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Face au stupéfiant du réel, le souci de tenir-réponse-révélation crépitant de la poésie : un entretien avec Jean-Paul Michel à la Station Ausone

14mai

Vendredi 3 mai dernier,

Jean-Paul Michel m’a fait la joie

d’être son interlocuteur, à la Station Ausone,

pour un entretien (vidéocasté, et podcasté, de 82′) présentant trois livres

importants pour lui :

Défends-toi, Beauté violente ! (édition nouvelle) dans la Collection Poésie/Gallimard, préfacée par Richard Blin
_ les Actes du colloque de Cerisy qui viennent de paraître dans la Collection Classiques Garnier, sous la direction de Michael Bishop et Matthieu Gosztola : Jean-Paul Michel, “la surprise de ce qui est”,
_ et la Correspondance avec Pierre Bergounioux (1981-2017) publiée aux éditions Verdier.

C’est à ce qui vient, là,

nous saisir-prendre,

face au réel

_ présent (en personne, allais-je presque dire ! et nous défiant de le saisir-penser-pénétrer vraiment-connaître…) ;

ou à l’expérience implacablement marquante de son puissant souvenir, du moins,

aussi formidablement vivant pour nous, alors, que présentement extrêmement actif encore,

et terriblement incitatif ! en son défi, justement ! _,

que la poésie _ c’est-à-dire le poème lui-même qui survient,

ou plutôt survenant, le poème ;

car c’est au participe présent que toute la grâce de l’opération en nous,

et par nous qui le pensons et l’écrivons,

est en train de se passer… _

que la poésie-le poème

tente de _ s’essaie à,

en un certain affolement (inspirant, si l’on veut) vertigineux de tous nos sens,

quasi asphyxiant pour le souffle, nous respirons à peine,

à tenter de saisir-capter-retenir-faire revenir un peu, là, sur le champ ;

mais c’est aussi extraordinairement euphorisant

et transportant-élevant-envolant ! _ ;

que le poème

tente de donner

_ et puis donner à partager à quiconque, en suite, sera en situation (tellement improbable et si rare a priori, comme a posteriori ) de l’écouter, ou le lire vraiment,

en s’y branchant entièrement, de tous les sens de son corps (pris, le corps, en l’acception la plus large)

à son tour… _

l’incandescente réponse _ le feu à survenir-retrouver-recouvrer-raviver

des braises qui reposaient-dormaient-veillaient, là, encore timidement et humblement, sous la cendre, de la parole captée au vol

parce que tant bien que mal, et avec les moyens disponibles, de bric et de broc !, du bord

(soient les ressources vives du langage, pour ce qui est du poème),

cette parole prononcée

enregistrée ou écrite : gardée _

de son _ propre _ feu à lui 

_ en tentative désespérée de réponse au feu premier

d’un incroyable (incalculé) moment du réel survenu et éprouvé, et puis ressouvenu, conservé,

de ce qu’il faut bien nommer, probablement improprement, une expérience poétique subie

et en même temps un peu cultivée aussi ; et nous défiant :

car on apprend quand même, et plus ou moins à son corps défendant,

à s’y faire un peu, et tant bien que mal ;

car parfois aussi (voire souvent) ça rate !.. Il faut recommencer !

Mais c’est toujours midi, le grand midi, midi le juste ! qui vient sonner,

quand nous osons essayer de répondre si peu que ce soit à ce défi-là…

que le poème

tente de

donner

l’incandescente réponse

de son feu à lui

musicalement noté…

Car « ça crépite sous les pylônes« ,

pour retenir _ et glorifier un peu : avec forcément humilité _

le mot si juste _ comme toujoursde l’ami Pierre

Bergounioux…

Et il arrive, mais oui, parfois,

que ça « matche« …

Ce mardi 14 mai 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Sur Montaigne musicien à son écritoire : Bernard Sève à propos de l’indispensable « Montaigne manuscrit » d’Alain Legros

30sept

Sur un livre très important, d’Alain Legros (et Montaigne !),

un article magnifique et passionnant

de Bernard Sève :

La main de Montaigne

par Bernard Sève [28-09-2011]

On connaît, de Montaigne, les Essais et le Journal de voyage en Italie ; mais le philosophe a également laissé de nombreux textes manuscrits, notamment de riches annotations portées dans la marge de certains livres de sa bibliothèque. Montaigne manuscrit offre une édition diplomatique exhaustive de ces manuscrits, comportant deux inédits. Notre regard sur Montaigne s’en trouve _ et c’est très important ! _ enrichi et renouvelé.

Recensé : Alain Legros, Montaigne manuscrit, Éditions classiques Garnier, collection Études montaignistes, n° 55, 2010, 842 p., 89 reproductions photographiques.

Sous le titre Montaigne manuscrit, Alain Legros publie un imposant volume regroupant l’intégralité des textes autographes de Montaigne – à la seule exception des très nombreuses additions manuscrites que Montaigne a portées sur l’exemplaire des Essais connu sous le nom d’ « Exemplaire de Bordeaux », additions souvent éditées et commentées, et dont le statut relève d’une approche assez différente [1]. Ces autographes se répartissent en six groupes distincts : (1) les ex-libris, devises et ex-dono ; (2) les notes et indications portées sur l’Ephéméride de Beuther ; (3) les arrêts autographes de Montaigne magistrat au Parlement de Bordeaux ; (4) les annotations portées par Montaigne en marge de certains des livres qu’il possédait ; (5) les lettres ; (6) les dédicaces d’auteur faites, par Montaigne, d’un exemplaire des Essais à telle ou telle personne. Nombre de ces textes autographes étaient déjà bien connus des spécialistes (le Beuther, les annotations sur Lucrèce ou César, la correspondance), d’autres l’étaient moins (les arrêts, les dédicaces). Legros prend ici la suite des érudits des deux derniers siècles, érudits auxquels il rend hommage ; mais il porte leur travail à un point de perfection rare _ et par là capital : pour la connaissance fouillée d’un auteur absolument indispensable ! Il faut signaler d’emblée qu’Alain Legros publie, pour la première fois, deux textes totalement inédits : les annotations portées sur un volume de Térence acheté par Montaigne alors qu’il n’avait pas 16 ans (p. 63 ; photographies n° 1 à 3), et une lettre de sollicitation écrite en langue italienne par Montaigne au Sénat de Rome (11 mars 1581) pour obtenir la citoyenneté romaine [2]. Diverses Annexes envisagent des cas particuliers ou douteux (dont de célèbres faux). On peut donc dire que le recueil de Legros contient la totalité _ voilà _ des textes autographes de Montaigne aujourd’hui connus, à la seule exception déjà signalée de l’Exemplaire de Bordeaux. Ce volume s’impose comme un instrument de travail indispensable _ oui _ au spécialiste ; mais il est plus qu’un instrument de travail _ voilà ! _, je vais essayer de le montrer. J’examinerai Montaigne manuscrit de trois points de vue : philologique, littéraire, philosophique.

Une édition diplomatique

Legros a fait le choix le plus exigeant, celui d’une édition diplomatique ou quasi-diplomatique [3]. Les textes autographes sont reproduits selon un système strict de conventions typographiques permettant de savoir par exemple quel type de « s » ou quel type de majuscule utilise Montaigne dans tel ou tel texte. Toute transcription diplomatique suppose un code typographique adapté à la nature du texte et de l’écriture considérés ; celui mis au point par Legros m’a paru, à l’usage, commode et précis _ c’est très important. Chaque autographe est (a) précisément situé dans son contexte textuel ou social, puis (b) transcrit selon le code typographique propre à cette édition ; s’il s’agit d’un texte en français, il est (c) édité dans une typographie standard, les mots difficiles étant traduits en français moderne entre crochets droits ; s’il s’agit d’un texte en latin, grec ou italien, il est (c’) traduit en français ; suivent (d) le développement des nombreuses abréviations utilisées dans l’autographe, puis, le plus souvent, (e) un commentaire philologique, historique, littéraire ou philosophique. Un grand nombre (89 exactement) de photographies, regroupées en fin de volume, permettent de voir de visu la matérialité de ces textes et de leurs supports matériels, et rendent vivant _ voilà _ tel ou tel détail graphique signalé et commenté dans le corps du livre.

Le lecteur non-philologue trouvera peut-être excessif le niveau de précision atteint par cette édition – n’y aurait-il pas un peu de fétichisme dans le soin mis à analyser les encres, l’usage des ligatures, le ductus de l’écriture, la forme des hastes ? À quoi l’on peut répondre par trois arguments (sans compter l’intérêt d’une telle précision pour qui s’intéresse aux questions de graphie et de langue). (1) La fragilité matérielle des supports rend nécessaire une sauvegarde ; on ne peut pas se contenter des techniques de la photographie ou de la numérisation, car il ne suffit pas de disposer de la reproduction du texte : encore faut-il savoir la lire _ oui. Comme le dit Legros, « une édition typographique des autographes de Montaigne ne peut avoir d’autre ambition que d’apporter une aide à la lecture _ tout simplement _ des originaux ou de leur exacte reproduction » (p. 39) ; et Legros est, parmi les érudits d’aujourd’hui, l’un des meilleurs connaisseurs actuels des différentes graphies de Montaigne ; (2) la transcription diplomatique des manuscrits permet de découvrir d’autres formes de textualité voire d’oralité _ ce n’est pas rien ! Montaigne parle encore plus et mieux que bien d’autres !!! _ dans le texte (je reviens plus loin sur l’oralité et la voix _ merci ; cf, à propos de la voix, mon tout récent article (« Le chantier de liberté par l’écoute du sensible, de Martine de Gaudemar en son justissime « La Voix des personnages »« ) sur La Voix des personnages, de Martine de Gaudemar _ de Montaigne) ; la génétique des textes, l’attention aujourd’hui portée aux avant-textes ou aux brouillons [4] nous ont rendus attentifs _ c’est crucial _ à tout ce que peut nous apprendre l’état premier d’une pensée _ se formant _ qui s’écrit in statu nascendi  ; (3) nul ne sait ce que seront dans un siècle ou deux les méthodes de lecture et d’analyse des textes ; tel détail aujourd’hui « sans importance » de l’écriture de Montaigne se révélera peut-être décisif pour nos lointains successeurs _ mieux déchiffrant, par la compréhension de nouvelles contextualisations…

Montaigne manuscrit donne corps _ vivant ! vivantissime !!! _ au « jeune Montaigne » : c’est à l’âge de 15 ans que Montaigne achète un Flaminio, un Virgile, un César et un Térence, et inscrit un ex-libris sur ces volumes, dont les deux derniers seront amplement annotés. Les lectures de Montaigne ne se réduisent pas à ce que nous apprennent ces « traces » graphiques, que le hasard ou la vigilance de quelques soigneux _ merci ! _ lecteurs nous ont préservées. Ces autographes n’en rythment _ un concept décidément fondamental ! _ pas moins les pratiques de lecteur et d’écrivain de Montaigne durant plus de quarante années. Le travail d’Alain Legros permet d’affiner _ grâce à de nouveaux biais _ la chronologie d’une biographie intellectuelle dont les Essais ne nous donnent qu’une version partielle et partiellement reconstruite. Les ex-libris même (genre ingrat, si c’est un genre !) ne sont pas _ comme la moindre trace de vie et de sens _ à négliger : les ex-libris de jeunesse visaient à « enregistrer une acquisition, et les précisions de date et d’âge occupaient la toute première place » ; le perlegi (« j’ai fini ma lecture », suivi d’une date précise) inscrit à la fin du Lucrèce a une tout autre fonction : « ici, ce qui est enregistré, c’est une lecture. […]. Livre à lire, d’un côté, livre lu, de l’autre » (p. 421). Ce perlegi du Lucrèce porte la date du 16 octobre 1564 ; Montaigne précise qu’il a 31 ans. Ce ne sont pas seulement les contenus de certains textes lus que Montaigne manuscrit nous donne à suivre, c’est également l’évolution de la « forme de lecture » propre à Montaigne _ voilà : en sa formidable singularité, qui nous le rend si précieux, en la naissance d’une certaine modernité du « sujet«  (de soi) plus attentif et plus libre, peut-être… _ qu’il nous permet de comprendre.

Les mains de Montaigne, la voix de Montaigne

Dans les autographes de Montaigne, il faut distinguer les textes bruts (annotations sur les livres) des textes plus ou moins travaillés (lettres, arrêts, dédicaces, ex libris, Beuther). C’est dans les annotations et marginalia que la voix _ frémissant à la moindre brise de ce qui sourd à (et en) son penser en acte : et il chante !!! _ de Montaigne peut s’entendre _ oui : au lecteur-déchiffreur un peu plus et mieux attentif : la lecture a ses degrés, à gravir… _ dans son état « naïf » ; les autres autographes obéissent à des codes stricts (arrêts) ou moins stricts, mais néanmoins réels (lettres, ex libris, Beuther). Car ces graphes font ici ou là entendre la voix _ oui ! _ de Montaigne, au sens littéral de ce terme _ parfaitement ! L’orthographe de Montaigne est parfois phonétique (p. 10) : « soun » pour « son » (p. 26), « Françoëse » pour « Françoise » (p. 81), « étoune » pour « étonne » (p. 287), « doune » pour « donne » (p. 505 et 566) ; l’écrit nous renseigne _ aussi : au passage… _ sur la prononciation du temps _ et l’oreille (aussi gasconne) de Montaigne n’est certes pas sourde… Le texte, y compris celui des Essais, en devient plus charnu _ mais oui _ : Montaigne ne proclame-t-il pas _ lui-même _ la continuité entre sa voix, qu’il avait forte, et son texte ? On ne se mettra certes pas à lire les Essais selon une absurde « prononciation restituée » ; mais il est bon de pouvoir faire parfois sonner la langue de Montaigne comme il la parlait : Françoëse, doune, soun, étoune. Dans un ordre d’idées voisin, Legros tire argument de certaines annotations portées sur le César pour renforcer son hypothèse d’un « secrétaire faisant la lecture à haute voix et notant au fur et à mesure les remarques de Montaigne » (p. 28) [5]. Cette hypothèse et ces arguments me paraissent très plausibles.

Legros distingue plusieurs « mains » de Montaigne : notre auteur n’écrit pas de la même façon en latin et en français (« main latine » et « main française », p. 21), et bien sûr en grec (p. 23). Legros peut ainsi distinguer, dans le cas du Térence (227 annotations autographes) et du Lucrèce (1017 annotations autographes) deux « campagnes de lecture », séparées par quelques années. Pour Térence, les annotations sont toujours en latin ; mais pour Lucrèce, les annotations de la première campagne sont en latin, celles de la seconde en français (p. 141, 421-422) [6]. Il est significatif que Montaigne revienne _ en effet : toujours précisant, creusant, et approfondissant : il allonge… _ sur un livre et une lecture déjà faite : Montaigne lecteur, Montaigne relecteur. Mais cette relecture est une tout autre lecture _ en ses incessants rafraîchissements ! Legros souligne l’évolution des pratiques de lecture chez Montaigne.

Dans une première époque de sa vie, il lit de façon studieuse et presque académique _ comme pour toute approche première : de découverte. Il indexe le De rerum natura de Lucrèce [7], il « croise ses sources » (p. 649, 651) dans ses lectures historiques, qui sont nombreuses, il note en marge du texte qu’il lit des remarques philologiques et philosophiques [8]. La lecture est un travail _ scrupuleux : déchiffrer, expliquer, comprendre.

Dans un seconde époque de sa vie, il lit de façon beaucoup plus libre, non-académique, « en [s]e jouant » (note sur Quinte-Curce, p. 651) _ la lecture se met à dialoguer : à voix s’égalisant, en quelque sorte, la timidité première levée, désinhibée ; et se pouvant se livrer à la fantaisie dansante… La lecture est un plaisir. Pour ne pas perdre tout le bénéfice intellectuel de ces libres lectures (il a mauvaise mémoire), Montaigne rédige alors de brefs « jugement de synthèse » à la fin du livre lu. On sait que certaines de ces notes de synthèse seront reproduites dans les Essais (à la fin du chapitre « Des livres », II, 10).

Legros étudie finement (p. 137-160) _ voilà ce qu’est le travail qualitatif de lecture : vers un dialogue avec le plus vif de l’auteur à son écritoire… _ les divers types d’annotations inscrites _ vivement _ dans les marges des livres. Il distingue ainsi la « curiosité philologique » et le « contenu philosophique » (p. 25). Cette double approche donne parfois lieu à ce que Legros appelle joliment des « notes de perplexité », « où sont posés des problèmes d’établissement du texte ou d’interprétation » (p. 143). Mais les marginalia ne sont qu’un groupe (le plus riche, certes) des autographes de Montaigne. Si l’on reprend l’ensemble des six groupes, on peut y lire autant de figures ou d’identités de Montaigne : « Michael Montanus, le jeune acquéreur de livres […] ; Michel de Montaigne, rapporteur à la Chambre des Enquêtes du Parlement ; le seigneur de Montaigne, attentif à consigner les évènements familiaux et les grands moments de son propre cursus honorum ; plus privément, Montaigne, lecteur et annotateur, d’abord pour l’étude, puis pour le seul plaisir ; Monsieur de Montaigne le maire, mais aussi l’agent de renseignement et le négociateur, rédacteur de billets et de lettres missives ; Montaigne enfin, l’auteur, qui dédicace son propre ouvrage » [9]. À chaque « rôle » ou identité, un type d’écriture, un rapport différent _ en sa vivacité distincte, et perceptible _ avec les jeux de la lecture et de l’écriture. Si les Essais sont, de l’aveu de leur auteur, un auto-portrait de papier, certains des autographes ne le sont-ils pas _ mais oui ! _ aussi ? « C’est un très bon auteur. […] Soigneux de toutes les parties de l’histoire. L’air de son éloquence retire au temps des premiers empereurs romains. L’esprit vif, pointu, gentil aux prix de tout autre. Le parler brusque. Le jugement mûr et juste » (p. 651). En lisant ce portrait littéraire de Quinte-Curce brossé par Montaigne à la fin du De Rebus gestis Alexandri Magni, ne croirait-on pas lire un auto-portrait ? _ certes : Montaigne lui-même est un (éminentissime !) dialogueur ressusciteur de voix et de vie ! Un maître ès attention aux souffles, via les rythmes…

Le centre et la périphérie

Philosophiquement parlant, les autographes fournissent _ d’abord _ certaines données factuelles intéressantes : Montaigne aurait lu Melanchton (le Réformateur) dans sa jeunesse (p. 209), ses jugements sur l’épicurisme de Lucrèce ou sur les écrits et l’action politique de Jules César (Montaigne loue les premiers et condamne la seconde) sont fortement marqués dès les marginalia, etc. Le lecteur des autographes peut glaner ici et là plus d’une réflexion intéressante ou curieuse _ quel maître ès curiosité que Montaigne ! _, et parfois très profonde (notamment, en matière politique ou technique, dans les notes sur Nicole Gilles, Quinte-Curce ou César, et bien sûr dans la Correspondance). « Le pape n’a aucun parent » dit Benoît XII, selon Nicole Gilles ; Montaigne commente : « C’est un fort beau mot, et qui doit servir à quiconque a charge publique » (p. 450).

Beaucoup plus importante à mes yeux est l’inflexion que la lecture de Montaigne manuscrit nous incite à pratiquer dans notre conception de « l’œuvre de Montaigne », et peut-être dans notre conception de l’idée d’œuvre _ rien moins ! ce n’est certes pas peu ! _ en elle-même. Dans sa récente recension de Montaigne manuscrit dans Renaissance Quarterly, Katie Chenoweth relève « the Legros’s hesitation to assign an exact status to these autographs » [10]. Je parlerai moins d’hésitation que de réserve _ la nuance est majeure… Le recenseur peut se permettre d’être ici plus audacieux, ou plutôt plus imprudent, que l’éditeur. Dans une brève remarque, Legros se demande si l’on peut appeler « textes » les autographes (« le mot “texte” est déjà un abus de langage », p. 10). Cette remarque va loin. Si l’autographe a l’autorité d’être assumé par son auteur (le truisme n’est ici qu’apparent), il ne respecte pas nécessairement certains des protocoles intellectuels et sociaux qui lui confèreraient le caractère ontologique du « texte ». Le paratexte et l’épitexte ne sont pas le texte (ce truisme-ci est bien réel). Un commentaire d’un passage du Discours de la Méthode écrit par Descartes au Père Mersenne n’est pas un fragment dudit Discours : l’œuvre et le hors œuvre sont nettement séparés. Oui, mais Montaigne n’est pas Descartes. La porosité _ voilà _ entre le texte montanien _ tout s’y entre-parle ! _, les Essais, et le hors-texte, est considérable. J’ai déjà relevé le cas des textes migrants – textes écrits en marge d’un livre, et qui viennent nourrir _ mais oui : comme en une œuvre musicale _ le Livre (fin du chapitre « Des livres »). Le magnifique jugement sur Quinte-Curce (p. 650-651) aurait pu être repris tel quel dans quelque chapitre des Essais (pourquoi pas dans un apocryphe « Défense de Quinte-Curce » ?). Mais la migration de l’autographe (hors œuvre) au Livre (l’œuvre) ne se fait pas seulement par blocs, elle se fait surtout par bribes _ oui : tant l’incisivité de Montaigne est frémissante _ et, autre logique, par impulsion _ idem : tout frémit au moindre souffle de penser, en Montaigne… Migration par bribes : « Certaines notes sur César semblent avoir été utilisées sans délai par l’auteur » (p. 29, 619). Migration par impulsion : le simple mot « postes », relevé (p. 591) dans le De Bello civili de César, semble déclencher _ voilà _ le bref chapitre « Des Postes » (II, 22 ; l’anecdote empruntée à César est la deuxième rapportée dans ce chapitre). Plus étonnant encore, Montaigne annotant un livre d’autrui devrait ne s’adresser qu’à lui-même ; il lui arrive pourtant d’écrire : « À ce que [afin que] le lecteur _ voilà ! Montaigne a toujours un interlocuteur en son penser bruissant _ ne s’y trompe, ce Jean n’est pas celui qui premier querella le duché de Bretagne… » (note sur Nicole Gilles, p. 458). Redressant une confusion possible, Montaigne s’adresse ici à un lecteur à venir, « réel ou fictif » comme dit Legros (ibid.., et p. 148-149). Mais un écrit « adressé à », pensé dans la logique d’une lecture possible, n’est-il pas déjà _ en le tissage de son feuilletage _ un texte ? Dans une perspective voisine et réciproque, Legros suggère que les Essais pourraient être lus comme un ensemble de « lettres à » (p. 659voilà !), suggestion féconde _ absolument !!! A un autre niveau (bien sûr), c’est ce que personnellement j’éprouve à lire les lettres (chantantes) de Madame de Sévigné à sa fille…

À suivre ce raisonnement, c’est l’ensemble des autographes que l’on devrait alors rapatrier dans l’œuvre de Montaigne – ou plutôt à leur périphérie _ toujours frémissante, donc : en pareil épiderme si sensible, avec le trésor d’harmonie de tant (et si riches, et somptueuses) résonances… _, pour reprendre le mot d’Alain Legros (p. 9). Mais les adjonctions successives au texte des Essais, les « allongeails », les ajouts autographes en marge de l’Exemplaire de Bordeaux, ne sont-ils pas autant de périphériques devenant _ ainsi ; et multiplement, toujours _ centraux ? La question se posait déjà _ en effet ! _ pour les sentences peintes sur les poutres de la « librairie » _ courir les y lire _ de Montaigne, dont Alain Legros a donné une remarquable édition commentée [11]. Après les Essais sur poutres [12], les Essais sur marges ? N’exagérons pas. Mais retenons que le mouvement de transgression _ Montaigne est toujours très tranquillement merveilleusement audacieux ! libre !!! au beau milieu des (pires !) tueries des fanatismes des guerres de religion _ entre l’œuvre et le hors œuvre se fait dans les deux sens : si certains textes autographes migrent vers les Essais, certains textes des Essais sont tendus par le désir d’échapper à la forme _ figée ; pas assez musicale ! _ du « texte » ; les dédicaces de certains chapitres tendent à leur donner le statut _ voilà… _ d’une lettre _ adressée à un lecteur _, les pages sur Tacite (fin de « De l’Art de conférer », III, 8) semblent suivre un perlegi conclusif et synthétique, et tant d’ajouts tardifs ne fonctionnent-ils pas comme des annotations que Montaigne porterait sur un texte qui ne serait pas le sien ? Legros dit que la « pratique des adjonctions tardives » que l’on peut remarquer sur le Beuther, comme dans les notes du César et du Lucrèce, forment « comme une sorte d’habitus auquel les ajouts marginaux de l’Exemplaire de Bordeaux donneront l’extension et le relief que l’on sait » (p. 72) _ parfaitement ! Mais à l’adjonction tardive se conjugue aussi l’inspiration immédiate _ en permanence : Montaigne ne renonce jamais au plus vivant du moindre geste de son penser épidermique frémissant : il ferait beau voir ! et comme il s’y amuse ! _ : la lecture fait émerger _ telle une hémiole en musique _ un mot, un commentaire, une remarque, sources _ follement généreusement fécondesà leur tour d’« infinis Essais » _ à charge (!) pour nous d’infinies lectures enchanteresses… Les autographes nous apprennent par l’exemple _ voilà ; sans s’annoncer lourdement : jamais ! Montaigne sait danser… _ comment un texte sourd _ jaillit _ d’un autre, comment l’idée surgit d’un mot qui brille brusquement _ et resplendit en l’éclair (ultra-vif : à la vitesse de la lumière) d’un éclat de soleil _ dans un texte qu’on lit.

Les textes autographes de Montaigne ne sont ni des brouillons ni des avant-textes ; parfois ils sont comme des essais à l’essai _ en permanence ! _, des essais à l’état naissant _ tout y vit, tout s’y déploie, à l’instant même de l’intuition et de la plume qui le trace… _, plus « essais » en un sens (mais en un sens seulement) que les essais installés. Lire les autographes, c’est comprendre comment Montaigne, quand il écrivait (et donc figeait, inévitablement) ses Essais, entendait rester fidèle à la liberté de ses premières écritures – à la liberté de sa main _ c’est le mot : Montaigne conquiert en permanence sa formidable liberté !

Le double travail d’Alain Legros, sur les poutres de la « librairie » et sur les autographes, contourne, ou, mieux, encercle _ et déploie, donc _, le puissant massif des Essais, dans une sorte de troublante symétrie. Sur les poutres, Montaigne fait peindre des sentences immémoriales (ou presque), qu’il a recopiées et non inventées, et qui sont le sommaire _ commode, en sa sommarité même, pour quelqu’un qui se moque aussi, et très vivement, des résumés : comme défis de ce qu’il y a (et demeure : ironiquement !) à contourner, pour le plus vif de son penser… _ d’une des formes de sa sagesse ; dans les marges des livres, sur les gardes et les pages de titre, dans ses missives peut-être, Montaigne invente en tâtonnant, mais d’une main qui ne tremble pas, les formes d’une écriture et d’une manière inédite _ critique et audacieuse : malicieuse, toujours ; il ne cesse jamais de s’en amuser… _ de penser ; dans le texte et dans les marges des Essais Montaigne inscrit les formes d’une sagesse plus haute, puisqu’elle est la sienne et qu’elle a subi _ un test (ou « expérience«  en chantier permanent) assez solide _ l’épreuve de sa vie. Je crois qu’il faut tenir ensemble _ oui _ ces trois blocs. Les Essais doivent garder le primat, mais les sentences peintes et les annotations manuscrites n’ont cessé d’inspirer et de vivifier _ en infinis et permanents échos toujours bruissants _ le livre ; elles doivent tout autant vivifier _ voilà _ et inspirer _ voilà aussi _ la lecture _ vive à son tour, et à son exemple ironique et si formidablement jouissif _ du livre.

Montaigne manuscrit nous offre, de Montaigne, une autre image en même temps qu’une autre réalité : d’abord, « Montaigne avant Montaigne », puis « Montaigne en marge de Montaigne » (p. 153). On lit un auteur à travers le prisme de l’image qu’on s’en forme. Les textes autographes de Montaigne, outre leur intérêt intrinsèque, sont aussi un instrument pour lire les Essais d’un œil à la fois plus exercé et plus libre _ à notre tour, donc. C’est dire que le livre que nous offre Alain Legros n’est pas seulement à consulter, mais également à lire, et, parfois _ c’est peu dire _, à _ montaniennement _ méditer.

par Bernard Sève [28-09-2011]

Pour citer cet article :
Bernard Sève, « La main de Montaigne », La Vie des idées, 28 septembre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/La-main-de-Montaigne.html

Notes

[1] Voir notamment l’édition des Essais par André Tournon, Imprimerie Nationale, 3 volumes, 1998. Legros se réfère quant à lui à l’édition de la Pléiade (2007) basée sur l’édition de 1595. Rappelons que le manuscrit du Journal de voyage en Italie a été perdu.

[2] Montaigne obtint satisfaction et publia la Bulle romaine à la fin du chapitre « De la vanité » des Essais (III, 9).

[3] Une édition intégralement diplomatique indiquerait les accolades, « traits obliques plus ou moins longs qui, en marge intérieure ou extérieure, signalent un intérêt particulier pour tel ou tel développement » du livre annoté (p. 144). Alain Legros avait fait pour l’édition de Montaigne dans la Pléiade (2007) une recension de tous les passages ainsi marqués ; il est regrettable que cette recension n’ait pu être reproduite dans Montaigne manuscrit, obligeant ainsi le lecteur à se reporter au volume de la Pléiade.

[4] Daniel Ferrer, Logiques du brouillon, Modèles pour une critique génétique, Seuil, coll. Poétique, 2011.

[5] Cf. Dictionnaire de Michel de Montaigne, éd. Philippe Desan, Champion, 2007, article « Secrétaire(s) » (George Hoffmann et Alain Legros).

[6] La photographie n° 53 (correspondant aux annotations sur le Lucrèce n° 862 et 864, p. 391) fait très clairement voir la différence entre la main latine et la main française de Montaigne.

[7] Liste des passages concernant l’indifférence des dieux, p. 216 et 277 ; les énoncés du principe nil de nihilo, p. 220 ; la métaphore des lettres, p. 240 ; l’atomisme, 241 ; l’origine des couleurs, p. 281 ; etc.

[8] Brève critique du clinamen lucrétien : « mouvement à [de] côté fort léger et ridicule que les atomes font » (p. 263).

[9] Montaigne manuscrit, p. 13 ; voir aussi le texte parallèle de la p. 9.

[10] Renaissance Quarterly, vol. 64, n° 2, Summer 2011, p. 563.

[11] Alain Legros, Essais sur poutres. Peintures et inscriptions chez Montaigne, Klincksieck, 2000.

[12] Legros est revenu sur ce titre dans le Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, juillet-décembre 2003, p. 29-45.

Bernard Sève est un lecteur aussi passionnément minutieux

que merveilleusement perspicace.

Sa connaissance _ et intelligence profonde _ du texte montanien dans le détail de ses écritures et ré-écritures (dont celles demeurées manuscrites) nous a stupéfié en son passionnant Montaigne. Des règles pour l’esprit, paru aux Presses universitaires de France en novembre 2007…

Titus Curiosus, ce 30 septembre 2011

Le « Montaigne » en marche _ sur le tapis roulant à rythme variable (de la vie) _ de Thierry Roisin, au TnBA, bientôt : en février

23jan

 A propos de la venue à Bordeaux, au TnBA (Port-de-la-Lune), les 10-11-12 & 13 février prochains,

du très prometteur

_ au moins pour le « montanien » qu’il me plaît d’essayer d’être : cf l’article programmatique de ce blog, le 3 juillet 2008, « le carnet d’un curieux » _

« Montaigne » de Thierry Roisin…

voici, en forme d' »échantillon », pour y goûter, s’y « préparer » _ et pas trop indiscrètement _,

des extraits d’un échange de correspondances :

   De :       Ophélie Couailhac
Objet :     Spectacle Montaigne
Date :     5 janvier 2009 17:28:05 HNEC
À :       Titus Curiosus


Bonjour Monsieur,

Je me permets de vous écrire par l’intermédiaire de Bernard Sève

_ l’auteur de cette lumineuse entrée au « monde » (de pensée), si riche, de Montaigne, qu’est son « Montaigne. Des règles pour l’esprit« , paru aux PUF en novembre 2007 ; cf mon article du 14 novembre 2008 : « Jubilatoire conférence hier soir de Bernard Sève sur le “tissage” de l’écriture et de la pensée de Montaigne« , consécutif à sa (très belle : « jubilatoire » !) conférence pour la Société de philosophie de Bordeaux, la veille, le 13 novembre _

et Thierry Roisin

pour vous informer que le TnBA accueille au mois de février le spectacle « Montaigne » mis en scène par Thierry Roisin.

Je vous envoie en pièce jointe de la documentation sur ce spectacle, et je me tiens à votre disposition pour tout complément d’information.
Cordialement,

Ophélie Couailhac
Responsable des relations avec le public

Je signale, au passage, que la billetterie du TnBA pour ce spectacle est ouverte de 13h à 19h.

T +33 (0)5 56 33 36 80 ;

les places peuvent aussi être réservées par Internet sur le site www.tnba.org


Ce qui justifie cet extrait d’échange de correspondance suivant (du 15 décembre) :

De :       Bernard Seve
Objet :     Montaigne, encore
Date :     15 décembre 2008 21:11:56 HNEC
À :       Titus Curiosus


Cher Titus,

(…) La Comédie de Béthune donne à Bordeaux (en février) un spectacle à partir des « Essais« .  Je l’ai vu deux fois, c’est très intéressant, parfois réellement prenant, et au total c’est tout à fait réussi.  J’en ai fait une « critique » sur le blog de Lille-3, il me semble que je te l’avais envoyé, si ce n’est pas le cas je le ferai volontiers.  J’ai parlé de toi à Thierry Roisin (le Directeur de la Comédie de Béthune, je travaille un peu avec eux depuis que je suis à Lille), m’autorises-tu à lui communiquer ton adresse mail ? Thierry Roisin est un grand amoureux de Montaigne, c’est lui qui a écrit le texte à partir des « Essais«   (c’est par ce spectacle que nous nous sommes connus il y a un an).

J’espère que tu te portes bien,

Amitiés,

Bernard

De :       Titus Curiosus
Objet :     Rép : Montaigne, encore
Date :     15 décembre 2008 21:45:59 HNEC
À :       Bernard Seve

Merci de tout cela.

J’ai passé le week-end à Aix-en-Provence, où j’ai donné ma petite conférence sur le « rencontrer ».
Avec jubilation.
Même si ce que j’ai pu dire m’a semblé trop court (notamment sur ce qui suit le « rencontrer » ; qui n’est pas une fin en soi ; tout en n’étant pas un moyen) ;
et je n’ai pas réellement « commenté » la séquence ferraraise
de « Par-delà les nuages » (chef d’œuvre de Michelangelo Antonioni en 1995) que j’avais choisi de « montrer » pour illustrer ce que je voulais dire…

Dans le train (12 heures de trajet aller-retour Bordeaux-Marseille), j’ai lu l' »essai » de Stanley Cavell « Un Ton pour la philosophie _ moments d’une autobiographie »
qui s’apparente par bien des aspects à la tradition montanienne…
C’est Layla Raïd qui m’a conseillé la lecture de Cavell…
Ce n’est pas un « immense » livre, mais la démarche est tout à fait intéressante ;
Emerson _ le fin auteur de « La confiance en soi » _ y apparaît comme un pôle important d’un certain travail de penser américain.

J’ai admiré à Aix, à la galerie d’Alain Paire,

une expo « Paysages et natures mortes«  d’aquarelles d’Anne-Marie Jaccottet, l’épouse de Philippe…
Très belles.

Dans une sorte de lignée « heureuse » de Chardin, Cézanne, Matisse, face au réel…
A noter aussi un très bel essai _ dans le livre qui en témoigne : « Arbres, chemins, fleurs et fruits » _
de Florian Rodari, lié aux Jaccottet…

_ cf mon article du 30 décembre : « le chant des fruits de la vie« …


Et je pense que je referai prochainement le voyage de Marseille pour assister à une représentation du « Dernier quatuor d’un homme sourd » de François Cervantès _ paru aux Éditions Lemeac en 1989 _, d’après le 16ème quatuor de Beethoven,
que met en scène François Cervantès lui-même (auteur de l’œuvre aussi, par conséquent)
sans doute au mois de février…

Une version récente en concert de ce quatuor (n°16, opus 135, de Beethoven) par les Prazak _ CD « Prazak Quartet in Concert« , CD Praga Digitals PRD/DSD 350 045,

avec le quatuor à cordes n°6 opus 50 de Haydn, lequatuor n°3 de Martinů, et le quintette avec saxophone de Feld _

est de toute beauté : je te la recommande très vivement, si tu n’as pas déjà acquise !..

Et François Cervantès, excellent homme de théâtre, est le compagnon
de Michèle Cohen
qui m’a invité à sa galerie la NonMaison à Aix ;
nous allons travailler sur ce qu’est être un « passeur » d’Art…

Mon adresse :
Titus Curiosus
Bordeaux.

Quant à ta critique du spectacle à partir des « Essais » de la Comédie de Béthune, non, tu ne me l’as pas envoyée ; je la lirai avec grand plaisir ;
et tu peux, bien sûr, communiquer mon adresse mail à Thierry Roisin…

Je vais très bien.

Et je te lirai avec très grand plaisir.

Titus

De :       Bernard Seve
Objet :     Rép : Montaigne, encore
Date :     15 décembre 2008 22:02:59 HNEC
À :      Titus Curiosus


Cher Titus,

merci de ta prompte réponse.

(…) Je communique donc ton adresse à Thierry Roisin.
Et je recopie sous ma signature la « critique » que j’avais faite du spectacle.

A bientôt, amitiés,

Bernard

Montaigne à Béthune, jusqu’au 26 janvier 200

Je suis allé mercredi 16 janvier voir le spectacle intitulé “Montaigne” présenté par la Comédie de Béthune. J’y allais en confiance, comme il convient d’aller au théâtre, mais non sans quelque réserve. J’ai trop vu d’absurdes et arbitraires adaptations théâtrales de textes non-théâtraux ! Ces réserves aussi ont été très vite dissipées. Mieux : j’ai été  complètement convaincu par le travail de Thierry Roisin (avec la collaboration d’Olivia Burton). Je lis et travaille Montaigne depuis près de vingt ans, je peux dire que je l’ai rencontré, en corps et en voix, à Béthune.

Un ingénieux dispositif scénique (je n’en dis pas plus, il faut laisser au spectateur le plaisir de la découverte) permet à l’acteur qui interprète Montaigne de marcher sans  cesse en avant, sans tourner en rond sur la scène. Qui ne voit que j’ai pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j’irai autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde ? (”Essais“, III, 9, PUF p. 945).  S’il est une expérience de Montaigne que le travail de Thierry Roisin met admirablement en valeur, c’est bien cette marche, cette quête  inlassable. D’innombrables et mouvants accessoires (bravo aux habiles “manipulateurs” !) viennent figurer cette variété du monde dont Montaigne, plus que quiconque à la Renaissance, a su interroger l’énigme proprement philosophique. Certains de ces accessoires sont peut-être un peu trop didactiques pour moi (les pancartes “Montaigne” et “La Boétie”, par exemple), mais le parti-pris est cohérent. La drôlerie n’en est pas absente, on est dans la note juste. Je me demande quand même ce que donnerait ce spectacle sans accessoires, avec simplement Montaigne marchant et parlant, et la musique dont je parlerai dans un instant. Et si Thierry Roisin décidait une fois, un soir, de donner soirée libre aux manipulateurs pour essayer une représentation puriste ?.. Dans ce cas, me prévenir…

Le texte ? Les “Essais” sont un massif immense, une Bible, une épopée. Il fallait choisir, couper, monter, parfois modifier. Travail gigantesque, travail réussi. Les “grands thèmes” sont là, les facettes de ce “génie tout libre qu’était Montaigne d’après Pascal brillent tour à tour. Une seule d’entre elles est un peu éclipsée, la facette strictement religieuse de Montaigne, telle qu’elle s’exprime dans l’admirable “Des prières” (I, 56), dans “C’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance” (I, 27) ou dans plus d’une page de l’”Apologie de Raimond Sebond” (II, 12). Mais rassurons-nous : le “Montaigne” de Thierry Roisin n’est pas un Montaigne “à thèse”, encore moins un Montaigne “de  thèse”, c’est un Montaigne en liberté de ses interrogations, de ses convictions, de ses amours et de ses amitiés.

Quelques modifications de texte s’imposaient. Pour prendre un exemple minuscule, quand Montaigne écrit que nombreux sont ceux qui ne savent “que c’est que croire” (II, 12, p. 442), Thierry Roisin fait dire “ce que c’est que croire“. Il a raison, évidemment. Mais la langue de Montaigne est là, drue, charnue, difficile et pourtant si claire, portée par la diction impeccable de Yannick Choirat. J’ai lu plusieurs fois les “Essaisin extenso, je crois les connaître un peu, et pourtant il y a des phrases que j’ai littéralement découvertes ce soir-là _ et parmi les passages les plus fameux. Montaigne est un “oral”, un homme de parole (à tous les sens de cette expression, d’ailleurs). Les “Essais” gagnent un poids considérable à cette verbalisation. A cet égard, c’est une idée excellente d’avoir intégré de la musique, et de la musique  d’aujourd’hui, dans le spectacle. François Marillier a composé une musique inventive et précise, parfois descriptive, parfois non, toujours prise dans le “rythme” du spectacle, et confiée à un ensemble homogène de six instruments à vent très bien joués par deux instrumentistes (Agnès Raina et Yann Deneque). Je ne saurai pas bien dire pourquoi, mais cette musique qui scande et ponctue le discours de Montaigne lui donne comme une résonance, un écho, un prolongement. Comme si cette musique révélait quelque chose de la polyphonie (au sens de Bakhtine) qui travaille en profondeur la prose poétique de Montaigne. Cette musique est nécessaire.

Un pareil spectacle repose, non exclusivement certes, mais directement, sur les épaules de l’unique comédien qui interprète “Montaigne” (la pièce), qui interprète Montaigne (le  philosophe, l’homme). En choisissant Yannick Choirat, Thierry Roisin a choisi un acteur dont la jeunesse, la présence et la beauté donnent corps et vie à Michel de Montaigne. Merci de nous avoir épargné le poncif du “vieux sage sceptique” ! Choirat est épatant. Il donne au texte de Montaigne une chair, un corps, un regard, et une voix, une respiration, un rythme. Il lui donne aussi une gestuelle, qui est un autre rythme. Un moment absolument merveilleux est celui où Yannick Choirat met en gestes la longue liste des expressions que peuvent prendre les mains : “Quoi des mains ? nous requérons, nous promettons, appelons, congédions… (II, 12, p. 454). Ludique (effet d’accumulation) et sérieux (si les mains parlent si distinctement, qu’est-ce que le langage ?…), comme toutes les listes chez Montaigne, ce long catalogue est merveilleusement interprété par un acteur complètement maître de l’espace  intérieur de son corps. Ce pourrait être un exercice, redoutable, pour un cours de théâtre. C’est ici une évidence théâtrale non moins qu’une évidence philosophique. S’il y a  une page dans tout Montaigne qui appelle la mise en théâtre, c’est celle là. Je regrette presque que ce moment magique ne vienne pas plus tôt dans la représentation : toute la gestuelle de Yannick Choirat en serait comme rehaussée.

Reste une question. A aucun moment, dans tout ce spectacle, n’est évoquée l’idée que Montaigne a écrit, et, notamment, a écrit les “Essais“. On répondra que ce spectacle étant une “interprétation théâtrale” des “Essais“, il ne pouvait, sans bizarrerie logique, parler des “Essais“. Mauvais argument ; les “Essais” parlent abondamment des “Essais” en train de s’écrire. Ce silence du spectacle sur le fait d’écriture qu’est le livre même dont il est issu a une conséquence paradoxale et fâcheuse, qui est que les autres livres qui peuplent la vie et le livre de Michel de Montaigne sont également absents. Étrange Montaigne que ce Montaigne sans Plutarque, sans Virgile, sans Cicéron, sans Sénèque, sans Platon, sans César, sans Lucrèce, sans ce commerce des livres qui est, de son propre aveu, le troisième commerce de l’auteur des “Essais” (III, 3, “De trois  commerces“).

J’ignore pourquoi Thierry Roisin a fait ce choix. Pourtant l’idée apparait, là où on ne l’attend pas, sous une forme iconique particulièrement cryptée. Le programme est en effet illustré par une abeille. Une abeille, dont nulle mention n’est faite (sauf inattention de ma part) dans le spectacle. Les abeilles“, écrit Montaigne, “pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thym ni marjolaine : ainsi les pièces empruntées d’autrui (I, 26, p. 152).  Montaigne est cette abeille qui “pillote“, c’est-à-dire qui pille (”pilloter” vient de “piller”), qui butine et qui s’approprie. A sa façon, Roisin lui aussi “pillote” Montaigne.


Allez pilloter à votre tour. Vous l’avez compris, il faut aller voir ce spectacle. C’est à Béthune, au “Palace” (juste à côté du Théâtre Municipal, à deux pas de la place du Beffroi), les mardis et jeudis à 19h30 et les mercredis, vendredis et samedis à 20h30, tél. 03 21 63 29 19.

Ce spectacle se donnera aussi à la “Rose des Vents”, à Villeneuve d’Ascq, les mardi 20 mai, mercredi 21 mai, vendredi 23 mai à 20h et les jeudi 22 ami et samedi 24 mai à 19h.

Je vous en reparlerai d’ici là.

    Bernard Sève

Ce qui peut donner, avec « farcissures » _ montaniennes (?) _ de ma part, cette fois, ceci :

Je suis allé mercredi 16 janvier voir le spectacle intitulé « Montaigne » présenté par la Comédie de Béthune. J’y allais en confiance, comme il convient d’aller au théâtre, mais non sans quelque réserve. J’ai trop vu d’absurdes et arbitraires adaptations théâtrales de textes non-théâtraux ! Ces réserves _ de principe ; que je partage… _ aussi ont été très vite dissipées. Mieux : j’ai été  complètement convaincu par le travail de Thierry Roisin (avec la collaboration d’Olivia Burton). Je lis et travaille Montaigne depuis près de vingt ans, je peux dire que je l’ai rencontré, en corps et en voix _ l’expression est magnifique : « rencontrer » est aussi ce qu’on doit attendre de la mise en présence avec une œuvre d’art (et qui la justifie, tant pour l’auteur que le spectateur-auditeur : tous « rencontreurs », en quelque sorte ! selon une exigence de vérité ; qui en fait _ c’est une condition sine qua non _ la beauté…) _, à Béthune.

Un ingénieux dispositif scénique (je n’en dis pas plus, il faut laisser au spectateur le plaisir de la découverte) permet à l’acteur qui interprète Montaigne de marcher sans  cesse en avant, sans tourner en rond sur la scène _ en fidélité en cela, à Montaigne ! jamais ratiocinateur… « Qui ne voit que j’ai pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j’irai autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde ?«  (« Essais« , III, 9, PUF p. 945).  S’il est une expérience de Montaigne que le travail de Thierry Roisin met admirablement en valeur, c’est bien cette marche, cette quête  inlassable _ oui ! D’innombrables et mouvants accessoires (bravo aux habiles « manipulateurs » !) viennent figurer cette variété du monde _ oui ! _ dont Montaigne, plus que quiconque à la Renaissance, a su interroger _ sans relâche, ni fléchissement (de fatigue) ; et combien gaiment ! _ l’énigme proprement philosophique. Certains de ces accessoires sont peut-être un peu trop didactiques pour moi (les pancartes « Montaigne » et « La Boétie », par exemple), mais le parti-pris est cohérent. La drôlerie _ montanienne (et gasconne) _ n’en est pas absente, on est dans la note juste. Je me demande quand même ce que donnerait ce spectacle sans accessoires, avec simplement Montaigne marchant et parlant, et la musique dont je parlerai dans un instant. Et si Thierry Roisin décidait une fois, un soir, de donner soirée libre aux manipulateurs pour essayer _ montaniennement, bien sûr ! _ une représentation puriste _ tout du moins épurée de ces accessoires _ ?.. Dans ce cas, me prévenir…

Le texte ? Les « Essais » sont un massif immense, une Bible, une épopée. Il fallait choisir, couper, monter, parfois modifier. Travail gigantesque, travail réussi. Les « grands thèmes » sont là, les facettes de ce « génie tout libre » _ avec une (arrière-) pointe de critique, alors ? _ qu’était Montaigne d’après Pascal _ cf « Descartes et Pascal, lecteurs de Montaigne« , de Léon Brunschvig : le texte a été disponible en Press-Pocket… _ brillent tour à tour. Une seule d’entre elles est un peu éclipsée, la facette strictement religieuse de Montaigne, telle qu’elle s’exprime dans l’admirable « Des prières » (I, 56), dans « C’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance » (I, 27) ou dans plus d’une page de l' »Apologie de Raimond Sebond » (II, 12). Mais rassurons-nous : le « Montaigne » de Thierry Roisin n’est pas un Montaigne « à thèse », encore moins un Montaigne « de  thèse », c’est un Montaigne en liberté de ses interrogations, de ses convictions, de ses amours et de ses amitiés.

Quelques modifications de texte s’imposaient. Pour prendre un exemple minuscule, quand Montaigne écrit que nombreux sont ceux qui ne savent « que c’est que croire » (II, 12, p. 442), Thierry Roisin fait dire « ce que c’est que croire« . Il a raison, évidemment. Mais la langue de Montaigne est là, drue, charnue _ certes ! comme trop rarement dans la tradition (du moins dominante) française _, difficile et pourtant si claire _ formidablement même ! _, portée _ ah ! _ par la diction impeccable de Yannick Choirat _ bravo ! J’ai lu plusieurs fois les « Essais » in extenso, je crois les connaître un peu, et pourtant il y a des phrases que j’ai littéralement découvertes ce soir-là _ et parmi les passages les plus fameux _ quel compliment ! Montaigne est un « oral » _ parfaitement ! sa voix chante ! _, un homme de parole (à tous les sens de cette expression, d’ailleurs _ mais oui ! et on ne le mettra jamais assez en avant ! _ ). Les « Essais » gagnent un poids considérable _ oui ! _ à cette verbalisation _ du dit ; et à quelqu’un qui l’écoute, qui plus est ; et qui pourrait bien, à son tour, se mettre à parler, lui répondre… A cet égard, c’est une idée excellente d’avoir intégré de la musique, et de la musique  d’aujourd’hui, dans le spectacle. François Marillier a composé une musique inventive et précise, parfois descriptive, parfois non, toujours prise dans le « rythme » _ capital _ du spectacle, et confiée à un ensemble homogène de six instruments à vent très bien joués par deux instrumentistes (Agnès Raina et Yann Deneque). Je ne saurai pas bien dire pourquoi, mais cette musique qui scande et ponctue le discours _ toujours syncopé (et poétique) _ de Montaigne lui donne comme une résonance, un écho, un prolongement. Comme si cette musique révélait quelque chose de la polyphonie (au sens de Bakhtine) qui travaille en profondeur _ mais oui ! _ la prose poétique _ nous y voilà _ de Montaigne. Cette musique est nécessaire _ car Montaigne est intensément « musical »…

Un pareil spectacle repose, non exclusivement certes, mais directement, sur les épaules de l’unique comédien qui interprète « Montaigne » (la pièce), qui interprète _ « incarne », cette fois, et surtout par le flux sans cesse contrasté, profondément vivant, balayé de (puissants) traits d’humour, de la voix _ Montaigne (le  philosophe, l’homme _ et qui s’adresse à nous, trop souvent « indiligents lecteurs » !..). En choisissant Yannick Choirat, Thierry Roisin a choisi un acteur dont la jeunesse, la présence et la beauté donnent corps et vie _ il le faut, au théâtre ! _ à Michel de Montaigne. Merci de nous avoir épargné le poncif _ certes _ du « vieux sage sceptique » _ que Montaigne ne fut jamais : bouillonnant trop d’engagement !.. _ ! Choirat est épatant. Il donne au texte de Montaigne une chair, un corps, un regard, et une voix, une respiration, un rythme _ c’est on ne peut plus prometteur ! Il lui donne aussi une gestuelle, qui est un autre rythme. Un moment absolument merveilleux est celui où Yannick Choirat met en gestes la longue liste des expressions que peuvent prendre les mains : « Quoi des mains ? nous requérons, nous promettons, appelons, congédions…«  (II, 12, p. 454). Ludique (effet d’accumulation _ sans oublier que Montaigne est gascon ! il « parle avec les mains » !!!) et sérieux (si les mains parlent si distinctement, qu’est-ce que le langage ?… _ question fondamentale, en effet ! _), comme toutes les listes chez Montaigne, ce long catalogue est merveilleusement interprété par un acteur complètement maître de l’espace  intérieur de son corps _ ce n’est pas là un mince compliment ! Ce pourrait être un exercice, redoutable, pour un cours de théâtre. C’est ici une évidence théâtrale non moins qu’une évidence philosophique _ mazette ! le compliment n’est, décidément, pas mégoté… S’il y a  une page dans tout Montaigne qui appelle la mise en théâtre, c’est celle là. Je regrette presque que ce moment magique ne vienne pas plus tôt dans la représentation : toute la gestuelle de Yannick Choirat en serait comme rehaussée.

Reste une question. A aucun moment, dans tout ce spectacle, n’est évoquée l’idée que Montaigne a écrit, et, notamment, a écrit les « Essais« . On répondra que ce spectacle étant une « interprétation théâtrale » des « Essais« , il ne pouvait, sans bizarrerie logique, parler des « Essais« . Mauvais argument ; les « Essais » parlent abondamment _ en effet ! _ des « Essais » en train _ oui… _ de s’écrire _ = « s’essayer« ... Ce silence du spectacle sur le fait d’écriture _ expression superbe de vérité _ qu’est le livre même dont il est issu a une conséquence paradoxale et fâcheuse, qui est que les autres livres qui peuplent _ oui : de leurs voix prenantes _ la vie et le livre de Michel de Montaigne sont également absents. Étrange Montaigne que ce Montaigne sans Plutarque, sans Virgile, sans Cicéron, sans Sénèque, sans Platon, sans César, sans Lucrèce, sans ce commerce _ oui ! « commerce » dont la « réalité » fut considérable pour le bonhomme Montaigne (né le 28 février 1533, au château de Montaigne _ à Saint-Michel-de-Montaigne, en Dordogne _ et mort le 13 septembre 1592 en ce même château de Montaigne), privé d’assez de conversations, à la disparition de l’ami interlocuteur incomparable La Boétie (né à Sarlat le 1er novembre 1530, et décédé _ trop vite _ à Germignan, au Taillan-Médoc, près de Bordeaux, le 18 août 1563) _ ;

sans ce commerce des livres qui est, de son propre aveu, le troisième commerce de l’auteur des « Essais » (III, 3, « De trois  commerces« ).

J’ignore pourquoi Thierry Roisin a fait ce choix. Pourtant l’idée apparait, là où on ne l’attend pas, sous une forme iconique particulièrement cryptée. Le programme _ du spectacle _ est en effet illustré par une abeille. Une abeille, dont nulle mention n’est faite (sauf inattention de ma part) dans le spectacle _ même. « Les abeilles« , écrit Montaigne, « pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thym ni marjolaine : ainsi les pièces empruntées d’autrui«  (I, 26, p. 152 _ quelle langue ! savoureuse !).  Montaigne est cette abeille _ sachant aussi piquer _ qui « pillote« , c’est-à-dire qui pille (« pilloter » vient de « piller » _ non sans espièglerie ! et charme… _), qui butine et qui s’approprie _ melliflorement. A sa façon, Roisin lui aussi « pillote » Montaigne.


Allez pilloter à votre tour. Vous l’avez compris, il faut aller voir ce spectacle. C’est à Béthune, au « Palace » (juste à côté du Théâtre Municipal, à deux pas de la place du Beffroi), les mardis et jeudis à 19h30 et les mercredis, vendredis et samedis à 20h30, tél. 03 21 63 29 19.

Ce spectacle se donnera aussi à la « Rose des Vents », à Villeneuve d’Ascq, les mardi 20 mai, mercredi 21 mai, vendredi 23 mai à 20h et les jeudi 22 ami et samedi 24 mai à 19h.

Je vous en reparlerai d’ici là.

    Bernard Sève

Puis, en suivant :

De :       Titus Curiosus
Objet :     La pièce de François Cervantès
Date :     15 décembre 2008 22:13:07 HNEC
À :       Bernard Seve

(…)

Merci : ton article, en plus d’être (tellement) « montanien », est aussi « sévien » : il vibre, porte, chante ! tu es un efficace partageur d’intelligence : d’un enthousiasme lumineux…


Titus

Et encore ceci, toujours ce 15 décembre :

De :       Titus Curiosus
Objet :     Oralité et écriture de Montaigne
Date :     15 décembre 2008 22:25:16 HNEC
À :       Bernard Seve


En effet, Montaigne se déploie bien
et dans la parole et le souffle, d’une part, et ses rythmes,
et en même temps dans les rapports du lire et de l’écrire, comme instruments de prolonger, ressusciter ou susciter le parler,
au-delà du vivre même.
Mais pour retrouver toujours la vivacité d’un parler…

Ce qui est amusant, est que la réflexion de Cavell tourne elle aussi autour de la voix,
autour des polémiques opposant Austin et Derrida…

Titus

Et enfin _ at last but not at least pour compléter encore ce « dossier » « Théâtre »_
cet article-ci, de René Solis, en date du 20 janvier :

« «Montaigne» ou la pensée en marche« , dans l’édition du 20 janvier de Libération,
à propos du spectacle « Montaigne » de Thierry Roisin donné en ce moment même à Montreuil :


Théâtre 20 janvier 6h51 «Montaigne» ou la pensée en marche

Théâtre. A Montreuil, Thierry Roisin adapte les «Essais» du philosophe du XVIe siècle dans un envoûtant voyage immobile _ pour les pieds du comédien, peut-être ;

mais certainement pas pas pour sa « pensée » (« à sauts et à gambades« , elle) ; ni les nôtres (de même, à sa suite…)

en l’écoutant se les « dire » à « haute-voix » ;

et pour que, ainsi « notées » par qui les « saisit » _ par l’esprit ; ou la plume _, elles soient un tant soit peu, mais en leur (fol) élan surtout, retenues et un peu, par delà l’instant _ ou une vie _, transmises, avec leur élan _ généreux !)…

par René Solis

Montaigne d’après les «Essais» de Montaigne, mise en scène de Thierry Roisin, Nouveau Théâtre de Montreuil, 10, place Jean-Jaurès (93). Lundi, vendredi, samedi, 20 h 30, mardi et jeudi 19 h 30, dimanche 17 h. Jusqu’au 6 février. Renseignements : 01 48 70 48 90.

Le décor est un tapis roulant. Dans les coulisses, s’affairent quatre bagagistes qu’on n’aperçoit jamais. Ce sont eux qui nourrissent la bête, y déposent un bric-à-brac qui tient du vide-grenier. Fripes, ustensiles et bassines, malles et cartons, rouleau de faux gazon, vraies tourterelles… Chaque accessoire n’a droit qu’à un petit tour : ici _ comme dans la vie réelle _, on ne repasse pas les plats.

Eloge.

Sur le tapis, un homme marche, souvent à contre-sens, évite un objet, en ramasse un autre. Il réfléchit à haute voix _ la voilà ! _ et ses réflexions, que l’auteur nomme ses «fadaises», suivent le mouvement. Toujours changeantes _ « le monde n’est qu’une balançoire perpétuelle » _ ou « branloire pérenne« , à l’original, plus savoureux ! _, elles fonctionnent par « sauts et gambades«  _ oh combien !_ : associations, bifurcations, retours en arrière _ ou ce qu’est méditer vraiment.

Nulle précipitation dans cet éloge de la pensée en mouvement : si le tapis ne s’arrête jamais, il lui arrive d’avancer _ seulement _ imperceptiblement _ mais on peut jamais dire ni qu’il (lui, le tapis) se retourne ; ni qu’il s’arrête ; héraclitéennement.

L’homme, pour sa part, n’est guère plus pressé qu’un mime en sa marche immobile. Un voyageur paisible : telle est l’image que l’acteur Yannick Choirat prête à Montaigne dans ce spectacle imaginé _ conçu à figurer : sur la scène _ par Thierry Roisin à partir d’extraits des « Essais » ; et créé il y a un an à la Comédie de Béthune, qu’il dirige.

Sur les voyages en général, et sur les Français en voyage en particulier, Montaigne a écrit des pages que l’on pourrait mettre en exergue de tous les guides touristiques d’aujourd’hui : « La diversité des façons d’une nation à l’autre ne me touche _ un mot crucial ; on le retrouve sous la plume de François Couperin _ que par le plaisir de la variété. Chaque usage a ses raisons. […] J’ai honte de voir [mes compatriotes] enivrés de cette sotte humeur de s’effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur semble être hors de leur élément, quand ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leur façon, et abominent les étrangères. Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient cette aventure […]. La plupart ne prennent l’aller que pour le retour. Ils voyagent couverts et resserrés _ ah ! ah ! _, d’une prudence taciturne et incommunicable ; se défendant de la contagion d’un air inconnu […] On dit bien vrai qu’un honnête homme, c’est un homme mêlé. » _ ô combien merci, de nous le rappeler ! A mettre sous le nez de certains de nos présents ministres…


Fraise.

De l’énorme somme des « Essais« , Roisin n’a bien sûr pu retenir que quelques pages. Un pot-pourri d’autant plus judicieux qu’il échappe à la solennité. Son Montaigne est un jeune homme curieux et étonné _ toujours : avec l’inépuisable énergie de la jeunesse (durable : d’esprit !) _ qui, s’il ne ressemble guère à l’autoportrait que l’auteur dresse de lui-même _ à l’ultime chapitre des « Essais« , II, 13, « De l’expérience« , surtout _, se met lui aussi _ tel Montaigne en son écriture si vivement oralisée ! _ littéralement à nu, quand il troque son costume moderne pour le haut-de-chausse, le pourpoint, la fraise et le chapeau de l’homme de la Renaissance.

Dans une langue légèrement modernisée, et accompagnée par deux musiciens, le « Montaigne«  _ l’homme, la pièce ? mais ils font, probablement, quasi corps… _ de Thierry Roisin est à l’écoute _ tel l’homme (et auteur) Montaigne le premier ! et comment ! _ des préoccupations d’aujourd’hui. Quoi de plus « modernes » que les pages dénonçant la colonisation de l’Amérique : « Notre monde vient d’en trouver un autre […] Bien crains-je que nous aurons très fort hâté son déclin et sa ruine par notre contagion, et que nous lui aurons vendu bien cher nos opinions et nos arts. » Dans l’éloge souriant de la tolérance et du libre arbitre, pointe aussi une colère _ certes ! _ dont on entend tout _ on peut accompagner la lecture des « Essais » du livre très juste et très instructif de Géralde Nakam : « Les Essais de Montaigne : miroir et procès de leur temps«  ; ainsi que de son « Montaigne et son temps _les évènements et les Essais : l’histoire, la vie, le livre«  : un temps (violentissime) de guerres civiles et de fanatismes. « A quoi faire le théâtre, si l’entendement n’y est pas ? » aurait pu dire Montaigne. L’entendement et le théâtre y sont.

René Solis

Voilà pour ce très bon article aussi.

Et maintenant, je reviens au présent _ du 23 janvier _ de l’écriture :

A Bordeaux, les représentations de ce « Montaigne » de Thierry Roisin
auront lieu au Théâtre du Port-de-la-Lune
les mardi 10, mercredi 11, jeudi 12 et vendredi 13 février, à 20 heures.
Le spectacle se déroule l’espace d’une heure vingt…

Assurément, le verbe de Montaigne

(tapis roulant _ de la mise en scène de Thierry Roisin _ ; et jeu d’acteur _ de Yannick Choirat _, aidant, qui plus est…),

n’a rien de statique ; non plus que d’un sur place ; ou d’un tourné-en-rond :

sa musique _ alors même qu’elle est intime _, en « avançant » sans cesse, est intensément mobilisatrice, pour qui _ lecteur-auditeur _ y prête si peu ce que ce soit

son oreille ;

une oreille à une voix…


La (chaleureuse) recommandation de Bernard Sève à « aller pilloter«  à notre tour est d’expert _ s’il en est…

Montaniennement

_ si je l’osais : en gascon… _,

Titus Curiosus, le 23 janvier 2009

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