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Du sublime dans la musique baroque française : le merveilleux « vivier » Marc-Antoine Charpentier…

18avr

Coup de cœur pour un nouveau merveilleux CD Marc-Antoine Charpentier :

après le CD Alpha 138 « Motets pour le Grand Dauphin » de l’Ensemble « Pierre-Robert » dirigé par Frédéric Désenclos (cf mon article du 2 février 2009 : « Le “sublime” de Marc-Antoine Charpentier + la question du “déni à la musique”, en France » ;

une impressionnante (de justesse musicale) version de la « Missa assumpta est Maria » (H. 11), par le Concert Spirituel que dirige Hervé Niquet (CD Glossa GCD 921617)…

« La « Missa assumpta est Maria«  (H. 11 _ au catalogue Hitchcock de l’œuvre de Charpentier) peut être considérée comme la plus extraordinaire des onze messes de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), mais aussi comme un chef-d’œuvre dans l’œuvre religieuse du compositeur. C’est la dernière des messes écrites par ce musicien dans les années 1698-1702, la première datant des années 1670. » (…) Elle « illustre le style de la maturité de Charpentier et résume toutes les qualités du plus génial _ à côté des Couperin, Louis (c. 1626-1661) et François (1668-1733) et Rameau (1683-1764), probablement, et pour ce moment « baroque » _ des compositeurs français : équilibre parfait entre intimité des voix et brillance chorale, richesse du langage harmonique et habileté du contrepoint ; et enfin un sens inouï des effets selon une conception typiquement française du sublime« , indique fort justement l’introduction de la notice dans le livret du CD, sous la plume de Fannie Vernaz (page 15) ; nous reportant à un article de Thierry Favier, « Lalande et le sublime : doctrines rhétoriques et tradition oratoire dans ses premiers grands motets« , in « Lalande et ses contemporains » (aux Éditions des Abesses, à Paris, en 2008, pages 119-141)…

Selon Catherine Cessac, en son indispensable « Marc-Antoine Charpentier« , aux Éditions Fayard (seconde édition _ remaniée en août 2004), l’œuvre fut probablement donnée pour la première fois le 15 août 1702 à la Sainte-Chapelle, « un des foyers musicaux les plus actifs de la capitale » (page 16) ; où Marc-Antoine Charpentier a été nommé en 1698 « maître de musique des enfants de la Sainte-Chapelle du Palais« La « grande version » de cette « Missa«  (H. 11) « requiert des effectifs imposants qui (de toutes façons) laissent supposer qu’elle ait été donnée au moins une fois dans le cadre d’une cérémonie exceptionnelle.« 

Et dans cette version que propose ici au disque Hervé Niquet, « on entendra _ ainsi que cela se pratiquait « au quotidien«  alors, si je puis dire, en son extrême variabilité… _ , outre les cinq parties ordinaires de la messe telles que Charpentier les a écrites _ en sa très précieuse (non détruite, non volée) « partition manuscrite et autographe » cataloguée H. 11 : « Kyrie« , « Gloria« , « Credo« , « Sanctus » & « Agnus Dei » (ainsi qu’un « Benedictus pour l’orgue«  _ plusieurs autres éléments provenant d’œuvres plus anciennes de Charpentier ou bien _ aussi _ des improvisations«  _ nécessaires, exigées par la partition même, ainsi que nous allons le constater ! (page 17) : ainsi, avant le « Christe« , « l’orgue joue(-t-il) ici un couplet« «  ; et « de même, après le « Christe », Charpentier indique « Icy l’on rejoue la simphonie de devant le Kyrie puis l’on reprend le Kyrie »

« A la fin du « Gloria », nous entendrons une pièce pour voix de basse a cappella « Pour plusieurs martyrs, motet à voix seule sans accompagnement, Sancti Dei per fidem vicerunt regna » (H. 361) de Charpentier, qui date du début des années 1690. Cette liberté prise par Hervé Niquet d’ajouter ici ce motet permet _ très judicieusement, remarque la livrettiste, page 17 _ un contraste total avec la fin du « Gloria » et une certaine méditation avant le « Credo », même si aucune indication dans la partition ne mentionne ici l’ajout d’une pièce«  _ et l’auditeur ne peut que s’en réjouir, tant l’effet est splendide et sans rien de forcé ou artificiel, page 18.


« A la fin du « Credo », Charpentier indique la présence d’une offertoire

_ sans davantage de précision notée : c’est une sorte de « pense-bête » pour lui-même ; d’avoir à choisir, sur le moment, entre diverses pièces également possibles, et à cette fin bien précise, entre ses partitions (fort bien classées ;

cf, sur ce point de la méticulosité de Marc-Antoine Charpentier,

ce qu’en mentionne mon propre livret pour le CD « Un Portrait musical de Jean de La Fontaine« , par la Simphonie du Marais, dirigée par Hugo Reyne, en 1996 : CD EMI 7243 S  45229 2 5… :

le programme (de ce CD EMI, en 1995-96),

construit autour de l’amitié (si importante pour La Fontaine : dont l’œuvre commence, en 1647, par une « chanson » à l’ami Maucroix, et se clôt, le 10 février 1695, par une « lettre » à ce même ami Maucroix ! cf ici le second volume des « Œuvres complètes » de Jean de La Fontaine, « Œuvres diverses », par Pierre Clarac, en 1958),

avait pour acmé l’œuvre quasi inconnue (et retrouvée par Hugo Reyne et moi-même) de Jean de La Fontaine, pour le livret, et Marc-Antoine Charpentier : le « petit opéra » « Les Amours d’Acis et Galatée », représentée à Paris, chez Monsieur de Rians, pour « carnaval », en février 1678…


Or, Hugo Reyne et moi-même n’avons pu

_ cf la note de Catherine Cessac à ce propos à la page 138 de son « Marc-Antoine Charpentier » en l’édition de 2004 _

reconstituer ce « petit opéra » qu’à partir de plusieurs pièces (instrumentales aussi bien que chantées) réutilisées pour d’autres œuvres par Marc-Antoine Charpentier (dont une reprise, le 17 octobre 1679, de sa pièce à succès « L’Inconnu »),

une partie des manuscrits très bien classés et conservés de Marc-Antoine Charpentier, et légués, plus tard, par son neveu à la Bibliothèque du Roi _ dont le volume de l’année 1678 ! mais pas celui de l’année 1679 ! _ ayant été volée à la Bibliothèque Nationale au cours du XIXème siècle…

Fin de l’incise sur la méticulosité de Marc-Antoine Charpentier ; et retour à la nécessité d' »une offertoire » :

« A la fin du « Credo », Charpentier indique la présence d’une offertoire » _

ce qu’Hervé Niquet ajoute effectivement en introduisant les symphonies « Pour un reposoir » (H. 508) de Charpentier, pièces instrumentales pour orchestre à cinq parties écrites au début des années 1670 pour les processions de la fête du Saint-Sacrement. On pourra y entendre, entre autres, une « Ouverture » à la française, ainsi qu’une « Allemande grave », témoignant _ commente Fannie Vernaz, page 18 _ d‘un réel talent du compositeur » aussi (oui !!!) en « sa musique instrumentale« 


« Après le « Sanctus », on peut lire l’indication _ de la main de Marc-Antoine Charpentier _ « Icy on chante une Elévation courte S’il y a le temps » ; suivie de cette autre indication « Benedictus pour l’Orgue ». Hervé Niquet insère donc ici le motet « O Salutaris » (H. 262) pour un dessus vocal, deux hautbois et basse continue, pièce écrite par Charpentier au début des années 1690. Ce type d’œuvres de courte durée était le plus souvent destiné à la messe pour apporter un climat particulier _ ad hoc la musique était d’abord fonctionnelle ! ce qui est loin d’interdire la beauté ! ou le sublime ! bien an contraire : tout se faisait selon le feu sacré... _ au cours de l’office _ de la sainte messe _ entre le « Sanctus » et le « Benedictus », au moment de la levée de l’hostie » _ et, donc, du rappel du mystère (sacré) de la transsubstantiation du Corps et du Sang du Seigneur Jésus-Christ…

« C’est ici _ souligne Fannie Vernaz, page 18 _ un moment _ musicalement _ très sensuel _ par sa douceur (et son élévation) _ où la voix de dessus, associée à la sonorité douce et plaintive _ à quel degré de calme ! _ des hautbois, exprime une _ très _ tendre ferveur. » Et « une pièce d’orgue improvisée succède aussitôt à cette élévation, comme il est expressément demandé par Charpentier. »

« Après le « Domine salvum fac regem »,

Charpentier indique « Passez au motet de sortie » ; mais malheureusement le manuscrit autographe ne présente que les portées vides d’un prélude à deux temps et à quatre parties instrumentales (dessus, haute-contre, taille et basse), sans armure » _ indique Fannie Vernaz page 18… Aussi « Hervé Niquet a(-t-il) choisi de donner un second « Domine salvum fac regem » (H. 291) de Charpentier, datant des années 1680. Ce motet est écrit pour deux chœurs à quatre voix (dessus, hautes-contre, tailles et basses) accompagnés d’un orchestre à quatre parties et basse continue, dans le même ton de mineur que celui du premier « Domine salvum » ; et dans un style très élégant, tout en retenue, et caractérisé par des rythmes pointés dans le plus pur style du baroque français » _ le résultat de cet enregistrement est, d’un bout à l’autre, je tiens à le souligner, magnifique d’évidence !

Je peux aussi reproduire le commentaire conclusif que donne Fannie Vernaz,

tant je partage cette « appréciation » de sa part :

« En plus _ en effet : c’est tout à fait intéressant quant à la « fabrique » (aussi improvisée pour la particularité, chaque fois, des circonstances ; ainsi qu’en fonction des moyens du bord !..) _ du travail approfondi sur la résolution des nombreux mystères de cette messe _ de Charpentier _,

l‘interprétation qu’en font Hervé Niquet et le Concert Spirituel met en valeur un choix de couleurs instrumentales et vocales étonnamment variées, avec une palette sonore très colorée, riche d’effets ; et par conséquent particulièrement émouvante«  _ oui !

Le choix de l’effectif proposé y contribue largement : treize musiciens, dont un continuo de quatre instrumentistes, offre un bel équilibre avec les parties solistes _ 5 chanteurs : 2 dessus, une haute-contre, une taille, une basse _  et chorales (onze choristes). Selon les différents dispositifs vocaux et instrumentaux _ en permanence variés ! contrastés _, cet ensemble permet de faire ressortir _ à ressentir _ toutes les nuances du texte _ c’est capital ! et dans le style français absolument nécessaire !!! _ et l’expression des émotions aussi ardentes que profondes _ rien à ajouter, ni retrancher ! Le Baroque est un dispositif de signification via le ressenti des affects en leurs figures…

Cette interprétation, ajoutée à la gravité solennelle _ certes ! il s’agit essentiellement là d’une fête de la foi !.. _ de cette œuvre majestueuse _ en effet ! sous le règne de Louis le Grand ! _ est aussi un bel hommage au compositeur dont la musique a su imposer un style particulier dans l’histoire musicale européenne _ à la jointure des styles français et italien : car c’est à Rome que Marc-Antoine Charpentier fut d’abord formé à la musique par Giacomo Carissimi… _ ; et a permis de révéler l’un des plus grands maîtres de la musique française » _ conclut fort justement Fannie Vernaz sa notice du livret de ce CD, page 19…

Une musique _ de Marc-Antoine Charpentier _ et une interprétation _ du Concert Spirituel et Hervé Niquet _ splendides,

qui  rendent merveilleusement le « sublime« 

de Marc-Antoine Charpentier

en ce très beau CD Glossa de la « Missa assumpta est Maria » (H. 11)


Titus Curiosus, ce 18 avril 2009

A propos de « La Nuit de Mai » de Clément Rosset : un article d’Aurélien Barrau sur les « modalités philosophiques » rossétiennes

20fév

A propos de l’analyse du désir dans « La Nuit de mai » de Clément Rosset, et en complément à mon article précédent : « Le “désir-monde” du désir face à ses pièges : Clément Rosset à la rescousse des élans de Daniel Mendelsohn et de Régine Robin« ,…

on se reportera avec grand profit à un très bel article du philosophe et physicien Aurélien Barrau : « la philosophie rêvée _ Clément Rosset et la complexité du désir« , sur l’excellent site _ quelle mine ! _ laviedesidees.fr

Des thèses du début de l’article, je n’ai rien , ou très peu, à ajouter :

« Comment convoquer, dans un très bref essai, Proust et Boulez, Balzac et Stravinsky, Dostoïevski et Berio, Michaux et Tchaïkovski, Verlaine et Ravel ? Comment croiser, en quelques pages, Lucrèce, Leibniz, Nietzsche, Marx, Freud, Cioran, Deleuze et Althusser ? Comment imposer, par les non-dits d’un écrire presque nonchalant, des réminiscences insistantes _ devenant bientôt des présences évidentes _ de tous les autres, les compositeurs, les poètes, les philosophes, les plasticiens, les romanciers qui participent d’un ineffable réseau ? Il suffit, sans doute, d’offrir à la réflexion du penseur de la singularité _ Clément Rosset _ un concept pluriel par excellence : le désir.

L’objet du désir est une multiplicité. La « machine désirante » de Deleuze et Guattari dépasse la dialectique de l’Un et du Multiple par régime associatif, couplage, synthèse productive. Elle refuse de subsumer la globalité des désirs produits sous une unité qui les réduirait et les transcenderait. Tout y fonctionne simultanément, mais les objets de la somme sont toujours partiels. C’est le cœur de la thèse que Clément Rosset défend, complète et _ dans une certaine mesure _ infléchit avec « La Nuit de mai « .

Proust comme un paradigme. La petite madeleine n’est pas seulement le souvenir de Combray. Plus exactement, l’enchantement qu’elle suscite, les délices qu’elle engendre, l’extase délicate qui l’accompagne _ ce sont les verbes qui sont importants : par ce qu’ils dynamisent ! _, ont chargé Combray d’une signification particulière : non pas d’un sens caché ou d’une profondeur à découvrir, mais d’une sorte de pouvoir totalisant _ irradiant, et positivement (!), à l’infini. Combray est devenu la totalité des joies et des désirs de Proust _ en fait « Marcel«  _ enfant. Ce qui entoure ou accompagne un objet d’amour n’est ni une « garniture », ni une valeur ajoutée : c’est une condition de possibilité pour que l’affect se déploie _ à l’infini de ses ondes irradiantes. L’émotion _ mouvante et mobilisatrice _ est une pluralité d’émotions _ en cascades, en quelque sorte : comme aux lacs (multipliés ; et sublimes) de Plitvice ; ou de la (merveilleuse aussi) rivière Krka ; les deux en Croatie : des lieux de bains éclaboussant de joie… La cohérence importe moins que la cohésion _ par contiguïté (à commencer par empirique) _ : aussi artificielles soient-elles, les ramifications _ se déployant _ de l’objet désiré sont nécessaires à son émergence en tant que lieu identifié _ à partir de son « ressenti » _ du désir. Proust ne pourrait pas aimer le souvenir de Combray si celui-ci ne convoquait simultanément une myriade _ en effet ! _ de circonstances joyeuses, d’enthousiasmes latents et de jubilations en devenir _ que de transports heureux !.. Si le souvenir n’était que partiellement heureux, il cesserait absolument de l’être. Le dramaturge latin Trabea écrivait « je suis joyeux de toutes les joies » ; autrement dit : aimer, c’est tout aimer _ sans chichiteries, ni « comptages » : cf aussi Brassens : « Tout est bon chez elle ; (il n’)y a rien à jeter«  : encore heureux !!! ; et « sur l’île déserte, il faut tout emporter«  : on ne saurait mieux (le) dire ! La joie, comme le désir, ou l’amour, est surdéterminée _ d’abondance ! _ : une diversité de causes, parfois étrangères les unes aux autres _ de pure « accointance », si je puis me permettre, circonstancielle : un bonheur de « coïncidence » ! en quelque sorte ; et tout l’alentour, aussi, en profite joyeusement ! car la joie est heureusement contagieuse ; en plus… _, doit intervenir pour qu’elle _ la joie _ émerge _ et sourde de quelque part (peu importe laquelle, ou lesquelles) de moi, qui suis en expansion, alors… : il n’y a de joie qu’à y prendre part ; si la joie vient à notre rencontre ; elle n’est, aussi (= n’existe ; ne naît), en nous, qu’à « trouver » (et « rencontrer ») en nous une joie elle-même profonde ; essentielle ; en un improbable (voire miraculeux) accord avec ce qui vient s’offrir à elle (et à soi ; ou à nous) du réel (et d’un autre) : d’une altérité, en tout cas ! C’est cet accord-là qui « se fête » par la fête même de la joie, en quelque sorte !.. Non qu’une joie isolée soit intrinsèquement impensable, mais plutôt que son instabilité _ = sa fragilité, vulnérabilité, faiblesse : non vivable… _ est telle qu’elle mène inexorablement _ de fait ! cela se constate, forcément ! _ à la chute. Chute qui met en jeu l’existence même _ en effet... _ : le déprimé déçu par une joie _ trop _ fugace _ faiblarde ! _ devient souvent suicidaire. Une jouissance unique, isolée, singulière _ sans compagnie à elle-même, cette jouissance tristounette-là _, ne peut plus devenir un objet de désir _ et est snobée… Ce dont la fin _ le terme, la cessation, l’arrêt _ est repérée, les limites identifiées, les ramifications circonscrites _ un concept important ! _, les linéaments soulignés ou l’unicité avérée, n’existe déjà plus _ pour un sujet susceptible de désirer _ en tant que bonheur latent _ faute d’infini de ses « retentissements », de ses ondes (et « harmoniques ») en propagation expansive. Un « désir-maître » _ cf « La Force majeure«  _ peut émerger, objet pensable _ parfois palpable _, mais il n’est _ nécessairement, selon l’analyse magistrale de Clément Rosset _ que le lieu d’une convergence, d’une complicité, d’une connivence » _ le conditionnant absolument (sine qua non !) ; ni plus, ni moins ; ou plutôt : il n’a lieu (= n’actualise sa potentialité) que si co-existe(nt), avec lui, et le « pousse(nt) » avec faveur (!), « une convergence« , « une complicité« , « une connivence » « bénéfiques », qui ajoute(nt) à cette joie ; et la hausse(nt) à un sentiment de bonheur, sub specie æternitatis ; en plus de la réjouissance du présent, sub specie temporalis ! Les deux coexistant et se renforçant dans l’allégresse ! Ce que le triste, pour sa part, en son isolement (de tout), de son côté (et en son « quant-à-soi »), ignore ; et n’a, probablement, même pas le moindre début d’idée ; faute d’en ressentir le plus petit début d’une émotion, ou plutôt d’un sentiment (voire d’une passion) : le malentendu est alors immense. Comment espérer jamais le combler ? Comment essayer d’initier un triste à la joie ? Comment lui faire franchir le premier petit pont (ou passerelle) ?.. la première invisible limite (ou frontière) ?..

Un peu davantage de commentaires, peut-être, pour la suite _ un peu plus abstraite, « métaphysique », sans doute, du bel article d’Aurélien Barrau :

« En marge de la complication _ complexité plutôt _ des objets du désir, Rosset esquisse une pensée de la complexité  _ c’est mieux, en effet ! _ du sujet désirant. Il est structurellement hétéronome _ se livrant à l’attractivité de son objet ! Il est pluriel _ comme l’identité  (« men » et « de« , en grec) que Daniel Mendelsohn, peu à peu, se découvre, en répondant (un peu) mieux à l’attraction de ses désirs, et au fur et à mesure des rencontres des sujets qui vont les susciter, ces désirs-là _, il se scinde, il invente le médiateur _ accélérateur et « combustible« , dit Rosset _ de son propre désir. Comme le suggérait René Girard _ notamment dans « Vérité romanesque et mensonge romantique » _, il se façonne à l’image métaphysique _ = mimétiquement _ du « modèle«  et de son rapport _ de tension jouissive par elle-même, déjà _ à l’objet _ = « jeté vers » ; = « jeté pour » (le sujet)… _ considéré.

Clément Rosset admet que l’image d’un « combustible du désir » inévitablement constitué en rhizome _ selon le schéma deleuzo-guattarien ; cf « Rhizome« , en 1976 ; repris dans « Mille plateaux« , en 1980 _ semble parfois contredite. De Rastignac à Claës, en passant par Grandet et Hulot, les héros balzaciens paraissent, au contraire, polarisés par une idée fixe, unique lieu fantasmé de leurs passions et de leurs actions. Des monomanes désirants _ en effet. L’exclusive de la quête y apparaît comme consubstantielle à l’authenticité du désir. La thèse centrale de l’ouvrage n’est néanmoins pas déconstruite par ces exemples dans la mesure où l’objet du désir, pour unique qu’il soit, n’en devient pour autant jamais isolé _ et c’est bien là le point décisif ! La complexité ramifiée du désir s’est en quelque sorte condensée, cristallisée. Elle n’en demeure pas moins prise dans l’entrelacs dense et enchevêtré _ et mouvant, dynamique _ de la trame des plaisirs visés.

Mais quel désir, précisément, a pu pousser _ en amont même de l’œuvre _ Clément Rosset _ lui-même, en tant qu’auteur se mettant à la table d’écriture _ à écrire ce si bref ouvrage dont le propos est finalement fort simple, presque évident ? _ mais glissant, en la réalité tellement mouvante ( et « in-circonscriptible !) de son objet (le désir) ; et dérangeant pour beaucoup, voire tant ! pour cette raison-là… À quels autres objets, idées, mélodies, poèmes, mythes est-il lié dans le processus symplectique du désir rossetien ? Cet essai est peut-être le moins explicitement philosophique de toute l’œuvre de Rosset : aucun plaidoyer ontologique, aucune réflexion sur la nature du réel, aucune résonance ouvertement épistémique. Pourtant, et c’est sans doute l’intérêt central de l’ouvrage, la position philosophique de l’auteur _ et c’est ce qui intéresse tout particulièrement ici Aurélien Barrau s’y décèle aisément en filigrane. Non pas cachée à la manière d’une énigme dont il faudrait découvrir la clef ; mais, bien au contraire, mise en œuvre comme une « machine errante » qui se dévoile moins par ce qui la constitue _ en amont : oui que par ce qu’elle produit _ en aval : en effet ! Il ne s’agit pas ici _ pour Clément Rosset _ d’argumenter, mais d’actualiser. On ne philosophe plus, on explore le champ des possibles au sein d’une élaboration philosophique _ parfaitement d’accord !

Les filiations lucrétienne, spinoziste et nietzschéenne _ oui ! je les ai bien notées aussi… _ de la position de Clément Rosset se lisent, à la manière d’un palimpseste, tout au long de ce petit ouvrage. Du premier, on trouve une référence explicite au quatrième livre du « De natura rerum » : « Vénus est vulgivaga, c’est une vagabonde », les objets du désir sont variables et s’organisent en multiplicité. Du second, on entrevoit le conatus comme puissance de persévérance du désir (le héros balzacien, archétypal de ce point de vue, fait, précisément, ce qu’il faut pour qu’il ne soit jamais assouvi _ c’est-à-dire « arrêté », immobilisé, annulé : il en « veut » toujours plus… _). Du troisième, on décèle la réhabilitation désinhibante qui innerve le « Crépuscule des Idoles« , œuvre centrale pour Rosset dans la mesure où Nietzsche s’y révèle déjà suffisamment en proie à la folie pour n’avoir plus besoin d’inventer d’inutiles répliques du réel, mais encore assez lucide pour être en mesure de le décrire.

Une philosophie en creux. « La Nuit de mai » est une philosophie du non-dit, du non-requis, du non-pensé _ avec « sprezzatura« … Clément Rosset n’a pas besoin d’y récuser l’existence d’un double du réel qui, depuis Socrate, constituerait la grande illusion métaphysique. Il n’a pas besoin d’y réfuter la distinction de ce qui est et de ce qui existe. Il n’a pas besoin d’y rappeler qu’aucun sens caché n’a valeur par-delà l’expérience vécue. Il n’a pas besoin d’y faire l’apologie d’une immanence paradoxalement puisée à l’aune de Parménide. Il n’a pas besoin d’y développer une ontologie _ cf « Le réel : Traité de l’idiotie«  _ de la singularité. Il lui suffit d’outrepasser les concepts jalonnant la tradition par une pratique philosophique littéralement insensée. L’affirmation du primat de la différence se lit dans un rapport insolite au réel : tout est singulier et étonnant par le seul fait d’exister. Poursuivant son rejet de toute variante de méta-question philosophique du « pourquoi » _ ce qu’on pourrait, en l’occurrence, appeler le « principe de raison » de Descartes, Leibniz ou Hegel _ Rosset ne s’intéresse pas à le genèse du désir _ en effet ; de même que François Noudelmann s’en agace, frontalement, carrément, lui, dans « Pour en finir avec la généalogie » (en 2004), et dans « Hors de moi » (en 2006) Il en analyse la modalité _ voici le principal apport de l’analyse ici du travail de Clément Rosset par Aurélien Barrau !

Il y a, chez Clément Rosset, différentes manières d’accéder à la réalité, d’y accéder dans toute l’étendue de son insignifiance (c’est-à-dire d’en percevoir simultanément la détermination et l’indétermination, les « deux visages de Janus » _ in Clément Rosset : « Le réel : Traité de l’idiotie« , Paris, Éditions de Minuit, 1997, p. 26 _ : le hasard et le nécessaire). L’ivrogne et l’amoureux éconduit, par exemple, sont sur cette voie d’existence sans essence. Ils ne veulent _ ni ne peuvent _ inventer un double fantasmatique : il sont en prise avec l’actualité vécue d’un réel remis à neuf. Or, étonnamment, Rosset prétend que « La Nuit de mai«  est la retranscription, plus ou moins exacte, d’un rêve. Sans doute _ à son insu ? _ propose-t-il ici une nouvelle voie d’accès au monde brut, non dupliqué, en devenir : le songe. Qui, mieux qu’un rêveur, pourrait faire une pure expérience de la surface, du contour, de l’apparence ?


Tout, loin s’en faut, ne va pas de soi dans la proposition de Clément Rosset. L’identité supposée des discours sur le désir, l’amour et la joie, en particulier, n’est pas sans poser de difficulté. Les arguments évoqués : « l’amour est la forme la plus intense du désir » et la référence à la phrase de La Fontaine introduisant les « Animaux malades de la peste » « Plus d’amour, partant, plus de joie« , sont pour le moins laconiques _ devrions-nous nous en plaindre ? Non.. Qu’il existe un rapport de causalité _ un fort souci du physicien _ entre le sentiment amoureux et l’émergence de certains bonheurs _ ou « joies » ?.. _ corrélatifs ne suffit certainement pas à établir _ par raison démonstrative ? _ l’identité générale des schèmes structurant ces deux ordres psychiques. La proposition demeure _ à dessein ? _ à étayer et son champ de validité à établir _ mais Clément Rosset est, en cette « Nuit de mai« , ainsi que dans la plupart de ses écrits, « dans » d’autres modalités de « parole »…

Lévi-Strauss voyait _ dans « L’Homme nu«  _ dans le « Boléro » de Ravel _ l’un des compositeurs les plus présents dans l’œuvre de Rosset _ l’exemple, fort paradoxal, d’une « fugue à plat », en tension vers l’inouïe modulation finale en Mi Majeur. C’est peut-être ainsi que pourrait se lire cet étrange opuscule : un contrepoint déplié, étiré entre la complexité de l’objet désiré et celle du sujet désirant, tendu vers une drolatique réhabilitation de l’égoïsme _ du moins dans le cas, délimité (!), de son « in-nocence » : absence de nuisance envers autrui _ en tant que capacité à ne pas nuire ! _ avec, page 39, cette « grande qualité d’être le seul à garantir à autrui qu’on le laissera tranquille en toute occasion. Vous ne serez jamais dérangé par quelqu’un qui ne s’intéresse pas à vous » ; même si Clément Rosset concède aussi, tout de même, bien qu’elliptiquement, page 40, que « ses abus peuvent être fâcheux (on l’a vu chez Balzac)« 

« La Nuit de mai«  ressemble à Clément Rosset : peu rhétorique, simple comme l’évidence, protéiforme comme le désir, étonnante comme le réel. Elle est aussi très singulière au sein de l’œuvre. Comme il se doit.« 


Ainsi, voilà aussi la seconde partie de l’article d’Aurélien Barrau.

Pour mettre un peu plus en perpective et en relief mon vagabondage sur le « désir » comme « désir-monde » chez Clément Rosset,

afin d’un mieux lire, ainsi, et L’Étreinte fugitive” de Daniel Mendelsohn, et “Mégapolis _ les derniers pas du flâneur de Régine Robin…


Titus Curiosus, ce 20 février

 

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