L’Amérique pour fuir : dans un mirage de ruines _ un supplément à la poursuite de l’écriture en abyme de Nathalie Léger
15jan
Le Supplément à la vie de Barbara Loden que nous offre, ce début janvier 2012, Nathalie Léger, aux Éditions POL, poursuit le (riche et passionnant : dans l’écriture !) travail de confrontation au réel, mené par l’auteur, déjà magnifiquement, dans L’Exposition
_ cf mon article du 14 juin 2009 (j’avais rencontré Nathalie Léger à l’occasion de sa réception du Prix Lavinal, au Château Lynch-Bages) : Sur la magnifique « Exposition » de Nathalie Léger, Prix Lavinal 2009 : l’exposition de la féminité et l’exhibition (sans douceur, ni charme = sans joie) comme privation de l’intime ; article suivi immédiatement de deux autres, le 15 et le 17 juin : la jubilante lecture des grands livres : apprendre à vivre en lisant « L’Exposition » de Nathalie Léger ; et de la fabrique de l’identité (du soi), sous le versant du genre (féminité, virilité) et de l’intimité (rapports à l’autre) dans le meilleur de la littérature aujourd’hui : « L’Exposition », de Nathalie Léger ; « Zone », de Mathias Enard… _,
via l’interrogation sur ce qu’est être aujourd’hui une femme :
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avant-hier, au XIXe siècle, la Castiglione _ à partir d’un (simple) article de catalogue d’exposition _ ;
hier, les années soixante, Alma Malone (l’inspiratrice _ re-découverte non sans difficultés (via une longue enquête ! et à rebours de nombreuses réticences…) _ de la Wanda du film de Barbara Loden : le braquage de la banque, à Cleveland, Ohio, eut lieu le 23 septembre 1959, page 90),
et les années soixante-dix, Barbara Loden elle-même, un moment la compagne puis la seconde épouse d’Elia Kazan et la cinéaste (et interprète !) de ce film unique, réalisé en 1970, Wanda ;
ainsi que, aussi, au passage _ même si c’est très discrètement _ la mère de la narratrice, à Cagnes 3000 ;
et enfin la narratrice elle-même de ce dernier opus : celle qui va mener l’enquête jusque sur le territoire de quelques États _ Ohio, Pennsylvanie, Connecticut _ du nord-est des États-Unis,
alors qu’au départ il ne s’agissait que de rédiger une courte notice biographique de la cinéaste et actrice Barbara Loden (1932-1980) :
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« Tout se présentait bien. Je ne devais écrire qu’une notice _ pas davantage _ dans un dictionnaire de cinéma. N’y mettez pas trop de cœur, m’avait dit l’éditeur au téléphone _ et plus loin, page 86 : « Je vous en prie, faites-moi une notice, pas un autoportrait, m’a dit l’éditeur« … Cette fois _ après le travail pour le catalogue de l’exposition consacrée à la Castiglione, probablement : qui avait abouti à L’Exposition… _ j’étais sûre de moi.
Convaincue _ très scrupuleusement _ que pour _ bien _ écrire peu il fallait en savoir long,
je plongeai dans la chronologie générale des États-Unis, traversai l’histoire de l’autoportrait de l’Antiquité à nos jours, bifurquai vers la sociologie de la femme dans les années 1950 à 1970, compulsai avec entrain des encyclopédies, des dictionnaires et des biographies, accumulai des informations sur le cinéma-vérité, les avant-gardes artistiques, le théâtre à New-York, l’émigration polonaise aux États-unis, engageai de longues recherches sur les mines de charbon (j’ai lu des récits d’exploitation, appris l’organisation des métiers de la houille, recueilli des informations sur les gisements de Pennsylvanie) ; je suis devenue incollable sur l’invention des bigoudis et l’émergence de la pin-up au sortir de la guerre. J’avais le sentiment de maîtriser un énorme chantier dont j’extrairais _ le mot qu’utilise, même si ce n’est pas tout à fait dans le même sens, Pierre Bergounioux en son passionnant toujours Carnet de notes : le troisième volume, 2001-2010 vient de paraître ! Lui, c’est pour noter ce qui lui semble mériter d’être retenu de ses riches lectures _
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J’avais le sentiment de maîtriser un énorme chantier dont j’extrairais
une miniature de la modernité réduite à sa plus simple complexité _ l’oxymore est de la plus magnifique perfection de justesse ! _ : une femme _ au départ Barbara Loden, cinéaste (née en 1932 en Caroline du Nord et morte d’un cancer en 1980) _ raconte sa propre histoire à travers celle d’une autre« _ Wanda ; et plus tard, en amont (dans le réel), Alma Malone (née en 1932 à Abilene ; et qui passera dix années en prison, au State Reformatory for Women, Marysville, Ohio : « entrée le 21 janvier 1960, détenue sous le numéro n° 7988, est sortie le 8 avril 1970, libérée sur parole. ensuite, tout le monde perd sa trace« , page 94), comme finira par le découvrir l’enquêtrice-narratrice de ce Supplément à la vie de Barbara Loden _, pages 13-14…
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« Quelle est l’histoire ? m’avait demandé ma mère« , raconte la narratrice, page 14.
« C’est l’histoire d’une femme seule. Ah. L’histoire d’une femme. Oui ? L’histoire d’une femme qui a perdu quelque chose d’important et ne sait pas bien quoi, des enfants, un mari, sa vie, autre chose peut-être encore mais on ne sait pas quoi, une femme qui se sépare de son mari, de ses enfants, qui rompt mais sans violence, sans préméditation, sans désir peut-être même de rompre« , page 15.
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« Je m’essayais à toujours plus d’objectivité et de rigueur. Décrire, rien que décrire. L’état des choses saisi en de moindres mots. Barbara. Wanda. S’y tenir. Viser au général et à l’anodin. Mais j’avais beau m’appliquer chaque matin à la saine et bureaucratique impassibilité d’un rédacteur de notice, je me faisais toujours emporter par le sujet, effarée, effondrée de découvrir que tout avait commencé malgré moi et même sans moi _ certes _ dans le désordre et l’imperfection, l’inachèvement prévisible et l’incomplétude programmée« , page 27 : un indice aussi anodin que décisif…
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Et aussi, page 50 (d’un récit qui en fait 150),
et juste après ce commentaire à propos de Wanda et son partenaire, Mr Dennis, dans le film :
« Rien entre eux qui puisse se reconnaître aisément : ni convoitise, ni ardeur, ni échange, nulle offrande. Dans la chambre d’hôtel aux murs verts et aux rideaux à fleurs, autour du lit défait par la chaleur et l’incompréhension, s’organise la scène banale _ voilà _ de l’humiliation, de la soumission, de la disparition sans bruit de soi dans l’autre« _ d’autres métaphores parentes (liquides) apparaîtront plus loin _,
rien que ceci,
et cette fois c’est d’elle-même que parle la narratrice :
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« L’homme que j’aimais _ à l’imparfait _ m’avait reproché un jour _ au plus-que-parfait _ ma passivité supposée avec d’autres. C’était dans la cuisine, au moment du petit déjeuner, il m’a dit _ au passé composé _ avoir peur de cette façon propre aux femmes en général et à moi en particulier, pensait-il _ à l’imparfait _, de ne pas savoir ou ne pas vouloir s’opposer au désir encombrant des hommes, de se soumettre follement à leur demande. On dirait qu’il ne sait pas _ au présent, cette fois _ combien il est difficile de dire non, d’affronter la demande de l’autre et de la refuser _ difficile et peut-être inutile. Pourquoi ne sait-il pas _ toujours au présent _ la nécessité parfois impérieuse de se couler _ voilà ! _ dans le désir de l’autre pour mieux s’en échapper ?« , page 50, donc _ ce personnage-ci n’apparaissant plus ensuite dans le récit.
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D’autres abandons, et d’autres fuites (ou pas), et poursuites, surviennent (et surviendront) dans le récit,
dont celle-ci, page 43 :
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« Ma mère m’a raconté qu’en sortant du tribunal où la séparation d’avec mon père venait d’être prononcée, elle m’a raconté ce jour-là, le jour où nous regardions Wanda sur le petit canapé du salon, qu’elle avait, quittant le tribunal de Grasse, alors qu’elle venait de perdre, sous la violence de ce qui lui avait été infligé, toute coïncidence _ voilà ! _ avec elle-même, ne désirant, pensait-elle, c’est ce qu’elle m’a dit, ne désirant qu’une seule chose : rentrer à la maison, retrouver ses enfants, elle m’a appris ce jour-là qu’elle avait erré des heures durant à Cagnes 3000, puis, la nuit tombée, sur le bord de la mer jusqu’à Nice où elle avait vécu enfant, ne pensant rien, n’éprouvant rien, tombant, le temps passant, dans une tristesse mortelle « …
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Suivent alors ces lignes, pages 43-44 :
« Ma mère trouve étrange que je m’intéresse à ce film. Il ne se passe rien, dit-elle en remportant le plateau de notre dîner. Puis, de loin : Je me demande pourquoi tu as le goût des choses tristes« …
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La dernière page du récit, page 150
_ « Par en-dessous, elle a regardé la piscine de Cap 3000, ce miracle figuratif qui avait fasciné les visiteurs à l’inauguration du centre commercial, elle a regardé les corps d’enfants plongeant avec une gaieté amortie, elle a regardé les nageurs posés là-haut à la surface, elle les voyait sortir de l’eau, se hissant en raccourci sur l’échelle, le corps tronqué puis vaporisé dans l’air et la lumière, elle en voyait d’autres qui s’élançaient avec véhémence ou résignation comme des spectres effervescents et qui fondaient, fuligineux, dans la noirceur de l’eau, et elle a croisé le regard d’une femme qui nageait lentement au fond, là, si près d’elle, glissant et tâtonnant, scrutant par les hublots immenses comme si elle jetait un œil outre-tombe, regardant, cherchant ce qui était perdu, puis remontant, et revenant, souriant, remontant, fuyant très vite, et revenant« … _,
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évoque « la piscine construite sur le toit » du Cap 3000 de Cagnes-sur-mer,
tout-à-côté de Nice,
« dont le fond transparent permettait aux clients du centre commercial de voir les baigneurs » ;
et cela dès « son inauguration, le 21 octobre 1969, le plus grand centre commercial français de l’époque, inspiré du modèle américain, se voulant ultramoderne, comme on disait alors, « futuriste », « une œuvre de visionnaire », disait la presse« , page 42…
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« Les États-Unis, c’est l’autre nom du rêve« , page 119 ;
et « les Américains haïssent le mensonge parce qu’ils sont eux-mêmes _ s’échappant : Barbara Loden, par exemple, est d’origine polonaise _ le sujet d’une fiction permanente« , se dit la narratrice, page 111,
lors de sa visite _ très étonnante ! pages 95 à 111, sous la conduite d’un fort savant jeune homme : mais « je n’aime pas les jeunes hommes, je n’aime pas leur fraîcheur, leur raideur ou leur grâce, leur pétulance spermatique, leurs mains d’enfant« , page 95 ; et « je ne voudrais pas mourir en compagnie d’un jeune homme« , page 96, ponctue aussi son récit la narratrice, lors de sa visite-pélerinage de ce très étrange lieu (ruiné) _ du Holy Land de Waterbury (Connecticut), où en juillet 1970 Barbara Loden était allée filmer Wanda Goronsky et Mr Dennis : « un très vieux rêve écroulé« , page 103…
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Un livre, sur le rapport au réel, et sa complexité, important !
Une écriture majeure !!!
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Titus Curiosus, ce 15 janvier 2012