Posts Tagged ‘anthropologie fondamentale

L’anthropologie fondamentale _ à partir de la corporéité _ de Corine Pelluchon : une pensée très féconde

31mar

Ayant reçu mercredi 18 mars à la librairie Mollat

Corine Pelluchon

venue présenter à Bordeaux son très richeLes Nourritures _ Philosophie du corps politique (aux Editions du Seuil),

cf le podcast de notre entretienCorine Pelluchon Les nourritures : philosophie du corps politique, aux éditions du Seuil

Au « 91 », rue Porte-Dijeaux

EcouterTéléchargerPodcastiTunesExporter 

Cf aussi la vidéo de présentation de son livre :

https://youtu.be/3FFJh6UQZz0

j’ai aussi un très vif plaisir à signaler l’excellent article que Corinne Pelluchon vient de donner le 28 mars dernier au quotidien Libération :

Andreas Lubitz, en fermé dans le cockpit, sourd au monde et aux autres

http://liberationdephilo.blogs.liberation.fr/2015/03/28/lubitz-enferme-dans-le-cockpit-sourd-au-monde-et-aux-autres/

En voici le texte

qui donne excellemment à penser :

Ou la vulnérabilité au mal d’un sujet qui n’a que lui comme horizon 

par Corine PELLUCHON

SUICIDE ET MEURTRE

Le geste d’Andreas Lubitz qui, le 24 mars 2015, a volontairement précipité l’Airbus A-320 de la Germanwings sur une montagne, provoquant la mort de tous les passagers et de l’équipage, pourrait à première vue donner raison à Emmanuel Kant qui soulignait le lien entre le suicide et le meurtre.

Dans La Métaphysique des Mœurs, le philosophe affirme que celui qui est prêt à se donner la mort, parce que la vie ne lui apporte pas ce qu’il désire, se traite comme un moyen en vue d’une fin hétéronome, le bonheur. Le suicide est conçu comme une violation du devoir envers sa personne, qui est une fin en soi, et n’est donc pas relative à l’individu. Celui-ci ne peut donc faire n’importe quoi de sa vie, de son corps, de ses talents ; il a des devoirs envers lui-même, qui renvoient au respect de l’humanité dans sa personne. Or, Kant ajoute qu’un homme qui se détruit et se sert de sa personne comme d’un moyen au service de ses fins individuelles serait également prêt à faire la même chose avec la personne d’autrui.

Des élèves se retrouvent devant le lycée de Joseph-Koenig de Haltern am See, dans l’Ouest de l’Allemagne, le 25 mars, pour se recueillir après le crash du vol des Germanwings, dans lequel ils ont perdu des camarades. Photo Sascha Schuermann / AFP.

Cette manière de mettre sur le même plan les devoirs envers soi-même et les devoirs envers autrui, présente assurément des inconvénients, parce qu’elle ne tolère, comme l’a montré John-Stuart Mill, aucun vice privé et aboutit, selon la formule de Ruwen Ogien, à «criminaliser les crimes sans victimes», comme la gourmandise, l’onanisme, l’indécence, qui ne créent aucun dommage à autrui. Quand on s’interroge sur ce qui peut faire l’objet des interdictions et être considéré comme un délit, il est, en effet, nécessaire de séparer la morale du droit, et de n’interdire que les actes créant un dommage aux autres.

L’ESSENCE DU MEURTRE APPARAÎT DANS SA GRATUITÉ

Le fait qu’il n’y a pas, chez Kant, de différence de nature entre les devoirs envers soi-même et les devoirs envers autrui, ne permet pas non plus de comprendre l’essence du meurtre, qu’il est impossible de rapprocher moralement du suicide. Non seulement on ne peut pas estimer que l’individu suicidaire est un meurtrier en puissance, ni supposer que tous les meurtriers sont également désireux de se tuer, mais, de plus, le meurtre est le fait de mettre fin à la vie de quelqu’un d’autre sans le consentement de ce dernier. Il est, ainsi que le dit Levinas dans Totalité et Infini, la volonté d’exercer son pouvoir sur ce qui échappe à son pouvoir. La vie de l’autre ne m’appartient pas. Bien plus, la gratuité du meurtre, qui n’est pas motivé ici par la volonté de s’approprier les biens d’autrui, et se démarque de toute entreprise de domination, mais aussi du combat de deux individus engagés dans une lutte à mort pour la reconnaissance, fait ressortir son essence. Le fait qu’Andreas Lubitz ne connaissait pas personnellement les passagers de l’avion, est à prendre en compte si l’on veut analyser le type de violence qui est en jeu dans son acte.

Il y a bien une violence dans le suicide qui est, comme le meurtre, un acte définitif et irréversible. Quand il n’est pas lié à une maladie grave ou à la misère économique, ce geste est aussi une manière d’accuser la société, qui n’a pas été capable d’offrir à la personne ce à quoi elle pensait avoir droit, ou qui n’a pas entendu son appel. L’individu ne parvient pas à imaginer que la vie pourrait être autre chose que la répétition du même. Ce manque de possible souligne aussi sa difficulté à se défaire de la logique de la puissance pour lâcher prise et être disponible à ce qu’Henri Maldiney appelait la transpassibilité, le fait d’espérer l’inespérable, au-delà de toute attente. Le meurtre partage avec le suicide cette obsession de la maîtrise, mais c’est le sentiment d’impuissance qui conduit une personne à se tuer. Il suffit parfois de presque rien, comme cette belette qui, comme le raconte Ludwig Binswanger dans Manie et Mélancolie, surprend son patient, B. Wandt, parti dans la forêt avec l’intention de se pendre avec ses bretelles, lui signifiant qu’il a encore des choses insoupçonnées à découvrir et le poussant à revenir à l’hôpital.

TOUTE-PUISSANCE, ENFERMEMENT EN SOI ET LOGIQUE MEURTRIÈRE

Au contraire, le meurtre plonge ses racines dans la volonté de toute-puissance d’un sujet qui devient sourd au monde et aux autres, comme Andreas Lubitz, enfermé dans le cockpit et ne répondant pas à l’appel désespéré du pilote. Enfermé en lui-même, tout en exerçant le contrôle absolu sur l’avion, le meurtrier est séparé du reste du monde. De même que la gratuité du meurtre souligne son essence, de même l’ignorance des victimes qui sont des victimes innocentes, n’ayant jamais rien fait à Andreas Lubitz, témoigne de ce qui est en jeu dans cette logique meurtrière. On ne peut l’appréhender qu’en se plaçant du côté du meurtrier et en prenant la mesure du vide qui est le sien. Andreas Lubitz n’en veut pas aux passagers ni à son commandant de bord, mais il ne les voit pas. Il n’a que lui, et c’est pour cela qu’il est capable de commettre le mal.

Accepter de regarder en face l’énormité de l’acte d’Andreas Lubitz, c’est y voir quelque chose qui préfigure d’autres actes dictés par ce type de violence. Il s’agit d’une violence gratuite, qui implique que le meurtrier ne choisit pas ses victimes, mais qu’il veille cependant à ce qu’elles soient nombreuses, afin que son crime soit un crime de masse. Oui, nous sommes à l’ère du terrorisme. Oui, les cadavres de cinq nouveaux nés tués par leur mère ont été récemment découverts. Oui, certains traders et certains dirigeants de firmes transnationales sont capables de ruiner des millions de personnes, d’affamer des populations, simplement pour faire du profit. Mais on ne peut pas dire qu’il y a de nos jours plus de crimes que dans le passé. Ce qui a changé, c’est que la violence est gratuite. Elle procède de cet enfermement en soi, de ce vide qui fait de Lubitz, que nous le voulions ou non, notre contemporain. Il n’est pas (seulement) une exception ou un fou, mais un individu qui reflète la vulnérabilité au mal de tant d’autres individus dans une société ayant privé les êtres de tout horizon commun.

UN HORIZON AU-DELÀ DE NOTRE VIE INDIVIDUELLE

Nos grands-parents n’avaient pas que leur vie pour s’orienter: certains avaient vécu la guerre, des idéaux dictaient leur conduite ; et, parfois, ils croyaient en Dieu et en une vie après la mort. Leurs actions se déroulaient sur deux plans. Elles avaient lieu ici-bas et les intéressaient personnellement, mais elles avaient aussi un sens collectif. Ils avaient à rendre des comptes : ils seraient jugés par le Très-Haut ou par l’Histoire, par le tribunal des hommes. Dieu, le gaullisme ou le communisme…

Nous ne sommes plus dans ce monde. Les hommes d’aujourd’hui n’ont que l’argent, la réussite matérielle ou professionnelle, la reconnaissance, les ornements ou les haillons du moi. Parfois, la famille et l’amour sont investis comme des refuges dans ce monde désert, c’est-à-dire déserté par le commun. Beaucoup se sentent laissés pour compte, car la richesse, la gloire, la réussite, et même l’amour, sont des biens rares. D’où les frustrations vécues comme des échecs, le ressentiment, l’envie, la crispation de chacun sur soi-même. Même si tous les êtres ne deviennent pas comme Andreas Lubitz, beaucoup d’entre eux éprouvent ce vide. Ils sont ce vide, qui est leur moi, leur égo sourd aux autres, et orphelin de toute participation au monde commun. C’est pourquoi ils étouffent et connaissent ce désespoir d’un égo en proie avec lui-même, c’est-à-dire avec l’insatisfaction et le néant.

LE MONDE COMMUN, L’ÉTHIQUE ET L’ANTHROPOLOGIE

Cet état de choses n’est cependant pas une fatalité. Une autre société est possible parce que l’être humain n’est pas seulement l’égo, le moi qui ne mesure les choses qu’à l’aune de son être individuel, devenu l’unique point de départ et d’arrivée de sa vie et du sens. Cette crispation sur soi est même relativement récente, et reflète surtout un cadre de pensée occidental. Dans les sociétés traditionnelles et antiques, l’être humain compte par son appartenance à une communauté plus large qui donne un sens à son existence individuelle, même si elle l’écrase. Nous ne dirons jamais assez tout ce que nous devons à la tradition des droits de l’homme qui vont de pair avec la reconnaissance de la valeur intrinsèque de chaque être humain et avec la résolution de protéger sa liberté en le laissant vivre conformément à ses choix personnels, pourvu qu’il ne nuise pas à autrui. Cependant, nous ne pouvons pas nous épanouir ni construire un monde durable en pensant que notre existence individuelle est le seul horizon de nos actes. Exister seulement pour soi, c’est forcément mesurer sa réussite ou son échec, voire sa valeur, en fonction de ce que l’on a gagné, des avoirs que l’on a amassés. Un tel horizon conduit à la frustration et à l’amertume.

Nous vivons pour nous et nos proches, mais nos actes ont aussi un sens lié au monde commun. Celui-ci nous accueille à notre naissance et survit à notre mort individuelle. Commun aux générations passées, présentes et futures, habité par d’autres vivants et constitué des œuvres des hommes et de la nature, ce monde, comme disait Hannah Arendt dans La condition humaine, nous confère une sorte d’immortalité terrestre. Il est une transcendance dans l’immanence, et nous permet également de mesurer la valeur de nos actes en fonction de leurs répercussions sur le monde commun.

Au lieu d’être enfermé en soi et de commettre un acte monstrueux afin que tout le monde connaisse son nom, le sujet qui vit cette double vie, sait que son existence est débordée par celle des autres. Il est conscient que, même ses gestes les plus humbles, comme le fait de manger, de prendre soin des autres hommes et des autres vivants, ont un impact sur le monde commun. Tout ce qu’il fait, tout ce qu’il dit, s’écrit dans le livre du monde, et est transmis aux autres. Vivre ainsi fournit des repères aux êtres en les aidant à poser des limites à leurs actions et à leurs désirs, et à relativiser leurs insatisfactions. Sans cet horizon du commun, le sujet est un sujet vide et total, un sujet-tyran, sans limites, aussi violent qu’il est désespéré.

LA TÂCHE DE LA PHILOSOPHIE AUJOURD’HUI

Nous ne sommes pas ici dans la morale, dans les conventions sociales, et les «il faut». Cette analyse relève de l’anthropologie philosophique. Aucun être humain ne peut se garder du mal et de la violence s’il n’a que lui comme référence. Seules la chance, la prospérité et la paix, l’empêcheront de commettre le mal. La pacification des relations humaines, la transformation de la société en une société conviviale, dans laquelle les êtres sont plus heureux et moins enclins à basculer dans l’inhumanité, ne sont possibles que si les individus, au lieu d’être enfermés dans leur égo, accueillent en eux-mêmes les autres hommes, passés, présents et futurs et les autres vivants.

L’éthique, qui désigne le rapport à l’autre que soi et donc la transformation du moi, qui est ainsi, non pas dissout, mais décentré, et d’autant plus fort ou responsable qu’il a abandonné le phantasme d’une souveraineté absolue sur lui-même et sur le monde, ne requiert pas de discours moralisateurs. N’ayant que faire des propos accusateurs dans lesquels s’enlisent les pourfendeurs de la modernité, elle exige de penser le sujet autrement qu’on ne l’a fait dans les philosophies modernes occidentales. Il s’agit d’installer l’intersubjectivité au cœur du sujet et de faire que le monde commun, même s’il n’est que terrestre, surtout s’il n’est que terrestre, ouvre un horizon d’espérance aidant les individus à s’abstenir de commettre le mal et leur donnant envie de faire le bien. Telle est la tâche de la philosophie aujourd’hui, une tâche résolument constructive.

Corine Pelluchon

Ma toute première réaction à cet article nourricier :

A comparer aussi avec les bunkers d’Hitler : celui de la toute fin, à Berlin, ainsi que les autres : la Tanière du loup, celui d’Ukraine, etc.

Nous sommes plus que jamais face à ce désert qui ne cesse _ hyper-technologie aidant _ de s’étendre,

que Nietzsche avait si bien identifié…

Titus Curiosus, ce 31 mars 2015

 

La genèse de l’hymne de l’amour de la vie, de Nietzsche, dans l’excellent « Voyage de Nietzsche à Sorrente » de Paolo D’Iorio

31mar

C’est la piste de la recherche (éminemment concrète) du « génie des lieux » dans l’élaboration de la fine pensée nietzschéenne,

qui m’a conduit à lire Le Voyage de Nietzsche à Sorrente _ sous-titré Genèse de la philosophie de l’esprit libre _, de Paolo D’Iorio,

thésaurisé par moi dès sa parution en mai 2012.

Et en avant-propos à cet article-ci,

j’invite à l’écoute de l' »Hymne à la vie » de Nietzsche, Gebet an das Leben,

composé en 1882 sur un poème de Lou Salomé,

par exemple tel qu’il conclut le récital de Lieder de Nietzsche de Dietrich Fischer-Dieskau accompagné au piano par Aribert Reimann, enregistré à Berlin en septembre 1989, tel que le propose le CD Philips 426 663-2…

En voici le texte traduit en français (par Bertrand Vacher) :

Oui, comme un ami aime son ami,

je t’aime, vie énigmatique !

Que tu m’aies  fait jubiler ou pleurer,

que tu m’aies apporté la souffrance ou le plaisir,

je t’aime, avec ton bonheur et tes tourments,

et si tu dois m’anéantir,

je m’arracherais douloureusement de tes bras,

comme on s’arrache de la poitrine d’un ami.

Le « génie des lieux » depuis bien longtemps sollicite ma curiosité _ et c’est ainsi que j’ai amené les élèves de mon atelier « Habiter en poète » à l’exercice d’oser saisir (et donner, rendre) par la photo (sur le terrain même, à arpenter !, d’une ville étrangère : loin d’ici…) le regard d’un grand écrivain européen contemporain sur sa ville (et son monde), en l’idiosyncrasie de son écriture (= son style), regard auquel leur lecture hyper-attentive du livre de ce grand écrivain sera auparavant et en même temps à la fois, parvenu ; en essayant, à leur tour, et sur le terrain à découvrir, de se faire artistes de la photographie : « saisis » par la rencontre de leur propre découverte de la ville, avec ce qu’ils avaient peu à peu découvert, en leur lecture (et, en même temps, incorporé, en leur pratique photographique), du regard de l’écrivain, en son propre style : il s’agissait du regard d’Antonio Lobo Antunes sur sa Lisbonne, en son Traité des passions de l’âme ; et du regard d’Elisabetta Rasy sur sa Rome, en son Entre nous : des chefs d’œuvre !.. ; le projet que faute de financement nous n’avons pas pu réaliser, concerne Naples et le regard sur Naples de Diego De Silva dans son puissant roman Je veux tout voir

Quant à Nietzsche,

il est, pour moi, une des portes _ décisive ! via l’analyse qu’il mène du nihilisme ; et des voies qu’il conçoit afin de le surmonter… _ de l’intelligence effective de notre présent historique :

depuis de nombreuses années, nous avons très attentivement arpenté, labouré et décrypté, chaque année, et en un nombre suffisant de séances, le Prologue _ capital ! _ d’Ainsi parlait Zarathoustra _ conçu et écrit, lui (ainsi que « les vingt-trois chants qui composent la première partie« ) à Rapallo, l’hiver 1882-1883, « en trente jours » : « dix pour le premier jet, dix pour la rédaction, dix pour une dernière mise au point« , indique Daniel Halévy (1872-1962) aux pages 348-349 de son (toujours !) vibrant Nietzsche, paru en 1944, aux Éditions Bernard Grasset (d’après une première version, intitulée La Vie de Frédéric Nietzsche, parue en 1909 chez Calmann-Lévy : ainsi l’enquête de Daniel Halévy l’avait-elle amené à rencontrer et interroger bien de ceux qui avaient croisé la route de Nietzsche, tel, par exemple Paul Lanzky (1852-1935), chez lui, à Vallombrosa, en 1909 (page 466 de ce Nietzsche dans l’édition Le Livre de Poche-Pluriel) ; « ce Lanzsky qu’on oublie toujours«  (page 464) avait fait le voyage de Nice (en octobre 1884) et celui de Rapallo (en septembre 1886) pour rencontrer Nietzsche ; et Nietzsche, lui-même, avait fait le voyage de Florence et de Vallombrosa, pour rencontrer Lanzky, à l’automne 1885…) : de ce très vivant Nietzsche de Daniel Halévy, Georges Liébert a donné une superbe édition magnifiquement commentée en 1977, en Livre de Poche-Pluriel, avec 110 pages de notes fort judicieuses par lui-même et Georges-Arthur Goldschmidt…

Et quant à Paolo D’Iorio,

d’une part, il a dirigé avec Olivier Ponton la publication, en 2004, de Nietzsche, Philosophie de l’esprit libre _ Études sur la genèse de Choses humaines, trop humaines ;

et, d’autre part, il dirige la mise en œuvre, depuis 2009,

et des Digitale Kritische Gesamtausgabe Werke und Briefe,

et des Digitale Faksimile Gesamtausgabe, de Frédéric Nietzsche : une mine de documents à très minutieusement explorer : et c’est là la source principale de ce qu’apporte ce travail-ci _ d’analyse de la « genèse«  (tant interne qu’externe !) des œuvres _ de Paolo D’Iorio…

Ce premier travail publié

ainsi que ces deux très vastes chantiers _ de numérisation _ en cours de Paolo D’Iorio

sont en effet décisifs pour éclairer le sens du projet et la genèse, donc, de ce Voyage de Nietzsche à Sorrente _ Genèse de la philosophie de l’esprit libre,

dans la mesure où ils constituent,

l’un, une première étape importante,

et les deux autres, des matériaux décisifs de la démarche d’enquête de cet ouvrage-ci, en sa très remarquable précision et toute sa richesse,

afin de mieux mettre à jour, en toute leur finesse et remarquable _ nécessaire : c’est ainsi que progressent la recherche et la connaissance… _  subtilité,

les itinéraires _ de « fil de soie«  _ du penser de Nietzsche, entre l’automne 1876 _ quand la maladie devient de plus en plus perturbatrice de l’enseignement du professeur de philologie à l’université de Bâle, et que s’élargit la rupture de pensée (de « l’esprit libre« , en gestation et devenir, de Nietzsche) vis-à-vis de l’autorité que représentait jusqu’alors la personnalité forte, aussi, de Richard Wagner _ et l’effondrement final de Nietzsche à Turin, le 6 janvier 1889.

Car Paolo D’Iorio,

parti, dans sa propre démarche de chercheur, de l’éclaircissement des circonstances de la rédaction de Choses humaines, trop humaines _ pages 196-197 , et en s’appuyant sur les remarques de Charles Andler, aux pages 321-322 du volume II de son Nietzsche. Sa vie, sa pensée (dans l’édition de 1958 en 3 volumes), Paolo D’Iorio explicite le choix de la traduction de ce titre, traditionnellement traduit par Humain, trop humain _,

a considérablement nourri l’élucidation très fine des tenants et aboutissants de cette enquête,

de l’analyse fouillée de toutes les très fécondes variations-corrections de l’écriture même de Nietzsche, en ses diverses (très riches) strates, notamment à l’aide de ce qu’il nomme les « Sorrentiner Papiere » de Nietzsche _ le chapitre 4 du livre, pages 111- 156, leur est consacré.

Page 129, Paolo D’Iorio écrit précisément : « En promenade, ce sont les chemins mêmes de Sorrente qui offrent à Nietzsche de quoi traduire ses pensées en images _ ce que je nomme, pour ma part, et d’après le travail de Marie-José Mondzain, « imageance« …  _ : « Cheminer par des allées de pénombre à l’abri des souffles, tandis que sur nos têtes, agités par des vents violents, les arbres mugissent, dans une lumière plus claire »… » ;

et page 135 : « Depuis sa retraite sorrentine, le philosophe recueille d’autres images et d’autres métaphores qui lui servent à définir _ c’est-à-dire cerner par des focalisations successives, en quelque sorte _ la figure du philosophe à l’esprit libre _ qui émerge ainsi peu à peu, se désenlise… _, son amour de la connaissance et sa position sociale.

Lisons une de ces images, fixée comme d’habitude par trois petites phrases jetées dans les carnets de Sorrente :

« La lumière du soleil étincelle au fond et montre ce sur quoi les ondes courent : d’âpres pierrailles.

Ce qui compte, c’est le souffle que vous avez pour plonger dans cet élément : si vous en avez beaucoup, vous pourrez voir le fond.

La lumière scintillante du soleil de la connaissance, traversant le fleuve des choses, en touche le fond. »

Et voici, poursuit immédiatement Paolo D’Iorio page 136, comment cette image passe _ et ce qu’elle devient et donne ! _ dans le texte de Choses humaines, trop humaines _ il s’agit de l’aphorisme 291 _, avant le dernier aphorisme consacré à l’esprit libre :

« Les hommes à l’esprit libre, qui ne vivent que pour la connaissance, auront tôt fait de parvenir au but extérieur de leur existence, à leur position définitive vis-à-vis de la société et de l’État ; ils se déclareront volontiers satisfaits, par exemple d’un petit emploi ou d’un avoir tout juste suffisant pour vivre ; car ils s’arrangeront pour vivre de manière telle qu’un grand changement des finances publiques voire un bouleversement de l’ordre politique, n’entraîne pas en même temps _ existentiellement, en quelque sorte _ leur propre ruine. Toutes ces choses, ils leur consacrent aussi peu que possible de leur énergie, afin de plonger avec toutes leurs forces rassemblées, et comme avec toute la longueur de leur souffle _ en son inspiration vraie _, dans l’élément de la connaissance. C’est ainsi qu’ils peuvent espérer descendre assez bas et peut-être voir _ vraiment !!! _ jusqu’au fond »… » ;

cf aussi cette citation, donnée page 132, de l’aphorisme 478 de Choses humaines, trop humaines , ultra-importante dans l’économie même du livre (et ses variations) : « L’activité du Midi et celle du Nord. L’activité provient de deux sources très différentes. Les artisans du Sud en arrivent à être actifs non point par envie de lucre _ voilà ! _, mais à cause des besoins perpétuels des autres. Comme il vient toujours quelqu’un qui veut faire ferrer un cheval, réparer une voiture, le forgeron presse le travail. S’il ne venait personne, il s’en irait flâner sur la place. Se nourrir n’a guère d’urgence dans un pays fertile _ là où fleurissent (et fruissent généreusement) les orangers, les citronniers, les figuiers… _, il ne lui faudrait pour cela qu’une minime quantité de travail, en tout cas nulle presse ; il finirait bien par s’en aller mendier, content néanmoins. _ L’activité de l’ouvrier anglais découle au contraire _ cf la si parlante analyse de Locke à l’article « Désir » de son Essai sur l’entendement humain : un texte crucial, à mes yeux ! _ de son goût du lucre : il se fait une haute idée de lui-même et de ses ambitions, et dans la possession c’est la puissance qu’il cherche, dans la puissance le plus de liberté et de distinction individuelle possible«  ; j’ai admiré cette pensée de Nietzsche au point de l’adresser à l’ami Martin Rueff, en commentaire en contre-point, en quelque sorte, à sa traduction, parue dans le numéro de Libération du lundi 25 mars, de l’article de Giorgio Agamben Quand l’Empire latin contre-attaque :

« En 1947, Alexandre Kojève, un philosophe qui se trouvait aussi occuper des charges de haut fonctionnaire au sein de l’État français, publie un essai intitulé l’Empire latin. Cet essai est d’une actualité telle qu’on a tout intérêt à y revenir.

Avec une prescience singulière, Kojève soutient sans réserve que l’Allemagne deviendra sous peu la principale puissance économique européenne et qu’elle va réduire la France au rang d’une puissance secondaire au sein de l’Europe occidentale. Kojève voyait avec lucidité la fin des États-nations qui avaient jusque-là déterminé l’histoire de l’Europe : tout comme l’État moderne avait correspondu au déclin des formations politiques féodales et à l’émergence des États nationaux, de même les États-nations devaient inexorablement céder le pas à des formations politiques qui dépassaient les frontières des nations et qu’il désignait sous le nom d’« empires ». A la base de ces empires ne pouvait plus se trouver, selon Kojève, une unité abstraite, indifférente aux liens réels de culture, de langue, de mode de vie et de religion : les empires – ceux qu’il avait sous les yeux, qu’il s’agisse de l’Empire anglo-saxon (Etats-Unis et Angleterre) ou de l’Empire soviétique – devaient être des «unités politiques transnationales, mais formées par des nations apparentées».

C’est la raison pour laquelle Kojève proposait à la France de se poser à la tête d’un « Empire latin » qui aurait uni économiquement et politiquement les trois grandes nations latines (à savoir la France, l’Espagne et l’Italie), en accord avec l’Église catholique dont il aurait recueilli la tradition tout en s’ouvrant à la Méditerranée. Selon Kojève, l’Allemagne protestante qui devait devenir sous peu la nation la plus riche et la plus puissante d’Europe (ce qu’elle est devenue de fait), ne manquerait pas d’être inexorablement attirée par sa vocation extraeuropééene et à se tourner vers les formes de l’Empire anglo-saxon. Mais, dans cette hypothèse, la France et les nations latines allaient rester un corps plus ou moins étranger, réduit nécessairement à un rôle périphérique de satellite.

Aujourd’hui, alors que l’Union européenne (UE) s’est formée en ignorant les parentés culturelles concrètes qui peuvent exister entre certaines nations, il peut être utile et urgent de réfléchir à la proposition de Kojève. Ce qu’il avait prévu s’est vérifié très précisément. Une Europe qui prétend exister sur une base strictement économique, en abandonnant toutes les parentés réelles entre les formes de vie, de culture et de religion, n’a pas cessé de montrer toute sa fragilité, et avant tout sur le plan économique.

En l’occurrence, la prétendue unité a accusé les différences et on peut constater à quoi elle se réduit : imposer à la majorité des plus pauvres les intérêts de la minorité des plus riches, qui coïncident la plupart du temps avec ceux d’une seule nation, que rien ne permet, dans l’histoire récente, de considérer comme exemplaire. Non seulement il n’y a aucun sens à demander à un Grec ou à un Italien de vivre comme un Allemand ; mais quand bien même cela serait possible, cela aboutirait à la disparition d’un patrimoine culturel qui se trouve avant toute chose une forme de vie. Et une unité politique qui préfère ignorer les formes de vie n’est pas seulement condamnée à ne pas durer, mais, comme l’Europe le montre avec éloquence, elle ne réussit pas même à se constituer comme telle.

Si l’on ne veut pas que l’Europe finisse par se désagréger de manière inexorable, comme de nombreux signes nous permettent de le prévoir, il conviendrait de se mettre sans plus attendre à se demander comment la Constitution européenne (qui n’est pas une constitution du point de vue du droit public, comme il n’est pas inutile de le rappeler, puisqu’elle n’a pas été soumise au vote populaire, et là où elle l’a été – comme en France, elle a été rejetée à plates coutures) pourrait être réarticulée à nouveaux frais.

De cette manière, on pourrait essayer de redonner à une réalité politique quelque chose de semblable à ce que Kojève avait appelé « l’Empire latin »«  _,

de même que du croisement de ces éléments proprement nietzschéens

avec toute la documentation que Paolo D’Iorio a pu et su réunir (et surtout croiser et analyser en leur entrecroisement !) de témoignages de ceux qui ont accompagné ou croisé alors _ ces huit mois-là _ la route du philosophe, en ce voyage de Sorrente,

depuis le 1er octobre 1876 _ début du séjour de Nietzsche à l’Hôtel du Crochet, à Bex, dans le canton de Vaud, juste après le départ de Bâle _ jusqu’en mai 1977 _ c’est le 12 mai au soir que Nietzsche franchira la frontière du retour, entre l’Italie et la Suisse, à Chiasso, et se trouvera à Lugano, dans le canton du Tessin (il y passe la nuit du 12 au 13 à l’Hôtel du Parc), avant de gagner d’abord Pfäffers-Bad Ragaz (cf ceci : le 7 mai 1877, la veille de quitter Sorrente, Nietzsche prévenait ainsi (page 159) « son fidèle ami Franz Overbeck, à Bâle : « Ma santé empire toujours au point que je dois vite m’en aller. Demain, je pars en bateau, je veux tenter une cure à Pfäffers, près de Ragaz »…) ; puis, suite à l’échec de cette première cure, ce sera Bad Rosenlaui, à partir du 11 juin, pour une nouvelle une cure thermale de trois semaines ; Nietzsche y séjournera tout l’été… _ :

_ l’étudiant (lui-même très malade _ de la tuberculose _, il décèdera le 18 avril 1878, à l’âge de 21 ans) Albert Brenner (1856-1878),

_ l’ami philosophe Paul Rée (1841-1909),

_ et d’abord et au tout premier chef Malwida von Meysenbug (1816-1903), l’organisatrice _ et en quelque sorte « puissance invitante » ! _ de ce long séjour amical, qui les reçoit à Sorrente, à la Villa Rubinacci _ et Nietzsche lui en sera éternellement reconnaissant ! _ ;

_ mais aussi, une jeune voyageuse, Isabelle von der Pahlen _ devenue plus tard, par son mariage, baronne von Ungern-Sternberg… _, qui partage un compartiment de train entre Genève et Gênes _ via le tunnel du Mont-Cenis _, les 19 et 20 octobre 1876 ; qui visite avec Nietzsche « les rues et les ruelles pittoresques de Gênes » _ « Combien s’intensifia la jouissance de cet endroit pittoresque, quand à partir de la magie du présent, l’éloquence de Nietzsche évoqua les ombres des puissants temps anciens« , page 38 _ ; et, encore, « le 24 octobre, à Pise« , « le dôme, le baptistère et le campo santo »… ;

_ et l’ami Reinhart von Seydlitz, qui se rend lui aussi et séjourne à Sorrente, avec son épouse Irène, à la Villa Rubinacci, « de la fin mars au début de mai 1877 » (page 111) ;

_ et aussi _ last, not least ! _ Cosima et Richard Wagner, présents à Sorrente (à l’Hôtel Vittoria) à l’arrivée de nos voyageurs, le 27 octobre 1876 _ ils y séjournent depuis le 5 octobre et gagneront Naples le 7 novembre _ : « Du 27 octobre au 7 novembre, les pensionnaires de la Villa Rubinacci et ceux de l’Hôtel Vittoria se sont probablement échangé plusieurs visites » (pages 61-62) ; et plus jamais Nietzsche et Richard et Cosima Wagner ne se reverront…

Paolo D’Iorio croise ainsi très judicieusement ces divers témoignages des uns et des autres aux textes mêmes de Nietzsche, et cela, en leurs diverses et très riches strates ;

et il dégage très finement ce que chacun de ces divers croisements est à même de révéler des activités, des humeurs, et surtout des pensées philosophiques naissantes et évolutives de Nietzsche

_ cf page 165-166 cette citation de Mazzino Montinari, page 9 de son Nietzsche (aux PUF en 2001) : « La vie de Nietzsche, ce sont ses pensées, ses livres. Nietzsche est un exemple rare de concentration mentale, d’exercice cruel et continu de l’intelligence, d’intériorisation et de sublimation d’expériences personnelles, des plus exceptionnelles aux plus banales, de réduction de ce qu’on appelle communément « la vie » à « l’esprit », ce mot entendu au sens du terme allemand « Geist » qui est entendement-raison-intelligence, aussi intériorité ou spiritualité (mais pas mysticisme ou Seele, âme). » _

en une précision d’analyse féconde véritablement passionnante !

Le cinquième et avant-dernier chapitre du livre, intitulé « Les cloches de Gênes et les épiphanies nietzschéennes« , aux pages 157 à 220, introduit un outil opératoire absent en tant que tel de la boîte-à-outil nietzschéenne, mais emprunté par Paolo D’Iorio à James Joyce,

celui d' »épiphanie« ,

afin de « traiter » le devenir philosophique dans l’œuvre ultérieure de Nietzsche d’un « thème » particulier, en l’occurrence celui des cloches :

perceptible ici à partir de celles entendues lors de l’arrivée à Gênes _ le 10 mai au soir _ du bateau en provenance de Naples.

Voici comment l’introduit et l’amène Paolo D’Iori, pages 166-167-168 :

« Les papiers de Sorrente qu’il porte dans une valise et le projet d’un nouveau livre encore sans titre sont une promesse de liberté,

mais aussi une tâche imposante.

Trouvera-t-il jamais la force et le courage de l’écrire et de le publier ? Ne serait-il pas plus simple de renoncer ?

Une traversée en bateau suffit pour susciter le doute sur la valeur de la vie ; et quand, à l’aube _ du 10 mai _, surgissent les lumières du port de Gênes, lui viennent les paroles les plus sombres que celles envoyées dans sa lettre :

« Désir de la mort, comme celui qui ayant le mal de mer et voyant aux petites heures de la nuit les feux du port, a désir de la terre. »

Cette pensée affleure dans un carnet écrit sur la terre ferme à Gênes, probablement le jour suivant, onze mai ;

et sur la même page on trouve une autre brève note :

« Son de cloche le soir _ de ce même 10 mai _ à Gênes _ mélancolique, effroyable, enfantin. Platon : rien de ce qui est mortel n’est digne d’un grand sérieux. »

Marchant dans les rues de Gênes à l’heure du crépuscule, Nietzsche avait entendu le son de cloche venant du haut d’une tour.

En un instant, les souvenirs du fils du pasteur, l’érudition du philologue et la réflexion du philosophe se fondent _ voilà ! _ en une expérience de pensée _ ou le cœur du mouvement de penser nietzschéen ! _ qui le bouleverse profondément. La page de ce carnet en garde la première trace écrite« .

Les cloches de Gênes sont une épiphanie nietzschéenne » (page 168).


Page 172, Paolo D’Iorio explique :

« Nietzsche n’a pas utilisé le terme d’épiphanie dans ses œuvres, mais nous l’utiliserons en tant que concept critique pour comprendre un certain nombre de traits propres à la genèse et à la structure de son écriture philosophique.

S’il n’a pas utilisé le mot, Nietzsche était bien conscient que notre existence est scandée par des moments à la signification intense, et que ces moments représentent les modulations les plus significatives _ voilà ! _ dans la symphonie de la vie _ qu’il appartient au philosophe d’apprendre à véritablement saisir, sonder et explorer ! _ :

« A propos des aiguilles des heures sur l’horloge de la vie. La vie consiste en de rares moments isolés à la signification intense et en d’innombrables intervalles lors desquels, dans le meilleur des cas, les ombres de ces moments continuent à flotter autour de nous. L’amour, le printemps, toute belle mélodie, la montagne, la lune, la mer _ tout ne parle qu’une seule fois vraiment à notre cœur, s’il parvient jamais à parler. Mais nombreux sont les hommes qui ne connaissent pas de tels moments et qui eux-mêmes sont ces intervalles et ces pauses dans la symphonie de la vie réelle » _ ce texte éminemment significatif se trouve aux pages 172-173…

Dans les carnets du philosophe se trouve parfois la trace _ visible et accessible _ de ces épiphanies, poursuit Paolo D’Iorio. Ce sont des épiphanies biographiques, comme lorsque Nietzsche se remémore la première fois où, enfant, près du ruisseau de Plauen, il a vu des papillons dans le soleil du printemps (…)

Les épiphanies biographiques sont rares  dans les écrits de Nietzsche.

Le philosophe se sentait « comme transpercé par la flèche de curare de la connaissance », et les événements les plus importants de sa vie étaient en réalité ses propres pensées.

Les véritables épiphanies nietzschéennes parlent donc de philosophie ; ce sont des épiphanies de la connaissance, courts-circuits mentaux qui par une étincelle résolvent un problème philosophique _ qui le travaillait déjà sourdement _ ou ouvrent de nouvelles perspectives en associant _ par une féconde imageance proprement philosophique ici _ des concepts apparemment éloignés« , pages 173-174…

« Certaines épiphanies sont particulièrement importantes parce qu’elles annoncent un tournant _ de l’œuvre nietzschéen _, signalent comme un sursaut _ créatif _ de la réflexion _ vis-à-vis de clichés-ornières où s’enlise dans des opinions trop installées le penser _, et impriment une accélération au développement déjà très rapide _ voilà ! _ de la pensée de Nietzsche.

Les épiphanies philosophiques nietzschéennes peuvent donc être utilisées comme un instrument heuristique à l’intérieur d’une perspective génétique _ telle que celle de ce  travail-ci de Paolo D’Iorio _, comme le signal d’un fort trouble émotif provoqué par la naissance d’un nouveau scénario cognitif _ ou imageance en travail…

Suivre les épiphanies _ en les métamorphoses de leur devenir ultra-fin et si riche _ peut nous aider à découvrir le mouvement parfois souterrain de la pensée de Nietzsche _ son imageance philosophique, donc, au travail… _ et à en comprendre _ surtout ! _ les changements profonds.

Toutes les épiphanies ne marquent pas un tournant,

mais toutes les métamorphoses de la philosophie de Nietzsche sont précédées ou accompagnées par une épiphanie« , page 174 _ et Nietzsche met lui-même l’accent sur l’idiosyncrasie de toute philosophie…

« Les épiphanies nietzschéennes sont des moments où se manifeste à l’improviste au philosophe _ qui doit apprendre à les accueillir _ toute la féconde richesse sémantique d’un événement, d’un objet ou d’un concept » _ en sa capacité d’imageance, ici philosophique, qu’il faut explorer, déployer et approfondir _, page 175.

Et l’apport de Paolo D’Iorio est de repérer ici cela !

……

Revenant, dès la page 178, à « l’épiphanie gênoise » des cloches,

Paolo D’Iorio s’efforce de « suivre _ de texte en texte, de document en document _ le développement et la manière dont cette épiphanie s’enrichit de significations _ voilà _ à travers ses réécritures« , page 191.

Nietzsche y travaille d’abord lors de son séjour, l’été _ 1877 _ qu’il passe à Rosenlauibad, cherchant « à reformuler en vers l’intuition de Gênes » ;

puis, « de retour à Bâle, Nietzsche travaille à l’écriture de son nouveau livre ; et l’épiphanie des cloches se mêle de nouveau aux mots sur le désir de la mort.

Les deux annotations qu’on lisait sur la même page du carnet de Sorrente

sont _ alors _ recopiées sur une feuille, numéro 222 d’un dossier de feuilles volantes destinées à Choses humaines, trop humaines ;

celui qui porte sur les cloches de Gênes est intitulé Menschliches insgesamt, tout ce qui est humain ;

et celui qui porte sur le suicide Sehnsucht nach dem Tode, désir de la mort.« 

Paolo D’Iorio en dégage ceci, page 193 :

« La différence la plus voyante de cette reformulation est l’usage du terme Menschliches, ce qui est humain, à la place du terme initial Sterbliches, ce qui est mortel.

Cela suggère que Nietzsche avait repris en main _ et renversé ! _ le texte de Platon. Et peut-être est-ce à cette occasion qu’il a souligné les mots (en grec) dans son exemplaire personnel de La République.

Dans l’étape génétique suivante,

on note deux importantes modifications.

L’aphorisme sur le suicide disparaît ; il ne sera pas transcrit et publié par Nietzsche.

Dans le même temps, Nietzsche ajoute une pointe à l’aphorisme sur les cloches, dans le sens technique du terme conclusif dans lequel se concentre l’effet que l’aphorisme veut _ maintenant _ produire. Ce terme conclusif est l’adversatif trotzdem (toutefois, malgré tout, pourtant), qui devient même _ c’est important ! _ le titre de l’aphorisme.

Pourtant. _ À Gênes, un soir à l’heure du crépuscule, j’entendis les cloches carillonner longuement d’une tour ; elles n’en finissaient plus et, par-dessus la rumeur des ruelles, vibraient d’un son comme insatiable de lui-même qui s’en allait dans le ciel vespéral et la brise marine, si effroyable, si enfantin à la fois, d’une infinie mélancolie. Alors il me ressouvint des paroles de Platon et je les sentis tout à coup dans mon cœur : Aucune des choses humaines n’est digne du grand sérieux ; et pourtant – -« , page 193.

Et Paolo D’Iorio de commenter :

« Au lieu de se limiter à ressentir profondément et à exprimer toute l’angoisse de la dévaluation du monde,de l’erreur, de la mort, l’angoisse de la condition humaine face à la vision de l’éternité atemporelle telle qu’elle avait été imaginée par Platon, par le christianisme et à travers eux par toute la tradition philosophique occidentale,

Nietzsche relève maintenant le défi _ de ces divers pessimismes et nihilismes.

Il ajoute un trotzdem : rien n’a de valeur, tout est vain ; pourtant…

Relever le défi signifie aussi renoncer au suicide ;

et cela explique pourquoi la genèse de l’aphorisme sur la nostalgie de la mort s’est interrompue _ définitivement _ à ce moment précis.

L’élaboration génétique de l’autre aphorisme, au contraire, se poursuit en introduisant une dernière modification textuelle et structurelle, très parlante.

En effet, dans le manuscrit envoyé au typographe, cet aphorisme sur la vanité des choses humaines sera intitulé _ on ne peut mieux explicitement ! _ Épilogue

et placé sur la dernière page d’un livre

qui _ ce n’est pas un hasard _ s’appellera Menschliches, Allzumenschliches, Choses humaines, trop humaines.

L’aphorisme, et le livre sur les choses humaines, se terminent donc par un adversatif

qui reste en suspens

et qui est suivi par deux Gedankenstricke, deux tirets de suspension.

Dans l’écriture de Nietzsche, ce signe typographique correspond à une stratégie de réticence

qui sert à distinguer le plus superficiel de la pensée du plus profond,

et qui invite le lecteur à méditer davantage l’aphorisme« , page 194.

Commentaire que renforce encore Paolo D’Iorio, page 195 :

« Les deux tirets placés à la fin du dernier aphorisme nous invitent donc à relire

non seulement l’aphorisme,

mais le livre entier

à la lumière des cloches du nihilisme _ à surmonter, donc… _,

l’insérant dans un contexte de pensée philosophique qui remonte _ dans un mouvement qui devient ici même, où nous le saisissons, rien moins qu’un renversement _ à Platon et à toute la tradition pessimiste _ en son entier : jusqu’à Schopenhauer et Wagner _,

et considérant que

toutefois, trotzdem,

il doit y avoir _ voilà ! _ une manière de donner _ positivement cette fois : avec un amour profond de la vie ! _ de la valeur aux choses humaines.

Choses humaines, trop humaines traite précisément de cela.

Nietzsche prend position contre Platon,

contre le pessimisme

et propose les esquisses d’une vision autre :

chimie des idées et des sentiments, confiance dans l’histoire et en la science, épicurisme, innocence du devenir, réévaluation des choses les plus proches« , page 196…

Mais « les aventures de l’aphorisme sur les cloches de Gênes ne sont pas encore terminées« , intervient encore page 197 Paolo D’Iorio :

« durant la correction des épreuves, Nietzsche ajoute, en effet, dix aphorismes avant l’Épilogue

qui dans les secondes épreuves passe du numéro 628 au numéro 638.

Mais ensuite, au dernier moment _ in extremis, donc _,

Nietzsche échange l’aphorisme 638 avec l’aphorisme 628 ;

et l’aphorisme sur les cloches perd ainsi sa position finale.

En conséquence, Nietzsche change aussi le titre de l’aphorisme

qui d’Epilog devient Spiel und Ernst, « Jeu et sérieux »  _ allusion au fait que dans l’aphorisme retentit un Glockenspiel, un « jeu de cloches » _ ;

et puis, continuant dans le jeu de mot,

Nietzsche trouve le titre définitif : «  Sérieux dans le jeu« .

Pourquoi Nietzsche échange-t-il les deux aphorismes ?

(…) Probablement, parce qu’il veut terminer le livre avec l’image _ joyeuse, en sa plénitude _ de la cloche de midi

à la place de celle du soir.

En effet, le dernier aphorisme intitulé Le Voyageur (Der Wanderer), se termine avec l’image des voyageurs et des philosophes qui « songent à ce qui peut donner au jour, entre le dixième et le douzième coup de cloche, un visage si pur, si pénétré de lumière, si joyeux de clarté _ ils cherchent la philosophie de l’Avant midi« , pages 197-198.

« De la sorte, tout en maintenant une référence intertextuelle à l’image des cloches, Nietzsche donne un caractère plus affirmatif _ voilà _ à la fin du livre,

qui renvoie au trotzdem _ avec son sens de « réticence«  envers le nihilisme ; et même de « renversement«  du nihilisme _ contenu dans l’aphorisme 628,

et en même temps le renforce _ encore ! _ avec une image solaire et matinale.

Il annonce, de plus, l’image du vagabondage intellectuel et de la philosophie du matin

qui trouveront plus tard leur expression dans Le Voyageur et son ombre et dans Aurore,

ainsi que les thèmes de la félicité méridienne et de la cloche d’azur

qui seront développés dans Ainsi parlait Zarathoustra« , pages 198-199.

« Ce dernier aphorisme contient également un hommage caché, d’ordre privé,

à la gestation sorrentine _ à la source même ! avec ses « épiphanies«  _ de ce livre.

En effet, on y lit :

« Lorsque paisible, dans l’équilibre de l’âme _ une notation cruciale ! _ des matinées, il se promène sous les arbres, verra-t-il de leurs cimes et de leurs frondaisons tomber à ses pieds une foison de choses bonnes et claires, les présents de tous les libres esprits qui sont chez eux dans la montagne, la forêt et la solitude, et qui, tout comme lui, à leur manière tantôt joyeuse et tantôt réfléchie, sont voyageurs et philosophes ».

Comment ne pas penser en lisant ces lignes, souligne alors Paolo D’Iorio, à l’arbre de Sorrente duquel, ainsi que Nietzsche le racontait à Malwida, lui tombaient sur la tête les pensées de la philosophie de l’esprit libre ?« , page 199.

« Même dans le chapitre « Sur les îles bienheureuses » de Ainsi parlait Zarathoustra, reviendra _ encore une autre fois _ l’image des pensées de Zarathoustra qui tombent des arbres, comme des figues mûres :

« Les figues tombent des arbres, elles sont bonnes et sucrées ; et en tombant leur pelure rouge éclate. Je suis un vent du Nord pour les figues mûres. Ainsi, pareils à des figues, ces préceptes tombent à vos pieds, mes amis : buvez-en le jus, mangez-en la chair sucrée ! C’est l’automne tout alentour, et le ciel est pur, et c’est l’après-midi ».

Du reste, nous avons vu que

lorsqu’il imaginait les îles bienheureuses,

Nietzsche pensait à l’île d’Ischia

qu’il avait souvent contemplée de Sorrente, depuis le balcon de la villa Rubinacci« , pages 199-200.

L’analyse du « statut et la forme de l’épiphanie dans la philosophie de Nietzsche » à laquelle procède Paolo D’Iorio

montre que « les épiphanies nietzschéennes n’établissent aucun type de relation « verticale » _ transcendante, métaphysique.

Ce qui apparaît au sujet n’est pas une qualité transcendante de l’objet, son essence, sa quidditas,

et pas même son sens profond _ d’où, toujours la fondamentale et profonde modestie de Nietzsche en l’ambition de son discours philosophique, ainsi que son indéfectible humour ; et cela quelle que soit la force implacable de sa fermeté à l’égard des illusions (métaphysiques) que joyeusement il ne cessera jamais de dénoncer et démonter.

Dans l’ontologie nietzschéenne, les essences n’existent pas,

et pas même le sens originaire des choses ;

les objets de notre monde sont des formes _ toujours métaphoriques ; et seulement phénoménales, non nouménales _ en mouvement _ ludique _ continuel,

et même dans les périodes de relative stabilité, leur sens change continuellement : « la forme est fluide, mais le « sens » _ formé toujours en un discours, et nécessairement pris dans les « rets » du langage _ l’est encore davantage » _ pour qui a à le former, élaborer, en une nécessaire imageance sienne, quand il parvient à échapper au filet des clichés les plus partagés.

Donc, d’un point de vue gnoséologique, les épiphanies nietzschéennes ne sont _ certes _ pas des instants d’illumination mystique (…) ; elles sont au contraire la concentration et la condensation, dans une image ou dans un concept _ que forme l’imageance ; le concept conservant toujours quelque chose de ses propres sources métaphoriques ! _, de multiples connaissances rationnelles _ connectées.

Les épiphanies nietzschéennes sont des moments _ en un processus qui court, voire danse !, joyeusement infini et ouvert, toujours ludique _ où se manifestent à l’improviste _ d’où la gratitude à témoigner à l’égard de ces carrefours lumineux d’inspiration _ au philosophe

toute la féconde richesse sémantique _ Nietzsche est aussi philologue _ d’un événement, d’un objet ou d’un concept« , pages 174-175…

« Elles sont des carrefours de signification _ voilà ! à rencontrer, sinon convoquer et provoquer : y entre toujours une très généreuse part d’aléas et de contingence ; le semi-divin Kairos passe par là…. _

parce que,

loin d’établir une relation verticale _ métaphysique _ avec les essences,

elles sont le point de rencontre _ ponctuel et toujours circonstanciel _ d’une relation _ toujours seulement _ horizontale de lignes _ vectorielles _ de pensée _ activement imageantes _ qui proviennent _ en partie kaléïdoscopiquement _ de contextes différents _ qu’il faut aussi savoir bien relier : avec fécondité…

Ce sont des instants _ poïétiques, et prodigieusement magiques _ où le sujet voit confluer par une inspiration qui, survenant, lui advient _,

en une seule figure mentale _ absolument électrique _ qui les résume,

les théories philosophiques, les expériences personnelles ou les images littéraires qui l’occupent à une certaine période« , page 175 : d’où la nécessité de l’excellence (de vivacité) de cet accueil et réception ; puis mise en culture…

« En second lieu, les épiphanies, si elles n’ont pas de transcendance, ont une profondeur, une profondeur historique _ à savoir mettre en son relief adéquat le plus riche et fécond en même temps que le plus clair et lucide.

En accompagnement des lignes sémantiques qui naissent de l’actualité _ électrique sur-le-champ _ de sa réflexion,

se manifestent à l’esprit du philosophe les multiples _ riches : à explorer _ stratifications du sens qui constituent l’histoire _ culturelle et civilisationnelle _ de l’objet,

c’est-à-dire les connotations qui ont été données _ de manière en partie contingente _ à cet objet à travers la littérature, l’art, la philosophie ou le simple usage linguistique (métaphores, métonymies)« , page 176.

Comme tout cela est juste !!!

« Et enfin, le philosophe a l’intuition de la potentialité sémantique _ en son imageance proprement philosophique _ de l’événement philosophique.

La troisième caractéristique importante des épiphanies nietzschéennes, en effet, est qu’elles sont des instruments pour produire _ poïétiquement et philosophiquement _ du sens.

Dans le moment _ vif et heureux _ de l’épiphanie _ éprouvée _,

le philosophe comprend qu’il peut réunir et fondre plusieurs éléments d’une tradition culturelle en une seule image

qui devient porteuse et surtout génératrice _ voilà ! _ de sens _ comme un creuset qui a déjà accueilli de nombreuses significations et qui est encore suffisamment vaste et malléable pour permettre la création _ par l’ingenium mis alors en alerte et bientôt déployé _ d’un sens nouveau s’ajoutant aux strates préexistantes et modifiant _ avec aussi du courage _ le sens de la tradition,

parfois en le renversant ou en le parodiant« , page 176 _ d’où la double dimension et critique et d’ironie-humour….

« Pour résumer :

dans le moment de l’épiphanie, le sujet a l’intuition de la capacité de l’objet à devenir symbole d’une vision du monde _ rien moins ! et élargie et partageable…  _ grâce à une convergence de significations multiples qui à l’improviste se condensent de manière cohérente en une image« , page 176 :

c’est excellemment résumé !

« En outre,

il prend conscience que l’objet, à travers toute une tradition littéraire, philosophique, artistique, a été investi par des apports _ riches et féconds _ de sens

qui constituent désormais non pas sa quidditas

mais sa profondeur historique« , page 176.

« Et enfin,

avec le tissu _ fertile _ de corrélations existantes,

se manifestent au philosophe la vitalité et la potentialité sémantique de l’image épiphanique

qui en rendent possible le réemploi et la réinterprétation dans un nouveau contexte philosophique » _ fécond _, page 176.

En conséquence de quoi,

« l’épiphanie nietzschéeenne » « n’exprime pas _ métaphysiquement _ l’essence de l’objet ;

et a une valeur sémantique plus riche qu’une _ banale et stérile _ série de lieux communs.« 

Pour Nietzsche, « l’épiphanie est l’impulsion _ dynamique et dynamisante (sinon dynamitante !) _ pour un nouveau mouvement de la pensée« , page 177.

Et elle « est une expérience privée,

qui donne origine à un nouveau scénario cognitif,

mais qui ensuite n’est pas nécessairement utilisée dans l’écriture du texte philosophique,

qui ne contient pas tant le moment épiphanique initial

que les connaissances et les contenus philosophiques qui en ont été tirés _ par Nietzsche.

Par conséquent,

les épiphanies nietzschéennes demeurent souvent confinées dans les carnets

et n’apparaissent pas en tant que telles dans le texte publié« , page 177 :

c’est au lecteur-défricheur et déchiffreur tant soit peu hyper-attentif, tel qu’ici Paolo D’Iorio,

qu’il appartient de les exhumer et mettre en meilleure lumière,

à leur place dans le mouvement de genèse _ riche et fécond _ de l’écriture même _ telle qu’elle résulte, en ses divers moments et strates déposées et conservées, de l’imageance même de l’auteur _ de l’œuvre,

en ses diverses et successives strates :

repérées, recherchées et connectées, entre elles, ainsi qu’à leurs éventuelles sources, par l’analyste chercheur et commentateur.

C’est dire l’étendue (et la patience _ en droit infinies, l’une comme l’autre ! _) de ce travail

auquel s’est livré ici Paolo D’Iorio…

Après avoir très précisément détaillé-analysé-commenté les successives reprises du motif de la cloche dans les œuvres ultérieures de Nietzsche,

et tout particulièrement dans les quatre parties d’Ainsi parlait Zarathoustra,

le chapitre « Les cloches de Gênes et les épiphanies nietzschéennes » s’achève et se boucle, pages 219-220, par un court mais significatif « Épilogue à la cloche« 

qui dégage la leçon de cette épiphanie (gênoise),

à l’aune, donc, de l’œuvre entier _ en amont comme en aval de l’épisode sorrentin et de ses « épiphanies«  _ de Nietzsche ;

et cela à l’occasion de la re-lecture par Paolo D’Iorio d’une « note« , en 1885,

pour un projet _ qui n’aboutira pas _ de ré-écriture de Choses humaines, trop humaines en en « reparcourant » ce qui en avait été les « thèmes principaux » :

cette « note » se « conclut en effet par l’exclamation suivante :

« IV Conclusion :

A Gênes : Oh mes amis. Comprenez-vous ce Pourtant _ Trotzdem _ ? – – « …

Voici ce qu’en dégage alors Paolo D’Iorio, page 222 :

« Nietzsche montre ainsi qu’il est parfaitement conscient que l’aphorisme 628 _ en la version finale de l’ouvrage tel qu’il fut livré à la publication _ est la véritable conclusion, Schluss, du livre,

et que le sens de cet écrit tient justement _ voilà ! _ dans le défi,

dans le « pourtant »,

qu’après l’épiphanie gênoise _ du 10 mai 1877, pour l’audition de la cloche, et du 11 mai pour la rédaction de ce qu’elle inspirait à Nietzsche _ l’auteur lance à la tradition platonicienne.


Nous avons vu
que dans La Naissance de la tragédie les choses humaines n’avaient de valeur qu’en rapport à la métaphysique de l’art,

et que lorsque Nietzsche ne croit plus à la métaphysique,

il doit dire avec Platon, ou mieux avec Leopardi,

qu’aucune des choses humaines n’est digne de valeur.

Mais ensuite

l’ajout d’un trotzdem

ouvre _ voilà ! Nietzsche « surmonte« … ; et c’est cela que signifie sous sa plume le mouvement même du « Sur-humain » (qu’il ne faut jamais fossiliser en l’image-cliché de quelque « Sur-homme » que ce soit… _

une gamme de possibilités

à l’intérieur d’un scepticisme résigné mais agissant _ par ce mouvement même de « surmonter«  ; de même que la « Grande Santé » de Nietzsche lui fait « surmonter » les douleurs quasi permanentes de sa maladie : Nietzsche reprenant le fameux « Ce qui ne me tue pas, me renforce« … _,

qui s’intéresse aux choses humaines

et soutient, avec Épicure, que

certaines des choses humaines ont de la valeur.

Jusqu’à ce que,

grâce à la pensée de l’éternel retour du même,

toutes les choses _ en leur ensemble (ou package…) même… _ acquièrent enfin _ et au final : ainsi « surmontées«  _

une immense valeur« .

Voilà donc ce que je me permets de nommer « l’hymne de l’amour de la vie de Nietzsche« 

_ et auquel renvoie ma citation introductive de l’Hymne à la vie (Gebet an das Leben) de 1882, chanté par Dietrich Fischer-Dieskau _ ;

et que je réfère, pour ma part, aux sublimes remarques (pétries d’ironie et d’humour !..) de Montaigne en commentaire à l’expression « Passer le temps« , au final _ pour lui aussi _, ou presque, de son sublime dernier chapitre testamentaire des Essais : De l’expérience (Essais, III, 13) ;

juste après le fameux « Pour moi donc j’aime la vie« ,

Montaigne terminera son chapitre et son livre par une célébration _ magnifique ! _ de l’inspiration _ poétique tout autant que philosophique : mais Montaigne ne les sépare pas… _ par l’intercession merveilleusement gracieuse d’Apollon et des Muses, à savoir accueillir et recevoir comme il se doit…


On remarquera aussi, au passage, que le développement de ce dernier chapitre _ plus que jamais « à sauts et à gambades«  _ de Montaigne

commence par un long détail très précis des maux que subissait Montaigne du fait de sa maladie de la pierre ;

mais quel sublime feu d’artifice alors en ce final

_ et du chapitre, et du livre, et de la vie de Montaigne.

Voilà ainsi _ pour Nietzsche comme pour Montaigne _ ce qu’est apprendre à vivre !

et apprendre à célébrer la vie !

à lui rendre toutes les grâces _ « condignes » dit Montaigne… _ que cette improbable et fragile, mais aussi ludique et lumineuse, vie,

mérite !..


Tel est le chemin de la joie…

Le penser itinérant de Nietzsche, en ses voyages, tel que celui à Sorrente, en 1876-1877,

est donc bien l’aventure d’un « esprit libre« , à la recherche d’une anthropologie (fondamentale) constructive et ouverte, à mettre en chantier ;

et qui est aussi, tout uniment, une éthique de valeurs vraiment épanouissantes,

afin de « bien faire l’homme« , pour reprendre le vocabulaire de notre cher Montaigne…

Titus Curiosus, ce 31 mars 2013

Très fortes conférences d’Olivier Mongin et Bernard Stiegler à propos de ce qu’est « faire monde », à l’excellent Festival « Philosophia » de Saint-Emilion

31mai

Avant de me mettre au travail, ce matin (du 31 mai 2009),

ce courriel à mes amis en Provence (la galeriste) Michèle Cohen, à Aix, et (le photographe) Bernard Plossu, à La Ciotat,

en pensant au vernissage de l’exposition de Bernard Plossu « French Cubism _ hommage à Paul Strand« , à la NonMaison, que dirige Michèle Cohen à Aix-en-Provence :

 De :   Titus Curiosus

Objet : Alors ? + le festival « Philosophia » à Saint-Emilion
Date : 31 mai 2009 07:13:48 HAEC
À :   Bernard Plossu

Cc :   Michèle Cohen

Alors ? Ce vernissage _ à la NonMaison à Aix à 18h _ fut-il joyeux ?

Quant à moi,
je n’ai pas regretté ma balade saint-émilionnaise :
il faisait très beau
_ ce samedi après-midi du 30 mai _ ;
et le festival de « philosophie »
_ cela ne court pas les rues… _,
(probablement…) pour marquer « en hauteur » le classement du « paysage viticole » du « pays » de Saint-Émilion au « Patrimoine mondial de l’humanité » (de l’Unesco)
avait choisi pour thème : « monde« , « mondialisation » et « universalité« …


Les conférences d’Olivier Mongin, le directeur d’Esprit (nous nous connaissons : la Société de Philosophie de Bordeaux,
dont je suis un membre _ un peu _ actif du bureau, l’avait reçu il y a quelques années _ c’était le 15 mars 2001, au CAPC _ ; et il se souvenait de moi),
et de mon ami Bernard Stiegler _ je l’avais moi-même reçu pour la « Société de Philosophie«  le 18 novembre 2004, dans les salons Albert Mollat _
furent brillantes _ et même brillantissimes ! _ :
à la fois d’un très haut niveau de pensée
_ sur ce qu’il faut essayer de penser de la « mondialisation » et de la « crise«  (de « civilisation » !) : rien ne vaut les philosophes pour aider la lucidité !!! _
et à la portée d’un public pas nécessairement spécialiste des concepts (les plus pointus)

Je vais écrire un article

et sur ces 2 conférences
et sur le « concept » même
_ très remarquable (comme sa « réalisation« , par Éric Le Collen) _ de ce « Festival » de philosophie : une grande réussite,
qui attire beaucoup de monde dans cette ville d’art
(comme Aix, même si plus petite de taille ; et dépourvue d’université : l’université est à Bordeaux…) qu’est Saint-Émilion (qui a l’atout _ extraordinaire ! _ de son merveilleux vin ; et tout à côté, il y a aussi Pomerol !)

En « photo« ,
« Hôtel » n’est pas encore sur les étals des librairies à Bordeaux
_ en tout cas pas au rayon « Beaux-Arts » et au nom de Plossu (où je le cherche !), à la librairie Mollat…

J’ai acheté le très intéressant _ et c’est un euphémisme ! passionnant, devrais-je plutôt dire ! _ « Controverses _ une histoire juridique et éthique de la photographie« ,
paru chez Actes-Sud, par Daniel Girardin et Christian Pirker _ et le Musée de l’Elysée à Lausanne…

En attendant vos échos du vernissage à la NonMaison,

je vous embrasse,

Titus

Après une première conférence non philosophique

_ j’avais préféré aller écouter Carmen Añón Féliu, paysagiste et expert évaluateur du « Comité du Patrimoine Mondial » de l’Humanité (de l’Unesco : elle avait participé à la décision de l’inscription de Saint-Émilion sur la liste de ce prestigieux label) _ sur le sujet le « Patrimoine mondial, une valeur universelle ?« ,

plutôt que le philosophe Pierre-Henri Tavoillot sur le sujet de « Une leçon particulière sur l’universel : les Lumières » _,

dont la teneur, certes non in-intéressante, m’a tout de même parue un peu « courte« , tant de contenu de questionnement que d’apport de « faits » ou de « critères » ;

la conférence d’Olivier Mongin a comblé, a contrario, mon appétit de perspectives fouillées perspicaces, concrètes tout autant qu’audacieuses ;

sur le sujet de « Mondialisation et reconfiguration des territoires« , c’est aussi le professeur à l’Université Nationale du Paysage, de Versailles, que nous avons pu entendre, à partir, notamment, d’une très riche (philosophiquement) et large (géographiquement) expérience, dont témoigne le livre « La Condition urbaine : la ville à l’heure de la mondialisation« …

Olivier Mongin met en avant la difficulté que peuvent présentement connaître les « territoires«  (relativement statiques ; même si le mot d' »espace » contient aussi la racine « spes« , l’espoir…) ; et avec eux (= ces « territoires« ), en conséquence, l' »habiter » des hommes, face à l’extraordinaire puissance des « flux » (et leurs « liquidités« ) sur lesquels « fonctionne » l’économie post-moderne mondialisée, désormais…


Ainsi Olivier Mongin cite-t-il un auteur américain mettant en avant « ce » que « le mur » tant « protège«  (en l’isolant de l’altérité d’un dehors) qu' »exclut » et « met en danger«  (en l’exposant à toutes forces hostiles), dans la logique (urbaine) des « malls«  (mais pas seulement ceux du « vendre« , bien connus dorénavant de par le monde _ avec partout les mêmes « enseignes« , vendant et répandant partout les sempiternelles mêmes « marques » _ : ceux, aussi, des « quartiers hautement surveillés et protégés« , en expansion continue de par la planète !), on ne peut plus vectoriellement…

Ce qui m’a personnellement rappelé la perspective distincte de (l’européen) Georg Simmel en son si bel article « Porte et pont » (in « Les Grandes villes et la vie de l’esprit« , par exemple ; ou encore in « Philosophie de la modernité« ) ; à laquelle s’oppose le raisonnement en « ami ou ennemi » d’un autre européen, mais pas du même bord philosophique, Carl Schmitt…

Olivier Mongin a aussi cité, à propos d’une « ville globale » argentine _ hermétiquement coupée de son voisinage, mais parfaitement connectée à toutes les autres « villes globales » du globe… _, Saskia Sassen (« La Globalisation : une sociologie« ), à laquelle j’ai consacré un précédent récent article (le 21 avril 2009 : « Du devenir des villes, dans la “globalisation”, et de leur poésie : Saskia Sassen« )…

Bref, la ville doit « composer » _ et harmonieusement, si possible : elle est fondamentalement un dispositif de « rencontres« , de « réunions », de « cohabitations« … _ des forces diverses, dans un espace (« urbain« ) relativement identifiable ; selon la logique de la « polis«  : le terme dérive, héraclitéennement, de « polemon« , le conflit…

Et « se reconfigurer » aussi…

Bref, les questions de fond concernent  le « co-habiter« , le « vivre ensemble » ; avec ses circuits divers, ses cercles, ses parcours (de « flux« , déjà : la rue…) en mouvements incessants ; d’où le caractère crucial et plus que jamais « actuel » des enjeux de la démocratie (qui soit « véritable » !) ; qu’Olivier Mongin a très clairement pointés..

Les évocations par Olivier Mongin des mégapoles, telle Kinshasa _ avec un « habiter » totalement oxymorique… _, ou de la « ville globale » (à la Saskia Sassen…), telle celle qui jouxte Buenos Aires,

gagneront à êtres comparées aux regards et analyses de Régine Robin dans son très beau « Mégapolis » _ cf mon article du 16 février 2009 : « Aimer les villes-monstres (New-York, Los Angeles, Tokyo, Buenos Aires, Londres); ou vers la fin de la flânerie, selon Régine Robin« … ;

qui m’a valu cette réponse de Régine Robin, en date du 18 mars, et sous l’intitulé « votre beau texte » :

Nicole Lapierre m’a fait suivre votre blog consacré à mon livre. Il est très beau, très poétique. J’en suis très émue et heureuse.
Restons en contact.
Très amicalement et poétiquement.
Régine Robin.

Cela fait plaisir…

Quant à l’ami Bernard Stiegler,

sa prestation _ sur le sujet « Du marché au commerce » et dans une forme olympique ! _ fut particulièrement brillante, tant il a su amener le public (très nombreux et extrêmement attentif dans le cloitre de la collégiale par cette belle après-midi splendidement ensoleillée _ de nombreux livres furent achetés après la conférence !) à entrer dans une intelligence jubilatoire du présent (et de sa « crise« ) en pénétrant peu à peu la conceptualisation stieglérienne, à propos de ce qui sépare le « commerce » des singularités qualitatives (de « personnes » qui sont des « sujets« )  d’un « marketing » qui vise l’accélération _ spéculative financière : strictement comptable _ de l’efficacité d’un dispositif d’achat par de simples (et de plus en plus « simplets« , « crétinisés« …) « cœurs de cible«  ;

dont le fort habile neveu de Sigmund Freud, Edward Bernays, parti d’Autriche faire fortune aux Etats-Unis, rédigea en 1928 le mode d’emploi basique : « Propaganda : comment manipuler l’opinion publique« …

En lieu et place du « commerce« , par exemple, de l’amour,

dans la logique complexe et qualitative d’un parcours (plus ou moins, et peut-être infiniment, labyrinthique et long ; avec, aussi, un certain coefficient d’improbabilité ; ainsi que de l’imprévu, plein de charme !) de « désirs » échangés,

procéder par ce dit « marketing » à la mise en place _ sociétale, instituée _ de dispositifs pavloviens strictement « réflexes » de satisfaction rapide de « pulsions » (« déchargées« ) par la « consommation« ,

c’est-à-dire l’achat, payé en espèces sonnantes et trébuchantes ;

ou mieux, en leur équivalent électronique ;

de « dépense« ,

de biens et services identifiés (et « fidélisés » _ mais ce n’est pas ici une vertu… _ addictivement en « marques » :

sur l’addiction, lire Avital Ronell : « Addict : fixion et narcotextes » ;

et sur les « marques« , lire Naomi Klein : « No logo _ la tyrannie des marques« …).

Bernard Stiegler s’en prend alors plus spécifiquement à la « bêtise systémique » d’une « consommation » « crétinisée » ;

qui ne prend jamais le temps (devenu bientôt trop coûteux pour elle) d’un peu mieux évaluer,

ni d’échanger des impressions _ un « consommateur » en a-t-il jamais ? _ avec d’autres (« dépenseurs » d’argent : on se contente de « faire les comptes » !..),

en une logique (spéculative strictement comptable ! et à toute vitesse ; et parfois assez complexe…) de rendement d’intérêt (financier !) le plus « à court terme » possible installée par et en faveur d’actionnaires « spéculateurs » hyper mobiles (= les principaux bénéficiaires d’un tel « jeu » de « placements« …) ;

pas même pour le profit,

davantage « engagé« , lui, dans les arcanes du « réel » et d’un « travail » de transformation des choses (et selon de bien réels « métiers« ),

des « investisseurs » d' »entreprises« …

Bref, l’alternative de la souricière (de l’aujourd’hui sociétal de « crise« ) est bien :

_ ou bien le « choix » « réaliste » de ces valeurs « spéculatives » « irréelles » de profit pour soi du seul « marché«  (auquel poussent certains élus politiques, que Bernard Stiegler n’hésite pas, au passage et sans s’y attarder, à nommer ; dans le sillage du « There is no alternative » d’une Mrs Thatcher, à la fin des années 70 ; ou d’un « Le problème, c’est l’État » d’un Ronald Reagan au début des années 80) ;

_ ou bien la décision (généreuse : moins intéressée et égocentrée) d’un « commerce » plus « solidaire« , tant des personnes que des citoyens, de tout remettre à plat de ces échanges de soi avec les autres sur de plus saines (= vraies) bases :

où il s’agit enfin, et pour chacun, de « consister » ; en une « intimité » à d’autres non instrumentalisés, ni « jetables » après hyper rapide « consommation » (et « consumation« ) de quelques « services » « vite faits bien faits« …

C’est là situation de fait

_ cf ici l’alternative d’un Cornelius Castoriadis dès les années 50 entre un « vrai socialisme » ; et une « réelle barbarie« … (bien du chemin restant à accomplir pour le comprendre mieux…) _

que les nouvelles technologies _ de plus en plus sophistiquées et efficaces, certes ; celles du « temps-lumière » (après le « temps-carbone« …), selon les expressions du tout récent « Pour en finir avec la mécroissance » de Bernard Stiegler (avec Alain Giffard et Christian Fauré) _ proposent, de gré ou de force, aux organisations inter-humaines ;

à commencer par politiques et économiques :

ainsi Bernard Stiegler a-t-il très brièvement « remarqué« , au passage _ les cloches de la collégiale sonnant alors à toute volée et longuement par-dessus le cloître… _, qu’appelés très prochainement à voter, nous disposions (encore) d’une certaine responsabilité de « citoyens » ;

et que certains chefs d’État, de fait, « appuient » (davantage que d’autres personnes) certains « dispositifs relationnels » (de marketing) qui « néantisent » le sujet en la personne ;

à nous d’en prendre (un peu) mieux conscience ;

et d’en tenir (un peu mieux) compte en nos actes ; pour choisir (et pas seulement un jour d’élection) entre  (tout) ce qui va vers l' »in-humain« , et (tout) ce qui y « résiste » !..

C’est là situation de fait que les nouvelles technologies proposent de gré ou de force aux organisations des rapports du « commerce » humain, dans tous ses aspects ;

et à l’aune, donc, de l’alternative (puissante) entre « non-inhumain » ou bien « inhumain » : à nous d’en prendre mieux et plus fermement conscience…

L’enjeu étant bien la « singularité » à découvrir, faire émerger et cultiver_ ou pas _ pour l’épanouir _ ou la laisse périr d’inanition _, des personnes…

Ou la singularité, aussi, d’œuvres de « culture« ,

tels les vins de ce terroir de Saint-Émilion

_ et de Pomerol, pour lequel Bernard Stiegler a « avoué » une certaine prédilection… _,

à l’heure d’une certaine « parkérisation » plus ou moins galopante, par « marketing » et « pré-formatage » de « produits« 

_ à la (de plus en plus pressante, semble-t-il… ; mais c’est à voir !..) demande, précisément de « consommateurs« -« acheteurs » ;

davantage que du fait même de l’excellent « connaisseur des vins« , en leur singularité, justement (!), qu’est le célèbre Robert Parker

(l’auteur en effet célébré et porté au pinacle _ par des « consommateurs » ? des « amateurs » ? voire des « amoureux » ?.. _ du « Guide Parker des Vins de France« …) _,

justement,

aux dépens des « terroirs » et des savoirs (hautement) cultivés d’œnologues-artistes, au moins autant qu’artisans :

« Le vin de terroir est-il l’avenir de la viticulture mondiale ?« ,

devaient on ne peut plus opportunément et « en connaissance de cause » (!) s’interroger, avec le public, le lendemain matin le « Professeur de géographie et d’aménagement ; et membre de l’Institut » Jean-Robert Pitte, en compagnie de Denis Saverot, Directeur de la rédaction de « La Revue du Vin de France« , et, éminent viticulteur « du cru » saint-émilionnais, Alain Moueix, Président de l' »Association des Grands Crus Classés de Saint-Émilion« …

Bernard Stiegler aimant tout particulièrement choisir

pour exemples de la « mise en place » des concepts assez pointus que sa recherche d' »intelligence _ au plus fin, au plus précis, au plus juste ! _ de la complexité du réel » propose,

des situations « parlant » _ et « en vérité » ! _ « au plus près » des savoirs d’expérience de ses auditeurs-interlocuteurs…

Et le public d’agréer à l’analyse…


A une question d’un auditeur (se) demandant

si le « marketing » ne représentait pas une tendance fondamentale de « l’humain » en tant que « nature humaine« ,

Bernard Stiegler a répondu, avec beaucoup de nuances

_ car le « pharmakon« , lui-même entre remède et poison, est autant affaire d’infinie délicatesse dans le « dosage » que de choix des finalités entre aider et nuire, porter assistance et porter tort (tant à soi-même, par masochisme, qu’à autrui, par sadisme), construire et détruire ; et cela dans l’ambivalence tissée au cœur même (battant !) du jeu de « composition« , d’assonances et dissonances, harmonie et dysharmonie, des « pulsions » et « désirs« , évoluant, eux-mêmes, ces « affects« , avec « plasticité« , entre « émotions« , « sentiments » et « passions » (lire ici tant le « Traité des passions de l’âme » de Descartes que la sublime « Éthique » de Spinoza)… _,

Bernard Stiegler a répondu, avec beaucoup de « nuances »

que, quant à lui, il ne pouvait pas se prononcer s’il existait, ou pas, une « nature » de l' »humain » ;

que tout ce qu’il pouvait « assumer« , c’était la possibilité (et le devoir) d’une « retenue » certaine de la « personne » (toujours en devenir « métastatique » elle-même et en (ou plutôt par) ses actions : il l’a expliqué à l’aide de l’image des « tourbillons » du fleuve _ il a dit « la Gironde » _ qui « se maintiennent » comme « tourbillons » dans le jeu complexe et tourmenté, parfois violent et imprévisible, des courants) envers les tentations (ou « pulsions » brutes),

présentes en chacun de nous _ sans exception : là-dessus, on pourra lire le magnifique « Passer à l’acte« , de Bernard Stiegler, paru le 6 juin 2003 aux Éditions Galilée _, et pouvant s’exprimer et « éclater » (= « exploser« …) à tout moment, si nous n’apprenons pas à les « retenir« , à les « conduire« ,

envers les tentations

de nous comporter « in-humainement« .

Succomber, ou pas, à ces « tentations » permanentes de l' »in-humain« ,

voilà ce qui caractérise le projet _ tant personnel que collectif ; et collectif, d’abord, forcément ! « civilisationnel » ! _ de se comporter en « personne« , ainsi qu’en citoyen responsable, aussi,

« majeur« 

_ cf ici le toujours et plus que jamais indispensable et actuel (!) « Qu’est-ce que les Lumières ? » d’Emmanuel Kant _

en une société où « l’autre » (aussi bien que « soi« -même !!!) est aussi « vraiment » pris en compte _ existentiellement, l' »affaire » dépasse la simple éthique ; et est proprement, via les rapports inter-humains économiques de tous les instants, « politique » ! _ autrement qu’en un simple « moyen« , « instrument« , « outil » (ou « cœur de cible » : calculable), réductiblement ;

ou objet de prédation, carrément…


On voit ici combien _ et avec quelle urgence ! _ s’impose la tâche (philosophique !) de (re-) mettre au clair une « anthropologie fondamentale«  pour ce temps-ci de technologies hyper-rapides _ lire ici Paul Virilio : par exemple « Vitesse et politique« … _ et hyper-efficaces…

A laquelle « anthropologie fondamentale« , il me semble que le travail de longue haleine, et avec quelle belle constance ! de Bernard Stiegler contribue magnifiquement…

Un « Festival » de philosophie de très grande qualité que ce « Festival Philosophia » de Saint-Émilion ;

et particulièrement efficacement organisé par Éric Le Collen (et son équipe) ;

qui permet au « pays de Saint-Émilion » de bien « cultiver« , le long des années qui passent (et en progressant vraiment), son label de « Patrimoine mondial » de l’Humanité…

Titus Curiosus, le 31 mai 2009

Conversation _ de fond _ avec un philosophe : sans cesse (se) demander « Qu’est ce donc, vraiment, que l’homme ? » Pas un « moyen », mais un sujet ; un (se) construire _ avec d’autres _, pas un utiliser, jeter, détruire

18nov

Petites _ ou élémentaires, basiques (et vraies) _ conversations

avec un (vrai) philosophe,

Michaël Foessel,

l’auteur de « La Privation de l’intime_ mises en scène politiques des sentiments« , paru ce mois d’octobre aux Éditions du Seuil,

et de l’article « Néolibéralisme versus libéralisme ? » dans le numéro (11) de novembre de la Revue Esprit :”Dans la tourmente (1). Aux sources de la crise financière« .

A l’envoi de mon article (du 11 novembre) sur ce blog-ci, « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie« ,

Michaël Foessel a l’amabilité de me répondre, très sobrement, ceci :

De :   Michaël Foessel

Objet : re: Article sur « La Privation de l’intime »
Date : 14 novembre 2008 14:37:08 HNEC
À :   Titus Curiosus

« Merci beaucoup d’avoir rédigé cet article. Il est à la fois juste et original, mettant parfaitement en lumière les points saillants du livre.

Très cordialement
 »

Michaël Foessel

Je lui réponds alors _ moins sobrement _ ceci :

De :   Titus Curiosus

Objet : Article

Date : 14 novembre 2008 17:31:18 HNEC
À :   Michaël Foessel

« Je suis ravi que ma « proposition de lecture » de « La Privation de l’intime«  ne vous choque pas trop :
c’est un « essai » de lecture et de « compte-rendu » à la fois se voulant assez objectif,
et exprimant aussi un regard, un point de vue _ le mien _ sur votre travail…


Hier soir, au repas qui a suivi la conférence de Bernard Sève sur Montaigne,
pour la Société de philosophie de Bordeaux,
et que Céline Spector et moi-même avons « introduite », « présentée » à la librairie La Machine à Lire,
la conversation (en petit comité) fut très agréable et stimulante (la crise, Obama, le PS, etc…)…
Et nous avons aussi un peu parlé de votre travail…

Je me réjouis de l »actualité » particulière des questions que vous soulevez ;
même si ce sont des questions de fond et de longue haleine…


J’aimerais tant croire que le 4 novembre
« l’espoir vient de changer de camp depuis 30 ans« 
,
ainsi que commençait Laurent Joffrin son éditorial de Libé le 6 novembre…

Pour curiosité, si vous avez du temps _ je suis prolixe, hélas _,
voici l’article sur la conférence de Bernard Sève que j’ai « mitonné » de bon matin,
avant de partir pour 9h 30 à un colloque (sur « la Grande Guerre« ) à Agen, dont je suis de retour à l’instant…
« Jubilatoire conférence hier soir de Bernard Sève sur le tissage de l’écriture et de la pensée de Montaigne »
Titus Curiosus

Puis :

De :   Titus Curiosus

Objet : Penser le moment pour mieux fonder l’agir
Date : 15 novembre 2008 17:33:49 HNEC
À :   Michaël Foessel

Cher Michaël,

La librairie Mollat m’a prévenu immédiatement de leur réception du numéro de novembre d’Esprit.

Et je viens de lire vos 2 articles.
Je me permets d’y réagir immédiatement :

au fond, il me semble qu’une priorité pourrait être de faire le point sur les diverses anthropologies possibles
_ y compris, la prise en compte de l’hypothèse de sa radicale absurdité (dans un total artificialisme), d’une part _ il faudrait ici relire « L’Anti-nature » de Clément Rosset, toujours assez fin… ;

et y compris, d’autre part, envisager la position kantienne (et le caractère en partie subordonné de tout « état de fait » vis-à-vis des « impératifs » de l' »exigence rationnelle de droit »…

En tout cas,
réfléchir à une sorte de statut de l’anthropologie…

Nous ne sommes guère loin de la 4ème _ et LA fondamentale ! _ question kantienne : « Qu’est-ce que l’homme ?« 

En tout cas,

la connaissance « historique » des théories empiristes, ainsi que des théories du pragmatisme,

paraît bien utile
pour s’éclairer face,

sinon aux impasses (version pessimiste),

du moins aux (relatifs) changement de mains, de donnes, de jeu,
des divers pouvoirs (et forces) sur le terrain aujourd’hui : version plus optimiste, qui me séduit de prime abord…
Mais je n’y ai pas assez réfléchi.


Voilà quelques pistes que mes ignorances et mon questionnement, par rapport à ma propre culture (avec ses trous) philosophique, me permettent d’esquisser.
Vous semblez beaucoup plus avancé, ne serait-ce que par le terreau des échanges philosophiques que vous pouvez avoir à Paris (ou ailleurs, comme aux Etats-Unis, par exemple ; ou en Allemagne…)…

Merci pour votre grande clarté d’explication.

Comprendre notre présent, l’aménager autant que, à notre échelle, et au milieu d’autres, nous le pouvons,
me paraît une proposition d’action dynamisante…
Et c’est ce dont nous avons maintenant besoin.


Yes, we can ; en France et en Europe aussi…

Bien à vous,

Titus Curiosus

Sa réponse, magnifique de sobriété :

De :   Michaël Foessel

Objet : re: Penser le moment pour mieux fonder l’agir
Date : 17 novembre 2008 17:12:45 HNEC
À :   Titus Curiosus

« Vous avez raison, c’est bien le statut de l’anthropologie qui est en jeu, et la question de son rapport aux normes.

Ce que j’ai essayé de montrer dans l’article d’Esprit est qu’il faut s’abstenir autant que possible de toute anthropologie normative dès lors que l’on s’occupe de politique.

Une leçon qui est celle de Kant,

mais aussi finalement celle de Montaigne dont vous a parlé Bernard Sève pour qui j’ai beaucoup d’admiration.
J’espère que nous aurons l’occasion d’en parler à Bordeaux.

Très cordialement »
Michaël Foessel

Soit l’incessant tranquille et inquiet souci philosophique :


« en _ perpétuel _ éveil« , dirait Bernard Sève

après, et d’après, notre cher Montaigne, en son indispensable « Montaigne. Des règles pour l’esprit » ;

mais aussi la leçon cent fois remise sur le tapis (pédagogique de ses « Propos« )

d’Alain ;

ainsi que de la cohorte défilante, un par un, de tous les philosophes, au fond :

à quoi (nous) « appellent »-ils donc, ceux-ci, les philosophes authentiques,

sinon à « enfin penser »

« de frais »,

et « à nouveaux frais »

_ d’un esprit sans cesse à « r-éveiller » de sa torpeur,

si dangereusement assoupissante ?.. _ ;

« enfin penser » « de frais » le réel

en vérité ?!..


Soit,

je reprends mot à mot les termes mêmes de mon titre pour cet article-ci :

conversation de fond :

sans cesse se demander : « Qu’est-ce donc, vraiment, que l’homme ?« 

Pas rien qu’un moyen, qu’un objet,

pas seulement rien qu’un outil (dans les échanges de services) ;


et jamais, en tout cas, une marchandise

_ ni, a fortiori, de la « chair à canons » _ ;


mais toujours aussi un sujet,

avec un visage ;

un sujet à (se) construire, lui, avec toute l’amplitude d’une riche palette de rapports et liens

_ affectifs (ou « intimes ») _

avec d’autres sujets (et non pas « objets ») ;

en sa liberté, à « se forger » : même si elle n’est certes pas « de fer » !!! _ ;

en _ et par _ tout un art

(et pas une technique ! a fortiori mécanique !)

de ce (se) construire ;

à rebours d’un réducteur _ purement instrumental ! _ « utiliser » ;

et « jeter » et « détruire », comme un rebut et une ordure, après « usage » _ bien « propret » ! _ strictement utilitaire (de l’utilitarisme…)… 

Titus Curiosus, ce 18 novembre 2008

L’acte d' »amitier » : pour une anthropologie fondamentale (du sujet actant)

30juil

Sur l' »amitier« , et « Amitier » de Gilles A. Tiberghien, aux Éditions du Félin, en mai 2008

Ayant eu à passer deux fois 6 heures et demi dans le train (entre Bordeaux et Marseille),
je m’étais muni d’un choix de quatre livres
pour passer le voyage en bonne compagnie :
« L’Instant et son ombre » de Jean-Christophe Bailly _ un auteur passionnant (cf son proprement merveilleux « Le Propre du langage _ voyage au pays des noms communs« ) et sur la photographie _, paru en mars 2008, aux Éditions du Seuil ;
« Éloge de la marche » de David Le Breton _ dont m’a parlé Bernard Plossu (et par ironie envers le transport par train) _, paru aux Editions Metailié en mai 2000 (et réédité en mars 2006) ;
« Modeste in memoriam _ souvenirs lointains » d’Evelien van Leeuwen _ signalé parmi les livres importants de l’année sur une page de « conseils de lecture » à l’occasion des vacances d’été par le supplément littéraire du Monde _, paru aux Éditions du Rocher en novembre 2007 ;
et « Amitier » de Gilles A. Tiberghien, paru aux Éditions Desclée de Brouwer en mars 2002 (et réédité en format de poche aux Éditions du Félin, en mai 2008) ;
au gré de mon humeur.

C’est sur « Amitier«  que mon humeur s’est portée au départ du train
de la gare Saint-Jean (de Bordeaux) vers la gare Saint-Charles (de Marseille).
Un très beau livre, sur le fondamental.

Car j’allais en Provence à la rencontre d’une amitié jusqu’alors « par correspondance »,
pour établir encore un peu mieux l’assise _ sensitive _ d’une prochaine conférence aixoise…
Et avec un crochet, aussi, par La Ciotat.

mer-train172.jpg

Voici comment l’éditeur présentait cet « Amitier » en 2002 :
« Le titre de cet essai s’est imposé à l’auteur lorsqu’il a cherché un verbe qui soit à l’amitié ce que le verbe aimer est à l’amour. Ce livre porte en effet non sur un état, mais sur une relation dont il analyse diverses modalités pour en donner, au bout du compte, une image dynamique, un portrait mobile, mais capable de restituer sur le plan du discours et de la pensée quelque chose de ce qu’est l’amitié vécue. Tentant de cerner la place de l’amitié dans notre monde, le présent essai tourne autour de quatre grands infinitifs, qui inscrivent dans le temps et l’espace la relation amicale : engager, éprouver, échanger et perdre.
Donc pas un traité de l’amitié, pas une philosophie de l’amitié qui dirait ce qu’elle est ou ce qu’elle doit être, mais un essai philosophique qui cherche à rendre compte de sa réalité contrastée, tant au travers des expériences que chacun peut en faire que de ses différentes tentatives de théorisations philosophiques.
Car l’amitié change de valeur d’Aristote à Rousseau : de positive et rationnelle qu’elle est pour le premier, elle devient chez le second, sous la forme de la compassion ou de la sympathie, une valeur beaucoup plus ambiguë, sujette à maints retournements. D’où la nécessité de penser ensemble des positions apparemment contraires.
 »
C’est excellemment présenté.

De même qu’existe(nt)
ce que Baldine Saint-Girons nomme « l’acte esthétique«  ;

ou ce que Marie-José Mondzain caractériste comme les « actes » _ ou « activité propre » (page 247, dès la première phrase du dernier chapitre) _ de l’auteur, de l’acteur, et du spectateur
(actes liés à des désirs, et donnant lieu à un « œuvrer » ;
« actes » de l’ordre de la confiance, et non de la crédulité _ c’est un sous-titre, à la page 249)

_ en son « Homo spectator » (dont je cite ici les quatre ultimes phrases, page 270 :
« Il revient largement à Jean-Luc Godard d’en
_ il s’agit de l’amour (au cinéma) _
avoir mis la visibilité et les mots au coeur de ses films
pour ne jamais séparer
le désir de voir et celui de montrer les corps,
du désir de croiser le regard d’un autre
à qui l’on doit d’espérer ou simplement de vivre
.

Le site du spectateur de la grotte Chauvet
_ sur lequel Marie-José Mondzain a ouvert cet « Homo spectator » _
est celui de la parole que prend un regard amoureux.

Suite de faiblesse et d’immense courage.

L’amour est le site infiniment sensible où la fiction est affaire de confiance » :
et sur ce mot s’achève « Homo spectator« ) _ ;

de même l’amitié doit être (re-)pensée comme active,
en partie du moins
_ et loin, loin, de tout volontarisme (et « activisme ») _,
ce que marque ici la mise à l’infinitif d’un « amitier« …

Ma conférence (aixoise à venir) ayant, elle, pour titre : « Le NonArt du rencontrer » ;
car nous nous trouvons ici au coeur de réalités oxymoriques véritablement fondamentales
_ car proprement fondatrices :
sans ces fondements-ci, tout bonnement s’ef-fondre bel et bien ! _,
pour les « non-inhumains »
_ mais pour combien de temps ? _
que nous pouvons être parfois encore,
en dépit de toutes les manipulations faisant _ réductiblement _ de nous de purs réflexes (pavloviens) « de consommation »
(ou plutôt, en fait, et seulement, d’achat : minimalement _ et comptablement _ compulsifs) :
relire ici
et tout Bernard Stiegler (dont « Prendre soin« ),
et tout Dany-Robert Dufour (dont « Le Divin marché« )…

D’où l’enjeu d’une anthropologie fondamentale (du sujet actant),
à constituer pour ce temps de crise (ou plutôt de « liquidation« ) des « sujets », qui est le nôtre,
face à l’empire totalitaire soft et fun qui ne cesse d’étendre sa « toile » (= emprise) sur le « monde » :
é-mondé,
im-mondément…

Mais les fêtards de la fête continue (permanente)
_ merci Philippe Muray
(cf http://www.philippe-muray.com/bibliographie-philippe-muray.php
et, par exemple, « Festivus festivus« , aux Éditions Fayard, en mars 2005) _
sont à dix mille lieues (sous les mers) de s’en rendre compte,
objets médusés (joués _ métamorphosés en jouets : sexy toys _, par cette Circé) qu’ils sont…

mer-train172.jpg

Pour préciser un peu plus avant ce vers quoi Gilles Tiberghien avance sa lanterne,
j’indique les seuls titres des chapitres de cet « Amitier » :
pour « Engager » : la promesse ; l’égalité ; la trahison ;
pour « Éprouver » : l’admiration ; l’amour ; le secret ;
pour « Échanger » : la communauté ; les rites ; l’entretien ;
et pour « Perdre » : le conflit ; la rupture ; la mort.

En re-venir (vrai-ment !) toujours aux fondamentaux ;
dont les manipulations réflexes nous chassent, à coup de butoir d’addictions nous acculant à la passivité (routinière sur rails) hypnotique,
sans avoir seulement le temps de faire ouf _ et moufter si peu que ce soit…

Sans cesse et en souplesse les ré-activer, donc, ces fondamentaux,
à l’inspiration osante et joyeuse _ musardante _ du « génie« …

Pour finir,
une image qui m’a beaucoup « touché » :
hier, aux obsèques d’une amie et collègue _ Martine _,
ravie par un cancer foudroyant d’à peine six mois :

bouquet-train-175.jpg

Trois amis _ Michel, Cyrille, Antoine _ d’un des fils _ Christophe (l’aîné est Mathieu) _, au crematorium,
quand le rideau s’est refermé, et que l’assistance s’est retrouvée (hors la présence du corps) dans la pièce voisine,
ont entouré (et soutenu) tactilement, le temps d’un même geste instantané, rapide, et immensément puissant,
l’espace de trois secondes, leur copain : leur ami.
Amitier est un acte effectif, et renouvelé : une confiance (et une fidélité : en actes) de tels instants-ci…

« Ce qui est beau est difficile autant que rare« , conclut sur cette capacité d’éternité « dans le temps »
Spinoza son « Ethique« . On y revient souvent. « Difficile« , parce que générosité et confiance n’ont guère officieusement cours quand « l’utile » (Montaigne, « Essais« , III, 1), ayant pignon sur rue et se gobergeant, asphyxie presque partout, à le stériliser et détruire, « l’honnête« …

Il arrive qu’atteinte la confiance ait parfois du mal à se remettre.


Maintenant,
il me faudrait entrer plus avant dans le travail (cet « Amitier« ) de Gilles Tiberghien.
Son premier et principal mérite est de nous mettre,
par-delà la permanence apparente du mot « amitié »,
face à l’abyme du concept d’amitié
saisi dans l’étrangeté de son histoire (proprement philosophique) :
entre Aristote et Rousseau, si l’on veut résumer
;
mais on pourrait ajouter
et Cicéron et Sénèque (après Aristote) ;
puis Nietzsche, de l’autre côté (pour une modernité un peu plus lucide que celle d’un Rousseau) ;
avec en pivot,
une fois encore, Montaigne :
le fameux, et rétrospectif
_ car la béance (de la disparition et la perte) de La Boétie ne sera, bien sûr, pas comblée _
« parce que c’était lui ; parce que c’était moi« .

Même si en résulte ce monument-tombeau
(qui nous est en quelque sorte expressément légué par Montaigne lui-même)
que sont les « Essais » :
Montaigne à l’écritoire ( en sa « librairie » : les livres devant lui
et comme lui faisant face, afin de lui « parler »)
désormais face à sa seule méditation,
lecture,
et le plus concrètement :
écriture,
faute du pouvoir de conférer _ en absolue confiance _ avec l’ami « au vif »,
puisque la mort le lui a ôté ;
comme elle a ôté _ d’un même coup _ La Boétie à lui-même …

Demeurant cependant leur amitié :
en Montaigne seul désormais, de son vivant
;
puis, un peu plus longtemps _ pour nous, lecteurs _, en son livre-tombeau (« tombeau » dressé à cette amitié,
comme l’a magnifiquement mis en évidence Michel Butor),
qui n’est,
avec ses phrases ne cessant de se poursuivre, s’allonger, se prolonger, se répondre en un jeu quasi infini d’échos,
que le récit de cette conversation « au vif » à jamais manquante …

Mais Montaigne ne se résigne pas :
l’amitié, il la « porte » désormais
_ tant que sont là, à portée de l’écritoire, « encre et papier » _
pour les deux ; et elle le porte…

« L’ami est le bouchon qui empêche la conversation de ces deux-là _ que sont moi et soi-même _ de sombrer par les profondeurs« …
« L’ami et sa hauteur« , dit superbement, et justement, Nietzsche, au chapitre « De l’ami« 
de la première partie d' »Ainsi parlait Zarathoustra« .

Sauf que l’ami ne s’invente pas, ne se crée pas, ne se rencontre pas, non plus, sous les sabots d’un cheval ;
non plus que, disparu, ne se remplace…
L’alchimie _ rare _ de la rencontre de l’amitié
tient, par son improbabilité rationnelle,
de la grâce, sans doute :
disposons-nous d’un autre mot ?..


L’amitié est à la fois un fait et une exigence : incarnée en la personne de celui-ci _ l’ami : unique ;
une exigence tangible _ et tenue : nous sommes bien là, toi et moi ;
un vent puissant souffle, et nous (ré-) unit : nous nous entendons,
en tous les sens du terme : nous ne sommes pas
(ou ne sommes plus _ ou sommes moins ;
voire sommes un peu moins)
sourds l’un à l’autre ;
l’ami n’est pas un fantasme, une élucubration, un miasme :
ni fantôme, ni illusion ( de moi à soi).
Il est bel et bien là, en sa réalité charnelle, et tangible,
et tenue
, en effet,
même quand il n’est momentanément pas là (mais plus loin) ;
voire plus là du tout : la mort n’interrompt pas vraiment le dialogue-conversation des amis…

La voix de l’ami mort continue _ avec son inégalable douceur _ de parler,
et de sa propre initiative, aussi, qui plus est !
Et cela, sans fantasmagorie
Gilles Tiberghien évoque ainsi (page 172) avec grandeur la figure de son ami P.

Page 173 : « Devenus soudain _ par la mort _ comme étrangers à moi-même
(les affects : qu’il était _ l’ami P. _ seul à partager avec moi-même)
donnent à ma vie l’épaisseur et la cohérence étrange d’un récit. »
La formule est capitale, et nous aide,
au passage aussi,
à mieux comprendre tout le travail montanien des « Essais« .

« Tant qu’il était vivant, disponible,
l’évidence de ce partage me procurait la connivence d’un sentiment de la vie,
une impulsion à agir ensemble
_ comme c’est juste ! _,
mais pas nécessairement la conscience de ce que nous faisions

_ encore un peu trop endormie en quelque sorte, cette conscience confiante, sans trop d’à-coups, en cette chance de la vie _,
ni de ce que notre amitié représentait pour chacun de nous. »

A cet égard, la distance a-charnelle de l’amitié
la distingue des tropismes plus tactiles (et sensuels _ ou sexués) de l’amour.

Je continue la lecture de la page 173 : « Maintenant que mon ami est mort,
ce à quoi je tenais tant
et qui était pour moi
comme une façon d’éclairer le monde
est devenu comme un vecteur fondamental de mon existence
 »
_ comme si cette séparation insoluble de la mort de l’un
laissait l’amitié _ inchangée, semble-t-il, elle _ portée par le seul survivant,
à la situation (et condition _ davantage secouée) du vécu de l’amour pour les amants : jamais assez proches…
Comme si…
Comme si elle s’en rapprochait…

Pages 177-178, Gilles Tiberghien en vient aussi,
à cette occasion encore (de la perte),
à la comparaison de l’amitié avec l’amour,
à propos des différentiels de distance,
de présence et absence,
entre amour et amitié :
« Ce que j’ai perdu _ par la mort de l’ami _, je ne l’ai jamais possédé.
C’était mon ami,
mais il n’était pas mien.

L’amitié seule demeure,
qui survit à cette perte irréparable,
car rien n’est perdu
_ c’est-à-dire : rien n’étant perdu _,
rien ne peut la remplacer. »

Vient alors, page 178, ce commentaire :
« Telle est la douleur que provoque la mort de l’ami,
une douleur confondante,
commensurable à certains égards
_ nous y venons _
à la mort d’autres êtres que l’on aime,
mais avec le corps desquels nous avons un rapport charnel,
alors que les amis sont et seront toujours des fantômes

_ a-charnels, donc _
qui hantent notre vie
et qui vivent dans nos rêves

_ par quel mot, donc, le dire ? _
d’un corps d’emprunt en ce qu’ils hantent notre propre corps. »

(…) « Un ami, même celui que nous prenons volontiers par le bras
_ revoici le geste de Michel, de Cyrille, d’Antoine, à l’égard de Christophe _,
est d’une certaine façon un « spectre ».

Et ici _ continue immédiatement Gilles Tiberghien _, il ne s’agit pas des morts, mais des vivants.
(…) Il s’agit des amis en ce qu’ils sont la promesse de notre avenir
et qu’ils viennent à notre rencontre.
 »

Et Gilles Tiberghien de citer alors le texte du « Zarathoustra » de Nietzsche (au chapitre « De l’amour du prochain« ) :
« Plus haut que l’amour du prochain,
se trouve l’amour du lointain
et de l’avenir

_ je dirai l’appel du dépassement de soi-même (Hegel, lui, dit : « aufhebung« ),
la vocation du « Deviens ce que tu es ! » _ ;
plus haut encore que l’amour des hommes
_ au sens de la compassion pour ce qu’ils sont (« humains, trop humains !« ) _,
est l’amour des choses
_ ou des œuvres _
et des spectres »
_ c’est-à-dire le meilleur de soi …

Et ce commentaire final page 179 :
« Un ami est quelqu’un « qui nous revient » _ avec fidélité _ non parce qu’il est un pur esprit
mais parce qu’il a habité
_ au passé seulement ? _ un corps,
un ensemble de corps
aussi nombreux que les mille possibles
où nous avons projeté notre vie
« 
_ et par là l’amité est appel
et vocation à vivre,
à mieux vivre,
à toujours aller vers la hauteur de l’accomplissement
,
au lieu de la complaisance basse
et, vite, à la bassesse…

Et cette phrase ultime : « C’est pourquoi ces spectres sont des revenants privilégiés
qui hantent nos rêves avec la douceur d’une présence
qu’ils avaient déjà de leur vivant.
 »
Ou la douceur _ oui _ tendrement exigeante, dynamisante, de l’amitié.

Avec estime et admiration, en effet …
Et émulation mutuelle : se mettre, soi comme lui, à la hauteur de cet appel à
devenir mieux,
éveiller,
accomplir
ses « mille possibles« …


L’incroyable, le miracle étant
qu’existent bien,
on ne peut plus effectivement _ faut-il dire _
de telles amitiés.

De même qu’existent bien,
aussi,
de telles amours…

Titus Curiosus, ce 27 juillet

Photographies : Sans Titre, © Bernard Plossu

Chercher sur mollat

parmi plus de 300 000 titres.

Actualité
Podcasts
Rendez-vous
Coup de cœur