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Post-scriptum (à « Sous la lune : consolations des misères du temps« ) :
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Arpentant les « Confins de la mémoire« de ce même Maxime Cohen,
son premier ouvrage publié (en mars 1998, aux Éditions de Fallois), pour les avoir commandés dès mon début de lecture des « Promenades sous la lune« ,
j’en découvre ce que la Quatrième de couverture de ces « essais » énonçait très explicitement (et on ne peut plus justement !) ainsi : « Il a conté la naissance de sa passion pour les livres dans un récit _ c’est le terme adéquat ! _, « Confins de la mémoire » (Fallois, 1998)« …
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Par exemple, je lis, page 146, de ce « récit » de « recherche des origines« ,
dans lequel « le narrateur essaie de _ et réussit à _ retrouver, dans ses souvenirs, le foyer de ses sentiments d’aujourd’hui.
(…) Il cherche (…) à identifier des états d’âme encore présents, et qui ne cessent de nourrir sa sensibilité« , indiquait la Quatrième de couverture de ces « Confins« -là, en 1998…
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Voici ces extraits des pages 145 – 146
à propos des « trouvailles langagières« de deux personnes assez caricaturales, les deux « petites coiffeuses » de Paray-le-Monial (et « petites protégées » de la grand-mère du narrateur) auxquelles le chapitre 12 (pages 141 à 147) est tout entier consacré ;
d’ailleurs, l’auteur remarque, pages 143-144, « par une bizarrerie que je suis incapable d’expliquer, les personnages qui peuplaient les rues de Paray(-le-Monial
_ où résidait la grand-mère maternelle particulièrement adorée de Maxime,
telle la grand-mère de Marcel, ou sa tante Léonie de « Combray« , dans le récit d’ouverture de « La Recherche » de Marcel Proust ;
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et centre, ou pivot, de ce récit des « Confins de la mémoire« ;
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et qui sont aussi, et d’abord, peut-être, un « tombeau » de sa « grand’mère« ,
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comme les artistes, et notamment les musiciens, en honoraient leurs amis chers défunts :
par exemple, les quatre « Tombeaux de M. de Blancrocher« , luthiste (Charles Fleury, dit Blancrocher : ca 1607 – novembre 1652),
mort, ce mois de novembre 1652, d’une chute dans un escalier : le défunt ayant expiré dans les bras de Froberger ;
« Tombeaux » de musique « élevés » à la mémoire du luthiste par ses amis Louis Couperin (ca 1626 – 1661) et Johann-Jakob Froberger (1616 – 1667), clavecinistes ; et Denys Gaultier (1597 – 1672) et François Dufault (fl 1629 – 1669), luthistes :
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un merveilleux « concert »
construit autour de deux Suites de « pièces en la« et « en fa » (comportant, la seconde, ce « Tombeau de M. de Blancrocher« ), de Louis Couperin
_ l’œuvre entier de Louis Couperin est peut-être, par la « profondeur » méditative, intense, infiniment tendre et grave, en son raffinement, le summum de toute la musique française !!! _,
et de « pièces » (deux d’entre elles, au moins, composées à Paris : une « allemande« , notée « fait à Paris » ; et une « gigue« , « nommée la Rusée Mazarinique« ) de Johann-Jakob Froberger
_ un très, très grand, lui-même, aussi !!! _ ;
avec la « Passacaille » (unique) de Luigi Rossi (1598 – 1653), et un « Capriccio » en sol de Girolamo Frescobaldi (1583 – 1643) ;
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vient de paraître en CD par le très talentueux jeune (il est né en 1985) Benjamin Alard (dont chaque disque est une nouvelle splendide réussite : cf ses « Transcriptions pour clavecin » de Jean-Sébastien Bach, CD Hortus 050 : un enchantement, déjà !) :
il s’agit du CD « Manuscrit Bauyn« , CD Hortus 065 ; je me permets de le recommander très vivement. Fin de l’incise sur le genre (profond et magnifique) des « Tombeaux« …
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les personnages qui peuplaient les rues de Paray
_ je reprends le fil de ma phrase (et de la citation de Maxime Cohen, page 143) _
ou qui venaient nous rendre visite,
ne prenaient pas en moi _ déjà, commenterai-je _ le caractère de personnes réelles.
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Tous
se résumaient _ le terme est éloquent ! une personne « se résume« -t-elle ?.. _ à un tic, un mécanisme, un mot, une histoire brève : c’étaient des caricatures qui semblaient n’avoir d’épaisseur _ sinon « langagière« _ ni dans le temps ni dans l’espace » _ soit le seul réel physique…
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Et « ce jeu d’ombres chinoises _ voilà ! _ nous amusait beaucoup mon frère, ma sœur et moi.
Ma grand’mère semblait même l’encourager _ ah ! ah ! _ lorsque, venant en visite à Paris, elle nous racontait, un après-midi entier, les derniers agissements de ce peuple de fantôches _ réduits au statut de « comparses » sur la scène de ce qui compte vraiment… _
qui, pour avoir quelque chose d’irréel _ jusqu’à quel point ? et pour qui ? et par rapport à quels critères ? _, n’étaient pas moins exemplaires de la nature humaine toute entière
par l’excès même de leur schématisme.«
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Avec ce commentaire surplombant du narrateur : « C’était comme si les ombres de la caverne de Platon eussent été les patrons sur le modèle desquels tout le reste de l’humanité aurait été fabriqué, et non pas les reflets d’êtres plus réels« …
La restriction est encourageante…
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Voici, après ce préalable de « présentation »,
l’extrait des pages 145 – 146 à propos des « trouvailles langagières » des deux « petites coiffeuses »
dont se repaît, encore aujourd’hui (comme en 1998), Maxime Cohen :
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« Quoiqu’il ne sortît de leurs bouches que des coquecigrues
_ soit le mot même venu sous la plume de Madame de Sévigné dans sa lettre « fantasque »
(d’une « promenade sous la lune » « dans le mail » des Rochers, le « 12e juin » (de 1680) _,
elles étaient riches de trouvailles langagières que je ne me lassais pas de goûter
et que ma grand’mère épinglait plus tard, en privé,
quand nous nous remémorions en riant les conversations qu’elles nous avaient tenues.
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Car il n’y a pas besoin de dire des choses intelligentes pour les dire plaisamment ;
mais les plus belles pensées, dites sans invention, tombent à plat.
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Celles des coiffeuses, quoique triviales, étaient excessivement amusantes
par le ton qu’elles prenaient,
la mère surtout dont la voix haut perchée et le débit précipité la faisaient ressembler à une serinette,
et par la truculence de leurs expressions
dont ma grand’mère se demandait tout haut « où elles allaient les pêcher« ;
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Avec cette leçon, plus générale _ voire « esthétique », ou « philosophie du goût », si l’on veut… _, qu’en tire alors l’auteur _ et remarque à laquelle je veux en venir, en ce post-scriptum :
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« Je m’aperçus que ce ne sont point les pensées qui créent le plus de plaisirs littéraires : elles donnent de l’étonnement, de la réflexion, du lustre
mais c’est l’invention verbale, qui procure les agréments de la langue
_ les « plaisirs, les agréments« , voilà donc l’aune du goût, ici, de Maxime Cohen, en ces « Essais » ;
par dessus « l’étonnement« , « la réflexion« , le « lustre« des « pensées« , même :
d’où la méfiance assez endémique de Maxime Cohen tant pour la philosophie
que pour le « réel », en tout cas « brut », lui-même… _
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et les plus grands génies n’en sont pas mieux dotés _ de ce « génie » du verbe _ que les plus obscures commères
_ provinciales, telle la formidable, elle aussi, « Françoise » du narrateur de « Combray« …
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Saint-Simon ne reproche-t-il pas à Louis XIV une intelligence au-dessous du médiocre,
et avec cela un don exquis pour s’exprimer,
une langue courte, nette, resserrée
_ c’est-à-dire classique : la parole du roi « devant » porter (avec puissance !)… _ ?
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Lui-même _ Saint-Simon _ dépourvu des vues profondes de Montesquieu ou de Gondi _ le cardinal de Retz _, ne brille-t-il point par cette verve
à laquelle il doit plus de gloire qu’à ses prétentions nobiliaires ?
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Alors, en conclusion, page 146 des « Confins de la mémoire« :
« Les petites coiffeuses, à leur manière,
méritaient la même sorte d’éloge _ que Saint-Simon, Louis XIV (ou la « Françoise » de Proust) … _,
quoique avec des restrictions encore plus fortes » _ forcément (pour Saint-Simon, du moins)…
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Et : « Ainsi, le peuple des mécaniques de Paray
vivait-il à mes yeux
dans un tourbillonnant ballet _ musical, en quelque façon, tout de même _
dont ma grand’mère _ par sa « science admirable » du contexte (local) et de « la généalogie infinie de ces personnages« _ seule était capable de démêler tous les pas« …
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« Et lorsque je m’émerveillais de la multitude des aventures qui faisaient l’objet de tant de petites histoires,
de l’incroyable variété de ces âmes et de ces mouvements qui les agitaient,
c’est sur un ton d’évidence accablée qu’elle _ Marie-Louise Couesnon, la grand’mère (de Maxime) de Paray-le-Monial _ s’exclamait :
« Mais mon pauvre enfant,
mais c’est partout pareil !« …
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Soit la hiérarchie du goût, et, d’abord, de la « sensibilité » de Maxime Cohen,
ainsi que sa « philosophie des choses minuscules«
(l’expression se trouve page 151 des « Confins de la mémoire » ;
soit son « leibnizianisme », notamment au chapitre « Sur la bibliothèque de Leibniz« , aux pages 260 à 268 des « Promenades sous la lune« ) ;
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soit une affaire d’attention et de focalisations ;
convenant aussi, bien sûr, aux livres :
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« En cela, les livres furent pour moi le vrai microcosme du monde.
Toutes les saveurs qu’il _ le monde _ exhale,
ils _ les livres, en plus du talent même et de l' »invention verbale » (ou du style, au « naturel ») de leurs auteurs : en leur matérialité première _ les restituent à un lecteur attentif :
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et leurs coins, leurs contours et leurs renfoncements _ artisanaux, physiques _
n’en exprimaient pas de moins inoubliables _ de ces « saveurs » on ne peut plus physiques _
que la maison de ma grand’mère ou les rues de Paray » (à la page 153 :
les deux pages consacrées à ces « saveurs » physiques des livres, pages 153 et 154, sont assez stupéfiantes, même ! :
« Dès mes premières lectures, j’y trouvai une odeur de gâteau sec dont le plus fort est à la charnière de la page, le long de la reliure. Il faut que le papier soit un peu brûlé pour que cette saveur soit bien développée. Le papier de bois est seul à la donner ; le papier de chiffon en donne une autre. Les éditeurs savent les accommoder de diverses façons, brochés, reliés, cousus, encollés, coupés ou non : tous ont une empreinte distincte » ;
« En cherchant un peu, on y respire un parfum d’antique. C’est une chose difficile à définir : ce n’est pas une odeur de fleur ni de fruit ni de rien qui ait naturellement une odeur ; on la retrouve dans certains objets _ ce qu’on nommait jadis les fruits de l’industrie humaine : vieilles demeures, vieux meubles, vieux cuirs, vieux vins, vieux chiens. Elle n’existe _ même ! _ que dans cette recension et par cette rémanence _ sans doute ici des opérations-clé ! Il y a dedans une pointe de poussière, mais seulement une pointe ; c’est d’ailleurs plutôt de l’herbe séchée ou de la sciure ou de la carcasse d’insecte. Mais la poussière est faite d’un peu tout cela. »
Et encore « L’odeur initiale de blé roussi est dominante. C’est une pâte encore moelleuse mais qui a perdu de sa mollesse. »
« L’odeur change quand on se rapproche de la tranche. Elle est moins fruitée, plus acide. Acide n’est pas le mot juste, c’est aigre qu’il faut dire.
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Si l’on en vient au bois du papier, ce n’est pas du bois vert : pas assez d’amertume ; du bois mort non plus : trop de rondeur. C’est un bois qui est au point extrême de son brûlement. Cette chaleur, les feuilles la communiquent en même temps que le sens de leurs phrases : c’est d’elles qu’elles tirent un peu de la leur« .
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Avec cette conclusion ouverte, page 154 :
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« Mais bien vite, les saveurs se perdent, et il faut tourner la page. En voici une autre ;
et de nouveau cette puissante imprégnation et mille rumeurs venues d’ailleurs« .
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Suivent encore cinq pages merveilleuses consacrées à la palette des saveurs et goûts des livres
_ découverts par le narrateur, enfant, dans le second des « deux combles en mansarde » (page 156) du grenier de la maison de la grand’mère de Paray,
dans lequel « on avait remisé tous les objets que l’usure, l’inemploi, et, cause principale de tous les abandons, la mort de leurs possesseurs _ et utilisateurs _, avaient rendu encombrants dans les lieux ordinaires de séjour. On les avait relégués _ donc, faute d’usage encore _ dans cette partie moins ostensiblement vivante d’une maison que sont les greniers et les caves » ;
et « c’est là, laissés à eux-mêmes
comme des marins qu’on a débarqués sur une île
et qu’on retrouve après vingt ans, sales, hirsutes, rongés de chancres, tout à fait démodés, mais irrésistiblement attrayants et prêts _ tel le « Robinson Crusoë » de Daniel Defoe _ à faire le récit de leur extraordinaire aventure« ,
qu’ils « gisaient« , ces « vieux livres empilés, tous du second rayon« , dont se régale, ébloui, l’enfant curieux (page 157)… _
pour cet étonnant chapitre 13 des « Confins de la mémoire« …
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Et le narrateur de citer, « pêle-mêle » : « Danville et Piron« , « Nicole », « les dissertations de Bayle » ; les « contes de Nodier et de Xavier de Maistre,
le Théâtre de Clara Gazul, la Fanfarlo, les Lettres de la religieuse portugaise et Mimi Pinson »
_ œuvres dont les auteurs respectifs sont, comme nul ne l’ignore (!) : Prosper Mérimée, Charles Baudelaire, Gabriel-Joseph Guilleragues et Alfred de Musset !!! _,
« les œuvres légères de Fontenelle« , « un Cazotte que soutenaient philosophiquement des anecdotes du prince de Ligne » ; « les contes de Mme d’Aumont » ; « Florian » ; « Hamilton »
_ Antoine Hamilton (1646-1720), dont ont été publiés, en 1994, les « Mémoires du comte de Gramont » (son beau-frère), à « L’École des Lettres », aux Éditions du Seuil _,
« Régnard« , »Gresset ou Piron » ; « les conversations de Carmontelle« , les Essais dans le goût de Montaigne du marquis d’Argenson » et « Duclos » (pages 157 et 158)…
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Avec cette petite phrase de conclusion de ce chapitre :
« C’est ainsi que (…) j’eus le bonheur d’avoir accès à tant de livres
qu’il me parut évident, et sans même y penser, que
s’il existait quelque part des gisements de plaisirs
_ on notera et retiendra la formule _
aussi inépuisables
que ceux que la nouveauté apporte tous les jours,
c’était dans les livres les plus oubliés des siècles passés. »
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Soit une affaire d’attention
et de focalisations, donc,
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tant dans ses « Promenades sous la lune »
que dans ses « Confins de la mémoire« …
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Bref, quelque chose d’une méthode d' »attention intensive »
telle que celle à laquelle s’essaie, en toute modestie, un Titus Curiosus..
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Titus Curiosus, ce 28 octobre 2008
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