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Les « rêves » de Stanley Ann Dunham, « la mère de Barack Obama », selon l’article de Gloria Origgi, sur laviedesidees.fr

21jan

Pour compléter la passionnante réflexion sur ce qu’est une identité (de personne humaine)

_ et ses implications socio-historico-politico culturelles ! si cruciales pour le devenir de nos sociétés : en France, en Europe et aux États-Unis, comme partout ailleurs, en tout État de notre planète, aujourd’hui et demain (matin…) _

que sont

_ écrits et publiés en 1995 ; puis la (très belle, aussi) « Préface » ayant été ajoutée en 2004 _

Les rêves de mon père _ l’histoire d’un héritage en noir et blanc

_ cf mon article d’avant-hier 19 janvier : « Président Obama : lecteur et écrivain _ la construction d’une identité et d’une politique dans les pas d’Abraham Lincoln…  » _,

voici, ce (petit) matin du 21 janvier, un fort intéressant _ par la richesse des détails présentés _ article,

sur le toujours très riche site _ que dirige Pierre Rosanvallon _ de « la vie des idées » (laviedesidees.fr ),

de Gloria Origgi :

« la maman _ mieux : la mère ! _ de Barack Obama« .

Gloria Origgi est chercheur au CNRS, à l’Institut Jean Nicod. Elle s’occupe d’épistémologie sociale, d’épistémologie du web et de philosophie des sciences sociales.

Son dernier ouvrage : « Qu’est-ce que la confiance ?« , est paru aux Éditions Vrin, à Paris, en décembre 2007, dans la très remarquable collection « Chemins philosophiques« , que dirige Roger Pouivet (qui fut l’invité de la Société de Philosophie de Bordeaux le 24 avril 2003).

Et n’est pas du tout un hasard que cette connexion entre ces curiosités croisées (de Gloria Origgi),

tissées entre le concept de « confiance »,

le projet politique démocratique du Président Barack Obama,

et la réflexion cruciale sur les identités croisées,

nœud, déjà, des « Rêves de mon père » du jeune Barack Obama, en 1995  :

rédigés en 1994 et parus le 18 juillet 1995,

peu avant le décès _ le 7 novembre de la même année 1995 ; d’un cancer _ de sa mère…

Aussi me permets-je de citer, auparavant, cette page de cette « Préface » de 2004 aux « Rêves de mon père« , par Barack Obama lui-même _ in person ! :

« La plupart des personnages de ce livre font toujours partie de ma vie (…). Mais il y a une exception : ma mère, que nous avons perdue brutalement _ le 7 novembre 1995 _, à la suite d’un cancer, quelques mois après sa publication _ le 18 juillet précédent.

Elle avait passé les dix années précédentes à faire ce qu’elle aimait. Elle voyageait à travers le monde, travaillant dans de lointains villages d’Asie et d’Afrique, aidant les femmes à acheter une machine à coudre ou une vache laitière, à acquérir une formation qui leur permettrait de mettre un pied dans le commerce mondial. Elle avait des amis dans tous les milieux, faisait de longues promenades, contemplait la lune, farfouillait dans les marchés de Delhi ou de Marrakech à la découverte d’une babiole, d’un foulard ou d’une sculpture de pierre qui la faisaient sourire ou qu’elle trouvait jolis. Elle écrivait des articles, lisait des romans, harcelait ses enfants pour qu’elle ait des petits-enfants.

Nous nous voyions souvent, notre lien était fort. Pendant l’écriture de ce livre, elle en rectifiait des épisodes que j’avais mal interprétés, tout en veillant soigneusement à s’abstenir de commentaires sur mes descriptions la concernant ; mais en s’empressant d’expliquer ou de défendre les aspects moins flatteurs du personnage de mon père. Elle affrontait sa maladie avec dignité, et sans se plaindre, en nous aidant, ma sœur et moi, à continuer à vivre normalement, malgré notre angoisse, nos dénis, nos accès d’abattement.

Je me dis parfois que si j’avais su qu’elle ne guérirait pas, j’aurais peut-être écrit un livre différent… j’en aurais moins fait une méditation sur le parent absent _ disparu _, j’aurais rendu davantage hommage à celle qui était le seul point constant de ma vie. Chaque jour, je la vois dans mes filles, avec sa joie de vivre, sa capacité d’émerveillement. Je ne vais pas essayer d’exprimer à quel point je pleure encore sa mort. Je sais qu’elle était l’être le plus noble, le plus généreux que j’aie jamais connu ; et que c’est à elle que je dois ce que j’ai de meilleur en moi.« 


Voilà ;

et maintenant voici l’article s’efforçant de présenter un peu cette « dette » du fils Barack Hussein _ ou plutôt, pour elle : « Barry«  _ à l’égard de sa mère, « Ann« , ou « Anna« …

« La Maman _ la mère ! _ d’Obama »

par Gloria Origgi [20-01-2009]

« C’est une femme qui a gagné les élections américaines » : Gloria Origgi retrace la vie et la carrière anticonformistes de la mère _ car c’est de celle-ci qu’il va s’agir… _ du nouveau président des États-Unis. Contrairement à ce qui a été avancé _ mis en avant _ durant la campagne, c’est bien cette femme libre et indépendante  _ certes ; et pragmatique _ qui a formé le jeune Barack Obama, le préparant au monde multi-culturel et globalisé dont sa courte vie anticipa _ est-ce à mettre d’ores et déjà au passé (d’un présent bel et bien « arrivé ») ? _ l’avènement.

C’est une femme qui a gagné les élections américaines : Stanley Ann Dunham, née en 1942 _ le 29 novembre _ et emportée par un cancer en 1995 _ le 7 novembre _, à 53 ans à peine, _ ou presque… _ avant de voir s’accomplir son « rêve visionnaire » (!), l’élection de son fils Barack Hussein Obama comme 44e président des États-Unis. Son prénom masculin lui avait été imposé par son père, Stanley Dunham, qui aurait préféré avoir un garçon. Fille unique de Stanley _ Armour Dunham, 1918 – 1992 _ et de sa femme Madelyn Payne _ née le 26 octobre 1922 et morte le 2 novembre 2008, deux jour avant l’élection présidentielle du 4 novembre… ; Barack était allé à Hawaii lui dire adieu quelques jours auparavant, les 22 et 23 octobre _, Stanley Ann fut une jeune fille anticonformiste et une mère solitaire, convaincue de pouvoir élever ses enfants en les préparant _ peut-être _ à un monde nouveau, globalisé et multi-culturel. Un monde radicalement différent de son quotidien de petite fille de classe moyenne dans une anonyme _ Fort Leavenworth _ petite ville du Kansas _ cela, à coup sûr ! Barack _ Barry comme elle l’appelait _ est _ en partie du moins : l’éducation est un processus infiniment complexe ; à ne pas « instrumentaliser » ! _ sa créature _ est-ce tout à fait le mot juste ? _, le fruit d’une éducation patiente, attentive et aimante _ oui ! lire aussi (tout Donald Winnicott ! _, à laquelle elle consacra toute sa vie, tant elle voyait dans ses deux enfants métis l’image d’un avenir proche et meilleur, qui réconcilierait dans le mélange des sangs les fausses oppositions, les odieux sentiments d’appartenance, les unreal loyalties _ comme les appelait (dans « Trois Guinées« …) Virginia Woolf _ qui nous rassurent tant dans notre quête désespérée d’identité sociale.

Au moment de sa naissance, le 4 août 1961, son fils Barack était encore considéré dans la moitié des États américains comme le produit criminel _ rien moins ! _ d’une miscegenation, d’un croisement de races : un hybride biologique honteux auquel on ne reconnaissait pas la possibilité d’exister, et dont les auteurs étaient punis par la prison. Ce terme, aujourd’hui imprononçable, avait été forgé aux États-Unis en 1863, avec une fausse étymologie latine associant miscere et genus, pour indiquer la différence supposée génétique entre Blancs et Noirs. La question de la miscegenation devint cruciale à l’époque de la guerre civile américaine (1861-1865), et de l’abolition de l’esclavage qui s’ensuivit _ le 18 décembre 1865. Passe encore accorder des droits civiques aux non Blancs, mais autoriser des relations intimes entre Blancs et Noirs était une autre histoire… Le terme apparaît pour la première fois dans le titre d’un pamphlet publié à New York _ en 1864 _, « Miscegenation : The Theory of Blending of the Races, Applied to the American White Man and Negro« . L’auteur, anonyme, y révèle que le projet du parti républicain, qui s’était prononcé en faveur de l’abolition de l’esclavage, était d’encourager au maximum le mélange entre Blancs et Noirs, afin que les différences raciales s’atténuent peu à peu, jusqu’à disparaître complètement. On ne tarda pas à découvrir qu’il s’agissait d’un faux, fabriqué de toutes pièces par les Démocrates  _ en fait, un certain David Goodman Croly _ pour faire dresser les cheveux sur la tête des citoyens américains face à l’intolérable projet républicain d’un métissage souhaitable. Le délit de miscegenation fut définitivement aboli en 1967 lorsque la Cour Suprême américaine déclara _ le 12 juin 1967 _ les lois anti-miscegenation anticonstitutionnelles, à l’issue du célèbre cas judiciaire Loving vs. Virginia. Un couple mixte marié _ Richard (1933-1975) et Mildred (1939-2008) Loving _ avait été condamné à un an de prison et à quitter l’État de Virginie, uniquement parce que mari et femme avaient été trouvés dans le même lit : le certificat de mariage _ en juin 1958 _ suspendu au-dessus du lit fut considéré comme non valide par les policiers, qui avaient forcé la porte d’entrée et, armés de fusils, avaient frappé et humilié les jeunes mariés, car il avait été établi dans un autre État, _ le District of Columbia _ qui ne condamnait pas la miscegenation. Les faits eurent lieu en 1959 _ le 6 janvier _ et le couple dut attendre huit ans pour voir reconnue son innocence, ainsi que l’indécence morale de ce qu’il avait subi.

Il faut essayer d’imaginer cette Amérique-là _ en effet _ pour comprendre le courage de Stanley Ann, qui épousa _ c’était le 2 février 1961, à Maui _ à dix-huit ans, enceinte de quatre mois, le jeune et brillant étudiant kenyan Barack Obama senior, premier Africain admis à l’Université de Hawaï  Il avait 25 ans et était arrivé à Hawaï en 1959, grâce à une bourse du gouvernement kenyan partiellement financée par les États-Unis, destinée à aider les étudiants africains les plus doués à se former dans les universités américaines, pour rentrer ensuite dans leur pays et constituer une élite compétente et moderne. Barack senior avait grandi sur les rives du lac Victoria _ au nord-ouest du Kenya _, dans une famille de la tribu Luo. Il avait passé son enfance à s’occuper du bétail de son père, l’un des chefs de la tribu, en fréquentant l’école du village. Une première bourse lui avait permis de s’inscrire au lycée de Nairobi _ la capitale du Kenya. Il était venu étudier l’économie à Hawaï, et obtint son diplôme en trois ans avec les meilleures notes de sa classe. Il rencontra Stanley Ann à un cours de russe, qu’elle suivait probablement parce que ce pays si différent des États-Unis l’attirait et la faisait rêver à l’accomplissement de ses « rêves«  de jeune athée marxiste depuis les lointaines îles Hawaï.

Stanley Ann était une jeune fille timide, studieuse et rêveuse. Elle était née à Fort Leavenworth, dans le Kansas, où son père faisait son service militaire. Ses parents, tous les deux originaires du Kansas, s’étaient rencontrés _ et mariés, le 5 mai _ en 1940 à Wichita, la ville la plus importante du Kansas. Sa mère appartenait à une famille respectable : des gens qui n’avaient jamais perdu leur travail, même pendant la grande dépression, et qui vivaient très correctement grâce à une concession à une compagnie pétrolière sur leurs terres. Son père venait d’une famille plus compliquée, aux revenus modestes : élevé par ses grands-parents, il avait été un adolescent particulièrement rebelle et renfermé, notamment après le suicide de sa mère. Ce caractère difficile lui resta à jamais ; il se montra sarcastique et sévère avec Stanley Ann. Sa fille commença très tôt à se détacher de lui et à manifester une véritable intolérance pour ses manières fortes et frustes, son excessive simplicité intellectuelle et le style obtus et masculin avec lequel il conduisait les affaires familiales.

L’enfance de Stanley Ann fut ponctuée de nombreux déménagements : ses parents quittèrent le Kansas pour la Californie, puis revinrent dans le Kansas avant d’habiter différentes villes du Texas, puis Seattle durant l’adolescence de leur fille, et enfin Honolulu, où ils décidèrent de s’établir _ en 1960. Son père s’était lancé dans des affaires variées, alternant succès et échecs ; il se consacra finalement au commerce de meubles à Hawaï. Sa mère, qui avait toujours travaillé dans la banque, devint directrice d’une agence à Honolulu. Le couple n’avait pas grand intérêt pour la religion, même si le père essaya de convaincre sa femme Madeleine, dite Toot, de se convertir à la Congrégation Unitaire Universaliste _ un groupe religieux qui mêlait les écritures de cinq religions _ en s’appuyant sur un argument financier : « cela revient à avoir cinq religions pour le prix d’une ! » Mais sa femme l’en dissuada, rétorquant que la religion n’était pas un supermarché. Les nombreux déménagements avaient fait des parents de Stanley Ann un couple américain typique d’ordinary outsiders, de gens ordinaires qui se déplacent pour des raisons financières, se sentant profondément américains dans leurs valeurs, mais n’ayant de racines nulle part. Le couple était néanmoins tolérant : le père se considérait bohême parce qu’il écoutait du jazz, écrivait des poèmes le dimanche et ne craignait pas de compter plusieurs Juifs parmi ses amis intimes. La question raciale n’existait pas pour eux. La vie des Noirs et des Blancs était tellement « séparée«  dans les villes où ils habitèrent durant leurs pérégrinations, que pour la plupart des Américains de leur génération le problème ne se posait même pas.

Stanley Ann grandissait solitaire, passait des après-midi entiers à lire des livres empruntés à la bibliothèque du quartier. Elle aimait les langues étrangères, les romans européens et le « Manifeste » de Karl Marx. À douze ans, elle vécut son premier traumatisme lié à l’intolérance sociale. Arrivée dans une petite ville du Texas, Stanley Ann devint l’amie d’une petite fille noire qui habitait dans le voisinage. Ses parents n’avaient rien à y objecter, mais ses camarades de classe commencèrent à se moquer d’elle. La dérision se fit de plus en plus forte, jusqu’à se transformer en véritable exclusion. Toot, la grand-mère d’Obama, se souvient d’un jour où elle trouva les deux petites filles couchées dans le jardin, regardant le ciel en silence, tandis que depuis les grilles qui entouraient le terrain, leurs camarades d’école et les enfants du quartier hurlaient des injures et des insultes. « Nigger lover« , criaient-ils à Stanley Ann, insinuant que leur amitié avait une connotation sexuelle, seule raison pouvant justifier une attraction pour ce qui est différent. Comme si le contact avec le Noir, pour le puritanisme wasp de l’Amérique des années cinquante, ne pouvait représenter rien d’autre qu’un phantasme sexuel, une altérité sauvage et un désir _ lust _ refoulé.

Ce Texas violent, intolérant et conformiste ne plaisait pas non plus aux parents de Stanley Ann, qui décidèrent de partir pour Seattle, « nouvelle frontière«  économique à l’extrême Ouest des États-Unis. La ville _ Mercer Island _ était plus ouverte et plus accueillante, Stanley Ann y fit tout son lycée _ Mercer Island High School. Marine Box, sa meilleure amie de l’époque, garde d’elle l’image d’une élève brillante, non seulement dans ses résultats scolaires, mais par sa capacité à réfléchir seule, à ne pas se plier aux clichés et au conformisme culturel de son pays. Elle se disait par exemple athée, scandalisant ses camarades de classe.

Quand ses parents déménagèrent à Hawaï _ en 1960, donc _, Stanley Ann s’inscrivit à l’Université d’Honolulu. Malgré la dureté de son père, ses parents ne s’opposèrent pas à sa relation avec Barack Obama senior. Au contraire, ils l’invitèrent immédiatement à dîner, pensant que le jeune homme se sentait seul, si loin de chez lui. Les gaffes furent évidemment nombreuses, tant ils avaient peu l’habitude de fréquenter des Noirs : le père lui demanda s’il savait chanter et danser, et la mère lui dit qu’il ressemblait de façon frappante à Harry Belafonte. Mais Barack senior ne se laissa pas intimider pour autant. Un soir, durant une fête, il se mit à chanter devant tout le monde, et bien que sa voix ne fût pas particulièrement belle, son assurance et son charisme firent effet sur tous les présents. C’est un homme fier de ses origines africaines, fils de chef, qui n’a jamais subi les humiliations des Noirs américains _ esclaves et descendants d’esclaves. Il ne sent pas encore le poids de la couleur de sa peau dans cette Amérique violente, ségrégationniste, mais « naïve«  sur les questions raciales, pour n’avoir pas encore été confrontée aux Black Panthers et aux mouvements de révolte et de construction de l’identité afro-américaine.

Juste après la naissance d’Obama Hussein _ le 4 août 1961 _, son père est sélectionné par les meilleures universités américaines et décide de poursuivre ses études à Harvard. Stanley Ann n’a pas envie de le suivre dans le Massachusetts : elle est heureuse d’avoir un bébé, pleinement heureuse, mais ne se voit pas mener la vie d’une épouse d’homme politique kenyan. Elle sait que le destin de son mari est tracé, qu’il devra rentrer au Kenya car sa réussite aux États-Unis est un exemple pour toute une nation ; c’est précisément pour cela qu’on l’a envoyé faire ses études en Amérique. Ils décident de se séparer en toute amitié, Barack senior vient d’une culture polygame et sait bien que sa vie de mari et de père ne s’arrête pas là. Stanley Ann est suffisamment sûre d’elle-même et heureuse d’avoir un enfant métis pour retourner à Honolulu sans complexes _ le divorce sera prononcé en juin 1964 _, et y reprendre ses études. Elle décroche une maîtrise en mathématiques et un master en anthropologie en 1967. La même année, elle rencontre un autre étudiant étranger, Lolo Soetoro _ ca 1936-1987 _,  un Indonésien petit, brun et gentil, qui commence à fréquenter la maison des Dunham. Toot, la mère de Stanley Ann, joue aux échecs avec lui tous les soirs, et se moque de lui car « Lolo » en hawaïen signifie « fou ». Mais ce garçon n’a rien de fou : il est d’une courtoisie extrême, affectueux avec le petit Barry et décidément très amoureux de la jeune femme extravagante et aventureuse qu’est Stanley Ann. Il lui propose de l’épouser, et de partir avec lui à Djakarta. Stanley Ann accepte et part avec son fils pour l’Indonésie à la fin de l’année 1967, au moment de l’irrésistible ascension au pouvoir de Suharto, des purges anti-communistes et du déclin du président Sukarno, fondateur de l’État, désormais âgé.

Stanley Ann trouve du travail à l’ambassade américaine, où elle emmène souvent son fils qui passe ses journées à la bibliothèque de l’ambassade à lire le magazine Life. Elle lui parle de politique, de géographie, de relations internationales. Lolo raconte à Barry les mythes indonésiens, le grand Hanuman, dieu singe et guerrier invincible dans sa lutte contre les démons. L’athéisme communiste du gouvernement Sukarno est vite remplacé, sous Suharto, par une vague religieuse. On étudie la religion musulmane à l’école : l’Indonésie est le plus grand pays converti à l’Islam. Barry est soumis à toutes ces influences, toutes ces cultures. Il n’a pas de problèmes d’appartenance raciale : il n’a pas de race, il est un citoyen du monde, curieux comme sa mère, intéressé par la différence, sûr de lui et entièrement à son aise dans la normalité quotidienne qu’est pour lui le clan multi-ethnique de sa famille recomposée. En 1970 _ le 15 août _ naît sa sœur, Maya Kassandra Soetoro. Barry va à l’école, mais le réveil sonne pour lui à trois heures du matin, quand sa mère entre dans sa chambre sur les notes de Mahalia Jackson, lui lit la biographie de Malcolm X, lui fait écouter les discours du révérend Martin Luther King. Elle lui inculque de cette façon un sentiment d’appartenance à la culture afro-américaine, qui est en train de prendre pied aux États-Unis, d’y trouver une expression politique, une identité communautaire et un langage propres.

Barry doit savoir tout être à la fois, américain, noir, blanc, cosmopolite, parce que c’est son avenir, le « rêve«  hasardeux et visionnaire de sa mère. Quand son mariage avec Lolo commence à vaciller, Barry est envoyé pendant un an chez ses grands-parents à Hawaï. Stanley Ann quitte Lolo car il désire avoir d’autres enfants. Peu après _ en 1972 _, Stanley Ann et Maya reviennent à Honolulu, et le clan se recompose, cette fois sans maris, mais avec les deux enfants et les grands-parents Dunham. Les parents de Stanley Ann se consacrent avec amour au petit Barry, mais contrairement à ce qu’on a pu lire dans les journaux, ce ne sont pas eux qui l’élèvent. C’est sa mère qui veille sur son éducation, elle qui, une fois de retour à Hawaï, reprend ses études pour décrocher un doctorat en anthropologie à cinquante ans, en 1992. Elle choisit comme objet de recherche la société rurale indonésienne, ce qui lui donne l’occasion de retourner fréquemment en Indonésie pour que sa fille Maya puisse voir son père, avec lequel elle a conservé des rapports amicaux _ le divorce officiel aura lieu en 1980. En 1977, elle décide d’y séjourner plus longuement, toujours pour ses recherches. Elle part seule avec Maya, Barry préfère terminer sa scolarité aux États-Unis.

La carrière de Stanley Ann, pendant ce temps, prend une tournure nouvelle : elle s’occupe de développement rural, de programmes de micro-crédit destinés aux femmes indonésiennes pour le compte de différentes agences et banques internationales. Sa vie, son expérience de femme et de mère de deux enfants multi-ethniques deviennent le terreau de sa croissance intellectuelle. Elles lui ont fait comprendre des choses qu’elle n’aurait pas vues autrement sur les différences sociales et culturelles, sur la condition féminine, sur les minorités ethniques. Son autobiographie est son terrain d’expérimentation, elle est à la fois observatrice et protagoniste d’un monde qui se transforme et se globalise. Mais son enthousiasme et sa carrière seront bientôt stoppés net par un cancer des ovaires _ qui se déclare en 1994 _, qui l’emporte à cinquante-trois ans, en 1995 _ le 7 novembre.

Il faut se demander ce qu’il y a _ indirectement _ de cette femme indépendante, courageuse et pleine d’une autorité naturelle _ oui _ dans l’obamanie qui s’est emparée du monde entier durant les élections américaines. La nouveauté que représente Obama réside peut-être moins dans sa peau noire que dans sa capacité profonde _ oui _ à comprendre et à concilier les contraires, que seul peut avoir un homme qui a accepté le modèle et l’autorité d’une femme. Obama est issu d’une génération nouvelle parce qu’il est le fils d’une femme intellectuellement compétente, parce qu’il peut prendre pour modèle sa mère et non son père, parce qu’il est imprégné de valeurs féminines de tolérance et de communion. Obama est le produit _ d’abord… : il n’est pas une chose ; ni un « outil »… _ de cette femme, il est sa plus grande réussite. Certes, durant la campagne électorale, il valait mieux _ électoralement ?.. _ laisser le souvenir de Stanley Ann à l’écart des feux de la rampe, et raconter _ story-telliser ?.. _ l’histoire du petit garçon noir élevé par ses grands-parents dans le Kansas _ du middlewest profond… Mais à présent qu’Obama est président, le moment est enfin venu _ politiquement correct ?.. _ de rendre hommage _ est-ce parfaitement sincère, en pareil cas ? _ à celle qui a « inventé«  (!) ce « fils parfait » (!), à celle qui en a pris soin et l’a élevé pour (!!!) « en faire l’icône » (!) du monde qui viendra, et qu’elle ne verra pas.

Traduit _ pas toujours opportunément (!) du point de vue d’une rigueur philosophique : c’est plutôt dommage…  _ de l’italien par Florence Plouchart-Cohn _ les données factuelles, étant, elles, on ne peut plus intéressantes !

par Gloria Origgi [20-01-2009]

Titus Curiosus, le 21 janvier 2009

Et toujours pour un peu mieux comprendre ce qui vient de se jouer aux Etats-Unis

20jan

Et toujours pour (un peu mieux) comprendre

ce qui vient de se jouer

aux États-Unis,

un excellent article _ de Romain Huret _ sur le passionnant _ chaque jour ! _ site

laviedesidees.fr :

« L’étrange défaite de John MacCain« …

Au-delà de la magistrale campagne de Barack Obama, comment comprendre la très lourde défaite du candidat républicain à la présidentielle américaine ? Pour l’historien Romain Huret, l’échec de John MacCain signe la faillite morale et politique de trente années de conservatisme.

« Ils invoquaient avant tout l’intérêt ; et c’est en se faisant de cet intérêt prétendu une image terriblement étrangère à toute vraie connaissance du monde qu’ils ont lourdement induit en erreur les disciples, un peu moutonniers, qui, en eux, mettaient leur foi. […] Comme la parole qu’ils prêchaient était un évangile d’apparente commodité, leurs sermons trouvaient un facile écho dans les instincts paresseusement égoïstes qui, à côté de virtualités plus nobles, dorment au fond de tout cœur humain. Ces enthousiastes, dont beaucoup n’étaient pas personnellement sans courage, travaillaient, inconsciemment, à faire des lâches. Tant il est véritable que la vertu, si elle ne s’accompagne pas d’une sévère critique de l’intelligence, risque toujours de se retourner contre ses buts les plus chers ».
Marc Bloch [1]

Employés en un autre temps, pour une autre défaite, ces propos _ d’une rare et magnifique lucidité ! _ de Marc Bloch _ dans le magistral (et toujours de la plus brûlante actualité ! « L’Etrange défaite«  ; qu’on peut lire aussi dans « L’Histoire, le guerre, la résistance »_ rendent également compte de l’étrange défaite de John McCain. Si nul ne peut contester le manque de dynamisme de sa campagne face à l’extraordinaire candidat que fut Barack Obama, si nul ne peut remettre en cause le ridicule du choix de Sarah Palin, chacun doit s’interroger sur cet étonnant constat : comment un politicien si ouvert dans le passé à des solutions de compromis avec les Démocrates, comment un homme longtemps favorable à une politique migratoire plus audacieuse, comment un individu si souvent iconoclaste a-t-il été condamné à n’apparaître que comme le candidat d’une Amérique blanche, très conservatrice, repliée sur ses prérogatives économiques ? La réponse est simple : s’il fut choisi précisément pour cela par des militants qui ne l’avaient guère ménagé jusqu’alors, John McCain n’a pas su faire oublier la trahison des élites conservatrices et leur échec de gouvernance depuis une vingtaine d’années aux États-Unis.

Le bilan politique du mouvement conservateur

Pour comprendre le caractère étonnant de cette défaite, il convient de revenir aux origines mêmes du mouvement conservateur [2]. Dans les années 1960, les conservateurs ont l’impression de vivre dans un monde foncièrement hostile, dangereux et inquiétant. Ce sentiment d’appartenir à une minorité, sociale, intellectuelle et politique, les conduit à entrer en politique. Cette politisation n’emprunte pas des trajectoires familières : elle se met en place dans les foyers ; le prosélytisme se développe dans le voisinage ; les réunions ont lieu dans de paisibles salons de la classe moyenne américaine. Pour un observateur avisé, la mobilisation relève de l’amateurisme et du bricolage si on la compare à la puissance des structures d’organisation mises en œuvre au même moment par les libéraux (liberals) [3]. Mais cette faiblesse devient rapidement un atout. Car la mobilisation tire sa force de cette accumulation de petites formes de militantisme locaux : ici une manifestation contre l’homosexualité dans l’Idaho, là une dénonciation des manuels scolaires dans le Texas ; bref des milliers d’actes individuels qui s’agrègent lentement dans le paysage politique américain. Dans les universités, les lycées, les usines, au cœur même de ces banlieues souvent présentées comme des lieux d’apathie politique, des formes inédites de contestation se mettent progressivement en place pour critiquer l’ordre établi par les libéraux (liberals). Si le conservatisme américain présente des visages multiples, des fondamentalistes religieux aux partisans du libre marché, en passant par les libertariens, qui souhaitent une rupture brutale avec l’État, l’investissement militant sur le terrain relie bien souvent les courants conservateurs entre eux [4]. D’abord invisible, cette contestation est omniprésente dans le pays au début des années 2000. La chaîne de télévision Fox News, principal médiateur aujourd’hui des idées conservatrices, en est la preuve la plus éclatante.

Depuis une trentaine d’années _ vers 1980 _, les conservateurs occupent les principaux postes de pouvoir et affichent avec fierté leur capacité à gouverner le pays et à garantir sa sécurité dans un monde dangereux. Dès les années 1960, les cadres de l’organisation étudiante Young Americans for Freedom annonçaient qu’ils allaient prendre le pouvoir très rapidement pour mettre un terme à la faiblesse de gouvernance des Démocrates [5]. À la fin des années 1990, Tony Blankley, un temps proche conseiller du leader du parti républicain, Newt Gingrich, compare la révolution conservatrice à un « trotskysme de droite », non pour son idéologie, mais pour son travail de sape de minorité très agissante [6]. Hostiles à l’État social, les conservateurs promettent un État fort, centré sur la sécurité nationale, utilisant des méthodes de gestion et d’évaluation qui ont parfaitement fonctionné dans le privé. Depuis l’arrivée de Ronald Reagan, la dérégulation du monde du travail, la disparition progressive des programmes sociaux et la création d’un État militarisé fort _ voilà qui devrait nous rappeler quelque chose… _ ont été mis en œuvre lentement, mais sans discontinuer, par les militants conservateurs.

L’administration de George W. Bush aura révélé avec cruauté l’échec de gouvernance de cette génération de conservateurs. Le décalage entre l’effondrement des cadres élémentaires de la société et un discours très convenu a frappé _ tout récemment _ tous les Américains. Les terribles conséquences de l’ouragan Katrina ont révélé l’ampleur des effets sociaux du désengagement de l’État et du rôle accordé à la famille comme seule structure de régulation sociale. Devant une commission de la Chambre des représentants, Mike Brown, le responsable, fort critiqué à l’époque, de l’agence en charge des catastrophes naturelles, répondit avec une franchise désarmante, lorsqu’on lui demandait pour quelle raison le gouvernement n’avait pas veillé à apporter de la glace pour conserver les aliments après le passage de l’ouragan, que ce n’était pas « le rôle du gouvernement fédéral de m’aider à conserver au frais ma viande de hamburger dans mon réfrigérateur » [7] ! En Irak, l’échec de gouvernance a paru identique. Dans la conduite de la guerre contre le terrorisme et la gestion des affaires de la planète, les conservateurs ont semblé obtus, incapables de comprendre le monde qui les entoure au-delà de leurs croyances personnelles et religieuses. La crise financière a encore plus contribué à démontrer leur incompétence en matière de gouvernance. C’est à un échec générationnel  _ oui _ auquel nous avons assisté au cours des huit années de mandat de George W. Bush.

La mobilité sociale américaine en crise

Alors que les conservateurs promettaient davantage de mobilité sociale, accusant l’État d’être un facteur de blocage et un outil utilisé par les élites libérales (liberal) pour garantir leur reproduction sociale, ils lèguent au pays une crise structurelle de la méritocratie à l’américaine [8]. À plus d’un titre, l’ouragan Katrina a révélé les conséquences du désinvestissement social de l’État _ qu’on le médite, et bien vite, partout ! _, qui a pourtant fait l’objet d’un consensus politique dans les années 1990 [9]. Il est frappant de constater la prégnance de la thématique du concept sociologique d’underclass dans les écrits des journalistes qui ont rendu compte du désastre. L’ouragan a permis une redécouverte médiatique des soubassements économiques mais également socio-culturels de la pauvreté : être pauvre, c’est certes manquer d’argent, d’une voiture, mais aussi de contacts à l’extérieur, de relais dans le reste du pays. Bref, ce n’est pas un hasard si les pauvres furent les principales victimes de la catastrophe [10]. De façon cruelle, Katrina a mis au jour les blocages structurels de la société américaine. Les difficultés des populations pauvres à sortir de la ville révèlent, plus largement, une mobilité sociale en panne dans l’ensemble du pays.

Incontestablement, l’éducation américaine _ à prendre très vite, aussi, et partout !!! il y a urgence grave !!! _ ne joue plus son rôle d’ascenseur social et renforce le capital culturel et social des élites. Longtemps justifiés par la logique du marché, ces chiffres inquiètent aujourd’hui : alors que les déclarations d’un Bill Gates sur la corrélation entre la détention d’un diplôme d’études supérieures (master’s degree) et le niveau de réussite sociale sont acceptées par tous, le nombre d’étudiants diplômés stagne. Seuls l’Allemagne et les États-Unis sont dans ce cas aujourd’hui, alors que l’ensemble des pays industrialisés connaît une croissance forte du nombre de diplômés du supérieur _ même si ce critère est loin de suffire… La diversité sociale du recrutement dans les universités s’étiole. La part des bourses dans le financement des études s’étant réduite de 55 à 41% depuis 1980, le recours à l’emprunt est de plus en plus souvent obligatoire pour les parents et/ou les enfants. Cette stratégie familiale n’est pas identique partout. Une étude sur les quartiers pauvres de Boston a montré que seulement un tiers des lycéens issus des quartiers pauvres avaient passé l’examen SAT, indispensable pour l’admission dans l’enseignement supérieur, au cours du mois d’octobre de leur dernière année de lycée, contre 97% des enfants issus des milieux favorisés [11]. À cela s’ajoute le manque d’informations des milieux défavorisés qui, peu au fait des systèmes de bourses, hésitent à envoyer leurs enfants dans des universités coûteuses [12].

Les universités sont en effet contraintes de répercuter sur les frais d’inscription le ralentissement de l’investissement public. Cette diminution des fonds publics s’est opérée à un moment où le coût moyen de formation par étudiant a considérablement augmenté. Dans l’enseignement supérieur, les frais d’inscription ne cessent de s’accroître : entre 1976 et 1995, ils ont été multipliés par quatre à l’université de Californie-Los Angeles (UCLA) [13]. L’écart se creuse inexorablement entre les universités publiques et privées, en raison de la croissance des frais d’équipement, notamment dans le domaine informatique [14]. Est-ce un hasard si les critiques virulentes se multiplient contre l’élitisme de l’université américaine depuis une dizaine d’années ? D’après les données contenues dans le Social Register, le « bottin mondain » contenant la liste des familles de l’élite américaine, 92% des familles présentes en 1940 y sont toujours en 1977 [15]. En dépit des velléités réformatrices de l’après-guerre, les écoles préparatoires (prep schools) demeurent élitistes : seulement 4% des étudiants y accédant sont issus de la communauté afro-américaine, alors qu’ils représentent 19% des lycéens [16].

Sans surprise donc, les enfants issus des milieux défavorisés réduisent souvent leur temps de scolarisation à deux années. Pour financer leurs études, ils doivent travailler dans la restauration rapide et la grande distribution : Wal-Mart en emploie plusieurs milliers. Faute de réussite suffisante aux tests de fin d’année, ce sont souvent des petites universités (community colleges) qui les acceptent. En leur sein, les étudiants s’inscrivent en grande majorité pour des cours de rattrapage en anglais et en mathématiques. On estime à 60% le nombre de Latinos scolarisés dans le supérieur qui intègrent ce type d’université. Toutefois, et c’est là que le bât blesse, seulement 30% des étudiants inscrits décident de prolonger leur cursus au-delà des deux années requises [17]. Ces universités ne jouent plus le rôle de sas qu’elles avaient longtemps joué dans le pays pour recruter les meilleurs éléments. En d’autres termes, la société américaine apparaît de moins en moins égalitaire _ cf Paul Krugman. Le contrat social conservateur ne facilite donc guère l’ascension sociale de l’homme de la rue (common man).

La défaite d’un franc-tireur et d’un système

Le choix de John McCain par les militants républicains a été une réponse à cette crise structurelle. Longtemps considéré comme inclassable (maverick) dans la vie politique, il a toujours combattu en faveur de mesures de compromis, d’une politique migratoire moins frileuse à l’égard des Hispaniques et d’une lutte contre la corruption du personnel politique. À plusieurs reprises, il a montré sa volonté de faire de la politique autrement. Est-ce un hasard si McCain a appelé son bus de campagne le « bus du franc-parler » (straight talk bus) ? Sa différence l’avait pourtant longtemps handicapé. En 2000, le candidat George W. Bush n’avait pas hésité à distiller des insinuations racistes contre l’un des enfants adoptés par la famille McCain. Ses rapports amicaux avec les Démocrates, en particulier John Kerry, avaient également joué en sa défaveur. En 2008, en raison de l’échec de l’administration Bush, le processus s’inverse : sa différence devient un atout électoral pour les militants républicains. Tout dans son parcours semble faire de lui l’homme capable d’éviter une cuisante défaite de la droite américaine. Son passé de militaire et ses allures de sémillant retraité plaident plus encore en sa faveur. Il joue à merveille de sa carte de « dur » (tough guy), distillant à dessein les anecdotes sur son passé de bagarreur et, bien évidemment, utilisant son statut d’ancien combattant du Vietnam et de victime de la torture. Que s’est-il donc passé pour expliquer la défaite de John McCain ?

McCain est demeuré prisonnier de l’échec de gouvernance de l’administration Bush pendant toute la campagne électorale. La crise économique a agi comme un révélateur pour nombre d’électeurs. Au lieu de dénoncer la gestion dérégulée en cours depuis de nombreuses années, il a repris un discours convenu sur la bonne santé du système et les inévitables « canards boiteux » tout au long du mois de septembre. Ensuite, il n’a jamais réussi à lutter contre l’influence croissante de la base conservatrice qui imposa le choix de Sarah Palin. Au-delà de son incompétence flagrante pour la fonction, le parcours politique de Palin est entaché par la corruption. Pour le grand malheur de John McCain, l’Alaska et ses petits arrangements avec la morale ressemblèrent tout à coup à la manière dont, à Washington D.C., les conservateurs ont envisagé le pouvoir politique comme un patrimoine appartenant à celui qui l’exerce.

Dans un ouvrage récent, le fils de l’écrivain Saul Bellow _ Adam Bellow _ a émis l’hypothèse que le népotisme serait un élément structurant de la nation américaine depuis l’époque coloniale [18]. Au sein de l’administration du président George W. Bush, on comptait les fils de Strom Thurmond, d’Antonin Scalia, de Michael Powell, de Dick Cheney et de William Rehnquist. In fine, la campagne de John McCain a donné de plus en plus l’impression de ne s’adresser qu’à cette caste conservatrice qui, après s’être approprié le pouvoir, ne semblait pas prête à le rendre _ à méditer, bien sûr, pour d’autres lieux... Bien évidemment, et chacun doit avoir en tête l’ampleur de la tâche, les raisons mêmes de l’étrange défaite de John McCain rappellent à quel point _ certes ! _ le mandat de Barack Obama sera décisif pour les États-Unis, tant l’héritage conservateur apparaît dramatique.

par Romain Huret [19-01-2009]

Notes

[1] Marc Bloch, « L’Etrange défaite« , Paris, Coll. Folio Histoire, Gallimard, 1990, p. 174-175.

[2] Je me permets de renvoyer à mon ouvrage, « Les Conservateurs américains se mobilisent. L’autre culture conservatrice« , Paris, Autrement, 2008.

[3] Aux États-Unis, le terme libéral (liberal) désigne les personnes de gauche favorables au Parti démocrate.

[4] Alan Brinkley, « The problem of American conservatism », American Historical Review, 99, 1994, p. 409-429.

[5] Gregory Schneider, Cadres for Conservatism : Young Americans for Freedom and the Rise of the Contemporary Right, New York, New York University Press, 1999.

[6] Tony Blankley, « Street-Fighting Days », George, July 1998, p. 53.

[7] Cité dans Éric Lipton, Shane Scott, « Leader of Federal Effort Feels the Heat », New York Times, 3 septembre 2005, p. 1 ; Romain Huret, « L’ouragan Katrina et l’État fédéral américain. Une hypothèse de recherche », Nouveau Monde. Mondes Nouveaux, revue électronique, 7, 2007.

[8] Romain Huret, « Le recrutement des élites aux États-Unis au XXe siècle », Revue internationale d’éducation de Sèvres, n° 39, septembre 2005, p. 25-36.

[9] Romain Huret, « Le trou du donut ou l’inachèvement de l’État-providence américain », in Denis Lacorne (dir.), « Les États-Unis 1880-2000« , Paris, Fayard, 2006, p. 281-294.

[10] Matthew Mulcahy, « Hurricanes, poverty, and vulnerability : an historical perspective ».

[11] Cité dans Robert Haveman, Timothy Smeeding, « The role of higher education in social mobility », The Future of Children, vol. 16, n° 2, 2006, p. 125-150.

[12] Dans les 146 meilleures universités du pays, qui représentent 10 % de l’ensemble des étudiants, 74% des étudiants viennent des fractions les plus riches de la société, alors que seulement 3% viennent de milieux défavorisés. Dans les 253 universités de rang inférieur, les pourcentages sont respectivement de 46 % et 7%. Seules les petites universités (community colleges) accueillent de façon significative les étudiants pauvres.

[13] R. Benjamin, S. Carroll, Breaking the Social Contract : The Fiscal Crisis in Higher Education, Santa Monica, Council for Aid to Education, RAND, p. 17.

[14] C. H. Persell, P.W. Cookson, Jr., « Microcomputers and elite boarding schools : educational innovation and social reproduction », Sociology of Education, vol. 60, avril 1987, p. 123-134.

[15] David Broad, « The Social Register : directory of America’s upper class », Sociological Spectrum, 16, p. 173-181.

[16] C. H. Persell, P.W. Cookson, Preparing for Power : America’s Elite Boarding Schools, New York, Basic Books, 1985, p. 67.

[17] Chiffres tirés de Robert Haveman, Timothy Smeeding, « The role of higher education in social mobility », The Future of Children, vol. 16, n° 2, 2006, p. 146.

[18] Adam Bellow, « In Praise of Nepotism« , New York, Doubleday, 2003.

De quoi (nous) donner bien à connaître ; et penser…


Titus Curiosus, le 20 janvier 2009

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