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Le mystère de l’espace toujours vivant des sanctuaires désertés : le final de l’alpha et omega des choses dans Venise, du « Venise à double tour » de Jean-Paul Kauffmann (V)

25juin

Pour le final de mes relectures du Venise à double tour de Jean-Paul Kauffmann,

et en conclusion de mes articles précédents :

et ,

il me reste à commenter le détail _ bref _ des cinq pages (323 à 327), très enlevées, de l’Épilogue.

Au terme de la visite des Terese _ le « test«  (le mot se trouve à la page 319) de l’ouverture de cette église absolument fermée à quiconque depuis « au moins deux ans« , dixit le sacristain de l’église voisine de San Nicolò dei Mendicoli, et détenteur de la clé (page 319 aussi) ; le « test« , donc, ayant été réussi ! _, « J’ai finalement prolongé mon séjour » _ de recherches d’autres églises à tenter de se faire ouvrir, à Venise. Ou bien saisir au vol l’opportunité (Kairos aidant) de quelque ouverture exceptionnelle, pour certaines…

Ainsi débutent (page 323) les cinq pages _ rapides ! _ de l’Épilogue l’essentiel  de ce que, au fur et à mesure de ses découvertes (et plus encore prises de conscience !) successives, s’est assigné le « chasseur«  ; l’essentiel, donc, ayant été presque accompli, mais pas complètement, nous allons le découvrir ; les termes « chasse« , « chasseur« , et « affût« , « bredouille« , « attraper« , reviennent aux pages 18, 62, 256 et 301 (et chapitres 1, 8, 37 et 43) du récit… _ :

« Mon objectif _ pas l’objectif initial et un peu rudimentaire (de retrouver et revoir « la peinture qui miroitait » en 1968 ou 69 : probablement un simple MacGuffin…), mais celui, bien plus complexe et fécond, qui, depuis la découverte (foudroyante) de l’espace intérieur de San Lorenzo, l’a puissamment remplacé : tenter de pénétrer le secret (complexe) des espaces intimes si éloquents de ces églises fermées (et livrées à l’abandon et la désolation, ou à quelque réaffectation) de Venise  _ n’a jamais été de nature arithmétique _ tel que battre un record d’ouvertures d’églises fermées. Il manquera toujours quelque chose _ de l’ordre, qui seul vraiment importe, du qualitatif (et même du métaphysique  ou du spirituel, voire du sacré…). Mais quoi ? _ cela demeure à éclaircir. Et le « chasseur«  passionnément s’y emploie, en ces stations ultimes de sa quête vénitienne.

Trois de ces églises _ les Penitenti, la Misericordia et le Soccorso,

parmi les 19 que le « chasseur » est parvenu « par recoupements _ d’appuis de relations diverses  _, par chance, par obstination aussi«  à se faire, in fine, ouvrir : soient, en reprenant l’énumération de la page 323, les Penitenti, les Zitelle, l’Ospedaletto, San Marziale, Santa Maria Mater Domini, Santa Caterina, San Giovanni Evangelisti, Sant’Agnese, San Girolamo, Santa Giustina, les Cappuccine, les Eremite, Santa Maria della Misericordia, Santa Margherita, les Catecumeni, San GalloMaddalena, San Gioacchino et le Soccorso : présentés probablement ici dans l’ordre chronologique de leur ouverture à son regard… _

m’ont permis de soulever _ un peu _ le voile qui recouvrait _ encore, après les visites, décisives déjà, de San Lorenzo, puis de Santa Maria del Pianto, et enfin des Terese : trois paliers majeurs des avancées de son approche sensitivo-méditative… _ l’objet _ commencé d’apparaître à San Lorenzo et se précisant peu à peu à chaque nouvelle étape importante _ de ma quête ;

une quatrième, restée _ obstinément _ fermée Santa Croce, sur l’île de la Giudecca _, m’a _ pourtant _ révélé _ en dépit d’avoir échoué à y mettre les pieds et regarder soi-même _ une évidence » _ et nous découvrirons (succinctement) laquelle, page 326.

C’est que juste avant que débute l’incisive réflexion-méditation de synthèse de cet Épilogue, l’essentiel de la découverte _ celle de « l’alpha et l’omega«  des choses (cette expression apparue à la page 166, au chapitre 24 (« Je suis l’alpha et l’omega«  : « Tirée de l’Apocalypse, l’inscription accompagnant la mosaïque byzantine du Christ bénissant sur la voûte de l’abside de l’église de son enfance, à Corps-Nuds (Île-et-Vilaine) _ me plongeait dans des abymes de perplexité« ), nous allons en effet la retrouver constituant, à la page 327, rien moins que le mot ultime de ce livre !), via les progrès de la lente et syncopée (par paliers, donc) élucidation du mystère de l’étrangeté (à « déchiffrer« ) de ce qui continue d’habiter presque toujours, et peut-être pour quelques moments encore, les espaces intimes de certaines au moins (sinon toutes, hélas ! puisque, pour d’autres, l’état de ruine est devenu sans remède !) de ces églises abandonnées (et inaccessibles au public) de Venise _ a quasi été accompli par le « chasseur« .

Il n’est plus nécessaire d’y consacrer des chapitres entiers ; un rapide _ mais enlevé : allegro vivace, à la Rossini ! _ coup d’œil rétrospectif suffira. Car un regard de détail trop apesanti sur ces églises exceptionnellement ouvertes, serait fastidieux et probablement répétitif _ l’auteur nous en fait donc grâce ; le livre se terminera là. Plus que jamais, en cette conclusion, c’est « l’alacrité » vénitienne (le mot est prononcé à la page 17) qui doit servir de règle : il s’agit, que diantre, du final ! _ alacrité vivaldienne aussi, mais Jean-Paul Kauffmann ne se réfère guère à Vivaldi…

Et il se trouve que c’est la modalité du paradoxe _ renversant le positif en négatif, et le négatif en positif ! _ qui caractérise chacun des quatre cas ici examinés. 

Les trois premiers cas, positifs, abordés ici _ les trois églises, Penitenti, Misericordia et Soccorso, exceptionnellement ouvertes, ont enfin pu être en détails regardées et même examinées, de même que les seize autres visitées après les Terese _ permettent de « soulever _ un peu, mais pas complètement _ le voile sur l’objet _ peu à peu précisé _ de (la) quête » (du « chasseur« ) ; mais de la frustration persiste encore _ on va le voir _ en chacun de ces cas ;

alors que le quatrième et dernier cas, négatif lui pourtant _ le « chasseur » échouant à pénétrer dans l’église interdite (car dangereuse, lui est-il opposé par un responsable administratif, mais qui l’a écouté…), Santa Croce ; il n’aura droit qu’à deux photos (de l’intérieur) qui lui parviendront (très vite) par courrier ! _, sera celui qui aura paradoxalement « révélé une évidence« , qui permettra au « chasseur« , enfin apaisé, d’en rester là de sa quête obstinément poursuivie à Venise de forçages d’églises fermées :

« la vanité de ma quête m’apparut _ alors _ dans son évidence et sa dérision _ oui. J’ai compris alors que je n’avais plus besoin _ voilà ! _ d’aller voir _ partout où c’était quasiment impossible _ de mes propres yeux » (page 326)…

Le séjour à Venise (de plusieurs mois de recherche inquiète _ le détail de son calendrier est pour l’essentiel flouté : en 2017-2018, probablement _) peut donc alors cesser.

Et on peut supposer que le prochain séjour vénitien du « chasseur » apaisé, comportera _ ou plutôt a comporté, depuis lors… _ d’autres enjeux, moins stressés, plus sereins, peut-être plus directement hédonistes, même si demeurera, pour sûr, bien de la curiosité envers d’autres trésors de la cité que ces sanctuaires à l’abandon si gravement menacés de disparaître, pour certains _ puisque c’étaient ces trésors sacrés-là que lui privilégiait… Les focalisations-attractions pouvant un peu varier d’un amoureux de Venise à l’autre…

Le secret du mystère ayant été désormais, pour l’essentiel du moins, non seulement compris, mais vérifié, exemple après exemple, en chacune des 26 églises fermées de Venise auxquelles le « chasseur » a réussi à pénétrer

_ sur les 17 « absolument fermées«  de la liste (établie en octobre 2018) donnée en appendice aux pages 331 à 333, le « chasseur«  aura réussi à en voir de ses yeux 6 (Eremite, Terese, San Lorenzo, Sant’Anna, Penitenti et Santa Maria del Pianto) ; tandis qu’il aura échoué à pénétrer en 5 autres (Santa Croce, Spirito Santo, San Beneto, San Fantin, Santa Maria Maggiore) ; restent les cas non précisés dans le récit (peut-être l’intéressaient-elles moins) de 6 autres de cette liste de « fermées ou non accessibles«  : les Convertite, Sant’Aponal, San Bartolomeo, San Teodoro, San Tomà, Santa Fosca… Mais il ne s’agissait pas d’être exhaustif en une catalogage des conquêtes…

Pour ce qui concerne le premier cas traité en cet Épilogue, celui des Penitenti _ dans le sestier de Cannareggio, juste après le Pont-aux-trois-arches, et en face de la taverne Da’ Marisa _, abordé ici aux pages 324-325,

le « chasseur » a pu y accéder deux fois, à « quelques mois » de distance _ et ces deux fois grâce à Agata Brusegan, « responsable des archives à l’IRE« , l’institution dont dépend, avec l’hospice voisin d’accueil de personnes âgées, ce sanctuaire des Penitenti _la première fois par « un jour de tempête (…), une pluie violente s’abattait sur Venise » ; et la seconde fois, par un temps splendide, « à l’occasion d’une opération portes ouvertes de l’IRE : les Penitenti avaient été déverrouillées exceptionnellement« .

Mais ces deus fois-là, l’impression produite sur notre « chasseur » passionné, a bizarrement varié du tout au tout :

la première fois, « Alma avait réussi à convaincre Agata B. (…), pourtant accaparée par mille tâches, d’ouvrir _ exceptionnellement pour eux _ le sanctuaire. Non sans difficultés, nous étions entrés _ Alma et Jean-Paul (avec peut-être Agata elle-même, et peut-être Joëlle) _ par la sacristie encombrée de chaises roulantes et de lits médicalisés, hors d’usage«  _ « juste à côté, il y a un établissement pour personnes âgées qui communique avec l’église« , avait-on pu lire page 112 ; mais « le périmètre du sanctuaire (était) tout aussi inaccessible de l’intérieur » qu’il l’était de l’extérieur, de la Fondamenta di Cannaregio, sur le bord du Canal juste avant de rejoindre la lagune _ ; « au début, on n’y voyait rien. Comme d’habitude. Et, soudain, l’illumination  _ sans plus de précision sur sa nature, ni ses causes. Ce jour-là, elle m’a terrassé _ rien moins ! Que de fois _ en d’autres églises fermées, abandonnées _, à travers les décombres, cette lumière _ terrassante ! _ s’était trouvée _ d’abord _ cachée. Il fallait la chercher _ la découvrir… _ , elle était sur le point de s’éteindre _ sans retour…
Rien de tel _ de caché, à rechercher _ aux Penitenti. Une nef unique, élégante. Les ornements, l’autel, le buffet d’orgue, les peintures, le tout intact, frais _ voilà ! _, excepté les murs en brique attaqués par le salpêtre. La grâce, le mouvement du baroque _ dansant, fusant vers le ciel _ dans sa forme la plus accomplie _ rien donc de désespérant ici. Enthousiaste, j’avais demandé à Agata _ celle-ci était donc bien présente ce jour-là ! _ : « Mais pourquoi n’ouvrez-vous pas une telle merveille ? » Elle avait simplement répondu : « C’est compliqué. Mais nous y songeons. » ».

Image associée

« Ce n’étaient pas des mots en l’air. Quelques mois plus tard, à l’occasion d’une opération portes ouvertes de l’IRE _ l’Istituto di Ricovero e Educazione _, les Penitenti avaient été déverrouillées exceptionnellement. Un dimanche, il faisait très beau. Sans qu’il y ait foule, de nombreux curieux se succédaient dans le sanctuaire, éblouis.

La porte de l’église était grande ouverte. Le soleil y entrait à profusion _ voilà. Les deux anges d’or encadrant l’autel étincelaient _ tout brille donc. Empressée, Agata faisait les honneurs de son église. Tout était à sa place, net, exemplaire. Le sanctuaire renaissait. Néanmoins, ce n’était pas une _ véritable _ réapparition _ de « l’illumination » de la première fois. Tout y était dévoilé _ au public des curieux _, mais un élément, une pièce _ cruellement _ manquait.

Alma, qui m’avait accompagné la première fois, se trouvait parmi les visiteurs. Comme moi, elle était très déçue. Ce n’était plus la même église _ tiens donc ! Le contexte du regard du sujet a toujours, il est vrai, des conséquences sur le spectacle perçu de l’objet par le sujet. Cette affluence d’un jour l’avait-elle banalisée _ probablement : ce qui est vécu comme exceptionnel joue sur le ressenti de singularité _ et rendue méconnaissable ? « Rappelez-vous, je vous disais que ces églises ont droit au secret. Ne l’avons-nous pas violé ? »«  _ est-ce à dire que ces lieux de recueillement envers la divinité ont besoin d’une qualité très spéciale (voire exceptionnelle) de silence, de paix profonde des cœurs, voire de gravité ? À méditer… La foule a bien des effets nocifs sur la contemplation aussi ; et cela se vérifie même dans un musée bondé… ; alors en un sanctuaire sacré !


Le second cas abordé ici est celui de la Misericordia, située en un des lieux les plus étranges _ et même à connotations tragiques (cf les remarques du chapitre 7, pages 52 à 60) _ de Venise, dans un autre coin du sestier de Cannaregio _ un minuscule campo au confluent du rio della Sensa et du Canal de la Misericordia.

Une grande partie (de la page 56 à la page 60) du chapitre 7, était en effet déjà consacrée aux impressions bizarres produites sur le « chasseur » par le campo dell’Abazia _ avec son puits central en pierre d’Istrie _ et les deux monuments qui l’encadrent sur deux côtés : la Scuola Vecchia di Santa Maria della Misericordia, et l’église elle-même, Santa Maria della Misericordia déconsacrée après 1969, où y avait eu lieu une dernière célébration de la messe _ :

« Je ne connais pas à Venise d’endroit à l’aspect aussi inquiétant _ à ce point ! _ que ce campo, aussi peu rassurant que la façade _ même _ du sanctuaire dont l’extraordinaire blancheur mortuaire apporte à la place une fulguration très étrange, comme si la lumière venait de l’intérieur de l’église (…) Cette place est le seul endroit de la cité où j’ai l’impression que la terre va _ carrément _ s’ouvrir. Un engloutissement pareil à celui de Don Giovanni précipité aux Enfers par l’invité de pierre » _ page 59.

Quant à l’église elle-même, Santa Maria della Misericordia, « on dirait un monument funéraire. J’ai toujours imaginé ainsi le mausolée où a été enterré le Commandeur dans Don Giovanni _ n’oublions pas que le génial Da Ponte (qui finira sa vie à New-York !), était vénitien, et ami de Casanova... Malgré leur apparence léthargique, les statues baroques _ de la façade de l’église sur le campo _ ont quelque chose de théâtral et de menaçant. Elles nous ont à l’œil comme pour nous en interdire l’accès. Il ne faut pas se fier aux deux putti au-dessus de l’entrée, ils n’ont rien de chérubin. L’un est assis sur un crâne. Non sans hypocrisie, ils font semblant d’avoir la tête ailleurs et préparent en fait l’arrivée du fantôme de pierre, il va surgir de l’intérieur de l’église pour entraîner Don Giovanni aux Enfers.« 

Abbazia della Misericordia Venezia.jpg

« La Misericordia _ donc, et je reviens au passage qui la concerne à la page 325 de l’Épilogue _, avait été ouverte pendant quelques semaines à l’occasion de la Biennale _ faisant fonction de lieu temporaire d’exposition (d’art contemporain). L’intérieur avait alors pu constater le « chasseur » _ était aussi ténébreux que le laissait deviner l’extérieur d’une blancheur funèbre. J’avais retrouvé à l’intérieur du sanctuaire la tombe du fameux prieur, Girolamo Savina, empoisonné _ le 9 juin 1611 _ après avoir bu le vin consacré. Il régnait à la Misericordia une atmosphère maléfique qui mettait mal à l’aise. L’intérieur correspondait pourtant à ces églises-salons appréciées au XVIIIe siècle par les Vénitiens. Quelque chose l’altérait. Un élément faisait défaut là aussi _ par rapport aux cas positifs, eux, quant au mystère pleinement ressenti de leur espace intérieur, de San Lorenzo, Santa Maria del Pianto et les Terese. Ce qui était offert au regard était _ ici _ en même temps retiré. Les niches où se trouvaient jadis les saints et les apôtres, abritaient _ maintenant l’incongruité d’ _ une Victoire de Samothrace _ mais oui ! _ couverte de peinture _ qui plus est ! _ et des Vénus de Milo _ au pluriel ! _ aux couleurs criardes » _ quel affront de barbarie !

Le troisième exemple positif, mais in fine déceptif lui aussi, et pour une troisième raison, est celui de l’église du Soccorso _ située sur la Fondamenta del Soccorso dans le sestier de Dorsoduro _, qu’occupe dorénavant l’atelier chic d’un architecte d’intérieur de renommée _ internationale : Umberto Branchini.

« La visite de l’église du Soccorso en compagnie du Cerf blanc, devenu un ami _ Alessandro Gaggiato _ avait achevé de me perturber. Le sanctuaire avait été transformé _voilà encore un autre de ces usages en cours de ces églises désaffectées _  en un atelier de décorateur d’intérieur. Rien à redire. La restauration de l’église avait été effectuée de main de maître _ cette fois. Au lieu de faire disparaître toute trace de son ancienne affectation, l’architecte _ Umberto Branchini, donc _  avait souligné et rafraîchi le moindre détail du sanctuaire dans des tons pastel et rose lilas. Notre hôte avait été bluffé par les informations que lui donnait le Cerf blanc sur cette salle où il travaillait. Sans malignité, mon compagnon avait renversé les rôles et faisait les honneurs du lieu à l’occupant : « Là, vous aviez une Immaculée Conception de Jacopo Amigoni. Ici, une peinture de Carlo Caliari. Elle se trouve à présent au musée du Verre à Murano. »

Au début, l’homme avait accueilli avec contentement cette série d’informations qu’il ignorait, puis son visage s’était rembruni, il découvrait qu’il ne contrôlait plus cet environnement qui lui était familier.

Le plus intrigant était l’autel. On avait veillé à n’y déposer aucun objet. Dans cette pièce encombrée de coupons de tissus rangés sur des tables à tréteaux, quelqu’un avait mis en évidence la place vide.« 

…`

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Paradoxalement, encore, c’est le cas négatif de Santa Croce _ cette église fermée de l’île de la Giudecca _ qui va se retourner en l’ultime exemple positif, pour mieux fonder l’intelligence du secret du mystère des espaces intérieurs _ porteurs d’élévation _ des églises fermées, abandonnées ou désaffectées, de Venise :


« À Santa Croce, j’ai enfin compris :

cette histoire _ de recherche obstinée, d’abord de « la peinture qui miroitait« , en 1968 ou 69 ; puis du secret à pénétrer des espaces intérieurs pouvant s’illuminer des églises fermées (abandonnées ou affectées à d’autres usages que sacrés) vénitiennes _ tournait à vide _ sans aboutir positivement. Je ne trouverai jamais ce que je cherchais _ qui n’est pas, en effet, de l’ordre, ni de l’objectité, ni de celui, non plus, de l’objectivité ; même si le processus interrogé passe par de très matériels dispositifs (d’orientation : des regards et des pensées) ; et même si ceux-ci, ces dispositifs, impliquent aussi un minimum d’adhésion des sujets à quelque croyance, de l’ordre de quelque transcendance, assez probablement, d’une présence non physiquement présente, mais, absente, convoquée, invoquée. Santa Croce est cette église de type toscan située à la Giudecca que cet ami _ ami cher, parisien et ex-soixante-huitard, amateur de gastronomie, et qui n’était jusqu’alors pas venu à Venise (page 133) : je ne l’ai pas identifié _, muni d’un pieu, avait voulu forcer _ le récit de cet épisode se trouve à la page 143 du chapitre 20. Elle a longtemps servi de réserve à une section des archives d’État. J’avais pu approcher le responsable. Il m’avait annoncé d’emblée qu’il avait peu de temps à me consacrer. J’étais parvenu à tenir près d’une demi-heure dans son bureau. Mi-amusé, mi-intrigué par ma démarche, il me posait des questions sur les églises que j’avais réussi à ouvrir. « Mais je ne peux pas vous faire entrer à Santa Croce. Trop dangereux. » Je lui avais alors proposé : « Si je ne peux y pénétrer, essayez de me dire à quoi elle ressemble. » Il avait répondu : « À rien. Elle est vide. » Je l’avais finalement convaincu de prendre lui-même des photos et de me les envoyer.

Trois jours plus tard, je recevais deux vues absolument saisissantes _ voilà _ de l’intérieur du sanctuaire. Un édifice nu, vidé de son mobilier religieux. Tout y était _ cependant _ révélé : le plafond, le maître-autel, les chapelles adjacentes. Il ne restait plus rien, mais la présence _ elle _ était là. Elle ne disparaîtrait jamais _ tant que durerait l’essentiel du dispositif lui-même, du moins. Je la voyais _ cette présence demeurée bien sensible _ comme une victoire de la vie _ qui survit _ sur la mort _ qui affecte inexorablement les vivants sexués et les choses matérielles.

La vanité de ma quête m’apparut dans son évidence et sa dérision _ aussi. j’ai compris alors que je n’avais plus besoin d’aller voir de mes propres yeux« .

La page ultime du récit nous livre aussi in extremis la solution de la question primaire :

« La peinture ne se trouvait nullement dans le demi-jour, comme je l’avais cru. Non pas un tableau, mais une série de fresques décorant la salle de bal (d’un) palais _ désormais fermé au public, lui aussi ; mais ouvert à l’occasion de quelque réception ou  fête. On était bien loin de ce que je pensais être un sanctuaire. Mais était-ce vraiment cette toile que j’avais cherchée ?

Et si Venise _ elle-même et toute entière _ n’était qu’un écho ? Une reverbération du souvenir, si fréquente dans cette ville » _ de reflets et miroirs.


« Après mon séjour _ vénitien _, pour en avoir le cœur net, je suis allé dans mon église d’Île-et-Vilaine _ de Corps-Nuds. Je viens lui rendre visite régulièrement.

Le sanctuaire comporte une seule peinture, la représentation du Dieu-Roi. Elle miroite _ tiens, tiens… _ au-dessus du maître-autel : Je suis l’alpha et l’omega » _ proclame-t-elle en gloire.

Ce mardi 25 juin, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le mystère de l’espace toujours vivant des sanctuaires désertés : les approches dans Venise, avec progrès, de l’alpha et omega des choses, par Jean-Paul Kauffmann en son « Venise à double tour » (IV)

24juin

En poursuivant mes relectures du Venise à double tour de Jean-Paul Kauffmann,

et mes articles précédents :

j’en viens aux étapes finales

de la découverte et surtout investigation, en ce périple vénitien des églises closes, de « l’alpha et omega » des choses, par le « chasseur » de ce mystère d’abord vaguement mais fortement ressenti, qui a fini par remplacer, en sa recherche vénitienne, ce Mac Guffin qu’a été _ au final de la recherche, il faut en faire le constat et en convenir  la quête de la localisation dans Venise de « la peinture qui miroitait » l’été 1968 ou 69 _ qui a donc fait fonction de simple appât à plus fondamental qu’elle ; et il nous faudra, nous aussi, ses lecteurs, y réfléchir … _ :

l’étape _ importante : un climax, je l’ai dit _ des Terese (au sestier de Dorsoduro), à l’ultime chapitre, le chapitre 45, aux pages 316 à 322 ;

ainsi que,

à l’appendice de l’Épilogue, 

les cas prestement brossés _ l’alacrité vénitienne est contagieuse _, en quelque lignes rapides a posteriori,

des Penitenti (au sestier de Cannaregio), aux pages 324-325 ;

de la Misericordia (au même sestier), à la page 325 ;

du Soccorso (au sestier de Dorsoduro), aux pages 325-326 ;

et, pour finir, celui, paradoxal _ négatif, mais le plus positif ! _, de Santa Croce (dans l’île de la Giudecca), à la page 326.


« Le grand jour. Ce moment, comme je l’ai attendu ! Pour moi, l’ile la plus importante de l’archipel des églises fermées _ il s’agit du sanctuaire fermé des Terese. J’en ai tant rêvé

_ depuis, en effet, avoir découvert tant d’œuvres provenant de ces Terese au musée diocésain (cf pages 242 : « Beaucoup d’œuvres proviennent des Terese (fermés)«  ; et 244 : « J’ai constaté que l’église la mieux représentée au musée est celle des Terese. Lors de ma rencontre avec le Grand Vicaire, elle faisait partie des deux édifices, avec Sant’Andrea, que je souhaitais visiter ») ;

ainsi, sur un tout autre plan, bien sûr, qu’une exposition de Roger de Montebello, au musée Correr, avec sa somptueuse « série sur la porte des Terese«  (cf page 245 : « Est-ce cette intuition de l’intemporel qui l’a attiré _ lui, Roger de Montebello, ce peintre français d’aujourd’hui (il est né en 1964) qui a décidé (en 1992) de vivre à demeure à Venise _ aux Terese ? De toutes les églises fermées que je connais, cet ancien sanctuaire carmélite est certainement le plus étranger. Étranger à aujourd’hui, au quartier. Il n’est articlulé à rien. Indécelable _ aussi en son absolue discrétion (et élégance de sa porte !). Absolument seul. Sans pour autant apparaître abandonné. Au contraire, son aspect lisse, minéral, semble le rendre indestructible« , lit-on page 246 ;

et aussi, page 247 : « Le livre _ Le Chiese di Venezia, aux Edizioni Alfieri (l’indication est donnée à la page 43) _ de Franzoi-Di Stefano _ Umberto Franzoi et Dina Di Stefano _ paru en 1976 publie deux photos _ très précieuses ! _ des Terese. L’extérieur apparaît en piètre état et montre à nu l’appareillage de brique rouge, mais c’est l’intérieur qui est le plus impressionnant _ voilà. On devine une décoration encore fastueuse _ rien moins ! _ même si elle commence à se faner _ plusieurs plafonds sont dégarnis » _ en 1976, donc : il y a quarante ans passés… ;

et surtout depuis que Jean-Paul Kauffmann a appris que « le Cerf blanc« , devenu un ami, Alessandro Gaggiato, « s’est fait ouvrir les Terese«  (…) ; après qu’« il (en) a obtenu la permission grâce au curé de l’église voisine, San Nicolò dei Mendicoli, « un homme excellent » » _ qui en détient la clé (page 253) ; et, plus encore, du fait qu’Alessandro lui a dit qu’il « pense que c’est possible » d’obtenir à nouveau cette opportunité d’« entrer«  aux Terese ! (page 254) ;

telles sont les raisons bien concrètes qui ont suscité la force d’un tel engouement envers ce sanctuaire fermé-ci des Terese en notre auteur… _

que je redoute _ devenu méfiant en cette décidément très imprévisible Venise _ qu’une complication de dernière minute ne vienne tout faire échouer  » : ainsi s’ouvre l’ultime chapitre, page 316.

Qui se poursuit ainsi :

« Devant l’église San Nicolo dei Mendicoli, le Cerf blanc _ l’ami Alessandro Gaggiato _ m’attend, figure _ lui-même _ fabuleuse _ celui qui connaît le mieux la totalité (!) des églises de Venise, bien qu’il ne soit ni un universitaire, ni un homme du sérail religieux, ni un rouage du réseau administratif _ et insaisissable _ce n’est pas un mondain : seulement un homme réservé et passionné depuis sa lointaine jeunesse de sa recherche (cf pages 207-208 : « Sa vie professionnelle, il l’a passée à la maison Osvaldo Böhm, un établissement autrefois célèbre à Venise sis Salizzada San Moise, spécialisé dans les gravures, estampes originales, photos anciennes (…) Dans cette boutique légendaire, il a été initié à la recherche et au classement de documents anciens. Ainsi est-il devenu un grand brasseur d’archives _ voilà. La plupart des églises fermées que je cherche désespérément à forcer, il les a connues _ lui _ ouvertes.  _ J’ai commencé en 1965. Je ne connaissais rien. J’ai appris seul en les explorant systématiquement _ voilà. J’entrais en action à 6 heures du matin. À l’époque, on ouvrait aux aurores. Je photographiais toujours selon le même ordre, extérieur, intérieur, monuments, sculptures et peintures. Un recensement systématique _ oui. Je dessinais aussi le plan de l’église en indiquant l’emplacement exact des œuvres. A 9 heures, je rejoignais mon travail chez Böhm. J’ai inventorié ainsi tous les sanctuaires vénitiens, y compris ceux qu’on a détruits _ telle, par exemple, l’église du campo della Celestia (cf les pages 250-251). Avec de la patience _ de toute une vie, depuis 1965 _, de l’organisation forcément _,  de la chance aussi, j’ai pu entrer à peu près partout. Le tout est de savoir attendre _ et résider soi-même à Venise aide bien sûr à cela. L’expérience m’a appris qu’une opportunité _ Kairos aidant _ finit par toujours se présenter« ). À le voir toujours aussi impassible et absorbé _ un trait déjà assez vénitien, me semble-t-il : une sobre et placide douceur… _, il me fait penser à un messager de l’autre monde. N’est-ce pas le séjour des ombres et de l’oubli que je vais découvrir, l’église des Terese, fermée depuis une éternité ? Sans doute la représentation la plus achevée à Venise de l’église exclue, dépossédée _ on peut même parler à son sujet de forclusion ».

« Le Cerf blanc est un cœur noble. Il ne cesse de m’en administrer la preuve par une générosité qui peut apparaître distante _ par sa sobriété, sa retenue _ mais qui n’en est pas moins efficace _ ne m’a-t-il pas fait partager _ oui ! _ son territoire ! _, par sa façon taiseuse aussi d’être disponible.

Il ne parle jamais pour ne rien dire. S’il évoque ce Pierre Gruet _ Marseille, 1917 – Thoiry, 2001 _, c’est qu’il a une idée derrière la tête. C’était un industriel marseillais, explique-t-il, admirateur de Casanova, animateur de la revue Casanova Gleanings. Il y a une trentaine d’années _ en 1975, et jusqu’en 1981 _, ce Pierre Gruet avait créé à la Giudecca, dans son Palais Vendramin, un véritable salon réunissant une petite société de casanovistes  à laquelle il avait mis à disposition une riche bibliothèque consacrée à son héros. Il avait proposé au Patriarcat de restaurer à ses frais l’église fermée de Santa Maria degli Angeli à Murano, en très mauvais état.

Les lecteurs de l’Histoire de ma vie connaissent l’épisode où Casanova et le futur cardinal de Bernis, alors ambassadeur _ de Louis XV _ à Venise, se partagent les faveurs d’une religieuse de ce couvent. Casanova la désigne par les seules initiales M. M.. Pour cette restauration, Gruet posait une seule condition : que le nom de Casanova soit mentionné.

_ Naturellement, fait mon compagnon d’un ton pince-sans-rire, le Patriarcat a refusé la proposition de Gruet.

Son « naturellement » résonne une fois de plus comme un reproche discret à l’égard de cette curie vénitienne qui le snobe. Néanmoins, je ne l’ai jamais entendu se plaindre à son endroit« , page 317.

« Avec les Terese, je sais que j’ai affaire à forte partie. Le Dr Cherido m’a confié qu’il y a travaillé naguère. À l’écouter _ c’est un avis d’expert ! _, c’est un cas clinique désespéré, comme le laissait entendre _ déjà _ le rapport de l’Unesco des années 70. (…)

Cette visite est aussi le test suprême _ voilà pourquoi le récit de cette visite constitue un tel climax du livre. D’autres églises me sont fermées dans lesquelles je ne pourrai jamais pénétrer. Avec le temps _ et les déceptions subies tant auprès du Patriarcat que de la SurIntendance des Beaux-Arts de Venise _, j’ai dû réduire mes ambitions. Les Terese, c’est autre chose. L’édifice _ lui-même _ symbolise pour moi la fermeture absolue. C’est donc l’épreuve décisive _ voilà ! Ma religion _ si j’ose dire _ est faite : si je rentre dans le bâtiment, je prolongerai mon séjour. Sinon…

Apparaît alors le sacristain _ de San Nicolò dei Mendicoli, l’église voisine _, la mine rejouie. La jovialité se dégage de toute sa personne. Il est si cordial que je lui pardonne aussitôt son retard. Il ne tient pas à la main un trousseau de clés, mais une seule clé que j’aurais crue plus imposante. Il ne l’agite pas _ lui _ devant nous. (…)

La clé _ après deux tentatives vaines _ enfin tourne et la porte s’ouvre. A cet instant je pense à la peinture de Roger de Montebello : « Et s’il n’y avait rien derrière la porte ? Et si le passage était simplement _ seulement _ dans la vibration même de la porte ?« 

La porte ne vibre pas. Elle grince tout simplement, comme il sied _ très naturellement _ à des pentures de fer qui n’ont pas fonctionné depuis _ au moins _ deux années. Je franchis le seuil, le passage de la frontière.

Aussitôt, je perçois tout. La prison _ que le bâtiment aussi fut _, l’odeur de confinement. Mon regard embrasse l’intérieur comportant une nef unique de forme rectangulaire. Santa Maria del Pianto faisait d’emblée l’effet d’une discordance. Rien de tel ici, encore que le spectacle tende au même constat : la chute, l’anéantissement avec tous les attributs d’avant. Un choc. J’ai beau m’attendre à un tableau de ruines, je suis confronté à une pure rencontre avec la fin _ voilà. Mais une fin qui se présente comme une sorte de discrédit. Aux Terese, la beauté a tout simplement été injuriée. Elle n’a pas totalement disparu. Car on la voit, son empreinte est encore visible. Mais elle est enfouie _ matériellement _ sous les décombres _ qui dominent…

(…) Un incroyable entassement de corniches, de marbres, de frises, d’entablements, de colonnes tronquées _ un vrai trésor ! _ posés à même le sol _ voilà _ recouvert d’un méchant plastique semé de crottes de pigeons. On dirait un bâtiment qu’on vient de dégager grossièrement après un bombardement. La même vision de désolation. L’œil ne voit que cet ensemble confus qui donne l’impression d’avoir été rangé rapidement après la catastrophe. Et cette odeur remontante de salpêtre qui humecte l’atmosphère ! L’humidité, on ne la voit pas, on la touche, on fait plus que la renifler, elle travaille à l’intérieur des murs, elle est en suspension dans cet air où ont résonné les chants angéliques et le tonnerre de l’orgue, on la sent s’insinuer partout comme un écoulement malsain. Les sanctuaires vénitiens sont plus exposés que d’autres édifices : c’est par les tombeaux que l’eau remonte lors de l’acqua alta.

Bien après le choc, le regard finit par appréhender l’emmurement : le maître-autel et les six autels latéraux _ voilà _ incrustés de gemmes resplendissant dans la lumière qui provient des hautes fenêtres.

Je crois avoir approché la plupart des autels de Venise qui rivalisent de beauté, comme à la Salute ou à San Lorenzo, où le maître-autel à double face compte parmi les choses les plus magnifiques que j’ai jamais vues. Mais les autels _ au pluriel : sept _ des Terese les dépassent tous _ c’est dire leur degré de somptuosité ! _ par leur marquetterie de pierre rouge de Vérone, leurs incrustations d’émaux et de marbres.

Comme à Santa Maria del Pianto, une impression presque gênante _ cf l’Unheimliche freudien _ de déjà-vu. Impossible toutefois que je sois entré jadis _ en 1968 ou 69 par exemple _ en ce lieu. La mémoire n’est pas fiable, j’ai peut-être vécu un moment qui, en réalité, n’est jamais advenu _ seulement fantasmé. Derrière le tabernacle du maître-autel le retable a disparu. J’interroge mon compagnon _ de visite : le Cerf blanc, Alessandro Gaggiato. Il a beau avoir déjà vu ce champ de ruines, je le sens _ terriblement _ blessé par cette vision.

_ Il y avait là un tableau de Nicolò Renieri, Sainte-Thérèse et le sénateur Giovanni Moro. En 1965 _ c’est donc cette année-là qu’Alessandro Gaggiuto a découvert le sanctuaire des Terese _ il était encore ici. J’ignore ce qu’il est devenu. Nicolò Renieri ou Nicolas Regnier _ peut-être un lointain parent de Jean Clair, qui parle dans son Dialogue avec les morts, à la page 275, de ce lointain cousinage vénitien avec les Régnier-Ranieri ; cf mon article du 16 juillet 2011 : _, né à Maubeuge à la fin du XVIe siècle Maubeuge, c. 1588 – Venise, 1667 _, est un peintre caravagesque _ une œuvre de lui (de sa période romaine, vers 1620) se trouve au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux : Renaud et Armide. Il a vécu un moment à Rome _ de 1615 à 1625 _ et terminera sa carrière à Venise. Renieri est une figure énigmatique. Peintre mais aussi marchand d’art et collectionneur, ayant servi de rabatteur pour Mazarin, il mourut très riche. Ses quatre filles, réputées pour leur beauté, étaient toutes peintres.

Mon acolyte _ Alessandro _ désigne le plafond octogonal à nu où se déployait une autre toile de Renieri représentant Sainte Thérèse en gloire. Elle se trouvait encore dans l’église en 1976 _ année du livre de Franzoi-Di Stefano, avec ses deux photos des Terese. Malgré ses nombreuses recherches, il ne sait pas où elle est.

Serait-ce la pièce manquante ? L’église, ne l’oublions pas, était dédiée à Sainte-Thérèse d’Avila. A l’évidence, le sanctuaire était splendide. Tout y témoignait de l’extase et certainement de la jouissance _ de quoi attiser la curiosité de Lacan lors de ses excursions gourmandes à Venise. Thérèse était enlevée par l’Aimé, son ravisseur. D’après Lacan _ il n’était donc pas très loin _, les mystiques comme Thérèse témoignent de ce qu’ils jouissent, tout en n’en sachant rien _ innocemment, donc. Tout a disparu, tout s’est envolé. De l’ivresse, de la félicité _ thérésiennes _ ne reste plus que cette odeur de croupi et de bas-fond. Et le silence. Le silence vénitien _ non vide _ cher à Luigi Nono, qui n’est ni soustraction ni pure opposition au son. Je l’entends. Il crisse. Il vibre _ et vit, musicalement ; je pense à la sublime Musica callada de Federico Monpou… _ dans cette humidité.

Renieri  a peint d’autres tableaux pour les Terese, une Annonciation et un Archange Gabriel qui figureraient dans les réserves du musée de l’Accademia. D’après mon compagnon, une œuvre de Renieri et une autre de Jacopo Guarana sont entreposées au musée diocésain, l’établissement que dirige le Grand Vicaire.

Cette liste donne un aperçu de ce que fut la magnificence _ voilà _ des Terese. Deux statues représentant les prophètes Élie et Élisée, attribuées à Andrea Cominelli, encadrent encore le maître-autel. Pourquoi n’ont-elles pas été enlevées ? Mystère. Leur présence au milieu de ce désordre a quelque chose d’incongru. A moins que ce ne soit l’ultime message d’espoir laissé involontairement par un catholicisme qui a toujours voulu jouer _ tout particulièrement à Venise la sensuelle (et la ville des ridotti et casini…) _ la promesse contre la chute _ l’espoir de la jouissance (du Paradis) plutôt que la crainte du châtiment (de l’Enfer).

La promesse, c’est-à-dire l’accomplissement, je me demande bien où elle git _ désormais _ dans ces ruines. Me revient alors en mémoire le mot interdit que j’avais imaginé _ cf page 234 _, exécration » _ qui signifie dé-sacralisation.

S’impose alors relire un passage important aux pages 233-234 (chapitre 33) :

« On m’objectera une fois de plus : que possède de plus _ par rapport à une église ouverte _ une église fermée ? En quoi son inaccessibilité la désignerait-elle comme supérieure à un bâtiment religieux ouvert ? (…) Différente, à coup sûr, la fermeture change tout _ du tout au tout, même. Elle confère au sanctuaire une intériorité secrète _ voilà _ qui n’est pas _ en sa singularité d’exception _ comparable aux autres. Une qualité de silence _ voilà ! _ qui grandit l’espace _ simplement matériel, lui, du lieu. L’intégrité, qu’elle a gardé _ voilà : elle ne l’a pas perdue ! _, en même temps que la permanence _ aussi _ d’un manque _ perceptible ; et fondamental en la puissance de sa capacité dynamique _ : ainsi se distingue-t-elle. Je l’ai perçue à San Lorenzo (…) : une présence en creux qu’accompagnait, je m’en rends compte maintenant, un trouble qui peut se confondre avec un sentiment d’angoisse. (…) Par-dessus tout appréhension de déranger l’ordonnance d’un monde en lui-même, souterrain, absolument inconnu, comme si dans la pénombre se dissimulait sous ces voûtes et derrière ces colonnes la présence d’un hôte insaisissable _ voilà. Et toujours cette injonction _ sacrale _ qui ressemble presque à une menace : Noli me tangere. Ne me touche pas ! Ne m’effleure même pas.

(…) Peut-être Hugo Pratt

_ « Dans son goût pour l’ésotérisme, son penchant pour les mystères qui doivent le rester, Hugo Pratt _ 1925 – 1998 _ l’avait rappelé dans notre parcours de la ville, il y a une trentaine d’années _ peut-être en 1988. Il disait à peu près : ces espaces fermés sont les pages d’un grand livre à déchiffrer _ voilà _, mais tout ne doit pas être pénétré ; ces lieux ont droit à une part de secret qu’il faut respecter « , page 234 aussi ; auquel j’ajoute ce mot de Lacan, donné à la page 239 : « Le gai savoir consiste à « jouir du déchiffrage » »…  _,

peut-être Hugo Pratt voulait-il indiquer que face à ces temples silencieux, épargnés par la multitude _ des touristes _, il fallait renoncer à avoir le dernier mot ? Le mot invisible qui fait défaut, la clé d’accès qui permet d’encoder : se détourner de cette part intime. Ce mot impossible, je n’aurai pas la prétention de l’avoir trouvé. J’en ai imaginé un. Sans doute en existe-t-il d’autres, de plus appropriés. Qui sait ? Rêvons un peu. Si ma quête finissait par se révéler fructueuse, il n’est pas impossible de le capturer, ce mot manquant. En attendant, le voici.

Ce nom est exécration » _ qui signifie action (sacrilège) d’ôter la sacralité.

Fin ici du dernier chapitre, le chapitre 45, à la page 322.

Me reste encore l’Épilogue _ et ses quatre exemples finaux _ à relire et commenter.


Ce lundi 24 juin 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le mystère de l’espace toujours vivant des sanctuaires désertés : les approches dans Venise, comparaisons aidant, de l’alpha et omega des choses, par Jean-Paul Kauffmann en son « Venise à double tour » (III)

23juin

En poursuivant mes relectures du Venise à double tour de Jean-Paul Kauffmann,

en continuant mes articles précédents :

j’en viens aux distinctions affinées auxquelles procède, step to step, le regardeur infiniment patient et passionné de Venise en sa perception des espaces intérieurs des diverses églises fermées qu’il réussit _ maintenant _ à se faire ouvrir _ après son regard jeté à la sauvette, trois minutes durant, sur San Lorenzo, aux chapitres 21, 22, 23 et 24, aux pages 144 à 168 ; suivra, plus tard, un regard beaucoup plus long et détaillé sur les combles du bâtiment, en compagnie de l’ingénieur chargé de la restauration de San Lorenzo, le Dr Cherido, au chapitre 44, aux pages 306 à 311 _ :

soit San Lazzaro dei Mendicanti, au chapitre 32, aux pages 226 à 228 ;

les Santi Cosma e Damiano, au chapitre 38, aux pages 263 à 265 ;

Santa Maria del Pianto, au chapitre 41, aux pages 285 à 292 ;

et les Terese, au chapitre 45, aux pages 320 à 322.


L’église San Lazzaro dei Mendicanti fait partie intégrante de l’hôpital civil de Venise, et Jean-Paul Kauffmann reçoit l’autorisation expresse impromptue de venir la découvrir, au moment d’un concert de Noël auquel il assiste dans l’Auditorium, tout proche _ à la sortie même de ce concert, et après la traversée d’immenses couloirs du bâtiment de l’Ospedale _ :

« C’est alors que je découvre dans un immense vestibule la seconde façade _ en plus de celle, extérieure, donnant sur la Fondamenta et le rio dei Mendicanti _ des Mendicanti garnie de quatre colonnes corinthiennes surmontées par deux anges. (…) D’emblée, je reçois en pleine figure _ il n’y a pas d’autre mot _ comme un projectile, une forme lancée d’un autel latéral. La force balistique émane _ oui _ d’un tableau. Elle ne provient pas _ pour une fois _ des couleurs, comme dans le Saint Jérome ermite de Véronèse, un tableau que Jean-Paul Kauffmann a vu en train d’être restauré, en son atelier du sestier Santa Croce, près du Ponte dei Scalzi, par Claudia Vittori (cf à la page 216 du chapitre 31) _, mais de l’architecture des volumes. La catapulte _ émettrice de ce projectile qui vient de le frapper _ est l’un des chefs d’œuvre du Tintoret, Sainte-Ursule et les 11 000 vierges. On ne voit qu’elles. (…)

Il règne dans le sanctuaire un froid noir qui convient bien à son atmosphère ténébreuse. Tout, c’est vrai, y est sombre, mais comme dans un coffret où l’on range les bijoux : les miroitements _ revoici notre mot ! _ varient en fonction de la manière dont se déplace le regard. L’arc monumental à la gloire de Lazzaro Mocenigo, vêtu de l’uniforme de capitaine de la marine, brasille _ voilà ! _ dans la nuit, de même qu’un tableau du Guerchin représentant sainte Hélène. (…) Nous sommes là (…) piétinant la dalle usée du sanctuaire pour nous réchauffer, moi ne sachant où donner de la tête _ voilà : une impression fréquemment ressentie dans les églises vénitiennes, comme jamais ailleurs, même à Rome… _, égaré _ oui ! _ par tous ces chefs d’œuvre, conscient que le temps _ pour vraiment les détailler du regard _ dans ce sanctuaire m’est compté. (…) Il ne faut pas abuser de la situation. (…)

Il est tard. Il fait froid. Et, comment dire ? Certes je suis touché par le spectacle de toutes ces merveilles, mais surtout désorienté. La vérité, la voici. Elle est difficile à avouer : les Mendicanti ressemblent _ trop _ à toutes ces églises de Venise que j’ai explorées. Aussi belle, aussi luxueuse, aussi profuse _ voilà ! _ en œuvres d’art, avec cette touche d’élégance et de raffinement _ oui _, cet effet théâtral libéré de toute emphase _ oui, oui _ qui n’appartient qu’à cette ville _ en effet. Elle remplit parfaitement son rôle d’église. Il n’y manque _ hélas, et là est bien le paradoxe _ rien.

Le manque, tout est là _ Jean-Paul Kauffman en prend de mieux en mieux conscience. Elle ne me prive pas _ comme elle le devrait pour toucher vraiment ! _ de quelque chose. Ce quelque chose, c’est l’imprévisible, l’absence _ voilà, qui met en marche, et élève surtout,  la pensée _, l’odeur de croupi, ce climat étrange de dépose et d’abandon _ profondément émouvant _ entrevu _ précédemment _ à San Lorenzo.

(…) Aucune impression de désolation _ ici. Rien ne saurait atteindre dans la nuit la splendide sérénité _ trop parfaite, voilà ; trop auto-suffisante _ de ces galeries décorées de colonnes, de trophées, d’entablements datant de la Renaissance. (…)

J’attache peut-être une importante excessive aux sensations olfactives. Pour moi elles ne trompent pas. On sent bien que l’air entre facilement aux Mendicanti _ toutes proches, en effet des Fondamente Nuove et de la lagune, où souffle généreusement la bora. Trop facilement _ sans assez de filtres ingénieux, comme à San Lorenzo. L’édifice dégage cette odeur saline, pointue, vivante de jours ouvrables _ et donc pas assez fermés _, ainsi que ce parfum votif de cire chaude particulier aux sanctuaires où l’on peut accéder » _ accomplir des dévotions : cette église reçoit donc des fidèles ; elle n’est pas assez désertée… _, pages 226-227-228.

Le cas, au chapitre 38 et pages 263 à 265, ensuite, de l’effraction _ furtive et à nouveau brève _ aux Santi Cosma e Damiano est, lui, un peu particulier :

« Avant de regagner l’appartement _ sur la Fondamenta del Ponte Picolo, à La Palanca, sur l’île de la Giudecca _, nous effectuons _ Joëlle et Jean-Paul _ notre promenade vespérale. Il est 19 heures. Nous traversons le campo Santi Cosma e Damiano. Les herbes folles ont tellement envahi l’esplanade que celle-ci ressemble à présent _ en quel mois sommes-nous donc ici ? _ à une prairie.

À ma grande stupéfaction, une porte à proximité de l’église que j’ai toujours vue fermée est _ ce dimanche soir-ci _ entrebâillée. Nous nous engageons dans une ruelle conduisant à un ensemble d’habitations longeant le mur du sanctuaire et, nouvelle surprise, sur ce même mur une porte donnant accès à l’église est _ elle aussi _ ouverte. Le battant frappe au vent _ la Giudecca est, elle aussi, ventée. Allons-nous entrer ? Quelqu’un, en ce dimanche soir, s’est introduit dans l’édifice. Il n’a pas verrouillé derrière lui. Qu’est-il venu faire à cette heure ?

Nous pénétrons à l’intérieur du sanctuaire faiblement éclairé par une lumière provenant de ce que je crois être le narthex. En considérant de plus près la lueur, je remarque qu’elle émane d’un bureau. Une partie a été aménagée en espace de travail sur plusieurs niveaux avec cloison transparente et équipement contemporain _ voilà _, tandis que l’autre partie, correspondant au maître-autel et au chœur, est vide. Des pierres tombales, des pavements sont scellés à un mur de brique. Tout le mobilier d’église a disparu. Seules la coupole et les lunettes de l’abside et des chapelles sont décorées de fresques magnifiques quoique passablement défraîchies.

(…) L’endroit sent la craie humide et cette odeur de clou de girofle caractéristique du bois de mélèze vieilli. La lampe de bureau est soumise à des baisses de tension. Par moments, elle illumine intensément et réveille des visages de femmes. Je parviendrai par la suite à identifier un de ces personnages comme étant la Sibylle de Cumes _ c’est elle qui sert de guide à Énée pendant sa descente aux Enfers. La chapelle de droite a été transformée en salle de réunion avec chaises coque plastique empilables.

Je me dis en moi-même que nous ne devons pas nous attarder en ce lieu. Ce n’est plus une église _ voilà _, même si elle garde des traces de son passé religieux. Le silence rompu par les brèves déflagrations de la bourrasque _ au dehors _ est pesant. Et la lumière qui n’éclaire qu’une partie de l’ancien sanctuaire a je ne sais quoi d’inquiétant. Elle indique une présence que l’on pressent, mais impossible à identifier. Quelqu’un fourrage du côté des bureaux. Puis le bruit s’arrête. J’ai l’impresion qu’on nous observe.

Alors que nous nous dirigeons vers la sortie, une voix grave nous interpelle :

_ Cosa ci fai qui ?

Je me retourne. Le jeune homme qui nous apostrophe porte la bauta, tenue composée d’une cape et d’un tricorne noir aux bords galonnés avec une collerette blanche. Il tient à la main un masque blanc _ nous sommes peut-être en période de carnaval, au mois de février… Il s’avance à pas comptés vers nous. Ses souliers résonnent sur les dalles. Je me dis que je déraille : un homme en habit du XVIIIe marche vers moi et veut me barrer le passage.

J’explique en français que nous sommes des touristes. L’église était ouverte. Nous sommes entrés. Il écoute avec une moue ironique et aperçoit mon carnet de notes. Cela ne cadre pas avec les explications que je donne. Qui  suis-je donc ? semble-t-il se demander avec une mimique de plus en plus méfiante. Je lui montre les fresques. Il plaque alors le masque au long nez sur son visage pour regarder comme s’il chaussait des lunettes, puis l’enlève, l’air de dire : « Et alors ? » Nous nous observons un long moment. Ses petits yeux noirs aux paupières tombantes sont interrogatifs. Il ne sait pas trop quel parti adopter. Retentit soudain une sonnerie de téléphone diffusant un morceau de musique tonitruant _ l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini. L’homme sort un iPhone d’une poche gousset.

J’imagine qu’avant de se rendre à une fête costumée, il est passé en coup de vent à son bureau, laissant la porte ouverte. Il interrompt la conversation au téléphone et plaque l’appareil sur sa poitrine :

_ Espace privé… Vous comprenez ?

Oui, bien sûr, nous avons compris. Amadoué, il montre les bureaux :

_ Incubatore aziendale !

Je serais curieux de savoir ce que le Grand Vicaire pense d’une telle métamorphose. Satisfait, probablement. L’innovation, la modernité, un lieu de passage et de rendez-vous pour les jeunes créateurs d’entreprises ! La start-up installée au rez-de-chaussée se nomme Seren DPT. La sérendipité : l’art de trouver ce que l’on ne cherchait pas

_ cf mon article du 3 mars 2014 :

… 

En sortant du sanctuaire, un sentiment de tristesse m’accable. Sans doute Santi Cosma e Damiano a-t-elle été réduite à un usage profane qui n’est pas « inconvenant », selon le terme employé par le droit canon. Cependant ce statut de relégation me chagrine. On l’a fait passer à un niveau vraiment inférieur. L’Église a beau proclamer qu’un sanctuaire n’est jamais désacralisé, qu’il garde un caractère intouchable impossible à effacer, cet édifice donne le sentiment d’avoir été maltraité _ voilà _, à la façon d’une beauté qu’on n’aurait pas transformée en souillon, mais en personne neutre, insignifiante. Les fresques _ de Girolamo Pellegrini _ qui furent somptueuses, se délavent et vont finir par disparaître. « Un espace mort entre des murs », Sartre recourt à cette formule pour caractériser la perte de sacré _ voilà _ de l’église vénitienne.

Dans la nuit, alors que nous regagnons l’appartement, je reste sous l’emprise de la vision : les formes qui dansaient encore sous la lumière papillotante ; les anges, la Vierge sous le dôme essayant d’animer un ciel de plus en plus décoloré. Un dépôt mort _ voilà, en pareille réaffectation profane. La représentation d’une Venise à laquelle je préfère ne pas être confronté.

Depuis leur bureau, les jeunes entrepreneurs de start-up ont ces peintures dans leur champ visuel. Les regardent-ils ? Connaissent-ils leur signification ? _ et que leur disent-elles ? (…) Le jeune masque de tout à l’heure avait apporté une réelle élégance à son travestissement _ c’est un indice positif. Nous le surprenons sur le quai, montant dans un bateau-taxi.

Il nous fait un signe gracieux de sa main gantée » _ ce n’est pas un barbare…

Tel est donc un des devenirs possibles des églises fermées _ et désaffectées _ de Venise : une forme d’absence, là, est sensible.

L’exemple suivant est celui d’une église que Jean-Paul Kauffmann, cette fois, est parvenu à se faire ouvrir : Santa Maria del Pianto, au chapitre 41, et aux pages 285 à 292 _ et c’est la toute première fois sur sa demande expresse.

Une étape donc importante pour lui _ ainsi qu’en témoignent ces lignes d’ouverture du chapitre 41, aux pages 282-283 _ :

« Après le dîner, alors que je déguste mon cigare comme à l’accoutumée face aux Gesuati _ situées sur la rive opposée du Canal de la Giudecca _, un texto me parvient : la visite de Santa Maria del Pianto est prévue _ et organisée ! _ demain à 15 heures. (…)

Je suis réveillé au milieu de la nuit par le bruit familier : le choc élastique du vaporetto N _ le vaporetto notturno, de seize fois par nuit, entre 23h 47 et 5h 14 _ qui frappe le ponton _ de la Palanca _, le couinementnt du caoutchouc froissant l’embarcadère. (…) Cette fois, je me rendors difficilement, excité à l’idée de pénétrer dans ma première église fermée _ c’est-à-dire la première ouverte, enfin, à sa demande expresse.

Je me dis que Sant’Anna, San Lorenzo, San Lazzaro, Santi Cosma e Damiano ne comptent pas _ vraiment. Rencontres accidentelles inabouties _ faute du temps et de la paix nécessaires à une substantielle vraie contemplation. Elles n’ont témoigné jusqu’à présent que de la médiocrité de ma quête. Je suis entré par hasard. Sans cette faille _ ces quatre fois-là _ dans le dispositif, je serais revenu complètement bredouille. Les ai-je vraiment connues ? _ ces églises à peine entr’aperçues et sans préparation. Je les ai vues à la sauvette : « Fais vite et dégage !«  m’ont-elles signifié. En fait, elles m’ont ignoré _ ces réservées demoiselles. Cette fois, l’une d’elle va _ vraiment _ m’accueillir _ me recevoir. Me reconnaître _ dans les règles. Témoigner _ en haut-lieu et pour l’éternitéen ma faveur. Attester _ enfin _ de la légitimité _ sérieuse, et pas capricieuse _ de ma recherche« , se raconte-t-il alors à lui-même, page 283.

Et quand, la porte enfin poussée, « l’intérieur du sanctuaire apparaît », « ce n’est pas un surgissement _ brut et brutal _, plutôt une perception qui prend corps peu à peu. Car il faut que l’œil puisse prendre connaissance et s’habituer _ voilà, avec précision sinon minutie _ à une pareille _ singulière, extraordinaire _ apparition.

J’ai rarement vu un spectacle aussi discordant. Une vision aussi incohérente, exprimant l’élégance décavée, le faste et le dénuement _ tout à la fois et en même temps. D’un côté, on pourrait dire que l’église ressemble à une ravissante salle de théâtre : plan octogonal parfait, sept autels comme autant de loges. Rien de plus accompli. Une conception à la fois très simple et très pensée. Le type même de l’architecture intime, raffinée, évoquant le salon de musique ou le boudoir cher à Philippe Sollers. La société vénitienne devait priser un tel cercle. Si l’on n’y débattait pas, du moins devait-on se sentir bien dans un tel décor, en harmonie et confidence avec la divinité » _ la première pierre de l’édifice a été posée en 1647, « Venise vient de vaincre les Turcs en Crète. Santa Maria del Pianto consacre l’une de ses ultimes victoires. Ensuite la Vierge pourra pleurer toutes les larmes de son corps pour les siècles à venir. (…) Étrange tout de même que pour marquer un succès on ait choisi de dédier cette église à la souffrance et aux pleurs » (page 288).

Mais s’impose aussi au regard « l’état _ terrible _ d’abandon du lieu. La discordance _ avec l’élégance et le faste _ est là. Que ce sanctuaire soit en ruine, ça n’a rien d’étonnant. On ne s’attend pas à autre chose. Le scandale _ nous y voici ! _ est qu’il touche à la grâce. Un tel endroit est une faveur, un pur joyau octroyé _ à l’humanité, voilà. Non seulement les hommes ont refusé cette grâce, mais ils l’ont abîmée. Ils l’ont laissée se dégrader jusqu’à ce que l’édifice soit mis _ désormais _ hors de service. (…)

Les autels dépouillés de leur retable n’offrent plus qu’un _ misérable _ panneau de contreplaqué. Notre accompagnatrice précise que La Déposition de Luca Giordano qui décorait le maître-autel se trouverait à présent à l’Accademia. Aux dernières nouvelles, elle serait entreposée dans les réserves du musée, et n’est donc pas visible.

(…) Au centre du sanctuaire, à l’intérieur d’une clôture mobile de chantier, sont entassées des planches disloquées et pourries, et des restes de palettes. Le sol est couvert de gravats. L’édifice dégage une odeur flétrie de vieux plâtre et de moisi. La porte sous la chaire a été murée à l’aide de briques. Les infiltrations d’eau ont altéré la voûte où l’on observe des décollements et des écaillages. Une canisse en bambou, qui mérite bien son nom de brise-vue, a été posée sur le plafond pour dissimuler les dégradations _ voilà. Seul le balcon d’orgue, dont la voûte est consolidée par un cintre en bois, conserve un certain apparat. La trace d’une grâce disparue. Le buffet, orné de deux colonnes dorées, pavoise même avec ses jolis rideaux cousus en godets. On dirait une scène de théâtre en miniature.

_ Alors, tu es content ? interroge Joëlle.

_ Oui, content et désolé. Je me doutais que ce serait en mauvais état, mais pas à ce point ! On voudrait sauver cette église qu’on ne le pourrait pas. La fin paraît inéluctable. Sainte-Marie-des-Larmes, elle mérite bien son nom.

(…) Alma, occupée à examiner un par un les débris du naufrage, n’a rien dit jusqu’à présent. Elle est interloquée, elle aussi, et prononce le mot de désertion. C’est le terme qui convient. Nous sommes face à un abandon, mais aussi un reniement, une trahison, comme si Santa Maria del Pianto était passée à l’ennemi _ et qu’on lui en voulait _ alors qu’elle est une victime. L’ennemi, c’est l’indifférence, la neutralité, la croyance qu’on ne saurait sauver tout le monde. La bonne conscience, appliquée comme dans un plan social _ avec dégâts collatéraux inévitables… _ : certaines églises doivent rester sur la carreau pour que les autres vivent. (…) Le vrai responsable, c’est l’homme qui laisse faire et regarde ailleurs, refusant de porter secours.

Noli me tangere, cette fois c’est tout le contraire. Tange me, touche-moi. Je n’ai plus conscience de mon corps. Mets la main sur moi, rencontre-moi _ voilà _, fais-moi exister, je dépéris. Telle est _ cette prosopopée _ la prière de l’église construite sous le règne d’une Venise encore glorieuse _ au mitan du seicento (1647). Un appel au secours émanant d’un être encore vivant. Il est dévêtu, épuisé. Il n’en a plus pour très longtemps.

(…) Un flot de lumière venu du dehors par la porte _ un éclat de soleil perçant les nuages _ réveille subitement l’édifice. Le dallage resplendit malgré la poussière. Nous passons de l’ombre à la lumière. D’un coup, l’air embrasé a chassé l’odeur de vieux placard humide. Le spectacle nous laisse cois. Le théâtre est en train de s’animer. Les joints, les nœuds, les veines du panneau de contreplaqué derrière le maître autel se mettent _ même eux _ à briller. On va frapper les trois coups.

Ce sera un seul coup. La porte claque _ le lieu, sur la Fondamenta exposée à la bora, est très venté _ et se referme. Tout s’éteint. L’homme aux clés l’ouvre, mais le soleil a disparu.

Ce bref moment de grâce nous ne cesserons ensuite _ en repartant _ d’en parler sur les Fondamente Nove. À l’image de ces enterrements, lorsqu’on revient du cimetière et que les langues se délient. Au lieu de parler du défunt et du vide laissé derrière lui, on se plaît à évoquer les moments les plus beaux et les plus émouvants des hommages, l’instant où celui qui n’est plus semblait être encore parmi nous. Pendant quelques secondes le passé s’est rallumé comme une boule de feu qui traverse l’espace _ et c’est bien là un des pouvoirs magiques de Venise que cette « translation du temps » (page 67) qui nous transfigure nous-mêmes soudainement ; elle est due au fait si évident que « Venise acquiesce à la totalité du temps » (page 81). La traînée lumineuse nous a foudroyés. Mais de manière trop fugitive _ comment la ralentir et tenter de la retenir ? Par le détail déployé a posteriori de l’écriture ?…

(…) Elle _ Santa Maria del Pianto _ a encore quelque chose de vivant. Un trésor qu’on ouvre uniquement pour vous, c’est toujours excitant _ en effet : un royal privilège. Tu as raison d’être satisfait _ dit Joëlle. Mais pour elle _ l’église, en ce si lamentable état _  que va-t-il se passer maintenant ? Notre visite ne change rien. Elle est condamnée.

Condamnée, elle l’est, mais elle n’a rien livré non plus _ et c’est peut-être encore pire _ de son mystère. Elle nous a été ouverte mais elle est restée fermée.

Cette certitude ne m’est pas apparue sur le moment _ trop fugace du regard. Curieusement, c’est lorsque nous sommes passés, après la visite, devant la porte toute proche des Gesuiti que la révélation s’est faite. La porte de l’église était ouverte, banalement ouverte, offerte à la vue, si facilement accessible, celle-là. J’ai pensé aussitôt : Santa Maria del Pianto nous a possédés, affectant de cacher ce qu’il y aurait à voir mais dissimulant ce qui ne peut être vu.

L’évidence s’est imposée à moi : elle n’a dévoilé qu’une partie d’elle-même, son apparence ruinée. Le reste, elle l’a fermé comme on le dit d’un visage impénétrable. Toute scène de théâtre recèle un endroit invisible appelé les dessous du théâtre, un espace secret constitué de plusieurs niveaux permettant d’escamoter décors et comédiens. Nous n’avons vu que la scène, nous n’avons pu voir l’arrière-monde caché sous le plancher _ voilà. Je m’aperçois maintenant _ trop tard _ que beaucoup d’éléments étaient masqués. La canisse de bambou sur la voûte, les grilles de parloir en petits carreaux losanges sur l’un des murs (je n’ai pas eu l’idée de regarder ce qu’il y avait derrière _ regarder vraiment demande à la fois beaucoup de temps, et d’idée… _), le contreplaqué occultant tous les autels. En réalité, l’église n’est qu’une partie d’un ensemble beaucoup plus vaste, autrefois un monastère, qui a disparu.

(…) Que s’est-il passé ce jour de 1829 où fut décrochée du maître-autel la toile de Giordano pour être apportée au musée de l’Accademia ? Ce jour-là, Santa Maria del Pianto a été atteinte _ terriblement _ dans son intégrité _ sacrale.

Une fois de plus, je me trouve aux prises avec la présence invisible déjà _ furtivement _ entrevue à San Lorenzo, une vérité qui va se dévoiler _ à terme _, mais à quelles conditions ?

« Si tu me cherches de tout ton cœur, tu finiras par me trouver », affirme le prophète Jérémie » _ voilà ce qui peut déjà se pressentir, spécifiquement en quelques unes de ces églises fermées de Venise ; mais la révélation complète de cette « présence«  comporte aussi ses propres exigences, complexes ; à faire apparaître à la conscience, puis pénétrer et comprendre par une méditation ; cela n’a rien d’immédiat. Tout un travail lent et patient doit s’opérer. Tel que d’abord un long séjour de fond à Venise ; puis l’écriture sérieuse d’un vrai livre, tel que celui-ci, Venise à double tour

À suivre…

Ce dimanche 23 juin 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Découvrir « La Chapelle des Chantres de François Ier », par Vox Cantoris et Jean-Christophe Candau

22juin

Le label discographique Psalmus

nous propose un magnifique CD

intitulé La Chapelle des Chantres de François Ier,

le CD PSAL 032,

interprété par les chanteurs de Vox Cantoris

_ Raphaël Mas, superius, Jean-Christophe Candau, contreténor, Damien Rivière, contreténor, Jean-Marc Vié, ténor, Christophe Gautier, basse _,

sous la direction de Jean-Christophe Candau ;

et avec la participation de Jean-Patrice Brosse, sur l’orgue Renaissance de Saint-Savin en Lavedan,

pour le Magnificat octavi toni de Claudin de Sermisy ;

avec des motets en latin

de Jean Richafort (1480 – 1550),

Mathieu Gascongne,

Johanes Mouton (1459 – 1522)

et Claudin de Sermisy (1490 – 1562).

Une musique française

d’une douceur admirable !



Ce samedi 22 juin 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le mystère de l’espace toujours vivant des sanctuaires désertés : les approches, dans Venise, de l’alpha et omega des choses, par Jean-Paul Kauffmann en son « Venise à double tour » (II)

21juin

En ouverture du chapitre 31,

à la page 212 de son Venise à double tour,

Jean-Paul Kauffmann,

« avant les fêtes de Noël » _ il s’est installé à Venise, dans un appartement de l’île de la Giudecca qui a vue sur le Canal et les Zattere (de Dorsoduro, en face) au début de l’automne (« En ce début d’automne, l’air est doux, la lumière, comme toujours ici, sensuelle et indéfinissable, une brillance si délicate et charnelle _ voilà : les deux _ que, pour se tirer d’affaire _ afin de bien la caractériser _, on ne peut que s’en rapporter aux couleurs des grands peintres de Venise, en particulier Véronèse, même si son opulent jaune soleil tirant sur le safran est sans doute moins notoire que son vert« , page 42) _,

fait un utile point des avancées et impasses de sa démarche de se faire ouvrir les églises fermées de Venise _ à la recherche (du moins au départ) patiente, obstinée, méthodique de « la peinture qui miroitait dans la pénombre » qui l’avait fortement impressionné lors de son bref tout premier passage (plutôt que séjour) à Venise l’été 1968 (ou 69) ; soit presque cinquante ans auparavant !, « l’image disparue : une peinture qui miroite » (page 19), « je me vois contemplant un mur dans la pénombre… La peinture qui l’illumine…«  (page 29), ayant donné lieu à cette étrangement forte impression d’alors (qui continue toujours de venir l’intriguer : « Pourquoi avais-je ressenti cette impression d’étrangeté, de douceur ?« , page 29), qu’il aimerait retrouver et pouvoir-vérifier, probablement en quelque église vénitienne un peu obscure. Et comme jusqu’ici il n’est parvenu à la dénicher en aucune des multiples églises explorées lors de ses nombreux, pourtant, séjours à Venise depuis (« les séjours se sont succédé _ entre 1968 ou 69 et 1985 _ puis accélérés après ma libération en 1988. Et cette église, ce palais que je ne réussissais pas à retrouver…« , page 29), « le chasseur«  en venu à l’idée que cette église parcourue du regard il y a cinquante ans, en 1968 ou 69, doit probablement être, maintenant, fermée au public ; et qu’il s’agit donc pour lui de réussir à se la faire ouvrir ! voilà le défi (de déverrouillage) on ne peut plus concret auquel Jean-Paul Kauffmann se propose de répondre en ce présent séjour prolongé le temps qu’il faudra, cette fois, pour une très systématique recherche dans les moindres églises fermées de Venise (au nombre apparemment d’une quarantaine) ; le temps qu’il faudra, donc, pour retrouver « la fameuse peinture qui brillait dans la pénombre lors du premier voyage«  (page 327) _ ;

un point qui nous aide bien, nous aussi, ses lecteurs, à nous repérer _ une bonne carte, bien précise, de Venise pouvant elle aussi venir à notre secours ! _ dans son périple de recherche (et découvertes progressives) ;

et qu’il reverra et complètera en l’Épilogue _ important en sa brièveté de cinq pages _ du livre, aux pages 323 à 327 :

« Voici un point _ page 212, donc, au chapitre 31 (le livre en comporte 45, avec, aussi, un Épilogue) _ de la situation avant les fêtes de Noël.

Combien d’églises se sont ouvertes ? _ en ces trois mois écoulés depuis le début de l’automne… Une seule, San Lorenzo _ dans le sestier de Castello _, et encore par hasard _ et regardée pas plus de trois minutes, cette fois-là du moins.

Une fausse église fermée puisqu’il lui arrive d’être parfois ouverte _, Santa Maria della Visitazione _ dans le sestier de Dorsoduro, sur les Zattere.

Une, entredéverrouillée et _ définitivement _ inaccessible, Sant’Anna _ dans le sestier de Castello.

En attente : San Benetto sestier de San Marco _, San Fantin _ sestier de San Marco, aussi, face à la Fenice _ et Spirito Santo _ sestier de Dorsoduro, sur les Zattere, elle aussi. Ces trois-là dépendent du bon vouloir du Grand Vicaire _ Don Gianmatteo Caputo, un des deux préfaciers de Venise mariale _ Guide artistique et spirituel, de Noëlle Dedeyan. Il tarde à donner son feu vert _ nous apprendrons quarante pages et six chapitres plus loin, au chapitre 37, pages 255-256, que « le portier suprême a fait savoir que la visite _ promise par lui-même _ des trois églises n’était pas possible. Il se défile en sous-entendant qu’il n’a pas fait de promesse formelle. Sa secrétaire allègue un « planning de folie » pour les fêtes de Noël. Et après Noël ? a demandé Alma. Silence embarrassé au bout du fil. Sua Grandezza a, semble-t-il, tourné la page. (…) C’est un coup dur. A quelques semaines du départ dont je n’ai pas encore fixé la date _ mais le départ de Venise sera, bientôt, heureusement pas mal repoussé _, force est de constater que le chasseur que je suis _ voilà _ ne dispose plus que deux hypothétiques cartouches (Santa Maria del Pianto et les Terese). Je suis sur le point de revenir bredouille »

_ pour ce qui concerne Santa Maria del Pianto, l’espoir provient de la promesse reçue lors du concert de Noël à la salle des Anges, « l’auditorium vaste et lumineux qui fait partie de la Scuola Grande de San Marco, devenue _ désormais _ l’hôpital civil de Venise. (…) Pendant la pause _ de ce concert dit de Noël _, je suis présenté à l’un des grands pontes de l’hôpital dont m’avait parlé Alma. Aussitôt je devine l’homme d’action, sociable et concret, cherchant _ lui _ à résoudre dans l’immédiat les problèmes qui se présentent sans se perdre _ lui _ dans le méandre de ces mesquineries qu’autorise le pouvoir. On lui a vaguement raconté mon histoire. Il ne tergiverse pas. Sans poser de questions, il donne aussitôt son autorisation _ voilà ! _ pour la visite de Santa Maria del Pianto, le sanctuaire mystérieux au milieu d’un jardin, permission accordée très rarement, me précisera sa collaboratrice tout aussi avenante«  ;

 

et pour les Terese, dans le sestier de Dorsoduro, l’espoir vient de ce que vient tout juste d’apprendre (aux pages 253-254 du chapitre précédent, le chapitre 36) à Jean-Paul Kauffmann « le Cerf blanc« , Alessandro Gaggiato : ce dernier s’est en effet fait ouvrir, et il y a relativement assez peu de temps, les Terese grâce au curé de l’église voisine : « il a obtenu la permission grâce au curé de l’église voisine, San Nicolò dei Mendicanti, « un homme excellent ». (…) C’était une journée grise et pluvieuse de mars. Néanmoins l’église recevait des fenêtres une belle lumière égale. (…)

_ Pensez-vous que le curé de San Nicolò me donnerait la permission d’y entrer ?

Il _ Alessando Gaggiuta, le Cerf blanc _ ménage un très long temps de pause. Pour le coup, j’ai l’impression qu’un ange passe.

_ Je vais le lui demander. Je pense que c’est possible« .

Fin ici de l’incise à propos de ces « deux hypothétiques cartouches«  d’espoir du « chasseur » (d’églises closes à déverrouiller), pour reprendre la métaphore de la page 256.

Incertitude quant à l’IRE _ l’Istituto Di Ricovero E Di Educazione de Venise _, l’organisation qui détient les clés des Penitenti _ dans le sestier de Cannaregio _ ainsi que de l’Ospedaletto _ sestier de Castello _ et des Zitelle _ sestier de Dorsoduro, dans l’île de la Giudecca. Jean-Paul Kauffmann a en effet obtenu, par Alma, un assez prometteur contact à l’IRE, celui d’Agata Brusegan, conservatrice des archives à l’IRE ; mais les déceptions lui ont appris à demeurer jusqu’au bout méfiant… 

Vagues espérances _ mêmes remarques que pour l’IRE _ pour l’hôpital civil de Venise qui a la haute main _ lui _ sur Santa Maria del Pianto _ sestier de Castello _ et Mendicanti _ même chose : les deux sanctuaires se trouvant au sein du vaste domaine de l’hôpital civil de Venise (l’ancienne Scuola di San Marco, qui jouxte Zanipolo) ; mais je viens d’y faire allusion.

Inutile de s’étendre sur les cas d’autres sanctuaires cadenassés devant lesquels je passe régulièrement… Ceux-là sont des causes désespérées. Ils me mortifient. Je dois les oublier. Je les cite néanmoins pour mémoire et par masochisme _ à ce stade, du moins, de la recherche. Les Terese _ sestier de Dorsoduro _, Sant’Andrea della Zirada _ sestier de Santa Croce _, Sant’Aponal _ sestier de San Polo _, Misericordia _ sestier de Cannaregio _, Sant’Agnese _ sestier de Dorsoduro _, Catecumeni _ sestier de Dorsoduro, aussi _, Eremite _ sestier de Dorsoduro, encore _, Santa Giustina _ sestier de Castello _, etc.

Ajoutant encore :

« Une mention particulière doit être faite pour la Giudecca _ l’île sur laquelle réside à Venise notre « chasseur«  _ avec Santa Croce et Santi Cosmo e Damiano, ces deux édifices qui ponctuent ma promenade de début de soirée. Ils me font rêver. Curieusement, leur fréquentation assidue ne crée chez moi _ à l’inverse des autres _ aucun sentiment de frustration« .

Sur ces huit églises fermées que vient de passer en revue, page 212, le « chasseur« , sans compter la visite chanceuse _ à venir un peu plus tard _ de Santi Cosma e Damiano (elle sera narrée au chapitre 36, aux pages 262 à 266), l’obstiné chercheur réussira à en faire ouvrir six deux de cette liste lui demeureront closes : Sant’Andrea della Zirada et Sant’Aponal ; de même que les trois promises sans tenir sa parole par le Grand Vicaire : San Benetto, San Fantin et Spirito Santo ; pour ce qui concerne Santa Croce, on s’attachera au paradoxal profit que tirera de son cas pourtant négatif l’Épilogue, page 326…

Cependant, nous déclarera-t-il, triomphant, dans l’Épilogue, à la page 323,

« J’ai finalement _ considérablement _ prolongé _ bien au-delà de ce Noël, donc _ mon séjour _ vénitien. Par recoupements _ de contacts positifs _, par chance, obstination aussi _ forcément _, beaucoup d’églises se sont _ en effet, par la suite _ ouvertes _ Jean-Paul Kauffmann nous faisant grâce du détail (trop anecdotique probablement, et surtout répétitif, désormais ; et qui deviendrait fastidieux) des circonstances de ces peu espérées, un moment difficile, ouvertures. (…) Je ne résiste pas au plaisir de nommer ici _ mais c’est aussi un plaisir pour nous, lecteurs (et arpenteurs tenaces des calli de Venise), que de partager avec lui la connaissance de ses réussites finales ! _ les sanctuaires où j’ai pu pénétrer » _ et ce n’est probablement, non plus, pas tout à fait pour rien que tout cela advient sous les auspices du patronage du vénéré Casanova (dont le nom est prononcé à huit reprises, aux pages 15, 317 et 318), en plus de celui de Lacan, amoureux fidèle, lui aussi, de Venise : « Casanova n’était pas un saint, mais certainement un homme selon mon cœur. Ce n’était pas tant le don Juan libertin qui m’importait que le « grand vivant » (Cendrars), l’homme supérieurement libre, toujours gai, dépourvu de tout sentiment de culpabilité. Sa devise, « Sequere deum » (Suis ton dieu), n’était pas si éloignée du « Ne pas céder sur son désir » de Lacan« , page 318 _ :

« Les Penitentiles Zitelle, Ospedaletto, San Marziale _ non mentionné jusqu’ici, situé dans le sestier de Cannaregio _, Santa Maria Mater Domini _ non plus, dans le sestier de Santa Croce _, Santa Caterina _ non plus, dans le sestier de Cannareggio _, San Giovanni Evangelisti _ non plus, dans le sestier de San Polo _, Sant’Agnese, San Girolamo _ non plus, dans le sestier de Cannareggio _, Santa Giustina, Cappuccine _ non plus, dans le sestier de Cannaregio lui aussi _, Eremite, Santa Maria della Misericordia, Santa Margherita _ non plus, dans le sestier de Dorsoduro _, Catecumeni, San Gallo _ non plus, dans le sestier de San Marco _, Maddalena _ non plus, dans le sestier de Cannaregio _, San Gioacchino _ non plus, dans le sestier de Castello _ et Soccorso«  _ non plus, dans le sestier de Dorsoduro. Pour ma part, je les situe sur mon plan détaillé de Venise…

Dans mon article d’avant-hier _  _,

j’ai commencé à cerner ce qu’apprend _ étape après étape, station après station de son aventure courageuse de visites si difficiles à obtenir _ à découvrir _ d’assez divers, et surtout par sérendipité ! _ Jean-Paul Kauffmann en jetant un œil dans ses premières églises fermées _ ou supposées telles par lui _, Santa Maria della Visitazione (au chapitre 10, pages 73-74, dans le sestier de Dorsoduro), Sant’Anna (au chapitre 18, pages 126 à 128, dans le sestier de Castello), et San Lorenzo (au chapitre 21, surtout, aux pages 144 à 153, puis au chapitre 44, aux pages 306 à 311, dans le sestier de Castello aussi ;

la réflexion sur cette perception _ de plus en plus pointue et incisive _ de l’espace intime ecclésial _ en la gamme des présents états, fort divers, de ces monuments _ se poursuivant et développant, pour le cas d’espèce _ important ! c’est un tournant de l’aventure ! et quatre chapitres lui sont consacrés en suivant (21, 22, 23 et 24), avant encore un autre, le chapitre 44 (aux pages 306 à 315) _ de San Lorenzo, aux trois chapitres suivants ce chapitre 21, les chapitres 22, 23 et 24, aux pages 154 à 169) ;

et elle concerne une très fine analyse de la perception de l’espace intérieur et le dispositif _ avec  ce qui en reste (ou pas) _ de cette église ;

et des autres églises aussi, à partir de cette prise de conscience-là, à San Lorenzo.

Les deux découvertes suivantes du « chasseur » seront San Lazzaro dei Mendicanti (au chapitre 32, pages 226 à 228) ; et Santa Maria del Pianto (au chapitre 41, pages 282 à 292) : les deux églises faisant partie du même domaine de l’hôpital public, l’ancienne Scuola di San Marco, dans le sestier de Castello. Les remarques concernant chacune des deux, ainsi que leur violent contraste, sont à la fois précises et bien développées : le chapitre 41 concernant Santa Maria del Pianto marquant à son tour un des temps forts de la méditation subtile et perspicace de l’enquête.

Avec aussi, entretemps, au chapitre 38 et aux pages 262 à 266, un coup d’œil par surprise jeté en catimini, et en se faisant surprendre, aux Santi Cosma e Damiano (dans l’île de la Giudecca) _ caractérisant un des devenirs présents (non religieux : de ré-affectation) de ces églises fermées.


Le dernier grand moment de la « chasse« , prend place au tout dernier chapitre _ et c’est un climax ; juste avant le point final, et conséquent, en sa relative brièveté (cinq pages: 323 à 327), de l’Épilogue _, le chapitre 45, aux pages 316 à 322, qui concerne l’accès _ acrobatique _ aux Terese, et leur visite _ dans le sestier de Dorsoduro, juste en face de San Nicolò dei Mendicanti, dont le curé « homme excellent«  que connaît Alessandro Gaggiato, possède la décisive clé ; cf le très beau récit de l’ouverture de la (sublime !) porte des Terese, à la page 319.


Quant à l’Épilogue, aux pages 323 à 327, outre le palmarès des églises réputées fermées que le « chasseur » est parvenu à visiter, il fait un sort important, bien que bref, à quatre cas _ spéciaux et paradoxaux _ d’école _ trois cas positifs (quant à l’objectif de réussir à y pénétrer ; mais qui révèleront, chacun des trois, un « manque« , un « défaut« , différent chaque fois ; et suscitant au final de la frustration malgré la pénétration réussie du sanctuaire) et un cas négatif, mais dont la leçon indirecte se révèlera, elle, a contrario, étrangement positive, en cet ultime cas, celui, impénétré, de Santa Croce (dans l’île de la Giudecca) ; cas qui suffira à l’auteur à considérer qu’il ne lui est plus nécessaire de poursuivre l’enquête à Venise ; lui signifiant très clairement que le tour de la question fondamentale a maintenant été réalisé.

Il s’agit ici des cas des Penitenti (page 324-325, dans le sestier de Cannaregio),

de la Misericordia (page 325, dans le sestier de Cannaregio aussi)

et du Soccorso (pages 325-326, dans le sestier de Dorsoduro ;

ainsi que de Santa Croce (page 326, dans le sestier de Dorsoduro, dans l’île de la Giudecca).



Et, comme tout à fait incidemment, la toute dernière page, la page 327 de l’Épilogue, viendra aussi nous apprendre, in extremis _ mais sans s’y attarder du tout ! _quelle était cette « peinture qui miroitait » l’été 1968 (ou 69) ; ainsi que sa localisation effective ; et ce n’était pas une église !

De même que le lieu _ splendide ! éblouissant ! _ de sa contemplation _ pas forcément aisée, désormais, pour le publicn’a rien, non plus, d’une pénombre obscure…

Comme quoi…

Mais l’auteur s’abstient là du moindre commentaire _ ce Mac Guffin (appât de tant d’années de séjours vénitiens renouvelés depuis 1968, et surtout 1988) se révélant avoir été in fine bien plus fécond que ce qu’il promettait, en ce qu’il a permis d’apporter de bien plus profond encore que l’expérimentation d’une seconde confrontation à l’objet désiré au départ, aux yeux du « chasseur« …

Nous laissant bien, à nous lecteurs, le soin de former seuls le nôtre, de commentaire _ peut-être lacanien… à cette connaissance révélée in extremis, à la toute dernière page, de la factualité de cette localisation _ tiepolienne : mais en 1968, le nom de Tiepolo ne disait encore rien au bien jeune encore Jean-Paul Kauffmann… Il faut probablement les péripéties un peu complexes d’une assez longue vie (à rebondissements) pour étoffer et muscler une un peu consistante (et surtout vraie) expérience personnelle (et culturelle).

Mais si Jean-Paul Kauffmann s’était trop vite rendu compte de cette localisation de « la peinture qui miroitait »c’est de toute cette riche enquête-méditation _ à horizon métaphysique quant à « l’alpha et l’omega«  des choses _ sur les espaces encore vivants _ et capables de résilience _ ou déjà moribonds, des églises fermées vénitiennes, que nous aurions été, après l’auteur, nous aussi, ses lecteurs, privés (et frustrés) :

la longue errance de départ, et trente année durant _ 1988 – 2018 _ prolongée, dans Venise, de ce désirant passionné et masochiste _ pour la plus humaine (désirante) cause qui soit : casanovienne… _ qu’est Jean-Paul Kauffmann

a donc eu, in fine, beaucoup de bon ;

dont la superbe aventure de ce livre, Venise à double touraux Éditions des Équateurs…

Et nous lui en savons gré…

Ce vendredi 21 juin 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

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