Et maintenant le sublime chapitre « Je veux être aussi criminelle que possible » sur la genèse et l’obstétrique de la vraie littérature pour Hélène Cixous : admiration !
11nov
En poursuivant le début enchanté de ma lecture du « Et la mère pond vite un dernier œuf » de la chère Hélène Cixous, dont a témoigné hier mon article : « Enchantement ébloui du nouveau Hélène Cixous : le délicieux, effrayant et hilarant tout à la fois, et justissime d’écriture, « Et la mère pond vite un dernier oeuf »… »,
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voici ce lundi 11 novembre l’écho de mon éblouissement à la lecture du proprement sublime chapitre, aux pages 39 à 50, intitulé _ avec un brin de provocation, mais pas tant que ça… _, « Je veux être aussi criminelle que possible« , dans lequel l’autrice expose splendidement en un dialogue _ sa forme de récit favorite, en sa réclusion solitaire choisie et impérative les deux mois d’été de juillet et août de chaque année, en sa maison d’écriture de l’Allée Fustel de Coulanges, aux Abatilles, où elle se consacre exclusivement à l’écriture de sa propre littérature, très rituellement, et selon la fantaisie de l’absolue nécessité de son « rêvoir« … _ avec sa revenante mère Eve, en leur jardin fructifore de pins et arbousiers _ et aussi « chênes, mimosas, écureuils, couleuvres et lézards », page 39 _ de l’Allée Fustel de Coulanges des Abatilles, à Arcachon _ justement : ce jardin d’où part ici même ce récit-ci : « Je traversais le jardin avec Eve ma mère« , page 39… _, ce que la littérature vraie telle qu’elle la conçoit avec une parfaite justesse (!), doit, en tant que « fruit« , au vol, à la faute _ qu’elle qualifiera, un peu plus loin, page 48, de « Felix Culpa« , nous allons donc comprendre pourquoi… _, à la honte, au crime-et-châtiment qui résultent de ce vol, souvent, déjà, de fruits (pommes, poires, grappes de raisin, figues, etc.) quand le chapardeur se trouve pris la main dans le sac _ et confondu ainsi, par quelque autre (un légitime propriétaire, lui), de ce « crime« , suivi de son « châtiment » ; la formule « crime-et-châtiment » se trouve à la page 45 : « Nous sommes, nous qui nous reconnaissons dans la maçonnerie secrète des écrivains, des voleurs amoureux de leur crime-et-châtiment« … _ : si le jardin « était sans fruit aucun livre n’y commencerait sa furtivité« , dit formidablement _ pour qualifier la naissance archi-discrète et très difficilement consciente du processus complexe et souterrain de ce départ de l’alchimie qui mènera in fine, dans la chambre du « rêvoir« , à l’écriture archi-nécessaire du texte (et puis du Livre final) sur la page accueillante de l’écritoire ; cette expression de « furtivité » du livre, pour qualifier ce que d’autres ont baptisé « sentiers de la création« , est proprement admirable !.. _ la narratrice à sa revenante mère Eve, dans le jardin de pins et arbousiers des Abatilles, page 39.
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Car, en « la littérature œuvre par œuvre tout commence par un vol _ voilà donnée la thèse que ce chapitre prométhéen (de « voleur de feu« ) va désormais expliciter… _ . Tout auteur est un ancien voleur » _ d’abord, en l’enfance quasi innocente, mais pas complètement (le savoir du larcin est déjà présent !), de fruits divers : de poires, pour saint Augustin, de pommes, pour Jean-Jacques Rousseau, de grappes de raisin et de figues, pour Jacques Derrida, etc., page 40 ; et c’est bien là la thèse qui va être explicitée ici… _, « et pour tous, c’est une affaire de mots volants. (…) D’abord tu voles un fruit, là-dessus tu écris, dis-je. Par la suite du vol _ le vol et la conscience de sa faute étant bien l’élément déclencheur de l’écriture, qui en provient directement, et va fantasmatiquement y retourner, ou tourner dessus, tels les survols d’approche concentriques et lents du vautour, à l’écritoire de l’écriture… Tes livres sont les fruits. Pour que ça marche, tu dois être pris« , page 40.
Et « si par chance tu es pris, c’est alors que tout commence : te voilà « criminel. Dicriminel. On t’accuse. On te fait honte. Alchimie merveilleuse de la honte. Voir Rimbaud », page 40.
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Et ensuite :
« Te voilà le Centre des émotions. Couronné. Plus tard on sera tenté de recommencer, c’est logique. (…) Petite cause grande conséquence. Voilà comment l’on devient recriminel : on répète inlassablement par écrit _ voilà ! au « rêvoir » à demi fantasmatique et ouvert de l’écritoire… _ ce bref moment de gloire qui a ébloui maman d’étonnement ou de colère« .
Et puis : « Justement, tous mes auteurs, ça leur plaît d’être coupables. Ce qu’on veut, dis-je en tournant lentement autour du pot, c’est la faute. (…) Ce qu’ils veulent goûter, dis-je, c’est le goût du châtiment _ de la fessée de celle qu’il appelle « Maman » pour le Rousseau des « Confessions« , par exemple… Tous rêvent d’être des criminels _ c’est-à-dire des fautifs punis et châtiés. Il y a un rapport étroit entre le méfait et le fait d’écrire« , page 41 _ la thèse de ce chapitre important est donc très claire.
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Puis pages 42-43 :
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« Quant à moi, la vérité c’est que je veux pousser l’écrit jusqu’au crime contre la société, la tradition, je veux pousser jusqu’à l’écrime.
Je veux prendre toutes les libertés avec la langue, je veux aimer ses charmes _ creusés à délicieux plaisir _ à la folie. Et que les acariâtres me reprochent de l’aimer mal ou pas assez _ la langue commune.
(…) Ravissement pour ravissement, je veux en jouir dans l’ignorance _ assumée et consciemment violée _ des bornes et des rôles, la ravir _ tel Prométhée _ à qui me l’interdit. Je veux aimer à la fureur et par-dessus tout une chose bizarre, chose animée, torrentielle, désobéissante, mécréante, qui bondit _ la parole se déchaînant en cette écriture débridée et sauvage _ par-dessus les matelas et disparaît en laissant derrière elle des traces d’incendie. J’irais jusqu’au seuil de la mort. Je veux jouer avec le feu, comme les autres _ écrivains, en ce statut hautement assumé… _. mais je préfère ne pas en mourir, quoique – je n’ai pas le choix. Je ne fume pas dans mon lit comme Ingeborg Bachmann ou Clarice Lispector je ne mets pas le feu aux draps _ comme elles, qui en périrent. Je crains de perdre la vue et la main droite. Je préfère ne pas être décapitée. Je crains pour mon crâne, pour mon cou, pour mon poignet, pour mes outils d’écriture » _ en prenant de l’âge…
« Bien sûr que je suis contre la censure (…) et bien sûr d’autre part pour la liberté« , page 41.
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(…) Mais à peine avais-je pensé cela que je pensais inversement. Car d’un autre côté je ne voudrais surtout pas ne pas être censurée accusée et condamnée, si je n’étais pas mise à l’index, omise, exilée sur place escamotée menacée d’extinction, je serais effrayée, je me sentirais en danger d’inclusion, d’incorporation _ de neutralisation normalisée castratrice. Non, non, surtout pas d’absolution. Je crains l’encens. (…)
Je tiens à être repoussée juste assez _ voilà ! _, comme il convient à un écrivain. (…) Quel écrivain voudrait renoncer à ses droits à la persécution parmi lesquels l’exil, le deuil, la solitude ? Pas moi, ni aucun de ceux que j’ai rencontrés.
Car ne savons-nous pas tout de suite, très jeunes déjà, six ans huit ans dix disons, tout sur les bénéfices tordus et nécessaires de l’élection _ insigne de la littérature _ et sur le rapport étroit qui existe entre le vol et la plume ? Je veux dire entre le premier fruit volé et le fruit de ce vol qui est la plume _ de l’écriture. Je veux dire entre la pomme et la plume d’oie puis la plume du stylo puis la plume de l’apple ordinateur.
Nous sommes, nous qui nous reconnaissons dans la maçonnerie secrète des écrivains _ vrais ! pas des faussaires qui « produisent » à destination des « oisifs qui lisent » selon l’expression justissime de Nietzsche en son lucidissime « Lire et écrire » d' »Ainsi parlait Zarathoustra« … _, des voleurs amoureux de leur crime-et-châtiment. Mais il est dangereux de le dire. Cela tourne aussitôt en vantardise. Pourtant je ne connais pas d’écrivain qui voudrait renoncer au violent héritage gratuit qui lui tombe dessus, qui voudrait d’un cœur uni échapper à tous ces bizarres biens à visage effrayant appelés prison bagne exil folie trahison. Et qui tous récompensent le premier exploit commis au jardin : avoir défié le légitime propriétaire quel qu’il soit, un Dieu, le tsar, un papa, un monsieur, un critique littéraire, un gouvernement despotique. Et porté la main sur les fruits« , pages 44-45 _ la vraie littérature est bien défi.
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« Certains ne rescapent pas, certains se roulent dans le brasier d’énigmes et meurent carbonisés d’abord mentalement ensuite physiquement surtout les femmes, le prix Nobel ne guérit pas Nelly Sachs au contraire, qui sait si le Nobel n’a pas précipité sa fin. C’est qu’il faut supporter _ pour maintenir sa liberté folle d’auteur vrai _ une si percutante réhabilitation.
Menace des deux côtés, menace par le mépris menace par la gloire. Un effacement _ de la liberté entière et totale, sans freins par les compromissions (surtout éditoriales), de son écriture _ guette. Mais tout cela ne se commande pas.
On ne peut pourtant pas vouloir être coupable et pris en flagrant délit ni vouloir être impardonnable ni vouloir être noir américain ou victime des nazis. On ne fait pas le mur exprès. Il peut seulement arriver _ simplement circonstanciellement, dans le contexte socio-existentiel de sa vie à côté de celles (un peu moins a-normales !) des autres… _ qu’au terme d’un cruel combat entre soi-même, en luttant de toutes ses forces en son for intérieur dans le corps-à-corps avec la faute, tantôt coupable tantôt victime on s’entretue un peu, et l’on soit coupable malgré soi d’un suicide manqué.
Le crime à récrire ne peut nous arriver qu’à notre âme défendante. Il est commis, nous n’avons pas pu l’éviter« , pages 46-47.
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« Eve, saint-Augustin, Swift, Rousseau, Stendhal, Rimbaud, et sans oublier Eve ma mère Joyce Genet Derrida Bernhard _ ne pas oublier, en effet, de revenir aux 5 admirables volumes de son époustouflante Autobiographie : « L’Origine« , « La Cave« , « Le Souffle« , « Le Froid » et « Un enfant« …
tous des malfaiteurs, manqués ou glorieux, démasqués pris sur le fait, bien cachés, qu’importe, tous ceux que j’aime, d’anciens enfants partis à la chasse aux poires ou aux pommes _ et du bonheur, dit Stendhal : « Ici commence la chasse du bonheur », écrit à son tour Hélène page 41… _, et tous pris sur le fait l’un la main sur la grappe l’autre la dent sur la grosse joue rouge d’une tante à croquer, l’autre lancé sur le vélo volé à l’oncle père.
Tous des testamenteurs attachés à leurs Erinyes _ implacables persécutrices vengeresses.
Felix Culpa c’est le nom de la déesse dieu de toutes les genèses. L’auteur de l’auteur _ voilà ce que cet admirable chapitre s’est chargé de brillamment expliciter. Littérature c’est chute déchet litter lit de morts tombée-de-haut plaies au front et bosses de chamots. Et tout haussé au pilori« , pages 47-48.
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« Et l’on voudrait plus tard abdiquer ? perdre l’horreur plus épique et splendide que la bonne santé. Mais un écrivain est tout nourri d’horreur _ voilà, voilà.
_ Vivre ? C’est à l’envers d’avoir touché à mort. La nostalgie du pire, voilà ce qui nous fait écrire. La solitude ininterrompue dicte le dialogue à un _ pour Hélène les deux mois d’été passés chaque année en sa maison à « rêvoir » d’écriture implacablement solitaire des Abatilles. La seule crainte des anciens fous ou ex-prisonniers ou déportés ou humiliés c’est que le Temps ternisse l’éclat des braises et guérisse la plaie _ voilà, voilà : la plaie brûlante doit demeurer vivante et ouverte à continuer de suppurer… La douleur n’est pas dans le supplice, c’est d’en perdre les affreuses richesses. (…) C’est que je veux garder le fruit la trace aveuglante de l’apocalypse _ seule digne d’être parcourue et re-triturée encore et toujours en le « rêvoir » chaudron à vif de l’écriture vraie ; le reste est mesquine diversion de misérable ridicule vanité… Pendant les passions je n’étais plus qu’un cri déchirant qui voit, une griffe qui me taillant les yeux laissait entrer l’effroi visionnaire _ voilà ! _ à torrents sur mon âme pas plus grosse qu’un pois chiche sous l’écroulement de la montagne du jour, je perdais une vie par instant, chaque pas _ d’écriture jubilatoirement hallucinée _ me ressuscitait. Je ne veux pas perdre ma perte, je tiens à ma perte comme à la prunelle de mes yeux, si j’ai connu l’état de crime malgré innocence ce n’est pas pour le regretter c’est pour en tirer tous les saignements _ sublimes. Cette trace tous les accidentés apocalyptiques l’appellent le fruit, une grenade qui vous explose dans l’œil, mais quand même un fruit _
L’obstétrique cruelle de ce qu’on appelle la création littéraire _ voilà ! _ : un grand coup, brève folie, une coupure de trois jours ça suffit pour tous les temps des temps ; c’est « la littérature » c’est ce très long grattement de plaies, le résidu, l’écrime réitéré _ au « rêvoir » re-fréquenté deux mois d’été par an, pour Hélène, surtout sans recevoir personne…
J’ai planté un crime dans le jardin et j’en recueille _ annuellement _ tous les fruits, je suis moi-même l’arbre à crimes et je vais m’épluchant _ et ré-épluchant, ad vitam aeternam, ces deux mois d’été par an, en cette maison (et ce jardin aux arbousiers) d’écriture des Abatilles… _ comme Rousseau en sa quatrième promenade _ solitaire à arpenter l’île saint-Pierre du lac de Bienne _se recherchant les poux déjà bien trouvés _ déjà _ dans les Confessions mais pas assez _il fallait recreuser dans sa chevelure… Je suis une lente pense-t-il, pensé-je, et que l’on ne s’y trompe pas, il ne fait que s’en féliciter en douce« …
fin ici de ce magnifique chapitre sur la réalité et vérité de la littérature vraie, à la page 50.
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C’est admirablement confondant de justesse ! Et de beauté de style, visionnaire…
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A suivre…
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