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Et encore un somptueux fondamental chapitre sur le lait-legs nourricier de la littérature : le chapitre « Le legs empoisonné _ Laisser ses livres », un fécondissime pharmakon, entre la perte, en 1948, du père Georges Cixous (et l’aubaine de sa bibliothèque), et l’interruption à venir, en 2004, du formidable dialogue entretenu avec l’ami Jacques Derrida : quand reste et tant que demeure une conversation nourrie avec les auteurs de vraie littérature (et philosophie), via les livres que ceux-ci nous ont laissés-destinés ad libitum…

17nov

Et voici maintenant, de la page 77 à la page 93 de ce recueil décidément absolument indispensable qu’est ce tout récent « Et la mère pond vite un dernier œuf« 

_ il nous faudra bien sûr revenir sur le choix de ce titre plutôt comique donné à ce recueil, dont la source se rencontrera un peu plus loin, au chapitre suivant, « Max und Moritz, et ma mère« , aux pages 98-99 :

« J’ai commencé à réfléchir sur les mystères du texte et les secrets de la littérature, rue Philippe à Oran pendant la guerre, en suivant ma mère en visite chez ces vauriens de Max et Moritz. Moi qui hurlait quand on me donnait l’ordre de manger un peu de poulet, une rareté précieuse sur une table famélique, je dégustais avec ravissement les vers suivants :

Hahn und Hühner… Coq et poules avalent l’hameçon

Les voilà pendus à la dure branche de l’arbre

(…)

Le cou des quatre pendus s’étire démesurément, leur chant s’angoisse également. Et ce qui me fait mal à crier me séduit par la musique des mots _ voilà ! Les poules meurent en chœur, rime rime avec crime, les vers tapent du pied. J’avais beau hurler d’angoisse jusqu’au ciel avec les poules _ c’était en novembre 1942, à Oran, 54 rue Philippe, qu’Hélène écoutait ainsi sa mère jouer en marionnettes confectionnées de sa main les contes tragi-archi-comiques de « Max und Moritz » de Wilhelm Busch…  _, en tant qu’œuf j’étais contente que ma mère ponde vite une dernière fois » : des bombes pleuvant alors, ce mois de novembre 1942, sur Oran.

Et à la page 104, encore ceci qui éclaire ce titre du recueil :

« Dans sa chambre ma mère centenaire _ elle mourra le 1er juillet 2013, âgée de 103 ans  _ ne lit plus que Max und Moritz. Elle se prend pour une poule prête à trépasser. Mais il y a dans ces images insupportables _ de Wilhelm Busch _ de quoi la faire pondre de rire.

Ce que m’apporte _ me révèle _ Wilhelm Busch : le rire dans l’horreur », commente Hélène ; j’y reviendrai en l’article suivant… _

un autre somptueux fondamental chapitre sur le lait-legs nourricier _ pour le non tari (« tant qu’il y aura de l’encre et du papier« , et bien sûr de la force de vie…) si fécond « rêvoir » à l’œuvre d’Hélène : formidable pharmakon à son inénarrable façon à elle, à son tour… _  de la littérature pour Hélène Cixous : le chapitre « Le legs empoisonné _ Laisser ses livres« , un fécondissime pharmakon d’intarissables conversations poursuivies, vaille que vaille, à la guerre comme à la guerre, et à-la-va-comme-je-te-pousse et m’inspire-respire-expire-souffle _ entre lire les livres de la Bibliothèque, puis penser-panser, rêver en son « rêvoir », et soi-même allant se livrer corps et âme à la jubilation terrible et hilarante de son écrire… _, entre la blessure à panser de la perte sans legs écrit, ni même dit _ seulement la collection de volumes Nelson de sa bibliothèque ainsi laissée sans mot dire de sa part… _, du père Georges Cixous, le 2 décembre 1948, à son décès, et l’interruption à venir le 9 octobre 2004, au décès à lui aussi, l’ami Jacques, du formidable dialogue-conversation _ aussi par téléfaune, puis au « rêvoir« , via les livres laissés de l’ami parti, qui lui-même songeait fort à son propre posthume… ; cela, nous le verrons au chapitre terminal, et lui aussi évidemment capital, de ce livre-ci, aux pages 113 à 137, intitulé « Le chat et le château » : tout, en cet admirable indispensable recueil de textes d’Hélène Cixous qu’est ce jubilatoire « Et la mère pond vite un dernier oeuf« , venant parfaitement « se rejoindre » et s’imbriquer… _ ô combien nourricier, à son tour, avec l’irremplaçable, forcément _ qui donc est substituable ?.. Personne ! Et encore moins ni ami ni aimé ; la consolation-pansement-pharmakon, si elle est désirée-envisagée-recherchée-poursuivie, semble tellement difficile et peut-être même quasi impossible à obtenir et tenir-maintenir longtemps et jusqu’au bout de sa propre mortelle vie, en ce duel à la vie-à la mort des pulsions de vie et la pulsion de mort, si puissantes et tellement compliquées à apprendre à dévier-manœuvrer afin d’essayer-tenter de parvenir à surmonter-survivre à la douleur-poignard du deuil subi de ces si cruelles pertes… _ ami Jacques Derrida…

Ici,

et de la phrase, page 78, à propos de Jacques Derrida :

« il laissait ses livres à la place de sa personne. Et parmi son œuvre immense, ses innombrables méditations sur les mystères tragiques et philosophiques de l’héritage« ,

presque directement à la suite des mots mêmes, impératifs, de l’ouverture de ce chapitre, page 77 :

« Un jour des derniers temps, mon ami Jacques Derrida me dit : « Si je ne suis plus là, tu pourras continuer à lire mes livres. » Je grimaçai d’horreur. C’était un dit de vérité à venir, un verdict, une annonce amère. Une phrase à deux coups. Mise à mort et promesse. Ablation et substitution. La mort pour moi, la survie pour mes livres » ;

et des sublimissimes pages 79-80 à propos de ce qu’Hélène, en forme de « viatique » qui lui était nécessaire, raconte de ce qu’elle a pu bientôt trouver de son père « homme de parole et de mots, c’étaient des mots extraordinaires qu’il me donnait tous les jours« , une fois celui-ci brutalement disparu et enlevé à elle, le 2 décembre 1948 :

« J’ai hérité de Georges mon père le besoin géorgique de déterrer les mots, de descendre sous le taire, de nettoyer, d’arroser, et d’écouter ce qui erre le long du silence _ c’est admirable ! J’ai toujours aimé Virgile et par conséquent Dante. Outre ce lien indécis et ouvert comme tout, mon père a laissé _ très matériellement _ une bibliothèque. Il ne l’a ni donnée, ni léguée, il l’a laissée avec cet abandon, ce suspens de la volonté dernière, qui fait le don idéal, celui que l’on n’a pas fait exprès. Alors ce legs laissé sans le su, je l’ai pris, je m’en suis constitué l’héritage par excellence, le bien attribué par le sort, béni pour avoir été lu par mon père, et ramassé, lui mort, sur ses étagères. Je n’en finissais pas de composer le lai de la Bibliothèque : j’ai lu, depuis mon père et sans son injonction, il m’a laissée lisant le tout de la littérature, le bon et le mauvais, le sublime et le détritus, son compost, sa litièrature. Sans maître, sans conseil, sans loi. J’ai tout dévoré. De gauche à droite, j’ai sucé un à un tous les volumes de la collection Nelson, tout était bon également. J’ai rien oublié. Je crois que j’ai mangé mon père jusqu’aux moelles. Hériter pour la vie, si c’était possible, je crois que ce serait cette opération : absorber, consommer, transsubstantier le Laissé, en forces vitales pour soi _ voilà.  Sans dette. Et entre tous les legs nourriciers, recevoir et faire son miel d’une Bibliothèque » _ une opération merveilleusement accomplie par Hélène.

je me rends immédiatement aux deux puissantes pages finales de ce crucial et fondamental chapitre, aux pages 92 et 93, consacré à l’héritage des livres, et pas seulement ceux laissés sur les étagères de son père, Georges Cixous, le 2 décembre 1948 :

« Peut-on échapper à l’héritage ?

Moi-même j’ai bien fini par me rendre à Jérusalem, où je ne voulais surtout pas aller _ sur le récit de ce voyage en son « Gare d’Osnabrück à Jerusalem » (paru le 14 janvier 2016), cf par exemple mon article « « , en date du 16 juin 2018…

Pour payer une infime part de ma dette à l’égard de ma généalogie multimillénaire _ tant sépharade qu’ashkénaze… _, minimissime, pour répondre : oui, à la question êtes-vous coupable ? A la question : êtes-vous juive, je mets : oui, je décide et consens à répondre sur le formulaire _ demandé à remplir pour l’obtention du visa d’entrée en Israël _, oui, alors que mon amour de la Vérité compliquée, mon besoin vital _ oui _ de pousser la pointe de la pensée au cœur du combat des paradoxes, mon alliance avec l’inconnu c’est-à-dire le pays de l’écriture _ ce territoire-trésor lui aussi… _, le courageusement infidèle, toutes mes obsessions vitales, veulent que je dise non pas oui mais : juive je le suis par vent de nord-nord-ouest, ou par mauvais temps, mais par beau temps clair sans rafales de vent, ou quand je suis en mes libertés dans les rêves, je ne réponds que : rien ni plus ni moins.

En tant que chat, ou écureuil _ du jardin aux arbousiers et pins de la maison d’écriture des Abatilles _, ou ancien chien _ tel son chien Flip _ je ne suis pas plus juive que le cheval ni moins, j’aime les vaches, comme ma mère, pour la fatalité de la vie je m’identifie aux poules, je n’ai guère de difficultés à reconnaître mon âme dans celle d’une poule, j’ai les mêmes battements de cœur,

mais à tous les juifs qui sont juifs se sentent juifs, juifs des avant et juifs des après, je reconnais que je dois un trésor inestimable _ voilà… _ d’angoisses et de tourments, l’usage illimité _ et persistant _ de la tragédie et ce qui va avec l’exercice de la douleur : l’esprit de révolte, la jubilation _ oui, magnifique ! _, l’eau du rire qui jaillit au milieu du brasier et jusqu’à l’avant-dernière minute dans les camps d’extermination _ ici je pense au grand Imre Kertész du « Chercheur de traces« … _, la nostalgie perplexe du désert, la fréquentation des zones d’exclusion et le don nomadique, la façon d’allonger perpétuellement le cou au maximum pour scruter l’horizon, comme si le présent était là-bas dans le lointain futur ou au contraire la façon de creuser des puits sous son lit à la recherche de pensées ou êtres perdus et peut-être conservés dans les souterrains du temps, toutes ces herbes amères tous ces sucs et ces miels spirituels dont l’écriture se régale« 

Un chapitre magistral !

Consacré aux ressources, fabuleux trésor où puiser encore et toujours de conversations essentielles que peut offrir le dialogue ouvert et infini du lire-écrire-penser, pour Hélène en son « rêvoir », avec les auteurs vrais de la littérature et de la philosophie _ pas ses pullulantes-purulentes contre-façons de « litièrature« – compost, à destination des oisifs-qui-lisent pour se distraire-désennuyer-divertir : en fait ne plus penser du tout à l’essentiel… Revenir lire et méditer ici le merveilleux chapitre « Lire et écrire » du Zarathoustra de Nietzsche, joliment sous-titré « un livre pour tous et pour personne« … Ou encore le très juste récent « Un Sens à la vie _ enquête philosophique sur l’essentiel » de mon ami bruxellois Pascal Chabot… Des livres nécessaires et vrais, en ces temps de faussaires et fausseté…

Bien évidemment à suivre…

Ce dimanche 17 novembre 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa

Pour pause, lecture ce jour du terrible « Le jour où je n’étais pas là » (paru en 2000)…

28déc

Afin de conquérir davantage de repères biographiques (et de domiciliation _ à la page 174, j’ai relevé la significative phrase : « Seules les dates et les adresses résistaient à la multiplication de nos récits«  entrecroisés et parfois, voire souvent, contradictoires : ce qui amuse pas mal l’ironie très joueuse de la narratrice… _) des Cixous, Klein, Jonas, etc., qui me manquent toujours,

je viens de lire, puisé dans mon ample bibliothèque cixoussienne, « Le jour où je n’étais pas là« , paru aux Éditions Galilée en 2000, que je n’avais pas encore lu…

J’y ai trouvé une bien intéressante concomitance _ affirmée et clairement reconnue _ entre la grossesse du premier garçon né _ leur fille Anne-Emmanuelle, elle, est née, à Sainte-Foy-la-Grande, le 27 juillet 1958 _ d’Hélène Cixous et son mari Guy Berger, le petit Stéphane, nommé Georges, dans le récit _ le petit Stéphane Berger est né le 1er mai 1959, et lui aussi à Sainte-Foy-la Grande (en Gironde) ; et il décèdera à Alger, le 1er septembre 1961, où sa grand-mère maternelle la sage-femme Ève Cixous, née Klein, l’avait pris en charge, et s’occupait, en sa Clinique d’Alger, très soigneusement de lui, en sa fragilité d’enfant malade… _, et la construction de la Villa Èva, à Arcachon, au quartier des Abatilles…

Et Hélène Cixous, jeune agrégée d’Anglais, va en effet occuper un poste de Professeur d’Anglais au Lycée-Collège Grand Air d’Arcachon, à compter de la rentrée scolaire de septembre 1959 _ Chantal Thomas, alors arcachonnaise, l’a eu comme professeur d’Anglais, de septembre 1959 à juin 1962 ; cf mon article du 18 août 2018 : Un passionnant et très riche entretien avec la merveilleuse Chantal Thomas à Sciences-Po Bordeaux, le 8 mars 2018… ;

et Hélène Cixous eut à la fois pour collègue au lycée et pour voisin immédiat, au quartier des Abatilles, Jean Laurent, qui fut mon collègue de Lettres au Lycée Grand-Air quand j’y enseignais la philosophie, les années scolaires 1976-77 et 1977-78… _ ;

et cela jusqu’au mois de juin 1962, où elle obtint un poste d’Assistante d’Anglais à l’Université de Bordeaux…

Et quinze jours après le décès, à Alger _ auprès de sa grand-mère Ève et son oncle maternels Pierre Cixous _, de Stéphane-Georges, l’enfant mongolien d’Hèlène et son mari Guy Berger,

naît _ le 22 septembre, et peut-être, ou peut-être pas encore, à Arcachon, ce n’est pas indiqué… _ son frère le petit Pierre-François…  

Pages 70-71 de « Le jour où je n’étais pas là« , on lit cette tardive lettre-ci,

destinée au fils décédé il y a près de quarante ans, le 1er septembre 1961 :

« Lettre à mon fils auquel je n’ai jamais écrit de lettre

Mon amour, à qui je n’ai jamais dit mon amour,

 

J’écris dans la maison _ aux Abatilles _ que j’ai fait construire à cause de toi, en hâte de toi et contre toi tandis qu’Ève notre mère te gardait _ à Alger, et pas à Arcachon… _, je construisais je n’écrivais plus, au lieu de poèmes, je bâtissais je répondais en pierres à ton arrivée _ ce fut le 1er mai 1959, à Sainte-Foy-la-Grande _ pour les temps des temps, je t’accueillais, je te prévenais, j’élevais en vitesse une maison où nous garder et nous séparer, je faisais la maison où tu n’es jamais venu _ voilà. Maison achevée le premier septembre196-1 jour de ton propre achèvement _ à Alger.

Je ne pense jamais à l’origine de cette maison née de ta naissance. Dès que j’ai su ton nom du jour au lendemain j’ai _ alors, soudainement _ cessé d’écrire. 

J’écris dans cette maison que j’ai bâtie afin de ne plus jamais écrire. 

J’ai hérité de cette maison où je t’écris de ton interminable passage.

Je te dis tu, je te fais venir, je te tire hors du nid inconnu.« 

« Brève trêve de ce il, je prends dans mes bras le fantôme de l’agneau écorché« .

Et ces phrases aussi, que j’extrais de la page 111 :

« Aucun pressentiment _ qui aurait permis d’un peu se préparer. Et c’est alors. Arrive quelque chose, ce n’est pas rien, c’est un décret. La lettre dit : demi-tour. Et véritablement ici commence une vie. Tout d’un coup tout ce que je n’aurais jamais fait, je l’ai fait. Jusqu’à présent j’avais décidé de parcourir les différents continents. J’arrêtai mon périple au seuil de l’expédition, je cessai d’être nomade et je dressai _ Allée Fustel de Coulanges _ la maison du mongolien. Nous aussi nous vivrons dorénavant en compagnie des animaux affectueux. »

Et encore ceci, page 112 :

« Ce qui faisait maison c’était l’obéissance à Désignation l’envoyée des distributeurs de destins que je n’appelai pas Dieu cette saison-là. Je décidai _ aussi _ d’accroître nos corps sans perdre un instant, soucieuse du nombre et de l’harmonie du troupeau, je diluerai l’agneau sans nez à la laine râpeuse dans un bain d’agneaux bruns bien bêlants et musclés. Plus il y aura d’enfants tourbillonnants moins il sera l’attirant le fascinant. Je prévoyais l’irradiation. Contre l’éclat irrésistible du mongolien nous allions aligner toute une infanterie. Dans les mois qui suivirent _ ce 1er mai 1959 _ je lançai une grossesse en contre-attaque, sans m’affaiblir à y penser. Je parai. Je dressai. Nous élevons la maison _ voilà _ pour nous y enfermer autour de lui. Nous adoptons sa description. C’est une langue. Nous nous mettons à ses saccades, elle se jappe, elle se claudique, elle a ses froissements, ses frottements ses freins. Nous aussi nous aimerons la musique. J’entrai dans une adoptation méthodique. La peau du mongolien, grenue gauche gênée, je l’enfile je passe sur mon âme tout le costume.« 

Ainsi que, aux pages 113-114 :

« D’un jour à l’autre je fis conversion, et j’adoptai la fameuse ligne du mongolien celle que je n’avais pas remarquée tout de suite, le signe de reconnaissance caché dans la paume de la main. À l’âge de vingt-deux ans _ Hélène est née le 5 juin 1937 _ je venais de découvrir _ ce 1er mai 1959, à la maternité de Sainte-Foy-la-Grande _ l’autre monde du monde, et d’un seul coup. Personne ne nous avait avertis. Ma mère non plus la sage-femme allemande à Alger personne ne lui avait parlé des autres êtres humains quand même jusqu’alors nous, la famille _ des Jonas ainsi que des Cixous _, nous avions su que les autres êtres humains quand même c’étaient les Juifs c’est-à-dire nous, c’était nous notre famille _ des Jonas d’Osnabrück… _ qui d’une part se repliait et se multipliait pour résister à sa propre étrangeté, c’était notre propre maison _ de Nicolaiort 2, à Osnabrück _ assiégée qui finissait par craquer et céder et du jour au lendemain, ma mère _ en 1929 _ abandonnait la direction _ d’abord envisagée _ de Berlin et tournant le dos au nord allait en sens inverse, suivant l’indication de l’infinie impuissance qui contient lorsqu’on la retourne en sens contraire une infinie puissance. C’est ainsi qu’elle arrivait au Sud _ en passant par Paris, à Oran _ et aussi loin du centre et de l’origine qu’elle avait pu l’effectuer, tandis que par ailleurs les autres membres de la famille autre s’en allaient aussi au plus loin de la Ville la plus Ville _ Osnabrück, la ville de la paix… _ jusqu’aux portes les plus périphériques de la planète _ Johannesburg, le Paraguay, le Chili, l’Australie, etc.
Or à notre grande surprise voilà que nous étions débordés sur notre flanc par un peuple dont nous avions tout ignoré, et peut-être qui sait un peuple encore plus ancien et plus anciennement banni et nié que le nôtre mais qui n’avait pas alors d’historien. J’étais troublée, je sentis ma faiblesse philosophique, j’entrai dans des incertitudes concernant surtout les définitions les limites les frontières les barrières les espèces les genres les classifications, d’un côté n’étais-je pas née mongolienne ayant donné naissance à un mongolien, et donc née de sa naissance, mais d’un autre côté pensai-je la nature n’étant pas finie et définie mais non fermée, percée de trous par hasard tout ne pourrait-il pas nous arriver et nous être, dieu, un animal, ou l’immortalité, en passant par un de ces trous inconnus ?« 

Un opus magnifique, assurément.

Bien sûr, en tant qu’auteure-autrice (et aussi, et peut-être et surtout d’abord, réceptrice !) de ses livres, Hélène Cixous focalise le récit que son Livre _ car c’est à la fin des fins lui, le Livre, qui, chaque fois, vient ultimement décider _ lui dicte, en les échanges qu’elle, l’autrice, veut bien avoir avec lui, le Livre, en les méditations suivies de ces séances d’écriture auxquelles elle choisit de se livrer, sur les éléments qu’elle accepte et choisit d’intégrer au récit de ce Livre, et en en excluant bien d’autres possibles  jugés simplement ici et cette fois étrangers à la thématique majeure, et toujours questionnante pour elle, de ce Livre-ci une prochaine fois, peut-être…

Ses récits de vérité ne constituant jamais, non jamais, une autobiographie autorisée : ce qui va advenir en le Livre dépassant, et de loin _ et bienheureusement ! _, les aventures et mésaventures advenues et survenues à sa seule petite personne et son ego historique…

Ainsi, pour ce qui concerne les raisons de la construction de cette maison (qui deviendra bientôt, mais un peu plus tard, sa maison d’écriture…) d’Arcachon, qui m’intéresse ici,

l’autrice ne dit ici _ je dis bien ici : en ce Livre-ci… Ailleurs, un autre livre, ou aussi une simple amicale conversation, pourrait s’y attacher, et cela sans la moindre censure sienne… C’est le Livre qui décide… _ pas un mot de son mari (depuis 1955 et jusque fin 1964, où ils divorceront) et père de l’enfant Stéphane, qu’elle choisit de prénommer ici, comme son propre père, Georges : Guy Berger, titulaire d’un CAPES de philosophie depuis juillet 1956, et nommé alors à Bordeaux, où Hélène va poursuivre ses études d’Anglais, jusqu’à l’Agrégation, qu’elle obtient en 1959 ;

non plus que de la succession des postes d’enseignante qu’elle, Hélène, a occupés ces années 1957 à 1962 : d’abord à Sainte-Foy-la-Grande _ où sont nés successivement sa (ou plutôt leur) fille Anne-Emmanuelle (dite ici Nana), le 27 juillet 1958 ; puis son (ou plutôt leur) fils Stéphane (dit ici Georges), le 1er mai 1959 _, jusqu’en juin 1959 ; puis à Arcachon _ et  à ce jour, j’ignore le lieu (serait-ce à Arcachon ? peut-être pas encore…) où est né Pierre-François (dit ici Pif) Berger, le 22 septembre 1961 ; cependant, la date évoquée dans le récit rédigé demeure étrangement flottante, dans le récit qu’en fait l’autrice, page 69 : « D’ailleurs, lorque l’enfant Georges _ Stéphane _ était déjà décédé et enterré dans le Cimetière juif de Saint-Eugène, mon fils continuait à m’être vivant tout le temps que la nouvelle de l’événement ne m’était pas encore parvenue, ce qui se produisit juste avant la naissance de son frère _ le petit Pierre-François _, mon fils vivant _ à cette date du 1er mai 1999, quand Pierre-François vient chez sa mère rechercher (probablement pour les papiers nécessaires à son prochain mariage) leur vieux livret de famille, en partie démembré, « déchiqueté » même, dit-elle… « Il y a quinze jours », dit ma mère, en arrivant _ d’Alger, ce mois de septembre 1961 _ juste à temps _ Ève n’est-elle pas sage-femme ? _ pour le suivant _ la naissance de Pierre-François, dans le courant du mois de septembre 1961 : le 22, si l’on veut être précis. Il y a une quinzaine de jours, dix ou quatorze, qu’importe, on est à la croisée, déjà mort toujours vivant toujours un peu moins mort que mort, mais sur le livret de famille terme conseillé : décédé. Tout de suite après la nouvelle _ du décès, à Alger, de Stéphane _, mon fils le suivant _ Pierre-François _ entre _ en inscription réglementaire officielle de naissance _ dans le petit livre déchiqueté _ le livret de famille. Mais même alors. Jusqu’à ce matin je n’ai jamais lu le livre. Je n’avais jamais lu le livre. Je n’avais jamais lu la nouvelle. Il n’y avait pas de date«  _, jusqu’en juin 1962 ; et enfin à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Bordeaux, où elle vient d’obtenir un poste de Maître-Assistant…

_ la plupart de ces données biographiques-ci sont issues du volume intitulé « Hélène Cixous, Photos de Racines« , paru aux Éditions des Femmes au mois de juin 1994, sous les signatures conjointes de Mireille Calle-Gruber et Hélène Cixous ; et plus précisément, issues des pages 209 et 210 de la partie finale de l’ouvrage, intitulée « Lexique« , et rédigée par Mireille Calle-Gruber.

En ouverture, page 179, à l’intéressante partie précédente (des pages 177 à 207), intitulée, elle, « Albums et Légendes« , comportant 36 très précieuses photographies, et légendées, de la famille d’Hélène Cixous,

peut cependant se lire cette sévère phrase d’avertissement : « Toutes les biographies comme toutes les autobiographies comme tous les récits racontent une histoire à la place d’une autre histoire« .

À bon entendeur, salut !

Car ce sont les secrets de vérité les mieux enfouis et plus récalcitrants à elle-même

qui constituent le fond essentiel visé à retrouver _ en son actif et réceptif « rêvoir«  _ de la recherche enchantée éperdue, opus après opus, livre après livre, de l’inlassable infini _ « tant qu’il y aura de l’encre et du papier« , disait notre cher Montaigne _ chantier poétique à poursuivre et prolonger, toujours reprendre-préciser-approfondir, du très fécond Rêvoir _ de ce qu’offrent à re-visiter, toujours un peu plus à fond, de vivantes et mortelles vies chéries interrompues seulement physiquement ; mais les conversations avec de tels vivants bien que partis peuvent toujours se poursuivre et enrichir, grâce aux actualisations-révisions de l’infiniment précieux rêvoir… _ d’Hélène Cixous

Et cela, sur un fond général de drame historique à dimension foncière toujours d’universel. À complet contresens, donc, du moindre misérable ridiculissime narcissisme autocentré…

Les références-modèles d’Hélène en les conversations avec les éminents fantômes choisis de ses Livres, étant rien moins que ce que nous ont laissé en précieux héritage les chers et chéris Livres de conversations avec fantômes plus que vivants et essentiels d’Homère, Platon, Virgile, Dante, Montaigne, Shakespeare, Poe, Freud, Proust ou Kafka _ et désormais Derrida aussi _ : il me faudra, forcément y revenir.

À la lumineuse manière, tout spécialement, bien sûr, des conversations enchantées en sa tour (cf le minutieux passage, magnifique, de la page 116 de « Ruines bien rangées« ) du cher Montaigne, à son écritoire, en sa librairie avec poutres infiniment conversantes _ une fois l’ami La Boétie disparu _ de sa magique tour, entre terre et ciel, de Montaigne _ sur une butte entre Dordogne et Lidoire _, avec sa large vue enthousiasmante sur le plus profond et léger à la fois intense bleu du ciel, par dessus le sanglant tragique déchaîné des intestines guerres de religions contemporaines _ l’Histoire subissant aussi ses très sinistres répétitions, avait averti le bien lucide Thucydide…

Ce mardi 28 décembre 2021, Titus Curiosus – Francis Lippa

L’empire de l’illusion : pour tenter de comprendre enfin ceux qui n’ont pas bien su voir venir la dévoration du Cyclope nazi

08fév

Comme promis hier,

en mon troisième article à propos de 1938, nuits :

j’en viens à l’amorce de solution qu’esquisse, peu à peu _ sans cuistrerie surplombante, et sans lourdeur jamais, tout est parfaitement le plus discret-léger et subtil possible _, Hélène Cixous, en son 1938, nuits,

à l’énigme de ceux qui se sont _ peut-être incompréhensiblement, du moins invraisemblablement, pour nous aujourd’hui, en un regard rétrospectif nôtre souvent beaucoup trop généralisateur, pas assez attentif-respectueux, porté à-la-va-vite qu’il est la plupart du temps !, de l’idiosyncrasie de détail des situations personnelles particulières, voire singulières, ainsi que des macro- ou micro-variations de celles-ci aussi, et c’est crucial, dans le temps… _ progressivement laissés piéger, et in fine briser-détruire, par les mâchoires du Cyclope nazi _ « Clac ! Cyclope amélioré » _,

dont ils n’ont pas assez su bien voir venir _ pour prendre des mesures préventives suffisamment efficaces pour leur sauvegarde vitale personnelle ! _ la dévoration.

Et dont cet opus-ci tout entier, 1938, nuits,

avec son amorce de solution _ nous le découvrirons _ à l’énigme que je viens d’évoquer _ celle de la dévoration dont ont été victimes un grand nombre des siens _,

se révèle constituer, pour Hélène Cixous, l’auteure et narratrice du récit, une sorte de moyen de fortune _ d’imageance par l’écriture _ pour parvenir à « soulever » et « toucher » vraiment Omi _ ces mots absolument cruciaux sont prononcés à la page 107, et c’est pour moi rien moins que le (discret) cœur battant de ce livre !!! _, Omi sa grand-mère _ décédée le 2 août 1977 _afin de réussir par là à obtenir de celle-ci  une sorte d’analogue _ les personnalités, bien sûr, diffèrent beaucoup ! _  à la très chère conversation post-mortem qu’Hélène maintient et perpétue, avec une formidable vivacité, avec Ève, sa mère, plus récemment _ le 1er juillet 2013 _ décédée…

Continuer de très richement converser post-mortem avec ses plus proches,

sur les modèles donnés par Homère _ avec Ulysse _, Virgile _ avec Énée _, Dante _ avec lui-même et Virgile _,

et aussi Montaigne, Shakespeare, Proust, Kafka, etc. _ soit la plus vraie et belle littérature comme secours de vie, par transmission de la benjaminienne Erfahrung aussi.

La splendide _ quel art ! _ expression « Clac ! Cyclope amélioré » _ à la pointe de la modernité technique et technocratique de dernier cri ! des nazis (au premier chef desquels le diaboliquement ingénieux Reinhard « Heydrich SS Gruppenführer« ) _, page 116,

utilisée à propos de cette dévoration d’un grand nombre des siens par l’hyper-efficace ogre nazi,

intervient au sein d’un _ admirable, une fois de plus _ essai de caractérisation, pages 115-116, de ce que fut, d’abord _ en quelque sorte prototypique _, l’Aktion nazie :

« L’Action ?, dit mon fils _ c’est lui qui parle ici, dans la conversation suivie, de fond (effective ou bien imaginée par l’auteure, à son écritoire), avec Hélène, sa mère ; lui, ainsi que sa sœur : les deux assistant activement (dans le récit, au moins, mais effectivement déjà aussi, c’est plus que possible : probable) leur mère dans son enquête-méditation. Hélène Cixous, comme Montaigne, n’aime rien davantage que converser vraiment, en pleine vérité, ou recherche impitoyable et sans concession aucune, de vérité-justesse. Avec des absents comme avec des présents. Et avec certains absents (tels que certains défunts, aussi), la conversation-interlocution peut aller parfois plus profond dans le questionnement-méditation de fond réciproque : Montaigne nous en donne l’exemple parfait en ses Essaisafin de pallier la terrible défection de son irremplaçable partenaire de conversation, La Boétie.

En-acte s’oppose à en-rêve.

L’Action consomme le rêve _ le court-circuite et détruit.

C’est pas imaginable

_ pour des personnes en pleine santé mentale ; ce qui peut aider à comprendre la réelle difficulté d’anticipation-représentation de la part de pas mal, sinon la plupart, des contemporains de ces « Événements » nazis, en commençant par les victimes elles-mêmes, foudroyées dans leur sidération et, bientôt, tétanie (et nous ne quittons certes pas ainsi la question

(à venir dans la méditation-conversation du texte ; je veux dire le dialogue poursuivi entre Hélène et ses deux enfants ; et parfois même aussi sa mère, Ève, quand celle-ci, quoique décédée le 1er juillet 2015, décide d’intervenir d’elle-même en un rêve de sa fille, Hélène)

de l’illusion : nous y venons, tout au contraire !) _,

on n’imagine pas,

_ mais _ on le fait _ ce si peu « imaginable« « on«  l’agit-exécute, cet inimaginable, pour ce qui concerne les « Aktionneurs« -exécuteurs, rendus absolument serviles, à la seconde même de l’ordre, des décideurs-donneurs d’ordre, en leur obéissant aveuglément-automatiquement, à ces ordres, à la seconde même, de la dite « Aktion« .

Les prisonniers _ bétail à KZ, ici _ ne pouvaient _ eux-mêmes _ imaginer _ avec tant soit peu de réalisme prospectif lucide _ les nazis,

ces gardiens

qui eux-mêmes non plus, méthodiquement décérébrés qu’ils sont ; cf la très intéressante analyse du détail du processus de décérébration proposée par Harald Welzer en son très intéressant Les Exécuteurs _ des hommes normaux aux meurtriers de masse _ n’imaginent pas

et qui font _ appliquent-exécutent à la seconde même (selon l’élémentaire schéma-réflexe, Stimulus/Réaction) de tels ordres reçus-aboyés.

Les gens d’Aktion ne se représentent pas _ ni eux-mêmes, ni ce qu’ils font ; et encore moins autrui (autrui n’existant plus, annihilée-néantisée-pulvérisée qu’est désormais la personne).

Ils dorment _ absolument : d’un sommeil de massue ! _ sans rêve.

Ça s’appelle Aktion

parce que c’est _ _ seulement faire.

Même pas seulement faire.

Pouf ! Pan !

Un mouvement _ unique : même pas en deux temps – trois mouvements ; ce serait bien trop complexe (pouvant laisser le temps d’une malencontreuse seconde de prise de conscience-réflexion-interrogation-doute : contreproductive ! _ : c’est fait.

Je reste saisi _ au masculin : c’est donc le fils d’Hélène qui décompose ici, devant sa  mère, la mécanique foudroyante hyper-efficace de l« Aktion » !.. _

devant l’Aktion _ emblématique de bien d’autres qui vont bientôt la suivre _ de la Nuit de Cristal

_ cette nuit-« Événement » déjà un peu spéciale (ne serait-ce qu’en tant que la toute première de son espèce, et devenant modèle) du 9 au 10 novembre 1938:

il est minuit trente _ le 10 novembre 1938 _ ? Aktion !

Le mot _ -ordre aboyé _ parcourt l’Allemagne, c’est-à-dire le Reich en un instant

_ comme une foudre sans coup de tonnerre un tant soit peu préalable d’avertissement, sans le plus infime recul de léger décalage-délai d’une seule seconde de battement, ni pour les acteurs-Aktionneurs, robotisés, ni pour les victimes-Aktionnées, tétanisées et capturées ;

à confronter cependant à l’image de la nuée d’orage, développée à la page 51, à propos de ce à quoi pouvaient s’attendre, et surtout ne s’attendaient pas (les situations et les réactions, toujours un peu diverses, des uns et des autres, sont toujours un peu elles-mêmes, sur l’instant qui les surprend, en balance…), en matière de déluge, « depuis l’attentat de Vom Rath« , le 7 novembre 1938 à Paris (Vom Rath ne meurt de ses blessures que le 9), Hermann et Siegfried Katzmann, à Osnabrück, la nuit du 9 au 10 novembre 1938 :

« ils s’y attendaient sans conviction _ voilà _ avec un espoir idiot _ le pire n’étant, certes, jamais tout à fait sûr ! la question se posant cependant de savoir si cet « espoir idiot« -là, est, ou n’est pas, du simple fait qu’il est déjà « idiot« , de l’ordre de l’illusion ?.. _, on voit _ certes : suffisamment visibles ils sont… _ les nuages noirs accroupis _ voilà _ au-dessus du ciel comme des géants en train de faire _ concocter-mitonner-usiner _ l’orage, pendant des jours ils poussent, éjectent des éclairs menaçants _ ici, c’est un adjectif, et pas un participe présent _ le déluge se prépare _ voilà : il est très méthodiquement organisé-machiné _, ça tonne, et puis parfois _ hasard, accident, ou stratégie perverse ? _ le déluge se retire, je reviendrai une autre fois _ fanfaronne-t-il…, mais _, quand on le croit passé alors l’orage se déchaîne » _ d’autant plus terriblement que nulle parade un peu efficace de sauvegarde n’aura été mise sur pied… :

soient les sans conteste difficiles et un peu complexes tergiversations de la (à la fois frêle et terriblement puissante) croyance, face à l’ambigüité entretenue avec soin des signes objectifs, eux, du réel. Et anticiper avec un tant soit peu de réalisme, pour ceux d’en face et en bas, peut s’avérer aussi plus compliqué à réaliser en actes, cette anticipation et ses réponses, pour certains que pour d’autres…

« _ On n’a pas la même mentalité, dit Ève _ à qui dit-elle cela ?

était-ce à Fred, il y a quelques années ? mais Ève se détournait vivement de telles conversations (absolument stériles et contre-productives, pour elle : « elle est contre le couteau dans la plaie« , page 79) à propos du passé, et qui plus est lointain ;

ou bien est-ce présentement à sa fille Hélène, en leur conversation post-mortem de cet été 2018 à la maison d’écriture d’Arcachon ? Plutôt ! Et c’est bien Hélène qui, soit engage, soit accepte, pareille conversation-enquête sur le passé, avec sa mère, décédée… L’enjeu final étant ici de parvenir à mieux comprendre, via le cas de Siegfried-Fred Katzmann en 1938 (à partir du témoignage de son Bericht) les tergiversations singulières d’Omi, de janvier 1933 à novembre 1938, ne le perdons jamais de vue… _,

je n’étais pas à Osnabrück en 1933, déjà en 1930 _ et même 1929 _ j’étais partie _ dit Ève _,

_ On n’a pas la même mentalité, dit Fred _ à qui Fred dit-il cela ?

est-ce, ou bien était-ce, à son amie Ève ? (« Fred, nous l’avons connu, il était le dernier ami _ à partir de 1986, après leurs retrouvailles de 1985 à la cérémonie d’hommage du 20 avril 1985, à Osnabrück _ de ma mère _ dit Hélène, page 26 : voilà, c’est là dit on ne peut plus clairement _, finalement nous ne l’avons pas _ vraiment _ connu _ un peu vraiment en profondeur… _, dit ma fille. Il a passé inaperçu« , ajoute aussitôt Hélène, page 26 ; « c’était un intellectuel discret« , dit la fille d’Hélène, page 85) ;

ou est-ce plutôt à Hélène que le dit maintenant Fred, au cours de cet été 2018 d’écriture-méditation-enquête d’Hélène Cixous, à Arcachon ?… _,

c’est moi qui suis allé tout seul contre Goliath, faut-il le rappeler à Ève, « , page 52 ; et là ce serait Hélène qui serait directement prise à témoin par Fred-Siegfried, post mortem, maintenant.

Et Hélène de conclure l’échange, toujours page 52, par cette réplique, terrible de bon sens, de sa mère Ève :

« _ A quoi ça sert dit ma mère _ Ève, donc, essentiellement pragmatique ! _ attendre _ passivement _ pour aller en prison, aller dans les camps, est-ce que c’est nécessaire ? » _ ce n’est même pas d’abord utile ! Autant tout faire pour éviter naïveté et procrastination. Unreadiness.

Nous voilà donc toujours ici, page 52, dans les prémisses de la révélation à venir, et ce sera un peu plus loin (la première occurence du mot se trouvera à la page 60), du concept (freudien, et cette paternité sera clairement évoquée, page 107) d’illusion


C’est alors, toujours page 52, et juste avant cet échange imaginé (ou rêvé) par Hélène, l’auteure, entre Ève et Fred,

que l’auteure pense à « faire la liste _ en quelque sorte récapitulative _ de tous ceux qui sont Dehors  _ des « Mâchoires du Cyclope« « Léviathan«  nazi… _ dans les années étranges _ de janvier 1933 à novembre 1938 _ où il y a encore _ bien provisoirement, mais ça, on ne le sait pas, ni ne peut le savoir vraiment ! _ un couloir _ étroit et fragile, certes, mais encore un peu accessible à certains _ entre Dedans et Dehors et entre dehors et dedans un passage avec une porte _ frontalière _ surveillée, et qui _ incroyablement ! pour nous, du moins, qui regardons maintenant rétrospectivement et de loin… _ échangent _ à contresens de l’Histoire !!! _ le dehors où ils logent _ à un moment _ pour le dedans de la cage » _ mot terrible.

et l’auteure précise cette liste, pages 53-54 :

« de ceux qui _ tel Fred, ou plutôt ici et alors, en 1938, Siegfried Katzmann, à Bâle, où il vient d’achever ses études de médecine, et obtenu son diplôme terminal _ sont en Suisse en sécurité _ de l’autre côté de la frontière _ et qui reviennent « chez nous » _ c’est peut-être Ève qui parle _ sans sembler voir _ comprendre _ qu’ils font le voyage de retour dans la cage _ le mot terrible est donc redit _,

et qui confondent _ mortellement pour leur sauvegarde ! _ danger et sécurité,

et de ceux qui dorment profondément _ un péril colossal pour de tels endormis ! _ pendant le déchaînement ?

ceux qui sont arrêtés, envoyés dans un camp pour Feindlicher Ausländer _ par exemple en France : à Gurs, au Vernet, à Rivesaltes ou à Saint-Cyprien, tel un Felix Nussbaum en mai 1940 _, ou dans un Konzentration Zenter première édition _ tel Siegfried Katzmann lui même, encore, à Buchenwald, le 12 novembre 1938 _, qui cessent _ d’un coup de massue _ de ne pas savoir et sont jetés d’un jour à l’autre dans l’impitoyable savoir _ voilà ! et donc devraient perdre (et perdront, de ce coup violentissime !) leurs illusions _ ayant pour exemple _ le peintre _ Felix Nussbaum _ Osnabrück, 11 décembre 1904 – Auschwitz, 9 août 1944. En voilà un qui découvre _ déjà _ Auschwitz _ avant Auschwitz _ à Saint-Cyprien _ en France, à côté du Canet-en-Roussillon _ avec une différence : il n’est pas impossible _ là, dans la France encore de la République parquant déjà ses propres indésirables, et qui va très vite devenir, dès le mois de juillet suivant, la France de Vichy _ de prendre la fuite. En voilà un qui prend la fuite et la suit, mais seulement pour quelques mois _ retournant en Belgique (occupée) _ et quelques tableaux. Ensuite la fuite s’épuise, on la perd, (…)

_ ceux qui sont en Suisse _ tel Siegfried Katzmann, à Bâle, en 1938 _, ils jouent avec suicide, dit ma mère _ Ève ; et c’est sa fille, Hélène, qui rapporte ici son lapidaire propos _

selon moi, Onkel André _ qui parle ? Les voix rapportées interfèrent : s’agit-il ici de la voix d’Ève, la nièce, effectivement, d’Andreas Jonas ? ou bien de la voix d’Hélène, sa petite-nièce, une génération plus tard ?.. _ qui était jusqu’en Palestine _ Eretz-Israël, c’est déjà loin d’Osnabrück ! _ à Tibériade en 1936, il a fait de gros efforts pour revenir _ certes ! _ à Osnabrück depuis Tibériade _ c’est loin ! _, un petit homme commandé par sa brutale Berlinoise _ Tante Else, née Cohn : ici, c’est Ève qui parle _, selon moi _ Ève, par conséquent _ il est déjà mort à Tibériade de mauvais traitements familiaux _ de la part de sa tendre fille Irmgard, qui le chasse de son kibboutz _ et c’est donc _ en quelque sorte _ un _ déjà _ mort qui est rentré _ suicidairement, nazis aidant seulement, à la marge, à pareille autolyse… _ se faire assassiner _ et ce sera effectivement accompli pour lui à Theresienstadt, le 6 septembre 1942 _, comme si c’étaient les nazis _ voilà ! _ et non pas _ en réalité _ la famille _ sa fille Irmgard, donc _ qui l’avaient tué, et en vérité c’était la méchanceté qui se répandait _ oui _ un peu partout en Europe _ une remarque historiquement importante ! _ avec rapidité et virulence comme une _ hyper-ravageuse pandémie de _ grippe espagnole… Il semble qu’ici se mélangent, et le jugement lapidaire, implacablement ironique et formidablement tonique, toujours, d’Ève, la mère, et le commentaire, un peu plus circonstancié et distancié, de sa fille, Hélène, qui tient au final la plume de ce récit, à la fois rapport, conversation et réflexion-méditation, non dénué d’un formidable et merveilleux humour, qui transporte en un continu d’allégresse (grave) le lecteur…

Un peu plus loin, page 57,

l’auteure envisage une autre source-cause d’« envoûtement«  des futures victimes,

encore innocente, enfin presque, celle-ci ;

« envoûtement«  subi par ceux qui ne se décidaient pas à fuir enfin (!) « la cage » nazie _ au nombre desquels, décidément, sa grand-mère Omi :

peut-être soucieuse, elle, de ne surtout pas perdre ses partenaires attitrés de bridge (« Quand Ève revient en 1934 encore une fois et pour la dernière fois rendre visite _ et c’est à Dresde _ à Omi, sa mère ma grand-mère _ raconte Hélène, pages 93-94 _ joue au bridge comme d’habitude, bien des dames jouent encore, ça pourrait être pire, dit ma grand-mère, elle ne comprend pas Ève » ; et Omi ne veut pas partir : le souci de ne pas rompre le fil de ses habitudes joue donc, et puissamment, lui aussi.

Le mot « cage«  se trouvait répété page 52 et 53.

Mais restons ici à ce passage de la page 57 :

« Selon moi _ dit Hélène, page 57 _, parmi les divers et nombreux envoûtements qui ont ensorcelé _ tel le filtre de la magicienne Circé dans l’Odyssée d’Homère _ tant de compagnons d’Ulysse juif,

il y en a un dont le pouvoir trompeur _ non intentionnel, non malveillant, ici _ne sera jamais assez dénoncé, c’est le Visum. Le Visum est _ qu’on le veuille ainsi ou pas _ l’arme du diable : on promet, on promet, on séduit _ et nous avançons ici vers le concept (freudien) d’illusion, où le désir a son rôle (projectif séducteur) pour aveugler sur la qualité et la valeur de crédibilité de la représentation subjective apposée-plaquée sur le réel objectif, quand on confond (et prend) le réel désiré avec (et pour) la réalité objective même _, on enduit, on hypnotise, on transforme des êtres humains _ séduits par leur propre désir ainsi avivé _ en hallucinés, en paralytiques volontaires,

des philosophes

_ tels un Walter Benjamin ou une Hannah Arendt ;

cf l’admirable récit Le Chemin des Pyrénées de Lisa Fittko : à découvrir de toute urgence ! Lisa Fittko a partagé la réclusion

(préventive des Allemandes et amalgamées, même Juives et anti-nazies, comme mesure de rétorsion prise par le gouvernement de la IIIéme République, en France, à la suite du Blitzkrieg d’Hitler envahissant la Belgique et le Nord de la France, le 10 mai 40)

au camp de Gurs, les mois de mai et juin 1940, avec Hannah Arendt, ainsi que leur fuite ensemble, après le 18 juin, vers Lourdes (à Lourdes où se terre alors en une chambre d’hôtel Walter Benjamin) ;

et c’est aussi elle, Lisa Fittko, qui a ouvert, au dessus de Banyuls, ce qui sera nommé, par la suite, la « voie Fittko«  : pour aider à fuir en Espagne (franquiste) ceux qui cherchaient à échapper coûte que coûte aux griffes et mâchoires de l’ogre nazi ; avec, pour le tout premier passage ainsi organisé par les Fittko en Espagne, Walter Benjamin, justement !, qui se fera arrêter au premier village de la redescente du col, Port-Bou, et s’y suicidera (le 26 septembre 1940) de désespoir : sur la menace d’être prestement renvoyé (par la Guardia civil de Franco) d’où il venait… Fin de l’espoir ? ou fin de l’illusion ?) _ ;

(on transforme, donc) des philosophes

en primitifs fétichistes _ forcenés _ de formulaire administratif,

partout sur la terre pétrifiée errent des Suspendus,

suspendus à la poste, suspendus d’être suspendus de tempsau crochet de l’attente _ quel art sublime de l’écriture ! _,

le poil hérissé, les oreilles dressées, la poitrine contractée,

cela rend les gens irritables, nerveux, maniaques, méconnaissables, abattus _ sans assez de ressorts de survie : suicidaires… _,

Brecht _ lui _ aussi attend, _ en Suède _ le sésame américain n’est pas encore, toujours pas, arrivé,

en Suède aussi _ la Suède est théoriquement protégée par sa neutralité ! _ on s’attend à ce que le nazi arrive plus vite que les visas,  »

_ soulignons encore et toujours, au passage, combien est admirable l’écriture ultra-précise et si libre, en même temps que nimbée d’une sublime poésie et d’un humour « ouragant« , d’Hélène Cixous…

« on vit maintenant dans une vie-à-visa _ voilà ! quelle puissante et magnifique formulation ! _,

il faut un visa pour traverser la rue dit Kafka _ expert s’il en est en Château et Procès _, un visa pour aller chez le coiffeur,

vivre est hérissé de guichets _ et contrôles policiers : comme tout cela est merveilleusement dit ! _,

de plus il n’y a pas _ in concreto ! _ de visa, dit Brecht,

le mot de Visum est dans toutes les têtes mais _ hélas _ pas dans les boîtes aux lettres,

et il n’y a pas de visa pour les bibliothèques », pages 57-58  _ on admirera une fois encore le style de l’auteure, sa subtile profonde poésie du réel le plus juste, nimbée d’un merveilleux humour perpétuellement frémissant et rebondissant …

Et encore ceci, pages 58-59 :

« La cousine Gerda _ Gerta Löwenstein (Gemen, 17 octobre 1900 – Auschwitz, août 1942), fille d’une des sœurs aînées d’Omi, Paula Jonas, et d’Oskar Löwenstein ; et épouse de Wilhelm Mosch, décédé comme elle à Auschwitz en août 1942 _, ma préférée, dit Ève, d’une gentillesse infinie, quand elle est coincée à Marseille, avec les enfants _ Bruno et Anneliese Mosch, qui, eux, survivront _, avec son mari _ Wilhelm Mosch enfermé, lui _ à Gurs, je lui écris _ dit Ève _ viens ici, il y a encore un bateau pour Oran, elle reste dans le crocodile _ voilà ! _, et pour qui ? Ça ne peut pas être pour le mari, laid, joueur, paresseux, violent, sans qualités, je ne comprends pas ces femmes qui aiment ce qu’elles n’aiment pas, il y a un défaut dans la vision _ et voilà que recommence à pointer le détail de la mécanique de l’illusion ! _, et pourtant c’est lui _ Wilhelm Mosch _ qui louche, est-ce qu’elle a trouvé une raison à Auschwitz ? »

« Et il y a aussi les anciens combattants, ceux qui font corps avec leur croix de fer » (…),

« et les veuves de guerre, elles aussi » _ telle Omi Rosie, dont le mari, Michaël Klein, est tombé sur le front russe le 27 juillet 1916 _ (…)


Fin ici de l’incise ;

et je reprends maintenant le fil du texte de la page 115 à propos de l’Aktion :

il est minuit trente ? Aktion !

Le mot parcourt l’Allemagne, c’est-à-dire le Reich en un instant _ cette nuit du 9 au 10 novembre 1938.

Toutes les vitres juives tombent _ à la seconde _ dans tout l’Empire, simultanément _ quel génie (Reinhard Heydrich ?) de conception (technico-administrativo-policière) de la précision d’horlogerie de l’enchaînement mécanique de pareil ordre-commandement-exécution-résultat ! _,

ça ne se pense pas _ ça s’obéit-exécute, en robot, à la seconde : par l’Aktionneur.

L’Aktion est une destruction et une consommation.

Une anticréation _ néantisante _ éclair _ Blitz _

effectuée selon le principe _ de rationalité économique _ du moindre temps _ moindre coût, poursuit page 116, le fils d’Hélène.

La Grande Mâchine _ à crocs monstrueux (de « crocodile«  déchiqueteur démesuré : le mot comporte trois occurrences aux pages 58 et 59) _ ouvre ses mâchoires

et referme le verbe est à l’intransitif.

Clac !

Cyclope amélioré« 

_ la technique devenue technologie a progressé à pas de géants depuis le temps d’Homère et de l’Odyssée

Dans ce passage-ci, pages 115-116,

le mécanisme de l’illusion est abordé-commencé d’être un peu détaillé en l’articulation complexe de ses divers rouages,

mais non pas, cette fois, du côté de ceux qui « se font des illusions« , et vont s’y enliser-perdre-détruire,

mais du côté de ceux qui vont organiser l’efficacité optimale de ce dispositif illusionnant de séduction-sidération-capture-dévoration cyclopéen

_ mensonges colossaux, avec un minimum d’anesthésie préalable des piégés (à surprendre-prendre-capturer, sans déclencher de fuite immédiate !), compris _

pour que les malheureux illusionnéss’illusionnant _ l’un renforçant l’autre, et retour-montée en spirale et accélération du processus fou d’encagement, si difficile à rompre !.. _ n’en réchappent sûrement pas _ cf le processus nécessairement très lent d’ébouillantement de la grenouille en son bocal doucement et très progressivement chauffé jusqu’à finale ébullition, pour éviter un saut au dehors immédiat ! La grenouille se laissant ainsi ébouillanter…

A plusieurs reprises dans le récit,

Hélène la narratrice se heurte à la difficulté

rémanente,

résistante aux pourtant tenaces tentatives d’élucidation siennes _ et de ses enfants : sa fille et son fils, qui l’y aident : s’entrecomprendre est facilitateur.

Mais elle non plus, Hélène,  pas davantage qu’Ève sa mère, n’abdique pas, jamais :

à essayer sans cesse ni relâche de comprendre

_ et de comprendre chacun, si possible, en son idiosyncrasie de situation (ainsi que dans le temps, qui diversifie les perspectives) _ ;

de même que sa mère, ne renonçait jamais à se tenir prête (« ready. The readiness is all« ) à agir

dans la brève fenêtre de temps Kairos oblige… Ève le sait parfaitement ! _ qu’il fallait mettre très vite à profit : à temps ;

et pas à contretemps… :

« Aucune explication

_ qui soit enfin, et au final, satisfaisante ! Même si « la bêtise, c’est _ parfois, souvent, toujours _ de _ précipitamment _ conclure« … La phrase, nominale, est a-verbale.

Je ne comprends _ décidément _ pas pourquoi je ne comprends pas« ,

se répète obstinément, et assez stupéfaite, Hélène, page 107

_ et ces mots-là (« Je ne comprends pas pourquoi je ne comprends pas« ) sont repris tels quels, au mot près, en haut de la seconde page du très clair et absolument lumineux Prière d’insérer volant _ ;

plutôt irritée _ contre elle-même et l’inefficacité de ses efforts renouvelés d’élucidation de ces illusions peut-être singulières des siens (et surtout, in fine, d’Omi, sa chère grand-mère) ; dont parvient encore, souvent (mais pas toujours), à lui échapper l’ultime infime ressort de sa conduite, mortifiée… _, à vrai dire,

que vraiment désespérée face à la chose _ elle-même :

elle cesserait, sinon, de continuer à rechercher toujours et encore à vraiment comprendre ces diverses complexités, l’une après l’autre in fine singulières, oui, car tenant à la particularité (peut-être infinie…) du détail (à retrouver et élucider) des situations effectivement particulières de chacun (soit le pascalien « nez de Cléopatre« …) ; détail qu’il faut alors, chacun après chacun, réussir à débusquer et éclairer pour arriver à vraiment bien comprendre ces complexités idiosyncrasiques singulières ! ;

et avec le recul du temps, et la minceur (ou carrément absence, bien souvent !) de certains témoignages, cette recherche minutieuse infiniment pointue dans le détail (et c’est bien là, en effet, que le diable se cache !) tient quasiment de l’exploit ; telle cette recherche-ci, à partir du cas (et Bericht) de Siegfried Katzmann, et de ce que ce cas-ci peut révéler, ou pas, du cas, à élucider et comprendre, surtout !, celui de la grand-mère d’Hélène : Omi ; recherche-enquête-méditation-réflexion à laquelle se livre ici, et à nouveau, mais jamais complètement toute seule (ses enfants sont eux aussi bien présents auprès d’elle!), dans ce magnifique 1938, nuits, Hélène Cixous ;

or, plus que jamais, la voici qui résiste aux moindres tentations de défaitisme, à tout relâchement de renoncer (à comprendre vraiment !)… _, page 107, donc.

Et, page 101 déjà,

et à propos de ceux qui sont rentrés à la maison

_ tel « Oncle André«  de retour d’Eretz-Israël en 1936, à un mauvais moment (du développement du nazisme), mortellement dépité qu’il était par le comportement que leur avait réservé, à lui et son épouse Else, venus à Tibériade la rejoindre, leur chère tendre fille Irmgard (une Regane, hélas, et non une Cordelia, du roi Lear !), qui les avait repoussés-chassés de son kibboutz du Lac de Tibériade, renvoyés, morts de chagrin les deux, en Allemagne :

d’où cet impossible si absurde retour d’Andreas Jonas et son épouse, née Else Cohen, à Osnabrück… _ :

« Ceux qui sont rentrés à la maison

_ comme, donc, Oncle Andreas Jonas et son épouse, Tante Else, à Osnabrück _,

alors qu’objectivement on ne pouvait _ déjà _ plus _ avec un minimum de lucidité et bon sens… _ rentrer à la maison,

je ne cesse de me dire

que _ décidément, non _ je ne les comprends _ toujours _ pas.

Mais pourquoi _ donc _ je ne les comprends pas ?

_ voilà ce qui obsède plus encore, de façon lancinante au fur et à mesure de ses efforts en continu, la lumineuse Hélène en sa méditation-réflexion-conversation, menée et poursuivie avec ardeur avec ses proches (présents au moins en pensée et imageance), à son écritoire d’été, aux Abatilles, en ce 1938, nuits. Et qu’il lui faut absolument mieux résoudre si peu que ce soit. Une mission impérative ! Parce que y renoncer serait renoncer à ce qui fait le vrai sol (ou les plus solides « racines« ), voilà, de son soi ; ainsi que son œuvre propre.

Et pourquoi mon esprit revient-il _ si obstinément, et patiemment _ depuis tant d’années

cogner _ sans parvenir encore à l’éclaircir-ouvrir vraiment enfin, tout à fait _

à la vitre _ décidément encore opaque et obstruée  _

de cette scène ? »

_ de cet absurde retour (tellement suicidaire, dans le cas de l’« Oncle André«  !) à Osnabrück, « dans la gueule du loup«  nazi…

Voilà un des défis

que se lance à elle-même, en ce 1938, nuits,

celle qui ne cesse, année après année, été après été, en sa Tour d’écriture d’Arcachon-les-Abatilles,

et tant qu’il y aura au monde de l’encre et du papier,

de se lancer-jeter à corps perdu, mais âme bien affutée,

dans l’écriture-imageance visionnaire

de ses questionnements de fond lancinants : pour comprendre.

Comprendre vraiment ce qui advint.

À ses proches.

Et qui quelque part _ plus ou moins insu, mais encore et toujours au travail… _ est aussi fondateur

du vrai soi _ son vrai soi,

qui opus après opus, se découvre-réalise. Splendidement.

« L’Artiste est celui qui n’est pas là et qui _ pourtant _ regarde,

l’invisible qui admire,

le sans nom qui est caché sous le rideau noir et laisse la lumière ruisseler _ plus généreusement _ sur les créatures« , page 27.

C’est là ce que l’auteure nomme le « paradoxe _ visionnaire, en et par le travail de son imageance propre _ de la Création« .

J’en arrive donc à l’apparition progressive des occurrences, dans le texte, du mot (et concept)

d’illusion,

même si à nul moment la méditation-enquête d’Hélène Cixous ne dérive dans le conceptuel ! et encore moins le dogmatique. Certes pas.

Il s’agit d’un voyage d’imageance. D’Art _ en effet ; et pas de philosophie, ni de recherche historique ; même si peuvent en être tirées de telles applications, mais seulement à la marge de cet Art.


En même temps que,

à un détour de la page 60, et presque anecdotiquement à première lecture,

le concept et le mot d’illusion apparaissent,

à propos du lieu _ Bâle _ de la soutenance de thèse de médecine, « en janvier » 1938, de Siegfried Katzmann,

apparaît aussi pour la première fois

le nom même de Freud

_ il y en aura dix occurrences, avec en plus la référence (sans mention alors du nom de l’auteur : « un texte publié en 1916 (…), le sujet : l’illusion« , simplement…) à son L’Avenir d’une illusion, page 107… _

dans cet opus-ci, 1938, nuits.

_ (…) Fred _ ou plutôt Siegfried Katzmann, alors, en 1938 _, dit alors, page 60, Hélène à sa fille, « a soutenu sa thèse de médecine en janvier, Où ? » _ et elle cherche… _

« Où ? Á Munster ? Pas à Munster,

à Hamburg ? non,

à Dresden, c’est non,

l’idée naïve ? non,

désespérée ? non,

auto-illusoire _ nous y voici ! et c’est là carrément un pléonasme ! Peut-on jamais être victime d’une illusion sans en rien ni si peu s’illusionner déjà soi-même ? _

de soutenir sa thèse _ de médecine _ en Allemagne en 1938 quand on est devenu _ voilà ! _ Juif-à-détruire depuis _ déjà _ 1933,

voilà une des idées sur lesquelles Freud _ nous y voici toujours ! _ songe _ tout spécialement, lui-même _ à écrire

s’il a encore _ à bientôt 82 ans, et, qui plus est, rongé-usé par son cancer à la mâchoire _

le courage d’écrire en 1938 _ il va bientôt quitter Vienne (pour gagner Londres) le 4 juin 1938, après l’Anschluss du 12 mars ; et il mourra à Londres le 23 septembre 1939… _

quand lui-même se surprend si souvent _ alors _ dans la position anti-réelle _ donc s’illusionnant ! Oui, lui Freud, lui aussi… _ de saint-Antoine courtisé et jusqu’à harcelé par _ les voici : elles arrivent ! _ les Illusions tentatricesfilles, bien sûr, de ses propres désirs ! y compris, et d’abord, des désirs masochistes, et Thanatos, la sournoise puissante pulsion de mort… _,

des idées en tutu qui viennent faire des pirouettes gracieuses et terriblement perverses autour de la cervelle du vieux sage,

qui font la queue dans la Berggasse en lui sussurant des messages de sirènes _ et re-bonjour Ulysse ! _,

reste avec nous mon chéri, tout cela ne va pas durer, tu ne vas pas changer de carapace à ton âge, ma vieille tortue, un peu de patience, et tous ces tracas seront transformés en mauvais souvenirs,

et lui de se boucher _ à la différence d’Ulysse ligoté sur son mat à l’approche des sirènes dont lui Ulysse ardemment désirait apprécier sans danger (ligoté qu’il était) le chant si beau !… _ les oreilles

et secouer la tête pour ne plus _ cependant _ les entendre _ ainsi _ froufrouter _ quel admirable style, une fois encore ! et quel humour décapant-« ouragant«  ! _,

il y aura _ au futur, mais pas au conditionnel _ une étude à faire _ voilà, voilà ! _ sur la prolifération _ historique, ces années trente-là… _ des automensonges, mauvaises bonneraisons, sophismes auto-immunitaires

_ soient diverses espèces (ou facettes) du phénomène irradiant et irisé de l’illusion !.. _

qui infecte _ vilainement _ les facultés mentales de toute une population

lorsqu’elle se trouve soudain enfermée dans l’enceinte invisible mais infranchissable d’une Allemagne envoûtée et mutée _ tout d’un coup de cliquet sans retour à chaque cran passé _

comme une forêt maléfiée _ victime de quelque maléfice lancé sur elle _ dans la Jérusalem délivrée _ du Tasse.

Tout le monde _ et pas que les victimes juives _ est sous maléfice _ généralisé ! _ dans le pays,

mais ce n’est pas moi qui l’accomplirai

_ cette « étude«  à réaliser… _,

trop vieux, trop tard, pense _ à ce moment 1938 _ Freud à Vienne

à qui _ aussi, peut-être depuis Bâle _ pense Fred _ à lui écrire : la lettre partira ! mais restera sans réponse… _

tandis qu’il volète à l’aveuglette comme un insecte désorienté,

jusqu’à ce qu’il cesse de se cogner à la muraille de verre _ des multiples interdits vis-à-vis des Juifs ;

là-dessus se reporter à l’inifiniment précieux (irremplaçable !) témoignage au jour le jour de Victor Klemperer, dresdois, en son sublimissime Journal (1933 – 1945) _

et se retrouve par miracle _ lui Fred, ou plutôt lui encore Siegfried _ en Suisse en janvier 1938  _ Freud, lui, se trouvant encore à cette date (de juste avant l’Anschluss du 12 mars 1938) à Vienne. À Bâle.

Á ce moment-là, il est _ le bienheureux Siegfried ; mais mesure-t-il assez bien sa chance ? Non ! _ à l’extérieur du _ vaste _ Camp _ tout _ envoûté _ « maléfié« , qu’est désormais le Reich…

Alors le père _ Hermann Katzmann _,

qui est _ lui _ à l’intérieur de l’envoûtement

lui envoie _ d’Osnabrück _ quelques Illusions _ de type familialiste : comme venir à Osnabrück embrasser sa mère (« quand je suis revenu, le 14 octobre ma mère a pleuré de soulagement« , raconte Fred à la page 55 ; et « quand j’ai disparu le 9 novembre, ma mère a pleuré d’épouvante dit Fred, c’est ce qu’on appelle bitter ironie, qui sait ce que le sort nous réserve« , poursuit-il sa phrase, page 55…).

Fred _ ou plutôt Siegfried _ revient _ ainsi, séduit par ce malheureux appât d’affection familiale _ à Osnabrück _ le 14 octobre 1938, page 55, toujours _ juste à temps pour se faire arrêter _ moins d’un mois plus tard _ le 9 _ non déjà le 10 _ novembre _ dans la nuit, à deux heures du matin : eh! oui, nous sommes dèjà le 10 ! _ 1938 avec son père _ Hermann Katzmann.

_ Tu vois, tu vois, dit ma mère _ Ève, à la page 61 : en ce début d’été 2018 de l’écriture, à Arcachon, de 1938, nuits _,

qu’est-ce que tu penses de ça ? _ envoie-t-elle directement à sa fille _

un homme jeune, en bonne santé, pas marié, avec un diplôme, il ne manque pas d’un peu d’argent, l’anglais il parle déjà très bien un peu de français, il est libre _ surtout, bien sûr ! _, il a une chance suisse _ voilà ! _ que des milliers lui envient qui sont déjà derrière les barreaux à venir _ à partir du 10 novembre 1938 : mais c’est très bientôt ! _,

et il rentre lui-même _ le 14 octobre, page 55 _ dans la cage _ nouvelle occurrence de ce terrible mot, page 61 _

pour se faire arrêter _ le 10 novembre suivant _ avec son père, et ça n’a pas tardé,

ça ne me dit rien qui vaille _ conclut ici Ève, à propos des qualités de vigilance-lucidité de son nouvel (et « dernier« , page 26) « ami«  Fred :

« c’était un intellectuel discret (soulignera, à son tour, page 85, la fille d’Hélène),

et pas un pragmatique sur le qui-vive et perpétuellement aux aguets, comme Ève, _,

en 1938 à Osnabrück _ ou bien plutôt à Dresde ? _

avec son frère _ Andreas, ou avec quelque autre de ses parents Jonas et alliés, si c’est à Dresde ;

demeure là, depuis, déjà au moins Gare d’Osnabrück, à Jérusalem, un point d’ambiguïté sur la domicilation d’Omi, tant en 1934, lors de la visite d’Ève Klein, sa fille, à sa mère, Rosie, qu’en novembre 1938, lors du départ-déguerpissage d’Allemagne, enfin, d’Omi, sur les conseils pressants du consul de France à Dresde… A Dresde, avait exercé un temps (puis ensuite à Essen) le beau-frère banquier de Rosie, Max Stern, le mari de sa sœur Hedwig, dite Hete, et née Jonas ; Max Stern est décédé à Theresienstadt le 8 décembre 1942 ; alors que sa veuve, Hete-Hedwig, lui a survécu, et est décédée, un peu plus tard, d’un cancer, aux États-Unis ; et ils avaient une fille, Ellen Stern. Il ne m’est pas encore  aisé de bien me repérer dans les parcours de vie (et mort) des divers membres des fratries Jonas… _

Omi non plus je ne la comprends _ décidément _ pas _ ajoute encore Ève, au bas de la page 60 _,

_ C’était pour attendre mon Visum pour les États-Unis, écrit _ écrit Fred (au lieu de dit ?), écrit Fred dans le Bericht ? Ou bien plutôt dans la correspondance retrouvée plus récemment chez sa mère Ève, par Hélène, correspondance échangée à partir de 1985 (et conservée) entre sa mère Ève, et Fred, « le dernier ami de ma mère » (selon la formule d’Hélène, à la page 26)… _

écrit _ donc _ Fred _ alors encore Siegfried, ces années-là, afin de se justifier de son retour si terriblement malencontreux à Osnabrück le 14 octobre 1938, lit-on, immédiatement en suivant, en haut de la page 61.

_ Ach was ! J’appelle ça un manque de bon sens,

ma mère _ Ève _ balaie _ aussitôt _ Fred le jeune _ c’est-à-dire encore Siegfried en 1938 _,

qui sait si Fred 1985  _ ou 1986 : ce serait-là le moment d’un tout premier échange (et dispute) épistolaire entre Fred, rentré d’Osnabrück (où il s’était rendu pour la rencontre-hommage aux Juifs d’Osnabrück du 20 avril 1985) chez lui à Des Moines, et Ève revenue elle aussi (de la rencontre-hommage d’Osnabrück) chez elle à Paris… _ a changé ? » _ s’interroge avec sa foncière prudence pragmatique Ève Cixous, à ce stade de leurs retrouvailles, qui vont se révéler de stricte « utilité«  de compagnonnage touristique d’agrément (de par la planète), du moins pour elle ; page 61.

Apparaissent donc concomitamment pour la première fois, page 60,

et le mot d’illusion,

et le nom de Freud.

…     

Nouvelles occurrences (au nombre de quatre en cinq lignes) du mot illusion, à la page 63,

lors d’une conversation, en 1937 _ semble-t-il, ou peut-être 1935 ; la mémoire de Fred manque ici de sûreté temporelle… _ à Paris, de Siegfried Katzmann avec Walter Benjamin, « dans le café près de l’ambassade des États-Unis » _ la mémoire visuelle étant plus fiable, pour lui _, en vue d’obtenir le fameux Visum pour gagner les États-Unis d’Amérique :

« il s’agissait de visas,

il faut être sans illusion,

le visa me sera sans doute _ probablement _ refusé _ ou peut-être pas ! _,

mais une petite illusion doit être entretenue,

on ne peut pas ne pas espérer _ voilà : ce serait trop désespérant ! L’espoir aide beaucoup à vivre…

Mais comment distinguer vraiment l’espoir, tant soit peu réaliste-rationnel dans le calcul de ses perspectives, malgré tout,

de l’illusion, aveuglante ?

Même Walter Benjamin a un peu de mal (et en aura jusqu’à sa propre fin ! le 26 septembre 1940, à Port-Bou) à ne pas les amalgamer…

Il n’y aura pas de réponse

_ du moins un peu rapide de la part de l’ambassade américaine, en 1937 ; en tout cas pas avant cette sinistre Nuit de Cristal du 10 novembre 1938, pour Siegfried ; pas plus pour Walter Benjamin, non plus, d’ailleurs…

Gardons l’illusion _ subjective _, dit Benjamin _ plutôt que l’espoir (un tant soit peu réaliste) ? Penser cela semble plutôt désespérant !..

Et Fred _ ainsi conforté, en 1937, par l’autorité du philosophe de renom qu’est Walter Benjamin _ garde _ par conséquent _ une petite illusion« 

_ or ce fut peut-être ce visa américain-là qui, de façon complètement inespérée, surtout à ce moment (de décembre 1938) de l’enfermement de Siegfried à Buchenwald, réussira à le faire quasi miraculeusement sortir, le 13 décembre 1938, de la « cage«  du KZ de Buchenwald (ainsi que de la « cage«  du Reich ! quelques mois plus tard, début 1939) ;

même si le récit,

pas plus celui du Bericht de Fred, en mars 1941,

que celui d’Hélène, en ce 1938, nuits de 2018,

n’en dit (et heureusement) rien.

Car cela tiendrait un peu trop du trop beau pour être vrai ! lieto fine opératique, ou du happy end cinématographique hollywoodien, pour être cohérent, et avec le caractère d’absolue vérité tragique du Bericht, et avec la volonté de lucidité-vérité jusqu’au bout de l’écriture-Cixous elle-même… Et on imagine ici ce que serait le commentaire ironique d’Ève !!! Ces récits risquant de prendre bien trop, par une telle chute, une allure idyllique de conte de fées…

Si un timide espoir luit, au final de ces deux récits, celui du Bericht de Fred, comme celui du 1938, nuits d’Hélène Cixous, c’est très discrètement, et fort brièvement, dans les deux cas de ces deux récits ; mais tout (et même l’impossible !) peut toujours arriver et se produire-survenir au pays de l’Absurdie…

Car cette notule d’« espoir » (plutôt que d’« illusion« … : mais peut-on vraiment, et comment ?, absolument les départir ?…),

est tout de même bien présente in extremis, le lecteur le découvrira,

et dans le Bericht de Fred, de mars 1941, ne serait-ce que parce que Siegfried aura très effectivement survécu à de telles épreuves pour avoir pu, devenu Fred, en témoigner de fait ainsi,

et dans le 1938, nuits d’Hélène, de cet été 2018, que nous lisons, avec un tel dernier chapitre intitulé « Je voudrais parler de l’espoir«  ;

même si c’est assez indirectement, mais pas complètement non plus, dans le Bericht de Fred : page 55, nous avons pu en effet lire sous la plume de Fred : « à la fin est arrivé le Visum pour les États-Unis _ voilà ! c’était annoncé dès ici !, page 55 _, mon père venait de partir pour le Pérou, la lettre de Freud n’est jamais arrivée, ça ne veut pas dire qu’elle ne soit pas partie de Vienne, tout peut ne pas arriver  » ; l’auteure a ainsi l’art de brouiller aussi un peu, mais pas trop, non plus, jusqu’à complètement nous perdre !, ses pistes, histoire de ne pas trop faciliter, non plus, le jeu amusant de nos propres efforts d’orientation de lecteurs, en son récit volontairement un peu éclaté (soit ce qu’elle-même nomme « le poème effiloché d’Osnabrûck« , l’expression se trouve à la page 103) aussi de sa part… C’est là aussi une manifestation de son humour un peu vache… Mais, à qui, lecteur, fait l’effort de chercher et patiemment bien lire, pas mal des pièces du puzzle sont déjà bien là présentes, sur les pages ; à nous d’apprendre à efficacement les ajointer ! Et c’est un des plaisirs fins de la lecture Cixous…

Et c’est à la page 107

que nous trouvons un long développement, important

_ mais toujours léger et sans cuistrerie, ni le moindre dogmatisme de la part de l’auteure-narratrice : ce sont de simples hypothèses envisagées et essayées dans la conversation avec ses proches par Hélène _,

concernant à la fois,

et la personne de Freud,

et le mot/concept d’illusion

_ avec trois occurrences de ce mot en cette page 107 ; et une quatrième à la page suivante, page 108:

« Moi aussi _ c’est Hélène qui parle,

et elle se réfère ici aux lettres-prières pragmatiques, demeurées sans succès, de sa mère, Ève Cixous, née Klein, cherchant à convaincre sa propre mère Rosie Klein, née Jonas (soit Omi, grand-mère, pour Hélène), de venir (d’Osnabrück ; ou de Dresde ?) prestement la rejoindre à Oran, où Ève réside désormais, de l’autre côté de la Méditerranée, depuis son mariage, le 15 avril 1936, à Oran, avec le médecin oranais Georges Cixous, qu’elle a rencontré à Paris en 1935 _ 

je lui écris _ à Omi, et en toute imageance ; c’est donc Hélène qui s’exprime ici _,

en vain _ pour oser espérer quelque réponse effective d’elle !

Et c’est probablement ici la raison de fond ultime et vraiment fondamentale de tout cet opus-ci, pas moins !, qu’est ce 1938, nuits :

obtenir enfin quelque réponse et reprise de conversation avec Omi, en ayant su trouver « les mots qui pourraient la soulever » et devraient « la toucher« , va écrire juste aussitôt après sa petite-fille, Hélène !… _,

je ne connais pas son adresse _ post mortem, à la différence de l’adresse post mortem de sa mère Ève, avec laquelle la communication-conversation, plus que jamais vive et vivante, est et demeure presque continue entre elles deux (soit dans les rêves, la nuit, soit dans l’imageance, les jours de l’écriture…), elles deux qui ont si longtemps vécu côte à côte, tout spécialement les dernières années d’ultra-dépendance d’Ève, décédée le 1er juillet 2013 en sa 103 ème année…  _,

dans les rêves _ voilà ! _ on n’a jamais l’adresse de la grand-mère,

je ne sais pas _ bien _ les mots qui pourraient _ et devraient _ la soulever _ maintenant ! au point de l’amener à y répondre vraiment autrement que par son silence… _,

je lui envoie un texte de Freud _ L’Avenir d’une illusion ! _ ça devrait la toucher _ et susciter sa réaction : une réponse un peu précise, comme celles que sait si bien lui donner, et régulièrement, Ève, sa mère… ; 1938, nuits, est donc aussi (et c’est peut-être même là le principal !!!) une tentative de susciter quelques réponses d’outre la mort, de sa grand-mère Omi, de la part d’Hélène, cette fois-ci, et via cet envoi de l’opus _,

dans sa rêverie trempée de sang le soldat meurt saintement pour l’Allemagne, il laisse derrière lui femme et enfants à manger pour l’Allemagne,

un texte _ de Freud _ publié _ effectivement _ en 1916,

en 1916 le mari d’Omi _ Michaël Klein _ est tué sur le front _ russe _,

le sujet : l’illusion.

Moi aussi _ dit Hélène, au présent de son écriture _ je me fais des illusions _ par partialité, forcément, du point de vue, au moins de départ, de la réflexion (et des échanges) _ : parce qu’Omi est ma grand-mère, et la mère d’Ève.

Pendant qu’elle _ Omi, à Osnabrück ; mais Omi, en 1938, ne se trouve-t-elle pas plutôt à Dresde ?.. Car c’est bien, page 104, le consul français à Dresde qui finit par la décider, aussitôt après la Nuit de Cristal, à quitter dare-dare l’Allemagne, afin de rejoindre sa fille Ève en Algérie… ; de même que c’était à Dresde, aussi, qu’Ève était venue pour la dernière fois, en 1934, en Allemagne, rendre visite à Rosie pour quinze jours… Que penser de cette persistance de Dresde (en 1934, en 1938) dans la vie d’Omi ?.. À méditer ! Bien sûr, la communauté juive d’Osnabrück a bénéficié d’un colloque marquant, le 20 avril 1985 ; et des pavés dorés sur les trottoirs marquent désormais les anciens lieux de résidence des Juifs assassinés par les nazis, dont les Jonas, à Osnabrück… Ce qui n’est peut-être pas le cas à Dresde… _

répond par lettre à sa fille _ Ève _, en Afrique tout le monde est noir (sic),

la brigade Kolkmeyer défile sur la place _ d’Osnabrück _

mais tout est illusion

_ comment vraiment bien comprendre cette formulation ? Est-ce là s’incliner devant un invincible perspectivisme, d’ordre par exemple monadologique, à la Leibniz ? Page 46, se trouve la formulation « Chacun sa tragédie, chacun pour soi«  ; et nous retrouvons à nouveau ici la très grande difficulté de parvenir à vraiment « s’entrecomprendre«  (le mot se trouve à la page 101) ; cf mon précédent article du 6 février dernier :  _,

je n’arrive pas à croire _ se disent définitivement, et Ève, et Hélène _ qu’Omi ne déménage pas demain.

Elle récite _ irréalistement, se berçant-grisant d’illusions humanistes inappropriées à la situation du nazisme… _ du Gœthe.

_ Ce n’est pas un raisonnement, dit ma fille, c’est un comportement conjuratoire _ une conduite irrationnelle magique.

On n’arrive pas à croire _ vraiment _ ce qu’on voit » _ sans le voir vraiment, non plus,

en ses trop partiales focalisations.

Or, quand Siegfried Katzmann réussit

_ par quels invraisemblables biais ? nous ne le saurons pas, du moins directement ; probablement grâce à l’obtention inespérée du visa américain demandé à Paris en 1937 ; mais lui-même, Fred, par anticipation, l’a annoncé, mais comme subrepticement, pour nous lecteurs; à la sauvette, à la page 55 : « à la fin est arrivé le Visum pour les États-Unis«  _

à quitter le camp de Buchenwald, en décembre 1938 (le 13 ?),

mais on ignore _ et le lecteur ici ne l’apprendra pas ! _ par quels détours compliqués ou absurdes des administrations _ américaine et allemande nazie _ ;

et que,

« la tête rasée« ,

il croise-contemple, au passage, la maison de Gœthe, à Weimar _ qu’il traverse en quittant Buchenwald, tout proche _,

« relâché _ qu’il vient d’être du KZ _ dans les rues de la ville,

chaque rue 1939 _ ou plutôt 13 décembre 1938 ? _

qui autrefois _ à lui, lui aussi, lecteur de Gœthe _ lui était aussi familière qu’une cousine _ assez régulièrement fréquentée _

est maintenant irréparablement _ voilà ! _ étrangère.


C’est Siegfried qui a changé : il est devenu orphelin d’illusions
« 

_ maintenant décédées au KZ de Buchenwald ;

car un très crucial fil matriciel a été, et possiblement pour jamais (mais qui sait vraiment ?)

rompu, tranché net,

sans retour.

Le mot illusion revient encore une avant-dernière fois à la page 111 :

en son voyage-aller vers Buchenwald, dans l’Omnibus _ « C‘était un Mercedes, puissant, avec cette carapace qui donne à ces véhicules l’allure d’un mastodonte. On se sent enfourné dans un ventre, petite bouchée de viande mastiquée« qui transporte les Juifs prisonniers vers le KZ,

Siegfried-Fred est particulièrement sensible, durant tout le trajet, au « Silence.

Un silence armé violent, silence _ terrorisé _ de plomb.

Même l’oiseau que Fred a cru entendre,

illusion, plomb« .

Et encore une toute dernière occurrence de ce mot « illusion« , à la page 139,

en la page d’ouverture du quatrième et dernier chapitre, intitulé « Je voudrais parler de l’espoir » _ et c’est Hélène qui parle, avec recul, en ce titre de dernier chapitre _ :

« à aucun moment _ là c’est Fred qui raconte en son Bericht de mars 1941 _ on n’a pensé _ car c’était bien impossible, et le « on«  est un « on«  collectif des prisonniers du KZ… _ à _ raisonnablement _ espérer

_ et il était encore bien plus difficile alors, forcément, de se laisser aller-bercer-prendre à s’illusionner ! _,

chaque minute était abrupte _ et d’une violence implacable, en son tranchant comme en sa terrible écrasante pesanteur _ comme un rocher,

on ne pense rien,

on va _ seulement _ de défaite en défaite

_ voilà !

nul espace mental, pas davantage que physique, ne laisse, ici et alors, le moindre interstice pour quelque projection fantasmatique que ce soit, de désirs à plaquer sur pareille massivement « abrupte«  violentissime absurde effroyable réalité ! Désirs et réel étant totalement absolument incompossibles, voilà !, en cet Enfer du KZ !!! ;

je pense ici au détail descriptif si remarquable de l’Être sans destin, d’Imre Kertész, qui se déroule, lui aussi, comme le Bericht de Fred Katzmann, en grande partie à Buchenwald ; ainsi, encore, qu’à son saisissant et extraordinaire récit de retour, Le Chercheur de traces, de Kertész lui-même se racontant, très ironiquement, revenant longtemps après son premier séjour au camp, à la fois à la gœthéenne Weimar, qu’il visite, et à un Buchenwald muséifié (de même qu’à Zeitz, un camp-chantier subordonné à Buchenwald, et laissé, lui, quasiment tel quel ; ce texte admirable, publié en 1977 à Budapest, a été aussi republié plus tard, après 1989-90 et la chute du Mur, au sein du superbe recueil Le Drapeau anglais ! _,

on n’a pas d’illusion _ à laquelle tenter d’imaginer se raccrocher fantasmatiquement si peu que ce soit,

se bercer… _,

on n’a rien _ rien du tout _,

on ne veut pas, c’est tout,

il n’y a que du temps à l’infini le même

et pas d’avenir » _ sans destin, donc ; soit l’intuition même de Kertész !

Avant qu’in extremis,

ne surgisse l’improbable libération _ « du kamp et pour la vie« , page 144 _ d’un prisonnier,

Max Gottschalk, d’Osnabrück

_ « le fils du marchand de bestiaux« , page 144, dont ses concitoyens prisonniers au KZ savaient tous qu’il avait sollicité un visa de sortie d’Allemagne pour les États-Unis _,

donnant enfin une mince occasion,

à chacun de ses concitoyens et coréligionnaires d’Osnabrück,

d’espérer si peu que ce soit aussi, à son tour, et pour soi-même,

car « tous ceux d’Osnabrück savaient que Gottschalk avait demandé un visa pour l’Amérique.

C’est comme s’il l’avait eu dans sa poche » :

« Chacun a sursauté en sentant revenir _ _ l’espoir

_« dans les ténèbres une lueur d’espoir. Schimmer. Scintille« , page 143 _

dans le cadavre _ en putréfaction déjà _ de l’existence » _ dans le KZ de Buchenwald _, page 143…

A coté de la dangereuse illusion,

scintille donc une mince lueur d’espoir, un tout petit peu réaliste, ou rationnelle, par conséquent

_ mais espoir et illusion sont toujours si difficiles (ou impossibles ?) à distinguer-dissocier…

Mais il faut souligner aussi que

c’était alors l’époque _ cet automne 1938-là _ où Hitler ne désirait pas encore nécessairement _ et surtout n’avait pas commencé d’entreprendre très méthodiquement _ la destruction massive immédiate de tous les Juifs d’Europe (dont, aussi, ceux d’Allemagne),

commençant par mettre en œuvre d’abord la simple expulsion _ soit le plan dit Madagascar _ de ses Juifs hors du territoire du Reich ;

c’est ainsi qu’allait être organisée en octobre 1940 la déportation au camp de Gurs, par train,

dans le lointain sud-ouest de la France, au pied des Pyrénées, 

des Juifs du Land de Bade

_ parmi lesquels Wilhelm Mosch, mari de Gerta (ou Gerda) Löwenstein,

la cousine « préférée«  et « d’une gentillesse infinie » d’Ève ! comme Ève l’indique à la page 58 de 1938, nuits) ;

Gerda et son mari finissant un peu plus tard en fumée à Auschwitz, au mois d’août 1942.

Il y a donc bien des illusions mortelles.


Ce vendredi 8 février, Titus Curiosus – Francis Lippa

Un compositeur ultra-raffiné, pour un « Portrait de l’artiste en chien affamé » : Cipriano de Rore

24juin

L’excellent Ensemble Graindelavoix,

que dirige Björn Schmelzer,

nous offre un singulier CD consacré à de merveilleux Madrigaux (à plusieurs voix)

_ dont cinq sont sur des vers de L’Orlando furioso de l’Arioste,

un, sur un poème du Canzoniere de Pétrarque,

un autre sur des vers de l’Enéide de Virgile, etc.  _

du compositeur _ de Renaix _ de la Renaissance,

particulièrement actif dans les cours suprêmement raffinées des Este à Ferrare

et des Farnese à Parme,

 

Cipriano de Rore (c. 1515 – 1565),

intitulé Portrait de l’artiste en chien affamé :

un CD Glossa GCD P32114.

La notice, signée par le chef, Björn Schmelzer,

est absolument passionnante, dans son extrême précision et raffinement _ aussi ! _,

tant sur la musique et la poésie,

que sur la peinture, la sculpture et les enluminures

qui les accompagnent…

Cinq chanteurs :

Anne-Kathryn Olsen, Razek-François Bitar, Albert Riera, Marius Peterson, Adrian Sirbu & Tomas Maxé ;

le cornet de Luis Coll i Trulls,

& le citarrone, le luth et la guitare de Floris De Rycker ;

et la direction de Björn Schmelzer.

Un CD d’une qualité artistique rare !

A ne manquer sous aucun prétexte !!!

Ce dimanche 24 juin 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Sur l’écrivain Philippe Forest : un très grand ! A propos des nuages, la transcendance au sein de (et avec) l’immanence

19sept

Je n’ai pas encore lu Le Siècle des nuages, du magnifique _ puissant ! _ Philippe Forest ;

je le lirai bientôt, et très sérieusement :

car j’estime l’œuvre littéraire  _ romanesque ne convient assurément pas ! _ accompli jusqu’ici _ de ce formidable (!) auteur _

comme véritablement majeur ! essentiel ! fondamental

(bien que ce ne soit, à un certain égard _ mesquin ? _, que de la littérature : mais de la littérature prise _ à bras le corps ! sans esquive… _ comme épreuve vraie _ frontale et pleine ! _ de vérité quant au réel le plus brut et inassimilable !!! ;

sur le propre refus de la fonction cathartique de l’écrire _ le sien, comme au-delà du sien : ridiculement (sinon scandaleusement) insuffisant à guérir de la peine : la mort de son enfant ; ou, encore, la fin de l’amour… _ développé par Philippe Forest,

lire les mises au point indépassables de Tous les enfants sauf un, en 2007…) :

c’est dit ! ;

car j’estime l’œuvre littéraire accompli jusqu’ici _ de ce formidable (!) auteur _

comme véritablement majeur ! essentiel ! fondamental !

Cet œuvre (de littérature) accompli jusqu’ici,

le voici :

L’Enfant éternel _ le récit de la maladie mortelle à l’échéance de moins de deux années de sa fille… _, en 1997 ;

Toute la nuit _ le plus admirable des admirables : il est si puissamment terrible de vérité nue (toute crue : sanglante ; et infiniment à jamais suppurante, sans cicatrisation à venir ; de combustion infiniment alentie, vécue par le plus menu du plus ténu, ressentie de plein front, en pleine face, calmement dégustée en la phase d’horreur de l’écriture du déploiement du deuil) qu’il n’en est pas d’édition de poche… faute d’assez de lecteurs qui le supporteraient !.. _, en 1999 ;

Tous les enfants sauf un _ qui n’est pas classé parmi les romans dans la bibliographie (autorisée par lui) à la page 4 de ce Siècle des nuages, mais dans les essais : où passe ici la frontière ? existe-t-elle seulement, et même, pour Philippe Forest en son usage (si vrai et fort ! ce sont des synonymes !) du littéraire ?.. _, en 2007 ;

Sarinagara _ lors d’une tentative d’éloignement, au Japon _, en 2004 ;

et encore,

très fort _ toujours : again and still… _ quant au récit du terrible _ des dégâts collatéraux de ce même deuil, toujours : car les effets en perdurent… _,

Le Nouvel amour, en 2007…


Mais d’ores et déjà

je tiens à saluer ce passionnant entretien,

in le n° 370 d’art press n°370 (août 2010), de Philippe Forest avec Jacques Henric,

qui présente excellemment cette nouvelle étape du travail de littérature de Philippe Forest

qu’est ce nouvel opus, Le Siècle des nuages ;

je le diffuse ici,

accompagné de farcissures miennes

Philippe Forest : Le Siècle des nuages

n°370

interview de Philippe Forest par Jacques Henric – art press n°370 (août 2010)

Le titre le dit, c’est l’histoire d’un siècle, le nôtre, le 20e _ qui s’est peut-être achevé le 11 septembre 2001 : avec des avions, encore… C’est l’histoire d’un pays, le nôtre, la France. C’est l’histoire d’une famille, celle du narrateur-auteur. C’est l’histoire d’un homme, celle de l’auteur-narrateur, Philippe Forest. Une histoire tournée vers le ciel, une histoire se déroulant parfois au-dessus des nuages, souvent dans et au-dessous des nuages, au plus près de la terre et de ses tragédies. Ce Siècle des nuages : un des beaux grands livres de cette rentrée de septembre. Paraît de Philippe Forest, dans le même temps, aux éditions Cécile Defaut, un essai titré le Roman infanticide, consacré à Dostoïevski, Faulkner et Camus. Essai sur la littérature et le deuil.

Le siècle des nuagesÉditions Gallimard

Comment définirais-tu ce nouveau livre ? Livre d’histoire (celle du siècle passé) ? Épopée (celle de l’aviation, de ses débuts à aujourd’hui) ? Saga familiale (ta propre famille) ? Méditation poétique sur l’existence, si l’on donne au mot poésie son sens à la fois large et profond (ces presque 600 pages comme une longue métaphore filée d’un vol dans et au-dessus des nuages)… ?

Tout cela à la fois, sans doute. Et la difficulté _ sur laquelle j’ai d’abord et longuement buté, que j’espère avoir résolue ensuite aussi bien que je le pouvais _ a consisté à trouver une forme _ c’est le défi de toute vraie littérature ; cf la réponse de Mathias Enard, lui aussi, à ma question de la forme de Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, par rapport à la forme de Zone, en notre entretien podcastable du 8 septembre à la librairie Mollat _ qui soit susceptible d’accueillir tous ces langages et d’exprimer tous ces projets à la fois, faisant tenir ce qui aurait pu constituer la matière de plusieurs milliers de pages dans un seul ouvrage, certes un peu long au regard des normes romanesques actuelles. Finalement, cette forme prend plutôt l’allure, je crois, d’une sorte de traversée assez fugace du temps, d’un passage à toute allure parmi un spectacle d’illusions mouvantes (les « nuages » du titre emprunté à Apollinaire

_ « Mais chaque spectateur cherchait en soi l’enfant miraculeux

Siècle ô siècle des nuages »

(à la chute du poème Un fantôme de nuées, au sein de la section « Ondes » de Calligrammes)… _,

évoquant ceux _ nuages _ dont parle Baudelaire dans le dernier des poèmes des Fleurs du Mal), quelque chose d’aussi bref et d’aussi évanescent, au fond, qu’une vie.

Il s’agissait, en un sens, comme je l’avais fait et écrit déjà dans Sarinagara depuis le Japon, de dire adieu au « vieux 20e siècle » qui s’en va _ le vieux siècle de L’Enfant éternel et de Toute la nuit, pour ce qui le concernait au plus près, du moins : sa pire écharde… Le point de vue est fatalement le mien, déterminé par ma propre histoire, par mon inscription personnelle dans la chronique collective : j’ai l’âge des gens qui ont atteint approximativement « le milieu du chemin de la vie », comme on dit, égaré comme on l’est toujours _ à cet âge-là : soit, le début de la quarantaine ; Philippe Forest est, en effet, né en 1962… _, au moment où le calendrier faisait la culbute du premier au deuxième millénaire.

Mais si je devais retenir un seul terme pour présenter Le Siècle des nuages, ce serait celui d’« épopée », au sens que lui donne Pound lorsqu’il la définit _ en ses Cantos _ comme « un poème qui inclut l’Histoire ». D’ailleurs, le prologue du roman, qui évoque l’accident fatal d’un hydravion d’Imperial Airways s’écrasant en mars 1937 dans un paysage de montagne et de neige pas très loin de Mâcon, consiste, aussi, en une réécriture tout à fait explicite du début de l’Enéide, une histoire de père et de fils déjà _ Anchise, Énée, Ascagne… _, l’aventure d’un héros très pieux contraint à l’exil par l’écroulement d’un monde, traversant les tempêtes, victorieux cependant et à qui se trouve offerte la vision prophétique d’un lendemain meilleur. Sauf que, bien sûr, les épopées antiques, c’est du moins ce qu’on dit et même si je n’en suis pas très convaincu, expriment une vision assurée de l’univers dont les romans modernes exposent le caractère impossible. C’est toute la distance qui est censée séparer Virgile, qui me fournit l’épigraphe du prologue, et Faulkner qui me donne celle de l’épilogue _ « Once there was (they cannot have told you this either) a summer of wistaria« , in Absalon ! Absalon !

Pour cette raison, Le Siècle des nuages ne mime la forme ancienne de l’épopée que pour mieux en manifester la dimension inquiète, définitivement irrésolue.

Les biographies réservent toujours des surprises. Pourquoi, connaissant ton parcours à toi, n’aurais-je pu imaginer ton père en commandant de bord d’un Boeing 747, qui, après avoir en 1942 traversé Méditerranée et Atlantique pour gagner l’Amérique et s’engager comme pilote dans les rangs de l’Army Air Force, est allé jusqu’à devenir « honorable correspondant » des services secrets français ? Quelle a été la logique de son parcours professionnel ?

Je cite souvent cette phrase de Kierkegaard qui dit qu’un père et un fils sont l’un pour l’autre comme un miroir dans lequel ils se contemplent. Et dans un miroir, c’est à la fois sa propre image et son image à l’envers que l’on voit. J’aurais pu être lui, il aurait pu être moi. Chacun, autant que soi-même, aurait pu être des milliers d’autres. Car, justement, il n’y a pas de logique à l’existence, comme il n’y en a pas à l’Histoire. Sinon celle qu’on lui trouve après coup _ cf les remarques de Michel Jarrety en sa préface (à la page 12) aux Souvenirs et réflexions (non réédités jusqu’ici) de Paul Valéry, à propos des méfiances de Valéry quant aux perspectives dangereusement pas assez critiquées des historiens : « dans ces attaques contre l’Histoire, (une première) ligne de force dénonce une fiction littéraire tout invérifiable, et Valéry reproche aux Historiens de ne pas construire leur objet _ l’événement _ et de faire comme si ce passé pouvait être dit tel qu’il fut, alors que l’Histoire véritable _ = véridique _, plutôt que de se transporter naïvement dans le passé, consisterait à lui poser les questions du présent » : ce que feraient bientôt les historiens des Annales… Fin de mon incise…

Il fut _ ce père de Philippe Forest, donc _ un jeune homme de dix huit ans jeté sur les routes de l’exode en juin 1940, que le hasard de ses études d’ingénieur agronome conduit en Algérie quand en novembre 1942 a lieu là-bas le débarquement anglo-américain libérant cette partie du pays ; il saisit alors l’occasion de partir pour les États-Unis afin d’y être formé avec quelques centaines de jeunes français comme pilote de chasse dans l’aviation américaine ; et, après la guerre, il va devenir commandant de bord pour Air France, où il mènera toute sa carrière, participant au développement de la compagnie, accomplissant son dernier vol en 1981 aux commandes d’un Boeing 747 ; et, c’est vrai, exécutant occasionnellement quelques missions peu périlleuses pour le compte des services secrets. Telle fut sa vie, très romanesque, abondant en péripéties dignes d’un feuilleton télévisé (notamment sa rencontre sur les routes de la débâcle avec une jeune fille de dix-sept ans qui deviendrait sa femme et dont il se trouvera séparé jusqu’à la paix), une véritable traversée du temps et de l’espace (la vieille province bourgeoise et française de l’entre-deux-guerres, l’Algérie sous Vichy, le sud des États-Unis au moment où sévissait encore la pire ségrégation raciale, et puis le monde moderne renaissant après la victoire tel que pouvait le percevoir un pilote de longs-courriers, toujours entre deux escales, étourdi par le perpétuel passage des frontières entre les pays et des lignes immatérielles des fuseaux horaires). Raconté ainsi, tout cela prend en effet l’allure d’un vrai roman qui est à la fois le sien (puisqu’il l’a vécu) et le mien (puisque je le raconte). C’est la phrase de Nietzsche aussi _ in Humain, trop humain _, toutes proportions gardées bien sûr, car l’époque des héros et des poètes est justement passée : « Il en va de toujours comme d’Achille et d’Homère : l’un a la vie, le sentiment, l’autre les décrit. » Entre celui qui vit et celui qui écrit, un écart existe qui est à la fois le lieu de leur opposition et celui de leur confusion, l’espace où chacun engendre _ voilà ! c’est un très notable pouvoir de l’imageance littéraire ! _ l’autre tour à tour

_ et nous retrouvons ici « la seconde ligne de force«  que dégage Michel Jarrety dans la critique des méfaits d’une interprétation trop naïve du récit de l’Histoire (et des histoires narrées, elles aussi !) de la part de Paul Valéry : « il voit dans les récits de l’Histoire le ferment néfaste du présent ; car ce « passé, plus ou moins fantastique _ = fantasmé ! _, agit sur le futur » (cf le texte page 145), et Louis XVI n’eût pas été décapité si Charles Ier ne l’eût été avant lui, comme Napoléon n’eût pas instauré l’Empire sans l’exemplaire romain« , toujours page 12 de la préface de Michel Jarrety à son édition des Souvenirs et réflexions de Paul Valéry… _,

tout cela se trouvant encore compliqué par la question de la paternité : héritant de son histoire qui venait d’avant lui, je suis le fils de ce fils qu’il n’a cessé d’être ; réinventant celle-ci, imaginant le tout jeune homme qu’il était autrefois, je deviens le père du père qu’il fut pour moi.

Un grand rêve idéaliste

Ce parcours professionnel est lié à ses engagements (ou non-engagements ?) politiques. Quels furent-ils ? Sont-ils représentatifs d’un certaine classe sociale ? N’est-ce pas plutôt la fidélité à une morale qui lui a fait traverser ainsi son siècle ? Ce livre est-il une manière d’hommage à ce père ?

« Mon père, ce héros au sourire si doux… »,  comme dit le poème _ de Victor Hugo. J’aurais pu très facilement peindre le portrait très édifiant d’un homme d’exception, sans courir le risque d’être contredit par quiconque. Et m’attribuer du même coup, par procuration, tout le mérite prestigieux _ mais aussi fallacieux : Philippe Forest l’exècre ! _ d’actes, de choix ou d’exploits que je n’ai pas accomplis. On ne compte plus les romans dans lesquels, soixante-dix ans après, quand il n’y a plus aucun danger à courir, des écrivains de la dernière pluie prennent la pose de valeureux résistants, donnent des leçons de lucidité historique à la terre entière, lui expliquant ce que furent son ignominieux aveuglement et sa honteuse soumission à la barbarie. Mais rendre vraiment hommage à un homme du siècle passé consiste plutôt à montrer dans quelle incertitude il se trouvait plongé _ voilà _ avec tous les autres, quelles furent ses hésitations, par quels hasards il s’est finalement retrouvé du bon côté _ en une suite rhapsodique (= capricieuse elle-même, du moins en partie), de coups de dés jetés par lui, et d’autres que lui, en d’« admirables tremblements du temps« , quand tout hésite encore, en ces « parties«  se jouant… Ce sont ces « admirables tremblements du temps« -là que la poésie même de la littérature « vraie«  sait faire vivre et re-vivre, vibrer et, toujours, trembler ; au rebours des mensonges (trop bien-pensants ! tellement à la perfection ajustés, eux !) de la propagande et de la communication dont trop de pouvoirs nous abreuvent, plus que jamais en ce siècle(-ci) de real politik. Fin de l’incise…

Ma mère venait d’une famille d’anarchistes, fille d’un instituteur devenu libraire, héros des deux guerres. Mon père, et c’est ce qui donne un petit côté Capulet et Montaigu à leur rencontre, était issu d’une famille de la droite telle qu’elle existait à l’époque. Le seul regret qu’il ait exprimé est de n’avoir jamais pu convaincre son grand-père, près d’un demi-siècle après l’affaire, de l’innocence de Dreyfus. Ce qui montre quel était son milieu d’origine, mais aussi à quel point aucun individu n’est jamais tout à fait le produit mécanique des convictions de celui-ci. Sans doute aurait-il pu aussi bien rejoindre le camp de la collaboration. Ou peut-être pas. Dans des circonstances extrêmes comme celles du siècle passé, tout se joue souvent pour chacun sur un coup de dés _ voilà ! Ou alors, comme tu le dis, ce fut l’effet de la fidélité à une morale, dont je m’amuse à imaginer qu’elle lui venait du premier film vu dans son enfance, Ben-Hur. Au fond, je n’en sais rien. J’essaie simplement _ oui ! _ de restituer _ avec la vérité des armes de l’écriture vraie _ le brouillard d’idées, l’orage épais et opaque _ oui ! _ qui dissimulaient presque entièrement l’horizon d’alors.

D’ailleurs, s’il fallait le comparer à un personnage épique, plutôt qu’Ulysse, Achille ou Enée que j’évoque dans le livre, ce serait plutôt Télémaque, celui qui se tient loin des combats. À dix-sept ans, grâce à l’Aviation populaire, il avait déjà passé son brevet de pilote dans l’idée de rejoindre l’Armée de l’air. La défaite est venue trop tôt. Il est devenu pilote sur P47-Thunderbolt aux États-Unis ; mais, affecté malgré lui comme instructeur, il n’a pas pu rejoindre à temps le front européen ; et, alors qu’il était sur le point de participer aux opérations dans le Pacifique, l’explosion nucléaire d’Hiroshima et de Nagasaki a, comme on sait, mis fin aux hostilités. Si bien que, ironiquement, il n’a jamais fait la guerre et ne l’a même jamais vraiment vue.

Le Siècle des nuages est aussi un livre politique qui rappelle, notamment, ce fait étrangement oublié _ en effet ! _ : que la démocratie fut malgré tout victorieuse « at the end of the day ». Et qui insiste sur ce qui fut à mon sens le sentiment superbe et scandaleux du 20e siècle : l’optimisme, tout simplement _ voilà !!! _, en dépit de la conscience intacte et terrible du tragique, le pari pris envers et contre tout sur la possibilité d’un lendemain avec la conviction que les vieilles valeurs de liberté, de justice, de progrès demandaient à être défendues et qu’elles ne le seraient pas forcément en vain. L’aviation, qui fut l’un des derniers grands mythes, exprime un tel optimisme. Et c’est pourquoi j’en relate l’histoire depuis l’invention des frères Wright jusqu’à l’ère de la création des grandes compagnies modernes, en passant bien sûr par sa mise au service de l’horreur guerrière, mais surtout en racontant l’épopée des pionniers, de l’Aéropostale (Saint-Exupéry, mais aussi Mermoz, Lindbergh) et de ceux qui leur succédèrent, reconstruisant sur des ruines l’aviation civile : une épopée pacifique et démocratique portée par un grand rêve idéaliste et un peu naïf, dont on peut sourire sans doute maintenant qu’il appartient au passé, mais dont je ne vois pas pourquoi le roman n’exprimerait pas la dignité et la justesse.

À plusieurs reprises, tu t’insurges contre ceux qui, aujourd’hui, « jugent _ sans assez de conscience des complexités de l’historicité ; cf ici à nouveau Paul Valéry ! _ le passé depuis le confort de leur impensable présent ». Est-ce pour cette raison que tu restes très dubitatif _ toujours comme Paul Valéry ! cf son ironie à l’encontre de « la marquise sortit à cinq heures«  _ quant à la validité d’une démarche d’écriture faisant appel au genre romanesque. Tu parles de la « matière inutile  _ = vaine _ d’un roman ». Néanmoins, reconstituant une période de la vie de ta famille que tu n’as pu connaître, tu es contraint, pour la reconstituer, de faire appel pour une part, à ton imaginaire… Comment se pose pour toi la question _ cruciale : en effet ! _ de la vérité dans la fiction, dans l’écriture en général ? Je note tes constantes réticences à te qualifier d’« écrivain », le mot portant _ pour toi _ en lui une charge négative…

On n’échappe pas au roman _ c’est-à-dire à ce que j’ai qualifié, m’adressant à Marie-José Mondzain, à propos de son très important Homo spectator, d’imageance : pouvoir de créer du penser-figurer… Dès que l’on raconte une histoire, et même si celle-ci _ l’histoire racontée, donc (= « les faits«  visés ! par le récit qu’on essaie d’en donner)… _ est totalement vraie comme c’est le cas dans tous mes livres _ l’affirmation est d’importance ! et j’avoue que j’ai pu, à une ou deux reprises, aller jusqu’à me poser la question, par exemple à propos du Nouvel amour _, on en fait forcément une fiction _ = feinte… Pour cette raison, on parvient vite, si l’on n’y prend pas garde, au comble de la falsification satisfaite _ fatuitivement ! C’est particulièrement le cas avec le roman historique qui relève le plus souvent d’une conception extrêmement conventionnelle, reposant tout entier sur l’illusion rétrospective _ confuse, de par sa vraisemblance superficielle même ; et source de confusions à l’infini … _, assignant au temps un sens, c’est-à-dire une signification et une destination à la fois _ uniques et uniformisants _, tandis que l’enjeu _ toujours vibrant, tremblant… _ de la littérature est, au contraire, de montrer _ par le « tremblé«  de son « mentir-vrai«  même… _ comment tout _ non seulement qui peut être dit, mais qui est fait : les actes eux-mêmes des humains ! parlant et imaginant que nous sommes, du seul fait que penser prend (forcément !) la forme du discours… _ ne fut jamais qu’un conte plein de bruit et de fureur raconté par un idiot et qui ne signifie rien (Faulkner, encore lui _ ici, via la parole de Macbeth, in Le Bruit et la fureur : ce récit somptueux et pionnier à quatre narrateurs successifs… _, très présent dans Le Siècle des nuages, se souvenant de Shakespeare) et que la vérité elle-même, qui existe cependant _ et comment ! même si elle persiste à en déranger, et sacrément, pas mal, et même beaucoup ! _, ne se tient nulle part ailleurs que dans le lieu même _ à débroussailler donc ! ce lieu sans limites, selon la belle expression du romancier chilien Jose Donoso ; dans le brouillard de notre cécité (aveuglement) ! _ d’une telle confusion.

Donc, oui, j’exècre _ oui ! _ la bonne conscience des écrivains de mauvaise foi _ oui ! _ qui jugent le passé depuis le confort du présent, qui se servent impunément des horreurs que d’autres ont subies autrefois (les guerres, les morts, les massacres, les deuils) afin de produire la prétendue preuve de leur propre supériorité _ bêtement avantageuse ! _ en se rangeant sans risques _ trop confortablement, eux ; et mensongèrement, vraiment ! _ du côté des victimes, singeant un héroïsme dont rien ne dit qu’ils auraient été capables _ à rebours de l’attitude (du torero toréant : face à la corne meurtrière formidablement mouvante du taureau) du juste écrivant que sait évoquer si justement Leiris en sa lucidissime préface à son Âge d’homme… Philippe Forest s’inscrit dans cette filiation-là d’écrivain « vrai«  ! n’hésitant pas à affronter frontalement, pleinement, son (en son plus essentiel !) danger… Rien n’est plus facile et rien n’est plus méprisable _ oui ! La littérature doit, au contraire, procéder d’une conscience plus inquiète, attentive _ en sa considérable acuité exploratrice, constante ! _ à ce que Joyce nommait toutes « les possibilités du possible » dont ce qui fut _ = advint au réel (des res gestae passées, elles, à l’effectivité)… _ ne constitue que l’une des expressions _ en ce que Gaëtan Picon a excellemment relevé, lui, dans Chateaubriand : d’« admirables tremblements du temps«  qui, de l’écriture de l’auteur aux lectures des liseurs, n’ont pas fini de continuer de vibrer…

Et pourtant, écrivant, on ne se soustrait jamais totalement à la fatalité _ dispensatrice de maints aveuglements _ de la fiction ; et c’est pourquoi il faut à la fois assumer et traiter cette fatalité, en consentant à la littérature _ avec son mouvement (perpétuellement vert et creusant…) d’ironie _ tout en contestant _ par les jeux de son écriture même _ celle-ci _ en ce qui pourrait, en elle et par elle, dégénérer et sombrer en pompe…  Inévitablement, comme le dit Sartre _ in La Nausée _, le roman prend le temps par la queue : il le reconstruit et l’ordonne à partir d’un point qu’il se donne _ et ensuite aux lecteurs ! _ et depuis lequel tout finit par se disposer comme dans un majestueux _ fallacieux ! _ panorama offert au regard du haut du promontoire des siècles. Si bien que même un roman qui exprime l’absence de signification de l’existence, de l’Histoire, tourne _ souverainement : par sa seule gouverne… _ celles-ci en significations nouvelles. C’est mon côté « moderne » sans doute, anachronique certainement au temps des intrigues manufacturées à la chaîne par l’industrie culturelle _ et ses rouleaux-compresseurs de cervelles décervelées : aplaties et écrabouillées, pour être mieux rendues inaptes à la moindre complexité _, le résidu de mes « mauvaises lectures » d’autrefois, mais je reste convaincu qu’un roman n’est légitime qu’à la condition de défaire _ brechtiennement ; et benjaminiennement, aussi… _ la fiction qu’il fabrique à mesure, restituant ce vertige _ de l' »admirable tremblement du temps » ré-éprouvé… _ où la conscience s’éprouve _ vivante : sujet, elle aussi, à son tour ; et pas rien qu’objet ! _ dans l’expérience de l’impossible _ de sa visée du réel lui-même (de la réalité narrée)… Pour moi, ce vertige est le vrai _ bravo ! c’est là dire le fondamental !

Spectacle vide

Est-ce un cycle qui se boucle ? Ton premier livre _ L’Enfant éternel _ était le récit de l’agonie et de la mort de ta petite fille. C’est sur cette mort, avant celle de ton père qui la suit de peu _ elle est narrée et dans L’Enfant éternel et dans Toute la nuit _, que se clôt Le Siècle des nuages. Comme tous tes ouvrages (récits, essais), celui-ci est habité par la question, sans réponse, du Mal. Ton approche n’est pas celle de ton père dont tu ne sembles pourtant pas assuré que ses convictions religieuses, devant le scandale de la mort d’une enfant, ne l’aient pas protégé de la tentation de ce que maintes fois tu nommes le « néant ».

Je ne sais pas si je boucle une boucle. J’ai plutôt l’impression de tourner en rond dans un cercle _ sans spirale : telle une carole magique… _ dont rien n’est susceptible de me faire sortir et à l’intérieur duquel, afin de me divertir peut-être _ sans espoir de catharsis, en tout cas ; cf les solennelles affirmations réitérées, violemment même, en Tous les enfants sauf un _, je trace avec chacun de mes livres des figures différentes et nouvelles _ des variations, seulement, de ce point de vue ; mais cruciales… Ce dernier roman en témoigne, je crois. Tout comme l’essai que j’ai fait paraître il y a quelques mois aux éditions Cécile Defaut, le cinquième de la série « Allaphbed », intitulé le Roman infanticide, et dans lequel, à partir de Dostoïevski et de Faulkner, de Camus et de Malraux, je reviens _ mais avons-nous jamais un autre choix ?.. _ sur cette expérience particulière qu’est celle de la mort d’un enfant et sur ce que le roman est susceptible _ ou pas _ d’en faire _ oui ! par le simple jeu (simple lui-même, pour ne pas dire « simplet« …) de la seule écriture : tel est là son pouvoir (tout aussi ridicule que puissant !) d’assomption !.. Car, oui, la question du Mal _ donné, comme souffert _ est sans réponse _ satisfaisante et définitive _ possible. Et c’est d’une telle absence de réponse _ creusante : fondamentalement, forcément ! _ que doit, bien sûr _ oui ! _, répondre _ en tous les sens du terme _ la littérature _ avec responsabilité ! à oser assumer !.. Il y a là quelque chose comme de l’ordre du sacré, même (voire surtout) pour un quasi incroyant : à l’envers, lui au moins, du nihilisme !..

Que fait à la foi _ vraie ; pas seulement verbale _ l’épreuve du néant _ effectivement rencontré _ ? C’est certainement l’un des sujets du livre. Les catastrophes collectives de l’Histoire, les catastrophes individuelles de l’existence font s’écrouler soudainement _ pauvres (et ridicules) emplâtres _ toutes les croyances. Et pourtant, c’est dans le moment même de leur effondrement que celles-ci parviennent à une sorte de grandeur absurde et tragique qui les porte à leur paroxysme. Les certitudes faciles à l’aide desquelles on donnait un sens au monde manifestent _ soudain _ leur impropriété dérisoire _ assurément ! _ et, dans le vide qui s’ouvre ainsi _ proprement abyssal ; on peut certes y sombrer : cf le récit si fort (et insupportable à tant !) de Toute la nuit, ce si immense livre !.. _, se dévoile le visage d’une vérité terrible qui laisse chacun irrémédiablement seul, et cependant mystérieusement _ aussi _ responsable de tous _ et ici est la grandeur du film de Xavier Beauvois que j’ai découvert hier après-midi : Des Hommes et des dieuxC’est la phrase de Saint-Exupéry cette fois, dans ce très grand livre qu’est Pilote de guerre, phrase écrite au moment de la défaite, et qu’il faut entendre dans toute sa profondeur pour comprendre quelle conscience du désastre et quelle expérience du néant elle exprime : « Chacun est seul responsable de tous. » _ cela sonnant assez étrangement, de même que le film de Xavier Beauvois, à l’heure des mensonges les plus veules étalés et répétés à tire-larigot aux sommets de maints pouvoirs…En tout cas, je les partage pleinement… Est-ce là scrupules de bobos ?.. A chaque conscience d’en juger ? Tout-est-il permis, même si Dieu n’existe pas, se demande Ivan Karamazov, chez Dostoievski… A confronter au « à la fin, c’est la mort qui gagne« , qu’André Malraux rapporte que Staline aurait déclaré au général de Gaulle, en 1945…


Il est question de religion dans Le Siècle des nuages. La fin du roman, avant l’épilogue, se déroule en Turquie, sur la terre où saint Paul a prêché autrefois la folle « bonne nouvelle » de la résurrection des corps, parmi des tombeaux éventrés, devant des ruines où subsistent cependant des fragments de fresques exprimant l’espérance d’un autre monde : « O mort, où est ta victoire ? » Moi qui ne crois pas en tout cela, je me suis toujours demandé _ voilà ce qui se poursuit, en Philippe Forest, écrivant, de la conversation ininterrompue (même par la mort) avec le silence de son père… _ quel effet avait pu avoir sur mon père, chrétien convaincu, la disparition de sa petite-fille, événement qui constitue, c’est tout l’enjeu des Frères Karamazov, le scandale majeur sur lequel vient se briser toute confiance humaine en la Providence divine. Je ne lui ai pas posé la question, bien sûr. Je n’ai aucune idée de ce qu’il en pensait pour finir. Et je crois que lui-même aurait été incapable de le dire. À de telles questions, personne n’a la réponse _ même si agir par rapport à cela nous mobilise au quotidien : sans paroles : ni à d’autres ; ni à soi ; sans l’esquiver ; en nos actes muets, donc…

Depuis toujours, les hommes ont levé les yeux pour deviner _ c’est un jeu qui est tenté _ quelles formes imitaient celles des nuages ; et quels messages célestes ils _ ces nuages, ces dieux… _ leur adressaient ainsi, pour déchiffrer l’augure du vol des oiseaux. Et bien entendu _ je n’y insisterai pas _, il s’agissait d’un spectacle vide, d’un oracle vain. Comme _ je n’y insisterai pas davantage ! _ celui des signes tracés sur la page d’un livre. Et pourtant, je l’écris _ ce livre : pas tout à fait pour rien, en dépit de sa fondamentale, irrémédiable et ridicule vanité… _, il me semble qu’il est bien à plaindre celui qui ne tourne plus la tête vers le ciel lorsque passe au-dessus de lui un avion.


Lire Philippe Forest _ cet écrivant lucidissime magnifique ! _ n’est pas, ainsi, absolument, absolument vide et vain…

Ses signes désespérés, vibrant en l’inconfort de leur narration modeste, nous parlent bien davantage, en leur totale absence de vanité, et en leur vertige, que bien d’autres

_ à commencer par les matraquages et dénégations de nos grands communiquants, en forme de (ridicules) épouvantails tirant encore bien trop de ficelles (de bourses)… Où sont les misérables, maintenant ?

A nous d’apprendre à dé-brouiller le brouillard,

comme Michelangelo Antonioni nous en laisse le message testamentaire, en son sublime Par-delà les nuages de 1995 ;

cf mon propre essai (inédit), à partir de son exemple :

Cinéma de la rencontre : à la ferraraise,

dont le sous-titre explicitatif est :

Un Jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) : à la Antonioni

Titus Curiosus, ce 19 septembre 2010

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