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Le rêve d' »intersections fécondes » entre journalisme et philosophie : le Libé des Philosophes (et sa manifestation à Bordeaux)

04déc

En ouverture du numéro de Libération du jeudi 2 décembre

_ le jour du gros accès de tempête de neige, notamment à Bordeaux où se rencontraient, réunis par le quotidien Libération, philosophes, journalistes… et même politiques !.. : le thème fédérateur étant « la philosophie dans la cité« , et les rencontres s’intitulant « Penser l’actualité« , « La Justice gagnerait-elle à philosopher ?« , « Peut-on réduire les inégalités ?« , « Aide, entraide et fraternité : penser la solidarité« , « Délinquance : déni ou délit de culture ?« , « Quelle ville laisser à nos enfants ?«  et, in fine, « La cité idéale, ou l’utopie réalisable«  _,

et sous le très judicieux titre d’Intersections fécondes,

Michel Serres _ tel un Leibniz « revenu«  cette fois en corsaire gascon : en vadrouille malicieuse (plutôt que course sauvage…) dans le paysage en voie de mondialisation du bal des monades… _ résumait excellemment

le pari _ renouvelé cette année-ci encore : ce 2 décembre, donc ! et réussi ! _ de Robert Maggiori,

le responsable de la rubrique Philosophie de ce quotidien,

et maître d’œuvre de ce concept de « Libé des philosophes » :

Depuis qu’a été inventé le Libé des philosophes,

nous n’avons cessé de réfléchir sur les bénéfices de cette rencontre

entre journalisme et philosophie.

Elle produit plusieurs courts-circuits _ voilà ce qui peut se révéler fructueux pour le penser, (souvent un peu) trop ensommeillé en ses (un peu trop) molles habitudes…

D’abord un temps long _ celui du penser, en sa salubre intempestivité méditative ! Nietzsche osant ici la figure de la « rumination« _ y coupe la rapidité _ le plus souvent éphémère _ du jour,

et peut lui apporter des aliments _ c’est déjà çà… _ inattendus.

Heureusement,

l’éclair momentané _ quand il est tant soit peu surprenant ! du moins… _ de l’actualité

réveille _ voilà ! à l’instant du choc de cette rencontre (électrique)… _ une mémoire _ un peu trop souvent un peu trop _ prête _ encline _ à s’assoupir.

On dirait un long fleuve tranquille enflammé soudain _ de lumière _ par les cascades d’un torrent _ venant enfin, et opportunément, la secouer, cette mémoire alluviale plus ou moins limoneuse un peu trop installée…

De plus,

le philosophe creuse _ voilà ! malignement… _ alors que le journaliste _ pressé par son rédacteur en chef et l’attente au jour le jour du lectorat _ galope _ un peu trop éperdument…

Alors le vertical coupe l’horizontal _ avec fécondité.

On dirait un carrefour _ tels l’Agora d’Athènes, le Forum de Rome, ou la place du marché de n’importe quel bourg zarathoustréen-nietzschéen... _

et tout le monde sait que les rassemblements intéressants _ possiblement féconds, donc… _

ont lieu

en cette place _ qui s’y prête ;

cf Kant : « Penserions nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ?..«  (in son manifeste contre la censure : La Religion dans les limites de la simple raison : un must !..

Enfin,

la philosophie vole _ cf Corneille : « Va, cours, vole ; et nous venge !« , in Le Cid_ et plane parfois _ un peu trop, en se laissant aller vagabonder (et se perdre) au hasard des courants d’air porteurs : combien ne manquent pas de le lui reprocher (et parfois à raison !!! )… _

alors que l’actualité a le souci _ professionnellement vital _ de garder les pieds sur terre _ même si pas forcément les mains dans le pétrin (voire le goudron)…

La seconde force _ bienheureusement, en effet ! _ la première _ sans les ailes de géant de l’albatros baudelairien _

à atterrir.

On dirait un aéroport _ hyper-affairé, que ce lieu d’atterrissages impromptus…

Confluent,

place de l’étoile,

piste d’envol ou de retour,

voilà les trois intersections fécondes

que Robert Maggiori inventa _ bel (et plus encore : juste !) hommage ! _

pour le Libé des philosophes.

Voyons alors

ce que personnellement j’y ai le plus goûteusement

glané,

pour ma (propre) gouverne…

D’abord, ce qui m’a le plus touché

et marqué _ c’est une merveille (de pensée) rare !, en plus de poésie ! que cet article tout de discrétion (et humilité) ! _ puissamment,

se trouve à la rubrique

_ peu en vue, certes : il fallait assurément aller la dénicher ; elle se cachait sous ce titre magnifiquement actuel ce jour-là (de même qu’éternellement, aussi !) de Partie de neige ; soit le titre même du sublime recueil de poèmes de 1968 (et paru posthume) de Paul Celan : Partie de neige, aux Éditions du Seuil, en allemand et dans la très belle traduction de Jean-Pierre Lefèbvre !.. _

de la météo

_ qui l’eût dit ?..

La page est même indiquée très exactement : « Jeux-Météo«  ;

sur la partie (gauche) des « Jeux« ,

le philosophe Marc de Launay commente ainsi une partie d’échecs,

empruntée au 70e championnat d’Italie, en 2010 (entre les joueurs Brunello et Rombaldini)… :

« Il en va des échecs comme du langage. (…) Ceux qui continueront à jouer (…) auront plaisir à jouer comme on a plaisir à converser (…). Savoir limité le nombre des combinaisons qu’offrent les lettres d’un alphabet et la grammaire d’une langue

n’a jamais rendu muet _ certes ! Le jeu sérieux n’est pas ignorant de l’ambition conceptuelle, il taquine l’infini en le sachant illusoire ; il éduque l’esprit à la rigueur des métaphores en révélant une pluralité de combinaisons face à telle disposition générale :

belle propédeutique à l’appréciation des innovations qui miment l’issue possible hors d’une situation jugée désespérée, mais qu’une raison étrangère nous révèle riche d’une ressource.

Comme une parole inouïe dissipe des académismes et fait briller les cristaux d’une nouvelle syntaxe.

Une fois jouées toutes les combinaisons, l’histoire des joueurs et du jeu ne sera pas sans avenir« ... :

comme c’est superbe aussi !.. _,

à la rubrique de la météo, donc,

et sous la plume _ de poète comme de philosophe ! _ de Martin Rueff

_ dont j’ai fait personnellement la connaissance (je consulte mon agenda) le mardi 8 décembre 2009, lors de sa conférence (très belle : il y convoquait la saison de l’Hiver de Poussin !) pour notre Société de Philosophie de Bordeaux : c’était sur le sujet de Rousseau : le pas et l’abîme, autour de sa lecture de la fiction (comme philosophie, aussi !) de Julie, ou La Nouvelle Héloïse ; puis au cours du repas (toujours très convivial) qui a suivi la conférence ; et surtout par la lecture de son magistral travail sur la poésie et la poétique de Michel Deguy, Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel _ ; cf mon article sur ce magistral ouvrage, en date du 23 décembre 2009 : la situation de l’artiste vrai en colère devant le marchandising du “culturel” : la poétique de Michel Deguy portée à la pleine lumière par Martin Rueff

Martin est revenu ensuite à Bordeaux, le mercredi 12 mai (toujours mon agenda ! pour ne pas complètement perdre le fil des jours qui défilent ; et y raccrocher un peu des efforts, facilités ensuite à partir de ces menus amers-là, de la mémoire qui risquait de se noyer, sans repères…) afin de présenter, et avec Michel Deguy, dans les salons Albert-Mollat, ce grand livre, et important pour mieux comprendre ce qui change (en fait de différence et identité, donc !!!) en ces siècles : le XXème comme le XXIème…

Cf mon article sur cette conférence-là, cette fois : De Troie en flammes à la nouvelle Rome : l’admirable “How to read” les poèmes de Michel Deguy de Martin Rueff _ ou surmonter l’abominable détresse du désamour de la langue

En son propre Partie de neige,

à la page 21 du Libé des philosophes du jeudi 2 décembre (enneigé à Bordeaux et toute sa région !

je me suis trouvé sur la route _ heureusement presque tout uniment droite ! _ vers 7h, 7h15, dans des bourrasques ô combien drues de neige, droit devant, le regard mangé par ce que tentaient de percer de la nuit, ainsi ouatée de ces rafales hyper-serrées de flocons, les phares de ma voiture, essayant de gommer le plus possible les pirouettes du verglas, sur le sol, si jamais j’avais à tourner si peu que ce soit le volant, trop brusquement ralentir ou accélérer, pour ne rien dire de freiner, aux ronds-points drastiquement piégeux de la route, heureusement assez peu embouteillée à cette heure : j’étais parti très tôt exprès : à 6h 30 ; les flocons commençaient juste de tomber, en légère voilette de tulle, alors, sur Bordeaux)…

Martin ne fait pas référence explicitement à Paul Celan (non plus qu’à son recueil de poèmes écrits en 1968 : ni l’un, ni l’autre ne sont nommément cités !) _ sinon par le seul titre de son article quant au temps qu’il faisait, ou pouvait faire, ce jour-là, 2 décembre 2010, en France :

comment prendre alors le vocable de « Partie«  (de neige) ? A chacun d’essayer sa (ou ses) propositions (s)… Le poème (vrai) est toujours, dès ses signifiants mêmes, polysémique, flottant, ouvert, en sa battue, pourtant nette, forcément, des cartes de ce qui s’y inscrit, à prononcer… _,

mais Martin, donc,

faisait beaucoup mieux que cela :

lui, pensait la neige ;

et ce qu’elle peut induire, aussi _ en redoublement du penser _ de pensée (alors métaphysique !),

par exemple pour quelques philosophes :

ici, ce seront _ ainsi qu’il les indique ou les nomme, nommément, si j’osais dire _ :

les philosophes de la « théorie des climats » du XVIIIe siècle, Socrate (in Le Banquet), Spinoza, Sénèque, Kant (en l’esthétique transcendantale de la Critique de la raison pure), Lévinas (in De l’existence à l’existant) ;

auxquels Martin mêle aussi, aimablement _ quant à aider aussi un peu au figurer du lecteur ! lire étant aussi se figurer… _ une kyrielle de peintres (de la neige) :

« Beerstraaten, Van der Neer, Isaac van Ostade,

mais aussi Goya ou Courbet« ,

et Turner ;

ainsi qu’un _ unique à être nommément nommé ! Mallarmé et Chrétien de Troyes (et Celan !) n’étant, eux, qu’évoqués… _ poète,

Guillaume de Salluste Du Bartas ;

ainsi :

« Turner peint la neige comme au premier jour de la Semaine de Du Bartas :

« avant tout, matière, forme et lieu »…« .

Et Martin de le commenter alors ainsi :

« Neige grand ouvert sur l’ouvert » ;

pour conclure, au final,

après un paragraphe consacré à Kant

et un autre à Lévinas :

« Neige, nuit blanche. Et ce qui sera sans lumière, il nous faudra

_ ce « nous«  en ce défi prometteur, pourvoyeur peut-être,

en cette situation de mission, de devoir (vital ?),

pourvoyeur

de courage… _

le perpétuer« …


Voici donc

_ je le recopie manuellement : et je m’en réimprègne encore un peu plus (ou un peu mieux) en le ré-écrivant ainsi mot à mot sur le clavier… _

l’article Partie de neige, par Martin Rueff,

en la rubrique Météo du Jeudi 2,

sur deux colonnes de la partie droite de la page 21,

en encadrant, en son centre _ hexagonalement _, une carte de France des prévisions météorologiques de ce jour…

Autant la grammaire des énoncés météorologiques (« il pleut« , « il vente« ) a pu pousser les philosophes à réfléchir en métaphysiciens sur l’ontologie _ voilà ! _ des événements et sur les chaînes _ principalement, voire exclusivement, mécaniques ?.. _ de causalité qu’ils impliquent, (à la fois sur la cause de ces événements et sur l’inscription de ces événements dans la vie des hommes _ on pense à la « théorie des climats » des philosophes du XVIIIe siècle avec leurs causes sans cesse _ répétitivement ? cf ici l’humour de Hume… _ renaissantes), autant l’expérience de la neige a offert un motif de prédilection à ceux qui étaient enclins à méditer sur l’endurance _ hivernale : en « l’hiver de notre mécontentement«  _ des hommes. Si l’on admet le partage _ stoïque _ de ce qui dépend de nous et de ce qui n’en dépend pas, et si l’on reconnaît que la balance est inégale entre l’un et l’autre, il faut supporter la neige comme le faisait Socrate « qui marchait pied nus sur la glace plus aisément que les autres avec leurs chaussures, et les soldats le regardaient de travers croyant qu’il les bravait«  (Le Banquet, 220a).

Est-ce tout pourtant ? Regardons-la, cette neige qui vient _ indépendamment de nous, comme nous étouffer, asphyxier, en noyant, bientôt, tout…

Il y a une beauté de la neige comme état _ reposé, ensuite, en ses couches alors horizontalement déposées, étalées, comme majestueusement tranquilles _ de la matière, dans le double spectacle de sa chute (elle est alors rideau _ enduré _ qui voltige, pétales soufflés, mur blanc effilé, tempête au parvis des épousailles, _ mallarméennes _ « tasses de neige à la lune ravie« ) et de sa surface _ déposée, donc, et demeurant longtemps… _ de trop grande clarté _ épiderme, drap, écran, visage exposé, facies totius universi (Spinoza retrouve la formule de Sénèque), support/ surface, ligne blanche d’horizon, horizon blanc de dunes. Le chevalier _ cf l’imaginaire (si vivant !) de Jean Giono dans l’aveuglante blancheur neigeuse alpine de deux ou trois hivers d’Un Roi sans divertissement, du côté de Mens et de Chichiliane : à partir du poème si fascinant de Chrétien de Troyes… _  cherche la trace de sang _ de l’oie agressée _ : un trou, une crête, une crevasse pour ne pas céder au vertige du même _ tel étant le chiffre affolant de l’angoisse. La neige, univocité étale, est pureté purifiante ou pureté étalée _ rêve d’effacement, offrande écartée au soleil, condition de la lumière aveuglante, miroitante ; et d’elle plus que de tout autre spectacle il faudrait dire : c’est la mort d’un soleil blanchi qu’on ne peut regarder en face. Ou peut-être comme l’espace pur désorienté _ aussi ! pour notre perte… _ : le fond comme figure, la figure comme fond, ni droite ni gauche, tout le profond venu à sa surface blanche ; et parfois tes yeux _ même ! _ sont débordés face à l’immensité absente qui dure ; ni béance du chaos, ni confusion à vide _ cependant : et la nuance est capitale… _, la neige…

_ en sa magie lancinante d’étrangeté poïétique

en fusion…

On rappellera que certains peintres se rendirent célèbres par leurs effets _ d’éclats assourdissants _ de neige : Beerstraaten, Van der Neer, Isaac van Ostade, mais aussi Goya ou Courbet. Turner peint la neige comme au premier jour de la Semaine de Du Bartas : « avant tout, matière, forme et lieu« .

Neige : grand ouvert sur l’ouvert

_ pour qui s’y affronte, d’abord par le regard (sempiternellement étonné, chaque fois…),

en son vivant ici une fois encore défié

Mais une méditation sur la neige ne devrait rien ignorer non plus de ce que l’esprit humain y investit : l’image offerte à la méditation métaphysique du blanc de néant

_ autre défi (« métaphysique« , donc, et ainsi…) de l’esprit, qui s’agite…

La neige constitue une de ces images sans motif où le fond est _ ou devient _ tout _ voilà… On se souvient que « l’exposition métaphysique de l’espace » dans l’esthétique transcendantale de la Critique de la raison pure repose sur une thèse simple : la représentation de l’espace ne peut pas être déduite de l’expérience. Il faudrait qu’elle soit posée comme fondement : « L’espace est une représentation nécessaire, a priori, qui sert de fondement à toutes les intuitions externes. » Et Kant poursuit : « On ne peut jamais se représenter qu’il n’y ait point d’espace, quoiqu’on puisse bien penser qu’il ne s’y trouve pas d’objets. » La neige offrirait l’image de l’espace comme tel dans sa pureté transcendantale _ la neige comme spectacle pur de l’espace, comme exposé métaphysique.

Mais il y a plus encore : une chose est de dire que la neige est un spectacle métaphysique, autre chose est d’affirmer qu’elle permet l’intuition de la métaphysique elle-même _ l’image de la différence ontologique

_ en sa différance (mouvante) même, s’offrant à nous défier, pour peu, du moins, que nous consentions à y opposer (et soutenir, tant soit peu, aussi…) un penser singulier…

Neige : offrande pure _ voilà _ du il y a _ oui ! _, de cet il y a d’avant _ prénatalement ? aussi… _ tout objet _ allégorie pure de l’être comme fable du néant, image du cri _ munchien ? à l’abattoir ?.. _, comme symbole du silence _ advenant, voire advenu, murant… _, temps suspendu et temps qui passe, qui passe suspendu. Analogue à la nuit noire que veille l’inutile insomnie, la neige offre _ oui _ le fait nu _ voilà : et il s’impose… _ de la présence : il y a présence _ du vivant

dont le souffle tremble, respire, bat.

Lévinas écrit dans De l’existence à l’existant : « Le fait universel de l’il y a, qui embrasse et les choses et la conscience » ; et il serait important d’appliquer à la neige les évocations de l’insomnie qu’il propose : « Il n’y a plus de dehors, ni de dedans », « ce retour de la présence dans l’absence ne se fait pas dans des instants distincts, comme un flux et un reflux. Le rythme manque _ voici la clé ! _ à l’il y a, comme la perspective aux points grouillants de l’obscurité« . Lévinas précisera : « On ne peut dire non plus que c’est _ tout à fait, non plus : en effet… _ le néant _ absolu _, bien qu’il n’y ait rien« .


Neige, nuit blanche. Et ce qui sera sans lumière, il nous faudra _ nous ! c’est là un « nous«  plus ou moins ouvert… _ le perpétuer _ en son abondance sourcière, probablement…

Sourcière de vie…



Martin Rueff,

poète et philosophe, enseigne à l’université de Genève.

(A publié dernièrement) La fin de Superman dans (la revue) Grumeaux, en novembre 2010.

Je vais poursuivre mon compte-rendu _ partiel et partial, on le ressent… _ de ce riche et très intéressant Libé des Philosophes de jeudi dernier, avant-hier,

par deux articles aisément accessibles, eux, sur le Net,

et qui m’ont aussi bien, bien intéressé

_ en plus qu’il s’agit, là aussi, d’articles d’amis… _ :

celui, très fouillé et passionnant d’aperçus très riches, très justes _ ainsi que très beaux (mais oui !!! à la fois ! d’un seul tenant !) _,

de Fabienne Brugère,

Les Missions des Lumières _ Diderot philosophe en Pléiade,

lisible sur papier aux pages II et III du Cahier Livres :

il est consacré au volume Œuvres philosophiques de Denis Diderot,

publié sous la direction de Michel Delon, avec la collaboration de Barbara de Negroni, dans la Bibliothèque de la Pléïade, aux Éditions Gallimard… ;

et celui, toujours aussi incisivement piquant et lucidissime (!!!) _ et toujours aussi réjouissant ! _

d’Yves Michaud,

Les Pinçon-Charlot : Gold Gotha,

en la rubrique Pourquoi ça marche , à la page XVIII du cahier Livres :

il est consacré à l’ouvrage de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot : Le Président des Riches _ Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy,

aux Éditions Zones…

J’y ajouterai encore un ultime petit commentaire

de l’article de synthèse

paru dans le Libération du lendemain, hier vendredi 3 décembre, à la page 5,

et sous la plume de Vincent Barros :

A Bordeaux, «Libération» fait passer l’oral de philo

et sous-titré : Réflexion. Echos du forum «la Philosophie dans la cité», qui s’est tenu hier dans la capitale girondine.

Cela,

en mon article juste à suivre celui-ci,

donc…


Titus Curiosus, le 4 décembre 2010

Post-scriptum :

De Paul Celan,

et traduit par Jean-Pierre Lefèbvre, à la page 23 de Partie de neige, aux Éditions du Seuil,

ce poème-ci

(et qui donne son titre à tout le recueil) :

PARTIE DE NEIGE, droit cabrée jusqu’à la fin,

dans le vent ascendant, devant

les cabanes à jamais défenêtrées :


faire ricocher des rêves plats

sur la

glace striée ;


dégager au pic

les ombres de mots, les empiler par toises

tout autour du fer

dans le trou d’eau.

De Guillaume de Salluste du Bartas (Montfort, 1584 -Mauvezin, 1590),

à la page 3 de sa Sepmaine (1581), en l’édition d’Yvonne Bellanger

de la Société des Textes Français Modernes,

ce passage (du Premier Jour : les vers 25 à 30

_ d’un poème qui en son entier compte 6494 vers) :


Or donc avant tout temps, matière, forme et lieu,

Dieu tout en tout estoit, et tout estoit en Dieu,

Incompris, infini, immuable, impassible,

Tout-Esprit, tout-lumière, immortel, invisible,

Pur, sage, juste et bon. Dieu seul regnoit en paix :

Dieu de soy-mesme estoit et l’hoste et le palais.

Et, de Stéphane Mallarmé :


Las de l’amer repos où ma paresse offense
Une gloire pour qui jadis j’ai fui l’enfance
Adorable des bois de roses sous l’azur
Naturel, et plus las sept fois du pacte dur
De creuser par veillée une fosse nouvelle
Dans le terrain avare et froid de ma cervelle,
Fossoyeur sans pitié pour la stérilité,
— Que dire à cette Aurore, ô Rêves, visité
Par les roses, quand, peur de ses roses livides,
Le vaste cimetière unira les trous vides ? —
Je veux délaisser l’Art vorace d’un pays
Cruel, et, souriant aux reproches vieillis
Que me font mes amis, le passé, le génie,
Et ma lampe qui sait pourtant mon agonie,
Imiter le Chinois au cœur limpide et fin
De qui l’extase pure est de peindre la fin
Sur ses tasses de neige à la lune ravie
D’une bizarre fleur qui parfume sa vie
Transparente, la fleur qu’il a sentie, enfant,
Au filigrane bleu de l’âme se greffant.
Et, la mort telle avec le seul rêve du sage,
Serein, je vais choisir un jeune paysage
Que je peindrais encor sur les tasses, distrait.
Une ligne d’azur mince et pâle serait
Un lac, parmi le ciel de porcelaine nue,
Un clair croissant perdu par une blanche nue
Trempe sa corne calme en la glace des eaux,
Non loin de trois grands cils d’émeraude, roseaux.

Penser le devenir du penser explosif de Deleuze : l’exposé lumineux d’Anne Sauvagnargues à la librairie Mollat, à propos de son « Deleuze _ l’empirisme transcendantal »

11nov

Avant-hier soir, mardi 9 novembre 2010, dans les salons Albert-Mollat de la rue Vital-Carles,

d’une voix clarissime et lumineusement _ qu’on se délecte de l’écoute du podcast : il dure 52 minutes _,

Anne Sauvagnargues a splendidement déployé _ et magistralement pédagogiquement détaillé : dans l’alacrité du jeu jouissivement ludique du seul souffle de son propre penser s’élançant et s’énonçant ! savoureusement ! _

en ses lignes de force majeures

_ pour un auditoire tout particulièrement attentif, ainsi qu’elle-même n’a pu s’empêcher, le constatant, de le dire _

le dispositif d’analyse du « penser philosophiquement » auquel Gilles Deleuze (1925 – 1995) est parvenu à se livrer et s’adonner, déjà audacieusement,

en la première partie _ en fait « premier versant«  ! encore dans un cadre de travail assez universitaire : caractérisé par le « lire«  certains des philosophes majeurs de l’Histoire de la Philosophie : Bergson, Kant, Hume, Spinoza, etc. (et d’autres !) _ de son œuvre

(de 1956 à 1968, pour ce « premier versant« 

_ le « second versant«  de l’œuvrer de Deleuze , étant celui qui va aller de 1968 à 1995, la fin tragique de l’individu Gilles Deleuze) _, que vient couronner ce bijou philosophique qu’est Différence et répétition, en 1968 donc _ Deleuze a quarante-trois ans ; et vingt-sept ans à vivre…)

qu’elle, Anne Sauvagnargues, détaille _ tout aussi lumineusement en son écrire ! qu’en son parler ! _ en son Deleuze _ L’Empirisme transcendantal,

paru cette année-ci, 2010, au mois de janvier, dans la collection « Philosophie d’aujourd’hui » aux Presses Universitaires de France :

soit la brillante seconde conférence _ après celle (de 46 minutes), et très brillante, elle aussi !, de Céline Spector à propos de son Montesquieu _ liberté, droit et histoire, ainsi que de l’expérience qu’elle a pu se former de la lecture de Montesquieu par Léo Strauss (et les straussiens), lors du fécond semestre (studieux) qu’elle a passé à l’université de Chicago… _ de la saison 2010-2011 de notre Société de Philosophie de Bordeaux

_ la prochaine conférence de notre Société sera celle que Jean Terrel consacrera à son Politiques de Foucault, le mardi 7 décembre, toujours dans le beau cadre des salons Albert-Mollat…

C’est moins à l’Histoire _ et en l’occurrence l’Histoire de la Philosophie _

qu’Anne Sauvagnargues s’intéresse _ et inscrit son propre travail (philosophique : philosophant ! créatif !!) en ce livre _,

qu’au devenir _ créatif explosif ! en le chantier permanent de la mise en travail (et remises en cause ! ou plutôt « reprises de chantiers« …) des philosophes : Deleuze demeure toujours, et même terriblement, intempestif

(bien davantage, par exemple, que cet autre pourtant lui aussi éminemment créatif qu’est son ami Foucault ; bien mieux « digéré«  lui, Foucault, par toutes sortes d’estomacs philosophiques ; et devenu même, ces derniers temps, une sorte de « classique«  de notre contemporanéité post-moderne : ainsi, et je veux y voir un exemple, Michel Foucault est-il intégré, ainsi qu’un Ludwig Wittgenstein, une Hannah Arendt, ou un Jean-Paul Sartre, dans la liste (depuis 2002) des auteurs susceptibles d’être étudiés et de fournir des textes d’« explication« -commentaire à l’examen du baccalauréat français ; Michel Foucault, oui ; mais pas Gilles Deleuze !!!!)… _

c‘est moins à l’Histoire

qu’Anne Sauvagnargues s’intéresse,

qu’au « devenir » _ c’est un des concepts majeurs de son livre ! _

du philosopher en acte

de Deleuze même,

un philosopher à la fois extrêmement attentif _ à la Martial Guéroult, si l’on veut (l’auteur du magistral Descartes selon l’ordre des raisons ; ou du très significatif Philosophie de l’Histoire de la Philosophie_

aux œuvres

(sous l’aspect _ et angle perspectif ! _ de systèmes…) qui demeurent

et que nous ont transmis _ j’en parle au masculin : les œuvres entiers ! envisagés en leur totalité ! et leur « système«  pré-supposé… _,

en leurs ouvrages (livres, articles, contributions diverses)

les « grands philosophes » du passé

_ ainsi Anne Sauvagnargues a-t-elle excellemment rappelé, en ouverture de sa conférence, la toute première phrase du tout premier texte publié par Deleuze sur Bergson

(c’était, en 1956 _ Deleuze avait trente-et-un ans _, et sur proposition de Maurice Merleau-Ponty, un article sur Bergson pour une encyclopédie présentant les philosophes du XXème siècle) :

« Un grand philosophe est quelqu’un qui crée de nouveaux concepts qui, à la fois, opèrent un découpage extraordinaire de l’expérience et transforment nos catégories« _ ;

en même temps _ voire plus encore ! _ qu’extrêmement attentif

aux disruptions, effractions, explosions,

déplacements, glissements, failles, ruptures

qui les affectent, eux, ces philosophes,

et les font alors,

par un geste décisif et radical (de « penser-philosopher« ) de leur part,

activement « tourner » _ eux-mêmes ainsi que leur penser-philosopher prospectif ! _

en d’autres _ non-ordinaires, eux _ dispositifs-dispositions-disruptions ;

et qui est le créer le plus formidablement fécond de ce travail propre du penser-philosopher vraiment,

caractéristique du plus exigeant (et vrai !) penser philosophique :

à vif !..

et que Nietzsche _ en son érémitisme implacable, sinon sauvage, de Sils-Maria, l’été, comme de la Riviera, l’hiver… _ a exprimé pas mal : Anne Sauvagnargues l’envisage de près…

Inutile d’ajouter encore

le degré d’admiration que je porte à l’éclairage que donne _ et va poursuivre : pour le « versant«  d’après 1968 du penser-philosopher-créer de Gilles Deleuze… _ Anne Sauvagnargues

au penser à vif

explosif _ et encore si intensément intempestif

et, de facto, répulsif aux divers académismes… _

de Deleuze !

Merci !!!!


Lire _ en s’y exposant soi-même, comme le fait la première ici, comme auteur, Anne Sauvagnargues : avant le lecteur, veux-je dire, à sa suite… _ Deleuze,

c’est perpétuellement venir s’exposer

à l’effort de penser-philosopher

_ en osant le contact avec les concepts à former : « aude sapere«  ; et il s’agit, en cet effort créatif aventureux de l’oser « sapere« , de saveurs d’abord les plus sensibles : cf par exemple, de Gilles Deleuze, le magistral Francis Bacon, la logique de la sensation… ; ou le plus qu’essentiel, bien sûr (= la racine de beaucoup du reste à advenir, au demeurant !), Proust et les signes !.. _

venir s’exposer

à l’effort de penser

les flux de forces qui « travaillent » _ formant et déformant aussi : ce sont d’essentielles mobilités… _ les subjectivations

qui, s’entrecroisant (et de manières complexes _ cf ici le grand Gilbert Simondon ; en 2005, a été publiée une excellente édition de L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, aux Éditions Jérôme Millon : un travail crucial !.. _), nous produisent,

nous, sujets,

en l’esprit d’intelligence libre de ces processus vivants,

et du courage requis

que penser, en ce lisant, déjà,

très instamment nous demande,

requiert très impérativement _ sinon impérieusement… _ de nous aussi,

les lecteurs lisant _ et pensant-philosophant ainsi si peu que ce soit… _, à notre tour… ;

intelligence et courage

dont les philosophes sont, bien sûr, loin de détenir, en leur confrérie, le monopole ;

mais qu’ils partagent :

à côté, et au côté (fraternel, alors, en la fragilité de l’aventure ainsi requise !)

de divers autres penseurs-chercheurs

(« mineurs« , pour reprendre le terme-concept de Deleuze & Guattari, par exemple dans Kafka _ pour une littérature mineure : minoritaires, parce que singuliers ! tout simplement : voilà ! un « génie«  étant ici à l’œuvre en eux et par eux, alors…)

quand ils _ tous et chacun : en leur variable singularité peut-être… _ viennent s’exposer à la « chimère«  _ ainsi que la qualifie deleuziennement Anne Sauvagnargues _,

peu prévisible, certes, au départ, et dangereuse peut-être (au moins pour le confort intellectuel…),

de ce comprendre et faire…

Deleuze _ L’Empirisme transcendantal d’Anne Sauvagnargues

nous introduit magnifiquement lumineusement

dans ce qui demeure encore aujourd’hui

l’intempestivité

_ beaucoup rechignant encore, décidément, à oser venir s’y frotter vraiment ! _

de l’aventure audacieuse de ce qu’est

_ et demeure _,

en sa radicalité franche,

le penser

et philosopher

toujours à vif,

_ malgré la disparition brutale physique, en 1995, de l’homme de chair (18 janvier 1925 – 4 novembre 1995),

il y a maintenant juste quinze ans _

de Deleuze…

Titus Curiosus, le 11 novembre 2010

le « continent Durosoir » livre de nouvelles merveilles : fabuleuse « Jouvence » (CD Alpha 164) !!!

29juil

Après une série d’œuvres de Musique pour violon & piano

(= le CD Alpha 105 _ paru en 2006),

et le coup de tonnerre des trois chefs d’œuvre (somptueux !!! et faisant date dans l’histoire de la musique française ! qu’on se le dise et qu’on se le chante !!! de par le monde entier !) des trois quatuors à cordes de 1919-1920, 1922 et 1934

(= le CD Alpha 125 Quatuors à cordes _ paru en 2008 ; cf mon article on ne peut plus significatif (!) du 4 juillet 2008 : Musique d’après la guerre !),

voici que le « continent Durosoir« 

(= l’œuvre musical de Lucien Durosoir, composé en quelques 46 opus, entre février 1919, à sa démobilisation de la Grande Guerre (passée plus de quatre ans durant, et sans discontinuer, en première ligne, sur le front des tranchées : à Verdun-Douaumont, à Craonne, à Neuville-Saint Vaast), et 1950)

s’enrichit pour nous, mélomanes, de sept nouvelles merveilles

mises ainsi à la disposition de notre jubilation !

Le programme de ce troisième CD Durosoir est encadré par deux chefs d’œuvre de très amples dimensions (20’55, pour la Fantaisie (Jouvence) ; 24’35 pour le Quintette pour piano et cordes) :

_ d’une part, et en ouverture, une Fantaisie (pour violon principal, d’une part, et octuor : deux violons, alto, violoncelle, contrebasse, flûte, cor et harpe, d’autre part) intitulée Jouvence, en référence _ mais non sans ironie musicale… _ à un poème de José-Maria de Heredia, le second des Conquérants, dans Les Trophées ; l’œuvre est de 1921…

_ d’autre part, en final, le Quintette pour piano et cordes en Fa Majeur ; l’œuvre _ merveilleusement trépidante de vie ! _ est de 1925…

Je remarque au passage le contraste entre,

d’une part, une forme libre _ et Lucien Durosoir s’y adonne à cœur-joie ! _, la « fantaisie » ; et qui plus est « pour violon principal et octuor » : une formule éminemment singulière ! ainsi qu’un instrumentarium lui-même peu couru pour un octuor (deux violons, alto, violoncelle, contrebasse, flûte, cor et harpe) ! pour ce qui concerne cette pièce merveilleusement colorée et puissante _ et ludique ! c’est du secret de la vraie (!) jeunesse qu’il s’agit ! _ qu’est Jouvence ;

et, d’autre part, un genre bien reconnu, lui, par la tradition de musique de chambre _ mais, ici encore, interprété avec une joie malicieusement ludique ô combien souveraine ! la note (très, très discrètement !) jazzy du piano apportant une touche qui se situerait quelque part, mais bien plus malicieusement, entre Chostakovitch et Bartok : c’est tout dire !!! _ : le quintette pour piano et cordes…

_ les cinq autres œuvres _ ramassées, elles, denses, mais toujours sans la moindre lourdeur : élégance ! élégance de la justesse ! à la française… en leur brièveté (couperinienne ?) _ de ce CD Alpha 164 sont toutes destinées à des combinaisons pas trop fréquentées _ d’où des univers chaque fois pleinement singuliers ! même si rapidement dessinés, effleurés… _ de deux instruments _ peut-être, même si aucune de ces pièces n’est de forme « sonate« , dans l’esprit (si ce n’est qu’il s’agit là de « fantaisies«  : de formes libres !) de la série envisagée par Debussy (et demeurée hélas ! inachevée) de six sonates (pour divers instruments) : n’ont été réalisées que celle pour violoncelle et piano, en 1915, celle pour flûte, alto et harpe, en 1915, aussi, et celle pour violon et piano, composée entre octobre 1916 et avril 1917… Debussy est mort le 25 mars 1918.

Dans ses lettres à sa mère de la période de la guerre, en mars 1918 _ Lucien se trouve au colombier de Suippes (dans la Marne, non loin d’Epernay) avec André Caplet _, il adresse ceci à sa mère demeurant à Vincennes : « Je t’envoie une invitation pour le 8, audition de la SMI _ la Société de Musique Indépendante (1910-1935) _ ; c’est Caplet qui a reçu cela. Le concert est à 3 heures : c’est pratique ; programme superbe et intéressant. La sonate piano et violon de Debussy, par Yvonne Astruc et madame Fourgeaud-Groulez, Ombres de Florent Schmitt, pièces de piano par Loyonnet, et un quintette pour cordes et harpe de Ingelbrecht, et cinq mélodies de Caplet. Un programme magnifique, outre que tu entendras la sonate de Debussy ; je serais heureux de connaître ton impression. Je te prierai même de me l’envoyer, car je travaillerai _ voilà ! _ cette œuvre avec Caplet« .., pages 193-194 de Deux musiciens dans la Grande Guerre, recueil de « Lettres du front«  de Lucien Durosoir à sa mère et des « Carnets de guerre«  de Maurice Maréchal..  .

Voici ces cinq pièces :

à l’exception de Caprice (pour violoncelle et harpe ; et dédiée en 1921 à son camarade Maurice Maréchal « en souvenir de Géricourt (hiver 1916-1917)« )

et de Berceuse (pour flûte et piano : composée pendant les derniers moments de Louise Durosoir, l’automne 1934 _ celle-ci mourut au mois de décembre _ et que Lucien Durosoir qualifia de « Berceuse funèbre » quand il la « reprit » et « améliora« , en février 1950, pour son Chant élégiaque, en mémoire de Ginette Neveu, pour violon et piano, cette fois),

dont les titres correspondent à des genres musicaux _ ainsi Frescobaldi donne-t-il à ses douze Capricci pour l’orgue (en 1624) un style fugué, avec des mouvements vifs exigeant « du feu«  dans leur exécution ; quant à la berceuse, Lucien joue assez fréquemment au front la Berceuse de Gabriel Fauré : par exemple, avec André Caplet, les 17 et 22 novembre 1915 (cf les pages 145 et 147 de Deux musiciens dans la Grande Guerre) ; de même que Lucien Durosoir a baptisé Berceuse une de ses cinq Aquarelles (pour violon et piano ; la pièce étant aussi transcrite pour violoncelle et piano) en 1920 : la berceuse a une vertu consolatrice… _,

les trois autres pièces à deux instruments

font référence, elles, à des poèmes :

_ de Leconte de Lisle (il s’agit de la strophe 4 du second poème des Poèmes antiques, Prière védique pour les morts _ le premier poème, Sûrya, étant un hymne védique _, quasi à l’ouverture du recueil _ paru en 1852),

pour Incantation bouddhique (pour cor anglais et piano, en 1946) : sous la forme d’un exergue inscrit en tête de la partition ;

et plus directement, par leur titre même reproduisant (sans expressément l’indiquer, toutefois : cela pouvant ne pas se remarquer…) le titre d’un poème :

_ de José-Maria de Heredia (le poème Vitrail est le premier de la série intitulée « Le Moyen-Âge et la Renaissance » dans Les Trophées _ parus en 1893),

pour Vitrail (pour alto et piano, en 1934) ;

_ et de Gabriel Dufau (pour son recueil Au Vent des Landes _ paru à l’Imprimerie d’Editions d’Art à Montpellier, en 1914 : le Docteur Gabriel Dufau, landais, fut maire de Léon, proche de l’océan, là où se jette le courant d’Huchet _),

pour Au Vent des Landes (pour flûte et piano, en 1935)…

Ces trois pièces sont ainsi immédiatement _ et musicalement ! _ mémorielles pour leur compositeur…

Lucien Durosoir

_ l’homme est né à Boulogne sur Seine le 6 décembre 1878 et est mort le 5 décembre 1955 à Bélus, non loin de Peyrehorade, au pays d’Orthe, à l’extrémité sud-ouest (et surplombante, sur son éminence assez proche du confluent de l’Adour et des Gaves réunis) de la Chalosse, dans le département des Landes, où Lucien Durosoir a résidé depuis son installation là (en ce que son fils et sa belle fille nomment « son ermitage«  !), en 1927 : la vue s’étend au loin sur la chaîne des Pyrénées ; et l’air comme le climat devaient être suffisamment salubres pour la santé désormais fragile de sa mère, Louise, qui y vécut ses sept dernières années… _,

le compositeur,

est né, lui, à la composition musicale (aboutie) en 1919 !

alors qu’il était devenu violoniste (virtuose) dès l’âge de vingt ans, soit en 1899 :

« sa vie le mena, dès l’âge de vingt ans, dans les itinérances d’une carrière de soliste international« , rencontrant un brillant succès notamment sur les scènes les mieux en vue d’Europe centrale et orientale : à Berlin, à Vienne, à Moscou ; où Lucien Durosoir fit resplendir la plus récente musique française d’alors (Saint-Saëns, Lalo, Widor, Bruneau) ; par exemple, c’est lui, Lucien Durosoir, qui assura la création viennoise de la Sonate en la majeur pour violon et piano de Gabriel Fauré, en 1910 ;

de même qu’en France, Lucien Durosoir assura, en février 1903, la création du Concerto pour violon et orchestre de Brahms, à la salle Humbert de Romans : il avait été l’élève du dédicataire même (en 1878) de ce concerto, l’immense Josef Joachim (1831-1907) !

Au cours de son premier concert à la salle Pleyel, le 7 avril 1899, Lucien Durosoir a donné en première audition française le Concerto de Niels Gade ; de même que, en mai 1901, il donne, pour la première fois en France, le Concerto pour violon de Richard Strauss !..

le compositeur _ donc, je reprends l’élan de ma phrase _

est né, lui, à la composition musicale (aboutie) en 1919 ! avec son premier quatuor à cordes, en fa mineur _ cf le CD Alpha 125, par le Quatuor Diotima…

Et le travail d’analyse musicale avec André Caplet, trois années pleines durant (du 16 octobre 1915 au 15 octobre 1918, très précisément !), sur le front

_ et parmi même les bombardements :

cf ce témoignage de Lucien en une lettre (d’août 1916) à sa mère sur les conditions de son travail d’analyse musicale avec André Caplet sur le front, dans le secteur des Éparges et de Rupt (au sud-est de Verdun), alors : « Caplet a reçu hier douze études de Debussy. Pendant que nous étions en train de les lire, il est tombé à moins de cinquante mètres de notre ferme sept obus qui n’ont blessé personne, et qui n’ont rien détruit. Il y a eu un moment de stupeur (…). C’est un petit incident« , page 171 de Deux musiciens dans la Grande Guerre… ;

cf aussi en février précédent (1916), ces autres incidents-ci, à Cappy (dans la Somme), cette fois :

« Aujourd’hui, la journée est assez calme, nous avons toujours nos petits bombardements quotidiens, c’est-à-dire une centaine d’obus qui tombent sur Cappy. Nous vivons en partie dans les caves. Le piano du lieutenant Poumier est en miettes ; il est accordé pour toujours« , page 158 ;

et encore, en une autre lettre à sa mère quelques jours plus tard :

« La maison que j’occupais à Cappy a été rasée par un obus. Mon violon et celui de Dumant ont été engloutis, car ce dernier depuis trois semaines en avait fait venir un. Nous avons déblayé par la suite, le violon de Dumant est en miettes, le mien par le plus grand des hasards n’a absolument rien. Quelle chance ! (…) Je venais de sortir il n’y avait pas cinq minutes, appelé par le médecin pour prendre le commandement de trois équipes de brancardiers. C’est une chance. Je n’ai pas voulu t’écrire cela de suite, de peur de te tourmenter ; maintenant que nous sommes relevés, cela n’a plus d’importance. J’ai de la veine« , page 160 : il n’y a donc pas eu que le piano de Poumier, de détruit ; et pas que le violon de Lucien, de sauvé ! en cet « incident« -là, de bombardement d’obus, à Cappy (entre Albert et Péronne)… _,


Et le travail assidu d’analyse musicale avec André Caplet, trois années pleines durant, sur le front,

y est pour pas mal !..

_ sur ce « passage« , crucial, d’instrumentiste (-interprète de musique) à compositeur (-créateur même de l’œuvre de musique !) de Lucien Durosoir,

j’aurai à revenir bien plus précisément ! cette affaire-ci est passionnante !

cf sur ce point de la relation décisive de Lucien Durosoir (en gestation de « compositeur« …) avec André Caplet en tant que compositeur confirmé déjà lui-même ; même si Caplet est alors, à ce moment (de la guerre), surtout célèbre comme « directeur de musique«  : à l’Opéra de Boston, dont il revient au printemps de 1914 ; et que lui-même _ ainsi que Lucien _, se consacrera à la « composition«  surtout après la guerre : de 1919 à sa mort, le 22 avril 1925… :


André Caplet et

Claude Debussy

De retour de Boston début 1914 et nommé chef de l’orchestre de l’Opéra de Paris et, bien qu’exempté du service militaire, André Caplet s’engage au moment de la déclaration de la Guerre.

De tempérament « malingre » (selon l’adjectif de Lucien, qui en esquisse un premier portrait à sa mère, page 141 de Deux musiciens dans la Grande Guerre :

« Il est sergent, on va lui trouver un filon _ si peu que ce soit protecteur, sur le front ! _, d’autant plus qu’il est malingre. il fait partie de ces renforts douteux _ sur le front, donc, à cette date d’octobre 1915 _ que nous recevons maintenant. Il faut vraiment avoir besoin d’hommes pour prendre des gens comme lui« , commente Lucien l’arrivée d’André Caplet sur le front de l’Artois, à Beaudricourt, dans le Pas-de-Calais, le 17 octobre 1915…)

et gazé, sa santé au retour des quatre années de guerre, l’empêchant de continuer sa carrière de chef d’orchestre,

André Caplet se retire en Normandie, se marie, a un fils, Pierre (né le 20 octobre 1920) et consacre son activité musicale d’une part à l’orchestration (La boîte à joujoux, Jet d’eau ou Clair de lune de son ami disparule 25 mars 1918, d’un cancer _ Claude Debussy, par exemple) et d’autre part, et surtout, à la composition personnelle avec une dominante religieuse (Messe à trois voix, La Part à Dieu ou Le Miroir de Jésus : Mystères du Rosaire…)…

cf sur ce point de la relation décisive de Lucien Durosoir (en gestation de « compositeur« …) avec André Caplet « compositeur«  confirmé déjà lui-même _ je reprends ma phrase _,

cf, donc, cette analyse très éclairante de Luc et Georgie Durosoir : « Lucien Durosoir et André Caplet passèrent ensemble ces années terribles

_ trois ans jours pour jour, même, très exactement : de l’arrivée au départ de Caplet du front (où demeura Lucien jusqu’à la fin des hostilités, le 11 novembre 1918 : Lucien se trouvant alors non loin de Gand, en Belgique) :

soit, et très précisément,

du 16 octobre 1915 (arrivée de Caplet à Beaudricourt, sur le front de l’Artois

cf la lettre du 17 octobre 1915 :

« Il est arrivé hier matin, dans un nouveau renfort _ afin d’« organiser le quatuor » que « le colonel (Viennot ; ou Valzi ?) voudrait que je forme« , page 140 _, André Caplet, le prix de Rome, chef d’orchestre bien connu qui dirigeait à Boston depuis plusieurs années la saison d’opéra (…) Il jouerait de l’alto dans le quatuor ; inutile de dire qu’il serait intéressant comme musicien _ interprète, d’abord ; mais plus encore analyste, compositeur ! Il paraît fort timide, il faut dire qu’il était désorienté de se retrouver au front, c’est la première fois qu’il y venait« , pages 140-141 de Deux musiciens dans la Grande Guerre… )

au 15 octobre 1918 (départ de Caplet, des avancées des troupes sur l’Yser

_ cf ici la lettre de ce 15 octobre 1918 de Lucien à sa mère, page 209 :

« Est parvenue une nouvelle qui m’a causé, ainsi qu’à Caplet _ tous deux préposés au service de transmission colombophile _, une grosse émotion. Est arrivée une note du Grand Quartier général qui envoie Caplet à Chaumont comme directeur de l’Ecole technique américaine de musique militaire. (…) Ce matin, après avoir trié toutes ses affaires, j’ai conduit Caplet jusqu’à une auto qui devait l’emmener jusqu’à Calais _ le théâtre des hostilités s’est déplacé, lui, depuis quelques jours ce mois d’octobre 18, plus au nord, au « pays de la gueuse Lambic«  (expression in la lettre du 30 septembre, page 208) : en Belgique !..

Ce n’est pas sans émotion que nous nous sommes séparés, après deux _ ou trois ? octobre 1915 – octobre 1918 ! _ ans de vie commune et de tous les instants _ un élément capital : et pas seulement pour le devenir musical (de compositeur) de Lucien ; pour celui d’André Caplet aussi (même bref, hélas !) : il se consacre lui aussi à la composition désormais !.. Je ne puis oublier tous les bons moments de musique _ plus encore d’analyse et de composition que de répétitions et d’exécutions de musique ! _ et les mille souvenirs qui s’attachent aux lieux parcourus ensemble dans cette vie misérable et pittoresque _ dans les tranchées et sous les obus à proximité immédiate du front ! Et tout particulièrement le séjour fécond, cette année 1918, au colombier de Suippes… Caplet aussi était fort ému.

Me voici donc le dernier survivant de l’ancien groupe musical, car Mayer _ Pierre Mayer : violoniste, intégré plus tardivement au « groupe« , lui _ est toujours au CID. Mais de l’ancien groupe, Caplet _ qui y jouait de l’alto _, Lemoine _ second violon _, Maréchal _ violoncelle _, Magne _ piano _, Cloëz _ piano ; ce dernier donne aussi des leçons d’harmonie à Lucien (note de la page 237) _ sont maintenant partis. J’avoue que je vais me trouver bien isolé _ intellectuellement, disons… _, car, de tous ceux qui m’entourent et qui sont certes de bons camarades, il n’y avait que Caplet avec lequel je pouvais causer de choses élevées _ de l’ordre de l’art ! _ et avec lequel je sympathisais » _ et faisais de la musique ! Pages 209-210 de Deux musiciens dans la Grande Guerre

Le 3 janvier 1915, à propos du « port de médailles bénites«  évoqué dans des cartes de vœux reçues (et jugées par Lucien « bêtes et ridicules« ), Lucien confiait à sa mère : « Il est évident que s’il est heureux pour l’homme de posséder un large sentiment religieux dans la grande acception du mot

_ les références culturelles (spirituelles) de Lucien ne sont pas (à la différence d’un André Caplet) « religieuses«  au sens étroit du terme ; ou « chrétiennes« , si l’on préfère, comme c’est le cas de l’inspiration de Caplet ; mais plutôt philosophiques en l’espèce d’un paganisme (panthéiste) puissamment présent chez les Tragiques grecs (et Eschyle plus encore que Sophocle) et les Stoïciens : d’où le goût très fort chevillé à l’âme de Lucien, et toute sa vie, pour l’« élévation«  d’inspiration d’un Leconte de Lisle et des poètes parnassiens ; puis, autour du tournant du siècle, des romanistes : Jean Moréas, en l’occurrence, ou un Raymond de La Tailhède, en ses références poétiques de toute sa vie… _,

il est non moins évident que je considère comme faiblesse d’esprit _ voilà _ le port de médailles bénites et autres objets pris plus ou moins comme fétiches ; il y a là un sentiment puéril et mesquin dont il faut _ en stoïcien ! _ se défendre. J’excuse beaucoup les gens (esprits ordinaires) de donner dans de pareils travers, mais je considère que l’esprit élevé et large que je suis _ voilà : et sans forfanterie _ n’a pas besoin de pareilles choses pour se soutenir. L’idéal élevé que je soutiens en ce moment _ mais pas seulement alors ! _ se suffit à lui-même. Certes, mon sort est entre les mains de Dieu _ ou d’Anankhé _, il suffit d’un obus pour trancher la question, mais le port d’une médaille quelconque ne peut rien faire à la chose, ce serait trop facile. Laissons cette illusion _ superstitieuse _ à ceux qu’elle berce _ je relève le terme : sa fonction est thérapeutique… _ ; tant mieux, ils puisent là une force ; mais moi je n’ai pas besoin de cette force-là, je la possède en moi-même. (…) Haut les esprits et les cœurs, mais pas de mesquineries, évidemment«  (pages 70-71) ;

et le 5 : « Je te remercie d’avoir fait brûler un cierge pour moi, mais je ne verrai certainement pas avec plaisir une évolution trop grande _ on note le délicat de la nuance (et de l’appel, en l’élégance de l’impersonnalité indéfinie de son expression…) _ vers ce que je considère comme le contraire d’un esprit large, trouvant en lui-même et en l’idéal de sa vie _ ce sont là des points d’appui majeurs ! pour pénétrer l’idiosyncrasie de Lucien Durosoir ! _ l’élément nécessaire au soutien. Aie confiance, chère maman, aie confiance !«  (page 72); fin de l’incise sur l’« élévation«  revendiquée comme « nécessaire » de l’esprit….

cf cette analyse très éclairante de Luc et Georgie Durosoir : « Lucien Durosoir et André Caplet passèrent ensemble ces années terribles _ je reprends le fil de ma phrase et de la citation _,

et leur amitié se scella aussi bien dans les tranchées _ sous le déluge des balles et des obus _ que dans les positions de repli _ un peu tant soit peu moins exposées… _ où ils faisaient de la musique _ de diverses manières : en en jouant (et devant divers publics : notamment le cercle du général Mangin ; ou d’autres officiers supérieurs mélomanes : le colonel Viennot, le colonel Valzi ; etc.) ; mais, plus encore et surtout, en travaillant assidument l’analyse de partitions ; et en s’intéressant au travail même de la composition (y compris en la pratique d’exercices…). L’idée de composer s’affirme _ voilà ! _ de plus en plus fortement dans l’esprit de Lucien Durosoir _ elle fait son chemin…

Songeant à la fin de la guerre, il écrit, le 12 septembre 1916 : « Je commencerai la composition afin de m’habituer à manier les formes plus libres _ la notation est d’importance ! voilà un axe de priorité de Lucien ! _, et je donnerai, j’en suis persuadé, des fruits mûrs » «  _ même si Lucien n’a jamais cessé d’y songer, depuis sa formation musicale, au sein du Conservatoire, comme en dehors (il s’en fait renvoyer par le directeur, Ambroise Thomas), notamment auprès de Charles Tournemire ! avec lequel il continuera de travailler : Lucien n’est tiède ni en ses rejets, ni en ses fidélités… _

..

Revenir de la guerre n’est pas, pour Lucien Durosoir, un simple retour au pays _ et au domicile familial de Vincennes. Dans le délabrement économique, mental et physique de nations dont presque toute la jeunesse a été fauchée _ cette Guerre fut rien moins que le premier suicide collectif de l’Europe ; cf le livre lumineux de Stefan Zweig Le Monde d’hier _ souvenirs d’un Européen… ; ou ceux, tout aussi passionnants, d’André Suarès… _, quelle place un violoniste, auparavant de renommée internationale _ tout spécialement en Europe centrale et orientale : bouleversée et ruinée par la défaite, pour l’Allemagne ; dépecée pour l’ancienne Autriche-Hongrie ; ou chamboulée et claquemurée sur soi par la révolution d’octobre, pour la Russie _, peut-il retrouver ? Faut-il totalement renoncer _ au profit de la composition (et de l’œuvre à mener de compositeur) : et Lucien Durosoir s’y adonne intensément ces années 1919-1920 : naissent ces deux années-là rien moins que le premier quatuor à cordes (en fa mineur), le Poème pour violon et alto avec orchestre (deux œuvres, toutes deux, de grande dimension !) et les 5 Aquarelles pour violon et piano ; et l’année 1921, Lucien s’attelle, outre au Caprice pour violoncelle et harpe, qu’il dédie à son ami des tranchées, le magnifique violoncelliste, Maurice Maréchal (« en souvenir de Géricourt (hiver 1916-1917)« , spécifie la dédicace), à la jubilatoirement merveilleuse Fantaisie Jouvence (« Fantaisie pour violon principal et octuor« ) ; à la grande Sonate Le Lis pour violon et piano ;  ainsi qu’au second quatuor à cordes (en ré mineur), de très grande ampleur, ces trois œuvres-là : Lucien disposait-il de beaucoup de temps pour travailler aussi, outre cela, son violon, et surtout se soucier de contacts à des fins d’engagements à des concerts (d’orchestre) où se produire (en soliste) ?..  _ à la carrière de virtuose ? Faut-il consacrer à la « remise à niveau » du concertiste les deux années de travail _ techniquement _ indispensables ? Quel public retrouver _ peut-il être inchangé ? certes, non… _, pour celui qui se faisait acclamer dans l’Europe germanique et centrale, qui avait perfectionné, à vingt ans, son art de l’interprétation auprès des deux plus grands maîtres allemands du violon : Josef Joachim et Hugo Heermann ? _ la France nouvelle a plutôt la tête, elle, à se divertir, en ces Années qui seront bientôt dites folles… Et ce n’est pas vers cela qu’incline le penchant du « génie«  de Lucien Durosoir… 

Lorsque lui parvient une offre du Boston Symphony Orchestra, en 1921 _ Pierre Monteux, qui le dirige alors, remodèle de fond en comble l’orchestre _, il entrevoit _ comme il y avait pensé _ une nouvelle vie, une renaissance de violoniste (le poste offert est celui de premier violon solo de l’orchestre). L’accident qui rend sa mère impotente en décide autrement : cette fois-ci, il ne partira pas _ mais c’est lui qui prend la décision ! dans l’instant !

C’est ainsi qu’il décida de _ préférer se consacrer à _ réaliser un rêve, souvent caressé pendant la guerre, durant les longues heures de compagnonnage _ de trois années au quotidien : et d’un travail assidu et passionné _ avec le compositeur André Caplet : composer _ voilà ! Durant ses études, il avait travaillé le contrepoint avec Charles Tournemire et l’écriture avec Eugène Cools, répétiteur d’André Gédalge _ André Gédalge dont un des mots d’ordre (musical !) était « ni littérature, ni peinture«  : une piste de recherche à creuser… Puis, pendant les premiers mois de l’année 1918, dans l’inconfort du pigeonnier de Suippes où il était l’adjoint du sergent colombophile Caplet

_ Lucien obtient une place de colombophile en octobre 1917 et devient le second du sergent Caplet dans cette fonction (page 188 de Deux musiciens dans la Grande Guerre) ; en novembre, il écrit à sa mère (page 189) : « Ne t’inquiète pas de l’après-guerre : certainement je travaillerai la composition (voilà ! pour le compositeur qu’il va, en effet _ et même exclusivement ! _, devenir !) ; mais, au point de vue violoniste (= instrumentiste), je n’aurai besoin de personne et me pousserai bien moi-même ; mais pour cela je ne resterai pas en France. L’Amérique sera là qui nous (sic) offrira d’énormes possibilités (cf Pierre Monteux ! qui obtient d’y accompagner une tournée des Ballets russes en 1916 ; et y séjournera très activement jusqu’en 1924 ; il finira par se faire naturaliser américain en 1942…) ; il serait idiot de ne pas aller au-devant«  : Lucien avait bien du recul !!!..

Ensuite, Durosoir et Caplet se trouvent au colombier de Suippes en mars 1918 : « nous n’avons jamais été aussi bien » _ pour travailler la musique… (page 193) ;

même si, un peu plus tard, le 5 juin 1918 : « C’est demain _ 6 juin _ que j’aurai trente-neuf ans et demi. La quarantaine pointe donc ; c’est un cap _ voilà ! _ pour les hommes ; c’est en général le moment où l’on dételle _ des fantaisies, voire folies, de la jeunesse _ et où on se range _ en la maturité épanouie… Pour moi, je n’ai pas à me ranger, car je ne me suis guère dérangé _ voilà ! Ce qui est le plus triste, c’est de constater que l’âge vient, et que l’on n’a pu rien réaliser ou à peu près _ tiens donc ! _ de ses rêves de jeunesse _ le mot est là ! Il est vrai que, au fond, nous vivons pour nous, de la vie intérieure _ voilà ! ce point est décisif, en Lucien ! _, et si l’on a conscience d’avoir fait des progrès moraux, la vie n’est pas perdue _ le temps de l’œuvre va en effet venir pour Lucien ! qui reprend et récapitulera alors qui était demeuré jusqu’ici, disjoint et épars, seulement virtuel : et avec quel élan, quelle joie, quelle force !.. Nous retrouverons plus tard ces acquisitions«  _ quelle magnifique lucidité prospective ! la vocation du créateur s’exprime là ! _, page 199… _,

il avait multiplié, sous la houlette du Prix de Rome, les essais et exercices _ voilà ! C’est donc fort de cette lente maturation _ voilà le processus en germination ! _ de ses idées _ sur un terreau ancien ! et déjà excellemment « préparé«  : Lucien Durosoir est inlassablement curieux ! et a une très haute idée de l’Art !.. _, qu’il entreprend, durant l’année 1919, ses premières compositions : en deux ans (1919 et 1920), il produit plusieurs œuvres pour violon et piano (Cinq Aquarelles), un 1er quatuor à cordes et le Poème pour violon et alto avec accompagnement d’orchestre.

Fin de la référence à l’impact de la relation avec André Caplet-compositeur _ lui aussi va y consacrer les six dernières années de sa vie trop courte (Le Havre, 23 novembre 1878 – Neuilly-sur-Seine, 22 avril 1925), en travaillant surtout chez lui, en Normandie… _

sur le devenir-compositeur de Lucien Durosoir _ je creuserai la chose, passionnante !, plus tard !

Je reviens au CD Alpha 164 (Jouvence) et à son immense apport musical !

Au-delà de la poésie (musicale !) puissante (et combien inventive ! variée et mobile : jamais répétitive ni attendue _ peut-être une leçon que Caplet lui a transmise de Debussy…) des cinq pièces pour deux instruments que sont Caprice (pour violoncelle et harpe, en 1921), Berceuse (pour flûte et piano, en 1934), Incantation bouddhique (pour cor anglais et piano, en 1946), Vitrail (pour alto et piano, en 1934) et Au Vent des Landes (pour flûte et piano, en 1936),

et fine, et toujours élégante,

en ces pièces assez brèves _ de 8’37 pour Caprice à 3’52 pour Au Vent des Landes _ qui jamais ne sauraient si peu que ce soit peser, en dépit de leur composante indéniable, aussi, de gravité, telle l’ombre portée d’une inguérissable tragédie survécue _ apparentant par là le compositeur Lucien Durosoir, au-delà, bien sûr, des styles (lui est très intimement et puissamment français !), à un Béla Bartók et à un Dimitri Chostakovitch, sur les œuvres desquels son œuvre si éminemment originale et singulière, peut sembler aussi, en certains de ses si riches aspects et diaprures, comme anticiper !..

c’est le tissu complexe, chatoyant de la diaprure _ ce mot me revient ! décidément… _ tout en souplesse _ mobile _ de ses richesses et finesses multiples,

des grandes pièces que sont la Fantaisie Jouvence (de 20’55, en 1921) et le Quintette pour piano et cordes (de 24’35, en 1925),

et la force et la vie _ et l’humour aussi : il a quelque chose du rire de Voltaire ! _ de leur flux, et de leurs impulsions et rebonds,

qui ravissent et emportent la jubilation de l’auditeur,

par la richesse et la densité, toujours élégante et sans lourdeur, jamais, de ces œuvres si vivantes !

Aussi suis-je particulièrement impatient de tendre l’oreille (et le cœur) aux autres pièces de grande ampleur _ et permettant un déploiement sur une base contrapuntique _ de Lucien Durosoir :

je veux dire les pièces symphoniques ;

et j’entends plus précisément par là

_ le Poème pour violon et alto avec orchestre, composé en 1920 : inspiré par Le Centaure de Maurice de Guérin _ écrit en 1835-36, et paru, posthume, en 1840 _ ;

_ Dejanira, étude symphonique, composée en 1923 : d’après Les Trachiniennes de Sophocle _ en une traduction de Leconte de Lisle, parue en 1877 _ ;

_ Le Balcon, poème symphonique pour basse solo, cordes vocales et cordes instrumentales, composé en 1924 : sur Le Balcon des Fleurs du mal de Baudelaire _ le recueil est paru en 1857 _ ;

_ Funérailles, suite pour grand orchestre, composée en 1927-30 : à partir de poèmes de Jean Moréas extraits de son recueil Les Cantilènes _ paru en 1886 _ ;

_ Suite pour flûte et petit orchestre, composée en 1931.

Oui, je découvre avec de plus en plus d’évidence

que le génie _ singulier et universel ! _ de Lucien Durosoir se déploie le mieux

_ avec toute l’amplitude (généreuse tout autant que formidablement exigeante, comme il se doit, pour son auteur !) dont il a besoin _
dans la diaprure et le tissage riche et généreusement fourni _ à la fois pétri et contrapointé en géniale souplesse et bondissements et rebonds _ des pièces complexes :

dans l’entremêlement _ contrapuntique : somptueux ! et avec quelles couleurs ! _ des voix dont il tire (= subsume !) ses lignes (claires) de force, au sein de ce tissu ô combien riche, vivant, à la fois mobile et cohérent _ splendidement ! _

et d’une ampleur de temps, aussi, qui lui est nécessaire _ et à rebours du formalisme : jamais de pures et simples reprises ! on retrouve peut-être ici quelque chose de l’esprit musical d’un Jean-Marie Leclair (1697-1764), qu’aimait tout spécialement Lucien… _ : dépassant les 20 minutes…

Avec une nécessité de qualité d’écoute équivalente, en quelque sorte (quasi immédiatement jubilatoire !), de la part de l’auditeur, qui doit avec confiance (et très vite jubilation, donc !) s’y plonger, s’y laisser prendre et surprendre,
face à la richesse de densité de tissu et de vie de pareils chefs d’œuvre, si parfaitement inventifs et originaux en leur singularité !!!
Quelle évidence très vite alors

_ et j’en ai d’autres témoignages que celui de ma propre écoute !

Au passage, la notion de « berceuse » me paraît importante dans la genèse _ et l’historicité (après la Grande Guerre)… _ du travail de composition de Lucien Durosoir :
outre le titre d’une des Aquarelles de 1920,
et celui de la « Berceuse funèbre » de 1934 (ainsi que lui-même la qualifie en la « reprenant » et « enrichissant« , ainsi qu’il le dit, en 1950 dans le Chant élégiaque en mémoire de Ginette Neveu),
la thématique de la « berceuse » est assez souvent présente dans les poèmes, déjà, ayant inspiré d’autres œuvres (musicales, elles) de Lucien Durosoir,
notamment ceux de Jean Moréas :
« dorloter« , est-il dit dans Oisillon bleu (extrait des Syrtes, en 1884), à la source de la pièce homonyme de Durosoir en 1927 (cf le CD Alpha 125) ;
« Voix qui revenez, bercez-nous« , est-il dit dans « Les Cantilènes » (en 1886) qui ont inspiré l’important Funérailles en 1927-30 _ « à la mémoire des soldats de la Grande Guerre« , indique la dédicace…
Idem pour le A un enfant de Raymond de La Tailhède (dont la réunion des poèmes a paru en 1926), pour la pièce homonyme de Durosoir, en 1930 : « Si, lorsque tu rêves, tu vois le ciel doré, si tu vois cette mer, aux heures de douleur, tes douleurs seront brèves. Quand la vie aura fait ton esprit plus amer, tu te rappelleras ces fantômes magiques, pour t’endormir au souvenir de leurs musiques« …
Cf aussi l’Incantation bouddhique de 1945…

Il y a là une des fonctions _ consolatrice : en surmontant ! « Haut les esprits et cœurs !«  dit-il à sa mère le 3 janvier 1915 ; afin de prévenir toute pente vers quelque apitoiement !.. _ de l’Art, et de la musique, me semble-t-il, pour Lucien Durosoir,
jusque dans la grandeur de sa force de composition
_ ni doloriste, ni tiède, ni mièvre : aux antipodes de tout cela !

La dimension de « grandeur » (voire de sublime ! _ mais sans le moindre pathos ! _ en une « élévation » évidente !) y étant ô combien prégnante, mais en toute lucidité, et sans la moindre vanité !

Par ce qu’elle réussit à surmonter et à ordonner jusque dans le tragique des vies qui passent et, parfois, ne donnent pas leurs fruits :

par son style !

c’est-à-dire la noblesse toute probe (et vraie !) de sa retenue et de sa simplicité _ et élégance, ainsi qu’humour _ au sein de la vie et du flux de la complexité vibrillonnante ! _ rien de simplificateur en cette transmutation, bien sûr !

http://durosoir.megep.pagesperso-orange.fr/images/portrait_lucien.gif

Lucien Durosoir,

dessin à la mine de plomb

par Jean Coraboeuf _ 1914.

C’est aussi l’homme Lucien Durosoir, qui transparaît ainsi  _ mais sans expressionnisme seulement débridé ; ni « brutisme« , si j’ose le dire ainsi _ dans cette œuvre si riche (= généreuse !), et si maîtrisée _ par la qualité de patience et de maturation à l’égard du passage du temps ! en la vie… _ en la noblesse du flux qu’elle transcende.

Et si je puis ajouter une note plus personnelle,
je dois dire que je me sens plus que pleinement en accord avec cette esthétique ! J’en jubile !

Un dernier mot pour saluer le goût de l’initiateur singulier de l’édition discographique de l’œuvre-Durosoir :

je veux dire Jean-Paul Combet, le créateur d’Alpha,

qui nous donne là _ lui aussi généreusement _ à écouter, au disque,

mieux qu’un  jalon majeur de la musique française au XXème siècle ! mieux qu’un égal d’un Debussy et d’un Ravel !

je veux dire

un génie musical de l’humanité.

Merci, Jean-Paul,

d’avoir su si bien écouter, en sa fondamentale pudeur, la demande de reconnaissance musicale (de compositeur) post mortem

de Lucien Durosoir lui-même,

via les voix d’abord de son fils, Luc, et de sa belle-fille, Georgie Durosoir !

Désormais, le chant d’un musicien génial est en passe d’atteindre et toucher toutes les oreilles et tous les cœurs et esprits

des mélomanes

de par la planète !


C’est dire mon impatience d’écouter les opus Durosoir qui vont suivre…
Et je crois savoir que l’opus discographique n°4 est d’ores et déjà enregistré !

Vive le chant si puissant et singulier de Lucien Durosoir !

Ce CD Alpha 164 Jouvence est une pure merveille !

Durosoir, ou le secret de la jeunesse transcendée

en sa dimension, sensible musicalement, d’éternité !

Voilà ce que nous révèle en sa générosité assumée Jouvence !

Titus Curiosus, le 29 juillet 2010

Post-scriptum :

comme pour les CDs Alpha 105 Musique pour violon & piano

et Alpha 125 Quatuors à cordes,

la notice par Georgie Durosoir du livret de ce CD Alpha 164 Jouvence

est un enchantement de finesse, précision et justesse…

le regard de la musicologue sur le regard du philosophe (Bachelard) sur l’activité féconde de l’imaginer

12juil

Ceci

serait comme une conclusion un peu synthétique à la seconde partie de mon article précédent, A propos de la poïétique, deux exercices d’application : Jean-Paul Michel et Gaston Bachelard,

je veux dire un bilan de ma lecture de l’essai de la musicologue Marie-Pierre Lassus _ celle-ci est maître de conférences HDR en musicologie à l’université de Lille-3… _ Gaston Bachelard musicien _ Une philosophie des silences et des timbres

Le titre lui-même de l’essai, déjà, fait un peu difficulté :

ce serait par pur quiproquo qu’un tel essai se retrouvât au rayon « musique«  (ou au rayon « Beaux-Arts« ) d’une bibliothèque _ comme d’une librairie, aussi.

Car le terme « musicien » est pris ici métaphoriquement par Marie-Pierre Lassus :

Gaston Bachelard n’est pas (du tout ; en rien) compositeur de musique ;

ni _ ou trop peu _ non plus, praticien de quelque instrument que ce soit (de musique ; ni même d’une voix s’adonnant au chant !)… Il semble avoir renoncé à toute pratique instrumentale _ peut-être le violon… _ au décès de sa femme, en 1920 _ il avait trente-six ans.

Si la « thèse » de Marie-Pierre Lassus (les expressions qui suivent se trouvent aux pages 15 et 16 du livre)

est bien que

« cet art«  _ la musique ! _ fut le véritable fantôme de son imagination _ œuvrante en Gaston Bachelard : jusque, et surtout, dans l’écriture de ses essais de poïétique : la part probablement la plus originale de sa recherche de pensée, de son travail d’analyste-philosophe : consacré à l’« imaginer«  (ou « rêver«  ; cf, en forme de synthèse, sa Poétique de la rêverie, publiée en 1960… _,

le « clair-obscur » _ irradiant _ de son être,

sa partie vibrante _ et, ainsi, inspirante… ; rien moins ! _ ;

ce qui amène Marie-Pierre Lassus à se demander illico, page 16 :

« Mais qu’est-ce que la musique pour ce poète ? _ l’auteur devrait ici un peu plus et mieux distinguer le caractère poétique de l’écrire (et penser) de Gaston Bachelard d’avec l’objet de l’analyse visé par celui-ci : la Poiesis, à l’œuvre dans l’activité féconde de l’« imaginer«  (que Bachelard nomme aussi, ou baptise, « rêverie« , ou « rêver«  _ Comment écrire ce pur mouvement de la vie ?«  ;

et aussi, encore, page 20, à pointer

que

Bachelard « possédait des dons exceptionnels _ de perception ? d’écoute ? _ de musicien

qu’il a su mettre à profit dans son écriture au style _ = rythme ? _ inimitable » ;

au point que, toujours page 20,

« le philosophe _ analyste de la poiesis _ était _ rien moins que _ habité _ hanté, donc, avec la plus grande fécondité : celle du « génie« , dirait un Kant… _ par cette pensée _ creusante, labourante, fécondante : voilà ! _ musicale,

tellement intégrée à son discours, qu’elle fut pour lui une seconde peau«  _ celle qui ressent, en tout cas, en vibrant de (et par) toutes ses pores ; pas seulement un étui translucide et élastique pour les organes… ;

« la musique était pour Bachelard de l’ordre de l’expérience immédiate« , page 21.

il n’empêche qu’il ne s’agit pas là d’un travail de musicien-compositeur de la part de Gaston Bachelard ;

non plus, d’ailleurs que

d’un travail de poète _ même si tout au long de l’essai Marie-Pierre Lassus parle de la « poésie de Gaston Bachelard«  _ ;

mais de poïéticien…


Par exemple, page 23,

après avoir affirmé que,

à partir d’une « poésie induite » de la musique, « Bachelard a découvert le secret de l’activité poétique, d’origine musicale,

qui doit créer son lecteur et le vivifier«  _ oui ! _,

et noté, dans l’élan, que

« de fait, après une lecture _ de notre part, comme de la sienne à elle, l’auteur de cet essai… _ de Gaston Bachelard,

l’effet éprouvé est comparable à celui qui anime l’auditeur à la sortie d’un concert

ou à l’écoute d’un disque

qui l’a é-mu : on se sent plus vif, plus actif,

et on a la même _ voilà _ impression d’entrer _ mais oui ! _ dans un monde _ riche et cohérent en ses diaprures _ de mouvements et de forces _ c’est bien là LE facteur décisif ! en effet ! _,


Et Marie-Pierre Lassus d’en conclure :

« De là cette magie de l’écriture bachelardienne

_ voilà l’objet de l’analyse de la musicologue ici : ou comment la « poésie«  (en acte !) du style de Bachelard est l’instrument approprié (et efficient) à l’objet de sa recherche analytique (philosophique) : comprendre la poïesis œuvrante de l’« imaginer«  ;

objet traqué par notre philosophe bourguignon sous les espèces variées sensibles et plus ou moins mouvantes (et chatoyantes) de l’air, du feu, de l’eau et de la terre _

qui est le résultat d’une activité intense _ du poïéticien _, transmise au lecteur par l’intermédiaire du texte _ écrit _ et de sa musicalité » _ rien moins !!! page 23.

Et, page 24 :

« Chez Bachelard, « l’excès de vie »

_ Marie-Pierre Lassus emprunte l’expression à la page 40 des Fragments pour une Poétique du Feu, œuvre posthume (inachevée) de Gaston Bachelard, établie et publiée par les soins de sa fille Suzanne Bachelard en 1988 : « si nous pouvions faire sentir que dans l’image poétique brûlent un excès de vie, un excès de paroles,

nous aurions, détail par détail, fait la preuve qu’il y a un sens à parler d’un langage chaud _ voilà : une lave en fusion ! dirais-je, pour ma part… Bachelard mettant l’expression « langage chaud«  en italiques ! _,

grand foyer _ autre métaphore _ de mots indisciplinés

où se consume de l’être,

dans une ambition quasi folle _ de la part du poïéticien qu’il se fait alors… _ de promouvoir un plus-être, un plus qu’être« … :

curieusement, Marie-Pierre Lassus interrompt sa citation à « excès de vie«  : et manque le reste ! si merveilleux ! si lumineusement parlant de l’ambition du style même de Gaston Bachelard à l’œuvre, à l’écritoire ! _ ;

Chez Bachelard, « l’excès de vie », donc _ je reprends le fil de ma citation initiale _,

perçu dans le fil (et l’élan) des « images poétiques«  à déchiffrer-analyser,

provient de son expérience _ sonore (timbres et silences compris)… _ de musicien«  _ toujours cet usage ambigu…

Et d’ajouter, toujours page 24 :

« Bachelard a conservé dans sa poésie _ encore un autre usage ambigu !!! _ cet arrière-plan musical _ à relief et développements _ qui le caractérise »…

Là où l’intuition de Marie-Pierre est beaucoup plus heureuse _ que ces ambiguïtés de formulation et d’usage des termes de « musicien«  et « poète«  _,

c’est dans l’exploration ultra-fine de ce qui demeure de « musical » dans le style philosophique d’écrire et de penser _ mais est-ce dissociable ? _ de Gaston Bachelard s’essayant à l’exploration _ « quasi folle » ?.. _ du poïétique _ opération de « de promouvoir un plus-être, un plus qu’être«  : ces expressions sont cruciales !.. On eût apprécié que Marie-Pierre Lassus s’y arrête, les relève, les retienne, en en déduise (davantage qu’elle ne le fait : trop vite, et trop en passant) ce qu’elles impliquent et de la méthode et de l’ambition quant à l’ontologie (et au rapport de soi et de l’exercice à affiner de ses sens à l’être) _ :


« En répertoriant tous les noms de musiciens, musicologues et chanteurs cités dans ses livres,

nous avons trouvé des révélations sur sa manière _ générale autant que particulière et singulière _ d’entendre », page 24.

« Il nous est apparu ainsi que

la discontinuité

qui est au fondement de la pensée bachelardienne

rejoignait une notion centrale dans la musique du début XXème siècle« 

_ et « parmi les contemporains de Bachelard, Claude Debussy nous est apparu le plus proche en tant que créateur d’une nouvelle manière d’écouter la musique _ celles des choses, ou de l’être, ou du moins de ses flux, de ses ondes, aussi ?.. auxquels se rapporter, soi et ses sens… _ au XXème siècle« , ajoutera l’auteur, Marie-Pierre Lassus, page 25… _

: « loin de se soumettre à une continuité supérieure, d’essence mélodique (comme le pensait H. Bergson),

le temps _ musical, tout autant que bachelardien _ y est toujours jaillissant,

et non donné d’avance

_ ici je renvoie à mon article (du 10 mars 2009) : « la poétique musicale du rêve des “Jardins sous la pluie”, voire “La Mer”, de Claude Debussy, sous le regard aigu de Jean-Yves Tadié« , une lecture de l’essai remarquable de Jean-Yves Tadié : Le Songe musical _ Claude Debussy

En musique, cela correspond au rythme

qui surgit de cet ensemble _ si riche en la complexité qualitative sensible et mouvante, sans cesse « altérée« , activement et ultra-finement « variée« , de son tissu déroulé… : cf ici l’analyse magnifique de Bernard Sève : L’Altération musicale _ ou ce que la musique apprend au philosophe… _ constitué par les sons _ ou, mieux, « les timbres« _ et les silences« , pages 24-25…


Avec ce résultat, page 25, que,

si « le temps est essentiellement affectif » _ la citation est empruntée par Marie-Pierre Lassus à L’Intuition de l’instant (page 39) _,

« la poésie _ de l’écrire, tel que se l’assigne Gaston Bachelard (en sa poïétique), selon Marie-Pierre Lassus _ doit être polyphonique et verticale,

comme la musique et l’homme«  _ cf ici L’Air et les songes (page 283) ; voir aussi L’Intuition de l’instant (page 224)…

Au passage, cela m’évoque la thèse de l’« angularité«  que formule l’assez génial, lui aussi, Henri Van Lier, en son Anthropogénie, paru récemment, aux Impressions nouvelles ; cf le bel article sur ce livre (et ce philosophe hors des sentiers battus : Henri Van Lier), par Robert Maggiori, le 6 mai 2010 dans Libération : « Le tour de l’homme« 

Chez Gaston Bachelard aussi, nous avons affaire et à une anthropologie, et à une « anthropogénie«  ! Je note au passage seulement ici cette remarque de Robert Maggiori à propos des aperçus de Van Lier sur la voix : « Pour la voix, Van Lier ne se contente pas de voir les modifications anatomiques du visage et de la cavité buccale qui ont permis son apparition : il fait une théorie du ton, du timbre _ voilà ! _, du son, du chant, du rythme _ nous y sommes !!! _, des instruments musicaux, une histoire de la musique dans le monde grec, l’Inde ou la Chine, une sémiotique du signe musical, une étude de ses fonctions incantatoires, de la magie, du chamanisme, etc.« … Avec cette thèse : « la chance de l’Homme, c’est qu’il fait des angles »… A comparer avec les intuitions de Bachelard sur ce que la verticalité vient apporter (humainement) à l’horizontalité ; et l’importance décisive, ou cruciale, du rythme… Fin de l’incise Van Lier…


Par là, « l’esthétique bachelardienne et l’esthétique sino-japonaise _ Marie-Pierre Lassus y renvoie de façon judicieuse, notamment via l’œuvre de Tchouang-Tseu ! elle y revient à plusieurs reprises en ce livre ; et la page de couverture du livre présente trois illustrations (« Libellules à fleur de l’eau«  ; « Papillon poudré émergeant des fleurs«  ; et « Les Phénix chantent en harmonie« ), d’après des planches extraites du Fengxuan xuanpin, « un des manuels de cithare qin présentés dans la compilation Qinqu jicheng (introduction à l’étude du qin) dite QQJC, pp. 407 et 398«  _ partagent une même conception du monde fondée sur les éléments de la Nature dans laquelle tout est signe pour l’homme, appelé à en déchiffrer les mystères« , page 26.

Aussi, « en tant qu’imaginaire commun à l’humanité, la Nature, et ses mouvements, fut aussi le point de départ de la musique de Debussy (fervent amateur des estampes japonaises) et de la poésie (sic) bachelardienne« , toujours page 26.


Et Marie-Pierre Lassus d’annoncer qu’elle précisera en le détail des analyses de son livre « en quoi consiste l’universalité de son « esthétique concrète »

et ce que signifie, d’autre part, l’expression de « conscience créante » en regard de la notion d’activité issue de son expérience musicale (sic),

créatrice d’une poétique _ oui ! _ conçue comme une « philosophie de l’acte » ou « philosophie de vie en action »« ,

pour aboutir à cette proposition séminale, page 27 :

« C’est à cette source musicale _ en amont _ que Bachelard revient toujours _ en son écrire ! (ou style) _, en sollicitant _ en aval _ la mémoire sensorielle du lecteur qui, au contact de ses livres _ et à son tour : en lisant vraiment ! _, se reconstruit _ voilà ! _ en apprenant _ en le lisant ! donc… _ à bien respirer (ou à chanter).

Ce faisant, il a ouvert une voie nouvelle à la pensée _ poïétique : dont l’objet d’exploration (=visé) est la poiesis_ et a suivi d’autres chemins que les voies _ traditionnelles, déjà tracées et déjà empruntées par certains _ théoriques _ Aristote distinguait theoria, praxis et poiesis _ ou esthétiques _ en tant que déjà configurées, formées, sinon formatées…

En concevant _ c’est du moins l’hypothèse de travail ici de Marie-Pierre Lassus _ la musique comme une phénoménologie _ en acte (et en œuvres ! en résultant…) _ liée à une expérience humaine _ se faisant et défaisant, et métamorphosant sans cesse : à son plus vif, du moins… _,

il s’est intéressé à ce qui est au fondement _ radical ! _ de la relation _ vivante _ entre les êtres et les choses.

La musique, telle qu’elle est envisagée _ implicitement _ par Bachelard à travers _ principalement _ sa pratique d’écoute,

n’est pas un domaine réservé aux seuls spécialistes et musicologues. Elle fait partie _ de même que la poésie (des poètes ; ainsi que de quelques uns, aussi, des prosateurs…) _ de la vie« …


Alors, « elle est chez lui à l’origine d’une ontologie,

ou d’une « poétique de la relation »

pouvant permettre à l’homme de mieux habiter _ hölderliniennement ! « en poète » ! _ le monde,

à condition de se faire lui-même _ eh ! oui ! sans le craindre, mallarméennement… _ instrument, « harpe éolienne » _ cf le final musical éolien de Vendredi in le Vendredi et les limbes du Pacifique de Michel Tournier… _, à l’écoute des sonorités des êtres et des choses« …


Et Marie-Pierre Lassus de proposer, au final de son « Coup d’archet » d’introduction à son essai,

d' »inviter le lecteur à écouter cette action secrète de la musique sous les mots _ voilà ! c’est ce que signifie le mot « style » ! _

et à les vivre comme le recommandait Bachelard afin de mieux s’éprouver lui-même« , page 28 ;

et mieux penser (musicalement et poétiquement) en le ressentant mieux (ainsi !)

ce qui n’est pas nécessairement visible (= repérable ; ni calculable : ainsi un rythme n’est-il certes pas une cadence mécanique programmable !) :

tels les timbres et les silences, par exemple ;

et les rythmes…

Une dernière chose sur cet essai, Gaston Bachelard musicien _ Une philosophie des silences et des timbres, de Marie-Pierre Lassus :

si le livre ne donne pas lieu à une réelle et claire synthèse en son final, ainsi que je le relevai en mon article précédent,

c’est que l’écrire même de Gaston Bachelard _ à l’instar de celui d’un Montaigne, ou d’un Nietzsche, et de quelques autres de ce même acabit, tel un Pascal aussi… _ ne s’y prête guère,

me semble-t-il…


Et se révèlent infiniment précieuses à cet égard
,

alors,

les remarques de Suzanne Bachelard, sa fille, en Avant-Propos : Un livre vécu (de la page 5 à la page 24) au livre posthume de son père, dont elle a établi une version qu’elle a proposée (au lectorat un tant soit peu curieux) en janvier 1988 : les Fragments pour une Poétique du Feu :

« Quand mon père entreprenait la rédaction d’un livre, après des lectures nombreuses et des notes accumulées,

il commençait par le commencement _ futur, définitif _ du livre _ achevé et proposé ainsi à la lecture du lecteur à venir _,

il ébauchait _ voilà ! _ l’introduction,

plus exactement _ et la précision a toute son importance ! on va s’en aviser… _ le commencement de l’introduction,

parfois avec une note marginale : « un début possible ».

Il travaillait par reprise et rectification. Il ne raturait pas _ mais re-commençait… Il annotait le déjà écrit et récrivait.

Nombreuses sont _ ainsi _ les pages où n’étaient marquées que les premières phrases

auxquelles il attachait _ voilà ! un « départ«  ! _ une valeur dynamique _ de propulsion du penser : de l’écrire comme du lire !

Je me souviens qu’en lisant les Monologues de Schleiermacher il me parla avec admiration du « grand coup d’archet » par lequel commence le livre : « Keine köstlichere Gabe vermag der Mensch dem Menschen anzubieten, als war er im Innersten des Gemüths zu sich selbst geredet hat ».

Écrire les premières pages, c’était prendre son élan _ oui ! se lancer… _,

se donner confiance _ comme c’est juste ! la joie du résultat de l’essayer !

Ces pages ébauchées,

la ligne d’intérêt _ la piste _ suffisamment définie pour être un premier guide _ un premier phare, fût-ce rien que la lueur vacillante d’une lanterne, ou la flamme gracile d’une chandelle ; avec son encouragement ! _,

il se mettait à la tâche, dans un continuel va-et-vient entre l’introduction et les chapitres du livre.

Cette fois _ -ci : pour ce qui ne put pas aller plus loin que des Fragments pour une Poétique du Feu _,

le livre projeté est resté, pour reprendre une expression de mon père, « en chantier ».

Le livre n’est pas resté seulement inachevé. Le livre s’est fait _ aussi ! ou plutôt est demeuré… _ plusieurs. Les intérêts _ les pistes commencées de tracer et explorer… _ se sont multipliés, entrecroisés.

Le choix (éditorial ! impératif !) _ difficile _ est resté ouvert.


Plus loin, page 17,

Suzanne Bachelard note aussi, à propos de l’exploration de l’image du Phénix,

à partir de cette citation de son père : « Pour écrire un livre sur le Phénix il faudrait être maître d’une riche érudition. Il faudrait devenir un historien instruit des mythes et des religions » :

Mon père n’en avait ni la possibilité _ temporelle : il vieillissait _ ni fondamentalement le goût. D’autres intérêts _ d’autres pistes _ l’animaient _ voilà le terme moteur !

Pourtant un regret était _ à demeure et obstinément _ actif _ toujours ce vecteur dynamique ! _ de ne pas être assez instruit.

Éternel écolier _ voilà le sort valeureux de ceux qui ont l’âme sempiternellement curieuse ! _,

mon père aimait _ encore et toujours ! _ apprendre.

On peut noter dans ses livres maintes évocations de l’enfance. Ces évocations sont le signe, non pas d’une nostalgie d’un état _ comme induré _ d’enfance,

d’une nostalgie de l’innocence _ dépassée _,

mais bien plutôt d’une nostalgie des capacités _ voilà ! ludiques ! joyeuses… _ de l’enfance,

capacité d’émerveillement de l’enfant rêveur et libre,

mais aussi capacité d’apprendre _ voilà _ et de se transformer _ ou les métamorphoses de l’épanouir passionné ! 

Le désir se renouvelait constamment de lectures de livres érudits _ à la fois ouvreurs d’autres chemins, encore, et rassureurs de connaissances elles aussi joyeuses…

Transparaissait une tension _ voilà _ entre l’audace de l’imagination libre _ ouverte à de l’altérité et créatrice : génialement peut-être… _

et le contrôle _ plus rigoureux _ d’une pensée instruite _ par-dessus l’ignorance première.

Était en jeu également le besoin de rassurer un imaginaire qui se voulait excessif« …

Voilà…

Une quête sans fermeture d’horizon, de la part de Gaston Bachelard…

C’est de là que m’est venue l’affect (= l’impression première) d’un certain piétinement de la démarche de Marie-Pierre Lassus, en son livre ;

comme si celle-ci (ou plutôt celui-ci, ce livre !) ne nous livrait qu’un état encore un peu trop frais, pas assez (éditorialement) reposé ou muri (= épanoui), de sa propre découverte à elle (= la chercheuse), peu à peu,

du « chantier » infiniment ouvert, et laissé ainsi, de la Poétique (fastueuse en ses audaces comme en sa densité, parfois !) de Gaston Bachelard : des années trente à sa mort, le 16 octobre 1962…

Le dossier est ainsi très riche ; et son exploration par Marie-Pierre Lassus

vaut assurément le détour, déjà…

Merci de ce travail

patient, ample et probe !


Titus Curiosus, ce 12 juillet 2010

Entre « Recherche » et « recherche », le « flou » actif de l’esprit imaginant à l’heure des GPS…

17juil

Un très intéressant article, ce matin, de Pierre Assouline, sur son « irration » (de lecteur !) d’un « Vademecum«  _ en anglais « Companion to« … _ « pictural » pour la « Recherche » de Proust,

par un anglais un peu trop bien intentionné, selon Pierre Assouline, Eric Karpeles…

Voici l’article de Pierre Assouline, en date de ce 17 juillet

_ farci de mes commentaires, selon la coutume de ce blog-ci… _ :

« Les lecteurs de Proust ont-ils vraiment besoin d’un guide de musée ?« 

     « Prenez un grand roman, disons « A la recherche du temps perdu« . Prenez chacune des évocations d’œuvres d’art que vous y trouverez. Prenez le moteur de recherche du site du Louvre. Mettez les uns dans l’autre, remuez, faites revenir à feu doux et servez quand c’est prêt. Cela donne un beau plat qui a un drôle de goût.

Au départ, une vraie idée d’éditeur ; à l’arrivée une fausse bonne idée. C’est « Le Musée imaginaire de Marcel Proust«  (traduit de l’anglais par Pierre Saint-Jean, 350 pages, 32 euros, Thames and Hudson). On espère que ce n’est pas le début d’une collection ; et que nous ne sommes pas menacés d’un Balzac ou d’un Stendhal du même tonneau. Pourtant son auteur Eric Karpeles, peintre et auteur de textes sur l’esthétique, a crû bien faire. Constatant que la  « Recherche«  était profuse en références picturales, et imaginant sans peine que la mémoire visuelle, pour ne rien dire de la culture artistique, de ses contemporains avaient des limites, il a donc entrepris de mettre le portrait de Mehmet II par Gentile Bellini en face du _ voilà le procédé de ce livre : et ses économies de « recherche documentaire«  pour le lecteur, même à l’ère d’Internet ! _ passage où Proust dit que le jeune Bloch lui ressemble étrangement, un cardinal par Le Gréco en face d’une évocation de Charlus en “grand inquisiteur peint par Le Gréco”, le « Déjeuner sur l’herbe » de Manet en face d’une allusion métaphorique à un déjeuner sur l’herbe, la « Procession de mariage« de Giotto en regard d’une procession, et bien sûr l’évanouissement de Bergotte face au petit pan de mur jaune à la seule vue du Vermeer ! Il semble que l’on ait échappé de justesse à un lit de Caillebotte en face de “Longtemps, je me suis couché de bonne heure”…

Un extrait du roman sur la page verso, une reproduction de l’œuvre censée lui correspondre _ l’enjeu de cet article (de Pierre Assouline en son blog) ainsi que le bien-fondé, ou pas, du livre de Karpeles, se situant en cette visée de « correspondance« -là !.. _ sur la page recto, tous les tableaux du roman dans leur ordre d’apparition. C’est là une conception _ éditoriale, eu égard à un « marché«  (et à une « demande«  de la part de certains lecteurs, désirant parer au plus pressé (de « besoins » d‘ »identifications«  des allusions du texte)… _ très anglaise, et assez américaine _ l’éditeur du travail de Karpeles est Thames and Hudson _, qui consiste à toujours expliquer, rationaliser, dans un esprit positiviste, sinon pratique _ pour ne pas dire immédiatement (et économiquement) utilitaire (ou utilitariste). D’ailleurs, il n’est pas anodin de relever que là-bas, le livre s’intitule « Paintings in Proust. A visual companion to « In Search of lost time«  ». Un “companion”,delft1.1247783924.jpg c’est exactement cela, spécialité typique des librairies britanniques. Asseyez-vous, posez votre roman, on vous aide à le comprendre _ par des « identifications » ponctuelles : éliminant le « flou«  en votre esprit. C’est parfois utile pour les étudiants ou les chercheurs, pratique surtout _ c’est-à-dire économique en temps, en énergie, et en dépenses de tous ordres… Le procédé est déjà _ littérairement, et poïétiquement : pour l’élan de l’imaginaire ! ce que Baldine Saint-Girons appelle si justement « l’acte esthétique« , en son si judicieux « L’Acte Esthétique« , aux Éditions Klincksieck ; et autour de quoi tourne le tout aussi majeur « Homo spectator«  (« spectator«  en action ! pas passif !!!) de Marie-José Mondzain, aux Éditions Bayard : deux ouvrages indispensables pour mieux comprendre tous les enjeux d’une civilisation de l’audiovisuel hypertechnologisé : ici, lire les travaux de l’ami Bernard Stiegler ; en commençant, par exemple, par le plus récemment publié : « Pour en finir avec la mécroissance« , aux Éditions Flammarion… : voilà pour un bon « équipement«  (de lecture et d’intelligence) sur les enjeux actuels (« civilisationnels«  !) de l’« aisthesis«  _ ; le procédé est déjà lourd en soi ; il pèse _ et gravement : pardon pour la redondance ! _ sur la poésie-même des plus belles pages de ce roman par endroits si incroyablement léger_ oui : en sa lecture, comme en son écriture : des affaires de « souffles«  (et inflexions terriblement véloces, car fines ! ou « dansées« ) : c’est une affaire de « rythme« , une fois encore !!! Cf aussi la phrase unique (de 517 pages), sur ce modèle de prestesse proustien, du si merveilleux « Zone« , de Mathias Enard, paru en fin d’été dernier, 2008… : cf, sur lui, mon article du 3 juin dernier : « Le miracle de la reconnaissance par les lecteurs du plus “grand” roman de l’année : “Zone”, de Mathias Enard » _ alors qu’il a tout d’une brique. Le lecteur de la « Recherche«  n’a pas besoin _ du tout : voilà la raison de l’intervention ici de Pierre Assouline _ qu’un conservateur de musée lui prenne la main pour le guider _ fut-ce avec les « meilleures œillères » du monde ! ah ! la terrible soumission à ce que l’on prend aveuglément pour des « autorités«  !.. Autant obliger tout visiteur _ en rang d’oignons et file indienne, ou pas ! _ des Offices à porter et utiliser l’un de ces casques audio _ même démilitarisé… _ qui vous expliquent _ vous devenant passif : tel un utilisateur de GPS !!! dans le dédale pourtant charmant d’une ville encore pas trop connue… : « passif » et « captif » (satisfait ! cf l’illustration de la bêtise chez Flaubert, dans le « contentement de soi » béat d’un Monsieur Homais, in « Madame Bovary«  !) de ce qui devient pur réflexe à un stimulus pré-formé… _ ce qui se passe ! Le fait est que ça parle beaucoup « peinture » chez Proust. Tableaux, dessins, gravures et sculptures sont partout dans la « Recherche« . Ils ont toutes sortes _ oui ! _ de fonction : ils reflètent, authentifient, métaphorisent _ peut-il donc exister un mode d’emploi « sécurisé«  (en stéréotypes) des métaphores ?.. Mais le problème de ce « Musée imaginaire de Marcel Proust est dans son principe même _ coupant l’herbe sous le pied de toute recherche effective par l’imagination (mise en action) du lecteur lui-même : ainsi « assisté«  passivement !.. C’est cette recherche personnelle qui est l’œuvre (irremplaçable !) et du « regardeur » et du « lecteur«  vrais : pas réduits à une consommation préformatée d’images devenant de très réducteurs « clichés«  ; et « réducteurs de têtes« , ajouterait Dany-Robert Dufour (en son important « Art de réduire les têtes«  !)…

On croirait le trousseau de clés _ mécanisé _ d’un prétendu roman-à-clefs. Or un roman est fait pour laisser vivre _ et prospérer en un vagabondage libre : libéré ! avec un « jeu«  enthousiasmant ! _ l’imaginaire du lecteur. Tant mieux s’ils se trompe ou s’égare, là n’est pas la question _ en effet : bravo ! et merci ! Pierre Assouline ! de mettre si bien un peu les points sur les i du métier éditorial, du point de vue de ce que risque de devenir l’« in-activité«  de lire (de la part de lecteurs devenus ainsi  « non-lecteurs«  !), avec de tels « compagnons«  trop bien intentionnés : cela me rappelant la morale, délicatement incisive, de ce génie de La Fontaine, dans « L’Ours et l’amateur de jardins » !.. (« Fables« , VIII, X _ en 1678) : que je me permettrai d’adapter ainsi : « Rien n’est si dangereux qu’un ignorant (= ici « mal savant »…) ami ; Mieux vaudrait un sage ennemi«  _ ; à lui _ lecteur ; et à lui seul ! en une liberté construite, et non renoncée, surtout ! _ d’interpréter _ en cherchant !.. ; c’est un jeu jouissif ! _, de traduire les mots en sensations _ et vice versa Proust n’avait pas conçu sa cathédrale de papier _ (et de mots et phrases imprimés) : l’expression est à prendre au pied de la lettre _ comme un beau-livre illustré _ en effet ! Lorsqu’il écrit que la lumière se dégradait dans les escaliers d’un hôtel et convertissait leurs degrés “en cette ambre dorée, inconsistante et mystérieuse comme un crépuscule, où Rembrandt découpe tantôt l’appui d’une fenêtre ou la manivelle d’un puits”, a-t-on vraiment envie de retrouver sur la page en regard une reproduction du « Philosophe en méditation » (1632) ? Non, d’autant que ce pourrait être _ tout autant ! _ un autre tableau _ le « Rembrandt » de Proust étant lui aussi (et cela, « fondamentalement«  !) fort composite, le réduire ainsi à un exemple unique (et, d’autant, là où Proust, lui, les multiplie : « tantôt« , « ou«  !..), c’est couper les ailes au déploiement de son imaginaire en train de s’activer « dans le temps«  : pour quelle économie instantanée ? ; le contresens est alors tout à fait grave, en effet !., cher Pierre Assouline ! Merci de nous en prévenir ainsi en votre blog de salubrité publique  (pour une vraie « république des livres«  et de lecteurs « vrais« , en tout cas : pas trop « décérébrés«  encore, en voie d’être eux-mêmes réduits à de purs « arcs-réflexes« )Pareillement lorsque, à propos du baron de Charlus, l’écrivain évoque _ le mot impliquant du « flou«  _ ”une harmonie noir et blanc de Whistler”, on n’a nullement envie d’être dirigé bellini_mehmet_ii.1247783957.jpg_ illico presto et comme sur rails de voie unique _ vers la reproduction de « Arrangement en noir et or : le comte de Robert Montesquiou-Fezensac » du même peintre. Car ces choix figent _ voilà le crime ! _ notre imaginaire _ de poïesis en action _ et c’est le pire service _ magnifique expression ! _ que l’on puisse rendre tant au romancier qu’à ses lecteurs.

Nous qui avons vécu des années dans l’ignorance de la « Vue de Delft » _ il nous fallait « essayer«  de nous la « représenter«  : que de joie en cette incertitude (et son « tremblé« …) ; et cette « confiance«  accordée au talent d’ekphrasis de Proust ! _ tout en vibrant à l’émotion _ vibrée, dans la phrase même, ondulante, de Proust… _ de Bergotte, pourquoi nous obligerait-on _ robotisés (« à voie unique«  : c’est un comble !) que nous deviendrions _ à mettre les points sur les i ? Rien n’est émouvant comme la découverte et la rencontre inopinées _ bien plus tard qu’à la lecture… _, un après-midi de printemps à la faveur d’un égarement dans un musée, entre ce que l’on avait lu et ce que l’on voit enfin par hasard _ remerciant alors (personne ! ou plein d’intermédiaires…) la grâce de ce « hasard » de rencontre… Avis aux “companions” les mieux intentionnés : nous sommes encore _ mais pour combien de temps, cependant ?.. Que fait ici, et que ne fait pas, l’École, pour les nouvelles générations ?.. un certain nombre à ne pas prendre ombrage lorsque, relisant « A la recherche du temps perdu«  avec une volupté inentamée _ en effet ! sa « fraîcheur » s’enrichissant, même !.. _, nous ignorons _ mais oui ! ah cette stupidité (à la Homais !) de « craindre de mourir idiot«  au sens de non-savant, d’ignorant : l’ambigüité du terme étant très joliment dans ce cher La Fontaine (de « L’Ours et l’amateur de jardins » : « ignorant«  opposé à « sage« …)… _ ce qu’est la noblesse d’une « buire » de Venise, ou le sens de “mazulipatan”…   Qu’importe puisque Proust, comme ses personnages, étaient à la poursuite _ ouverte ; et non figée (et pour cause !) _ d’un rêve _ un « rêve«  est-il jamais « à satisfaire«  ? : là est tout ce qui sépare le libre désir du lourd besoin : rassasiable, mais très temporairement, lui… _ et que la puissance _ oui ! _ de la fiction _ le substantif émanant du verbe (et de l’activité) de « feindre«  : c’est tout le « jeu«  du faire-semblant, avec tout son « bougé » en acte… _ étant ce qu’elle est, nul ne pourra l’objectiver _ et la tuer en la figeant : ne serait-ce qu’en clichés !!! (et toute leur solennelle « bien-pensance«  N’a-t-il pas écrit _ Proust… _ que l’essentiel est dans “cette lumière  _ un principe de connaissance qui passe aussi, et nécessairement, par l’activité de l’esprit : biologiquement, en quelque sorte ; et le processus existe aussi, c’est même une fonction ô combien capitale du vivant et de la survie, chez les animaux ! _ qui fait tout le jour la beauté des objets et le soir tout leur mystère _ on notera le splendidement discret décalage proustien entre « tout le jour«  et le passage furtif, lui, du « soir« , avant la nuit _, qui en se retirant d’eux _ « eux«  : les objets disponibles pour l’activité d’un sujet _ modifie à tel point leur existence _ de choses inertes, en dehors de notre appréhension (à commencer par perceptive, et attentive : il faut aussi que le regard, en son mouvement même, en son flux, se focalise un tant soit peu _ mais pas à les figer ! _ sur eux ; et pas forcément programmatiquement !) _ que nous sentons bien qu’elle _ cette « existence«  d’« objets« -pour-nous, et en-dehors-de-nous, aussi… _ en est le principe _ extérieur, transcendant : avec toujours son « mystère«  (pour nous !) ; et le « flou« , forcément, et à l’infini (à des degrés variant…), de toute perception qualitative ; et non pas pragmatiquement utilitariste seulement : là-dessus, lire les analyses décisives de Bergson, auxquelles on doit bien davantage revenir… _ et qu’eux-mêmes semblent passer, dans ces minutes si inquiétantes et si belles _ les deux étant intimement liés : c’est une des clés de l’œuvre proustien : de son intense et permanente, oui, « vibration«  ! à la lecture ! pour peu qu’on fasse confiance à l’élan du souffle long et splendide de sa phrase… _, par toutes les affres de la mort” _ et « dans le temps« … : le dernier mot (de gratitude !) à la toute dernière page du « Temps retrouvé«  _ ?.. Et cette lumière _ infiniment vibrante pour le lecteur acceptant de se livrer à sa « vibration«  : sans clichés ! _, l’artiste qui l’a créée et nous l’a transmise _ par le dispositif écriture-lecture exclusivement _ après l’avoir rêvée _ oui ! = imaginée activement ! en son génie d’auteur ! _ n’était pas peintre, mais écrivain » _ en effet !

(”Arrangement en noir et or : le comte Robert Montesquiou-Fezensac« , par James Abbott McNeill Whistler 1891-1892 ; “Vue de Delft” de Jan Vermeer 1659-1660 ; “Le Sultan Mehmet II” de Gentile Bellini, 1480)

Voilà pour ce bel article de Pierre Assouline.

Bref, un « Vademecum » (« Companion to…« , en anglais) assez peu utile poïétiquement : c’est même un euphémisme…

Titus Curiosus, ce 17 juillet 2009

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