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Revenir jouir de Francis Poulenc (1899 – 1963) admirablement servi par le chef Georges Prêtre (1924 – 2017) : un beau coffret anthologique d’Erato…

20nov

C’est un article louangeur « Hommages à Georges Prêtre chez Warner » de Pierre-Jean Tribot, avant-hier 18 novembre sur le site de l’excelent magazine belge Crescendo,

qui a attiré mon regard sur la parution très opportune d’un coffret Erato 5054197 993787 de 7 CDs, consacré à l’œuvre d’un compositeur que j’apprécie beaucoup :

Francis Poulenc (Paris, 7 janvier 1899 – Paris, 30 janvier 1963)…


Hommages à Georges Prêtre chez Warner

LE 18 NOVEMBRE 2024 par Pierre Jean Tribot

Georges Prêtre dirige Poulenc. Francis Poulenc (1899-1963) : œuvres diverses. Solistes, chœurs et orchestres, direction : Georges Prêtre. 1959-1988. Livret en français, anglais et allemand. 7 CD Warner. 5054197 993787.

Warner rend hommage au grand Georges Prêtre avec un petit coffret _ de 7 CDs _ qui reprend ses enregistrements Poulenc et quelques rééditions numériques de ses gravures iconiques pour la firme française de EMI France, désormais propriété de Warner Classics.

Avec sa collaboration avec Callas, celle avec Françis Poulenc est l’autre association artistique légendaire _ voilà _ de la carrière du chef nordiste (Waziers, 14 août 1924 – Castres, 4 janvier 2017 _ qui aurait célébré ses 100 ans cette année.

Le jeune chef avait amorcé cette collaboration à l’occasion de la création de la Voix humaine dans la fosse de la Salle Favart avec Denise Duval. Le compositeur était tellement heureux qu’il déclara “tous deux vous êtes tellement moi que c’est comme si je me dédoublais”. L’enregistrement qui en suivit, repris dans ce coffret _ merci !!! _ , est un pilier de l’art de l’interprétation de ce chef d’œuvre unique _ absolument.

Georges Prêtre fut la cheville ouvrière pour EMI d’enregistrements sous la houlette bienveillante du compositeur _ oui _, mais le coffret pour éviter de doublonner avec une précédente parution Warner “Poulenc, oeuvres complètes” propose un équilibre entre les gravures historiques et les remake du chef tout au long de sa carrière.

On retrouve ainsi les Concertos pour piano (pour piano et pour deux pianos) avec Gabriel Tacchino et Bernard Ringeissen, en 1983, avec l’Orchestre philharmonique de Monte Carlo, un album orchestral  avec le jeune Orchestre de Paris en 1968  (Sinfonietta, Suite françaiseMariés de la Tour Eiffel) et le diptyque sacré Stabat Mater et Gloria avec l’Orchestre national de France et le Choeur de Radio France enregistré en 1988. L’ensemble n’est en rien une intégrale, plutôt une très large sélection _ voilà _ car si on est ravis de retrouver les Biches en version complète avec chœur, on regrette de ne pouvoir entendre que la Suite des Animaux modèles car le maestro n’a hélas pas enregistré l’intégrale du ballet.

Prêtre est évidemment à son affaire par un style énergique et tranchant _ voilà _ qui vivifie ces œuvres. On se régale des sonorités très typées des orchestres parisiens d’alors, avec des timbres assez crus et verts, qui renforcent l’ironie et l’humour de ces partitions _ c’est très juste. Les prises de son EMI France n’ont jamais été des modèles hifistes, il faut passer sur une plastique sonore, elle aussi abrupte. Mais ces gravures sont de belles références malgré quelques déception comme une Barbara Hendricks hors style dans le Stabat Mater et le Gloria.

En numérique et seulement en numérique, Warner remet en ligne l’intégrale des Symphonies de Saint-Saëns et le poème symphonique La jeunesse d’Hercule avec les Wiener symphoniker, un album Marcel Landowski (Symphonies n°1, n°3, n°4et Concerto pour violon)  avec Patrice Fontanarosa et l’Orchestre n national de France mais surtout un magistral album d’Indy avec l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo dans le Poème des rivages et le Diptyque méditérnnéen, un album fauviste, gorgé de lumières méridionales qui fait briller l’art de d‘Indy comme jamais. On aurait aimé que Warner nous rende deux autres gravures : la Symphonie du Nouveau monde avec l’Orchestre de Paris (avec Jean-Claude Malgoire au cor anglais) et laDamnation de Faust avec ce même orchestre de Paris avec Janet Baker, Nicolaï Gedda et Gabriel Bacquier. Du Georges Prêtre, on n’en a jamais assez !

Note globale 9-10

Ce mercredi 20 novembre 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa

Et encore un somptueux fondamental chapitre sur le lait-legs nourricier de la littérature : le chapitre « Le legs empoisonné _ Laisser ses livres », un fécondissime pharmakon, entre la perte, en 1948, du père Georges Cixous (et l’aubaine de sa bibliothèque), et l’interruption à venir, en 2004, du formidable dialogue entretenu avec l’ami Jacques Derrida : quand reste et tant que demeure une conversation nourrie avec les auteurs de vraie littérature (et philosophie), via les livres que ceux-ci nous ont laissés-destinés ad libitum…

17nov

Et voici maintenant, de la page 77 à la page 93 de ce recueil décidément absolument indispensable qu’est ce tout récent « Et la mère pond vite un dernier œuf« 

_ il nous faudra bien sûr revenir sur le choix de ce titre plutôt comique donné à ce recueil, dont la source se rencontrera un peu plus loin, au chapitre suivant, « Max und Moritz, et ma mère« , aux pages 98-99 :

« J’ai commencé à réfléchir sur les mystères du texte et les secrets de la littérature, rue Philippe à Oran pendant la guerre, en suivant ma mère en visite chez ces vauriens de Max et Moritz. Moi qui hurlait quand on me donnait l’ordre de manger un peu de poulet, une rareté précieuse sur une table famélique, je dégustais avec ravissement les vers suivants :

Hahn und Hühner… Coq et poules avalent l’hameçon

Les voilà pendus à la dure branche de l’arbre

(…)

Le cou des quatre pendus s’étire démesurément, leur chant s’angoisse également. Et ce qui me fait mal à crier me séduit par la musique des mots _ voilà ! Les poules meurent en chœur, rime rime avec crime, les vers tapent du pied. J’avais beau hurler d’angoisse jusqu’au ciel avec les poules _ c’était en novembre 1942, à Oran, 54 rue Philippe, qu’Hélène écoutait ainsi sa mère jouer en marionnettes confectionnées de sa main les contes tragi-archi-comiques de « Max und Moritz » de Wilhelm Busch…  _, en tant qu’œuf j’étais contente que ma mère ponde vite une dernière fois » : des bombes pleuvant alors, ce mois de novembre 1942, sur Oran.

Et à la page 104, encore ceci qui éclaire ce titre du recueil :

« Dans sa chambre ma mère centenaire _ elle mourra le 1er juillet 2013, âgée de 103 ans  _ ne lit plus que Max und Moritz. Elle se prend pour une poule prête à trépasser. Mais il y a dans ces images insupportables _ de Wilhelm Busch _ de quoi la faire pondre de rire.

Ce que m’apporte _ me révèle _ Wilhelm Busch : le rire dans l’horreur », commente Hélène ; j’y reviendrai en l’article suivant… _

un autre somptueux fondamental chapitre sur le lait-legs nourricier _ pour le non tari (« tant qu’il y aura de l’encre et du papier« , et bien sûr de la force de vie…) si fécond « rêvoir » à l’œuvre d’Hélène : formidable pharmakon à son inénarrable façon à elle, à son tour… _  de la littérature pour Hélène Cixous : le chapitre « Le legs empoisonné _ Laisser ses livres« , un fécondissime pharmakon d’intarissables conversations poursuivies, vaille que vaille, à la guerre comme à la guerre, et à-la-va-comme-je-te-pousse et m’inspire-respire-expire-souffle _ entre lire les livres de la Bibliothèque, puis penser-panser, rêver en son « rêvoir », et soi-même allant se livrer corps et âme à la jubilation terrible et hilarante de son écrire… _, entre la blessure à panser de la perte sans legs écrit, ni même dit _ seulement la collection de volumes Nelson de sa bibliothèque ainsi laissée sans mot dire de sa part… _, du père Georges Cixous, le 2 décembre 1948, à son décès, et l’interruption à venir le 9 octobre 2004, au décès à lui aussi, l’ami Jacques, du formidable dialogue-conversation _ aussi par téléfaune, puis au « rêvoir« , via les livres laissés de l’ami parti, qui lui-même songeait fort à son propre posthume… ; cela, nous le verrons au chapitre terminal, et lui aussi évidemment capital, de ce livre-ci, aux pages 113 à 137, intitulé « Le chat et le château » : tout, en cet admirable indispensable recueil de textes d’Hélène Cixous qu’est ce jubilatoire « Et la mère pond vite un dernier oeuf« , venant parfaitement « se rejoindre » et s’imbriquer… _ ô combien nourricier, à son tour, avec l’irremplaçable, forcément _ qui donc est substituable ?.. Personne ! Et encore moins ni ami ni aimé ; la consolation-pansement-pharmakon, si elle est désirée-envisagée-recherchée-poursuivie, semble tellement difficile et peut-être même quasi impossible à obtenir et tenir-maintenir longtemps et jusqu’au bout de sa propre mortelle vie, en ce duel à la vie-à la mort des pulsions de vie et la pulsion de mort, si puissantes et tellement compliquées à apprendre à dévier-manœuvrer afin d’essayer-tenter de parvenir à surmonter-survivre à la douleur-poignard du deuil subi de ces si cruelles pertes… _ ami Jacques Derrida…

Ici,

et de la phrase, page 78, à propos de Jacques Derrida :

« il laissait ses livres à la place de sa personne. Et parmi son œuvre immense, ses innombrables méditations sur les mystères tragiques et philosophiques de l’héritage« ,

presque directement à la suite des mots mêmes, impératifs, de l’ouverture de ce chapitre, page 77 :

« Un jour des derniers temps, mon ami Jacques Derrida me dit : « Si je ne suis plus là, tu pourras continuer à lire mes livres. » Je grimaçai d’horreur. C’était un dit de vérité à venir, un verdict, une annonce amère. Une phrase à deux coups. Mise à mort et promesse. Ablation et substitution. La mort pour moi, la survie pour mes livres » ;

et des sublimissimes pages 79-80 à propos de ce qu’Hélène, en forme de « viatique » qui lui était nécessaire, raconte de ce qu’elle a pu bientôt trouver de son père « homme de parole et de mots, c’étaient des mots extraordinaires qu’il me donnait tous les jours« , une fois celui-ci brutalement disparu et enlevé à elle, le 2 décembre 1948 :

« J’ai hérité de Georges mon père le besoin géorgique de déterrer les mots, de descendre sous le taire, de nettoyer, d’arroser, et d’écouter ce qui erre le long du silence _ c’est admirable ! J’ai toujours aimé Virgile et par conséquent Dante. Outre ce lien indécis et ouvert comme tout, mon père a laissé _ très matériellement _ une bibliothèque. Il ne l’a ni donnée, ni léguée, il l’a laissée avec cet abandon, ce suspens de la volonté dernière, qui fait le don idéal, celui que l’on n’a pas fait exprès. Alors ce legs laissé sans le su, je l’ai pris, je m’en suis constitué l’héritage par excellence, le bien attribué par le sort, béni pour avoir été lu par mon père, et ramassé, lui mort, sur ses étagères. Je n’en finissais pas de composer le lai de la Bibliothèque : j’ai lu, depuis mon père et sans son injonction, il m’a laissée lisant le tout de la littérature, le bon et le mauvais, le sublime et le détritus, son compost, sa litièrature. Sans maître, sans conseil, sans loi. J’ai tout dévoré. De gauche à droite, j’ai sucé un à un tous les volumes de la collection Nelson, tout était bon également. J’ai rien oublié. Je crois que j’ai mangé mon père jusqu’aux moelles. Hériter pour la vie, si c’était possible, je crois que ce serait cette opération : absorber, consommer, transsubstantier le Laissé, en forces vitales pour soi _ voilà.  Sans dette. Et entre tous les legs nourriciers, recevoir et faire son miel d’une Bibliothèque » _ une opération merveilleusement accomplie par Hélène.

je me rends immédiatement aux deux puissantes pages finales de ce crucial et fondamental chapitre, aux pages 92 et 93, consacré à l’héritage des livres, et pas seulement ceux laissés sur les étagères de son père, Georges Cixous, le 2 décembre 1948 :

« Peut-on échapper à l’héritage ?

Moi-même j’ai bien fini par me rendre à Jérusalem, où je ne voulais surtout pas aller _ sur le récit de ce voyage en son « Gare d’Osnabrück à Jerusalem » (paru le 14 janvier 2016), cf par exemple mon article « « , en date du 16 juin 2018…

Pour payer une infime part de ma dette à l’égard de ma généalogie multimillénaire _ tant sépharade qu’ashkénaze… _, minimissime, pour répondre : oui, à la question êtes-vous coupable ? A la question : êtes-vous juive, je mets : oui, je décide et consens à répondre sur le formulaire _ demandé à remplir pour l’obtention du visa d’entrée en Israël _, oui, alors que mon amour de la Vérité compliquée, mon besoin vital _ oui _ de pousser la pointe de la pensée au cœur du combat des paradoxes, mon alliance avec l’inconnu c’est-à-dire le pays de l’écriture _ ce territoire-trésor lui aussi… _, le courageusement infidèle, toutes mes obsessions vitales, veulent que je dise non pas oui mais : juive je le suis par vent de nord-nord-ouest, ou par mauvais temps, mais par beau temps clair sans rafales de vent, ou quand je suis en mes libertés dans les rêves, je ne réponds que : rien ni plus ni moins.

En tant que chat, ou écureuil _ du jardin aux arbousiers et pins de la maison d’écriture des Abatilles _, ou ancien chien _ tel son chien Flip _ je ne suis pas plus juive que le cheval ni moins, j’aime les vaches, comme ma mère, pour la fatalité de la vie je m’identifie aux poules, je n’ai guère de difficultés à reconnaître mon âme dans celle d’une poule, j’ai les mêmes battements de cœur,

mais à tous les juifs qui sont juifs se sentent juifs, juifs des avant et juifs des après, je reconnais que je dois un trésor inestimable _ voilà… _ d’angoisses et de tourments, l’usage illimité _ et persistant _ de la tragédie et ce qui va avec l’exercice de la douleur : l’esprit de révolte, la jubilation _ oui, magnifique ! _, l’eau du rire qui jaillit au milieu du brasier et jusqu’à l’avant-dernière minute dans les camps d’extermination _ ici je pense au grand Imre Kertész du « Chercheur de traces« … _, la nostalgie perplexe du désert, la fréquentation des zones d’exclusion et le don nomadique, la façon d’allonger perpétuellement le cou au maximum pour scruter l’horizon, comme si le présent était là-bas dans le lointain futur ou au contraire la façon de creuser des puits sous son lit à la recherche de pensées ou êtres perdus et peut-être conservés dans les souterrains du temps, toutes ces herbes amères tous ces sucs et ces miels spirituels dont l’écriture se régale« 

Un chapitre magistral !

Consacré aux ressources, fabuleux trésor où puiser encore et toujours de conversations essentielles que peut offrir le dialogue ouvert et infini du lire-écrire-penser, pour Hélène en son « rêvoir », avec les auteurs vrais de la littérature et de la philosophie _ pas ses pullulantes-purulentes contre-façons de « litièrature« – compost, à destination des oisifs-qui-lisent pour se distraire-désennuyer-divertir : en fait ne plus penser du tout à l’essentiel… Revenir lire et méditer ici le merveilleux chapitre « Lire et écrire » du Zarathoustra de Nietzsche, joliment sous-titré « un livre pour tous et pour personne« … Ou encore le très juste récent « Un Sens à la vie _ enquête philosophique sur l’essentiel » de mon ami bruxellois Pascal Chabot… Des livres nécessaires et vrais, en ces temps de faussaires et fausseté…

Bien évidemment à suivre…

Ce dimanche 17 novembre 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa

Poursuite de ma lecture du tout récent Cixous « Et la mère pond vite un dernier oeuf » : maintenant un somptueux chapitre « La Fugitive », à propos de « son » Algérie quittée et à jamais revenante…

13nov

En poursuivant ma lecture enchantée du tout récent Cixous « Et la mère pond vite un dernier oeuf« ,

voici maintenant, aux pages 63 à 76, un somptueux chapitre intitulé « La Fugitive« ,

à propos des rapports d’une infinie complexité et richesse d’Hélène Cixous avec « son » Algérie, quittée à l’âge de 18 ans, en 1955, et à jamais revenante, pas seulement en son « rêvoir », sans qu’elle y soit jamais physiquement retournée, revenue :

une pure merveille !

« c’était moi, c’était elle, j’étais elle, j’étais zèle, j’étais soulevée, emportée par un zèle sans violence _ d’enthousiasme très vite, très tôt, quasi immédiatement, poétique et littéraire, à travers le tamis chamarré des diverses langues parlées et narrées, contées, voire chantées et ries à la maison même : ce que développera le très parlant texte-chapitre qui suivra un peu plus loin aux pages 94 à 112, tout admirablement en ce livre-ci s’ajointe,  et qui lui s’intitule « Max und Moritz, et ma mère _ Jedes lest noch schnell ein EI und dann commet der Tod herbei« … _, une tendresse folle, je désirais l’Algérie, mais jamais je ne m’en pris à elle _ elle était constamment là, omni-présente, mais aussi en même temps, étrangement et étrangèrement, constamment inatteignable parce que se dérobant aussi, en sa pourtant massive présence fuyante… _,  j’étais debout à l’entrée des rues, sur les places, et je la priais, je l’espérais, je la voyais passer dans le lointain intense d’une proximité inexorable, voilèe ou dévoilée, le voile ne la voilant pas à mes yeux mais plus exactement la promettant, mais jamais _ non plus vraiment _ accordée _ au sens aussi musical de ce terme : la dissonance résonne… _, voilà le portrait de mon enfance _ de 1937 à 1945 à Oran, puis de 1945 à 1955 à Alger _, la fugitive c’était elle, la fuie, moi ; mais on ne sait jamais en vérité qui fuit qui, ce qui me fuit je le poursuis, dans la poursuite le poursuivant est poursuivi par _ l’engrenage lancé et désormais inarrêtable de _ la poursuite, nul ne peut s’arrêter, toutes les chasses _ y compris la stendhalienne « chasse du bonheur » : l’expression a été déjà donnée à la page 41… _ le répètent sitôt le mouvement lancé le sort est jeté on chassera chassé chassée à jamais, demandez à Flaubert à Stendhal ou aux autres chasseurs, Proust…« ,

ainsi commence sublimement ce sublissime, magistralement éclairant lui aussi, texte-chapitre, à la page 63.

Et en suivant tout aussitôt, sur cette même page 63 :

« L’Algérie est mon sort jeté, j’étais sa poursuivante sa suivant fascinée, je l’ai aimée comme Rimbaud la beauté, elle me quittait, je voulais être assise sur ses genoux l’asseoir sur mes genoux, les mots je et nous n’ont jamais fait un seul mot » _ sempiternellement l’irréfragable douloureuse distance de la séparation à jamais incomblable.

Et puis, toujours dans la poursuite du même élan, ce qui suit, aux pages 63-64 :

« Pourquoi l’aimais-je ainsi d’un amour entêté, désolé ? Je voulais réparer _ suturer… _, je pensais qu’elle était ma mère ma sœur et que, comme dans un des contes de fées connus par cœur, elle le ne le savait pas, j’étais le vilain petit canard, le cygne noir, l’enfant transformé par un maléfice en autre bête, je comprenais qu’elle me méconnaisse, elle me prenait pour de fausses apparences elle me voyait française moi qui ne l’étais aucunement même de carte d’identité, j’étais une exclue dénationalisée dénaturalisée » _ ne serait-ce que du temps des lois scélérates du régime de Vichy, à partir de l’abolition le 7 octobre 1940 du décret Crémieux (en date du 24 octobre 1870), et avec le maintien un certain temps de cette législation anti-juive après le débarquement des Alliés en Algérie le 8 novembre 1942, et après l’assassinat à Alger de l’amiral Darlan le 24 décembre 1942 : leur citoyenneté française n’étant officiellement rendue aux Juifs d’Algérie que le 20 octobre 1943, presque un an après le débarquement allié, en grande partie sous l’influence du commissaire à l’Intérieur, André Philip ; de Gaulle ayant enfin écarté Giraud et obtenu la présidence exclusive du Comité français de libération nationale d’Alger et affirmé son autorité sur tout l’empire en guerre…

« C’était le Paradis croit mon frère je ne l’ai jamais cru, ce fut toujours l’envers _ enfer, infernal _, la sensation de « Paradis » je ne puis la recevoir jamais que dans la fatalité programmée de la perte. L’Algérie toujours déjà perdue, même pas perdue, déjà spectrale _ voilà ! et revenante en poursuivante à jamais suivante très proche, constamment à ses basques… _, déjà _ alors même en ces années d’enfance algérienne _ retirée, sans passé duquel faire mémoire, sans futur. Elle m’a donné les biens subtilement précieux : l’étrangeté _ étrangèreté _ natale, le sens sans douleur de l’inappropriable, l’expérience de l’inracinement _ expressions toutes très évidemment fondamentales _, je ne suis jamais identifiée aux identités, ni aux identifiés ni aux identificateurs _ enfermants. Le verbe être me fait toujours rire _ le rire étant un versant lui aussi fondamental de l’idiosyncrasie Hélène Cixous : sa façon shakespearienne, si l’on veut, ou encore kafkaïenne, Kafka riant bien sûr énormément, de recevoir, avec le poil de recul vitalement nécessaire, le tragique, dont le choc purement frontal sinon broierait-foudroierait sans recours : le rire-humour absolument incorporé faisant fonction de salutaire bouclier-parapluie-paratonnerre en Hélène…) _, que dire de je suis ou de je ne suis pas je ne les supporte qu’interrogés _ dédoublés en leur indéfectible complexité… _, courbés sous le vent, ou conjuguant le suivre et la poursuite » _ tout cela, bien sûr, absolument crucial et fondamental…

« D’où, peut-être, ma résistance, vaguement perçue _ très tôt _, à l’idée de Retour. Un mot néfaste _ vecteur d’illusions fourvoyantes… _connoté de la tragédie-Israël. Comme si l’on avait eu lieu.« 

« Je crois à l’Odyssée sans Ithaque. On part _ seulement, et c’est tout ; on ne fera jamais, sans cesser, que partir. Je crois à la puissance _ marqueur indélébile _ du bord de départ _ ici cette Algérie quittée. Je viens de. Je veux venir de. Je viens d’Algérie _ Elle m’a donné les départs et je les ai pris » _ comme des dons infiniment précieux en leur richesse complexe formatrice.

« Je l’ai souvent décrit, en Algérie je vivais avec portail barreaux grilles entre mes côtés, je longeais les murs quand j’entrais c’était _ déjà _ la sortie _ qui toujours et immédiatement se profilait dans ce passage-tunnel du labyrinthe à affronter _, il n’y avait que cet arpentement des rues d’Oran et ces visions instantanément annulées de ce qui aurait pu être le dedans du cœur«  _ toujours dérobé.

« L’unique fois d’Oran _ quittée ensuite pour Alger en 1945, à l’âge de 8 ans, par Hélène _ où je fus dans un lieu arabe je fus perdue dans une vapeur épaisse et lourde où se mouvaient des jambes et des fesses inconnues en vain je cherchai ma mère, je me noyai dans les colonnes humides du bain maure _ voilà ! _, en bas de la rue Philippe. J’étais sous le charme maure. Curieusement, était-ce un tour d’homonymie déjà _ ah ! ce jeu-ronde-chanson des signifiants dont s’enchante et pour toujours Hélène ; et nous, à notre tour, en la lisant… _, j’ai toujours aimé ce qui était maure, j’y voyais une suprême élégance, ainsi des tombes, pures, discrètes qui tombaient et descendaient comme des mouettes les pentes parfumées de chaleur menant aux hauteurs des Planteurs _ à Oran, donc _, était-ce un penchant instinctif pour ce qui déjouait la mort en maure, j’aimai le café maure, et le mot _ voilà _ et par-dessus tout les mauresques toutes et chacune un peuple et une femme. Qui fut mon premier amour d’avant l’amour, Aïcha d’abord et tout de suite après au dam furieux de mon père, son icône insue _ alors d’Hélène enfant _, la poupée mauresque qui me tapa dans l’œil en 1946 rue Bab Azoum _ à Alger, cette fois. A défaut d’Aïcha, je voulus sa miniature. Je poussai des hurlements sauvages dans la Citroën que mon père conduisait d’une froide colère et malheureusement n’ayant pas lu encore _ en 1946 Hélène a 9 ans _, je ne pus expliquer le secret de cette scène enfiévrée ; nous répétions le drame orphique, derrière moi Eurydice mon père le divin irrité, moi avec elle dans le dos, et entre nous se creuse le temps mort.« .

« Mes premières ruines furent mes premiers trésors _ source de savoirs féconds sur le temps et ses admirables tremblements, la vie, la mort, ce qui survit ou pas, et flamboie au moins dans la pensée, l’écriture, et puis, en suivant, la lecture. Le mot « ruine » est à jamais scintillant des lumières _ de noces _ de Tipasa. Rien de plus beau. La beauté même, le sans _ éloignant, sinon privatif, et puis les plaies de cendres presque brasillantes encore _ de la coupure même, et sans deuil _ d’une douce et tiède nostalgie, sans nul chagrin de regret ici, mais consolante par l’éclat à jamais vivant de cette beauté justement…. Les ruines de Tipasa sont des joyaux, le contraire de la dégradation (du moins lorsque je les vis), dans l’alliance inouïe entre l’indégradable, l’élément ciel l’élément mer, terre et pierre respirant ensemble la mémoire et le temps.

Lorsque j’arrivai à Paris pour la première fois _ en 1955 ? un peu avant ? _, tout me parut ruine, autoritaires monuments du temps, châteaux des pouvoirs, donjons de résistance à la castration.

Quelque chose dans l’écroulement modeste et magnifique des ruines de Tipasa, la soumission au processus, c’est totalement humain.

Mais ceci est un rêve _ du rêvoir »…

« La réalité est la rage dan les villes et la rage dans les villages. Les rages ont toujours été là. Dans mon cœur comme dans les ruelles. Les rages 2001 _ entre aures celles des Twin Towers du 11 septembre, c’est dit  _ n’en sont que les filles. On a semé des meurtres. Il y avait en 1940 l’année où j’ai tout compris, si minime que je fusse _ à l’âge de 3 ans _, du meurtre et de la haine _ et donc du mal violent ! _ où que l’on se tourne. C’était une entre-tuerie.

Et je compris dès que je pus remonter l’histoire que la mort et l’humiliation _ voilà _ avaient été convoquées au berceau de ce pays _ qu’est l’Algérie.

On tue, on massacre, on recouvre les fosses, on bouche les grottes pleines de cadavres calcinés, comme si l’on pouvait faire taire les assassinés _ et c’est le contraire : leurs cris et leurs rages se perpétuent et s’amplifient ! _ en les bâillonnant de terre. C’est affreusement _ absolument _ ridicule.  Déjà Homère avertissait _ mais combien de politiques aujourd’hui encore lisent ou ont lu Homère ? On ne fait pas taire. Les victimes reviennent _ voilà. Toujours _ toujours… Elles mettent quarante ans à forer les couches de déni _ et c’est là l’affreux mauvais calcul de tous les dénieurs et menteurs.

Les ruines ruineuses et ruinées de l’Algérie elles sont là dans l’escamotage des massacres qui recommencent.

On a commis un grand péché initial dans ce pays. Partout où l’on fonde par violence pousse le sang pendant des générations.« , page 66.

Suivent 10 autres pages pour ce chapitre « La fugitive » dont je viens de lire ici seulement les quatre premières,

et qui au moins tout aussi admirables.

A suivre…

Ce mercredi 13 novembre 2024, Tutus Curiosus – Francis Lippa

Et puis le chapitre « Pour un Prologue » de ce livre « qui voudrait s’appeler « Barricades » »…

12nov

Aux pages 60 à 62 se situe un chapitre intermédiaire _ c’est le septième d’un livre qui, en son « recueil« ,  en comptera finalement onze _ qui nous apprend que _ je cite ; et j’ajoute qu’à la page 9 une avertissante Note de l’éditeur nous prévenait, et c’est important pour l’architecture de ce livre, de ceci : « Certains de ces textes ont été publiés épars dans des revues, il y a longtemps ou non. Comme l’autrice ne se souvient pas toujours ni des circonstances ni des lieux de publication, considérons que les inédits et les autres se rejoignent dans un ordre qui en fait un recueil écrit aujourd’hui » : c’est en effet assez utile de le savoir, même si ça ne change pas grand chose à l’effet toujours sidérant et aussi admiratif que produit sur le lecteur ce nouvel opus d’Hélène Cixous, poursuivant, pour notre jubilation, l’exploration de sa toujours brûlante vivante veine à vif… _ :

« Le livre voudrait _ le verbe est ici au conditionnel _ s’appeler Barricades _ et j’ignore encore, à ce stade prématuré de ma toute première lecture, pourquoi ce livre aura in fine un autre titre, comique, lui : « Et la mère pond vite un dernier œuf« …

C’est un amoncellement _défensif, en un épisode désordonné et improvisé de bric-et-de-broc, sur le champ, à la va-vite, de conflit violent face à des armes offensives potentiellement mortelles… _ de divers objets, matériaux, fragments d’expérience unis entassés-unis _ ajointés, « se rejoignant » dit l’éditeur, dans une même perspective poursuivie, et in fine « unie« , de regard… _ pour résister _ voilà ! _ à des assauts hostiles _

armée sans armement, sauf à l’édification de pyramides de résistances _ d’encre et de papier _ improvisées _ inévitablement et ludiquement, hic et nunc, là, sur le champ, avec lucidité visionnaire et formidable prestesse : quelles joies de surprises secouantes à jets continus, oui, de lecture à notre tour endiablée ! _,

des poèmes de street-art,

la lutte entre des vagues _ en assauts successifs _ de rage, qui se disputent l’idée d’honneur _ et de dignité d’humanité profonde cruellement attaquée.

Qu’est ce qui est le plus valeureux ? l’émeute, l’insurrection, la révolte, en haut de cet amas convulsif, nue sous un drapeau la révolution, au milieu un orchestre canon, tanks, chevaux, pêle-mêle _ à la Goya du « Dos de Mayo« ,  ou à la Delacroix de « La Liberté guidant le peuple« , ou encore, bien sûr, à la Hugo des « Misérables« , etc. _

monuments de rêve _ du « Rêvoir« … _

chateaux forts faibles _ de papier.

 

Ne vous étonnez pas

Que le Prologue soit situé ici, au milieu _ un peu incongru, certes, au regard des normes de l’édition, mais le jeu bondissant et constamment renouvelé de la fantaisie de l’écriture d’Hélène est inépuisable _ du chemin des barricades, ne vous étonnez pas, dis-je à mes petits-enfants _ comptant au premier rang de ceux à qui Hélène tient si puissamment à adresser son vital témoignage, pour quand aura passé ce qu’à, une occasion parmi d’autres, Annette Wieviorka a appelé « L’Ere du témoin« … ; car le témoin doit vitalement, chaque fois (cf ici le beau chapitre aussi, précédent, intitulé « Cérémonies », aux pages 51 à 59), être lui-même matériellement passé, transmis, donné, d’une main à une autre.

Une file de temps nous sépare. Ou raccorde _ on ajointe et on transmet donc. Cinquante ans _ 50 ans ? _ Bien plus. Disons plus d’un demi-siècle s’étend entre mon enfance _ entre 1937 et 1945, rue Philippe, à Oran _ et celle de mes petits-enfants comme celle de mes lecteurs ; et pas du tout le même demi-siècle ou siècle de part et d’autre.

Le mien est composé de tant de guerres, de ruines, d’extinctions de races, de royaumes, de divisions et convulsions de planètes ! Depuis ma naissance je ne me suis jamais sortie d’un état de mobilisation  _ et c’est absolument capital pour bien saisir l’idiosyncrasie de l’écriture d’Hélène _, d’endeuillement et de colère _ telle celle de l’Achille de « L’Illiade« … Tous les matins avant le jour je crie, je me plains, je crains, je dénonce la destruction _ voilà. Quand le soleil de mes filles se lève, le cours de la vie reprend une innocence, on lit, on rit, on mange le pain du jour

L’enfance prophétique _ vécue au 54 de la rue Philippe à Oran, donc ; cf, entre divers autres, mon article «   » du 17 novembre 2022… _ ne me quitte pas, je sais tout, je suis en inquiétude _ d’éveil et alerte permanents, comme sur les remparts d’Elseneur et ses fantômes de revenants… _

Une non-coïncidence se maintient ferme _ au fil de cette vie _entre mon âge à double étage _ celui d’hier et celui de maintenant _

Chaque année _ dans la maison d’écriture de l’Allée Fustel de Coulanges, aux Abatilles, les mois d’été juillet et août… _ le temps, sa substance résineuse _ chargée de la senteur puissante de ce qui s’écoule, en plaie, des pins blessés de ce jardin enchanteur… _, allume un incendie _ cf ici le merveilleux « Incendire _ qu’est ce qu’on emporte ? » d’Hélène, l’année dernière, 2023 ; avec, par exemple, en témoin, mon article «  » du 27 novembre 2023 ; auquel j’ajoute ici un renvoi à celui, prémonitoire, du 15 juillet 2022, un an auparavant, car je n’ai forcément pas manqué alors de bien penser à Hélène en sa maison et son jardin des Abatilles, si proches du feu qui s’étendait :  »  » … Une réserve de haines fournit le bûcher quotidien _ où flamboie l’écrire magnifique et merveilleux, unique, splendide et somptueux, d’Hélène. Tout un assortiment. _ c’est intéressant, me dis-je _ bigre ! _

Dans mon campement _ d’éveil et alertes visionnaires _ c’est plein de barricades et de massacres »

Etc.

Comme quelques précisions ici jetées sur le papier au très important chapitre « Je veux être aussi criminelle que possible« , des pages 39 à 50…

Mais tout très effectivement se tient ici et s’ajointe parfaitement en ce « recueil » rapiécé de « textes » peut-être au départ un peu disparates, jetés sur le papier dans le contexte des urgences diverses de circonstances un peu, mais seulement en apparence, en effet disparates, car c’est bien une même unique veine et flamme qui les anime, leur donne vie et passion, et les fait si magnifiquement uniment flamboyer…

A suivre…

Ce mardi 12 novembre 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa

Et maintenant le sublime chapitre « Je veux être aussi criminelle que possible » sur la genèse et l’obstétrique de la vraie littérature pour Hélène Cixous : admiration !

11nov

En poursuivant le début enchanté de ma lecture du « Et la mère pond vite un dernier œuf » de la chère Hélène Cixous, dont a témoigné hier mon article : « Enchantement ébloui du nouveau Hélène Cixous : le délicieux, effrayant et hilarant tout à la fois, et justissime d’écriture, « Et la mère pond vite un dernier oeuf »… »,

voici ce lundi 11 novembre l’écho de mon éblouissement à la lecture du proprement sublime chapitre, aux pages 39 à 50, intitulé _ avec un brin de provocation, mais pas tant que ça… _, « Je veux être aussi criminelle que possible« , dans lequel l’autrice expose splendidement en un dialogue _ sa forme de récit favorite, en sa réclusion solitaire choisie et impérative les deux mois d’été de juillet et août de chaque année, en sa maison d’écriture de l’Allée Fustel de Coulanges, aux Abatilles, où elle se consacre exclusivement à l’écriture de sa propre littérature, très rituellement, et selon la fantaisie de l’absolue nécessité de son « rêvoir« …  _ avec sa revenante mère Eve, en leur jardin fructifore de pins et arbousiers _ et aussi « chênes, mimosas, écureuils, couleuvres et lézards », page 39 _ de l’Allée Fustel de Coulanges des Abatilles, à Arcachon _ justement : ce jardin d’où part ici même ce récit-ci : « Je traversais le jardin avec Eve ma mère« , page 39… _, ce que la littérature vraie telle qu’elle la conçoit avec une parfaite justesse (!), doit, en tant que « fruit« , au vol, à la faute _ qu’elle qualifiera, un peu plus loin, page 48, de « Felix Culpa« , nous allons donc comprendre pourquoi… _, à la honte, au crime-et-châtiment qui résultent de ce vol, souvent, déjà, de fruits (pommes, poires, grappes de raisin, figues, etc.) quand le chapardeur se trouve pris la main dans le sac _ et confondu ainsi, par quelque autre (un légitime propriétaire, lui), de ce « crime« , suivi de son « châtiment » ;  la formule « crime-et-châtiment » se trouve à la page 45 : « Nous sommes, nous qui nous reconnaissons dans la maçonnerie secrète des écrivains, des voleurs amoureux de leur crime-et-châtiment« … _ : si le jardin « était sans fruit aucun livre n’y commencerait sa furtivité« , dit formidablement _ pour qualifier la naissance archi-discrète et très difficilement consciente du processus complexe et souterrain de ce départ de l’alchimie qui mènera in fine, dans la chambre du « rêvoir« , à l’écriture archi-nécessaire du texte (et puis du Livre final) sur la page accueillante de l’écritoire ; cette expression de « furtivité » du livre, pour qualifier ce que d’autres ont baptisé « sentiers de la création« , est proprement admirable !.. _ la narratrice à sa revenante mère Eve, dans le jardin de pins et arbousiers des Abatilles, page 39.

Car, en « la littérature œuvre par œuvre tout commence par un vol _ voilà donnée la thèse que ce chapitre prométhéen (de « voleur de feu« ) va désormais expliciter… _ . Tout auteur est un ancien voleur » _ d’abord, en l’enfance quasi innocente, mais pas complètement (le savoir du larcin est déjà présent !), de fruits divers : de poires, pour saint Augustin, de pommes, pour Jean-Jacques Rousseau, de grappes de raisin et de figues, pour Jacques Derrida, etc., page 40 ; et c’est bien là la thèse qui va être explicitée ici… _, « et pour tous, c’est une affaire de mots volants. (…) D’abord tu voles un fruit, là-dessus tu écris, dis-je. Par la suite du vol _ le vol et la conscience de sa faute étant bien l’élément déclencheur de l’écriture, qui en provient directement, et va fantasmatiquement y retourner, ou tourner dessus, tels les survols d’approche concentriques et lents du vautour, à l’écritoire de l’écriture… Tes livres sont les fruits. Pour que ça marche, tu dois être pris« , page 40.

Et « si par chance tu es pris, c’est alors que tout commence : te voilà « criminel. Dicriminel. On t’accuse. On te fait honte. Alchimie merveilleuse de la honte. Voir Rimbaud », page 40.

Et ensuite :

« Te voilà le Centre des émotions. Couronné. Plus tard on sera tenté de recommencer, c’est logique. (…) Petite cause grande conséquence. Voilà comment l’on devient recriminel : on répète inlassablement par écrit _ voilà ! au « rêvoir » à demi fantasmatique et ouvert de l’écritoire… _ ce bref moment de gloire qui a ébloui maman d’étonnement ou de colère« .

Et puis : « Justement, tous mes auteurs, ça leur plaît d’être coupables. Ce qu’on veut, dis-je en tournant lentement autour du pot, c’est la faute. (…) Ce qu’ils veulent goûter, dis-je, c’est le goût du châtiment _ de la fessée de celle qu’il appelle « Maman » pour le Rousseau des « Confessions« , par exemple… Tous rêvent d’être des criminels _ c’est-à-dire des fautifs punis et châtiés. Il y a un rapport étroit entre le méfait et le fait d’écrire« , page 41 _ la thèse de ce chapitre important est donc très claire.

Puis pages 42-43 :

« Quant à moi, la vérité c’est que je veux pousser l’écrit jusqu’au crime contre la société, la tradition, je veux pousser jusqu’à l’écrime.

Je veux prendre toutes les libertés avec la  langue, je veux aimer ses charmes _ creusés à délicieux plaisir _ à la folie. Et que les acariâtres me reprochent de l’aimer mal ou pas assez _ la langue commune.

(…) Ravissement pour ravissement, je veux en jouir dans l’ignorance _ assumée et consciemment violée _ des bornes et des rôles, la ravir _ tel Prométhée _ à qui me l’interdit. Je veux aimer à la fureur et par-dessus tout une chose bizarre, chose animée, torrentielle, désobéissante, mécréante, qui bondit _ la parole se déchaînant en cette écriture débridée et sauvage _ par-dessus les matelas et disparaît en laissant derrière elle des traces d’incendie. J’irais jusqu’au seuil de la mort. Je veux jouer avec le feu, comme les autres _ écrivains, en ce statut hautement assumé… _. mais je préfère ne pas en mourir, quoique – je n’ai pas le choix. Je ne fume pas dans mon lit comme Ingeborg Bachmann ou Clarice Lispector je ne mets pas le feu aux draps _ comme elles, qui en périrent. Je crains de perdre la vue et la main droite. Je préfère ne pas être décapitée. Je crains pour mon crâne, pour mon cou, pour mon poignet, pour mes outils d’écriture » _ en prenant de l’âge…

« Bien sûr que je suis contre la censure (…) et bien sûr d’autre part pour la liberté« , page 41.

(…) Mais à peine avais-je pensé cela que je pensais inversement. Car d’un autre côté je ne voudrais surtout pas ne pas être censurée accusée et condamnée, si je n’étais pas mise à l’index, omise, exilée sur place escamotée menacée d’extinction, je serais effrayée, je me sentirais en danger d’inclusion, d’incorporation _ de neutralisation normalisée castratrice. Non, non, surtout pas d’absolution. Je crains l’encens. (…)

Je tiens à être repoussée juste assez _ voilà ! _, comme il convient à un écrivain. (…) Quel écrivain voudrait renoncer à ses droits à la persécution parmi lesquels l’exil, le deuil, la solitude ? Pas moi, ni aucun de ceux que j’ai rencontrés.

Car ne savons-nous pas tout de suite, très jeunes déjà, six ans huit ans dix disons, tout sur les bénéfices tordus et nécessaires de l’élection _ insigne de la littérature _ et sur le rapport étroit qui existe entre le vol et la plume ? Je veux dire entre le premier fruit volé et le fruit de ce vol qui est la plume _ de l’écriture. Je veux dire entre la pomme et la plume d’oie puis la plume du stylo puis la plume de l’apple ordinateur.

Nous sommes, nous qui nous reconnaissons dans la maçonnerie secrète des écrivains _ vrais ! pas des faussaires qui « produisent » à destination des « oisifs qui lisent » selon l’expression justissime de Nietzsche en son lucidissime « Lire et écrire » d' »Ainsi parlait Zarathoustra« … _, des voleurs amoureux de leur crime-et-châtiment. Mais il est dangereux de le dire. Cela tourne aussitôt en vantardise. Pourtant je ne connais pas d’écrivain qui voudrait renoncer au violent héritage gratuit qui lui tombe dessus, qui voudrait d’un cœur uni échapper à tous ces bizarres biens à visage effrayant appelés prison bagne exil folie trahison. Et qui tous récompensent le premier exploit commis au jardin : avoir défié le légitime propriétaire quel qu’il soit, un Dieu, le tsar, un papa, un monsieur, un critique littéraire, un gouvernement despotique. Et porté la main sur les fruits« , pages 44-45 _ la vraie littérature est bien défi.

« Certains ne rescapent pas, certains se roulent dans le brasier d’énigmes et meurent carbonisés d’abord mentalement ensuite physiquement surtout les femmes, le prix Nobel ne guérit pas Nelly Sachs au contraire, qui sait si le Nobel n’a pas précipité sa fin. C’est qu’il faut supporter _ pour maintenir sa liberté folle d’auteur vrai _ une si percutante réhabilitation.

Menace des deux côtés, menace par le mépris menace par la gloire. Un effacement _ de la liberté entière et totale, sans freins par les compromissions (surtout éditoriales), de son écriture _ guette. Mais tout cela ne se commande pas.

On ne peut pourtant pas vouloir être coupable et pris en flagrant délit ni vouloir être impardonnable ni vouloir être noir américain ou victime des nazis. On ne fait pas le mur exprès. Il peut seulement arriver _ simplement circonstanciellement, dans le contexte socio-existentiel de sa vie à côté de celles (un peu moins a-normales !) des autres… _ qu’au terme d’un cruel combat entre soi-même, en luttant de toutes ses forces en son for intérieur dans le corps-à-corps avec la faute, tantôt coupable tantôt victime on s’entretue un peu, et l’on soit coupable malgré soi d’un suicide manqué.

Le crime à récrire ne peut nous arriver qu’à notre âme défendante. Il est commis, nous n’avons pas pu l’éviter« , pages 46-47.

« Eve, saint-Augustin, Swift, Rousseau, Stendhal, Rimbaud, et sans oublier Eve ma mère Joyce Genet Derrida Bernhard _ ne pas oublier, en effet, de revenir aux 5 admirables volumes de son époustouflante Autobiographie : « L’Origine« , « La Cave« , « Le Souffle« , « Le Froid » et « Un enfant« …

tous des malfaiteurs, manqués ou glorieux, démasqués pris sur le fait, bien cachés, qu’importe, tous ceux que j’aime, d’anciens enfants partis à la chasse aux poires ou aux pommes _ et du bonheur, dit Stendhal : « Ici commence la chasse du bonheur », écrit à son tour Hélène page 41… _, et tous pris sur le fait l’un la main sur la grappe l’autre la dent sur la grosse joue rouge d’une tante à croquer, l’autre lancé sur le vélo volé à l’oncle père.

Tous des testamenteurs attachés à leurs Erinyes _ implacables persécutrices vengeresses.

Felix Culpa c’est le nom de la déesse dieu de toutes les genèses. L’auteur de l’auteur _ voilà ce que cet admirable  chapitre s’est chargé de brillamment expliciter. Littérature c’est chute déchet litter lit de morts tombée-de-haut plaies au front et bosses de chamots. Et tout haussé au pilori« , pages 47-48.

« Et l’on voudrait plus tard abdiquer ? perdre l’horreur plus épique et splendide que la bonne santé. Mais un écrivain est tout nourri d’horreur _ voilà, voilà.

_ Vivre ? C’est à l’envers d’avoir touché à mort. La nostalgie du pire, voilà ce qui nous fait écrire. La solitude ininterrompue dicte le dialogue à un _ pour Hélène les deux mois d’été passés chaque année en sa maison à « rêvoir » d’écriture implacablement solitaire des Abatilles. La seule crainte des anciens fous ou ex-prisonniers ou déportés ou humiliés c’est que le Temps ternisse l’éclat des braises et guérisse la plaie _ voilà, voilà : la plaie brûlante doit demeurer vivante et ouverte à continuer de suppurer…  La douleur n’est pas dans le supplice, c’est d’en perdre les affreuses richesses. (…) C’est que je veux garder le fruit la trace aveuglante de l’apocalypse _ seule digne d’être parcourue et re-triturée encore et toujours en le « rêvoir » chaudron à vif de l’écriture vraie ; le reste est mesquine diversion de misérable ridicule vanité… Pendant les passions je n’étais plus qu’un cri déchirant qui voit, une griffe qui me taillant les yeux laissait entrer l’effroi visionnaire _ voilà ! _ à torrents sur mon âme pas plus grosse qu’un pois chiche sous l’écroulement de la montagne du jour, je perdais une vie par instant, chaque pas _ d’écriture jubilatoirement hallucinée _ me ressuscitait. Je ne veux pas perdre ma perte, je tiens à ma perte comme à la prunelle de mes yeux, si j’ai connu l’état de crime malgré innocence ce n’est pas pour le regretter c’est pour en tirer tous les saignements _ sublimes. Cette trace tous les accidentés apocalyptiques l’appellent le fruit, une grenade qui vous explose dans l’œil, mais quand même un fruit _

L’obstétrique cruelle de ce qu’on appelle la création littéraire _ voilà ! _ : un grand coup, brève folie, une coupure de trois jours ça suffit pour tous les temps des temps ; c’est « la littérature »  c’est ce très long grattement de plaies, le résidu, l’écrime réitéré _ au « rêvoir » re-fréquenté deux mois d’été par an, pour Hélène, surtout sans recevoir personne…

J’ai planté un crime dans le jardin et j’en recueille _ annuellement _ tous les fruits, je suis moi-même l’arbre à crimes et je vais m’épluchant _ et ré-épluchant, ad vitam aeternam, ces deux mois d’été par an, en cette maison (et ce jardin aux arbousiers) d’écriture des Abatilles… _ comme Rousseau en sa quatrième promenade _ solitaire à arpenter l’île saint-Pierre du lac de Bienne _se recherchant les poux déjà bien trouvés _ déjà _ dans les Confessions mais pas assez _il fallait recreuser dans sa chevelure… Je suis une lente pense-t-il, pensé-je, et que l’on ne s’y trompe pas, il ne fait que s’en féliciter en douce« …

fin ici de ce magnifique chapitre sur la réalité et vérité de la littérature vraie, à la page 50.

C’est admirablement confondant de justesse ! Et de beauté de style, visionnaire…

A suivre…

Ce lundi 11 novembre 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa
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