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En appendice à mes remarques précédentes sur les films « Andenken, je pense à vous » (de 2020) et « Philippe Lacoue-Labarthe. Altus » (de 2013), le passionnant article « Bordeaux 1965 : pour Philippe Lacoue-Labarthe », de l’excellent Jean-Michel Rabaté (en mai 2007)

30nov

C’est suite à mon envoi, à mon ami Philippe Trouvé, de courriels concernant les films « Andenken, je pense à vous » (de 2020) et « Philippe Lacoue-Labarthe. Altus » (de 2013),

et ma question de savoir si Sylvain Dupasquier, auteur d’images filmées de (et à) Bordeaux en 1965, alors que Sylvain Dupasquier était, cette année-là, élève _ de même  que Philippe Trouvé et Jean-Michel Rabaté _ de Philippe Lacoue-Labarthe en classes de Français au Lycée Montaigne à Bordeaux _ moi-même étant cette année scolaire-là (1964-1965) élève d’Hypokhâgne en ce même Lycée Montaigne, dont le proviseur était Jean Lacoue-Labarthe (1914 – 1999) ; et j’y étais condisciple d’Antoine Lacoue-Labarthe, le benjamin de la fratrie dont Philippe étaît l’aîné, et qui devint lui aussi professeur de Philosophie…)_,

des images de Bordeaux en noir et blanc intégrées en ces deux films de 2020 et 2013,

que Philippe m’a adressé l’article _ hyper-intéressant ! _ de Jean-Michel Rabaté _ né en 1949, et enseignant à l’Université de Pennsylvanie… _, intitulé « Bordeaux 1965 : pour Philippe Lacoue-Labarthe« , paru dans le n° 22 (2007/1) de Lignes, aux pages 37 à 41

Qu’on en juge, le voici _ agrémenté de quelques farcissures miennes, en vert... _ :

1Comme Roland Barthes qui s’étonnait de regarder « les yeux qui ont vu l’Empereur » en contemplant une photographie du frère de Napoléon, j’ai eu un très fort sentiment d’étonnement _ voilà ! _, presque plus fort que le deuil ou la tristesse, lorsque j’ai vu sur l’écran de l’université de New York _ cet éloignement géographico-océanique là, d’outre-Atlantique, venant constituer là une circonstance aggravante… _ les images d’Andenken, ce film sur Hölderlin à Bordeaux voulu depuis toujours _ au moins 1965, en tout cas... _ par Philippe Lacoue-Labarthe _ né le 6 mars 1940 : en 1965, il a 25 ans… _, un film qui montre _ voilà ; et ce qui m’a bien entendu le plus frappé et fasciné, ça a été de retrouver en sa violente vérité à l’image la ville alors si noire de 1965, en les inserts montés là, en des rushes noir et blanc, venant s’immiscer entre les deux panoramiques flmés, eux, en douces couleurs, probablement en 2000  _ en de très larges panoramiques _ oui, au nombre de deux, et à deux heures différentes de la journée, dont le second à la tombée du soir, au crépuscule… _ la ville de Bordeaux vue des rives de la Garonne _ depuis une hauteur verdoyante, arborée et surplombante (et en cela parfaitement fidèle au poème « Andenken«  de Hölderlin, écrit à son retour en Allemagne, en 1803), de Lormont, sur la rive de la Garonne opposée à Bordeaux, en contrebas _, avec un rapide passage sur les allées de Tourny _ monté en insert, et avec un très fort, quasi violent, impact sur nous qui regardons, et nous ressouvenons, aussi, et surtout, de 1965… Et sa voix _ du 20 juin 2000, et ainsi éternelle… _ lit le poème dans sa traduction _ personnelle _ ; sa voix grave, posée, égale, monte de la nuit dans laquelle la ville s’abîme peu à peu _ au moment de ce second panoramique de 2000… Ces images _ ainsi inserrées au montage _ filmées _ elles _ en 1965 m’incluaient forcément _ voilà ! _ puisqu’à cette époque j’y habitais. J’ai pensé : « Je suis dans le film ! » Si j’y suis encore, c’est que je suis encore un peu _ et pour toujours, et désormais même plus que jamais, par la grâce de ce que vient raviver si puissamment ce formidable film… _ cet élève de terminale de Bordeaux, élève dans une classe où Philippe Lacoue-Labarthe enseignait, que je reste marqué par une forte scansion, un temps formateur décisif _ oui _ que je voudrais évoquer brièvement.

2Afin d’entrer _ un peu plus précisément _ dans ce passé presque oblitéré par ce qui l’a suivi, je veux dire la césure historique de 1968, je voudrais prendre appui sur une anecdote récente. En février 2007, préparant quelque chose pour cet hommage à Philippe Lacoue-Labarthe _ décédé à Paris le 28 janvier 2007 _ à New York, j’avais emporté avec moi mon exemplaire de La Poésie comme expérience alors que j’allais à une réunion de parents d’élèves dans l’École française internationale de Philadelphie pour ma fille de huit ans. Son institutrice est française ; après son compte-rendu sur les activités et résultats de ma fille, elle a désigné mon livre : « Mon professeur », a-t-elle dit simplement. Il se trouvait qu’elle avait été étudiante en philosophie à Strasbourg avant de venir enseigner dans une école bilingue aux États-Unis. Elle a ajouté : « Il était toujours très clair, même quand nous lisions des textes difficiles. Pas comme certains autres professeurs de philo ! Mais de lui, je me souviens de chaque mot qu’il a prononcé. » Elle venait de dire les mots exacts que je me répétais à propos de Philippe Lacoue-Labarthe : en effet, plus de quarante ans plus tard, je pouvais me souvenir de presque tout ce qu’il avait dit.

3Cela se passait en 1965, au lycée Michel Montaigne de Bordeaux, lycée où son père _ Jean Lacoue-Labarthe (Paris, 3 octobre 1918 – La-Teste-de-Buch, 14 juin 1999 _ était proviseur _ il le demeurera jusqu’en 1978. Mon père était le professeur de latin et de français en khâgne, et nous étions secrètement unis par cette légère tare, d’être des fils de l’institution. Quand nous parlions de « Lacoue-Labarthe », c’était immanquablement de son père qu’il s’agissait. Lui était pour nous toujours « Lacoue ». Nous n’en parlions pas, mais il savait que je savais qu’il avait été l’élève de mon père comme j’étais son élève et comme, d’ores et déjà, je savais qu’à mon tour, inéluctablement, je serai l’élève de mon père en khâgne. Mon père parlait de lui avec beaucoup de chaleur et disait souvent : « Remarquable, mais trop philosophe pour être un vrai littéraire. » Car, curieusement, Philippe Lacoue-Labarthe enseignait le français et non la philosophie dans cette classe de terminale triée sur le volet, où chacun savait un peu de latin, de grec et d’allemand. Ses cours n’étaient pourtant pas des cours traditionnels _ tiens, tiens… Longtemps j’ai vécu avec ce capital de culture qu’il m’a donné en un an. Nous étudiions Nietzsche sur la tragédie, Racine lisant la Poétique d’Aristote (avec de longs excursus sur la notion de catharsis), le Montaigne sceptique de l’Apologie de Raymond Sebonde, Hegel sur l’esthétique, la Recherche de Proust conçue comme une incarnation romanesque du programme de la Phénoménologie de l’Esprit, les théories de René Girard sur le mensonge romantique et la vérité romanesque, les poèmes de Du Bouchet comme Dans la chaleur vacante, et ceux de Char, les Feuillets d’Hypnos surtout, à travers les lectures thématiques de Jean-Pierre Richard. J’avais seize ans et Philippe Lacoue-Labarthe vingt-cinq ans. Nous lui vouions tous un grand culte.

4Il nous donnait des devoirs difficiles qui nous revenaient couverts d’annotations en marge, et suivis d’une ou deux feuilles de son écriture serrée et minuscule qui faisait penser à un texte dactylographié en italiques de corps 9 ou 10. Nous avisions de discuter si l’on peut comprendre La Chartreuse de Parme selon la formule de Hegel qui définit le roman comme le conflit entre la poésie du cœur et la prose des relations sociales. Je m’étais mis en tête de refuser cette idée, sans doute parce qu’à l’époque je pensais encore naïvement que le chef d’œuvre de Stendhal ne peut se réduire à des formules aussi péremptoires et générales. J’ai longtemps gardé cette copie avec ses trois pages de commentaires agrafées au dos. Il en avait écrit plus que moi, s’efforçant de me démontrer patiemment comment on pouvait comprendre l’idée de Hegel et en quoi elle éclairait la lecture de Stendhal. En effet, je ne pus que m’avouer battu.

5C’était l’époque où les lycéens étaient, selon le mot de Barthes, encore des « petits messieurs » qui portaient la cravate presque tous les jours. Le seul signe de transgression était celui de fumer en classe – ce qui était théoriquement interdit. Dans ce lycée de garçons, nous étions plongés dans un nuage de fumée en cours de philo et de français, car, à cette époque, penser c’était fumer. Penser, c’était aussi bluffer ou faire semblant. Nous bluffions beaucoup ; ainsi je prétendis avec quelque succès avoir lu toutes les nouvelles de Borges alors que je n’en connaissais que deux ou trois (nous n’avions pas oublié le conseil de notre professeur de philosophie, _ le très marquant, lui aussi _ André Pessel _ Versailles, 24 mars 1935 – Paris, 18 décembre 2019 ; de lui, lire son passionnant « Les Versions du sujet« , paru, posthume, en mars 2020 _, qui nous conseillait : « Cuistrez, messieurs, cuistrez ! ») et, avec moins de succès, je jurai que j’avais entendu toutes les symphonies de Mahler qu’on redécouvrait à cette époque. Mais nos velléités de jouer à des petits messieurs cultivés s’évanouissaient devant la culture vraiment universelle de Philippe Lacoue-Labarthe. Un jour qu’il voulait nous parler de la Renaissance et de l’invention de l’humanisme classique, à la suite (je le compris plus tard) de sa lecture de Groethuysen _ son « Anthropologie philosophique« , parue en 1953… _, il s’inquiéta de nos lacunes : « Comment, Pomponazzi, Pomponazzi, vous n’avez jamais entendu parler de Pomponazzi ? Et Pic de la Mirandole ? Vous ne connaissez même pas son nom ? Voyons, vous savez bien,De Omne Scibili”. » Non, nous ne savions pas, nous n’avions jamais entendu ces noms-là, et son accablement n’était pas feint. Ce qui me frappa alors, c’est qu’il avait authentiquement l’espoir que l’un d’entre nous lève le doigt et réponde à l’appel. Je retrouvai plus tard ce même effarement, devant l’ignorance des étudiants, avec Paul Celan, qui enseignait l’allemand à des normaliens en première année, lorsqu’il nous demanda comment il se faisait que nous ne puissions décliner les variations historiques sur le mot « cheval » en dialecte picard…

6De omne scibili Ceci se passait en 1965, dans cette capitale provinciale bien douillette _ et aux façades encore tristement noirâtres… _ qui était pourtant parcourue de frissons annonciateurs ; les comités Viêt-Nam de base déclamaient déjà contre l’impérialisme américain ; j’allais écouter des vieux anarchistes espagnols rescapés de la guerre civile dans le quartier ancien de Saint-Michel, où les mots d’ordre étaient « Conseils ouvriers » et « Ni Dieu ni Maître » ; je découvrais Max Stirner et Bakounine que je lisais pieusement ; nous collectionnions précieusement les premiers numéros de L’Internationale situationniste, éblouis de voir nos visages imberbes de préadolescents se refléter dans la couverture miroir teintée en jaune ou vert de certains d’entre eux. C’était en 1965, les Beatles étaient plus célèbres que Jésus-Christ, de Gaulle favorisait un rapprochement avec l’Union soviétique, Claude Simon venait dans le Sud Ouest lire des passages de La Route des Flandres, Jean-Luc Godard et François Truffaut proposaient des marathons filmiques qui duraient tout un week-end, jour et nuit compris, seule façon en effet de monter le génie de Griffith, Eisenstein et Fuller, tous les classiques russes et américains qui les avaient marqués. Et, de toute façon, quand il y avait un trop-plein de culture, la mer n’était pas loin.

7Philippe Lacoue-Labarthe et André Pessel avaient l’habitude de se retrouver chez l’un ou l’autre, et un petit groupe d’entre nous était régulièrement invité. Là, nous fumions beaucoup et buvions un peu, discutant de Pierrot le Fou ou du déjà légendaire « Docteur Lacan » qui parlait de phallus de manière oraculaire à tout bout de champ. Saussure était dans l’air du temps, mais nous savions déjà que, « lassé de Saussure, Lacan délabre. » C’est au cours de ces discussions informelles que j’ai entendu Philippe Lacoue-Labarthe expliquer qu’il allait _ voilà ! _ filmer le voyage de Hölderlin à Bordeaux, pour un long film _ tiens, tiens… _ qui s’appellerait Hölderlin à Bordeaux _ nous y voilà donc ! Et ce sera, mais seulement en 2020, le poignant film « Andenken, je pense à vous«  de Christine Baudillon, à partir de ces divers rushes de 1965, ainsi que des prises de 2000 ; et avec, surtout aussi, la voix grave de Philippe Lacoue-Labarthe, lisant, le 20 juin 2000, le si marquant poème « Andenken« , sur un Bordeaux (et ses « jardins« ) vu(s), à l’équinoxe de mars 1802 (et ouverture du printemps), de la verte colline arborée (d’essences très diverses) de Lormont… Ce séjour bref _ de 102 jours (du 28 janvier au 9 mai) _ de Hölderlin en 1802 lui fit découvrir la Grèce _ celle de Diotima et Hyperion… _ sur les rives de la Garonne, avant sa remontée vers Strasbourg, Paris et le Nord de l’Allemagne _ avant son retour vers la Souabe et Tübingen. D’ailleurs, nous nous voyions bien comme habitant dans une petite Grèce, à cette époque où un autre lieu de réunion des intellectuels était la Librairie Mimesis _ rue de Grassi, que tenait Jacqueline Pontévia ; elle vit toujours, à Bordeaux _ où l’on entendait souvent _ Jean-Marie _ Pontevia _ âgé de 35 ans en 1965 : né le 37 janvier 1930, Jean-Marie Pontévia, mon maître de Philosophie (et Esthétique), est précocement décédé le 27 octobre 1982 _ et _ Philippe _ Lacoue-Labarthe _ âgé de 25 ans alors _ se lancer dans des joutes oratoires époustouflantes au sujet du projet esthétique de Heidegger ou de Totalité et Infini qui venait de paraître et que j’achetai sur le champ. Philippe Lacoue-Labarthe voulait filmer la ville vue par Hölderlin, le poète génial qui entrevoit la lumière et la santé juste avant son obscurcissement fatal, et aussi les « jardins de Bordeaux » et tous ses compagnons disparus inexplicablement. Hölderlin le dit bien : « Was bleibet aber, stiften die Dichter ».

8Ce qui demeure est fondé ou « institué » (verbe _ d’élévation _ qu’il préfère _ à l’acte de donner des fondations dans le sol… _ dans sa traduction) par les poètes. Dichter était un terme qui allait bien à Philippe Lacoue-Labarthe. Nous considérions « Lacoue » comme un poète et un traducteur, autant, sinon plus, que comme un philosophe de l’esthétique ou un éducateur génial. Ce qui reste, il me l’a donné. Il me l’a donné parce qu’il a su l’instituer _ voilà, le faire tenir solidement debout et quasiment pour toujours _, mais sans « institution » _ sociale _, en sa personne singulière _ et par la puissance de la seule portée de sa voix _, en sa vocation _ un appel de (et à) la voix… _ exigeante. Il m’a appris à penser au sujet de la littérature et, ce qui est bien plus, il m’a montré que la littérature pense. Je ne saurais le remercier _ voilà _ assez. Andenken, Andanken.

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2014
https://doi.org/10.3917/lignes.022.0037

Et en étant un cran plus attentif à la chronologie qu’implique l’article « Bordeaux 1965 : pour Philippe Lacoue-Labarthe » que Jean-Michel Rabaté a publié dans Lignes au mois de mai 2007, et tout particulièrement à ce passage inaugural-ci :

« lorsque j’ai vu _ en 1967, donc ; cet article ayant paru aux pages 37 à 42 du numéro 22 de Lignes au mois de mai 2007  _ sur l’écran de l’université de New York les images d’Andenken, ce film sur Hölderlin à Bordeaux voulu depuis toujours par Philippe Lacoue-Labarthe« ,

il m’a fallu réviser, ou du moins affiner-préciser-compléter, ma datation du film « Andenken, je pense à vous » (de 2020) de Christine Baudillon et Philippe Lacoue-Labarthe (décédé le 28 janvier 2007) _ voir aussi, avec certaines mêmes images, ainsi que la voix, encore, de Philippe Lacoue-Labarthe (enregistrée en 2002), leur précédent film, paru en 2013, « Philippe Lacoue-Labarthe. Altus«  _ :

le film, ou au moins des extraits très significatifs de celui-ci, ayant donc été déjà monté(s) et montré(s) en hommage In Memoriam à Philippe-Lacoue-Labarthe, à l’université de New-York, assez peu de temps après le décès de celui-ci au mois de janvier 2007…

Et Maintanant j’attend bien de nouvelles précisions à coup sûr fort éclairantes de Christine Baudillon, quand nous échangerons sur la genèse et le « travail » qui se poursuit en elle de ses échanges si féconds qu’elle a eus avec Philippe Lacoue-Labarthe, et ce « don d’un poème« …

Et il est vrai que sur le conseil de mon ami Pascal Chabot le 29 novembre dernier

_ cf son beau courriel conjoint à Christine Baudillon et moi-même :

« Christine, Francis, je vous mets en contact, car vous avez des choses à vous dire, je pense ! Et je crois que vous allez vous entendre !
Francis, les films de Hors Œil que tu as regardé, c’est François Lagarde et Christine !
Christine, Francis est philosophe à Bordeaux, et il a bien connu la famille de Lacoue !
Francis, Christine est une amie de Lacoue !
Etcétéra, etcétéra…
Amitiés,
Pascal » _,

je dois prendre contact avec cette passionnante cinéaste…

Mais il se trouve que je tenais à mettre auparavant les choses un peu plus au clair à propos de Jean-Michel Rabaté,

de ses parents et de ses frères _ Étienne et Dominique _que j’ai un peu connus et appréciés, chacun séparément, jadis _ et à des dates différentes du passé _, à Bordeaux…

Ce mercredi 30 novembre 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

magnifique Dominique Rabaté sur le roman au XXème siècle à l’heure (« moderne ») de la décadence de la grandeur et de la défaillance des modèles (Saints et Héros) dans l’apprentissage (ou formation) du sujet « commun » (tout un chacun)

08mai

Magnifique conférence de présentation de son magnifique essai de « méditation » littéraire : Le Roman et le sens de la vie (aux Éditions José Corti)

de Dominique Rabaté, hier soir, vendredi 7 mai 2009, dans les salons Albert-Mollat,

en présence d’un public (de « lecteurs » amoureux de la « lecture de romans« , vraisemblablement…) nourri, amical

_ pas seulement, et même loin de là, composé de collègues (universitaires) : en fonction, certains, ou émérites, d’autres ; même si nombre d’entre eux étaient présents et n’ont pas manqué d’intervenir dans la séance (plus ou moins rituelle) des questions au conférencier, ensuite… _,

en présence d’un public attentif et tout à fait alléché, incontestablement,  par ce propos du conférencier d’éclairer ce genre de « lecture » (= la lecture de romans !) aujourd’hui si vivant, pour les « lecteurs » que nous (presque tous) sommes

_ vivant, chacun, notre existence subjective particulière,

séparée de celle des autres

(et par là plus ou moins solitaire, en sa « banalité«  commune partagée, aussi : les deux en même temps…),

voire singulière

(qui sait ? cf ici l’important cruciale de la « question« , pour « tout un chacun«  d’entre nous, en effet, du « sens de la vie«  pour lui, et pour nous, quand nous ne sommes pas aussi « auteurs«  de quelque « œuvre« ),

au premier chef, si je puis dire… ;

pour « tout un chacun«  qui sait et aime lire, du moins !!! cela va-t-il durer, à l’heure et ère (concurrentielles peut-être) des « images« , dont celles, mouvantes désormais, du cinéma et autres vidéos de diverses sortes : jusque sur le blog des libraires de la librairie Mollat !!!!

….

vivant, chacun, notre existence subjective particulière, donc,

en « lecteurs de romans«  tout particulièrement, en effet !

de romans davantage que d’autres genres de livres (et même de récits : la biographie, l’autobiographie, le journal intime, etc.), veux-je dire… _,

plus que jamais en 2010 :

d’où l’affluence et la vive curiosité à cette conférence vendredi soir

_ le podcast dure 65 minutes : il est passionnant ! et éclaire « magnifiquement«  ! le livre _

pour cet essai (méditatif, analytique et questionnant, plus encore…) de Dominique Rabaté : Le Roman et le sens de la vie

Le roman est devenu _ du XVIIIème au XIXème siècles _, puis est resté _ au XXème siècle ; et aujourd’hui aussi ;

même si c’est selon certaines variantes : qu’il appartient à l’essayiste, précisément, les distinguant, d’analyser (ou démonter) avec précision en leur détail (qui nous éclaire !) et dynamique ;

et nous faire, à notre tour (en « lecteurs d’essais«  alors : une spécificité un peu française, peut-être…), méditer… _,

le roman est devenu, puis est resté

en effet,

le genre littéraire rencontrant

_ auprès des lecteurs que nous sommes aussi très largement devenus en ces siècles (d’imprimerie et d’édition de livres de papier ; cf ici, par exemple, les travaux de Roger Chartier ; ou sa leçon inaugurale au Collège de France Écouter les morts avec les yeux… ; ou de Robert Darnton : cf par exemple Bohème littéraire et révolution _  le monde des livres au XVIIIème siècle…) _

le maximum de succès : il est loin, bien au contraire, de se démentir aujourd’hui ;

même si ce n’est pas nécessairement proportionnellement _ encore faut-il savoir ou apprendre à l’« évaluer«  ! _ à la qualité (du produit ; ou œuvre ! soit ici le roman !) :

sinon, c’est le temps et la postérité (= d’autres que soi ; ou du moins de « médiateurs » (instituteurs nécessaires) de son propre juger ; qui doit se former…) qui effectuent le tri (qualitatif : entre ce qui se périme, vite _ de plus en plus _, et ce qui demeure et reçoit la « reconnaissance » _ autorisée… _ de la valeur « littéraire » ; les lecteurs peu à peu finissant, et en masse, par s’y rallier (le reste de la production étant devenu caduc) à un peu meilleur escient ;

mais en attendant cette sélection qualitative médiatisée par des lecteurs compétents _ un tout petit nombre, comme a l’habitude de le dire à l’envi Jean-Paul Michel _

les romans, même de faible qualité, se lisent, s’achètent (et se vendent !) : selon des fonctionnement grégaires le plus fréquemment (cf les listes _ quantitatives, elles _ de best-sellers) :

comment se repérer, pour le lecteur encore inexpérimenté, ou débutant : mais chacun l’est, et à chaque fois, face à un auteur (ou un livre) inconnu de lui, et non précédé d’une réputation !

_ ici Jean Laurenti, modérateur de la conférence, demande très judicieusement à Dominique Rabaté de lire à haute voix un très beau passage du livre (aux pages 104-105 du Roman et le sens de la vie) explicitant lumineusement, et avec ses effets synthétisés, la distinction que celui-ci venait de faire en sa conférence entre deux concepts d’« expérience«  : celui d’Erlebnis et celui d’Erfahrung :

Dominique Rabaté avait introduit cette distinction significative, dans son essai, page 35, à propos de la géniale « lecture » par Walter Benjamin, en son article intitulé Le Conteur, (cf l’édition Œuvres III parue dans la collection Folio Essais en 2000) du « récit«  (ainsi le qualifie lui-même Walter Benjamin, plutôt que « roman« …) tel que le pratique Nicolas Leskov… : je cite le texte de Dominique Rabaté, à la page 35 :

par ce terme de « récit« , Nicolas Leskov « désigne l’art artisanal du conteur qui sait, par ses histoires, donner de sages conseils, transmettre une morale pratique, une expérience partageable par une communauté _ d’auditeurs-écouteurs assemblés en un même lieu et au même moment ; pas de lecteurs d’un écrit… _ que le mot allemand de « Erfahrung » recouvre. Cette communauté se réunit sous l’autorité de la mort _ c’est elle (et sa menace) qui plane(-nt) sur la « question«  lancinante et vrillante, ici, du « sens de la vie« , en effet ! tant pour le cas de La mort d’Ivan Ilitch que pour celui de Voyage au phare de ces deux mélancoliques que sont, au moins en l’écriture de ces deux « romans«  ici analysés, aux parties II et III de cet essai, et Léon Tolstoï et Virginia Woolf… _, ou plus exactement du sage mourant mais encore apte à léguer aux siens son savoir.

La réflexion de Benjamin prolonge d’autres études où il a insisté sur l’idée _ = sa thèse _ d’un appauvrissement de l’expérience _ subjective, personnelle ! _ dans les sociétés modernes, sociétés du journalisme, de la guerre et de la massification _ dépersonnalisante et désingularisante par là…

Pour lui, l’Erfahrung se meurt _ voilà ! est détruite, saccagée ! _ et laisse place à une expérience intransmissible, privée _ qui est, elle, du registre de l’Erlebnis (terme que l’on traduirait en français par expérience vécue, ou expérience individuelle _ = non reçue ni formée collectivement ; et expérience personnelle, par là. Giorgio Agamben a brillamment relayé ses thèses dans son livre Enfance et Histoire _ dont le sous-titre est « Destruction de l’expérience et origine de l’Histoire« …

Dominique Rabaté cite aussi, page 36, le travail, qui creuse la pensée de Benjamin encore plus loin, de Carlo Ginzburg dans Traces : Racines d’un paradigme indiciaire...

(cf pages 37-38 : « le roman, loin de simplement entériner la disparition de ce type de connaissance indiciaire _ qu’étaient les savoirs de la chasse, de la cuisine, de l’intuition psychologique que « les traités scientifiques peuvent malaisément codifier«  au XVIIIème siècle, page 36… _ devient aussi le lieu où les recueillir, où leur donner leur singularité selon les cas, les contextes, les arrière-plans que le romancier peut recréer. Je dirai donc avec Ginzburg (…) que l’Erfahrung continue d’entretenir des liens riches et subtils avec l’Erlebnis. J’ajouterai que le succès du roman à l’âge bourgeois lui vient aussi de cette mission historique : se faire l’écho et le relais _ oui ! _ des pratiques indiciaires de la connaissance au moment où celles-ci perdent leur utilité ou leur prestige social _ surtout _ contre les sciences et le savoir académique » : c’est superbe de lucidité !..) ;

et je signale, au passage, aussi, que leur traducteur (tant pour Carlo Ginzburg que pour Giorgio Agamben), de l’italien au français, Martin Rueff, sera présent

(ainsi que le très grand Michel Deguy en personne : pour son La Fin dans le monde aussi… ; de Deguy, lire en priorité son sublime « Le Sens de la visite« …)

mercredi 12 mai prochain dans les salons Albert-Mollat, à 18 heures,

pour présenter son (immense et magnifique !) essai d’analyse et synthèse de la poétique de Michel Deguy : Différence et identité _ Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme industriel ;

cf, sur lui, mon article sur ce blog du 23 décembre 2009 dernier : « la situation de l’artiste vrai en colère devant le marchandising du “culturel” : la poétique de Michel Deguy portée à la pleine lumière par Martin Rueff«  ;

fin de l’incise… _

comment se repérer, pour le lecteur inexpérimenté _ en lecture, ici ! _

dans la foule de ce qui est proposé par le marché de l’édition ? et sur les étals des librairies ?..

Même si le propos de Dominique Rabaté, avec ce « petit livre« , a-t-il dit à plusieurs reprises _ l’essai comportant 112 pages _, n’était ni historique, ni « totalisant«  : il y faudrait une autre longueur (mais pas forcément ampleur d’analyse : celle-ci est déjà extrêmement sensible ici !) pour embrasser de son éclairage tout le genre, et en toute son histoire (depuis les romans de l’antiquité gréco-latine ; puis ceux de l’époque médiévale ; etc.),

c’est cette dimension d’historicité même qui m’a,

personnellement,

particulièrement intéressé

et m’a paru des plus « éclairante« …

Aussi ai-je pensé alors, en écoutant parler Dominique Rabaté aussi (un peu) sur ces considérations historiques _ ainsi que de philosophie « appliquée« … : davantage en cette conférence (d’une heure) qu’en son livre, dense et assez ramassé (en 112 pages)… _ ,

au travail « explorateur«  _ fascinant ! _ de Marthe Robert, en son L’Ancien et le nouveau (lu à sa parution aux Éditions Grasset, en 1963 : j’étais en classe de Première : et la « réflexion » sur la littérature me titillait ; lecteur boulimique et exigeant que j’étais depuis un bon moment déjà…), d’un côté,

et, sur un tout autre plan, à celui tout récent

_ cf mon article du 30 décembre 2009 : « Le devenir de la “langue littéraire” en France de 1850 à aujourd’hui : un admirable travail pour comprendre ce qui menace de mort l’exception (culturelle) française et les “humanités”« ... _

de l’équipe réunie par Gilles Philippe et Julien Piat pour leur très riche et instructif La langue littéraire _ une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, aux Éditions Fayard,

à adjoindre aux références données (et discutées à la conférence, davantage qu’en son essai, court et intense, donc !)  par Dominique Rabaté lui-même en son livre,

qui ont servi à sa « méditation » _ et enquête _ littéraire sur ce volant précis-ci de la littérature

d’interlocuteurs, de stimulants,

ou d’abord de départs ou bases de sa réflexion et analyse,

ou parfois aussi de repoussoirs, à surmonter en quelque sorte :

La Pensée du roman, de Thomas Pavel,

L’Art du roman, de Milan Kundera,

La Bonne aventure _ Essai sur la « vraie vie », le romanesque et le roman, de Bernard Pingaud,

Nouveaux problèmes du roman de Jean Ricardou ;

ou, aussi, les désormais classiques La Théorie du roman de Georg Lukacs

et Mimesis d’Erich Auerbach…

Dominique Rabaté s’est référé aussi, bien sûr, à son essai précédent Le Chaudron fêlé _ Écarts de la littérature, paru aux Éditions José Corti, déjà, en 2006…


Et il se réfère aussi au passionnant L’Anneau de Clarisse _ Grand style et nihilisme dans la littérature moderne du grand Claudio Magris,

page 34 du Roman et le sens de la vie :

le sous-titre de ce recueil d’essai de Magris _ Grand style et nihilisme dans la littérature moderne _ est déjà bien éclairant sur l’axe d’enquête ici de Dominique Rabaté. Comme j’y souscris !!! 

Pour ma part,

j’interprète le regard de Dominique Rabaté ici sur le roman moderne et la « question » du « sens de la vie« 

comme affinant _ et assez considérablement... _ la dés-héroïsation des Temps modernes (depuis la Renaissance ; cf aussi François Hartog : Régimes d’historicité)

qui s’amplifie à partir de Flaubert

_ c’est un mot à George Sand de Flaubert, dans une lettre (de la fin décembre 1875) de leur échange assez suivi de correspondance, que Dominique Rabaté a choisi de mettre en exergue de son essai : Le Roman et le sens de la vie :

« Il me manque « une vue bien arrêtée et bien étendue sur la vie » _ reprend-il à sa correspondante. Vous avez mille fois raison ! mais le moyen qu’il en soit autrement.« 

Pour l’ambition de vérité (du roman : sur la vie) de Flaubert,

« la bêtise«  est bien toujours « de conclure«  !..

et de figer… _

et s’épanouit dans les diverses et variées à l’infini, en leur diaprure, Vies minuscules _ à la Pierre Michon, si l’on veut : Dominique Rabaté l’a reçu il n’y a guère, en ces mêmes salons Albert-Mollat… _ que nous offrent, en effet, les (grands) romanciers (dés-héroïsant) du XXème siècle (et des progrès de son nihilisme) ;

celle _ dés-héroïsation _ sur laquelle avait déjà commencé à ironiser l’humour noir ravageur et polyphonique de Cervantès en son Don Quichotte

Avec divers paliers en ce processus non régulier ni mécanique, certes :

Le Roman bourgeois de Furetière ;

Flaubert _ de L’Éducation sentimentale à Madame Bovary (ou l’« hystérie de la vie à soi« , selon la formule de la page 29 : « Une vie à soi ? celle des livres et des clichés« , ici… ; et Dominique Rabaté : « depuis les années 1850, la culture de masse a encore accentué cette tension entre prétention à l’originalité et conformisme« …) et Bouvard et Pécuchet : quelle odyssée !.. _, un maître du rendu de ce processus (mélancolique) :

et puis,

et que voici tout spécialement analysés ici, en cet essai-ci _ magnifique ! un essai doit-il donc être purement « académique » ?.. _, par Dominique Rabaté,

aux partie II, « La Leçon de la mort« 

et partie III, « L’Irrémédiable et l’inoubliable » :

La mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï

et Vers le phare de Virginia Woolf :

la traduction préférée par Dominique Rabaté est celle revue par Magali Merle de l’édition la Pochothèque, en 1993, des Romans et nouvelles ; la traductrice proposant Voyage au phare pour son titre…


Un travail passionnant pour le lecteur aussi ;

à relier, pour moi, à l’histoire _ éminemment philosophique ! _ des avatars du sujet en la modernité et post-modernité (et nihilisme : cf Nietzsche…),

comme on voudra.

Le banal dés-héroïsé d’un sublime qui se « désenchante« 

à une certaine vitesse et selon diverses accélérations ou décélérations _ cf Max Weber ; et puis Marcel Gauchet : Le désenchantement du monde _,

mais non sans susciter des aspirations (idéalistes ?) à un ré-enchantement ;

pas trop donquichottesque ;

ou du moins, plutôt à la Cervantès l’auteur bourré d’humour

qu’à la Don Quichotte, le chevalier à la triste figure, son personnage qui meurt à la fin désenchanté…


Titus Curiosus, ce 8 mai 2010

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