciens, comme miraculeusement effacé alors des stigmates et traces de leurs patients et continus très exigeants efforts de dépassement d’eux-mêmes, en cette performance ainsi partagée avec nous, qui les avons, jouissivement aussi, écoutés servir le mieux possible, en nous l’offrant ainsi, au final de la séance, l’œuvre elle-même, ici « Nahandove« , ce chef d’œuvre _ mal connu encore _ du compositeur, ici Maurice Ravel…

Et le travail sur la musique, tant celui de réalisation de la part des interprètes, que celui d’écoute de la part des mélomanes, va bien sûr se poursuivre, il n’est jamais achevé : l’un comme l’autre constituant un perpétuel, infini, et profond, très heureux chantier ; vital même, par-delà les péripéties en tous sens d’une vie, de nos vies : à dimension rien moins que d’éternité…

Ce lundi 13 mai 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa

Ma curiosité Tansman : suite, au piano en 1939-40 et 1955, avec de nouvelles prometteuses ouvertures aussi…

10mai

La satisfaction éprouvée à l’écoute de 5 CDs consacrés, pour tout ou pour partie, à des œuvres d’Alexandre Tansman (Lodz, 11 juin 1897 – Paris, 15 novembre 1986),

dont témoignent mes deux articles d’avant-hier mercredi 8 mai «  » et hier jeudi 9 mai « « ,

a soulevé une vive curiosité de ma part d’en découvrir bien davantage par le disque ;

et c’est ainsi que j’ai pu, d’une part, dénicher ce matin chez mon disquaire préféré le CD de piano « Tansman – Piano Music » _ le CD Dux 1688, enregistré à Lodz les 11 et 12 août 2020 _ de la pianiste polonaise Hanna Holeksa interprétant les « 24 Intermezzi » (Paris, 1939, et Nice, 1940) ainsi que la « Sonate pour piano n°5 « À la mémoire de Bela Bartok » (Paris, 1955) ;

et, d’autre part, passer commande de 5 autres CDs consacrés, pour tout ou pour partie, à des œuvres d’Alexandre Tansman : 3 de pianos (d’époques diverses) _ et en avant-première, écoutez donc déjà ceci (61′ 02), par Maria Argenterio : c’est proprement jubilatoire ! _, et deux de musique de chambre _ mes répertoires préférés, avec la mélodie : j’aime les lignes claires…

Sur ce CD de l’excellente pianiste Hanna Holeksa (Bytom, 15 juillet 1977),

voici deux commentaires qu’en ont donné Jean-Charles Hoffelé en son article « Intermèdes de guerre« , en date du 15 novembre 2021,

et Bénédict Hévry, en son article « Vingt-quatre Intermezzi pour piano d’Alexandre Tansman, sublimés par Hanna Holaksa« ; le 22 novembre suivant :

INTERMÈDES DE GUERRE

La peste brune allait ravager l’Europe, mais Alexandre Tansman _ juif polonais, installé à Paris depuis la fin 1919, et ayant obtenu la nationalité française en 1938 _ n’avait pas encore quitté Paris lorsqu’il composa les deux premiers cahiers de ses 24 Intermezzi qui seront son carnet de notes d’exil. Les deux suivants furent mis au net à Nice _ en 1940 _ où, hébergé chez des amis, il attendait le sésame de son visa pour le Nouveau Monde.

Rien ne transparaît du drame, ces haïkus pianistiques sont vifs, débordés par cette plénitude _ voilà _ d’harmonies épicées, cette suractivité _ oui, oui _ rythmique pleine d’ostinatos, et une nostalgique discrète y paraît parfois, à peine avouée : la pudeur était le fort de ce petit homme_ deux points communs avec son maître Ravel _ qui cachait admirablement son génie _ et le mot n’est en effet pas galvaudé ! Mais un cri se fait entendre dans le chromatisme tortueux de l’Adagio lamentoso à la plage 21 du CD _ qui soudain colore de noir le 4e cahier _ de 1940 ; des 6 pièces de ce 4e cahier, regardez-ici la vidéo (de 14′ 33) _ : Tansman le reprendra tel quel pour en faire le mouvement lent de sa Quatrième Sonate _ dédiée à Elizabeth Sprague Coolidge, en 1941, à New-York. Hanna Holeksa en donne une lecture puissante _ voilà _, faisant entrer une dimension orchestrale dans ces pièces brèves _ oui _ qui résument l’esthétique comme l’artefact d’un compositeur parvenu à l’acmé de son art.

Quinze ans plus tard, la 5e Sonate _ en 1955 _, dédiée « à la mémoire de Béla Bartók » pour la commémoration des dix ans de sa mort, peut être qualifiée de chef-d’œuvre _ oui ! _, les ostinatos sont jouissifs au long du Molto vivace, et le Finale, commencé par un largo funèbre, impressionne, tout comme les souvenirs de Bach qui emplissent l’admirable Lento. Là encore, Hanna Holeksa est admirable de poésie, de brio et sait émouvoir _ oui.

Les archives de l’INA conservent d’ailleurs une interprétation de cette Sonate sous les doigts de compositeur _ lui-même _, Hanna Holeksa l’aurait-elle entendue ? D’ailleurs, quantité d’œuvres d’Alexandre Tansmansont conservées dans des interprétations de première force au sein des archives de la Maison ronde, quel éditeur _ voilà ! _ prendra l’initiative de les exhumer ?

LE DISQUE DU JOUR

Alexandre Tansman
(1897-1986)


24 Intermezzi (1939-1940)
Sonate pour piano No. 5 “À la mémoire de Béla Bartók”

Hanna Holeksa, piano

Un album du label DUX 1688


Photo à la une : le compositeur Alexandre Tansman – Photo : © Famille Tansman

Instagram

La pianiste polonaise Hanna Holeksa nous offre une nouvelle et superbe version discographique des rares Vingt-quatre intermezzi d’Alexandre Tansman composés à la veille _ pas tout à fait : à Paris en 1939, et à Nice au printemps et à l’été 1940 _de la Seconde Guerre mondiale. L’anthologie est complétée par l’imposante Sonate pour piano n° 5, de quinze ans postérieure _ en 1955 _ et dédiée à la mémoire de Béla Bartók.

Après des études musicales poussées en sa Pologne natale, Alexandre Tansman gagne Paris dès 1919, où il est présenté à Ravel _ voilà _, subjugué par le talent protéiforme et iconoclaste du jeune homme. Fort de cette relation le jeune compositeur pianiste pourra rencontrer Bartók, Prokofiev, Stravinsky, le groupe des Six, Roussel et sympathiser avec d’autres jeunes loups venus de l’Est parfaire leur art en bord de Seine : Martinů, Harsanyi, Tcherepnine, Mihalovici et lui-même fonderont l’école de Paris, mouvement renouvelant considérablement la donne néo-classique par l’apport des musiques populaires, folkloriques, voire extra-européennes, ou encore de jazz _ en effet, et c’est très important. On ne cesse de redécouvrir_ oui, oui… _  cet important compositeur qui, farouchement indépendant, a traversé le XXᵉ musical avec un exil forcé aux États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale. Et en particulier son œuvre pour piano protéiforme, _ c’est très juste _ partagée entre ravissantes pièces pédagogiques et substantiels projets compositionnels, suscite de plus en plus l’intérêt des interprètes _ en effet.

Les Vingt-quatre intermezzi datent de la période incertaine de la « drôle de guerre » : ils sont ordonnés en quatre cahiers de six, rédigés entre Paris pour les deux premiers (fin 1939) et à Nice (printemps et été 1940 _ et l’Occupation a alors bel et bien commencé ! _) où Tansman réside, sur le départ, près du consulat américain. Car pourtant naturalisé français par décret deux ans plus tôt _ en 1938 _, il sent monter dans la France, peu après partiellement occupée par l’envahisseur nazi, une vague d’antisémitisme sans précédent et craint _ non sans d’excellentes raisons !!! _ pour la sécurité de sa famille et de lui-même _ il est Juif. Il pourra s’exiler au départ du port méditerranéen aux États-Unis, où plusieurs tournées de concerts lui avaient valu de très solides amitiés, dont celle de Charlie Chaplin.

Ces vingt-quatre instantanés musicaux (entre une et trois minutes chacun) renvoient obliquement au cycle des 24 préludes de Chopin (l’on peut trouver même ça et là quelques citations cryptées) à la fois comme véritable art poétique de l’auteur et comme journal de bord tour à tour nostalgique (l’hommage à Brahms en guise de pénultième pièce _ ainsi que le titre d’« Intermezzi«  _) inquiet (le vingt-et-unième, de loin le plus développé, adagio lamentoso, réutilisé tel quel d’ailleurs comme mouvement lent de la quatrième sonate) ou ironique (les conclusions des deux premiers cahiers).

Ce cycle avait trouvé en Vladimir Jankélévitch, philosophe du je-ne-sais quoi et du presque-rien (dans l’esprit de ces bagatelles des profondeurs) ami proche du compositeur _ oui, oui _, un très fervent défenseur. On s’explique d’autant plus mal que ces magnifiques et magistrales miniatures extrêmement caractérisées aient attendu 70 ans pour être enfin gravées au disque ! En effet, la pianiste belge Éliane Reyes avait livré sa vision de ce quadruple cycle pour Naxos voici une douzaine d’années en première mondiale (Clef d’or ResMusica) : une interprétation fervente, toujours actuelle, mais peut-être un rien trop objective et quelque peu oblitérée par une prise de son trop directe et surtout un piano assez quelconque à la mécanique bien bruyante.

Hanna Holeksa, nouvelle venue, donne une approche plus diversifiée quant à ses intentions et plus fruitée dans sa réalisation. Elle peut compter sur un excellent instrument _ oui _, et surtout sur une captation assez capiteuse _ oui, oui _, nimbant le Steinway Modèle D d’une très légère mais agréable réverbération. La pianiste polonaise, déjà bien connue pour son travail chambriste au sein du Trio Vivo et lauréate de plusieurs concours internationaux, joue d’avantage sur la fluidité métrique (n° 4) ou l’ambivalence harmonique de ces pages (les numéros 1, 3, 7, 9, 15). La qualité du toucher (en particulier dans les n° 2 ou n° 19) est toujours au rendez-vous, la sonorité est variée et mordorée (n° 16, n° 19) ainsi que constamment la différenciation impeccable des plans sonores démêlant les écheveaux contrapuntiques les plus intriqués des pièces les plus cérébrales. Hanna Holeksa trouve la juste ambiance dès les premières notes de ces très brèves pages, du spleen laiteux du n° 2 à l’accablement grisâtre du n° 5, de la triste tendresse désabusée du n° 7 à l’ironie la plus amusée du n° 10, du rire sarcastique du n° 22 aux réminiscences d’ambiances tantôt ravéliennes (n° 11) ou romantiques et salonardes à jamais révolues (n° 15, l’hommage à Brahms du n° 23) dans une nostalgie teintée d’inquiétude (n° 17) _ très bien perçu.

Mais ailleurs, l’interprète se rappelle du sillage de la Nouvelle Objectivité dans la veine d’un Toch ou d’un Hindemith (n° 3), par les ostinati rythmiques implacables (n° 5) ou le néo-classicisme scriptural le plus austère (fugue du n° 6). Cette lucidité objectale l’amène à s’amuser des sortilèges du texte : sont ainsi délicieusement croqués les gruppetti et trilles néo-scriabiniens du n° 8, la savante désarticulation rythmique de l’allegro barbaro (clin d’œil bartokien _ oui _) dans un tempo di marcia du n° 12, l’incisivité implacable des accents presque jazzy _ oui _ du n° 14, ou la brutalité délibérée du n° 18. Cette approche idéalement versatile atteint à juste titre le comble de l’expression anxieuse et désespérée au fil du terrifiant _ voilà !adagio lamentoso du n° 21, tout en jouant aussi la carte de la distanciation amère pour boucler le cycle (n° 24) sur la ponte des pieds, porte ouverte vers un avenir incertain.

Là où Éliane Reyes avait choisi pour compléter son disque d’enregistrer (également en première mondiale) la Petite suite de 1917-19, délicieusement poétique malgré (ou à cause de ?) son projet pédagogique, et la brève valse-impromptu de 1940, Hanna Holeksa a opté pour la beaucoup plus substantielle Sonate pour piano n° 5 de 1955, composée à l’occasion du dixième anniversaire de la mort de Béla Bartók. Les qualités de toucher et de poésie déjà remarquées font mouche dans les deux mouvement centraux, tandis que les temps extrêmes, roidement menés, révèlent une pianiste aussi irréprochable que brillante et virtuose, qui se joue de toutes les chausse-trapes rythmiques et de l’aspect délibérément plus percussifs des temps extrêmes. De quoi conclure en beauté et avec éloquence ce maître-disque _ oui, oui.

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Instagram

Alexandre Tansman (1897-1986) : Vingt-quatre intermezzi pour piano, en quatre cahiers ; Sonate pour piano n° 5 à la mémoire de Béla Bartók.

Hanna Holeksa, piano Steinway modèle D-274.

1 CD DUX.

Enregistré en la grande salle de concert de l’Académie de musique Grażyna et Kiejstut Bacewicz de Lódź du 8 au 12 août 2020.

Texte de présentation en polonais et en anglais. Durée : 63:00


En remarquant aussi, au passage, le travail discographique important, et de très grande qualité musicale, qu’accomplit en Pologne, à Lodz, en faveur de la diffusion discographique de l’œuvre musical d’Alexandre Tansma, le très intéressant label Dux, distribué en France par Distrart…

Qu’attend donc l’édition discographique française ?..

À suivre, bien évidemment, avec le plus vif intérêt !

Quelle splendide _ et originale _ musique !!!

Ce vendredi 10 mai 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa

Savourer la fluidité envoûtante de l’érotisme de « Jeux » de Debussy par Klaus Mäkelä, en décembre 2023, et Ernest Ansermet, en avril 1958…

17avr

En continuation de mon article d’hier « « ,

et à la suite de l’article de Jean-Charles Hoffelé « Joueurs de tennis » en date du 13 avril dernier dans lequel celui-ci fait tout spécialement porter son focus sur « Jeux, lecture d’un poème » de Claude Debussy, dont je retiens ici ceci : « Tant de chefs seront tombés dans les pièges voluptueux de cet orchestre, s’en enivrant, d’autres s’en seront tenu à la narration, marier les deux a toujours induit une énigme que seuls Pierre Monteux, André Cluytens, Bruno Maderna et Pierre Boulez, résolurent. Klaus Mäkelä et les Parisiens leur emboîtent le pas : on voit les danseurs, on saisit l’érotisme, on perçoit la nuit, timbres gorgés des bois, cordes arachnéennes, jusqu’au tambour de basque remis dans la perspective de ces mystères sonores, c’est-à-dire pas en avant : l’ultime balle venu de nulle part, il la figurera légère. Merveille »,

j’ai désiré prêter une oreille attentive à cette œuvre de Debussy, « Jeux » donc, qui jusqu’ici n’avait pas encore retenu toute mon attention…

Quelle interprétation alors choisir au sein de ma discothèque personnelle ? Pierre Monteux ? André Cluytens ?  Pierre Boulez ? _ je ne possède pas la version de Bruno Maderna ;

et étrangement Jean-Charles Hoffelé ne cite pas là les diverses très belles versions données par Ernest Ansermet et son Orchestre de la Suisse romande, auxquelles il a pourtant consacrés plusieures articles enthousiastes ; par exemple celui-ci intitulé « Jeux« , en date du 16 septembre 2018…

Relisant les précieuses chroniques antérieures de Jean-Charles Hoffelé consacrées à ces diverses interprétations comportant « Jeux« ,

je tombe alors sur celle-ci « Révisons nos classiques« , en date du 4 août 2018, qui me fait opter pour l’écoute immédiate du double CD Eloquence « Ernst Ansermet et les Ballets russes » Decca 482 4989, avec une interprétation d’Ansermet et son Orchestre de la Suisse romande, à Genève, en avril 1958, dont l’écoute, aussitôt sur ma platine, me subjugue absolument ! et me la fait ce matin écouter en boucle…

Auparavant,

de cet article « Révisons nos classiques« , je me permets de citer ici ceci : « Le sommet de l’ensemble _ de ce double CD « Ernst Ansermet et les Ballets russes«  _ est pourtant Jeux, partition réputée injouable pour les orchestres d’alors _ voilà. Mais Ansermet savait se débrouiller des mesures les plus complexes et dirige le tout dans une fluidité envoûtante _ voilà ! c’est tout à fait cela _, faisant apparaître le trio amoureux des joueurs de tennis, décrivant cette symphonie de nuit éclairée avec non plus simplement de la sensualité mais un érotisme _ ô la belle nuance ! _ qui s’échevèle dans des crescendo névrotiques. Lecture géniale _ voilà _, unique _ même dans la discographie d’Ernest Ansermet _, que l’on ne connaît pas assez. Ecoutez seulement _  ici ! (17’09). Et lisez le très beau texte de François Hudry« …

Et de donner à écouter ici ce même « Jeux » de Debussy par Klaus Mäkelä et l’Orchestre de Paris (17′ 38), enregistré en décembre 2023, à la plage 16 du CD « Stravinsky – Debussy » Decca 487 0146 que j’ai donc chroniqué hier même…

Ce mercredi 17 avril 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa

L’extase Wagner par bien d’autres chemins que les plus parcourus : l’intense et prenant CD « Richard Wagner » de Nikolai Lugansky, pianiste, croisant le très original et merveilleusement réussi lui aussi « In the shadows – Wagner » de Michael Spyres…

13mar

Après le stupéfiant et magnifique CD _ Erato 5054197879821 _ « In the shadows – Wagner » de Michael Spyres _ cf mon article «  » de mardi 5 mars dernier… _, qui explorait les chemins qui ont insensiblement conduit Richard Wagner (Leipzig, 22 mai 1813 – Venise, 13 février 1883) à devenir le compositeur qui s’est épanoui en lui à partir de « Lohengrin« , en 1848 _ et c’est en effet sur le « Mein lieber Schwan ! » de Lohengrin (5′ 49) que s’achève cet exceptionnel CD « In the shadows – Wagner«  de Michael Spyres… _,

c’est maintenant le piano raffiné et merveilleusement subtil de Nikolai Lugansky qui vient nous enchanter dans un superbissime CD _ Harmonia Mundi HMM 902393 _  « Richard Wagner » de transcriptions pour le piano _ par Franz Liszt (1811 – 1886), Louis Brassin (1836 – 1884), Zoltan Kocsis (1952 – 2016), ainsi et surtout lui-même (Nikolai Lugansky est né à Moscou le 26 avril 1972)… _ de scènes somptueuses extraites du cycle du « Ring » et « Parsifal« , et venant culminer dans l’extase magicienne et proprement ensorcelante de la « Mort d’Isolde » de « Tristan« ,

dans le livret duquel CD intitulé « Richard Wagner » Nikolai Lugansky, présentant le sens, pour lui, de ce projet et réalisation discographique _ d’un Wagner transcrit au piano ! _ a priori sinon un peu surprenant, du moins assez inattendu, déclare :

« Wagner me fascine depuis bien longtemps.

(…)

J’ai trois sentiments différents selon le moment où il a composé. Il y a une première période, quand il écrit _ à l’âge de 19 ans, en 1832 _ sa « Symphonie en do majeur« , des œuvres pour piano ; si on s’en tient à ces pages, je ne vois pas du tout en quoi c’est prometteur. Puis surgissent « Rienzi » _ en 1842 _, « Le Vaisseau fantôme » _ en 1843 _, « Tannhaüser » _ en 1845 _ : là, la musique oscille entre le bon et le génial. Enfin tout ce qu’il a écrit à partir de « Lohengrin«  _ en 1848 _ est du pur génie _ voilà. C’est très inhabituel pour un compositeur : pour la plupart d’entre eux, on peut déceler les germes du génie _ en gestation, donc, avant l’éclosion et l’épanouissement... _ dès leurs premières œuvres. C’est donc cette dernière partie de son œuvre, notamment des scènes du monumental « Anneau du Nibelung » _ de 1869 à 1876  _, que j’ai choisi de présenter _ au simple piano _ ici« ,

etc.

En conséquence de quoi,

se dégage très clairement en quoi ces deux merveilleuses réalisations discographiques de Nikolai Lugansky, pianiste, et Michael Spyres, chanteur d’opéra, qui paraissent chez les disquaires presque simultanément, se révèlent, non pas opposées et contradictoires, mais bien plutôt étrangement complémentaires :

Michael Spyres traquant et montrant ce qui avant même Wagner va peu à peu et quasi insensiblement, mener le génie en gestation-germination d’abord lente et souterraine de Wagner, à accoucher bientôt un peu plus tard _ en d’infiniment prolongés sublimes orgasmes de musique… _ du Wagner idiosyncrasique et génialissime du Ring _ de 1869 à 1876 _, de Tristan _ en 1865 _, ainsi que de Parsifal _ en 1882 _,

dont le piano de Nikolai Lugansky traque, lui, et expose _ et comment ! _, à son simple piano _ et transcrit beaucoup aussi par lui… _ le sublime extatique de la sublimissime apothéose, orgasmique en effet, de cet idiosyncrasique chant wagnérien, ici saisi par lui à son acmé musical accomplissement…

Deux indispensables CDs, magnifiquement complémentaires donc,

par Michael Spyres, chanteur, d’une part, et Nikolai Lugansky, pianiste et transcripteur, d’autre part,

ou quand des parallèles musicales finissent par se rencontrer, du moins par et pour nous, mélomanes qui partageons leur écoute doublement enchantée…

Ce mercredi 13 mars 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa

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