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Le « Montaigne » en marche _ sur le tapis roulant à rythme variable (de la vie) _ de Thierry Roisin, au TnBA, bientôt : en février

23jan

 A propos de la venue à Bordeaux, au TnBA (Port-de-la-Lune), les 10-11-12 & 13 février prochains,

du très prometteur

_ au moins pour le « montanien » qu’il me plaît d’essayer d’être : cf l’article programmatique de ce blog, le 3 juillet 2008, « le carnet d’un curieux » _

« Montaigne » de Thierry Roisin…

voici, en forme d' »échantillon », pour y goûter, s’y « préparer » _ et pas trop indiscrètement _,

des extraits d’un échange de correspondances :

   De :       Ophélie Couailhac
Objet :     Spectacle Montaigne
Date :     5 janvier 2009 17:28:05 HNEC
À :       Titus Curiosus


Bonjour Monsieur,

Je me permets de vous écrire par l’intermédiaire de Bernard Sève

_ l’auteur de cette lumineuse entrée au « monde » (de pensée), si riche, de Montaigne, qu’est son « Montaigne. Des règles pour l’esprit« , paru aux PUF en novembre 2007 ; cf mon article du 14 novembre 2008 : « Jubilatoire conférence hier soir de Bernard Sève sur le “tissage” de l’écriture et de la pensée de Montaigne« , consécutif à sa (très belle : « jubilatoire » !) conférence pour la Société de philosophie de Bordeaux, la veille, le 13 novembre _

et Thierry Roisin

pour vous informer que le TnBA accueille au mois de février le spectacle « Montaigne » mis en scène par Thierry Roisin.

Je vous envoie en pièce jointe de la documentation sur ce spectacle, et je me tiens à votre disposition pour tout complément d’information.
Cordialement,

Ophélie Couailhac
Responsable des relations avec le public

Je signale, au passage, que la billetterie du TnBA pour ce spectacle est ouverte de 13h à 19h.

T +33 (0)5 56 33 36 80 ;

les places peuvent aussi être réservées par Internet sur le site www.tnba.org


Ce qui justifie cet extrait d’échange de correspondance suivant (du 15 décembre) :

De :       Bernard Seve
Objet :     Montaigne, encore
Date :     15 décembre 2008 21:11:56 HNEC
À :       Titus Curiosus


Cher Titus,

(…) La Comédie de Béthune donne à Bordeaux (en février) un spectacle à partir des « Essais« .  Je l’ai vu deux fois, c’est très intéressant, parfois réellement prenant, et au total c’est tout à fait réussi.  J’en ai fait une « critique » sur le blog de Lille-3, il me semble que je te l’avais envoyé, si ce n’est pas le cas je le ferai volontiers.  J’ai parlé de toi à Thierry Roisin (le Directeur de la Comédie de Béthune, je travaille un peu avec eux depuis que je suis à Lille), m’autorises-tu à lui communiquer ton adresse mail ? Thierry Roisin est un grand amoureux de Montaigne, c’est lui qui a écrit le texte à partir des « Essais«   (c’est par ce spectacle que nous nous sommes connus il y a un an).

J’espère que tu te portes bien,

Amitiés,

Bernard

De :       Titus Curiosus
Objet :     Rép : Montaigne, encore
Date :     15 décembre 2008 21:45:59 HNEC
À :       Bernard Seve

Merci de tout cela.

J’ai passé le week-end à Aix-en-Provence, où j’ai donné ma petite conférence sur le « rencontrer ».
Avec jubilation.
Même si ce que j’ai pu dire m’a semblé trop court (notamment sur ce qui suit le « rencontrer » ; qui n’est pas une fin en soi ; tout en n’étant pas un moyen) ;
et je n’ai pas réellement « commenté » la séquence ferraraise
de « Par-delà les nuages » (chef d’œuvre de Michelangelo Antonioni en 1995) que j’avais choisi de « montrer » pour illustrer ce que je voulais dire…

Dans le train (12 heures de trajet aller-retour Bordeaux-Marseille), j’ai lu l' »essai » de Stanley Cavell « Un Ton pour la philosophie _ moments d’une autobiographie »
qui s’apparente par bien des aspects à la tradition montanienne…
C’est Layla Raïd qui m’a conseillé la lecture de Cavell…
Ce n’est pas un « immense » livre, mais la démarche est tout à fait intéressante ;
Emerson _ le fin auteur de « La confiance en soi » _ y apparaît comme un pôle important d’un certain travail de penser américain.

J’ai admiré à Aix, à la galerie d’Alain Paire,

une expo « Paysages et natures mortes«  d’aquarelles d’Anne-Marie Jaccottet, l’épouse de Philippe…
Très belles.

Dans une sorte de lignée « heureuse » de Chardin, Cézanne, Matisse, face au réel…
A noter aussi un très bel essai _ dans le livre qui en témoigne : « Arbres, chemins, fleurs et fruits » _
de Florian Rodari, lié aux Jaccottet…

_ cf mon article du 30 décembre : « le chant des fruits de la vie« …


Et je pense que je referai prochainement le voyage de Marseille pour assister à une représentation du « Dernier quatuor d’un homme sourd » de François Cervantès _ paru aux Éditions Lemeac en 1989 _, d’après le 16ème quatuor de Beethoven,
que met en scène François Cervantès lui-même (auteur de l’œuvre aussi, par conséquent)
sans doute au mois de février…

Une version récente en concert de ce quatuor (n°16, opus 135, de Beethoven) par les Prazak _ CD « Prazak Quartet in Concert« , CD Praga Digitals PRD/DSD 350 045,

avec le quatuor à cordes n°6 opus 50 de Haydn, lequatuor n°3 de Martinů, et le quintette avec saxophone de Feld _

est de toute beauté : je te la recommande très vivement, si tu n’as pas déjà acquise !..

Et François Cervantès, excellent homme de théâtre, est le compagnon
de Michèle Cohen
qui m’a invité à sa galerie la NonMaison à Aix ;
nous allons travailler sur ce qu’est être un « passeur » d’Art…

Mon adresse :
Titus Curiosus
Bordeaux.

Quant à ta critique du spectacle à partir des « Essais » de la Comédie de Béthune, non, tu ne me l’as pas envoyée ; je la lirai avec grand plaisir ;
et tu peux, bien sûr, communiquer mon adresse mail à Thierry Roisin…

Je vais très bien.

Et je te lirai avec très grand plaisir.

Titus

De :       Bernard Seve
Objet :     Rép : Montaigne, encore
Date :     15 décembre 2008 22:02:59 HNEC
À :      Titus Curiosus


Cher Titus,

merci de ta prompte réponse.

(…) Je communique donc ton adresse à Thierry Roisin.
Et je recopie sous ma signature la « critique » que j’avais faite du spectacle.

A bientôt, amitiés,

Bernard

Montaigne à Béthune, jusqu’au 26 janvier 200

Je suis allé mercredi 16 janvier voir le spectacle intitulé “Montaigne” présenté par la Comédie de Béthune. J’y allais en confiance, comme il convient d’aller au théâtre, mais non sans quelque réserve. J’ai trop vu d’absurdes et arbitraires adaptations théâtrales de textes non-théâtraux ! Ces réserves aussi ont été très vite dissipées. Mieux : j’ai été  complètement convaincu par le travail de Thierry Roisin (avec la collaboration d’Olivia Burton). Je lis et travaille Montaigne depuis près de vingt ans, je peux dire que je l’ai rencontré, en corps et en voix, à Béthune.

Un ingénieux dispositif scénique (je n’en dis pas plus, il faut laisser au spectateur le plaisir de la découverte) permet à l’acteur qui interprète Montaigne de marcher sans  cesse en avant, sans tourner en rond sur la scène. Qui ne voit que j’ai pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j’irai autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde ? (”Essais“, III, 9, PUF p. 945).  S’il est une expérience de Montaigne que le travail de Thierry Roisin met admirablement en valeur, c’est bien cette marche, cette quête  inlassable. D’innombrables et mouvants accessoires (bravo aux habiles “manipulateurs” !) viennent figurer cette variété du monde dont Montaigne, plus que quiconque à la Renaissance, a su interroger l’énigme proprement philosophique. Certains de ces accessoires sont peut-être un peu trop didactiques pour moi (les pancartes “Montaigne” et “La Boétie”, par exemple), mais le parti-pris est cohérent. La drôlerie n’en est pas absente, on est dans la note juste. Je me demande quand même ce que donnerait ce spectacle sans accessoires, avec simplement Montaigne marchant et parlant, et la musique dont je parlerai dans un instant. Et si Thierry Roisin décidait une fois, un soir, de donner soirée libre aux manipulateurs pour essayer une représentation puriste ?.. Dans ce cas, me prévenir…

Le texte ? Les “Essais” sont un massif immense, une Bible, une épopée. Il fallait choisir, couper, monter, parfois modifier. Travail gigantesque, travail réussi. Les “grands thèmes” sont là, les facettes de ce “génie tout libre qu’était Montaigne d’après Pascal brillent tour à tour. Une seule d’entre elles est un peu éclipsée, la facette strictement religieuse de Montaigne, telle qu’elle s’exprime dans l’admirable “Des prières” (I, 56), dans “C’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance” (I, 27) ou dans plus d’une page de l’”Apologie de Raimond Sebond” (II, 12). Mais rassurons-nous : le “Montaigne” de Thierry Roisin n’est pas un Montaigne “à thèse”, encore moins un Montaigne “de  thèse”, c’est un Montaigne en liberté de ses interrogations, de ses convictions, de ses amours et de ses amitiés.

Quelques modifications de texte s’imposaient. Pour prendre un exemple minuscule, quand Montaigne écrit que nombreux sont ceux qui ne savent “que c’est que croire” (II, 12, p. 442), Thierry Roisin fait dire “ce que c’est que croire“. Il a raison, évidemment. Mais la langue de Montaigne est là, drue, charnue, difficile et pourtant si claire, portée par la diction impeccable de Yannick Choirat. J’ai lu plusieurs fois les “Essaisin extenso, je crois les connaître un peu, et pourtant il y a des phrases que j’ai littéralement découvertes ce soir-là _ et parmi les passages les plus fameux. Montaigne est un “oral”, un homme de parole (à tous les sens de cette expression, d’ailleurs). Les “Essais” gagnent un poids considérable à cette verbalisation. A cet égard, c’est une idée excellente d’avoir intégré de la musique, et de la musique  d’aujourd’hui, dans le spectacle. François Marillier a composé une musique inventive et précise, parfois descriptive, parfois non, toujours prise dans le “rythme” du spectacle, et confiée à un ensemble homogène de six instruments à vent très bien joués par deux instrumentistes (Agnès Raina et Yann Deneque). Je ne saurai pas bien dire pourquoi, mais cette musique qui scande et ponctue le discours de Montaigne lui donne comme une résonance, un écho, un prolongement. Comme si cette musique révélait quelque chose de la polyphonie (au sens de Bakhtine) qui travaille en profondeur la prose poétique de Montaigne. Cette musique est nécessaire.

Un pareil spectacle repose, non exclusivement certes, mais directement, sur les épaules de l’unique comédien qui interprète “Montaigne” (la pièce), qui interprète Montaigne (le  philosophe, l’homme). En choisissant Yannick Choirat, Thierry Roisin a choisi un acteur dont la jeunesse, la présence et la beauté donnent corps et vie à Michel de Montaigne. Merci de nous avoir épargné le poncif du “vieux sage sceptique” ! Choirat est épatant. Il donne au texte de Montaigne une chair, un corps, un regard, et une voix, une respiration, un rythme. Il lui donne aussi une gestuelle, qui est un autre rythme. Un moment absolument merveilleux est celui où Yannick Choirat met en gestes la longue liste des expressions que peuvent prendre les mains : “Quoi des mains ? nous requérons, nous promettons, appelons, congédions… (II, 12, p. 454). Ludique (effet d’accumulation) et sérieux (si les mains parlent si distinctement, qu’est-ce que le langage ?…), comme toutes les listes chez Montaigne, ce long catalogue est merveilleusement interprété par un acteur complètement maître de l’espace  intérieur de son corps. Ce pourrait être un exercice, redoutable, pour un cours de théâtre. C’est ici une évidence théâtrale non moins qu’une évidence philosophique. S’il y a  une page dans tout Montaigne qui appelle la mise en théâtre, c’est celle là. Je regrette presque que ce moment magique ne vienne pas plus tôt dans la représentation : toute la gestuelle de Yannick Choirat en serait comme rehaussée.

Reste une question. A aucun moment, dans tout ce spectacle, n’est évoquée l’idée que Montaigne a écrit, et, notamment, a écrit les “Essais“. On répondra que ce spectacle étant une “interprétation théâtrale” des “Essais“, il ne pouvait, sans bizarrerie logique, parler des “Essais“. Mauvais argument ; les “Essais” parlent abondamment des “Essais” en train de s’écrire. Ce silence du spectacle sur le fait d’écriture qu’est le livre même dont il est issu a une conséquence paradoxale et fâcheuse, qui est que les autres livres qui peuplent la vie et le livre de Michel de Montaigne sont également absents. Étrange Montaigne que ce Montaigne sans Plutarque, sans Virgile, sans Cicéron, sans Sénèque, sans Platon, sans César, sans Lucrèce, sans ce commerce des livres qui est, de son propre aveu, le troisième commerce de l’auteur des “Essais” (III, 3, “De trois  commerces“).

J’ignore pourquoi Thierry Roisin a fait ce choix. Pourtant l’idée apparait, là où on ne l’attend pas, sous une forme iconique particulièrement cryptée. Le programme est en effet illustré par une abeille. Une abeille, dont nulle mention n’est faite (sauf inattention de ma part) dans le spectacle. Les abeilles“, écrit Montaigne, “pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thym ni marjolaine : ainsi les pièces empruntées d’autrui (I, 26, p. 152).  Montaigne est cette abeille qui “pillote“, c’est-à-dire qui pille (”pilloter” vient de “piller”), qui butine et qui s’approprie. A sa façon, Roisin lui aussi “pillote” Montaigne.


Allez pilloter à votre tour. Vous l’avez compris, il faut aller voir ce spectacle. C’est à Béthune, au “Palace” (juste à côté du Théâtre Municipal, à deux pas de la place du Beffroi), les mardis et jeudis à 19h30 et les mercredis, vendredis et samedis à 20h30, tél. 03 21 63 29 19.

Ce spectacle se donnera aussi à la “Rose des Vents”, à Villeneuve d’Ascq, les mardi 20 mai, mercredi 21 mai, vendredi 23 mai à 20h et les jeudi 22 ami et samedi 24 mai à 19h.

Je vous en reparlerai d’ici là.

    Bernard Sève

Ce qui peut donner, avec « farcissures » _ montaniennes (?) _ de ma part, cette fois, ceci :

Je suis allé mercredi 16 janvier voir le spectacle intitulé « Montaigne » présenté par la Comédie de Béthune. J’y allais en confiance, comme il convient d’aller au théâtre, mais non sans quelque réserve. J’ai trop vu d’absurdes et arbitraires adaptations théâtrales de textes non-théâtraux ! Ces réserves _ de principe ; que je partage… _ aussi ont été très vite dissipées. Mieux : j’ai été  complètement convaincu par le travail de Thierry Roisin (avec la collaboration d’Olivia Burton). Je lis et travaille Montaigne depuis près de vingt ans, je peux dire que je l’ai rencontré, en corps et en voix _ l’expression est magnifique : « rencontrer » est aussi ce qu’on doit attendre de la mise en présence avec une œuvre d’art (et qui la justifie, tant pour l’auteur que le spectateur-auditeur : tous « rencontreurs », en quelque sorte ! selon une exigence de vérité ; qui en fait _ c’est une condition sine qua non _ la beauté…) _, à Béthune.

Un ingénieux dispositif scénique (je n’en dis pas plus, il faut laisser au spectateur le plaisir de la découverte) permet à l’acteur qui interprète Montaigne de marcher sans  cesse en avant, sans tourner en rond sur la scène _ en fidélité en cela, à Montaigne ! jamais ratiocinateur… « Qui ne voit que j’ai pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j’irai autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde ?«  (« Essais« , III, 9, PUF p. 945).  S’il est une expérience de Montaigne que le travail de Thierry Roisin met admirablement en valeur, c’est bien cette marche, cette quête  inlassable _ oui ! D’innombrables et mouvants accessoires (bravo aux habiles « manipulateurs » !) viennent figurer cette variété du monde _ oui ! _ dont Montaigne, plus que quiconque à la Renaissance, a su interroger _ sans relâche, ni fléchissement (de fatigue) ; et combien gaiment ! _ l’énigme proprement philosophique. Certains de ces accessoires sont peut-être un peu trop didactiques pour moi (les pancartes « Montaigne » et « La Boétie », par exemple), mais le parti-pris est cohérent. La drôlerie _ montanienne (et gasconne) _ n’en est pas absente, on est dans la note juste. Je me demande quand même ce que donnerait ce spectacle sans accessoires, avec simplement Montaigne marchant et parlant, et la musique dont je parlerai dans un instant. Et si Thierry Roisin décidait une fois, un soir, de donner soirée libre aux manipulateurs pour essayer _ montaniennement, bien sûr ! _ une représentation puriste _ tout du moins épurée de ces accessoires _ ?.. Dans ce cas, me prévenir…

Le texte ? Les « Essais » sont un massif immense, une Bible, une épopée. Il fallait choisir, couper, monter, parfois modifier. Travail gigantesque, travail réussi. Les « grands thèmes » sont là, les facettes de ce « génie tout libre » _ avec une (arrière-) pointe de critique, alors ? _ qu’était Montaigne d’après Pascal _ cf « Descartes et Pascal, lecteurs de Montaigne« , de Léon Brunschvig : le texte a été disponible en Press-Pocket… _ brillent tour à tour. Une seule d’entre elles est un peu éclipsée, la facette strictement religieuse de Montaigne, telle qu’elle s’exprime dans l’admirable « Des prières » (I, 56), dans « C’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance » (I, 27) ou dans plus d’une page de l' »Apologie de Raimond Sebond » (II, 12). Mais rassurons-nous : le « Montaigne » de Thierry Roisin n’est pas un Montaigne « à thèse », encore moins un Montaigne « de  thèse », c’est un Montaigne en liberté de ses interrogations, de ses convictions, de ses amours et de ses amitiés.

Quelques modifications de texte s’imposaient. Pour prendre un exemple minuscule, quand Montaigne écrit que nombreux sont ceux qui ne savent « que c’est que croire » (II, 12, p. 442), Thierry Roisin fait dire « ce que c’est que croire« . Il a raison, évidemment. Mais la langue de Montaigne est là, drue, charnue _ certes ! comme trop rarement dans la tradition (du moins dominante) française _, difficile et pourtant si claire _ formidablement même ! _, portée _ ah ! _ par la diction impeccable de Yannick Choirat _ bravo ! J’ai lu plusieurs fois les « Essais » in extenso, je crois les connaître un peu, et pourtant il y a des phrases que j’ai littéralement découvertes ce soir-là _ et parmi les passages les plus fameux _ quel compliment ! Montaigne est un « oral » _ parfaitement ! sa voix chante ! _, un homme de parole (à tous les sens de cette expression, d’ailleurs _ mais oui ! et on ne le mettra jamais assez en avant ! _ ). Les « Essais » gagnent un poids considérable _ oui ! _ à cette verbalisation _ du dit ; et à quelqu’un qui l’écoute, qui plus est ; et qui pourrait bien, à son tour, se mettre à parler, lui répondre… A cet égard, c’est une idée excellente d’avoir intégré de la musique, et de la musique  d’aujourd’hui, dans le spectacle. François Marillier a composé une musique inventive et précise, parfois descriptive, parfois non, toujours prise dans le « rythme » _ capital _ du spectacle, et confiée à un ensemble homogène de six instruments à vent très bien joués par deux instrumentistes (Agnès Raina et Yann Deneque). Je ne saurai pas bien dire pourquoi, mais cette musique qui scande et ponctue le discours _ toujours syncopé (et poétique) _ de Montaigne lui donne comme une résonance, un écho, un prolongement. Comme si cette musique révélait quelque chose de la polyphonie (au sens de Bakhtine) qui travaille en profondeur _ mais oui ! _ la prose poétique _ nous y voilà _ de Montaigne. Cette musique est nécessaire _ car Montaigne est intensément « musical »…

Un pareil spectacle repose, non exclusivement certes, mais directement, sur les épaules de l’unique comédien qui interprète « Montaigne » (la pièce), qui interprète _ « incarne », cette fois, et surtout par le flux sans cesse contrasté, profondément vivant, balayé de (puissants) traits d’humour, de la voix _ Montaigne (le  philosophe, l’homme _ et qui s’adresse à nous, trop souvent « indiligents lecteurs » !..). En choisissant Yannick Choirat, Thierry Roisin a choisi un acteur dont la jeunesse, la présence et la beauté donnent corps et vie _ il le faut, au théâtre ! _ à Michel de Montaigne. Merci de nous avoir épargné le poncif _ certes _ du « vieux sage sceptique » _ que Montaigne ne fut jamais : bouillonnant trop d’engagement !.. _ ! Choirat est épatant. Il donne au texte de Montaigne une chair, un corps, un regard, et une voix, une respiration, un rythme _ c’est on ne peut plus prometteur ! Il lui donne aussi une gestuelle, qui est un autre rythme. Un moment absolument merveilleux est celui où Yannick Choirat met en gestes la longue liste des expressions que peuvent prendre les mains : « Quoi des mains ? nous requérons, nous promettons, appelons, congédions…«  (II, 12, p. 454). Ludique (effet d’accumulation _ sans oublier que Montaigne est gascon ! il « parle avec les mains » !!!) et sérieux (si les mains parlent si distinctement, qu’est-ce que le langage ?… _ question fondamentale, en effet ! _), comme toutes les listes chez Montaigne, ce long catalogue est merveilleusement interprété par un acteur complètement maître de l’espace  intérieur de son corps _ ce n’est pas là un mince compliment ! Ce pourrait être un exercice, redoutable, pour un cours de théâtre. C’est ici une évidence théâtrale non moins qu’une évidence philosophique _ mazette ! le compliment n’est, décidément, pas mégoté… S’il y a  une page dans tout Montaigne qui appelle la mise en théâtre, c’est celle là. Je regrette presque que ce moment magique ne vienne pas plus tôt dans la représentation : toute la gestuelle de Yannick Choirat en serait comme rehaussée.

Reste une question. A aucun moment, dans tout ce spectacle, n’est évoquée l’idée que Montaigne a écrit, et, notamment, a écrit les « Essais« . On répondra que ce spectacle étant une « interprétation théâtrale » des « Essais« , il ne pouvait, sans bizarrerie logique, parler des « Essais« . Mauvais argument ; les « Essais » parlent abondamment _ en effet ! _ des « Essais » en train _ oui… _ de s’écrire _ = « s’essayer« ... Ce silence du spectacle sur le fait d’écriture _ expression superbe de vérité _ qu’est le livre même dont il est issu a une conséquence paradoxale et fâcheuse, qui est que les autres livres qui peuplent _ oui : de leurs voix prenantes _ la vie et le livre de Michel de Montaigne sont également absents. Étrange Montaigne que ce Montaigne sans Plutarque, sans Virgile, sans Cicéron, sans Sénèque, sans Platon, sans César, sans Lucrèce, sans ce commerce _ oui ! « commerce » dont la « réalité » fut considérable pour le bonhomme Montaigne (né le 28 février 1533, au château de Montaigne _ à Saint-Michel-de-Montaigne, en Dordogne _ et mort le 13 septembre 1592 en ce même château de Montaigne), privé d’assez de conversations, à la disparition de l’ami interlocuteur incomparable La Boétie (né à Sarlat le 1er novembre 1530, et décédé _ trop vite _ à Germignan, au Taillan-Médoc, près de Bordeaux, le 18 août 1563) _ ;

sans ce commerce des livres qui est, de son propre aveu, le troisième commerce de l’auteur des « Essais » (III, 3, « De trois  commerces« ).

J’ignore pourquoi Thierry Roisin a fait ce choix. Pourtant l’idée apparait, là où on ne l’attend pas, sous une forme iconique particulièrement cryptée. Le programme _ du spectacle _ est en effet illustré par une abeille. Une abeille, dont nulle mention n’est faite (sauf inattention de ma part) dans le spectacle _ même. « Les abeilles« , écrit Montaigne, « pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thym ni marjolaine : ainsi les pièces empruntées d’autrui«  (I, 26, p. 152 _ quelle langue ! savoureuse !).  Montaigne est cette abeille _ sachant aussi piquer _ qui « pillote« , c’est-à-dire qui pille (« pilloter » vient de « piller » _ non sans espièglerie ! et charme… _), qui butine et qui s’approprie _ melliflorement. A sa façon, Roisin lui aussi « pillote » Montaigne.


Allez pilloter à votre tour. Vous l’avez compris, il faut aller voir ce spectacle. C’est à Béthune, au « Palace » (juste à côté du Théâtre Municipal, à deux pas de la place du Beffroi), les mardis et jeudis à 19h30 et les mercredis, vendredis et samedis à 20h30, tél. 03 21 63 29 19.

Ce spectacle se donnera aussi à la « Rose des Vents », à Villeneuve d’Ascq, les mardi 20 mai, mercredi 21 mai, vendredi 23 mai à 20h et les jeudi 22 ami et samedi 24 mai à 19h.

Je vous en reparlerai d’ici là.

    Bernard Sève

Puis, en suivant :

De :       Titus Curiosus
Objet :     La pièce de François Cervantès
Date :     15 décembre 2008 22:13:07 HNEC
À :       Bernard Seve

(…)

Merci : ton article, en plus d’être (tellement) « montanien », est aussi « sévien » : il vibre, porte, chante ! tu es un efficace partageur d’intelligence : d’un enthousiasme lumineux…


Titus

Et encore ceci, toujours ce 15 décembre :

De :       Titus Curiosus
Objet :     Oralité et écriture de Montaigne
Date :     15 décembre 2008 22:25:16 HNEC
À :       Bernard Seve


En effet, Montaigne se déploie bien
et dans la parole et le souffle, d’une part, et ses rythmes,
et en même temps dans les rapports du lire et de l’écrire, comme instruments de prolonger, ressusciter ou susciter le parler,
au-delà du vivre même.
Mais pour retrouver toujours la vivacité d’un parler…

Ce qui est amusant, est que la réflexion de Cavell tourne elle aussi autour de la voix,
autour des polémiques opposant Austin et Derrida…

Titus

Et enfin _ at last but not at least pour compléter encore ce « dossier » « Théâtre »_
cet article-ci, de René Solis, en date du 20 janvier :

« «Montaigne» ou la pensée en marche« , dans l’édition du 20 janvier de Libération,
à propos du spectacle « Montaigne » de Thierry Roisin donné en ce moment même à Montreuil :


Théâtre 20 janvier 6h51 «Montaigne» ou la pensée en marche

Théâtre. A Montreuil, Thierry Roisin adapte les «Essais» du philosophe du XVIe siècle dans un envoûtant voyage immobile _ pour les pieds du comédien, peut-être ;

mais certainement pas pas pour sa « pensée » (« à sauts et à gambades« , elle) ; ni les nôtres (de même, à sa suite…)

en l’écoutant se les « dire » à « haute-voix » ;

et pour que, ainsi « notées » par qui les « saisit » _ par l’esprit ; ou la plume _, elles soient un tant soit peu, mais en leur (fol) élan surtout, retenues et un peu, par delà l’instant _ ou une vie _, transmises, avec leur élan _ généreux !)…

par René Solis

Montaigne d’après les «Essais» de Montaigne, mise en scène de Thierry Roisin, Nouveau Théâtre de Montreuil, 10, place Jean-Jaurès (93). Lundi, vendredi, samedi, 20 h 30, mardi et jeudi 19 h 30, dimanche 17 h. Jusqu’au 6 février. Renseignements : 01 48 70 48 90.

Le décor est un tapis roulant. Dans les coulisses, s’affairent quatre bagagistes qu’on n’aperçoit jamais. Ce sont eux qui nourrissent la bête, y déposent un bric-à-brac qui tient du vide-grenier. Fripes, ustensiles et bassines, malles et cartons, rouleau de faux gazon, vraies tourterelles… Chaque accessoire n’a droit qu’à un petit tour : ici _ comme dans la vie réelle _, on ne repasse pas les plats.

Eloge.

Sur le tapis, un homme marche, souvent à contre-sens, évite un objet, en ramasse un autre. Il réfléchit à haute voix _ la voilà ! _ et ses réflexions, que l’auteur nomme ses «fadaises», suivent le mouvement. Toujours changeantes _ « le monde n’est qu’une balançoire perpétuelle » _ ou « branloire pérenne« , à l’original, plus savoureux ! _, elles fonctionnent par « sauts et gambades«  _ oh combien !_ : associations, bifurcations, retours en arrière _ ou ce qu’est méditer vraiment.

Nulle précipitation dans cet éloge de la pensée en mouvement : si le tapis ne s’arrête jamais, il lui arrive d’avancer _ seulement _ imperceptiblement _ mais on peut jamais dire ni qu’il (lui, le tapis) se retourne ; ni qu’il s’arrête ; héraclitéennement.

L’homme, pour sa part, n’est guère plus pressé qu’un mime en sa marche immobile. Un voyageur paisible : telle est l’image que l’acteur Yannick Choirat prête à Montaigne dans ce spectacle imaginé _ conçu à figurer : sur la scène _ par Thierry Roisin à partir d’extraits des « Essais » ; et créé il y a un an à la Comédie de Béthune, qu’il dirige.

Sur les voyages en général, et sur les Français en voyage en particulier, Montaigne a écrit des pages que l’on pourrait mettre en exergue de tous les guides touristiques d’aujourd’hui : « La diversité des façons d’une nation à l’autre ne me touche _ un mot crucial ; on le retrouve sous la plume de François Couperin _ que par le plaisir de la variété. Chaque usage a ses raisons. […] J’ai honte de voir [mes compatriotes] enivrés de cette sotte humeur de s’effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur semble être hors de leur élément, quand ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leur façon, et abominent les étrangères. Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient cette aventure […]. La plupart ne prennent l’aller que pour le retour. Ils voyagent couverts et resserrés _ ah ! ah ! _, d’une prudence taciturne et incommunicable ; se défendant de la contagion d’un air inconnu […] On dit bien vrai qu’un honnête homme, c’est un homme mêlé. » _ ô combien merci, de nous le rappeler ! A mettre sous le nez de certains de nos présents ministres…


Fraise.

De l’énorme somme des « Essais« , Roisin n’a bien sûr pu retenir que quelques pages. Un pot-pourri d’autant plus judicieux qu’il échappe à la solennité. Son Montaigne est un jeune homme curieux et étonné _ toujours : avec l’inépuisable énergie de la jeunesse (durable : d’esprit !) _ qui, s’il ne ressemble guère à l’autoportrait que l’auteur dresse de lui-même _ à l’ultime chapitre des « Essais« , II, 13, « De l’expérience« , surtout _, se met lui aussi _ tel Montaigne en son écriture si vivement oralisée ! _ littéralement à nu, quand il troque son costume moderne pour le haut-de-chausse, le pourpoint, la fraise et le chapeau de l’homme de la Renaissance.

Dans une langue légèrement modernisée, et accompagnée par deux musiciens, le « Montaigne«  _ l’homme, la pièce ? mais ils font, probablement, quasi corps… _ de Thierry Roisin est à l’écoute _ tel l’homme (et auteur) Montaigne le premier ! et comment ! _ des préoccupations d’aujourd’hui. Quoi de plus « modernes » que les pages dénonçant la colonisation de l’Amérique : « Notre monde vient d’en trouver un autre […] Bien crains-je que nous aurons très fort hâté son déclin et sa ruine par notre contagion, et que nous lui aurons vendu bien cher nos opinions et nos arts. » Dans l’éloge souriant de la tolérance et du libre arbitre, pointe aussi une colère _ certes ! _ dont on entend tout _ on peut accompagner la lecture des « Essais » du livre très juste et très instructif de Géralde Nakam : « Les Essais de Montaigne : miroir et procès de leur temps«  ; ainsi que de son « Montaigne et son temps _les évènements et les Essais : l’histoire, la vie, le livre«  : un temps (violentissime) de guerres civiles et de fanatismes. « A quoi faire le théâtre, si l’entendement n’y est pas ? » aurait pu dire Montaigne. L’entendement et le théâtre y sont.

René Solis

Voilà pour ce très bon article aussi.

Et maintenant, je reviens au présent _ du 23 janvier _ de l’écriture :

A Bordeaux, les représentations de ce « Montaigne » de Thierry Roisin
auront lieu au Théâtre du Port-de-la-Lune
les mardi 10, mercredi 11, jeudi 12 et vendredi 13 février, à 20 heures.
Le spectacle se déroule l’espace d’une heure vingt…

Assurément, le verbe de Montaigne

(tapis roulant _ de la mise en scène de Thierry Roisin _ ; et jeu d’acteur _ de Yannick Choirat _, aidant, qui plus est…),

n’a rien de statique ; non plus que d’un sur place ; ou d’un tourné-en-rond :

sa musique _ alors même qu’elle est intime _, en « avançant » sans cesse, est intensément mobilisatrice, pour qui _ lecteur-auditeur _ y prête si peu ce que ce soit

son oreille ;

une oreille à une voix…


La (chaleureuse) recommandation de Bernard Sève à « aller pilloter«  à notre tour est d’expert _ s’il en est…

Montaniennement

_ si je l’osais : en gascon… _,

Titus Curiosus, le 23 janvier 2009

Le chant des fruits de la vie _ avec certains rouges, et quels rouges ! _ à l’aquarelle, d’Anne-Marie Jaccottet

30déc

A propos de l’exposition à la galerie Alain Paire, 30 rue du Puits-Neuf (et jusqu’au 31 décembre !!!) à Aix-en-Provence, “Paysages et natures mortes“  d’Anne-Marie Jaccottet ;

et de cette merveille (de goût) qu’est le livre qui lui est “consacré”, “Arbres, chemins, fleurs & fruits _ aquarelles et dessins d’Anne-Marie Jaccottet“, avec des “textes” _ de toute simple “lecture” de ces œuvres _ de Philippe Jaccottet, Alain Madeleine-Perdrillat et Florian Rodari ; ainsi qu’un “entretien de l’artiste” avec Alain Paire ; aux excellentes éditions La Dogana _ l’album est paru le mois dernier, en novembre 2008.

Avec cette présentation-ci _ excellente _ sur le site des Éditions La Dogana :

Anne-Marie jaccottet : Arbres, chemins, fleurs et fruitsAnne-Marie Jaccottet
ARBRES, CHEMINS, FLEURS & FRUITS
AQUARELLES ET DESSINS D’ANNE-MARIE JACCOTTET

textes de Philippe Jaccottet, Alain Madeleine-Perdrillat, Florian Rodari
entretien de l’artiste avec Alain Paire
116 pages
ISBN 978-2-940055-59-3
CHF 60.- / 38 €

Radicalement à l’écart _ et peut-être à l’abri ? _ de la scène très agitée de l’art contemporain, il existe de nombreux artistes qui exercent leur activité en silence et avec modestie, ayant décidé d’affronter seuls, « avec les frêles outils de l’art » la transcription du spectacle qui s’offre à leurs yeux.

Le respect qu’ils accordent au métier les rend parfois étonnamment proches du sentiment que l’on peut éprouver de la vie au quotidien.

C’est le cas d’Anne-Marie Jaccottet qui, depuis plus de cinquante ans, porte un même regard émerveillé sur la simplicité des choses qui l’entourent, arbres, chemins, fleurs et fruits….

 …

Et qui s’efforce, dans ses dessins et ses aquarelles, de capter les secrets de la lumière qui leur donne forme et couleur, tantôt en s’appesantissant sur elles, tantôt en les traversant d’un mouvement bref.

Trois auteurs qui sont proches de l’artiste, Philippe Jaccottet, Alain Madeleine-Perdrillat et Florian Rodari, entourent ici de leur approche discrète, subtile ou amusée, une cinquantaine de planches en couleur reproduites avec le plus grand soin.

C’est à une modeste, mais patiente, constante, ferme et déterminée « célébration » de la vie _ à contempler et à « noter » :

en poésie, je pense à quelque équivalence que serait le « Cántico » de Jorge Guillén (quatre éditions : en 1928, 36, 45 & 50) ;

ou aux plus sublimes célébrations (sensuelles) de la lumière et de la vie (et de leurs fruits), d’un Paul Valéry (par exemple, d’un amour gardé longtemps secret, vient de paraître « Corona et Coronilla« ) _ ;

mais aussi à un rendre grâce au « faire »

_ non moins patient, constant, ferme et déterminé, avec sa part (de jeu) d’inconscience : en fait de pure innocence (qu’on me pardonne la redondance pléonastique ; mais il y a une très grande force d’affirmation dans ces couleurs si lumineusement jetées) _

du pinceau, ou du crayon, de l’artiste

que nous convie

à assister un peu,

en y jetant comme quelques rapides et discrets coups d’œil,

d’un peu ce côté, par-dessus l’épaule de l’artiste en son travail même

(rapide : « pas trop de préparatifs » _ page 86 _ ;

et « jamais plus de deux heures » _ page 90,

confie l’artiste à Alain Paire),

en quelque sorte,

et à mille lieues du plus petit danger de pesanteur, de componction, de voyeurisme ;

et de la part _ plume sobre et pensée juste _ de proches de l’artiste (époux, amis)

ce livre infiniment précieux _ « Arbres, chemins, fleurs & fruits _ aquarelles et dessins d’Anne-Marie Jaccottet« _,

à propos d’une œuvre proprement _ le mot ne me gêne pas ! _ merveilleuse,

c’est-à-dire proprement émerveillante,

en la splendeur éclaboussante de vie lumineuse

_ dépourvue d’ombre, et du moindre noir, et d’à-plats pleins en continu

(aux antipodes, par exemple, des larges traits gras d’un Hartung ou d’un Soulages (ne comptant pas, il est vrai, au nombre des « aquarellistes »…)…

Philippe Jaccottet présente le travail d’Anne-Marie Jaccottet-Haesler, avec une infinie simplicité :

« il faudrait simplement aider à voir« , dit-il ;

et c’est en effet toute l’ambition de son texte ;

en ajoutant « qu’on mesure tout de même que ce n’est pas aussi simple qu’il semble » :

de raconter la « simplicité » du travail de la « dame peintre » auprès de laquelle « voilà plus de cinquante ans que nous travaillons côte à côte« ,

commence-t-il par dire, page 11 de sa contribution,

intitulée « avec les frêles outils de l’art« .

C’est du « pouvoir » de l’Art _ de dessin et d’aquarelle _ d’Anne-Marie Jaccottet que Philippe « traite » ainsi en cette contribution d’ouverture du livre.

Ce qui au départ était « don » et « besoin« 

_ « de manier« , dans son cas à elle, « des formes et des couleurs«  _,

« un simple jeu, une manie innocente, dirait-on d’abord« , concède-t-il, page 13 _,

« avec le temps«  _ au sens de sa très  active, mais oui ! collaboration ! _,

« grâce aux enrichissements et _ tout ensemble, et tout uniment ! _ aux blessures du temps,

sans même qu’on en prenne aussitôt _ cela demande aussi bien des détours, bien des surprises ! _ conscience »

_ et celle d’un artiste est d’une richesse labyrinthique

(et capricieuse ; hors de tout projet calculé, nettement ciblé et découpé !) … _ ;

« jeu et manie se chargent de substance » _ vivante _ :

« ce qui vous émeut, vous trouble, vous étonne

_ n’allant jamais simplement de soi (il s’agit de l’ordre des habitudes motrices, pour l’essentiel _ cf Nietzsche, ou Bergson) _,

vous enchante aussi

_ et pour la dame en question, ce seront presque exclusivement les belles apparences du monde proche« ,

eh bien !

« tout cela va se retrouver _ comme par quelque « enchantement » (de l’art qui s’élabore, mais sans dessein) _ sur le papier ou sur la toile

dans un mouvement de reconnaissance,

à tous les sens du mot

_ s’y reconnaître (un peu, si peu que ce soit, dans le maquis du monde),

comme rendre grâce (de vivre : à la vie !) _,

dont on dirait bien qu’il en préserve, transforme, intensifie le plaisir,

la surprise,

et jusqu’à la joie, parfois » :

Philippe Jaccottet parle d’expert !!!

Sur la joie, on n’a jamais rien analysé de mieux que Spinoza _ en son « Ethique » _, en terme d’expression de l’épanouissement de la puissance de la part de la Nature que tout individu constitue _ à divers degré de conscience (ou d’inconscience) que ce soit, d’ailleurs : il n’est même pas nécessaire d’accéder au quatrième mode de connaissance, pour progresser dans l’accomplissement de ses potentialités..


Bien vite, c’est tout un monde de vibrations vraies (des choses) qui viennent se poser sur le papier, ou la toile :

« peu à peu, l’arbitraire encombrant de la pensée _ des débuts, des tout premiers « essais » _ s’effacera

pour laisser s’épanouir _ telle une fleur à maturation _ sur le blanc du papier

_ encore ; mais aussi toujours : on ne le quittera pas ; et il demeurera là, mais s’étant (et combien considérablement !) enrichi de tous les voyages de la main de la dessinatrice ou/et aquarelliste ! _

le frémissement de la vie _ nous y voici ! _ qu’il y a dans les arbres

_ oui ! sous les caresses du vent ; même le mistral de Grignan ! _,

et ce qu’il peut y avoir d’incertitude _ féconde _ et de légèreté

dans les montagnes même _ qui bougent…, comme le savent mieux que nous les peintres chinois ; consulter là-dessus François Cheng ; ou l’ami François Jullien _,

du fait de la distance _ pour notre regard _

et de la lumière

_ changeante, mouvante, émouvante ;

cf là-dessus les essais de Georges Didi-Huberman ; par exemple « Phasmes _ essais sur l’apparition » _

où elles ont l’air, quelquefois, de flotter« 

_ ces montagnes au-dessus de Grignan.

Et poursuivant l’analyse de ce qui « tremble » ainsi dans l’air, devant un tel regard (d’artiste, crayon et pinceau à la main),

Philippe Jaccottet dégage jusqu’à ceci :

« Jusqu’à ces séries de dessins les plus récents et les plus beaux

où l’architecture du monde

_ car celui-ci n’est pas un chaos (pas davantage que pour Cézanne à Bibémus, à flanc de Sainte-Victoire ) _

vibre en sourdine _ cela peut se percevoir cependant : à l’artiste déjà… _,

comme si les feuillages se changeaient

_ de Daphné qu’ils étaient auparavant ! devant Apollon !

cf ce que nous en donne à saisir Le Bernin en la galerie de Scipion Borghese, à Rome, et dans la vibration des ombres veloutées du marbre poli _

en essaim d’abeilles

_ telles l’emblème d’Urbain VIII Barberini, encore à Rome _

ou se couvraient pour elles d’un impondérable pollen _ nourricier… ; page 14.

« Les couleurs (…), les voici retrouvées _ comme le Temps en le parcours de Proust _ dans les œuvres de Mme la peintre ;

et même (…) de plus en plus radieuses _ en leur « rayonnement » apollinien, page 17.

« Couleurs du monde«  : nous y venons _ à elles ! à partir de lui ! _ de plus en plus près.

« Elles sont là,

dans les fleurs et les fruits _ après les arbres et les chemins du titre de ce si beau livre ! _ les plus communs,

données au premier venu«  _ même, des humains qui sait les « rencontrer » ; et jusqu’à s’en nourrir…

« Couleurs des choses qui s’ouvrent

_ fleurs,

mais aussi fruits, à commencer par les grenades :

car la fonction d’un « fruit » est bien de transmettre, par ses « graines fécondables ou/et fécondées », la vie… ;

c’est donc dans cet ordre du mouvement du

« vivre »

que nous voici plus directement transportés,

immergés par ces sublimement toutes simples »images » d’Anne-Marie Jaccottet… _ ;

« Couleurs des choses qui s’ouvrent,

s’épanouissent

puis se fanent

_ mais « les fruits passeront la promesse des fleurs« , n’est-il pas ?.. de même que

« une rose d’automne est plus qu’une autre exquise« , décidément... _ ;

des choses qui gonflent,

parfument,

sont respirées

et quelquefois _ carrément : la substance se transportant en un autre vivant qui s’en nourrit… _ mangées,

puis _ bientôt _ se flétrissent _ et, pourrissant, nourriront d’autres vivants qui sauront en jouir… ;

couleurs si mystérieuses d’être _ aussi _ si communes _ et si belles, alors, à qui les « goûte » !.. en l’ordre du vivant… _,

jubilatoires _ le mot est capital ! _ on ne sait trop comment ni pourquoi _ si : en jouir transmet de la vie !.. _ :

de la plus claire à la plus sombre,

de la plus sonore à là plus sourde _ en la baudelairienne « correspondance » des registres de sensations _ ;

saisissable entre deux nuits _ noires, elles !

_ et notre vie elle-même, toute vulnérable _ fragile (et mortelle) _ qu’elle soit,

fleurissant ainsi

_ en effet : voilà ce qu’apprennent (et montrent aussi, avec générosité) les artistes ; afin de mieux pouvoir saisir l’opportunité éphémère, mais très réelle aussi, d’en jouir,

face à l’espiègle ciseau _ au rasoir tranchant _ de Kairos !!! _

entre deux _ un peu plus longues _ nuits _ uniformément noires _,

mais celles-là _ décidément ! _ plus longues et plus profondes

_ sans réveil pour la seconde ;

quant à la première,

à nous d’apprendre à bien, ou mieux, nous éveiller/ré-veiller :

que de somnolences ingrates ! en effet, parmi les pseudo vivants… _ ;

et plus profondes _,

produisant en fin de compte,

à force de patience _ par l’œuvrer (de l’artiste) _ et de soumission _ à ce travail (de célébration) conjoint et de l’Art et de la Nature _,

un si beau chant

_ pour rendre grâce, par l’œuvre, au chant « premier » du monde

(vivant et mortel ! puisque c’est d’un seul et même mouvement), page 18.

« Toutes ces couleurs que voilà,

par la grâce d’un art _ infiniment modeste _ qui ne prétend à rien _ sinon à modestement célébrer ce monde _,

(…) reçues, recueillies, décantées _ en l’aquarelle, ou par le dessin _

sur, presque toujours, une simple _ toujours, et pas davantage _ feuille de papier ;


(…) qui ont l’air de se réjouir _ elles aussi, et déjà ! en leur inopinée « rencontre » _

d’être ensemble :

le rose de l’aube,

le jaune et l’orange de midi,

le bleu et le violet du soir

_ selon l’incidence des rayons lumineux _ ;

et ce sont aussi

_ en portant encore d’autres, concentrées et intensifiées, même,

en la matérialité du grain même de leur écorce et leur peau ! _

des citrons,

des kakis,

des figues,

des cerises, des prunes ;

beaux ingrédients pesés avec une science comme instinctive _ ce qu’elle n’est jamais… _

pour exalter le regard et guérir, un instant

_ du moins : mais c’est la condition temporelle de tout organisme vivant, se reproduisant !.. _,

le cœur.« 


Tout cela, en cette collection de réels éminemment sensibles (et colorés),

« les voilà désormais une fois encore redoublés en images

_ les œuvres de l’artiste _

dont le seul mérite,

le seul pouvoir

_ c’est à celui-ci (de la peintre, Anne-Marie) que Philippe (Jaccottet) veut ici rendre tout l’hommage que son travail mérite : pardon de la redondance… _

auront été de nous les rendre

_ ils s’agit des champs, collines, arbres, chemins, rares objets, aussi familiers, fleurs et fruits, que,

du « monde »,

Philippe Jaccottet vient d’énumérer _

un peu plus

_ humainement (co-existentiellement), non « propriétairement » (possessivement) _

nôtres ;

plus délicieusement,

plus joyeusement nôtres

_ d’où la vertu très hautement, mais de manière absolument désintéressée, « curative » de l’Art :

que des Béotiens et barbares méconnaissent 

quand ils ne s’acharnent pas _ ô paysages ! ô architectures ! ô chefs d’œuvres d’artisans ! _ à les détériorer et détruire :

par haine de l’Art ;

par exemple « Haine de la musique« , dirait un Pascal Quignard…

Page 21, Philippe Jaccottet répond à l’objection béotienne :

« A quoi tout cela peut-il servir ?«  ;

de même que :

« à quoi peut-il bien servir d’être nés,

à quoi rime-t-il (…) de respirer,

d’ouvrir les yeux,

de parler,

à plus forte raison d’apprendre

_ les règles de l’art, les secrets impalpables du pastel, les fluides leçons de l’aquarelle, par exemple _ etc… _


puisqu’il faut

à la toute fin

_ voilà la ligne rouge (de fin, irrévocable, du jeu

_ pour un individu,

dans l’ordre des espèces à reproduction sexuée, du moins… _

fermer ces mêmes yeux _ à la lumière ; et aux couleurs (du jour) _

qui vous ont

_ c’est à nous individuellement, un par un, que Philippe Jaccottet s’adresse ici ! _

été donnés

_ par la vie, la nature, l’espèce, le jeu de la reproduction sexuée, etc… : pour en jouir… ;

et que _ ce n’est pas peu, ni rien, non plus ! _

les plus éblouissants _ d’éclat de lumière ! _ d’entre les astres, qui leur ressemblent tant,

vont inévitablement

_ eux-mêmes ; à une échelle de bien plus considérable ampleur _

s’éteindre _ non métaphoriquement _ à leur tour ?«  _ page 22.

Réponse à l’objection, maintenant, page 25 :

« Pour autant : voir le monde _ au présent (de l’activité) _,

avoir vu _ au passé rétrospectif de quelque mémoire terminale _

la lumière du jour, tout d’abord _ au niveau basique d’un organisme vivant _ ;

et dans quelques cas pareils au sien (…)

avoir pu,

sans prétention à rien, j’y insiste _ gratuité ô combien (et seule !) féconde ! _,

avec ce naturel absolu

et cette absolue franchise

_ indispensables au vrai artiste ! cela finit par s’oublier, ces derniers temps-ci… _

qui la caractérisent aussi dans la vie,

c’est-à-dire sans ombre de tricherie, de trucage, d’épate »

_ cela se sent parfaitement, en effet ! _,

et voici maintenant l’effet objectif atteint :

« accroître de si peu de degrés que ce soit

_ infinitésimalement, même ! _

cette lumière,

qui est inoubliable » _ depuis… _,

« c’est (…) déjà beaucoup » _ page 25.

Immédiatement, Philippe Jaccottet « tempère » cet acquis :

« Le souci de la vérité,

si improbable _ déjà _ semble-t-elle,

exige tout de même de garder la juste mesure.

La « bande à nous de bonne terre : entre fleuve et pierraille »,

le « peu d’humain » _ pour prendre pied _,

c’est ici _ à Grignan _ un tout petit territoire :

une sorte de jardin clos »

« Mais dans un jardin clos (…),

il arrive que la clôture s’ouvre tout de même sur de grands espaces

au moins pressentis,

sur des hauteurs et des profondeurs _ aussi _

d’autant plus « vraies » _ le terme est capital !.. _ qu’on n’avait pas voulu y parvenir »

_ l’innocence est une condition essentielle de la réussite, ici, comme en l’épreuve initiatique de Pamina et Tamino en « La Flûte enchantée » de Wolfgang Amadeus Mozart et  Emanuel Johann Schikaneder.

« Alors, l’infime

_ de pareille œuvre ; et même ses agréments ; sa presque « joliesse », comme s’expriment certains… _

 devient beaucoup moins infime,

l’insignifiant beaucoup moins insignifiant qu’on ne l’aurait cru _ au départ, ou au premier abord

(comme face à une scène de genre, ou à une nature morte, de Jean-Baptiste Siméon Chardin, par exemple :

pour conclure son (trop bref !) « entretien«  avec Alain Paire, Anne-Marie Jaccottet confie qu’« un des tableaux » qu’elle « aime le plus au monde«  est, « à Winterthour« , « chez les Reinhart, cette petite « nature morte aux prunes » de Chardin« …).

« Les fragiles outils de l’art,

le crayon, la plume, le pinceau

peuvent _ oui ! _ donc cela,

tout de même,

en ce certaines mains » _ patientes,

et ouvertes à l’altérité

à connaître et célébrer…

Dans un rapport _ « chanté«  (page 28) _ au proche,

« que ce tout proche, l’art du peintre (…) a secrètement, inconsciemment _ aussi _ fait voyager très loin _ du discours _

et revenir vers nous enrichi _ par l’expérience acquise ainsi, inconsciemment en partie, de sa main _ de ce lointain« -ci…


La contribution d’Alain Madeleine-Perdrillat,

ensuite,

analyse avec une extrême délicatesse le style _ ou le geste _ d’aquarelliste et de dessinateur d’Anne-Marie Jaccottet :

« un travail d’éclaircie« ,

intitule-t-il cette « contribution »…

« Il n’y a pas d’affût dans cette oeuvre, on le sent bien.

Ce qui indique _ en amont du trait _ un certain rapport au monde, à la fois confiant et réservé »

_ parfaitement…

Aussi « le lien avec la nature et les objets

est(-il) sereinement, et d’autant plus fortement, maintenu et affirmé. »

Dans la « voie«  _ en quelque sorte « buissonnière«  que s’ouvre sereinement Anne-Marie Jaccottet _,

« la représentation

_ encore qu’avec certains enchevêtrements de branches et de feuillages

on soit parfois aux limites de la représentation _ ;

la représentation

est davantage un mouvement vers la nature

_ à la chinoise : cf les travaux sur la peinture chinoise de François Cheng ; et ceux de François Jullien… _

qu’une position tenue face à elle. »


« Et il n’est pas indifférent qu’Anne-Marie Jaccottet use avec prédilection de l’aquarelle et du pastel

pour répondre _ oui ! _ au monde qui l’environne et lui fait signe » _ en effet !

Avec l’impression qu’ils donnent de « fragilité« ,

« ces deux médiums »

« suggèrent dans l’œuvre une dimension éphémère :

l’image s’y constitue, mais avec un léger retard,

et moins de superbe« _ qu’avec « l’huile ou l’acrylique« .

Par « le fait » que « ses œuvres » « toujours tremblent un peu« ,

« s’y joue » quelque chose de « secret« ,

avance l’auteur :

« se devine une relation étrangement directe et confiante

(parfois inquiète aussi)

avec le monde proche,

qui fait que l’artiste, presque paradoxalement, ne semble pas chercher à en « faire de l’art »,

ou à interposer entre elle et lui _ ce monde proche _ une vision,

mais tente de saisir ses beautés à l’improviste,

en simplement l’allégeant un peu _ ce monde à portée des sens _,

comme on éclaircit une futaie où la lumière peine à pénétrer. »

Quant à la _ troisième _ contribution _ à ce si beau livre _,

de la part de Florian Rodari,

elle s’annonce par l’intelligence sensible si pleine d’éclat, déjà, de son titre :

« Fruits de l’émerveillement«  :

c’est on ne peut mieux « ressenti » !

Car l’œuvre entier _ et l’œuvrer ! _ d’Anne-Marie Jaccottet sont

_ et exclusivement :

la personne, et l’artiste,

toutes de discrétion et modestie (proches sans doute de l’humilité même), certes,

étant entièrement dans l’ordre de la plénitude tendue (pardon de l’oxymore !), et éclatée, aussi, ainsi,

de la jubilation :

chant d’action de grâces (ou reconnaissance du remerciement) à la grâce même du vivre,

à la lumière, et dans l’éclat, du jour

_ entre le noir total de deux nuits :

celle en amont du naître,

et celle en aval du disparaître ;

mais, auparavant, dans l’entre-deux de ces deux noirs complets, non sans fruits :

ces œuvres-ci

(qu’offrent, aussi, à nos regards,

et l’exposition aixoise, à la galerie d’Alain Paire _ et sur son site _ ;

et le beau livre Arbres, chemins, fleurs & fruits _ aquarelles et dessins d’Anne-Marie Jaccottet, à La Dogana, qui, lui, va demeurer, à 1040 exemplaires) ;

et deux enfants

(« un garçon, Antoine, en 1954, et six ans plus tard, une fille, Marie » _ page 96 ;

une photo d’eux deux, avec leur mère peignant, dehors, au soleil _  les intégrant, aussi, au livre, page 110…)… _ ;

car l’œuvre entier, et l’œuvrer qui les « donne », d’Anne-Marie Jaccottet

sont pleinement dans l’ordre de la célébration

_ quand (et tant que) il est temps ;

pas trop tôt, ni trop tard,

« à la saison »

_ même si l’artiste en elle aurait tendance à préférer

celle des fruits : l’été _ ;

« à la saison » du vivre, en tant que le maillon vital de la fructification, même :

soit, un processus d’un même mouvement, et ouvert, et enté sur de la terre, de la chair, de la pulpe…

« Émerveillement« ,

met discrètement l’accent en son titre, Florian Rodari :


reprenant ce que Philippe Jaccottet, tout de discrétion _ vaudoise ? peut-être… _, était parvenu à énoncer,

page 25 de sa « contribution » (« avec les frêles outils de l’art« ) ;

je relis (et cette fois dans le seul élan de sa phrase, sans, pour une fois, le moindre « allongeail » de « commentaire » :

« Pour autant : voir le monde, avoir vu la lumière du jour, tout d’abord ; et dans quelques cas pareils au sien _ je parle encore et toujours de la dame des « Tendres Plaintes » et des « Soupirs«  à la Couperin _ avoir pu, sans prétention à rien, j’y insiste, avec ce naturel absolu et cette absolue franchise qui la caractérisent aussi dans la vie, c’est-à-dire sans ombre de tricherie, de trucage, d’épate, accroître de si peu de degrés que ce soit cette lumière, qui est inoubliable, c’est pour moi qui en aurai été le témoin plus ou moins patient, plus ou moins muet, plus ou moins attentif, hors de toute raison, déjà beaucoup » :

ce que je veux en retenir,

c’est, au-delà de l’appréciation (modeste du « témoin plus ou moins attentif » qu’est le compagnon poète) : « c’est déjà beaucoup »,

ce superbe improbable, et d’autant plus précieux,

« accroître de si peu de degrés que ce soit cette lumière, qui est inoubliable«  ;

car tout est, en effet, là…

Qu’en retient, à son tour, ici, Florian Rodari ?

En un premier recul,

il « situe » d’abord _ page 59 _ la posture fondamentale (d’artiste _ et de peintre…) d’Anne-Marie Jaccottet

dans la « fidélité« , non sans « courage« , face à mainte intimidation « autoritaire«  de beaucoup, « apparenté à du mépris« ,

dans la « fidélité » à la « figuration«  ;

et à « servir«  _ le mot importe ! _ « à traduire au plus près la réalité que le monde déploie ouvertement _ mais oui ! _ à la vue«  _ d’abord,

comme l’analyse de Florian Rodari va magnifiquement,

de près, comme de loin,

le détailler !


A très simplement _ pages 59 & 60 _
« user de quelques pigments,

les mêler à un peu d’eau

et déposer ce subtil mélange avec un pinceau sur du papier

en espérant trouver un juste équivalent

_ tel est le défi tout simple !.. _

à ce que l’on a sous les yeux«  ;

et rien de plus _ mais rien moins, non plus ! _ ;

mais combien le défi (de cet Art) est difficile ! en ses terribles _ démesurées ! au départ ! _ exigences de « justesse » de pareille « équivalence«  (avec le vu, l’aperçu, le pas même saisi !..) _ entre les deux vertigineux bords (« vers« …) permanents : celui de « la grandeur » (visée) _ ou (celui de) la ruine«  (redoutée ; et vite arrivée !) ;

puisque telle sera l’alternative finale de cette contribution de Florian Rodari, page 76…

Il y eut bien « Cézanne » à avoir « cherché, dans ses aquarelles _ déjà _ à traduire _ le terme est pourtant bien modeste ! _ avec honnêteté et opiniâtreté _ et quelles ! au point de passer pour rien moins que « fou » auprès de la plupart des Aixois d’alors ! _ les effets de la lumière sur _ presque _ tous les phénomènes qu’il pouvait observer _ à portée plus ou moins proche, des hauteurs des Lauves aux creux de Bibémus _ dans la nature« .

Florian Rodari précisant même, page 60, toujours à propos des aquarelles de Cézanne :

« Et les plus tardives d’entre elles, si limpides, si détachées,

plutôt qu’elles n’annoncent la peinture abstraite,

s’efforcent de traduire _ toujours cette même « transposition » (par la couleur) espérée _ avec une évidence magnifique _ car tel est l’objectif et désiré ! et atteint, réalisé !!! _

l‘éparpillement des formes _ quasi leur dévoration _ par l’action toute puissante du jour« 

_ via les manifestations de l’appareil optique rétinien (de l’artiste ; puis du spectateur-contempleur _ éventuel _ de l’aquarelle, qui demeurera…)…

« Le XXème siècle, qui aima très tôt analyser, de même que (…) casser les mythes,

n’a guère admis _ par trop d’orgueil ? _ que la lumière éclairât le monde, comme cela, sans explications« 

_ en effet !

« Il (…) négligea bientôt _ après Cézanne (enlevé au peindre le 22 octobre 1906), et puis après Monet (le 5 décembre 1926) _ son aspect direct _ et franc ! _ sur les choses.« 

« Cependant, aux yeux de quelques peintres isolés,

la question de la lumière transitive,

allant directement _ et franchement, donc… _ aux choses

pour simplement les dessiner, les colorer,

restait aigüe.

Résoudre cette énigme _ naturelle, en quelque sorte _ leur paraissait le seul défi concevable« 

_ pour le défi de peindre (le réel) qu’ils osaient faire leur, relever, une vie durant…

Et « dans les aquarelles d’Anne-Marie Jaccottet, dans ses dessins,

on voit bien que c’est sans détour _ en pleine franchise ! oui !!! _

que la lumière surgit

_ d’avoir été affrontée

et « rendue »,

dans la plénitude de ses effets sur les choses ; et notre regard sur le tout…

A tout instant, on perçoit sur la feuille de papier

_ l’œuvre même qui nous est proposée,

et « où » tout se passe, est « restitué », « rendu » (= célébré !) ; et au centuple ; du simple fait de la « pure et simple » vérité même de cette œuvre ! par la grâce du « travail » de l’artiste... _ ;

on perçoit _ donc _

sur la feuille de papier

sa vibration,

le scintillement de son éclat.« 

Voilà ce de quoi, le miracle atteint,

l’analyste doit s’essayer à percer quelques éléments du secret…


« On dirait même parfois

que l’artiste boit la lumière, littéralement« 

_ s’exclame magnifiquement Florian Rodari, page 61…

« Peu de peintres rappellent avec cette justesse _ oui ! _

que les fruits, les fleurs

sont faits _ c’est cela même ! _

d’un mélange d’air et de liquide ;

les arbres,

de vent et de feu ;

et que toutes ces choses si fragiles, si éphémères

_ vivantes (= qui naissent, s’épanouissent, et vont passer) _,

prennent corps

_ visiblement, élémentairement, pour les organismes capables de vision ;

après, existent, encore, des gammes (« supérieures ») fort variées d' »apprentissages »

_ dont certains sont proprement æsthétiques ;

et artistiques _ ;

prennent corps sous les rayons » _ d’Apollon…

En une sublime parenthèse,

Florian Rodari énonce alors cette vérité-ci :

« (De même, la couleur n’est jamais inventée, chez cette artiste

_ la probité même faite chair (et art) _

qui s’efforce toujours

_ sans la moindre exception (d’esquive, détour, trucage) _

de suivre

_ tout simplement ;

mais le chemin pictural, lui, n’a rien d’immédiat ; même s’il devient, années et expérience aidant, plus « rapide » (ou « capote » ! cela aussi arrive… ; rien n’étant jamais mécanique !

l’innocence se gagne !.. _ ;

de suivre

_ oui ! le plus droitement possible... _

le modèle proposé

_ là sous les yeux _

par la nature.« 

Avec cette précision de détail (d’analyse attentive) _ tout bonnement sublimissime _ -ci :


« Ses verts sont

des vert amande,

des vert olive,

des vert feuille de chêne,

des vert pré.

Ses rouges sont des rouge tomate,

cerise,

pomme

ou grenade.

Ses bleus

prune

ou figue,

passent

_ mais oui ; comme passent les jours, les saisons et les ans de l’artiste ;

ainsi que ceux du spectateur _ ;

passent avec le fruit qui s’entrouve et mûrit.)« 


En notant au passage

que la vertu du fruit,

est généreuse :

il s’agit, par les graines _ telles celles, pulpeuses, luisantes, lumineuses, luminescentes, de la grenade _, de « passer la main » (de la vie) à de nouveaux individus vivants temporaires (et nouveaux « passeurs » de vie),

qui s’entrouvriront, « en fruits », à leur tour, en « passant » eux-mêmes,

pour que la ronde de la vie se poursuive, se continue, peut-être se perpétue…

Mais, pour l’artiste, « cette facilité apparente

_ conquise par la patience et la persévérance de tous ses efforts d’« attention » (du regard et du geste) _,

ce bonheur éprouvé _ lors de ses (petites et grandes) « réussites » _

ne signifient pourtant pas que le chemin pour y parvenir

ait été aisé.« 

Ce à quoi répond au final, en forme d’apothéose modeste _ face au savoir, aussi, de la disparition (de soi) _ en son « Ethique « , Baruch Spinoza :

« Tout ce qui est beau

est difficile

autant que rare. »

L’éternité, cependant, s’éprouve

_ Proust le dit aussi (au final de « La Recherche« ) ;

et Montaigne (en son essai, lui aussi, final, « De l’expérience« , « Essais« , III, 13 _

« dans le temps«  :

toute la sagesse étant d' »apprendre à vivre »

_ et, déjà, et aussi, « à regarder »…

« Il _ y _ faut parfois _ mais cette « science »-ci chez nul n’est infuse ! _ toute une vie«  (page 61).

« Le peintre _ à suivre la leçon du travail d’aquarelliste d’Anne-Marie Jaccottet, pour Florian Rodari, ici _ est autant celui qui voit que celui qui touche. Quand il prend les choses en mains,

c’est son œil

qui soupèse,

son regard

qui caresse les surfaces,

qui évalue

densité, transparence, couleur.

Qualités qui,

avant d’être réduites

_ par l’alchimie conquise du peintre, pinceau à la main, « à l’œuvre » ; et pas autrement ! _

à un peu de poudre

et à quelques traits,

avant de devenir _ nous le verrons _ une image sur le papier _ en effet !

et rien de plus, d’un certain côté ! _

…,

sont des évidences physiques

_ de la « vista »

(se conquérant peu à peu ; et de bric et de broc ; en toute une vie… ; et pas moins, non plus !)

de l’artiste _

dont la vue

_ d’abord, elle, dans le cas du plasticien, au moins _

se nourrit« 

_ et pas que métaphoriquement ! ; de ses propres rapports aux choses…


La précision de l’analyse de Florian Rodari,

en regard des aquarelles mêmes d’Anne-Marie Jaccottet,

se fait hallucinante ;

qu’on en juge :

« Le grain de la pastèque crissant sous la dent _ on lit bien ! et on entend ! _,

le poids des pétales alourdis par la floraison _ parfumée ; et l’on sent ! _,

la plus ou moins grande fermeté des kakis

parvenus à maturité _ on les voit, on les touche, comme on va les goûter ! _,

sont,

par la grâce de ce double don

_ de percevoir, dans toute la gamme de nos sens ! ;

et de figurer, par la main du dessinateur et du peintre ! _

perceptibles

_ dorénavant, par le regardeur (« vrai » spectateur, qui prend un peu de temps à « contempler » l’œuvre peinte là, ici et maintenant, proposée (ou donnée, offerte) à sa vue, sur le papier _

sur la feuille

_ la voici ! _ ;

d’une manière ou d’une autre ils

_ « le grain« , « le poids », « la fermeté »

(« de la pastèque » ; « des pétales » ; « des kakis« ) _ ;

ils sont là,

présents _ à nous ; et pour nous _, on ne s’y trompe pas _ que non !!!

On rend grâce, et au centuple, à l’artiste, d’un tel « bonheur » de la perception

(« æsthétique » étant le terme adéquat…).

L’analyse se développe à ce niveau de densité de justesse

(et de joie,

pour le lecteur _ et spectateur des œuvres, en regard !) :

« Tout peintre (…) savoure le monde ;

il le fait transiter par son corps, (…) par la « mastication » de son œil »

_ « ose dire« , avec un parfait bonheur, à son tour, d’expression, Florian Rodari !

qui précise, magnifiquement encore :

« Car s’il souhaite restituer _ mais oui ! _ tel vert sur la toile,

il aura dû, auparavant _ certes ! c’est son « chemin » (d’œuvrer) _,

observer patiemment

_ tel Proust, une heure peut-être, devant (et quasiment « dedans ») la haie d’aubépines « Du côté de chez Swann » _ ;

observer patiemment

_ c’est le seuil du secret (et de la voie) _

comment la lumière le

_ ce vert-ci _

traverse ;

ou s’y arrête _ c’est selon… _;

de quelle manière, il

_ ce vert, donc… _

résiste au bleu qui l’entoure ;

et comment il contraste

_ c’est toujours, toujours, singulier ! _

avec lui ;

ce qui le distingue du vert plus tendre

ou plus dense

auquel il se mêle.

Pas de mystère en l’occurrence :

seule une observation assidue

_ voilà bien la première vertu de l’artiste _

de ce qui apparaît

_ il n’y a, ici, rien d’autre ! _

permet de progresser« _ page 63…

Et ce qui suit, multiplie les notations d’une admirable justesse !

Constatant que « il n’y a jamais d’ombre dans ces images » d’Anne-Marie Jaccottet,

Florian Rodari en déduit que :

« Le passage de la lumière y semble trop rapide pour en créer« 

_ tant tout cela se produit dans la vitesse foudroyante d’une jubilation :


« L’ombre aussitôt, ici, se convertit en couleur.

Rien de noir.

Des rires, plutôt

_ quand je vous dis que tout cela est plus que superbe !!! _,

des éclats _ mais oui ! _ de la couleur _ au singulier _,

comme, dans la voix, se fait entendre la cascade du rire

_ nous l’entendons ; et la partageons !!!


La peinture d’Anne-Marie Jaccotet est une peinture qui excède,

qui déborde«  _ avec une infinie générosité ;

et à mille lieues du moindre petit début de pesanteur...

Car son « tempérament » « plonge

_ avec prédilection, l’artiste _

dans les eaux _ fraîches et heureuses _ de l’été _ de Grignan (en Drome provençale).

« Ce que l’artiste choisit de voir

se confond _ en effet _ avec la joie _ on l’a compris (= ressenti) _ :

fleurs qui (…) égaient la vie ;

fruits qui (…) fondent dans la bouche ;

arbres qui (…) jouent _ tels des dieux toujours enfants _ dans la lumière.« 

« Le kaki,

son emblème _ tiens donc ! _,

est tout en rondeur et densité,

peau tendue,

lanterne de jour chargée d’huile sonore

_ la prose de Florian Rodari est somptueuse, elle aussi, de beauté !

Et riche d’une plénitude

_ voilà le mot ; une plénitude qui n’en finit pas de vibrer, de prodiguer, de se répandre (et partager ; comme le plus et mieux « vivant » du « vivant » !) _

qui n’est même pas suffisante, dirait-on« 

_ ce qui serait fatuité, en effet ; et fermeture (niaise) sur soi.


« Il faut que cette dernière à son tour déborde,

éclate

_ comme la grenade-fruit

(et TOUT fruit, d’ailleurs…) _,

se répande au dehors

_ de soi : c’est la fonction même de tout vivant ;

ainsi que du « vivre » bien compris lui-même !!! _,

comme la pulpe d’une grenade _ nous y voici donc ! _,

en surcroît de lumière« , page 65.

Suivent de très belles pages, encore, sur ce que la discipline

_ mais ouverte, jamais (re-)fermée sur soi _

du dessin

apporte au travail propre

_ saturé ; mais toujours dans le plus extrême souci de la justesse ! _

de la couleur…

Par exemple, page 69, cette notation-ci :

« Si on y regarde de près,

on constate que les formes sont jetées dans l’espace sans repère fixe.

Il n’y a pas de sol _ sur ces feuilles (de papier) _,

pas vraiment de ciel,

pas de point de point de fuite.

Les motifs _ arbres, coquilles, fleurs, nature morte _

_ still alive, à l’anglaise, faut-il dire ici bien plutôt ! _

paraissent avoir été soulevés de terre

_ mais oui ! par la puissance  de la joie ! _

par le tourbillon lumineux qui les emporte,

les allège

_ cf les analyses infiniment justes, elles aussi, d’Alain Madeleine-Perdrillat, en sa contribution (« un travail d’éclaircie » !) _,

les rend à l’air libre »

_ une composante essentielle du regard sur la vie ;

et le « vivre » même,

d’Anne-Marie Jaccottet…

« Néanmoins

_ et c’est à cette remarque là,

quant à la fonction du dessin dans cette œuvre bien personnelle-ci,

que je veux en venir,

dans l’analyse étonnante de précision (et délicatesse) si profondément juste qu’en fournit ici Florian Rodari _

l’artiste se doit de retenir _ vaudoisement ? _ cet élan _ de (ou dans) l’intensité de la couleur _

pour que chaque chose dessinée conserve un poids

_ et ne s’envole pas, dans l’empyrée de l’azur (du ciel)… _

sur le papier _ même ; déjà, encore, et toujours ;

et ne disparaisse pas complètement au regard

_ comme l’image photographique dans le processus (sans cesse plus avant) d’agrandissement

(en anglais « blow-up« ),

sous le regard du héros du film (londonien) de même titre de Michelangelo Antonioni, en 1966… _ ;

et ne disparaisse pas complètement au regard« …

_ certes !

Pour éviter l’abîme de pareille « dissolution »,

« le crayon travaille à cela

par petits bonds rapprochés,

par des ruptures vives,

des appuis variés

qui permettent de reconstituer

_ c’est là le sol commun partagé ;

cf l’œuvre de Jacques Rancière : « Le Partage du sensible » _ :

la vérité visuelle

_ c’est capital _

au terme d’une série de peits gestes comme scandés

_ ou dansés.


Avec ce résultat que

« l’œil goûte alors pleinement l’illusion _ de la perception première _ reconquise

au gré de ces déplacements«  de la main de l’artiste ; il ne s’agit jamais de fuir…

C’est superbement analysé, page 69.

De même,

encore,

de magnifiques notations sur « une sorte de porosité

qui permet de circuler _ dans les paysages, comme das les natures mortes, d’Anne-Marie Jaccottet _ sans entrave,

d’aller sans cesse du dehors à l’intérieur,

par des passages qui n’arrêtent pas

_ peau, treillis, portières, lisières, corbeilles, contenant sans enfermer. »

En « laissant en blanc certaines parties sur lesquelles reviennent des traits de crayon »,

« l’intention _ analyse page 70 Florian Rodari _ est de permettre au regard _ du spectateur _

de passer vite

d’un plan à l’autre,

de suivre _ vivement _ le mouvement _ vibrillonnant _ de la lumière

qui court à l’arête,

bondit d’objet à objet

_ comme notre regard quand il est au plus vif de son activité perceptive _,

franchit la distance sans s’arrêter à la nature de l’obstacle.« 

Ce qui vaut ce commentaire de Florian Rodari :

« Beau souci du peintre :

ne pas s’attarder,

garder _ seulement ; et c’est considérable ! _ le sentiment de la minute heureuse.« 

C’est gagné !

Pour ma part, je m’y sens assez proche des univers charnels colorés

et de Matisse, et de Bonnard


Une dernière notation, encore, page 73,

et à propos, cette fois,

des « assemblages » de circonstance,

des objets « réunis » dans les « natures mortes » _ et qui le sont si peu : avec quels teints resplendissent-elles à la lumière !.. _ d’Anne-Marie Jaccottet :

« les rencontres résultent d’un regard flottant,

qui profite d’affinités _ seulement _ possibles

_ en un « jeu » toujours _ fondamentalement ! _ ouvert,

et jamais « figé »… ;

heureuses,

mais jamais préconçues. »

« On ne songe pas un instant que leur réunion ait coûté beaucoup d’effort :

cela est venu d’un coup, comme une évidence

_ légère, infiniment…

A partir de là reste au peintre

à justifier leur présence commune ;

le lien entre eux étant ténu,

de circonstance

_ comme presque tout ! _,

le langage qui évoque cela est marqué de la même fragilité.


D’abord, l’appui est comme rétif :

point de masse,

pas de couléees ou de surcharges ;

à peine un contact

qui ne doit pas masquer le grain,

et le pinceau se retire.

On sent bien qu’il faut travailler vite et juste

_ absolument : « jamais plus de deux heures »,

dit elle-même Anne-Marie Jaccottet à Alain Paire, page 90 _,

faute de quoi la vision risquerait de s’embuer ;

l’éclat

_ objet capital ! _

de s’alourdir.

C’est pourquoi elle avance par petites touches

chargées d’un peu de pigment

et de beaucoup d’eau,

transvasant cette lumière liquide

en taches rapides sur le blanc.

On devine les risques de ratage,

le découragement possible.

On mesure l’attention portée à ces gestes, condensés,

à ces traits brefs, tendus,

d’infinie légèreté,

pour que toute la feuille demeure parcourue d’un bout à l’autre

du même frisson.« 

A la fois un « parcours«  (de la feuille, tranquille, immobile, elle)

et un « frisson«  de vie la plus intense (convoquée ; et rencontrée).

D’où le splendide « air de réalité » qui vient sous la plume du philosophe Alain, en un texte spécialement adressé  à l’artiste par Friedhelm Kemp (« le premier traducteur de Philippe en allemand« , ainsi que le narre Anne-Marie elle-même, à la page 89, en son « entretien » avec Alain Paire, pages 89-90 , et qui , de fait, semblait « écrit pour elle » ! :

« Quelqu’un disait : « J’ai remarqué, comme je m’exerçais à reproduire par le dessin, soit des rochers, soit un profil de montagne, soit un arbre, qu’on ne peut changer la moindre chose en ces formes de hasard, sans perdre aussi cet air de réalité, qui est ce que l’on cherche« . Cette remarque conduit fort loin _ s’amuse à constater le pourtant rationaliste philosophe…  (…) Deux vagues se ressemblent ; mais cela c’est une idée ; c’est le sceau de l’esprit. Deux vagues réelles _ non plus que deux feuilles de marronnier, selon le leibnizien principe des indiscernables _ ne se ressemblent jamais. L’esprit remarque encore cela, et cherche la différence ; c’est encore le sceau de l’esprit _ analyse Alain _ ; cette pensée se voit aussi bien que l’autre ; il ne faut point penser, il faut copier ; il faut suivre cette ligne de la crête, cette inégalité de la pierre, cette torsion de la branche ; nul ne peut ici inventer. L’esprit _ de celui qui « représente » _ trouve ici sa négation et son contraire _ et l’artiste (qui « figure ») doit faire preuve de la plus grande humilité. Les actions de pluie, de neige, de vent _ de la nature, avec le jeu comportant de l’aléatoire, de ses forces (ou un clinamen) _ qui ont dessiné cette crête, ne sont point formulables _ ni calculables ( à l’identique) _ ; c’est l’événement tout nu _ qui impose (joyeuse, pour Anne-Marie) humilité à l’esprit (et elle s’en amuse). Pourquoi ainsi et non autrement ? il n’y a point de réponse _ c’est-à-dire pas de raison suffisante, pour la finitude d’un esprit humain… Rien n’est cherché ni pensé…« , disait Alain…

Et Anne-Marie de commenter : « N’est-ce pas merveilleux ?« …

Quant à cet « entretien«  _ des pages 85 à 102 _ d’Alain Paire avec Anne-Marie Jaccottet, en mars 2008, à Grignan,

il ne présente à mes yeux qu’un seul défaut :

la frustration qu’engendre sa trop grande brièveté :

écouter détailler par le menu

la pratique de l’artiste,

et en son atelier même,

est tellement fructueux

et passionnant : c’est un trésor…

Au final,

et dans toute sa (profonde) modestie,

mais dans la grandeur (de haute altitude) de sa probité _ de personne et d’artiste _,

Anne-Marie Jaccottet,

en son tranquille mais (très) exigeant _ pour lui-même _ travail d’artiste,

en son jardin clos de Grignan

_ mais pas si clos que cela :

bien se souvenir, à cet égard, de la parole (d’expert ; et indépendamment de sa « proximité » personnelle) de Philippe Jaccottet, page 26 de cet « immense » (petit) grand livre :

« Mais dans un jardin clos

où une jardinière

à la main de plus en plus sûre

prépare inlassablement ses semis de formes et couleurs,

dans un très étroit espace

sans grande apparence

(sur lequel d’ailleurs aucun guide ni aucun panneau n’attire l’attention

_ encore que ce livre après tout…),

il arrive que la clôture s’ouvre tout de même sur

de grands espaces

au moins pressentis,

sur

des hauteurs et des profondeurs d’autant plus « vraies »

qu’on n’avait pas voulu

y parvenir.

Comme quand on s’avise, étonné,

que le chant du merle _ qui l’habite, ce jardin, pour la première fois _

est fait d’une matière

aussi aigüe et pure

que la clarté de la lune

à laquelle on croirait qu’il l’adresse, un soir encore froid d’avril.

Alors, l’infime
_ de ces aquarelles _

devient beaucoup moins infime,

l’insignifiant _ non pas... _

beaucoup moins insignifiant

qu’on l’aurait cru _ en faisant grossièrement (et gravement) erreur, ainsi…

Mais il est toujours temps, tant que l’on est vivant soi-même du moins,

de corriger

pareilles « erreurs »

d’appréciation...

Les fragiles outils de l’art _ de l’artiste plasticienne en l’occurrence _

le crayon, la plume, le pinceau

peuvent  donc _ en effet ! _

cela,

tout de même

en de certaines mains« …

nous a indiqué discrètement, mais fort clairement, tout de même,

Philippe Jaccottet,

aux pages 27-28

de ce grand (petit) livre-album d’aquarelles et dessins,

sans tapage.

Pour finir,

je voudrais seulement établir la liste des noms d’artistes,

auxquels,

sans rien revendiquer,

sinon qu’amour ou amitié (du seul ordre de l’intimité)

pour ce qu’ils donnent, ou ont donné (en _ et par _ œuvres ; qui demeurent un peu…),

Anne-Marie Jaccottet fait,

au passage et à l’occasion,

référence,

en son « entretien » amical,

avec Alain Paire ;

et dans le simple ordre de leur apparition,

au simple « hasard », en quelque sorte, de l’« entretien«  :

Franz Hals, Teniers,

Morandi _ « Il ne faut pas qu’il y ait trop de préparatifs, ni trop bien disposer les objets à peindre _ le contraire de Morandi, par exemple, pour évoquer un aussi grand nom ! », dit-elle, page 86 _,

Dubuffet _ le « Prospectus aux amateurs en tout genre » : « dont je lisais des passages à mes parents, quand j’étudiais les Beaux-Arts à Lausanne, rien que pour les étonner ! », dit-elle, page 89 _,

son père  _ M. Haesler, « à l’origine graveur » et qui « regrettait de n’avoir pu se consacrer au dessin«  _,

Marcel Poncet _ « un professeur merveilleux«  : il en faut ! _,

Maurice Denis _ dont Marcel Poncet « avait épousé une des filles ; mais sa peinture était aux antipodes de celle de son beau-père, proche d’un Soutine qui aurait regardé Cézanne, disons » _,

Soutine,

Cézanne _ donc _,

Casimir Reymond _ « artiste de talent«  dont « les cours de sculpture » l’« ennuyaient » : « il était aussi froid et doctoral que Poncet pouvait être explosif » _,

Bonnard, Vuillard _ « qui compteront beaucoup pour moi« , dit-elle, page 94 _,

Chardin, Corot _ dont « les natures mortes« , de l’un, « les œuvres« , de l’autre, « me touchaient particulièrement« , dit-elle, page 94 _,

Palézieux _ « notre grand ami« , « grâce auquel j’ai osé me mettre à l’aquarelle«  :

« il m’avait vue travailler, il avait compris tout de suite que l’aquarelle conviendrait à mon goût pour la spontanéité et le travail rapide _ ce qui ne veut pas dire bâclé _ et mon désir de préserver la fraîcheur de l’émotion« , page 96 ;

et : « Palézieux, encore lui, m’a appris l’importance de la qualité des papiers, plus encore celle des couleurs, où il fallait s’en tenir aux meilleurs« , page 96, encore _,

Turner, et à nouveau Cézanne _ dont les aquarelles sont « admirées » _,

Charles Chinet _ « peintre vaudois » auquel Palézieux prêtait la « petite maison » qu’il avait achetée, « à son tour« , à Grignan ; « lui et sa femme sont aussi devenus pour nous de grands amis » :

« quelquefois je suis allée avec lui sur le motif ; et je le revois encore peignant en plein été sous le soleil, sans couvre-chef, alors que je me tenais prudemment à l’ombre ; comme il n’était plus tout jeune, j’avais peur pour lui d’une insolation. Mais il était tellement exalté par la beauté du paysage que lui, si sage et si pondéré de nature, devenait presque aussi fou que Van Gogn autrefois dans les environs d’Arles » _,

Gérald Goy _ « venu » (après Charles Chinet), lui aussi, à Grignan : « un véritable magicien du pastel » _,

Italo de Grandi _ « pour qui Grignan a été aussi une riche source d’inspiration » :

« Tous ces peintres, vaudois de naissance ou, pour Italo, d’adoption,

avaient en commun le goût des oeuvres intimes, de la discrétion, des couleurs plutôt sourdes ;

c’étaient de lointains descendants de Corot et de Chardin, justement,

et de grands admirateurs des silences de Morandi« , pages 100 et 101 _,

Matisse _ « Oui, j’admire infiniment l’œuvre de Matisse :

pour son génie du blanc dans le dessin,

pour l’éclat de ses couleurs;

mais aussi pour l’intelligence de ce qu’il a éctit sur la peinture,

que j’ai relu souvent« , page 101 _,

Jean-Claude Hesselbarth _ « un peintre résolument abstrait » ; « et qui, lui, n’a pas peur des couleurs éclatantes, explosives, quelquefois même dissonantes ! (Ce qui me va très bien aussi).

C’est comme si un petit ensemble de jazz était venu remplacer le quatuor à cordes plutôt grave et mesuré de nos autres amis !« , page 101, toujours _,

« L’art abstrait ne vous fait donc pas peur ?« , déclare alors Alain Paire…

« Pas le moins du monde ! Il me semble que pour les abstraits comme pour les figuratifs, les problèmes _ esthétiques _ sont les mêmes. »

Et Anne-Marie Jaccottet de citer _ parmi les « admirés«  ici, en la « contrée » des « abstraits » _

« Entre beaucoup,

Sonia Delaunay, pour ses couleurs éclatantes,

le premier Kandinsky,

Pollock même,

Rothko tout particulièrement« , page 102…

Avant de conclure,

en réponse à la question : « Et les performances, les installations, qu’en pensez-vous ? »

« Il doit y en avoir qui méritent l’attention, j’imagine…

Mais offrez-moi plutôt le voyage de Winterthour,

que j’aille revoir

chez les Reinhart

cette petite « nature morte aux prunes » de Chardin

qui est un des tableaux que j’aime le plus au monde »

Un très grand (petit) livre, donc (à la Dogana),

et une très grande œuvre _ que celle d’aquarelle et de dessin d’Anne-Marie Jaccottet _,

toute de modestie discrète,

mais fermement tissée de probité puissante,

quant à la beauté _ et au sens _ de ce que peut être un Art

face au monde, aux choses, aux êtres

rencontrés…

De quoi méditer aussi

_ en plus de s’en réjouir ! _

quand culbutent certaines valeurs

socio-économico-politico-médiatico civilisationnelles

dans un monde

_ nihiliste ; et « pornographisé » :

faute, aussi _ ou surtout ! _ d’art, et très, très « pressé » ,

on « instrumentalise » « à tire-larigot »,

par les temps qui courent..


(cf mes deux articles des 22 et 23 décembre, à propos de « E-Love _ petit marketing de la rencontre » :

« Le “bisque ! bisque ! rage !” de Dominique Baqué (”E-Love”) : l’impasse (amoureuse) du rien que sexe, ou l’avènement tranquille du pornographique (sur la “liquidation” du sentiment _ et de la personne)«  ;

et « Le “n’apprendre qu’à corps (et âme) perdu(s)” _ ou “penser (enfin !) par soi-même” de Dominique Baqué : leçon de méthodologie sur l’expérience “personnelle) _ :

dans un monde nihiliste et « pornographisé, donc,

qui n’a guère

ni sa tête,

ni le reste

de son corps,

à sa place…


Titus Curiosus, ce 29 décembre 2008 

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