Archives du mois de janvier 2009

Un sujet passionnant en un livre apparemment bâclé : du devenir des villes au sein du devenir capitalistique

04jan

Bonne année !

Et pour la commencer en fanfare,

voici une excellente critique : « Villes à l’heure du capitalisme« , par Cynthia Ghorra-Gobin,
sur l’excellent site laviedesidees.com

susceptible de vous intéresser à des titres divers,

à propos du livre a priori extrêmement alléchant (par son sujet !) :

« Paradis infernaux. Les villes hallucinées du néo-capitalisme« 

(traduction française de Étienne Dobenesque et Laure Manceau, postface de Éric Hazan),

sous la direction de Mike Davis & Daniel B. Monk,

collection Penser/Croiser, aux Éditions Les Prairies ordinaires, paru en octobre 2008.

Villes à l’heure du capitalisme global
par Cynthia Ghorra-Gobin
[02-01-2009]

Domaine : Société
Mots-clés : inégalités | mondialisation | ville | urbanisme | richesse | néo-capitalisme

Des centres commerciaux géants,

des villes privées au milieu du désert ou de l’océan ?

Telles sont les fantasmagories urbaines et architecturales du néo-capitalisme.

Et l’ouvrage dirigé par Mike Davis et Daniel Monk en propose une analyse, critique et parodique, à travers le portrait de 11 villes…

Ce recueil collectif qui rassemble 15 auteurs se donne pour objectif de décrire et de dénoncer ouvertement les maux qui affectent les villes à l’heure du néo-capitalisme, comme l’indiquent clairement l’introduction et le titre. L’objectif n’est pas vraiment étonnant pour le lecteur familier des travaux de Mike Davis ; qui, depuis la publication de son bestseller sur Los Angeles, « City of quartz : Los Angeles, capitale du futur«  [1], adopte régulièrement ce ton sarcastique à l’égard de la logique dominante du profit. A priori, il n’a pas tort. Cette fois-ci, il met en scène 11 villes : deux villes de l’Amérique latine (Managua et Medellin), deux de l’Afrique (Le Caire et Johannesburg), deux du Moyen-Orient (Arg-e-Jadid et Dubaï), trois en l’Asie (Kaboul, Pékin, Hong-kong) et deux en l’Europe (Paris, Budapest).

Les États-Unis figurent bien entendu dans le premier chapitre, mais l’auteur ne traite pas d’une ville en particulier. Il se propose tout simplement de dénoncer deux produits de la production immobilière, le centre commercial et le centre résidentiel fermé, « shopping mall » et « gated community » _ deux phénomènes extrêmement intéressants (et significatifs) !!! _ , en se référant de manière explicite à deux États, le Minnesota et l’Arizona.

Le « Mall of America » (localisé dans la métropole de Minneapolis/Saint-Paul _ je m’y étais intéressé particulièrement à l’occasion de la « direction » d’un travail scolaire il y a quelques années, déjà…) _ et les « gated-retirement communities » (lotissements fermés pour retraités dont l’État de l’Arizona est certainement le plus représentatif) font ainsi l’objet de violentes critiques, ce qui a priori n’a rien d’innovant dans la mesure où l’on dispose déjà de travaux de grande envergure sur ces objets.

Après la lecture de ce premier chapitre centré sur deux produits immobiliers américains, on s’attend à ce que les auteurs présentant les autres villes poursuivent la réflexion en mettant en scène le transfert de ces deux modèles « made in America » ; qui, pour la majorité des habitants de la planète, sont bien des éléments du « rêve américain« . Pas du tout. En fait, la critique porte principalement sur les « mondes de rêve de la consommation » dans différentes villes, comme Paris, Hong Kong et Dubai (pour se limiter à quelques noms) ; et parfois de leur alliance avec les régimes politiques et les stratégies militaires (Arj-e Jadid, Pékin, Dubaï, Kaboul) ; mais toute allusion à l’ »American Way of Life » est inexistante. Étrange. Seuls les riches qui traversent en « dieux tout-puissants les jardins cauchemardesques de leurs désirs les plus secrets » sont véritablement remis en cause…

Quant à l’allusion intéressante faite dès l’introduction à l’égard de l’avènement des paradis fiscaux, corollaires de cette nouvelle phase du capitalisme, le lecteur s’attend alors à retrouver quelques pages ou chapitres analysant le régime des paradis fiscaux ; ou du moins décrivant les mécanismes de fonctionnement. Il n’en est rien. Seul le chapitre 2 intitulé « Utopies flottantes » aborde la thématique du paradis fiscal, en se limitant en fait à une présentation du site Internet, un simple prétexte pour dénoncer l’idéologie libertaire. Une visite du site permet en effet de se rendre compte qu’il s’agit tout simplement d’un groupe d’individus imaginant faire le tour du monde sur un navire. Les cartes du site qui donnent une idée du trajet à travers les continents sont drôles et amusantes.

La plupart des chapitres à l’image de ceux sur Dubaï ou Pékin s’organisent à partir d’une description de l’aéroport, du signalement de la présence d’hôtels et de voitures de luxe, de parcs à thèmes ou de centres commerciaux avant de prendre le temps de décrire les méga-projets en cours de réalisation (« Palm Jumeirah » à Dubaï) susceptibles de devenir de méga-enclaves pour riches en quête de la privatisation de la sécurité. De grands noms d’architectes sont ainsi cités, parfois assortis de quelques chiffres soulignant les investissements pharaoniques du secteur immobilier. Il est ici et là question de la faible rémunération de la main d’œuvre locale, ou encore issue de l’immigration (à Dubaï comme à Pékin) qui rassemblent des individus obligés de se soumettre pour survivre ; ou encore des droits que s’octroient les États pour confisquer les terrains tout en prônant l’intérêt général. À Pékin, un million d’habitants a été expulsé des vieux quartiers pour laisser place à des tours. Le chapitre sur Hong Kong se limite à décrire le lotissement fermé de « Palm Springs » qui, d’après l’auteur, a représenté la solution miracle pour combler la lacune identitaire des riches qui en refusant d’opter pour l’identité chinoise et l’identité britannique, ont préféré un style de vie issu du « supermarché culturel mondial« . Quant à l’article sur Johannesburg, il évoque la question de l’eau, après avoir insisté sur le legs de l’apartheid, sans pour autant souligner les véritables enjeux de pouvoirs au sein de la ville.

Au sein de ce recueil, l’article sur Le Caire s’avère être le seul qui repose sur une documentation sérieuse et qui ne se limite pas à la description de mégaprojets [2]. Toutefois l’analyse de Timothy Mitchell se présente plus comme une étude de cas de la politique menée par le FMI dans les années 1990 _ à l’apogée du fameux « consensus de Washington » _ qu’il n’aborde véritablement la thématique urbaine. Il est certes question du projet immobilier « Dreamland » _ réalisé non loin de la pyramide de Gizeh et s’inspirant d’images de lotissements fermés américains _, mais la critique porte plus sur les organismes internationaux, l’État américain et l’État égyptien. À différentes reprises, l’auteur rappelle que l’Égypte est un pays où seuls 5% de la population peuvent se retrouver dans la catégorie « classe moyenne » ; et où par ailleurs le poids de l’économie informelle dans l’économie nationale est considérable. Critique ou parodie ?


Face à cet ouvrage qui se veut une critique du capitalisme globalisé au travers d’un panorama de 11 villes,

le lecteur ne peut que ressentir une ambivalence à l’égard des éditeurs et des auteurs.

A priori, l’objectif annoncé dans l’introduction correspond bien aux intentions des sciences sociales,

qui ont toujours eu pour mission de rendre compte des processus économiques, sociaux et culturels,

de les expliquer et de les critiquer en mettant en évidence les inégalités sociales et les mécanismes d’exclusion.

Mais le statut de ce recueil s’apparente en fait à une simple parodie des travaux de sciences sociales.

Il en emprunte bien a priori le style et la tonalité,

mais le travail de recherche qui consiste

à rassembler documents relevant de sources différentes, données chiffrées ;

et à recueillir le point de vue et les représentations des acteurs au travers d’entretiens auprès des autorités politiques, des acteurs économiques, ou encore des populations concernées ;

est pratiquement inexistant (en dehors du chapitre sur l’Égypte).

Les textes reposent sur des informations que tout internaute peut retrouver aisément dans les multiples websites qu’offre Internet ;

et ne donnent pas plus d’information que ce que les médias quotidiens (offline et online) proposent.

Les auteurs usent certes des références savantes, en citant souvent des propos tenus par Adam Smith, Karl Marx ou encore Bourdieu (« seul chercheur ayant critiqué avec éloquence le néocapitalisme« ) ; ou en faisant référence à des films classiques, comme « Metropolis » de Fritz Lang ou encore « Blade Runner » ; mais ils ne sont là que pour donner une touche glamour de type marxiste au chapitre.

Le lecteur est alors envahi par l’étrange impression de se retrouver une fois de plus dans l’univers de l’apparence et de la consommation ; que l’on cherche par ailleurs à dénoncer. Quel décalage avec les travaux des sciences sociales reposant sur l’analyse marxiste qui chez nous ont jalonné les années 1960 et 1970 !

« Paradis infernaux » se présente comme un récit s’inscrivant plus dans le genre urbanophobe que dans l’analyse à proprement parler. Ce genre n’est pas étranger au personnage de Mike Davis, mais il était jusqu’ici relativement bien dissimulé comme dans son premier ouvrage dénonçant tout autant le capitalisme industriel que les modes de vie des « bourgeois » de LA au XXe siècle.

Il est vrai que Davis est américain ;

et que la civilisation américaine n’a jamais vraiment privilégié la ville comme « berceau de la civilisation«  ;

et qu’elle a choisi d’ancrer la démocratie dans les valeurs du monde rural.

À l’heure de l’industrialisation et de ses corollaires, l’urbanisation et l’immigration,

elle fut la première à valoriser la « banlieue«  _ ou le « rurbain » _ comme lieu privilégié de la famille américaine

parce qu’en mesure de véhiculer un sentiment d’appartenance à un lieu

tout en étant proche de la nature,

à l’image de la petite ville.

« Paradis infernaux » présente un sérieux lien de parenté avec les propos tenus au lendemain de la première guerre mondiale par le philosophe allemand Oswald Spengler

associant la grande ville et la métropole au symptôme du déclin des civilisations (et notamment de l’Occident).

L’influence de Spengler fut sérieusement éclipsée par la suite, en raison de nouveaux travaux adoptant un point de vue différent,

comme ceux de Georg Simmel _ qui m’intéressent tout particulièrement ! tels : « les Grandes villes et la vie de l’esprit » ; « Philosophie de la modernité » ; « La Tragédie de la culture » ; etc… _

qui privilégia la figure de la métropole comme le signe de l’avènement de la modernité.

En se déplaçant d’une ville à une autre (ou encore d’un site web à un autre), le lecteur circule dans un univers de stéréotypes (ex. la drogue à Kaboul) relevant de la science-fiction, sans pour autant que cela ne soit dit de manière explicite par les deux éditeurs de l’ouvrage revêtant l’habit des sciences sociales.

Aussi face à ce constat,

on ne peut que s’interroger sur les politiques menées par les maisons d’éditions _ question que je me suis posée, il n’y a pas plus longtemps que le 31 décembre dernier, à propos des politiques d’édition discographique musicale _ pour traduire les ouvrages étrangers.

Pourquoi avoir choisi « Paradis infernaux« , alors que de remarquables études sont publiées par des chercheurs américains (et autres) travaillant sur les mutations des villes à l’heure de la globalisation, tout en adoptant une posture critique ?

Les plus courageux d’entre eux n’hésitent pas à mettre l’accent sur la dynamique du transnationalisme comme facteur d’une complexité accrue de la ville,

parallèlement à une prise de conscience des individus dans leurs capacités d’interconnexion avec d’autres individus en temps réel, et à agir ensemble indépendamment de toute localisation géographique [3]. Le transnationalisme se présentant comme une question majeure et un véritable défi pour la démocratie et pour les pouvoirs politiques à l’heure de la globalisation.


par Cynthia Ghorra-Gobin [02-01-2009]

Notes
[1] « City of Quartz : Excavating the Future in LA« , Vintage, 1992. Cet ouvrage a été publié en français par la Découverte en 1997.
[2] Le chapitre sur Le Caire inclut 54 pages et plus de 112 notes de bas de pages donnant ainsi au lecteur de nombreuses références.
[3] Consulter à ce sujet l’introduction ainsi que les entrées « ville« , « ville globale« , « village global« , « métropolisation » et « globalisation » du « Dictionnaire des mondialisations« , paru aux Éditions Armand Colin, en octobre 2006.


A mon envoi de cet article de laviedesidees.com

l’éclairé Rufis Oeconomicus n’a pas tardé à répondre ceci :


De :   Rufus Œconomicus

Objet : re: Une remarque critique d’une critiquable elle-même critique de néo-urbanisations
Date : 3 janvier 2009 18:32:26 HNEC
À :   Titus  Curiosus

Salut,
Meilleurs vœux.
La critique du bouquin s/d. de M. Davis et alii que tu viens de m’envoyer est peu engageante.

Je l’ai lue rapidement mais pour résumer :

Péché majeur : superficialité.

Péché mineur : saupoudrage de marxisme lyophilisé.

C’est dommage, car je garde un très bon souvenir de son « City of quartz« , ouvrage qui mêle habilement sciences sociales et histoire de Los Angeles (du Sud de la Californie en fait) avec un souffle littéraire certain.

Si tu ne l’as pas déjà lu, je t’engage à le faire…
Amicalement.

Rufus

La (vraie) ville, ce sont de (vraies) rues, de (vraies) places, avec de (vrais) cafés, des lieux

_ et des moments : disposer d’un (vrai) temps de… ;

c’est-à-dire d’un temps qui soit

et à soi,

et, en même temps (!) à donner

à d’autres

que soi (qui soient, eux aussi, ces « autres », encore, eux aussi, des « soi »… ; et pas des ombres ou des zombies ; ou de purs et simplifiés corps, réduits à rien que du pornographique !) _ ;

des lieux, donc,

de (vraies) rencontres _ paroles, échanges, débats (animés !) _ ;

comme en ces villes méditerranéennes

_ Athènes, avec son agora ; Rome, avec son forum (et sa Piazza Navona ! et celle de la Rotonda, devant le Panthéon !..) ; et Sienne, avec sa Piazza del Campo (convexe et en pente : affriolante !) où se déroule deux fois l’an, le 2 juillet et le 16 août, le Palio ; et Salamanque, Santiago de Compostela, Saint-Sébastien/Donostia, avec leurs si vivants paseos ; etc... _

où naquit,

et vit encore, une (vraie) civilisation ;

avec de (vrais) passants

qui se parlent (vraiment)…

Même si Diogène, déjà,

avec sa lanterne allumée en plein jour,

cherchait _ en vain ?… et sans (trop) rire… _ rien qu’un

(seul, premier… ; et vrai)

homme…

Titus Curiosus, ce 4 janvier 2009

Interpréter _ magnifiquement _ la musique : Rameau (par Skip Sempé), Bach (par Bernard Foccroule)

02jan

Deux grands disques, pour commencer l’année « de toute beauté » :

le « Toccaten & Fantasien fûr Orgel » de Jean-Sébastien Bach, par Bernard Foccroule _ sur le très remarquable Orgue Schnitger de la Martinikerk de Groningen : CD Ricercar 276,

que présente Jérome Lejeune en sa très belle collection de musique ancienne, Ricercar, fondée il y aura vingt-neuf ans, cette année 2009 : en 1980 ;

et le « Rameau _ La Pantomime« , œuvres de Jean-Philippe Rameau, par Skip Sempé (et avec Olivier Fortin pour les pièces à 2 clavecins) _ sur un clavecin de Bruce Kennedy (« after 18th century French models« )  de 1985 ; et un clavecin d’Émile Jobin (« after 18th century French Models« ) de 1983, pour l’instrument sur lequel joue Olivier Fortin _ grâce à la courtoisie de Jean-Luc Ho : CD Paradizo PA005

(accompagné d’un DVD de 18 minutes, pour l’interprétation de pièces d’Armand-Louis Couperin : « La Chéron » ; Jacques Champion de Chambonnières, une « Sarabande » ; et Pancrace Royer : « La marche des Scythes« , par Skip Sempé ; et de Rameau à 2 clavecins, par Skip Sempé et Olivier Fortin : « La Pantomime » et « La Cupis« , en un superbe hôtel parisien du XVIIIème siècle) ;

Paradizo étant l’entreprise de disques qu’a fondée Skip Sempé en 2006.

Le programme du CD « Toccaten & Fantasien fûr Orgel » de Jean-Sébastien Bach, par Bernard Foccroule est remarquablement composé (= intelligemment choisi, sélectionné eu égard à l’impact de ces pièces sur la sensibilité) par l’interprète, Bernard Foccroule :

il « regroupe _ certes _ quelques unes des œuvres d’orgue les plus célèbres de J. S. Bach, ainsi que des fantaisies de choral » _ moins « célèbres« , par conséquent… Le point commun, cependant, entre toutes celles ici choisies, est que, « la plupart« , d’entre elles, du moins, « font apparaître l’influence de _ la flamboyante _ école nordique, en particulier de Buxtehude et Reinken ;

mais sous des formes très différentes _ et c’est là que le programme du CD est remarquablement constitué, par Bernard Foccroule _, selon qu’il s’agit de fantaisies de choral, ou des grandes formes libres«  _ ou de « stylus phantasticus »

_ ô combien triomphant chez Buxtehude et Reiken !..

« Les quatre fantaisies de choral forment un groupe très homogène« , avance immédiatement Bernard Foccroule dans la présentation de son programme, page 5 du livret. Non seulement « on considère généralement qu’elles ont été composées entre 1705 (date du séjour de J. S. Bach _ qui a tout juste vingt ans alors _ auprès de Buxtehude à Lübeck) et 1710« , « mais la découverte récente d’un manuscrit copié par le jeune Bach en 1699-1700 _ il a alors quatorze-quinze ans à peine _ et contenant deux des plus grandes fantaisies de choral de Reiken et Buxtehude, prouve que le jeune musicien fréquentait cette _ immense !!! _ musique dès l’adolescence.« 

Bernard Foccroule en déduit que « il n’est donc pas exclu que ces quatre fantaisies de choral aient été écrites un peu plus tôt, soit entre 1700 et 1707 » _ par un compositeur d’à peine quinze-dix-sept ans…

La caractéristique dominante de ces fantaisies de choral

est l’importance, pour la musique, du contenu spirituel  de ces chorals luthériens ;


ainsi, pour la « Fantasia super « Wo Gott der Herr nicht bei uns hält« , BWV 1128,

le motif de la détresse d’« un possible abandon de l’homme par Dieu«  ;

et « la pensée musicale s’attache à suivre de très près le sens du texte«  ;

car « la plupart des grandes fantaisies de choral d’Allemagne du nord nous proposent une réflexion musicale et théologique sur le sort tragique de l’humanité, une humanité qui serait déchue et privée d’espoir si elle ne pouvait compter sur la Grâce divine, incarnée par le sacrifice du Christ«  _ qui fait tout le sens (page 7).

« Il s’agit donc d’une représentation du monde très dramatique, à la fois sombre et lumineuse, extrêmement pessimiste et _ aussi _ non dénuée d’espérance.« 

Et « la force de la musique de ces grands maîtres _ du jeune Bach _ est précisément de faire ressentir simultanément _ le Baroque est fondamentalement oxymorique _, mieux que ne le pourraient faire tous les discours, l’intensité du drame humain et le caractère miraculeux du Salut,

dans une dialectique _ renforcée par l’extrême de la violence du monde ! _ où chacun des deux termes s’oppose à l’autre et le renforce… »


« Bien qu’elles appartiennent au genre des « pièces libres »,

et qu’elles soient à ce titre dépourvues de toute référence littéraire,

les Toccatas et Fantaisies de Bach sont des œuvres profondément influencées _ elles aussi _ par l’art rhétorique. »


Par exemple, la « Fantaisie en sol mineur » BWV 542 « frappe par sa puissance expressive ainsi que par la clarté de son discours _ page 9. Celui-ci s’articule sur deux idées musicales parfaitement contradictoires qui sont proposées à tour de rôle, approfondies, et finalement magistralement synthétisées. Les recherches harmoniques et enharmoniques dépassent ici tout ce que la littérature d’orgue avait produit avant Bach. »


Ou : « la « Passacaille en ut mineur » BWV 582 est un autre monument insurpassé »

_ et « on sait que le jeune Bach copia la « Passacaille » et les deux « Chaconnes » de Buxtehude« …

Bernard Foccroule commente _ page 10 _ ainsi :

« Bach rejoint ici la tradition médiévale de l’œuvre musicale conçue comme reflet de la perfection de la Création. La musique est discours, certes, mais ici elle se rapproche davantage de l’architecture :

chaque détail nourrit la forme globale, chaque variation est un microcosme  qui contient en puissance la matière de l’ensemble, de la même manière que l’œuvre elle-même renvoie à un macrocosme qui nous dépasse infiniment.« 

Ce pour quoi je me permettrai de renvoyer aux analyses de Gilles Deleuze, quant au « pli » baroque

_ in « Le Pli : Leibniz et le Baroque » (en 1988) :

Jean-Sébastien Bach (1685 – 1750) est aussi un contemporain de Leibniz (1646 – 1716)…

Un disque (Ricercar) impressionnant à l’écoute :

la puissance de bonheur de Bach

est dans l’affirmation de la plénitude de sa foi…

Mais c’est à un tout autre univers

_ « poïétique », dirai-je ;

ou de « génie », musical et poétique à la fois… _

que nous convie l’œuvre, toute d’esprit _ wit ! _ français, elle,

de son, pourtant, très exact contemporain, Jean-Philippe Rameau (1683-1764) ;

et plus encore telle que

le génie singulier (d’interprète) de Skip Sempé

nous la donne _ magnifiquement ! _ à entendre ici,

en des aspects décisifs du propre « génie » singulier de créateur de musique

de Jean-Philippe Rameau !

Ici encore, le livret de ce CD (Paradizo) est remarquable

_ serait-ce un trait (neuf ?) de ce temps-ci ?.. _ ;

et sous la « forme », cette fois, d’une « interview« ,

par un questionneur non nommé _ Skip Sempé lui-même ? _ ;

qui met excellemment en évidence

ce que l’on pourrait qualifier de « la modernité audacieuse »

et « piquante »,

de Rameau,

par rapport, par exemple, à un certain « traditionalisme« 

_ dans les nuances infiniment délicates du camaïeu des « sentiments » _

attribué par Skip Sempé à François Couperin (1668 – 1733), « préférant « ce qui le touche à ce qui le surprend ! »

_ et on n’est certes pas sans savoir l’admiration (et réciproque, qui plus est !) de Jean-Sébastien Bach et François Couperin… _ ;

« modernité audacieuse » _ et « piquante » _ que choisit ici de faire

résonner sous ses doigts

de claveciniste

_ ainsi que ceux de son tout aussi excellent « compère » Olivier Fortin,

pour des « adaptations » « à 2 clavecins » des « Pièces de clavecin en concert » :

dans une formation d’« accompagnement » du clavecin par le violon

_ comme chez Jean-Sébastien Bach ; ou Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville (1711 – 1772) _ ;

violon auquel Rameau vient « ajouter » une viole de gambe

(ces « Pièces » ont été publiées en 1741, Skip Sempé le rappelle, page 17 du livret ;

« les instruments mélodiques servent à amplifier les traits et les intentions harmoniques/mélodiques de la partie de clavecin obligé« )…

Bref,

ce sur quoi je désire orienter l’attention,

c’est sur la vitalité et l’inventivité même de composition _ improvisatrice _ de Rameau,

que Skip Sempé tâche _ et réussit excellemment, comme jamais _ à faire ressentir ici, par son jeu même :

ne « citer » que « la mélodie, l’harmonie et le rythme« 

paraît « terriblement » insuffisant à Skip Sempé _ page 18 du livret… ;

et bien trop « académique«  :

il le précise ainsi,

même si la traduction en français de l’original anglais laisse parfois un peu, beaucoup, à désirer… :


« Citer ces trois éléments est devenu populaire (!) au XXème siècle, car c’était une façon académique (!) de faire référence à l’information (!) qui est « imprimée sur la page » d’une partition musicale.

La mélodie et l’harmonie sont importantes,

mais ce à quoi on se réfère en tant que « rythme » est maintenant devenu simplement prévisible _ hélas ; et c’est bien peu dans l’esprit (et « génie ») français, cela !.. _, inflexible _ a fortiori !.. _ ou « métronomique » _ le pire ! au pays des « notes inégales » !..

Or ce n’est pas le concept de rythme,

mais celui de « timing »

qui est important à comprendre et à cultiver.

On doit aussi ajouter le timbre, et le langage,

à la liste de ce qui est important pour une interprétation musicale réussie. »

Or « de nombreux critiques et commentateurs du XXème siècle ont considéré que le « timing » et le timbre étaient trop « personnels »,

la subjectivité dans la musique classique était considérée comme « malsaine ».


La raison pour laquelle l’interprétation baroque a été déformée par l’idée

_ ou « idéal » revendiqué comme « norme » ! _

de « non interprétation »

est claire :

si tout le monde a le même son,

alors personne ne peut saisir la différence entre un interprète et un autre.

Cela produit une sorte de « joliesse » _ oui ! _,

pas un concept (!) très attractif en art…

Le texte est une chose,

mais l’improvisation, la transcription et l’interprétation créative en sont une autre.


L’interprétation est inévitable.

Achever l’œuvre de la nature

est un des plus sains et des plus grands défis« …


Bref,

cet enregistrement par Skip Sempé de Rameau,

est à placer dans l’ordre des grandes réussites d’interprétation du « génie » baroque ;

par exemple les Bach et les Scarlatti

_ et aussi, dernièrement, le François Couperin ! _

du très grand Pierre Hantaï…


Un magnifique CD

qui nous approche

de ce que fut

_ et demeure, sub specie æternitatis : c’est à dire au plus vif du vif d’un vivant ! _

un des plus grands « génies » de l’esprit français,

Jean-Philippe Rameau…


Titus Curiosus, ce 2 janvier 2009

P.s. :

Sur le concept de « génie » (en Art),

on peut lire l’analyse de Kant (1724 – 1804),

en sa « Critique de la faculté de juger » (« Analytique de la faculté de juger esthétique« , en 1790)…

Le bonheur de venir de lire « Vous comprendrez donc », de Claudio Magris

01jan

Ce n’est ni l’article même que Pierre Assouline a consacré à « Vous comprendrez donc« , le 13 décembre dernier sur son blog de « La République des livres« , sous le titre  de

« Claudio Magris n’en sort pas » ;

ni même mon propre article « A propos de Claudio Magris : petites divergences avec Pierre Assouline _ sur son blog “la république des livres” « ,

dans lequel je m’agace (un peu) qu’on privilégie le succès public d’un auteur (avec, si souvent, les malentendus sur lesquels ce succès-là est bâti),

par rapport au contenu (et forme, conjoints) même _ et merveilleux ! _ de son œuvre entier ;

mais c’est ma réflexion d’hier

à partir de ce qu’il y a de force du désir

de sortir (= extraire ; extirper),

des limbes du fantômatique,

les « Ombres errantes » de la musique

_ ancienne, tout particulièrement, certes ;

mais cela vaut aussi, et déjà, pour quelque musique que ce soit

qui doit,

pour que le commun des mortels y accède

(par sa sensibilité; et d’abord ses oreilles !..) ;

qui doit, donc,

être interprétée (= sonorement « réalisée ») à partir de traces écrites (= notées) sur une partition ;

et pas simplement seulement improvisée :

tel un prélude (dans la « suite » dite « baroque » ; à partir des préludes au luth…) ;

ou telle improvisation d’orgue ;

ou, plus collectivement, de jazz ;

par exemples _ ;

mais c’est ma réflexion d’hier, 31 décembre,

à partir de ce qu’il y a de force du désir de sortir, des limbes du fantômatique, les « Ombres errantes » de la musique,

en mon article « de l’arbitraire de quelques interprétations musicales _ et incohérences éditoriales discographiques » ;

et, plus précisément,

la remarque particulière de sa conclusion :

« cela me rappelle aussi que

si j’ai acheté, dès que je l’ai aperçu sur l’étal du libraire, Vous comprendrez donc,

de l’excellentissime Claudio Magris,

autour du retour éventuel

_ et in fine « refusé » :

on découvrira comment en le lisant,

page 53 :

« Soudain… » ; « Non, impossible, je n’aurais pas pu, je ne pouvais plus » ; « Voilà pourquoi, Monsieur le Président » ;

page 54 : « Non, Monsieur le Président. C’est à cause de moi » ; « j’aurais tellement aimé sortir quelque temps _ juste quelque temps, nous le savions tous les deux _ » ;

page 55 : « dans cette lumière d’été, au moins pour un été, un été sur cette petite île, où lui et moi…

Même seule, j’aurais été heureuse d’aller me promener là-bas.

Mais je l’aurais détruit,

en sortant avec lui et en répondant à ses inévitables questions.

Moi, le détruire ? Plutôt me faire mordre par un serpent cent fois plus venimeux que cette banale infection. Oui, plutôt.

Vous comprendrez donc, Monsieur le Président, pourquoi, alors que nous étions désormais tout près des portes, je l’ai appelé d’une voix forte et assurée... » ; etc… ;

« et lui (…), déjà je le voyais retourner déchiré mais fort vers la vie,

ignorant du néant,

capable encore de redevenir serein,

peut-être même heureux. »

Etc… ;

autour du retour éventuel

de son Eurydice perdue,

Marisa Madieri (1938-1996

_ l’auteur du si beau “Vert d’eau,

paru en traduction française _ par Pérette-Cécile Buffaria _ aux Éditions « L’esprit des péninsules », en décembre 2001 _ ;

autour du retour éventuel de son Eurydice perdue,

et “errante” ;

si j’ai acheté Vous comprendrez donc,

je ne l’ai pas encore lu… »

C’est donc cette réflexion

et plus encore

comme une sorte de « remords »-là…

qui _ vraisemblablement _ est venue me travailler, cette nuit (de la saint-Sylvestre) ;

et m’inciter, « toutes affaires cessantes »,

à corriger ce « retard »

(de lecture)…

Ce que je viens de réaliser,

en une heure et demi, environ

pour un texte aussi puissant que rapide,

en ses détours et contours,

d’un extraordinaire monologue « aux Enfers »

de 47 pages ;

de l’absente (depuis le 10 août 1996)…


Et j’en suis émerveillé : c’est un chef d’œuvre !

sur ce que c’est

_ dans la plus grande discrétion et pudeur ; à mille lieues des étalages qui depuis quelques temps se débondent _

que l’amour ;

et la relation d' »intimité » _ à l’aimé(e) ;

par-delà la disparition

_ physique, charnelle : les morts, « émaciés et mal fagotés« , tels « une alignée de vêtements » _ absurdement, pour rien _ « pendus à des patères » (page 38)  _,

l’absence _ de l’aimé(e) _,

le deuil…

Je citerai d’abord, l’article

(ou « billet« ,

ainsi que lui même me l’a intitulé

en une aimable rapide correspondance)

de Pierre Assouline ;


le voici :

13 décembre 2008

Claudio Magris n’en sort pas

03-claudio-magris_thumbnail.1229192937.jpg                                                  C’est le type même de l’écrivain à qui il est arrivé un grand malheur : il est l’auteur d’un grand livre. On ne s’en remet pas

_ qui ? les lecteurs ? les éditeurs ? ou l’auteur lui-même ?..

Le fait est que depuis la parution en 1986 chez Garzanti de Danube (Folio), tout ce qu’il a publié ensuite a été jugé

_ par qui ? la critique (grosso modo) ; les lecteurs (idem) ! est-ce vraiment décisif ? je ne le pense personnellement pas… _

à l’aune de ce discret chef d’œuvre. Impossible _ à qui ? _ de s’en débarrasser. Pareille mésaventure est arrivée à Bernhard Schlink avec Le Liseur, et les exemples ne manquent pas. Un grand livre écrase et éclipse une bibliographie

_ de quel point de vue ? celui du journaliste ? de l’historien, ou sociologue de la « culture » ?..

_ et j’entends ici la sévère (et juste) ironie d’un Michel Deguy !.. _,

ce qui est souvent injuste _ dont acte, à vous, cher Pierre Assouline ! Je m’en suis rendu compte l’autre soir en écoutant parler Claudio Magris dans un amphithéâtre de Sciences Po où la Maison des écrivains et de la littérature (MEL) avait trouvé l’asile poétique afin de donner l’ampleur qu’elle méritait à la conférence du Triestin. A l’origine de sa charmante logorrhée roulant les “r”, charriant une culture mitteleuropéenne comme on n’en fait plus _ qui impressionne-t-elle ? ceux qui l’envient ?.. ou/et pleurent sa prochaine disparition ?.. _, dans un bric-à-brac de références en plusieurs langues, une invitation à l’occasion de la 05-magris-a-martins378-copi_thumbnail.1229192989.jpgparution de son nouveau livre Vous comprendez donc (Lei dunque capira, traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, 55 pages, 7,90 euros, L’Arpenteur) ; et de la reprise en poche de « A l’Aveugle » (Alla Cieca, mêmes traducteurs, 450 pages, Folio), roman dans lequel un homme se perd dans le labyrinthe de sa propre mémoire.

Bien sûr, il parla de sa ville et des mythes qu’elle charrie _ et qui la « font » pour beaucoup, aussi ! Il rendit un hommage appuyé _ et combien mérité, aussi ! il faudrait ici introduire une incise sur les choix, si souvent discutables, des sélections de parution des éditeurs ; mais c’est une autre affaire ! _ à la dimension créatrice du métier de traducteur : ”Il y a deux catégories de livres : ceux que j’ai écrits, et ceux qu’on a écrits le traducteur et moi“. Puis Magris parla du voyage comme d’une perte _ provisoire et féconde, par tout ce que donne, et en « profondeur », l' »altérité », à qui sait franchir le seuil de son « chez soi » ; et son « quant-à-soi », aussi… _ des connaissances, de sa fascination pour les frontières, du sentiment de l’épique et de sa quête de l’impossible unité du couple universalité/diversité. Sans oublier bien sûr le mythe 01-caffe-san-marco_thumbnail.1229193018.jpgd’Orphée et Eurydice dont il s’est emparé dans Vous comprendrez donc pour donner enfin la parole à Eurydice et présenter un Orphée qui intervient à la fin non seulement pour lui dire qu’il l’aime, mais pour savoir ce qu’il y a de l’autre côté du miroir. C’est une revisitation et une réinterprétation modernes de la passion amoureuse soumise à l’épreuve de la mort _ oui ! _ ; une maison de repos en est le cadre, zébrée de couloirs comme autant d’échos des enfers bureaucratiques kafkaïens _ certes, le grand inspiré de Prague n’est pas très loin… _ et d’ombres héritées d’Hadès. Magris n’aime rien tant qu’examiner les mythes à la lumière de la Raison et des Lumières _ pour lesquels il n’a jamais cessé, et courageusement, de militer. Il a choisi la forme d’un bref monologue narratif assez théâtral _ au sens le plus positif du terme : une ombre revient ; et sa voix parle ! _, traversé d’éclairs autobiographiques _ car c’est le sol de tout Antée humain… Une absence notamment, dont on perçoit l’écho diffus mais réel _ ô combien ! _, l’une de ces absences dont on ne se remet jamais et dont on comprend qu’elle l’a mutilé _ oui ! Celle de sa compagne

_ Marisa Madieri : il faut absolument aussi la lire ! _

disparue il y a onze ans _ le 10 août 1996. On sent l’inconsolé tellement prisonnier de cette tristesse qu’on aimerait l’aider ; on n’a même plus envie de lui demander “Pourquoi écrivez-vous ?”, on sait, on devine, alors on se tait. L’écriture, ou plutôt la parole _ absolument ! _, y est reine. Mais la leçon qu’en tire l’auteur porte en elle le désenchantement et la mélancolie qui se reflètent sur son visage si expressif : de l’autre côté du06-magris-a-martins376-copi_thumbnail.1229193049.jpg miroir, il y a _ encore _ un miroir _ page 51 _ ; et derrière le mythe, un mythe, c’est à dire ce qui est propre à nos vies intérieures

_ tout cela est magnifique, cher Pierre Assouline !

Claudio Magris parla très bien de tout cela, avant et après nous avoir fait écouter la musique originale de son texte en le lisant en italien au rythme Tgv, en accord avec son débit naturel. Mais au cours de son tête à tête avec le traducteur Jacques Munier, comme dans les questions des auditeurs, tout et tous, lui compris _ c’est un homme poli : il répond à ce sur quoi on l’interroge _, le ramenaient à « Danube« . On n’en sort pas ; car il n’en sort pas : le livre n’est-il pas _ et alors ?.. C’est aussi le cas d’autres des livres de Claudio Magris : « Déplacements«  ; et, non encore traduit en français, « Lontano da dove _ Joseph Roth e la tradizione ebraico-orientale«  (publié par Einaudi en 1971 ; puis en édition de poche en 1989) _ dédié à “Marisa _ oui ! mais aussi à Francesco et Paolo, leurs deux fils _, l’écrivain Marisa Madieri, sa compagne dont l’absence le hante ? C’est dommage pour le reste de l’œuvre, notamment « Microcosmes » et « Enquête sur un sabre« , mais à qui la faute ? Tant pis pour lui : il n’avait qu’à pas écrire un si beau livre.

(Photos Danilo De Marco)

Quand j’ai découvert, cet automne, ce mince livre de Claudio Magris sur la table de littérature italienne,

une des libraires (qui venait de le lire) avait, à son propos, légèrement « tordu la bouche »

_ ce qui ne suffit certes pas à me dissuader de lire le livre (ni de l’acheter) ;

nos jugements nous jugeant (nous, qui les forgeons et proférons) avant même de juger leurs objets… ;

et toute lecture procède, aussi, d’une « histoire (de lecture) personnelle »…


Et voilà que le 13 décembre, Pierre Assouline, à son tour, aborde ce livre, par ce qui me semble _ à la première lecture _ constituer « le petit bout de la lorgnette » du lectorat _ français _ qui est prompt, non seulement à « coller une étiquette » (= une marque !) sur un auteur ; mais est terriblement rétif à, ensuite, la « décoller » !..


Et il me semble aussi, au passage, que c’est la « sacrée » mission de tout « critique »,

que de « combattre » de telles paresses mentales,

a fortiori en matière _ si délicate _ d' »Art » et de « Littérature »…

Bref,

« Vous comprendrez donc » est, à mes yeux

de lecteur passionné de l’œuvre traduit en français jusqu’ici de Claudio Magris,

un livre majeur

de Claudio Magris !!!

Un livre bouleversant,

sur ce qu’est le lien amoureux,

par-delà l’absence, la disparition, la mort

(définitive : probablement)

de l’être aimé :

l’autorisation (« extraordinaire », obtenue par la plus que rare habileté langagière du nouvel Orphée) du « retour » d’Eurydice au monde des « vivants« 

ne pouvant, forcément, que constituer une très, très, exceptionnelle « exemption »

à la règle universelle

de l’irréversible définitive mortalité

des vivants sexués :

page 37 : « Si les autres _ aux Enfers _ avaient été au courant de cette visite impossible _ de Claudio, ou le nouvel Orphée _,

jamais accordée à personne…

peut-être une fois, à ce qu’on dit, il y a très longtemps

_ soit la « fable » d’Orphée obtenant de venir re-chercher et re-prendre Eurydice _,

mais c’est une de ces histoires _ « fables », mythes » _ qu’on raconte aux enfants

pour les rendre sages,

pour leur faire croire

que ce n’est pas vraiment impossible


et donc qu’ils restent tranquilles et confiants

_ qu’ils « espèrent » envers et contre toute raison _,

mais c’est arrivé il y a très très longtemps,

tellement longtemps _ dans l’Antiquité _ que c’est comme si

ce n’était jamais arrivé

ou peut-être que si,

mais il y a si longtemps

qu’on ne peut espérer qu’avec de la patience,

beaucoup de patience,

car avant que ça arrive de nouveau

il doit s’écouler encore autant de temps,

et donc ce n’est pas la peine de _ trop _ s’agiter.

Mais s’ils avaient su

_ les autres (« Ombres errantes » _ qu’évoque, aussi, la musique de François Couperin) aux Enfers _

que lui _ Claudio, nouvel Orphée _ au contraire

il était venu ici dedans,

ici en bas,

en chair et en os _ tout vivant, lui-même, donc _,

pour moi _ nouvelle Eurydice, et « ombre » _,

s’ils nous avaient vu ensemble,

qui sait comme ils se seraient déchaînés…« 

(…)

Car « nous sommes _ ils sont, me semblait-il pouvoir dire désormais _ si nombreux

_ énonce la narratrice, page 38 _, innombrables même,

que nous pouvons faire un peu peur,

nuée d’insectes qui obscurcit le ciel. »

Cela valant aussi peut-être pour l’amitié.

Cf à ce sujet mon article du 30 juillet à propos du superbe « Amitier » de Gilles Tiberghien :

« L’acte d’amitier : pour une anthropologie fondamentale du sujet actant« …

J’en resterai là

de ce récit de Claudio Magris

donnant la parole

_ par un monologue formidablement « inspiré » de 47 pages _

à l' »explication » _ « Vous comprendrez donc… » _ au « Président » des couloirs souterrains

d’une femme

qui, « par delà la mort« ,

ayant reçu « la permission exceptionnelle de rejoindre l’homme qu’elle aime »

_ parmi le monde des toujours vivants _

fait comprendre comment

« elle a _ finalement _ décidé _ elle _ de ne pas l’utiliser« 

par amour.

Cela s’appelle « sublime » ;

et l’on devine que ce « sublime » est assez peu fréquent

en 2009,

comme en 2008, ou en 2006 : années de parution de ce « monologue » en italien ; puis en traduction française.

Sur le « sublime »,

consulter Baldine Saint-Girons :

« Le Sublime, de l’antiquité à nos jours« , aux Editions Desjonquères…


Une ultime remarque, si l’on m’y autorise :

l’ouvrage est dédié « A Francesco et Paolo« , les deux fils du couple

dont la maison de vacances d’été se situe sur l’île de Cres…

Titus Curiosus, ce 1er janvier 2009

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