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Préparation de (ou avant-propos à) ma lecture du recueil (d’admirations infiniment émues et sensibles) « Le Livre des amis » de Jean Clair, ou des oeuvres et des rencontres reçues avec reconnaissance comme d’inestimables cadeaux et grâces de la vie…

24jan

C’est avec un peu de retard par rapport à sa parution aux Éditions Gallimard le 2 novembre 2023 de ce « Livre des amis » de Jean Clair, que j’ai honteusement pris conscience de l’avoir négligemment laissé passer :

quand, parlant avec François Noudelmann _ cf la vidéo de notre entretien du 9 janvier dernier à la Station Ausone _ des précédents entretiens d’auteurs qui m’avaient très fortement impressionné _ dont tout spécialement celui avec Jean Clair le 20 mai 2011 à propos de deux de ses livres, « Dialogue avec les morts » et « L’Hiver de la culture » ; écouter ici l’extraordinaire podcast (d’une durée de 57′)… _,

je me suis avisé de devoir urgemment rechercher si Jean Clair n’avait pas récemment publié quelque nouvel opus ;

alors que, personnellement, j’en étais resté à  la lecture de son « Terre natale _ exercices de piété« , paru le 27 juin 2019

_ cf ici le détail passionnant de la série de mes articles : «  » du 27 juillet 2019:

 «  » du 28 juillet 2019:

« «  du 2 août 2019;

et « «  du 4 août 2019….

Mais avant de lire les 395 pages de cet infiniment précieux « Livre des amis » de Jean Clair _ dénué de préface comme de postface, il faut le remarquer ; seulement en très discret exergue, sur la page de gauche, page 8, cette symptomatique phrase de Baladine Klossowska (Merline), en une lettre du 16 février 1921 à Rainer Maria Rilke  : « Jamais l’art n’a été si violé que dans notre temps et à force de cette immense nostagie du « nouveau » on commence à peindre « da da » comme les enfants et à griffonner comme eux« … _,

dont les 34 articles _ dont 3 restés juqu’ici inédits : ceux à propos de Claudia Gian Ferrari, Léonard Gianadda et James Lord _ concernent 26 amis créateurs plasticiens (ou liés de près à la création),

et sont présentés ici dans l’ordre alphabétique _ un ordre volontairement élu pour sa parfaite neutralité… _ de leurs noms, de Pierre Alechinsky à Xavier Valls _ avec un ultime article intitulé « Retour à Milan«  ; le cher Milan de son épouse Laura Bossi, « l’angelo caduto del cielo«  _,

j’ai tenu à établir, pour moi-même, un classement chronologique _ selon la date de naissance (de 1892 à 1945) _ de ces personnes amies,

de Guido Cadorin (né à Venise le 6 juin 1892 et décédé à Venise le 16 août 1976, à l’âge de 84 ans)

à Claudia Gian Ferrari (née à Darfo Boario Terme en 1945, et décédée à Milan le 23 janvier 2010).

De ces 26 amis de Jean Clair22 sont aujourd’hui décédés,

mais 4 d’entre eux sont toujours en vie, à cette date du 24 janvier 2024 :

_ Pierre Alechinsky, qui a 96 ans ;

_ Roseline Granet, qui a 87 ans ;

_ David Hockney, qui a 86 ans ;

_ et Ivan Theimer, qui a 79 ans.

Jean Clair, né Gérard Régnier à Paris le 20 octobre 1940, a lui-même aujourd’hui 83 ans…

Ce qui me permet de noter au passage la remarquable longévité des amis artistes plasticiens admirés de Jean Clair…

Résumé

Compilation de textes et de souvenirs dans lesquels l’historien de l’art et essayiste se confie sur l’amitié qui le lie à de nombreux artistes, essentiellement des figuratifs _ et éminemment soucieux de la figure humaine _, et dresse un panorama de l’art depuis 1970 _ soit quelque chose comme « L’Autre XXe siècle plastique« , pour paraphraser l’excellente formulation du maître ouvrage de l’ami Karol Beffa, « L’Autre XXe siècle musical«  ; regarder et écouter ici la vidéo de notre entretien du 25 mars 2022 à la Station Ausone de la librairie Mollat à propos de ce merveilleux travail d’écoute de la musique de ce formidable écouteur de l’art de la musique qu’est Karol Beffa, compositeur ; fin de mon incise. Il _ Jean Clair _ évoque Pierre Alechinsky, Francis Bacon, Henri Cartier-Bresson, Sam Szafran, entre autres. ©Electre 2024

Dans cet ouvrage, Jean Clair a réuni textes et souvenirs sur les nombreux artistes qui furent _ en effet _ ses amis et qu’il a soutenus tout au long de sa carrière d’historien de l’art, de directeur de musée, d’écrivain, d’essayiste, de polémiste _ oui, sans relâche, passionnément, et avec une infinie justesse objective. Sont évoqués aussi d’autres amis, liés à l’art d’une façon ou d’une autre.

Ce choix permet de donner un _ très pénétrant _ panorama de l’art des cinquante dernières années _ voilà _, en particulier les nombreux artistes figuratifs _ oui _ que l’auteur a ardemment _ voilà _ défendus et avec lesquels il a toujours dialogué _ c’est bien cela. Parmi eux, Avigdor Arikha, Francis Bacon, Balthus, Henri Cartier-Bresson, Lucian Freud, David Hockney, Zoran Music, ou encore Sam Szafran.

C’est un livre de souvenirs qui insiste sur la complicité _ oui _ qui a réuni toutes ces figures essentielles _ voilà ! _ de l’art et de la culture autour de Jean Clair. Il y en a vingt-six, qui se suivent par ordre alphabétique, de Pierre Alechinsky à Xavier Valls. Dans ce recueil à l’érudition généreuse, chaque texte semble écrit dans l’instant _ oui ! comme il se doit !!! _ et fait revivre une amitié rare.

Voici donc ce à quoi je suis parvenu dans mon propre classement selon les dates de naissance de ces personnes amies (au nombre de 26)

_ un autre ordre de classement, encore, serait (ou aurait pu être) celui de l’ordre chronologique, sinon des dates de rédaction, du moins des dates de publication des articles (au nombre de 30 + l’article final « Retour à Rome » lui aussi déjà publié) ; cf la liste des « Sources« , aux pages 397 à 399), à l’exception, forcément, des 3 restés jusqu’alors inédits, concernant les amis Claudia Gian-Ferrari, Léonard Gianadda et James Lord …

1) Guido Cadorin (Venise, 6 juin 1892 – Venise, 16 août 1976, 84 ans de vie

2) Brice Parain (Courcelles-sous-Jouarre, 10 mars 1897 – Verdelot, 20 mars 1971, 74 ans de vie

3) Balthus (né Balthasar Klossowski de Rola, Paris 6e, 29 février 1908 – Château d’Œx, 18 février 2001, 92 ans de vie

4) Henri-Cartier-Bresson (Chanteloup-en-Brie, 22 août 1908 – Monjustin, 3 août 2004, 95 ans de vie

5) Zoran Music (Gorizia, 12 février 1909 – Venise, 25 mai 2005, 96 ans de vie

6) Francis Bacon (Dublin, 28 octobre 1909 – Madrid, 28 avril 1992, 82 ans de vie)

7) Louise Bourgeois (Paris, 25 décembre 1911 – New-York, 31 mai 2010, 98 ans de vie

8) Raymond Mason (Birmingham, 2 mars 1922 – Paris 6e, 13 février 2010, 87 ans de vie

9) James Lord (Englewood, 27 novembre 1922 – Paris 16e, 23 août 2009, 86 ans de vie

10) Lucian Freud (Berlin, 8 décembre 1922 – Londres, 20 juillet 2011, 88 ans de vie

11) Xavier Valls (Horta, 18 septembre 1923 – Barcelone, 16 septembre 2006, 82 ans de vie

12) J.-B. Pontalis (né Jean-Bertrand Lefèvre-Pontalis, Paris 6e, 15 janvier 1924 – Paris 14e, 15 janvier 2013, 89 ans de vie

13) Philippe Roman (Saint-Sauveur, 11 octobre 1927 – Paris 13e, 6 février 1999, 71 ans de vie)

14) Pierre Alechinsky (Saint-Gilles – Bruxelles, 19 octobre 1927, a aujourd’hui 96 ans)

15) Joseph Erhardy (né Josef Herzbrun, Welch, 21 mai 1928 – Paris, 1er mai 2012, 83 ans de vie

16) Antoine Terrasse (Villemomble, 22 octobre 1928 – Bourron-Marlotte, 20 décembre 2013, 85 ans de vie)

17) Avigdor Arikha (Radauti, 28 avril 1929 – Paris 14e, 29 avril 2010, 81 ans de vie)

18) Claude Bernard (né Claude Bernard Haïm, Paris 6e, 5 octobre 1929 – ?, 16 novembre 2022, 93 ans de vie

19) Paolo Vallorz (Caldes, 3 août 1931 – Paris, 27 novembre 2017, 86 ans de vie)

20) Sam Szafran (né Samuel Berger, Paris 4e, 19 novembre 1934 – Malakoff, 14 septembre 2019, 84 ans de vie

21) Léonard Gianadda (Martigny, 23 août 1935 – Martigny, 3 décembre 2023, 88 ans de vie

22) Roseline Granet (Paris, 28 janvier 1936, a aujourd’hui 87 ans

23) Françoise Cachin (Paris 15e, 8 mai 1936 – Paris 13e, 4 février 2011, 74 ans de vie 

24) David Hockney (Bradford, 9 juillet 1937, a aujourd’hui 86 ans

25) Ivan Theimer (Olomouc, 18 septembre 1944, a aujourd’hui 79 ans)  

26) Claudia Gian-Ferrari (Darfo Boario Terme, 1945 – Milan, 23 janvier 2010, 65 ans de vie)

La vie est un cadeau, 

et les œuvres ainsi que les heureuses rencontres, aussi, sont des grâces infinies de la vie ;

qu’on peut _ et qu’on doit, Kairos aidant… _ apprendre à aimer recevoir, accueillir _ avec humilité, bienveillance et amour, et, par-dessus tout, joie ! _,

et aussi se risquer à entamer _ puis apprendre au fil du temps à entretenir _ un passionnant dialogue ultra-vivant, avec…

ainsi qu’en témoigne, en ce beau livre rétrospectif, les récits que rassemble en ce précieux recueil d’une vie d’amateur d’art hyper-attentif et éclairé, Jean Clair…

Accueillir, cueillir, recueillir ; voilà

_ cf à ce propos le bel « Accueillir » de mon amie Marie-José Mondzain…

Bien sûr, à suivre…

Ce mercredi 24 janvier 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa

Les deux créations, en 2011 et 2023, de « La Bête dans la jungle », l’opéra d’Arnaud Petit et Jean Pavans : le 10 mai 2011 au Forum du Blanc-Mesnil, puis, augmentée d’une ample sublime scène finale (d’après « L’Autel des morts », toujours de Henry James ), le 14 avril 2023 à l’opéra de Cologne, sous la direction musicale, les deux fois, de François-Xavier Roth…

25juin

Reçu hier samedi à 11h 26, toujours de Jean Pavans,

en complément de ce qu’il m’avait déjà fait parvenir _ cf mon article d’hier « «  _ de son livret de « La Bête dans la jungle » d’Arnaud Petit et lui-même,

ce très remarquable _ et tout à fait éclairant ! _ texte de présentation de cette « Bête dans la jungle » de musique, à destination des spectateurs des six représentations données à l’Opéra de Cologne au mois d’avril dernier :

La morte saisit le vif

Jean Pavans

« Ses personnages, avec leur extrême finesse de perception, sont déjà à mi-chemin de se dégager de leur corps. Il n’y a rien de violent dans leur trépas. Ils semblent plutôt avoir enfin accompli ce qu’ils ont longtemps tenté : la communication sans obstacle« .

Virginia Woolf Les histoires de fantôme de Henry James TLS, 22 décembre 1921.

Un jeune Anglais (ou peut-être est-il d’origine américaine), John Marcher, et une jeune Anglaise, May Bartram, sympathisent par un jour d’orage dans les ruines de Pompéi, au cours d’une excursion effectuée avec quelques amis communs. John a vingt-cinq ans, May a vingt ans.

Une dizaine d’années plus tard, sans s’être revus entre-temps, ils se retrouvent par hasard lors d’un déjeuner mondain dans un manoir de la campagne anglaise. John a un vague souvenir de May, May se souvient très précisément de John, et des circonstances. Elle lui affirme qu’il lui avait alors fait un aveu dont elle a été vivement frappée, acte que lui-même déclare avoir complètement oublié. Ce dont John est certain, c’est que, cet aveu, il ne l’a jamais fait à personne d’autre que May.

Dès lors, tous deux, lui comme célibataire timide et solitaire, elle comme vieille fille d’humeur exclusive, vont nouer à Londres une tendre et constante amitié, dans des moments récurrents d’intimité secrète et complice.

Telle est la mise en perspective du projet que Henry James note en 1901 dans ses carnets, et dont il fera deux ans plus tard La Bête dans la jungle 1.

………………

1 The Beast in the Jungle a paru pour la première fois dans The Better Sort, édité en février 1903 simultanément chez Methuen à Londres et Scribner’s à New York. Ce recueil comporte dix autres nouvelles _ voilà _ d’inégales longueurs et valeurs, pour la plupart déjà publiées en revues.

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« Lamb House, 27 août 1901.

En attendant, il y a quelque chose d’autre — une très mince fantaisie* probablement — dans une petite idée qui me vient d’un homme de plus en plus hanté par la peur, durant toute sa vie _ voilà ! _, que quelque chose lui arrive bientôt : il ne sait pas vraiment quoi. Sa vie paraît sûre et ordonnée, ses actes et ses possibilités (comme résultat de sa peur) sont largement réduits et entravés, si bien que les années passent et que le coup ne tombe pas. Pourtant “Ça va se produire, ça peut encore se produire”, se trouve-t-il croire — et il le dit en fait à quelqu’un, quelque deuxième conscience dans l’anecdote. “Ça se produira avant ma mort ; je ne mourrai pas sans ça.” Finalement je pense qu’il faut que ce soit lui qui comprenne — et non la deuxième conscience.

Cette “deuxième conscience” ne doit-elle pas être une femme, et est-ce que ce ne doit pas être elle qui l’aide à comprendre ? Elle l’a toujours aimé — cela, pour la “joliesse” de l’histoire _ note donc alors Henry James _, et, comme il économise, protège, exempte sa vie (vraiment toujours à cause et en faveur de sa peur), il ne l’a jamais su. Elle lui plaît, il lui parle, il se confie à elle, il la voit souvent — la côtoie* mais ne devine pas sa passion cachée _ pour lui. Elle, durant tout ce temps, voit la vie de son ami telle qu’elle est _ avec lucidité. C’est à elle qu’il confie sa peur — oui, elle est la “deuxième conscience”. D’abord, elle le plaint pour son sentiment de peur, elle est tendre, rassurante, protectrice. Puis elle discerne, je l’ai dit, la vérité en lui, elle est lucide, mais sans rien en dire.

Les années passent, et elle voit que rien ne se produit. Enfin, un jour, ils regardent en quelque sorte la chose en face, et alors elle parle. “Elle s’est produite, cette grande chose dont vous aviez le pressentiment et dans la peur de laquelle vous avez toujours vécu — elle vous est arrivée.” Il s’étonne — quand, comment, qu’est-ce que c’est ? “Ce que c’est ? Eh bien, c’est que rien n’est arrivé !

Puis, plus tard, je pense, pour continuer la joliesse _ du récit _, il faut que lui-même voie, qu’il comprenne. Elle l’a toujours aimé — et cela, c’est quelque chose qui aurait pu se produire. Mais _ Kairos tranchant…  _ c’est trop tard — elle est morte. C’est du moins ce qu’il conclut par la suite, après un intervalle, je pense, après la mort de son amie. Elle est mourante, ou malade, quand elle lui dit cela. Mais sur le moment il ne

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comprend pas, il ne voit pas — pas plus loin que de reconnaître tristement avec elle que ça peut très bien être ça : que rien n’est arrivé.

Il revient ; elle n’est plus là : elle est morte. Ce qu’elle lui a dit, par sa justesse, a en quelque sorte créé en lui un plus grand besoin d’elle, et proprement un plus grand désir d’elle. Mais elle n’est plus là, il l’a perdue, et alors il voit tout ce qu’elle a voulu dire. Elle l’a aimé. (Le LECTEUR doit le comprendre à ce moment-là.) Avec ses craintes et ses viles précautions, il ne s’en était pas aperçu. C’était cela qui aurait pu arriver, et, ce qui est arrivé, c’est que ça n’est pas arrivé. » _ un texte déjà lumineux ;

et sur cette tragique stupide situation-là, jeter un œil à la terrible dernière phrase du « Le soleil se lève aussi« , d’Ernest Hemingway, en 1926 : «  »Oh, Jake« , Brett said, « we could have such a damn good time together ».
« Yes », I said. « Isn’t it pretty to think so ? » »

………………………

Un grand écrivain, un grand artiste, à son sommet, ou dans ses plus profonds abîmes, ce qu’est indubitablement Henry James avec The Beast in the Jungle, donne toujours à comprendre bien davantage que ce dont il avait l’intention à l’origine.

Or voici en effet ce que peut comprendre « le lecteur ». Ce qui est arrivé parce que ce n’est pas arrivé, c’est que May Bartram, dans une tentative qui sera vaine (elle en a pourtant bien conscience) a fait un pas pour s’offrir à John Marcher, et que John n’a pas voulu comprendre son mouvement, tout en le comprenant très bien, raison pour laquelle, justement, il se fige devant elle. C’est le moment du Bond de la Bête. La scène est décrite à la fin du chapitre IV :

« Il se rendit soudain compte, nettement et splendidement, qu’elle avait quelque chose de plus à lui donner : quelque chose qu’il voyait délicatement briller dans son visage émacié et scintiller dans son expression avec une sorte de pâle éclat argenté. Elle avait incontestablement raison, car ce qu’il discernait dans son visage était la vérité, et, curieusement, illogiquement, tandis que l’air résonnait encore de leurs propos sur la chose épouvantable à venir, elle parut la lui offrir comme une infinie douceur. »

May toutefois triomphe _ voilà _ dans la mort. À l’origine obsédé de lui-même, John finit obsédé par elle _ voilà ce qui s’est finalement produit : la morte a saisi le vif. May est un Sphinx, une Sphinge, merveilleusement décrite comme telle.

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« Pâle comme cire, avec sur le visage des marques et des signes aussi nombreux et fins que s’ils avaient été gravés par une aiguille, la blancheur de ses douces draperies rehaussée par un écharpe d’un vert fané, au ton délicat consacré par le temps, elle était l’image même d’un sphinx serein et raffiné, mais impénétrable, dont la tête, et en fait toute la personne, eussent été poudrées d’argent. C’était un sphinx, mais avec ses pétales blancs et ses feuilles vertes, elle était aussi comme un lis — un lis artificiel, cependant, merveilleusement imité et constamment tenu, sous une cloche de verre, à l’abri de la poussière et des souillures, sans être exempt d’un léger fléchissement ni d’un réseau de petites froissures. »

John est un Œdipe vaincu par la défaite du Sphinx. John est également Thésée en son Labyrinthe. May est à la fois Ariane, le Labyrinthe et le Minotaure. C’est aussi une autre Ariane mythique : l’Ariane initiée aux mystères de Barbe- Bleue, et qui en meurt. Ils sont fatalement liés l’un à l’autre par la présence absolue de l’impossible _ voilà _, à quoi tient toute la possibilité de leur amour. Leur échange est un long et délicat duo d’amour continu au bord d’un précipice inexprimable, incitant au renversement des forces, et à la traversée du miroir.

*
Paru huit ans plus tôt 2, L’Autel des morts semble surgi d’une seul bloc

animé d’un unique sentiment baigné d’une lumière ardente et homogène. Ses singulières splendeurs sont celles d’une métaphysique de l’amour.

Il y a bien des tonalités semblables dans l’amour désincarné de John Marcher et de May Bartram à la faveur de l’obsession de John, et dans l’attachement inévitable de George Stransom pour une femme (non nommée) qu’il rencontre par hasard et qui partage son culte des morts, l’obsession de George étant son souvenir de Mary Antrim, sa fiancée d’autrefois, morte avant même qu’il n’ait pu l’épouser.

2 The Altar of the Dead figure avec trois autre nouvelles, The Death of the Lion, The Coxon Fund, The Middle Years, dans le volume Terminations, paru chez William Heinemann en 1895.

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La coïncidence même qui explique finalement leur attrait irrésistible l’un pour l’autre (tous deux, George et cette femme sans nom, ont aimé le même homme, Acton Hague, qui les a différemment, mais en fait pareillement, trompés) semble une sécrétion naturelle du flamboiement des cierges que Stransom fait brûler pour tous « ses » disparus, à l’exception de Hague, qu’il s’imagine irrémédiablement haïr.

Extraordinaire et magique est l’apparition finale, parmi les flammes, de l’image de Mary Antrim, dont la voix s’unit immatériellement à la voix de l’amie trahie par Acton Hague, pour conjurer Stransom, au moment où il meurt, d’accorder une place, dans sa célébration mystique, à l’amour qu’il portait à cet homme.

La métaphysique de Henry James consiste en une sorte d’animisme qui serait inverse de la croyance chrétienne. Ce ne sont pas les Vivants qui appartiennent à l’au-delà et finiront par y retourner. Ce sont les Morts qui appartiennent à ici-bas, qu’ils n’ont jamais quitté : leur Royaume est de ce Monde.

« Ils étaient là dans leur essence simplifiée et intensifiée, dans leur absence consciente et leur patience expressive, aussi attentifs que s’ils étaient brusquement devenus muets. Quand on n’avait plus de pensée pour eux, ils ne faisaient plus aucun bruit, et c’était comme si leur purgatoire était vraiment encore sur terre : ils demandaient si peu, et par là ils obtenaient, les pauvres êtres, encore moins ; ils mouraient de nouveau, mouraient tous les jours, de la dure usure de la vie. »

*
Le lundi 30 mai 2011 était créé en concert au Forum du Blanc-Mesnil, par l’orchestre les Siècles sous la direction de François-Xavier Roth, La Bête dans la jungle, opéra (en l’occurrence oratorio) d’Arnaud Petit, dont j’avais écrit le livret. Léonore Lemaire était May Bartram, Arnaud Marzorati était John Marcher, Coralie Seyrig était la narratrice, en voix enregistrée. Il y en eut une deuxième exécution le lendemain.

Mon livret suivait docilement la construction de la nouvelle originale, ainsi, en somme, que l’avait fait Marguerite Duras dans son adaptation idéalement

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réalisée en 1981 par Alfredo Arias au théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, avec Delphine Seyrig et Sami Frey, et une musique d’accompagnement de Carlos D’Alessio, qui la jouait lui-même sur scène au piano. Seulement voilà : Duras a rendu plus abrupte encore la conclusion, ou pour ainsi dire la morale, développée par James en une lente et sinueuse prise de conscience. L’égoïsme de John Marcher, son incapacité d’aimer (de désirer) une femme qui l’aime (qui le désire) s’inscrivait ainsi dans les révélations brutales qui troublaient Duras dans ces années-là, à plus de soixante ans : à savoir l’existence, dont longtemps elle n’avait pas tenu compte, d’hommes qui se détournent (sexuellement) des femmes. Et elle a appelé cela La Maladie de la mort, variation à sa manière sur The Beast in the jungle, qu’elle a publiée l’année suivante. En somme, il s’agissait bien de la même question plus généralement soulevée par la remarque si pénétrante et lucide de Virginia Woolf, mais ici dans un cas particulier : la chair (d’une femme) comme obstacle à la communication (avec un homme).

Dix ans après la création du Blanc-Mesnil, s’est présentée à Arnaud, grâce à la volonté de François-Xavier Roth, la possibilité de reprendre _ voilà ! _ sa Bête dans la jungle _ de 2011 _ sur une des trois scènes de l’opéra de Cologne, la plus petite, mais se prêtant d’autant plus aisément à une liberté de mise en espace. La première version ne durait guère plus d’une heure. Il fallait l’étoffer de moitié pour emplir une soirée _ de 105′, in fine. C’est alors que j’ai proposé d’adjoindre à mon livret _ voilà… _ la scène finale de L’Autel des morts. Ainsi, après s’être effondré sur la tombe de celle qu’il n’a pas su aimer dans la vie, John Marcher, dans une hallucination, voit apparaître le fantôme de May Bartram, son spectre, son ombre, qui l’appelle à elle pour l’entraîner dans le Royaume des Morts, comme le fait l’image de Mary Antrim avec George Stransom.

« Elle lui souriait depuis la gloire des cieux ; elle lui tendait cette gloire pour qu’il la rejoignît. Il baissa la tête en signe de soumission, et au même instant une vague nouvelle le submergea. Était-ce le basculement de la joie dans la douleur ? »

Arnaud ayant admis que cet ajout s’accordait bien avec la logique dramatique de La Bête dans la jungle, et avec la marche musicale de son opéra, sa

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partition augmentée _ de 45′ _ est créée le vendredi 14 avril 2023 dans la petite salle, donc, du Koeln Oper, pour une série de six représentations, François-Xavier Roth dirigeant l’orchestre du Gürzenich _ cette fois _, Frederic Wake-Walker assurant la mise en espace (et lui-même incarnant sur scène le Narrateur), Miljenko Turk étant John Marcher, et Emily Hindrichs étant May Bartram, ainsi que son Ombre triomphante et finale.

accompagné de ces très intéressantes explications-ci, à propos des genèses des deux versions  successives de cet opéra « La Bête dans la jungle« ,

celle de 2011 d’après la nouvelle de Henry James (en 1903),

et celle, amplement augmentée de sa sublime scène finale, de 2023, avec cet ample ajout, donc, d’après « L’Autel des morts » du même Henry James (en 1895) :

« L’opéra de La Bête dans la jungle a été à l’origine une commande (d’État) pour l’Orchestre les Siècles _ voilà ! _, créée en version de concert au Forum du Blanc-Mesnil en juin 2011.

Puis François-Xavier Roth, étant un ami de longue date d’Arnaud Petit, et ayant une grande estime pour sa musique, a fait en sorte que l’œuvre soit montée sur scène à l’Oper Köln, dont il était devenu directeur musical. Pour cela, nous l’avons augmentée de toute la dernière section, à partir de La Fuite à Venise _ à partir de la page 18 de ce livret. C’est là que la musique d’Arnaud devient de plus en plus belle et envoûtante, avec le grand air de May devenue fantôme, et le long finale orchestral avec trompette bouchée, etc.
La part créative du jeune metteur en scène (et narrateur) anglais Frederic Wake-Walker a été décisive pour la réussite artistique, et le succès public (et critique) du spectacle.
Je vous joins ici le trailer :
et le texte que j’avais écrit pour le programme »…

Une très envoûtante et bien belle musique, en effet…

Ce dimanche 25 juin 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Post-Scriptum :

le livret de Jean Pavans pour la musique d’Arnaud Petit…

Jean Pavans

L’Opéra de La Bête dans la Jungle

pour une musique d’Arnaud Petit d’après Henry James The Beast in the Jungle (1903)

Le manoir de Weatherend, dans la campagne anglaise La maison de May Bartram à Londres
La pointe de la Dogana à Venise
Un cimetière à Londres

L’histoire se déroule sur plusieurs années.

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Narrateur.

1. Prologue.

Une salle du manoir de Weatherend.
John Marcher, homme seul, a été entraîné par un groupe d’amis pour une journée au manoir de Weatherend. Pendant le déjeuner, il a eu le sentiment de reconnaître une femme, sans précisément se souvenir d’elle. Il se retire ensuite dans une salle déserte.

Narrateur :

« What determined the speech that startled him in the course of their encounter scarcely matters, being probably but some words spoken by himself quite without intention. He had been conveyed by friends, to the house at which she was stayed. The party of visitors at the other house, of whom he was one, and thanks to whom it was his theory, as always, that he was lost in the crowd, had been invited over to luncheon. »

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Orchestre, chœur.

2. Ouverture

Chœur: «…Perdu dans la foule… Errer à sa guise… Se livrer à des appréciations mystérieuses… Une direction qui n’était pas prévue. »

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John, May. Narrateur.

3. La remémoration

Narrateur : « There had been after luncheon much dispersal, all in the interest of the original motive, a view of Weatherend itself and the fine things, intrinsic features, pictures, treasures of all the arts, that made the place almost famous ; and the great rooms were so numerous that the guests could wander at their will, hang back from the principal group, and, in cases where they took such matters with the last seriousness, give themselves up to mysterious appreciations and measurements. »

John : « Je sens que c’est une suite, mais j’ignore de quoi c’est la suite. Son visage, à l’autre bout de la table, m’a rappelé quelque chose. Je ne parviens pas à mettre un nom sur cette chose… Et c’est d’autant plus étrange qu’elle, de son côté, m’a paru s’en souvenir… Elle n’est sûrement pas là pour une brève visite… Elle semble plus ou moins faire partie de la maison… Montre-t-elle Weatherend ?… Précise-t-elle aux visiteurs les dates et les styles des meubles et des tableaux ? »

Narrateur « The great rooms caused so much poetry to press upon him that he needed to wander apart to feel in a proper relation with them. It had an issue promptly enough in a direction that was not to have been calculated. It led, in short, in the course of the October afternoon, to his closer meeting with May Bartram, whose face, a reminder, yet not quite a remembrance, as they sat, much separated, at a verry long table, had begun by troubling him rather pleasantly. »

May sort de l’ombre et s’approche de John.

John : « Je vous ai rencontrée à Rome… Il y a des années et des années. » May : « J’étais certaine que vous ne vous en souveniez pas. »

John : « Je m’en souviens parfaitement. C’était avec les Pemble. Un violent orage avait éclaté. Nous avions dû nous réfugier dans les ruines du Forum. »

May : « Ce n’était pas avec les Pemble. C’était avec les Boyer. Et ce n’était pas à Rome. C’était à Naples. L’incident de l’orage s’est produit quelques jours plus

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tard. Nous nous sommes abrités dans les ruines, non pas du Forum, mais de Pompéi. »
« Et nous nous sommes vus quelque temps. Alors vous m’avez dit quelque chose que je n’ai jamais oublié et qui, depuis, m’a très souvent fait penser à vous. C’était durant cette journée affreusement chaude où nous avons traversé en barque la baie de Sorrente pour prendre l’air. »

Narrateur : « He accepted her amendments, he enjoyed her corrections, though the moral of them was he really didn’t remember the least thing about her. »

May : « Vous m’avez dit que vous aviez éprouvé très jeune, comme ce qu’il y avait de plus profond en vous, le sentiment d’être voué à quelque chose de rare et d’étrange, de prodigieux, sans doute, et de terrible, qui devait tôt ou tard vous arriver, dont vous aviez l’intuition et la conviction gravées dans votre chair, et qui peut-être vous laisserait foudroyé. »

John : « Je me souviens maintenant de cette journée sur l’eau. Mais je ne me souviens pas de vous avoir fait une confidence aussi intime. »

May : « Parce que vous l’avez faite à beaucoup de gens ? »

John : « Je ne l’ai faite à personne d’autre. »
May : « Je suis la seule à savoir ? »
John : « Le seul être au monde. »

May : « Moi-même je n’en ai jamais parlé. Je n’ai jamais répété ce que vous m’avez dit. Et je ne le répéterai jamais. Est-ce que cette chose dont vous m’avez parlé s’est maintenant produite ? »

John : « Non, ça ne s’est pas produit. Je suis toujours en attente. »
May : « Mais cette chose que vous avez décrite, n’est-ce pas simplement l’attente de tomber amoureux ? »
John : « Est-ce que vous m’avez déjà posé cette question ? »

May : « Non… nous ne parlions pas aussi librement. »

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John : « S’il s’agissait de cela, je le saurais, maintenant. »

May : « Vous avez été amoureux, et cela n’a pas été un cataclysme ? »

John : « Je suis là, vous le voyez. Je n’ai pas été foudroyé. »

May : « Alors, ce n’était pas de l’amour… Donc, vous êtes toujours en attente d’un coup de tonnerre ? »

John : « Je suis toujours en attente, oui, mais pas nécessairement d’un coup de tonnerre… J’y pense plutôt comme à une évidence, la chose la plus naturelle du monde. »

May : « Dans ce cas, comment pourra-t-elle être rare et étrange ? »

John : « Elle ne le sera pas, à mes yeux. »

May : « Elle le sera aux yeux de qui, alors ? »

John : « Eh bien, aux vôtres, par exemple. »

May : « Je serai donc présente ? »

John : « Vous êtes déjà présente, puisque vous savez. »

May : « Avez-vous peur ? »

John : « Ne m’abandonnez pas, maintenant….Vous sentez donc que mon obsession correspond à une certaine réalité ? »

May : « Oui, à une certaine réalité. »

John : « La guetterez-vous avec moi ? »

May : « Oui. Je la guetterai avec vous. »

Narrateur : « Something or other lay in wait for him, amid the twists and the turns of the months and the years, like a crouching beast in the jungle. It signified little whether the crouching beast were destined to slay him or to be slain. The definite point was the inevitable spring of the creature. »

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John, May. Narrateur.

4. Le lien.

À Londres, dans la maison de May Bartram.
Rentré à Londres, John revoit May, qui s’y est installée. Leur intimité est devenue routinière. Le temps établit ses rituels.

Narrateur « To tell her what he has told her, what had it been but to ask something of her ? something that she has given, in her charity, without his having so much as thanked her. So he had endlless gratitude to make up. Only for that he must see just how he had figured to her.

« The fact that she knew, knew and yet neither chaffed him nor betrayed him, had in a short time begun to constitute between them a sensible bond, which became more marked when, whithin the year that followed their afternoon at Weatherend, Miss Bartram, thanks to the legacy of an ancient lady, her great-aunt, found herself able to set up a small home in London. »

John : « La chose prodigieuse que me réservent depuis si longtemps les dieux n’est-elle pas simplement votre héritage et votre installation ? »

May : « Pourquoi pas ? C’est peut-être en cela que consiste la réelle vérité sur vous. »

John : « Vous êtes vraiment impliquée avec moi, vous savez. Je veux dire, du fait que je suis tellement impliqué avec vous. Je me demande parfois si cela est juste… si cela est juste de vous avoir tant impliquée, de vous avoir inspiré tant d’intérêt… J’ai le sentiment que vous n’avez pas le temps de faire autre chose. »

May : « Autre chose que de vous porter de l’intérêt ? Que puis-je désirer de mieux ? Faire le guet avec vous est en soi captivant. »

John : « Ne vous semble-t-il pas que votre attente n’est pas satisfaite ? »
May : « Voulez-vous dire que la vôtre ne l’est pas ?… N’avez-vous pas trop attendu ? »

John : « Que la bête bondisse ? Non, sur ce point, je suis exactement là où j’en étais… Nous sommes chacun dans les mains d’une loi personnelle. Quant à la forme que prendra cette loi, c’est à la loi même de décider. »

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May : « Dans votre cas, la forme aurait dû être… eh bien, quelque chose de très singulièrement personnel. »

John : « Vous dites cela comme si vous vous étiez mise à douter,… comme si vous pensiez que rien ne se produira. »

May : « C’est loin d’être ce que je pense. »

John : « Alors que pensez-vous ? »

May : « Je pense que mon attente ne sera que trop bien satisfaite. »

John : « Auriez-vous peur ? »

May : « Peur ? »

John : « C’est une question que vous m’aviez posée naguère… à Weatherend. »

May : « Oui, et vous m’aviez répondu que c’était à moi de le découvrir. »

John : « Le risque pour nous est peut-être en effet de découvrir que j’ai peur. Mais je n’ai pas peur en cet instant. »

May : « Par moments, j’ai pu penser que vous aviez peur. Mais maintenant je sais que non. Vous avez réussi à vous habituer au danger. »

John : « Je suis donc un homme courageux ? »

May : « C’est ce que vous aviez à me montrer. »

Narrateur : « What it has come to was that he wore a mask painted with the social simper, out of the eyeholes of which there looked eyes of an expression not in the least matching the other features. This, the stupide world, even after years, had never more than half discovered. It was only May Bartram who had, and she achieved, by an art indescribable, the feat of at once, or perhaps it was only alternately, meeting the eyes from in front and mingling her own vision, as from over his shoulder, with their peep through the apertures. »

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John, May. Narrateur.

5. Au retour de l’opéra

Maison de May à Londres.
May et John reviennent d’un spectacle d’opéra.

Narrateur : « John Marcher could regard himself, in a greedy world, as decently, as, in fact, perhaps even a little sublimely, unselfish. He was quite ready, none the less, to be selfish just a little, since, surely, no more charming occasion for it had come to him. Just a little, in a word, was just as much as Miss Bartram, taking one day with another, would let him.

« He often repaired his fault, the season permitting, by inviting his friend to acccompany him to the opera. It even happened that, seeing her home at such times, he occasionnaly went in with her to finish, as he called it, the evening, and, the better to make his point, sat dow to the frugal but always careful little supper that awaited his pleasure. »

May et John s’attablent pour souper.

May : « Ce qui nous protège, voyez-vous, c’est que nous répondons parfaitement à une apparence très ordinaire ,… un homme et une femme dont l’amitié est devenue une habitude quotidienne,… au point d’être finalement indispensable. Qu’est-ce qui caractérise le plus fortement les hommes, en général ? C’est la capacité de passer un temps infini avec des femmes ennuyeuses. Je suis votre femme ennuyeuse. Cela brouille mieux que tout votre piste. »

John : « Oui, vous m’aidez à passer pour un homme comme les autres. »
May : « C’est cela, c’est tout ce qui m’intéresse. Vous aider à passer pour un autre. Je ne dis pas que notre situation ne fait pas jaser » John : « Ah, mais alors, vous n’êtes pas protégée ! »

May : « Là n’est pas la question pour moi. Si vous avez eu votre femme, j’ai eu mon homme. »

John : « Et moi, comment puis-je vous aider ? » May : « En restant tel que vous êtes ».

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Narrateur: «They were no longer hovering about the headwaters of their stream, but had felt their boat pushed sharply off and down the current. They were literally afloat together, for a further sounding of their depths. It was as if these depths invited on occasion, in the interest of their nerves, a dropping of the plummet and a measurement of the abyss. »

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6. Intermède
May joue au piano des passages de l’opéra qu’ils sont tous deux allés entendre.

Le Narrateur se rapproche de John, comme pour lui dicter ses pensées.

Narrateur, John.

Narrateur: «My attested predilection for poor sensitive gentlemen almost embarrasses me as I march ! I certainly grant that any felt merit in the thing must all depend on the clearness and charm with which the subject just noted expresses itself. I hold it a successful thing only as its motive may seem to stand out sharply. »

John : « Notre motif est-il un élément de forme ou un élément de sentiment ? » Narrateur : « Well, you’ve got a heart in your body. Is that an element of form, or an element of feeling ? It’s the organ of life. »
John : « C’est l’organe de vie. »
Narrateur : « It’s a sort of buried treasure. The loveliest thing in the world ! »

John : « La chose la plus adorable du monde. »

Narrateur : « We work in the dark, we do what we can, we give what we have. Our doubt is our passion and our passion is our task. The rest is the madness of art ».

John : « Nous travaillons dans les ténèbres, nous faisons ce que nous pouvons, nous donnons ce que nous avons. Notre doute est notre passion, et notre passion est notre devoir. Le reste est la folie de l’art. »

Narrateur : « It’s frustration that does’nt count. Frustration’s only life. »

John : « Ce qui ne compte pas, c’est la frustration. Qu’est-ce que la frustration, sinon la vie même ? »

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Narrateur. John, May.

Maison de May Bartram.

7. Le renversement

Narrateur : « So, while they grew older together, she did watch with him, and so she let this association give shape and colour to her own existence. Beneath her forms as well, detachment had learned to sit, and behaviour had become for her, in the social sense, a false account of herself. There was but one account of her that would have been true all the while, and that she could give, directly, to nobody, least of all to John Marcher.

« When the day came, as come it had to, that she confessed to him her fear of a deep disorder in her blood, he felt somehow the shadow of a change and the chill of a shock. He immediately began to imagine aggravations and disasters, and above all to think of her peril as the direct menace for himself of personal privation.

« Then it was that one afternoon, while the spring of the year was young and new, she met, all in her own way, his frankest betrayal of these alarms. »

John : « Un homme courageux sait ce dont il a peur, et ce dont il n’a pas peur. Moi je ne le sais pas. Je ne peux pas le nommer. Je sais seulement que j’y suis exposé. »

May : « Mais vous y êtes exposé très directement,… très intimement. Cela suffit. »

John : « Vous sentez que cela suffit pour la fin de notre attente ? »

May : « L’attente n’est pas finie. »

John : « Alors, vous vivez pour quelque chose ? Je veux dire, pas seulement pour moi,… et pour mon secret. »

May : « Je parle de votre attente. Vous avez encore tout à voir. »

John : « Et vous non ? Vous savez quelque chose que j’ignore. Vous savez ce qui doit se produire. Vous le savez, et vous avez peur de me le dire. C’est si terrible, que vous avez peur que je le découvre. »

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May : « Vous ne le découvrirez jamais. »
John : « Que peut-il m’arriver de pire, selon vous, que votre disparition ? »

May : « Oh, je songe à tant d’autres choses épouvantables ! Il m’est difficile de choisir. Mais il y en a une que je ne peux pas vous nommer. »

John : « Et pourtant, nous avons parlé de beaucoup d’horreurs. Nous sommes parfois allés très loin. »

May : « Oh, très loin… »

John : « Vous seriez donc prête à aller plus loin ? »

May : « Plus loin que quoi ? »

John : « Je crois que nous avons regardé bien des réalités en face. »

May : « Y compris notre propre réalité ? »

John : « Vous savez quelque chose que j’ignore. Vous m’avez déjà montré cela. »

May : « Je ne vous ai rien montré, mon cher ! »

John : « Vous avez entrevu la bête, et vous ne voulez rien montrer, car c’est la plus monstrueuse de toutes. »

May : « En effet, elle serait sans doute monstrueuse, cette chose que je n’ai jamais dite. »

John : « Ce que je vois dans votre visage, ce que je sens ici, c’est que vous êtes

ailleurs. Vous avez terminé. Vous avez eu m’abandonnez à mon sort. »

May : « Non, non ! Je suis encore avec vous ! »

John : « Alors, dites-moi si je vais souffrir. »

May : « Vous ne devriez jamais souffrir ! »

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John : « Je comprends. »

May : « Que comprenez-vous ? »

John : « Ce que vous pensez,… ce que vous avez toujours pensé. »

May : « Ce que je pense n’est pas ce que j’ai toujours pensé. C’est autre chose.»

John : « J’ai donc vécu dans la plus totale erreur ? »

May : « Ce n’est pas cela. Vous n’êtes pas dans l’erreur. »

John : « Quelque chose alors va se produire ? »

May : « Il n’est jamais trop tard. »

John : « La porte n’est donc pas fermée ? »

May : « La porte n’est pas fermée. La porte est grande ouverte. »

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May s’approche insensiblement de John, qui ne bouge pas. Ils restent un moment comme figés l’un en face de l’autre. C’est l’instant même où surgit la Bête.

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John : « Vous ne voulez rien dire ? »
May : « Je crains d’être trop malade. »
John : « Trop malade pour me le dire ? »
May : « Vous ne savez donc pas… maintenant ? »
John : « Maintenant ?… Je ne sais rien… Est-ce que vous souffrez ? »

May : « Non. »

John : « Alors qu’est-il arrivé ? »

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May : « Ce qui devait arriver. »

Narrateur : « Almost as white as wax, she was the picture of a serene, exquisite, but impenetrable sphinx. She only kept him waiting, however : that is, he only waited. It had become suddenly beautiful and vivid to him that she had something more to give him. What he saw in her face was the truth, and she appeared to present it as inordinately soft. »

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Narrateur. May, John.

8. L’extinction de May

Maison de May Bartram.
Plusieurs semaines ont passé. May, très affaiblie, est allongée pour recevoir John. Il pense, avec dépit, que son attente est terminée.

Narrateur : « Her dying, her death, his consequent solitude, that was what he had figured as the beast in the jungle, that was what had been in the lap of the gods. It wasn’t a thing of a monstrous order ; not a fate rare and distinguished ; not a stroke of fortune that overwhelmed and immortalised ; it had only the stamp of the common doom. »

May : « Vous n’avez plus rien à attendre. C’est arrivé, cette chose que nous nous étions mis à guetter dans notre jeunesse. »

John : « Sous quel nom ? À quelle date ? »

May : « J’ignore le nom mais, oh, je sais la date ! »

John : « C’est arrivé, et je ne l’ai pas vue ? »

May : « Elle vous a frôlé. Elle s’est emparée de vous. Elle s’est acquittée de sa tâche. »

John : « Sans que je le sache ? »
May : « Sans que vous le sachiez. Là est la bizarrerie. Là est la merveille. Il a suffi que, moi, je le sache. Je suis heureuse d’avoir vu ce que ce n’est pas. »

John : « C’est donc une chose que nous n’avons jamais abordée ? »

May : « Pas de notre côté. Notre côté, voyez-vous, est l’autre rive. C’est passé. C’est derrière. Autrefois… »

John : « Autrefois ?… »

May : « Autrefois, c’était une chose qui pouvait se produire. C’était ce qui la rendait présente. »

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John : « Donc, ce qui s’est produit, c’est son absence ? »
May : « Oh, son absence !… »
John : « Est-ce de cela que vous êtes en train de mourir ? Je souffre ! »

May : « Non, je vous en prie ! Je vivrais encore pour vous, si je le pouvais. Mais je ne peux pas. »

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9. Récit : La fuite à Venise. Quelque temps après la mort de May Bartram.

Narrateur. Chœur.

Narrateur : « He remembered Venice. It was an infinite time ago. So very young then, following a grief that he couldn’t confess to anyone, suddenly he had chosen to no more endure the fierce indifference that London reserved for poor sensitive, selfish and lonely gentlemen like himself. He had read somewhere that the destitute, the defeated, the disillusioned, or even just the blasés, seemed to find in Venice something that no other place in the world could offer. So, why not resort to this gift, which he had never experienced before ? »

Chœur : « Les destitués, les vaincus, les désenchantés, les blasés. »

Narrateur : « Getting out the night train at dawn, he had first of all looked for the small locanda that had been recommanded to him for its modest rates. Then he had lost himself in the enchanted maze as in the convolutions of a brain haunted by an unique dream. »

Chœur : « Un cerveau hanté d’un seul rêve ».

Narrateur : « So, little by little, he was taken by a strange and overwhelming impression. He felt, around him and into himself as well, a kind of restoration of his prime childhood, with all the magic of his too few years lived in his mother’s closeness. A widow very early on, she passed away when he was grown-up, leaving him orphaned by the lost of her absolute love. To be in the transcendent Venice, bathed in a sea of placenta, having transgressed Death itself, was for him like going back to the womb of his presence on earth. »

Chœur : « Baignée des eaux du placenta, la matrice de sa présence sur terre. »

Narrateur : « Now, at the twilight of his life, in Venice revisited, he walked about in an existence that had grown strangely shapeless and more spacious, asking himself yearningly, wondering secretly, and sorely, if the Beast would have lurked there. »

Chœur : « Une existence devenue informe et spacieuse. »

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Narrateur: «This questioning became poignant when one night, while he lingered around the point of the Dogana, more unreal and deserted than ever, a gust arose, a storm broke. Churches and palaces blazed under the crackling of lightning, the waters of the San Marco basin took on steel reflections. »

L’ombre de May Bartram se dessine au milieu de la tourmente.

Chœur : « Une bourrasque se leva, un orage éclata. »

Ombre de May : « Je suis ici. Je suis foudroyée. »

Narrateur :

« It was in John Marcher like an eruption of the old storm that had bound him to May Bartram. He saw again everything she had once reminded him of, the bay of Sorrento, the ruins of Pompeii. But now, no more than his own mother, May was there, to share a confidence, to ensure a shelter. The comforting and saving power of Venice was fading before his eyes, and he was himself dissolving in the turmoil. »

Chœur : « Il se dissolvait dans la tourmente. »

Ombre de May : « Revenir… Revenir aux premiers instants. »

Narrateur : « The terrible truth was that he has lost, with everything else, a distinction as well. He was in the dust, without a peg for the sense of difference. Then his spirit turned, for nobleness of association, to a barely discriminated slab in a London suburb. That had become for him, and more intensely with time and distance, his one witness of a past significance. It was all that was left to him for proof or pride. »

Chœur : « La seule preuve de fierté qui lui restait ».
Ombre de May : « La seule preuve de fierté qui lui restait. » ………………………………………………………………………………………

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10. La capitulation de John John. Narrateur. Ombre de May. Silhouette d’homme.

Un cimetière, dans un faubourg de Londres.
L’Ombre de May est indistincte dans la pénombre.
John entend sa Voix, comme un lointain mais puissant écho.

Narrateur : « Small wonder then that he came back to it on the morrow of his return, fixing with his eyes her inscribed name and date, beating his forehead against the fact of the secret they kept, drawing his breath, while he waited as if, in pity of him, some sense would rise from the stones. »

John : « Éloigné durant une année… »
Ombre de May : « Je vivrais encore pour vous, si je le pouvais… »

John : « Le tissu perdu de ma conscience… »
Ombre de May : « Mais je ne peux pas… »
John : « Mon unique motif… May… May Bartram… May… »

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John remarque un homme qui comme lui se recueille sur une tombe. Il croise le regard de ce veuf, qui le foudroie comme une révélation.

Narrateur : « The incident of an autumn day put the match to the train laid from old by his misery. A short distance away, among the clustered monuments and mortuary yews, a fellow-mortal was absorbed by a grave appparently fresh, who looked straight into his face with an expression like the cut of a blade. »

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John : « Mon long train de misère. »
Ombre de May : « Je vivrais encore pour vous… Je vivrais encore pour vous… »

John : « Quoi… il s’agit de quoi ? Qu’a donc cet homme, pour être anéanti de douleur, mais continuer de vivre ? »

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(Ici petite coupure par rapport à la première version)

Narrateur : « What had this man had, to make him, by the loss of it, so bleed, and yet live ? Something that he, John Marcher, hadn’t. The way of a woman was mourned when she had been loved for herself.
« The escape for him would have been to love her ; then he would have lived. She had live since she has loved him ; who could say now with what passion ? Whereas he has never thought of her but in the chill of his egotism and the light of her use. »

L’homme anéanti se retire. L’Ombre de May sort de la pénombre.

Ombre de May : « Il vit la Jungle de sa vie, et il vit la Bête embusquée. Et, en la regardant, il la vit, comme par un mouvement de l’air, se dresser, énorme et hideuse, pour bondir et le terrasser.Ses yeux se voilèrent. Et, dans son hallucination, se tournant instinctivement pour l’éviter, il se jeta face contre la tombe. »

John s’écroule sur la tombe de May.

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11. L’engloutissement. Narrateur, Chœur. John, Ombre de May.

Même lieu.
John est écroulé sur la tombe de May.
En arrière-fond, l’Ombre de May reste visible.

Narrateur : « But he wanted to have something done, to make a last appeal. This idea gave him strength for an effort. He rose to his feet with a movement that made him turn his eyes beyond the grave. »

John se relève.
L’Ombre de May s’approche de lui.

John : « Vous revenez ! Vous êtes ici à jamais ! »
Chœur : « Elle lui souriait depuis la gloire des cieux. Elle lui tendait cette gloire pour qu’il vînt à elle. »
Ombre de May : « Je suis ici. Je suis foudroyée. »
Les voix de John et de l’Ombre de May se mêlent en duo.

John : « Revenir… »
Ombre de May : « Revenir… »
Chœur : « Revenir ».
John : « Revenir aux premiers instants… »
Ombre de May : « Aux premiers instants… »
Chœur : « Aux premiers instants…»
John : « Comme si tout devenait possible. »
Ombre de May : « Comme si tout devenait possible. »

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Chœur : « Tout devenait possible. »

Ombre de May (passant soudain au tutoiement) : « Par le plus puissant des mystères, notre division s’est estompée. Ce n’est pas pour moi. Cela, c’était jadis. Ce n’est pas pour toi non plus. Cela aussi, c’était jadis. C’est pour maintenant. C’est pour la Bête. Ta Bête nous divisait. Je l’ai fait mienne. Ma Bête nous a unis. Ma mort a triomphé. Notre Bête nous a vaincus. La Bête nous engloutit tous deux, ensemble, pour toujours, hors du Temps. »

John rejoint lentement l’Ombre de May pour s’éloigner et se fondre avec elle.

Narrateur : « They were divided by the Beast. The Beast wed them. The Beast has vanquished, swallowing them up together and forever. »

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Langage de la parenté versus jeu contingent des affinités, ces alliances de différences : un éloge du nomadisme et de la créolisation, à la Edouard Glissant, par François Noudelmann dans « Les enfants de Cadillac » ; soient un regard depuis New-York, pour François Noudelmann, et un regard de sa tour bordelaise, à la Montaigne, pour Titus Curiosus – Francis Lippa…

25mai

Ce jeudi 25 mai,

je poursuis pour le cinquième jour ma quête de ce que je caractérise, en lisant, dans l’enthousiasme, cette pépite et ce trésor, qu’est, de François Noudelmann, son « Les enfants de Cadillac« , comme une prise de conscience progressive, par l’auteur, au fil de ses découvertes, recherches, puis re-découvertes, d’une vie mouvante et émouvante, sienne, de « tensions entre affiliations (et plus encore désafilliations, ruptures, coupures, fuites, départs, déplacements, éloignements…) et un jeu contingent et ouvert, renversant, d’affinités de rencontres, alliances de différences (nourrissantes, greffantes et métamorphosantes, bien plus que de ressemblances fermées et fermantes, aliénantes), ou les routes et déroutes d’un homme (et « amant à double vie« , dit-il aussi...) plus libre« …

Cf donc la continuité de mes articles précédents :

_ du dimanche 21 mai : « « 

_ lundi 22 mai : « « 

_ mardi 23 mai :  « « 

_ et mercredi 24 mai : « « 

De fait, une autre logique que celle la plus attendue (de la part des généalogistes), se fait jour et se dessine très clairement, page 189 :

« Les généalogistes, obsédés par la continuité _ chaque génération succédant à celle (de ses parents) qui la précède, déjà génétiquement, même s’il n’y a jamais, et de loin, pure et simple duplication (clonage !) d’individus… _, sous-estiment le marrainage et le parrainage _ par lesquels filleuls et filleules empruntent, par certaines identifications souples et ludiques, bien d’autres traits que ceux directement reçus génétiquement, mais aussi culturellement, de leur père et de leur mère _, qui introduisent du jeu _ de la complexité, de la variété et des variations… _ dans la transmission _ qui est aussi, et pour une très bonne et large part, culturelle ; avec la richissime part des œuvres…….

(…) Il faut bien admettre que certains tuteurs et protecteurs ont nourri cet imaginaire parental, m’obligeant parfois _ plusieurs fois, donc ; pas seulement en quittant Limoges en 1976… _ à devenir un fils fuyant pour ne pas endosser _ tel que l’a endossé Énée quittant Troie en flammes… _ un Anchise trop pesant.

Grâce à eux, je ne suis pas resté dans le no man’s land _ asséchant et destructeur _ où me destinait le ballottage _ acté par le juge des divorces, en 1967 _ entre deux milieux _ celui du père et celui de la mère, chacun des deux bien mal remarié, un peu plus tard, aux yeux de leur fils François _ hostiles ou négligents.

Ces grands aînés, souvent professeurs _ oui, par exemple de Lettres ou de Philosophie ; et aussi de Piano… _, m’ont vu comme un chien perdu au milieu d’un jeu de quilles, et ils m’ouvrirent leurs espaces _ différents (et ouverts d’œuvres vraies et non factices)… _ et m’apprirent _ et c’est fondamental pour l’épanouissement de la personnalité en gestation en ce moment tendu (et souvent à vif) de changement de carapace, et d’éclosion de l’adolescence… _ la passion des œuvres _ un élément capital ! et assurément fondamental ! Même si beaucoup, et même la plupart, craignent et fuient les trop vives passions…

La première fut ma professeur de piano _ je regrette pour ma part que François Noudelmann n’honore pas son récit du nom de celle-ci… _, rencontrée quand j’avais dix ans _ en 1969, donc, et à Lyon où François résidait avec son père, seuls tous les deux, mais ensemble… _ parce qu’il fallait occuper mon temps libre, et qui me fit peu à peu découvrir la musique et bien d’autres choses aussi essentielles, une fois l’adolescence venue. En termes de transmission, elle tiendrait une place majeure dans l’arbre.

(…) Et le dernier, emblématique de ces pères qu’on pourrait dire supplétifs, annexes, cooptés ou assimilés : Édouard Glissant  _ Sainte-Marie, Martinique, 21 septembre 1928 – Paris 15e, 3 février 2011 ; cf le beau livre que François Noudelmann, qui a accompagné son parcours de 1999 à son décès en 2011, lui a consacré, en 2018 : « Édouard Glissant, l’identité généreuse« …   _  fut à la fois le théoricien et le praticien de ces relations imprédictibles, anti-généalogiques, refusant la vérité _ exclusive, réductrice, fermée _ de l’origine, des races et des racines, leur opposant le nomadisme et la créolisation _ ouverts aux grands vents, voilà.

(…) Combien d’autres paternités et maternités, fraternités et sororités sans liens de sang, agrégeons-nous pendant notre existence ?

Le langage de la parenté devrait _ ainsi _ céder _ dans les discours et représentations sociales les plus répandues, dominantes (et idéologiques) _ devant la force _ combien féconde, elle _ de ces adoptions incessantes et laisser place au jeu contingent _ ouvert et créateur, lui _ des affinités, ces alliances de différences _ nous y voici !, page 190. Ce concept d’« affinités«  étant crucial dans l’idiosyncrasie de François Noudelmann ; cf son tout à fait décisif « Les Airs de famille. Une philosophie des affinités« , paru en 2012.

Et il faudrait y ajouter non seulement ces libres cousinages humains, mais aussi des animaux, des livres, des musiques, des habitats, des voyageurs, des événements historiques et des malheurs intimes _ aussi, bien sûr, même si le discret et pudique François Noudelmann est loin de s’y attarder : il les floute plutôt, mais sans totalement les masquer ; car ce serait là mentir… Il faut et il suffit donc de bien le lire… _,

tout ce qui forme et déforme plus ou moins plastiquement _ un être, le nourrit _ et irrigue ; cf l’intuition de ma contribution personnelle, intitulée « Oasis (versus désert) », au « Dictionnaire amoureux de la librairie Mollat« , aux pages 173 à 177 (celui-ci est paru aux Éditions Plon en octobre 2016) ; et cette contribution, je la donne à lire en mon article du 17 juin 2022 : « « , accessible ici _ comme une sève abondante _ oui.

Le hasard des rencontres _ avec le nécessaire concours, aussi, du malicieux (et terrible : son tranchant à l’égard de la pusillanimité et la procrastination étant implacable !) divin Kairos ; cf là-dessus mon article du 26 octobre 2016, comportant mon texte « Pour célébrer la rencontre« , qui constituait l’ouverture de mon essai de 2007 demeuré inédit « Cinéma de la rencontre : à la ferraraise _ ou un jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) : à la Antonioni », à partir de ma lecture très détaillée du chef d’œuvre (bien trop méconnu) de Michelangelo Antonioni « Al di là delle nuvole« , en 1995 ; et mon analyse de sa riche genèse chez Antonioni ;

cf là-dessus les inestimables ressources des volumes publiés par Alain Bonfand aux Éditions Images modernes : « Le Cinéma de Michelangelo Antonioni« , en deux volumes (un volume de présentation, « Le Cinéma de Michelangelo Antonioni« , et surtout, bien sûr, les « Écrits«  d’Antonioni), en 2003 ; ainsi que l’indispensable lui aussi « Ce Bowling sur le Tibre«  d’Antonioni , en 2004… _,

et l’incitation à entrer sur des terrains que je pensais réservés _ socialement _ à d’autres, ont guidé mes routes et déroutes« , lit-on ainsi page 191.

On comprend ainsi comment je me sens personnellement pas mal d’accointances et affinités, déjà, avec ce que François Noudelmann dit ici de sa formation-construction de lui-même _ philosophique, littéraire, musicale, etc. _ et de ses cheminements…

..

Même si je n’ai, pour ce qui me concerne, nulle attraction new-yorkaise _ non plus qu’américaine… _ :

New-York, où le 29 avril 1892, à l’âge de 32 ans (il était né en 1860 à Entradam, alors en Hongrie, mais actuellement en Roumanie), est décédé Samuel Kahan, le grand-père maternel de mon pére, né lui en 1914 _ et c’est un vieux et très émouvant film muet (en yiddish), « Hester Street«  (de Joan Micklin Silver, d’après « Yekl«  d’Abraham Cahan, paru en 1896; cf ici la bande-annonce de ce film), vu, par hasard, au Festival du Film d’Histoire de Pessac, qui m’a permis de comprendre comment certains pères de famille juifs faisaient le voyage de l’Amérique, New-York et Ellis Island, afin d’y préparer la venue de leur épouse et enfants… Samuel Kahan est décédé assez vite après son arrivée. Son épouse et ses trois enfants, Fryderyka, Rose et Nison (né à Lemberg le 25 octobre 1983, et décédé à Haifa en 1949), sont ainsi demeurés alors en Galicie, à Lemberg ; et n’ont pas gagné New-York… Mais lui, Samuel Kahan, est inhumé à New-York. Et je descends de lui, je suis son arrière-petit-fils (né le 12 décembre 1947), via sa fille Fryderyka, ma grand-mère paternelle, et son petit-fils Benedykt Lippa, mon père… Et c’est par la cousine germaine Eva de mon père, fille du frère Nison de Fryderyka, Eva Kahan, épouse Speter (Budapest, 15 mars 1915 – Tel-Aviv, 2007 ; Eva a survécu à un passage à Auschwitz, en 1944 ; et en a laissé des témoignages !..) qu’un soir de juillet 1986, j’ai pris connaissance, au restaurant où elle dînait, de cet arbre généalogique familial galicien… De bref  passage à Bordeaux, et sachant que son cousin Benedykt avait fait ses études de médecine à Bordeaux, Eva Speter, de passage à Bordeaux, était tombée sur le nom de « Lippa » dans l’annuaire téléphonique de Bordeaux qu’elle avait voulu consulter ; et c’est ainsi qu’elle m’avait joint au téléphone : « _ Êtes-vous parent avec le Docteur Benedykt Lippa ? _ Oui, c’est mon père« , avais-je bien sûr répondu… De fait, mon père, lui même très sportif (il a pratiqué très longtemps le tennis ; et avait fait de la boxe en sa prime jeunesse ; il avait aussi appris le violon !), avait raconté plusieurs fois, non sans fierté, qu’il avait une cousine Eva qui, en sa jeunesse, avait été championne de natation, à Budapest : je connaissais donc l’existence de cette cousine Eva ; et c’est probablement une des raisons qui m’avait suggéré, en 1981, de donner le prénom d’Eve à notre seconde fille, née le 10 octobre 1981…Et plus tard, Eva, ainsi que son frère Andrew Samuel Kahan (né à Budapest le 28 février 1921), sont chacun d’eux venus d’Israël rendre visite à mes parents… 

L’épouse de Samuel Kahan, Sara Sprecher (Lemberg, 1860 – Lviv, 1937) _ les Sprecher, très aisés, possédaient plusieurs immeubles à Lemberg – Lwow… _, mon arrière-grand-mère paternelle, la mère de la mère, Fryderyka Kahan, de mon père, le Dr Benedykt Lippa (Stanislaus – Stanislawow – Ivano-Frankivsk, 11 mars 1914 – Bordeaux, 11 janvier 2006), était donc native de la même ville (Lemberg -Lwow – Lvov – Lviv) que Marie Schlimper (Lemberg, 1881 – ?, ?), la mère d’Albert Noudelmann (Paris, 24 juin 1916 – Limoges, 16 juillet 1998), et grand-mère paternelle de François Noudelmann (Paris, 20 décembre 1958)…

Pour ma part, je me sens _ culturellement, philosophiquement et humainement _ proche d’un Montaigne, et de sa lumineuse et si féconde tour, où je pouvais, enfant et adolescent, me rendre à pied dans la journée depuis le domicile familial de Castillon-la-Bataille ;

cette tour dans laquelle très sereinement, et très activement, par l’exercice inventif  de son très alerte penser _ ce que je nomme, en dialogue avec l’amie Marie-José Mondzain, son « imageance«  _, et surtout à l’écritoire de ses « Essais« , Montaigne (Saint-Michel-de-Montaigne, 28 février 1533 – Saint-Michel-de-Montaigne, 13 septembre 1592) _ une fois la si riche conversation effective de l’ami La Boétie interrompue : La Boétie (né à Sarlat le 1er novembre 1530) est décédé à Germignan, près de Bordeaux, le 18 août 1563… _ entretenait un dialogue quasi permanent et archi-vivant _ « tant qu’il y aurait de l’encre et du papier«  ! Et du souffle de vie en lui… _ avec les auteurs _ vivant à jamais dans l’éternité de leur plus vif penser _ des livres de sa bibliothèque, et des inscriptions de citations peintes par lui sur les poutres de sa « librairie », au second étage de la tour ; cf d’Alain Legros le passionnant « Essais sur poutres« …

Je suis donc _ en toute modestie, bien sûr : je ne me prends pas pour Montaigne !.. _ attaché à ma propre tour bordelaise _ avec ses rangées et piles de livres et disques ; mais dénuée de poutres… _, ainsi qu’à la librairie Mollat, et aux dialogues avec les auteurs (d’œuvres) avec lesquels j’ai la passion et la chance insigne de m’entretenir _  voilà ! _ très effectivement _ et pas seulement par la lecture et l’écoute active de leurs œuvres ; j’aime rechercher et découvrir de leur bouche même, en notre échange sur le vif, quels ont été et sont, selon eux, les « sentiers » même les plus secrets de leur création _ ;

cf ce catalogue-ci récapitulatif de podcasts et vidéos de mes entretiens : « « 

Et je me sens aussi pas mal d’accointances et affinités _ déjà philosophiques de fond, mais aussi littéraires : François Noudelmann adore et Montaigne et Marivaux ; si chers à moi aussi ; et musicales : François Noudelmann vénère Fauré, Debussy, Ravel, et Poulenc : moi de même !.. Pour ne rien dire de ses positions culturelles et civilisationnelles ; je les partage absolument aussi… _ avec François Noudelmann,

ne serait que par notre passionnée mélomanie, et notre attention singulière à l’écoute…

Ainsi que nos regards transversaux, à tous deux, sur le réel…

Et ici je renvoie à mon article programmatique qui a précédé, le 3 juillet 2008, l’ouverture de mon blog « En cherchant bien _ carnets d’un curieux« , le 4 juillet 2008 ;

avec un article intitulé, emblématiquement, et je n’y ai pas dérogé depuis, «  » : exemples détaillés à l’appui, il est très explicite ; le consulter ici

Et j’avais choisi d’en baptiser le signataire _ je désirais un nom d’auteur _ « Titus Curiosus« , soit quelque chose, en mon esprit, comme « petit curieux« ,

sans autre ambition que de m’essayer, en pleine liberté, à bien chercher à découvrir vraiment… ; et partager ainsi, par le blog, modestement, sans tapage ni compromission de quelque sorte, ces efforts d’un peu mieux penser, un peu mieux regarder, un peux mieux écouter, un peu mieux sentir et ressentir, les altérités _ en leur  plus authentique singularité et idiosyncrasie : distinctes, donc, et indépendantes de moi-même… Les approcher, simplement, d’un tout petit peu plus près : comme quand on aime vraiment.

« Former son jugement« , disait le cher Montaigne _ en le frottant et osant le confronter, sans timidité ni crainte, à ceux d’autres qu’on estime ou admire : en un dialogue poursuivi, via des œuvres que ces autres ont données et laissées, en une vivante libre interlocution éruptive et féconde, tenue et entretenue (et constamment revue) au présent, avec eux, dans la distance actuelle et exigeante de l’éloignement géographique ou/et historique, en une dimension de quelque chose qui s’apparente, et cela forcément en toute modestie (et avec un brin d’humour, et surtout sans présomption), à comme de l’éternité, dont le signe annonciateur ressenti est la joie… Ce que l’amie Baldine Saint-Girons caractérise superbement comme un « acte esthétique« , en son justissime et si beau « L’Acte esthétique« , pour déclencher et entretenir cette joie du plus vif et actif penser en soi-même : être vraiment vivant, au contact parlant de ces altérités chantantes, à recevoir, et auxquelles répondre, et avec lesquelles, oui, dialoguer vraiment. Et de fait cela advient, vraiment… Vraiment.

Ce jeudi 25 mai 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

François Noudelmann questionnant les tensions entre affiliations, d’ailleurs diverses (pas seulement génétiques et généalogiques), et le jeu contingent et ouvert, renversant, des affinités de rencontres, alliances de différences : routes et déroutes d’un homme plus libre… Ou pouvoir devenir ce que je suis au-delà des pressions déterminantes et déterministes…

24mai

Ce mercredi 24 mai

en poursuivant ce dont j’ai à peine tracé les bases en mon article d’hier « « ,

j’aborde davantage le fond _ je dirai philosophique _ de la formation-construction progressive d’une identité personnelle généreuse, plus vraie et plus libre, via le jeu toujours ambivalent des rencontres, tel que le dégage peu à peu, ce jeu toujours un peu complexe et comportant une part d’indétermination, François Noudelmann en son « histoire » de ceux qu’il nomme « les enfants de Cadillac« ,

entre réclusion psychiatrique de « fous » à Cadillac en Gironde, avec sa Porte de la Mer donnant vers la Garonne _ la coquette et paisible cité ceinturée de remparts des ducs d’Épernon _,

et le mirage rose (« in my pink Cadillac« , chante Aretha Franklin… _ « Galvanisé par le rythme de sa chanson, je portai un toast à la vie, « L’Chaim » ! Je montai dans la Pink Cadillac d’Aretha et j’emmenai Chaïm sur la route, à travers des paysages dont il n’avait sans doute jamais rêvé « , et c’est sur ces deux ultimes phrass que se conclut, page 234, le récit des « Enfants de Cadillac« … _) américain, du côté de Detroit _ cité fondée par Antoine de Lamothe-Cadillac, le fondateur du Fort Ponchartrain du Détroit, en 1701,  _, qui peut aussi, en une adhésion un peu trop illusoire à sa « mythologie », mener à des impasses névrotiques, faute d’assez de déprise, recul et un minimum de détachement

La question de départ est ainsi posée, page 188 :

« À quelles expériences familiales doit-on ce que l’on est devenu ? Comment les désirs des parents, leur volonté d’acquérir une identité, une place, une réputation, se répercutent-ils sur les êtres qui leur succèdent ?« 

La réponse un peu élaborée qui suit, aux pages 188-189, dessine le contour du problème à un peu éclaircir, sinon élucider :

« Une biographie de soi ou des autres, unifie _ simplifie _ les événements et les inscrit dans une ligne _ un peu trop _ droite, avec un début, voire un archi-début, et une fin ; elle met en valeur les héritages _ générationnels _ et les arborescences. La généalogie _ parentale _ – tels sont sa séduction et son piège – fournit une cohérence et une continuité à _ trop _bon compte _ simplistes. Chaque individu s’y retrouve fils ou fille de, petit-fils ou petite-fille, descendant, héritier, légataire, qu’il poursuive la trace de ses ancêtres ou la conteste, le récit généalogique le maintiendra toujours dans ce rapport _ implacable _ à la lignée du sang ou du nom. La programmation _ voilà ! _, suivie ou contrariée, ordonne son parcours.

Et pourtant _ objecte alors ici François Noudelmann _, l’existence se fait et se défait sans cesse _ voilà ! _ au gré des accidents, des hasards et des imprévus _ au choc de l’ironique clinamen lucrétien _, du moins la mienne s’est-elle déroulée ainsi _ avec pas mal de disruptions et discontinuités… _, et me rend sensible aux greffes, transplantations _ hybridations _ et métamorphoses, plus qu’à la recherche de ressemblances _ entre générations, et que celles-ci soient génétiques ou culturelles….

Ce que je suis, si tant est que je puisse le savoir, tient surtout aux rencontres _ voilà ! _ qui ont déplacé mes goûts, mes paysages _ tant géographiques, culturels, que mentaux _, et mes horizons.

À l’expression « venir de » qui déclenche la narration biographique _ attendue _, pourrait se substituer celle de « tomber sur » qui ouvre l’avenue à _ et l’advenue _ des bifurcations, des carrefours et des transferts : sur qui êtes-vous tombé ? Sur quoi, pour avoir suivi ce chemin? demanderait-on _ sensible, pour une fois, aux surprises et inattendus plus singuliers du non anticipé.

Comment suis-je tombé sur une sonate de Prokofiev pour comprendre qu’on pouvait vivre dix fois plus en jouant du piano.

Comment suis-je tombé sur Les Nourritures terrestres et Aurélia, deux livres qui m’ont fait découvrir, vers seize ans _ en 1975 _ qu’un livre pouvait apprendre à voir, à sentir et à rêver ?

Ces rencontres de hasard ont provoqué des enthousiasmes  _ voilà ! des trouées magiques élévatrices dans la forêt noirâtre de l’ennui du sempiternel convenu attendu _, orienté des choix, entraîné des relations, déjouant _ voilà, avec humour _ la logique des héritages. Elles relèvent de l’option et de l’adoption » _ voulus et assumés comme tels : des nutriments surprenants, et à saisir, Kairos aidant, à l’improviste et improvisation de la liberté vraie, par conséquent.

Voilà qui est fort, et tellement juste !

Ce mercredi 24 mai 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Retour (et approfondissement de quelques micro-détails découverts, à la relecture, cruciaux) sur ma lecture en mon article « Retour à Rome (et retour de Rome) » des périples de la narratrice du profond et subtil « Sous ma carapace » de Lisa Ginzburg. Ou Lisa digne petite-fille de Carlo. Induration, Clinamen, Kairos, et pouvoir de liberté… (Suite II)…

02mai

En relisant mon article du 28 avril dernier « « ,

je m’avise qu’il me faut revenir me pencher d’un peu plus près sur certains micro-détails _ ceux si chers à l’analyse des singularités qu’a su si magnifiquement exercer Carlo Ginzburg, le grand-père paternel de Lisa, en son oeuvre si fine (cf par exemple sonindispensable « Un seul témoin«  ou son « Le fil et les traces« , parus en traduction française respectivement en 2007 et 2010)… _, infiniment discrets, tant l’écriture est fine et subtile, du texte si riche et si subtil et profond du « Sous ma carapace » de Lisa Ginzburg.

Je vais donc ici tout simplement compléter un peu _ tout travail de lecture – re-lecture pouvant potentiellement aller à l’infini… _ les brefs commentaires-remarques de la lecture de mon article de ce 28 avril dernier, que je vais tout simplement reprendre, en m’attachant à mieus lire et décrypter de nouveaux importants micro-détails discrets, fins, subtils, que j’avais laissés échapper à mon attention décrypteuse, et que je vais, donc, humblement _  forcément _ tâcher d’un peu mieux pénétrer, éclairer, mettre au jour…

Voici donc cette reprise

En continuation-poursuite de mon article d’hier « « ,

voici, ce vendredi 28 avril, quelques remarques sur les biens intéressants périples romains de la narratrice _ Maddalena Cavallari, Maddi _ du prenant et troublant subtil très beau roman-récit « Sous ma carapace » (« Cara pace« ) de Lisa Ginzburg _ à partir de quelles données, peut-être autobiographiques, a-t-il été créé ?.. Lisa Ginzburg est fille des historiens très remarquables que sont Carlo Ginzburg et Anna Rossi-Doria.

Ce qui m’importe aujourd’hui,

c’est d’abord de compléter les citations que j’avais rapportées hier encadrant le récit du roman « Sous ma carapace« , de la page 13 à la page 245,

afin de mieux mettre en avant l’élément décisif qu’en est le va-et-vient un peu difficile _ d’abord un peu longtemps mental (et in fine obsédant…), puis finalement bien effectif ! _ de la narratrice, principalement entre son présent (du récit) à Paris, et son passé (d’enfance et adolescence blessée par la séparation de ses parents, Seb-Sebastiano et Gloria, et l’éloignement d’eux deux qui s’en est durablement suivi pour elle-même, Maddi-Maddalena, et sa petite sœur, Nina) à Rome, où elle, Maddalena, la narratrice de ce récit ardent et contenu, décide de se rendre _ c’est là la toute première phrase du récit, à la page 13 _,

et d’où elle vient, Maddalena, une semaine plus tard, de revenir chez elle et son mari Pierre et ses enfants Val-Valentina et Sam-Samuel, à Paris _ aux pages 242 à 245 du tout dernier chapitre.

Le retour, décisif dans l’intrigue _ même si le récit en est réalisé avec infiniment de pudeur, discrétion et même délicatesse _, à Rome, s’étant, lui, déroulé entretemps _ le récit rétrospectif de ce décisif séjour romain d’une semaine nous étant donné par la narratrice aux pages 229 à 241 ; alors qu’aux pages 227-228, elle vient juste de déclarer, au final de ce chapitre encore « parisien » (avant son départ pour Rome), ceci _ :

« Les destinations pourraient être multiples _ il s’agit ainsi, pour Maddalena, d’abord de prendre de la distance, au départ peut-être quelconque, avec son ici (Paris) et maintenant (la paisible carapace de sa vie de famille auprès de son mari, Pierre, et de ses enfants Val-Valentina et Sam-Samuel… _, mais seule Rome m’obsède à présent _ voilà ! Revoir la ville qui est _ profondément et même consubstantiellement _ la mienne et celle de Nina _ sa sœur cadette : elles n’ont que quatorze mois de différence et demeurent très étroitement et à jamais  liées… _, avoir l’illusion pendant quelques jours de recomposer une mosaïque _ ancienne _ dont les tessons se sont presque perdus dans ma mémoire aussi. Suturer une plaie _ surtout _ impossible à recoudre : Gloria _ leur mère maintenant décédée _ n’est plus là, le paquet de cartes s’est envolé, toutes les parties sont perdues. Des pensées de ce genre me traversent ce samedi matin _ qu’une nuit sépare probablement de la décision prise la veille au soir, à moins que ce ne soit, plutôt, bien davantage… ; cf le tout début du récit, à la page 13 _, alors que, restée seule à la maison, j’allume mon ordinateur et me décide enfin _ ce fut donc difficile d’oser franchir enfin ce pas… _ : j’achète un billet d’avion pour Rome« .

Et je reprends ici les citations de mon article d’hier :

De la première phrase, page 13 : « Je décide que je dois absolument aller à Rome. Je prends la décision un soir, en me démaquillant _ un détail dès le départ très significatif : le maquillage, de même que la vêture (Gloria, la mère de Maddalena et Nina; concevait ainsi elle aussi sa façon de se vêtir-parer quand elle officiait, Via Borgognona, à Rome, pour Gucci), est une composante de la carapace qui aide à obtenir une certaine paix de la part des autres… Et ce n’est pas non plus pour rien que la seule amie authentique (et détachée) que Maddalena ait durablement à Paris, soit Leila, de profession maquilleuse, mais aussi très experte en démaquillage et en pratique d’une sereine vérité… Pierre est déjà couché…« ,

à, page 244, « Ce qui m’est arrivé à Rome, il faut que je le raconte à quelqu’un. Partager : nommer l’événement avant qu’il ne se congèle dans mon imagination sous forme de fantôme _ qui revienne méchamment (me) hanter. Le garder pour moi, protégé par ma carapace – cara pace, je n’y arrive pas. Ça ne m’est tout simplement pas possible » _ voilà ! en une fonction en quelque sorte cathartique du récit (parlé ou écrit) à rebours des refoulements dans l’Inconscient...

et surtout, mais avant de poursuivre ma citation, d’à peine 15 lignes plus loin, empruntée à la page finale, page 145,

je tiens cette fois, aujourd’hui, à citer in extenso, le passage qui précédait ma citation finale d’hier, que je reprendrai plus loin, à sa juste place.

Voici donc en quelque sorte rétabli ici le passage que j’avais shunté hier :

« À mon retour de Rome, je suis entrée dans la maison en même temps que Pierre _ son mari _, qui était venu me chercher à l’aéroport, depuis la porte, les enfants ont accouru à ma rencontre. Sam _ son fils, Samuel _ m’a regardée fixement, un long regard inquisiteur — comme s’il avait tout vu _ ce qui s’était passé à Rome. Et le lendemain, je jouais du piano avant le dîner, le second mouvement du Nocturne opus 9 de Chopin _ et je l’écoute interprété magnifiquement par Nelson Goerner, dans le double CD Alpha 359 _ avec lequel je me bats ces derniers temps sans grands résultats, et de nouveau je me suis aperçue que mon fils me regardait, il attendait de moi une réponse _ quant au sens du voyage de sa mère à Rome et de ce qui ressentait en résulter chez elle… Mais tout cela affleure vraiment à peine dans le récit si délicat et subtil que sait en donner si magnifiquement Lisa Ginzburg… Mon fils qui a quelques années — trop peu — de moins que Tommy _ le jeune romain.

Leïla _ la seule amie à Paris, et confidente, de Madeleine _ écoutera mon récit, peut-être qu’elle essuiera mes larmes parce qu’elle est mon amie et qu’elle sait faire ça _ elle qui est maquilleuse de profession. Je ne crois pas qu’elle formulera de jugement, ni qu’elle donnera de conseils. D’ailleurs

_ et c’est précisément ici que je reprends le fil de ce que j’ai cité hier !!! _

il n’y a rien à commenter, ni à conseiller _ de la part de quelque interlocuteur que ce soit…  Juste attendre que ça passe _ l’ébranlement de l’événement imprévu survenu (avec le jeune Tommy) à Rome, et maintenant ses éventuelles répliques mal prévisibles, ouvertes, à venir… Chère paix, carapace.

À la fin de notre coup de fil _ à Nina, la sœur (qui vit avec son époux Brian O’ Brien, à Brooklyn) de la narratrice, qui vit, elle, avec sa famille, à Paris, dans le 17e arrondissement _, ce que j’étais sur le point de demander à Nina, c’était si elle voudrait bien m’héberger _ chez elle et son mari _ à Brooklyn quelque temps.

Partir, seule _ sans son mari Pierre (diplomate à l’Unesco) et ses enfants Val (Valentina) et Sam (Samuel) _, prendre des distances _ voilà. Mettre de l’espace, du silence, retrouver la clé, le sens _ dérangeant _ de cette rencontre imprévue _ à Rome, au parc aimé de la Villa Pamphili, avec Tommy… _ qui m’a choisie et atteinte comme un rayon de lumière _ qui à la fois éclaire et éblouit, et cela dans toute la diversité des significations possibles de cette expression, « rayon de lumière«  ; qui personnellement m’évoque la transverbération de la Sainte Thérèse d’Avila du Bernin, de la chapelle Cornaro à l’église Santa Maria de la Vittoria, à Rome… Mais rien de cette référence-là, bien sûr, dans le récit de Lisa Ginzburg… Maddalena veut prendre du recul… Et tout va rester ouvert au final…

Confier à Nina, à sa chaleureuse hospitalité d’âme désordonnée et de sœur, une histoire dont il aurait été plus normal _ vus l’histoire passée et le tempérament personnel induré jusqu’ici de Nina… _ qu’elle lui arrivât à elle, et qui au contraire m’est arrivée à moi.

Un événement qui n’appartient qu’à moi, mais pourrait être à Nina, et s’il devient aussi le sien, c’est grâce à cette intime indistinction qui nous lie _ depuis la brutale séparation (puis le consécutif éloignement d’elles deux, encore bien jeunes, âgées alors de 9 et 8 ans seulement…) de leurs parents, Sebastiano Cavallari et Gloria Recabo _, ce fil invisible que rien n’a jamais pu rompre.

Je vais lui demander si elle peut m’accueillir à New-York, quelque temps, chez eux : mais pas aujourd’hui _ pas tout de suite, du moins : Maddalena a toujours grand soin (c’est là son tempérament induré, ainsi que son histoire personnelle, même si survient ici un bougé…) de prendre du recul face à tout ce qui lui survient. Une autre fois. Demain peut-être. » 

L’idée de « retourner » à la Rome de son enfance et adolescence _ durablement blessées, avec recherche de protection (et paix) en sa carapace indurée… _ est évoquée à 20 reprises dans le récit de la narratrice, de la page 13 à la page 228 :

aux pages 13 (« Je décide que je dois absolument aller à Rome« ), 14 (« Je suis rarement allée à Rome ces dernières années, et toujours pour des occasions d’une importance « capitale ». Avec Nina, pour les obsèques de notre mère« ), 15 (« Dans ma tête, cependant, Rome reste un endroit problématique : un enchevêtrement de souvenirs sur lesquels, par un instict naturel d’autoprotection, j’évite de trop m’attarder » et « Mais voilà, c’est décidé, pas le moindre doute ce soir. Je dois aller à Rome« ), 24 (« Pour l’instant, je n’ai pas la moindre envie de parler de mon éventuel voyage à Rome, ni à Pierre, ni aux enfants. Il faut d’abord que l’idée mûrisse, qu’elle prenne dans ma tête une forme suffisamment nette pour que je puisse la communiquer de façon adéquate. J’imagine un séjour bref, une semaine maximum. Ce sera la première fois que je pars seule. (…) J’hésite, je m’enferre dans es propres questionnements« ), 29 (« je suis en train de me demander si je dois aller à Rome ou pas« ), 40 et 41 (« Si j’éprouve un si fort besoin de retourner à Rome, c’est pour revoir les lieux, certains en particulier. (…) Mon désir de partir est survenu à l’improviste ; pourquoi justement maintenant et avec une telle urgence, je ne saurais le dire. Assurément c’est un vrai désir, net, qui se détache sur mes pensées comme une silhouette détournée sur une photo où le reste des détails est flou. Maintenant que Gloria est morte, maintenant qu’elle nous a abandonnées d’un coup et cette fois pour de bon, notre enfance explosée risque de s’effacer ; les preuves tangibles font défaut (…) Aller à Rome, c’est garder vivants les souvenirs, empêcher qu’ils ne s’estompent« ), 80 (2 fois: « Je retournerai chez Giolitti, si je vais à Rome. C’est un endroit que j’affectionne car j’y ai des souvenirs » et « Je me retrouverai à Rome, et les lieux seront différents de ce qu’ils sont dans mes souvenirs, plus banals, dépouillés, moins évocateurs qu’ils ne le sont dans ma mémoire ; (…) pourtant, y penser me réconforte et m’émeut. Pouvoir y revenir et m’y arrêter, à l’écoute des battements du temps« ), 99 (« Un autre endroit où je veux retourner si je vais à Rome, c’est le parc de Villa Pamphili, ce circuit où nous allions nous entraîner avec Mylène« ), 128 (« Je retournerai via Borgognona, à Rome. (…) Pendant des années Gloria s’y est rendue chaque jour« ), 171 (« Aujourd’hui que je désire y retourner pour un séjour, Rome me manque pour la première fois depuis que j’en suis partie. Nostalgie neuve, inconnue. Jusqu’à présent, la ville m’avait semblé être un chapitre révolu, un tressaillement terminé du passé. Maintenant, j’ai hâte de la revoir, je suis impatiente de renouer un pacte avec elle. J’habite à Paris depuis plus de vingt ans, sans avoir jamais réussi à me sentir parisienne. (…) D’ailleurs, s’expatrier dans mon cas n’a pas été un désir : plutôt une nécessité du cœur, un besoin spontané de rejoindre Pierre, de partager sa vie« ), 200 (« Pierre comprendra si je lui fais part de mon idée d’aller passer quelques jours à Rome toute seule ; il comprend toujours« ), 224 (« me demandant si je dois ou non faire mon voyage à Rome« ), 225 (« Je pense partir quelques jours, Pierre. Je ne suis pas allée à Rome depuis les funérailles de ma mère. J’ai besoin de revoir ma ville, elle me manque« ), 226 (« Quelle drôle d’idée, ma chérie. Qu’est-ce que tu pourrais bien trouver à Rome que tu ne connaisses déjà ? Mais vas-y, bien sûr, si tu en éprouves le besoin. Je m’occuperai des enfants, comme ça tu partiras plus tranquille« ), 227 (« Les funérailles _ de Gloria _ à Prima Porta  (…). Notre effroi à nous ses filles, pas du tout préparées au coup violent de cet événement inattendu. Tout avait été rapide, aussi sacrément rapide qu’il avait été, ensuite, difficile et long de le digérer. Pour cela aussi, le besoin de partir, de revoir Rome. Réinventer la conclusion posthume d’un parcours qui s’est terminé de façon traumatisante car trop brutale » et « Seule Rome m’obsède à présent. Revoir la ville qui est la mienne et celle de Nina, avoir l’illusion pendant quelques jours de recomposer une mosaïque dont les tessons se sont presque perdus dans ma mémoire aussi. Suturer une plaie impossible à recoudre« ) et 228 (« Des pensées de ce genre me traversent ce samedi matin, alors que, restée seule à la maison, j’allume mon ordinateur et me décide enfin : j’achète un billet d’avion pour Rome« ).

La présence à Rome de la narratrice lors de son « retour » d’une semaine, apparaît nommée à 8 reprises dans son récit rétrospectif « romain« , de la page 229 à la page 241 :

aux pages 230 (« J’aimerais bien revoir Marcos à Rome. (…) Mais Marcos n’est pas là, il est en Argentine« ), 232 (« À Rome ? » et « Mais qu’est-ce que tu fais à Rome, Maddalena ? Il est stupéfait, Seba, très surpris »), 233 (« Et ta sœur, elle en dit quoi, que tu sois venue à Rome comme ça, sans mari et sans elle ?« ), 234 (« Il est évident que tu en avais besoin, si le fait d’être à Rome te fait autant de bien que tu le dis, mon amour, me dit Pierre lorsque, rentrée tard le soir à l’hôtel, je l’appelle enfin. J’entends sa belle voix claire, vibrante »), 235 (« Devant celle qui était notre maison, en levant les yeux je parviens à voir l’angle de notre balcon. Je souris, libérée et nostalgique. Ces états d’âme, je les recherche depuis des semaines, depuis qu’à Paris je me suis mis en tête de vouloir aller à Rome. Le voilà le sens de mon petit pèlerinage : cette tristesse libre« ), 236 (« Je ne vis pas ici ; je suis en visite à Rome, comme touriste… mais pas une touriste par hasard« ) et 239 (« Peut-être que tu vas revenir à Rome et tu viendras chez moi, à la maison dans la journée il n’y a jamais personne« ).

Et le souvenir de ce séjour « romain » et la nécessité de le « rapporter » à un interlocuteur _ ou lecteur _ qui le reçoive, est mentionné à 3 reprises dans le chapitre conclusif, « parisien« , qui va de la page 242 à la page 245 :

aux pages 243 (« Le magnolia de la cour est en fleur, ça a dû se passer pendant que j’étais à Rome« ), 244 (« Ce qui m’est arrivé à Rome, il faut que je le raconte à quelqu’un. Partager : nommer l’événement avant qu’il ne se congèle dans mon imagination sous forme de fantôme« ) et encore 244 (« À mon retour de Rome (…), Sam m’a regardée fixement, un long regard inquisiteur — comme s’il avait tout vu« ).

L’étrange et surprenant, c’est l’échange final des comportements entre les deux membres de ce très lié _ presque imbriqué _ couple sororal , Madeleine et Nina, qui survient en ce « retour à Rome » de Madeleine,

de même, aussi, que dans la décision _ parallèle, à Brooklyn _ du double renoncement _ définitif, provisoire ?.. Mais pour Nina aussi, comme pour Maddi, tout reste ouvert au final : « pas aujourd’hui. Une autre fois. Demain peut-être« de Nina de quitter son mari Brian, à New-York, et de « retourner à Rome« , comme elle l’avait envisagé, disait-elle à sa sœur (« je pense rentrer à Rome, j’y pense vraiment« , tel que le citait la narratrice, Madeleine, à la page 104 du récit ;

avec le complément, aussi, de cette réflexion, alors, à ce moment, de Madeleine :

« Pour moi, les géographies sont des choix inébranlables, pour Nina, des transits provisoires, des hypothèses prêtes à se muer en d’autres accostages _ ici, et pour Nina, de New-York-Brooklyn à Rome, par exemple _, en de nouveaux ancrages temporaires« …) _ mais y a t-il vraiment du définitif et du complètement solidifié pour Maddi elle-même ?..

Même si, et c’est capital, le final du récit demeure, lui, ouvert :

« Je _ Madeleine _ vais lui _ Nina _ demander si elle peut m’accueillir à New-York, quelque temps, chez eux : mais pas aujourd’hui. Une autre fois. Demain peut-être« …

Ainsi la carapace protectrice-défensive indurée de Maddi-Madeleine s’est-elle finalement un peu entrouverte, à Rome…

……

Quant à Nina, et toujours en ce même dernier chapitre, et  à la page 243, voici ce qu’elle confie à ce même moment, au téléphone, depuis Brooklyn, à sa sœur Maddi :

« Il y a des trains _ ou Kairos… _ qui ne passent pas souvent dans une vie : il s’agit de savoir ne pas les rater. (…) Des arguments qui m’ont convaincue d’essayer encore _ voilà _ avec Brian. Ce n’est pas le moment de lâcher. Après tellement de temps ensemble, je dois essayer de ne pas tout envoyer balader, tenter, au moins… » _ et tel est ici le bougé qui advient maintenant dans le devenir personnel, aussi, de Nina… Nulle histoire n’est jamais complètement prédéterminée par les indurations du passé… Nous retrouvons ici le sens de ce qu’est au plus profond la liberté pour Spinoza, de même que ce que vient offrir le bougé du clinamen de Lucrèce ; ou encore la croisée de Kairos

Si les chapitres du roman ne comportent pas de titres,

le récit se trouve partagé en 4 grandes parties, de longueurs assez inégales, et aux intitulés assez parlants :

1) « Les courants » _ affectifs et pulsionnels, basiques pour la formation des personnalités… _ (pages 13 à 89)

2) « Les additions » _ de liens inter-personnels, avec leurs poids et indurations… _ (page 93 à 190)

3) « Les départs » _ d’abord géographiques : pour Paris et pour New-York… _ (page 193 à 212)

et 4) « Occasions » _ au pluriel, mais sans article ! Ou la croisée cruciale de Kairos... _ (page 215 à 245)

Et en voici le résumé :

Maddalena et Nina grandissent dans une famille dysfonctionnelle : leur mère _ Gloria Recabo, argentine vivant à Rome _ a quitté le domicile pour s’enfuir avec son amant _ Marcos, argentin, lui aussi _ tandis que le père _ Sebastiano Cavallari, Seb, romain des Castelli (à Genzano)… _ est obnubilé par son travail _ de photographe de mariages _ et incapable d’assumer ses responsabilités. Suite à une décision de justice, elles vivent seules dans une maison à Rome _  située à proximité du splendide parc verdoyant de la Villa Doria-Pamphili, dans le quartier de Monteverde _ sous la surveillance d’une gouvernante _ française, Mylène Roussel. Maddalena et Nina développent une relation fusionnelle.

ainsi que la 4e de couverture :

Que reste-t-il du lien que deux sœurs ont su tisser au milieu de l’enfance explosée, quand leurs parents se séparèrent et s’absentèrent ? Ce lien est celui de Maddi et Nina, la cadette, sœur intense, sœur jaillissante. Au côté de l’écorchée vive, Maddi a su se faire une carapace d’intelligence pour se retirer et observer _ telle sa petite tortue _ la vie sans jamais trop s’y exposer.

Mais, longtemps après, lorsqu’elle décide de laisser un temps _ une petite semaine de « vacances romaines«  _ sa maison parisienne, ses deux enfants _ Valentina-Val, et Samuel-Sam _ et son couple forteresse-tendresse _ qu’elle forme avec son cher mari à la « belle voix claire et vibrante«  Pierre, diplomate à l’Unesco _, pour revenir sur les lieux de son enfance, Maddi sent que sa carapace se fendille et qu’un équilibre _ de paix lentement gagnée  _ menace de se rompre. Tout le passé resurgit, les lumières déchirantes de Rome, Mylène la gouvernante athlétique _ française, originaire de Nantes _, les espérances, les leçons, les duretés et ce lien avec Nina plus fort que l’amour.

Que faire alors d’une carapace ? de deux ? Et les carapaces vieillissent-elles ? N’interdisent-elles pas les caresses ? Et puis, apportent-elles la paix ? _ cette paix qui n’est pas simplement l’absence de guerre, mais bien la concorde, l’union vraie et profonde des cœurs, comme nous l’apprend Spinoza…

Parce qu’il est le roman des sœurs, Sous ma carapace est celui des femmes dans le temps des fidélités _ et rencontres : oui, c’est bien cela.

Et fidélité au soi-même aussi : à découvrir peut-être, et en cherchant pas mal (sans rechercher cependant, surtout pas !), en apprenant à accueillir, plutôt même que saisir, au passage, seulement, tellement c’est fragile et délicat en la rareté de sa pure et si frêle beauté… Une grâce assez difficile, mais pas non plus impossible, à retenir, soigner, entretenir et cultiver…

Le principal du secret de l’art de vivre une vie vraiment humaine heureuse étant bien là.

Un livre passionnant, subtil et infiniment délicat

d’une très belle et fine écriture (et traduction) !!!

Ce vendredi 28 avril 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Relire _ et décrypter un peu : la vraie lecture est un dialogue entre le lecteur et l’auteur, un entretien infiniment ouvert quand le texte à lire est très riche… _ est fécond,

surtout pour des textes en effet riches, subtils et mine de rien profonds, tel ce très beau « Sous ma carapace » de Lisa Ginzburg,

digne petite-fille du génial et très éclairant Carlo, soucieux des singularités dans l’Histoire…

Ce mardi 2 mai 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

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