« Jeudi saint » de Jean-Marie Borzeix (Editions Stock) :
A propos de l’écriture (longueur des articles, d’abord ;
puis, peut-être aussi, “style” des dits “articles” de ce blog),
ceci :
“Je ne publierai les 2 articles sur “Jeudi saint” de Jean-Marie Borzeix
(aux Editions Stock au mois de mai 2008)
qu’en commençant par “prévenir”
de leur longueur “a-normale”,
“excessive”…
ainsi qu’en donnant aussi
par anticipation
la réponse (à mon envoi de ces articles : “Ombres dans le paysage”
et “Lacunes dans l’histoire”)
de l’auteur, Jean-Marie Borzeix. »
Voici, donc, cette « réponse » on ne peut plus « autorisée »:
De : Jean-Marie Borzeix
Objet : Rép : Article à paraître sur « Jeudi saint » sur le site mollat.com
Date : 12 juin 2008 15:08:03 HAEC
À : Titus Curiosus
» Cher Titus Curiosus,
Je viens de lire l’étude critique que vous avez consacrée à mon livre.
Quel travail !
Je dois vous avouer que je suis épaté par l’attention et la perspicacité de votre lecture.
Les clients de la si belle librairie Mollat ne doivent pas avoir tous les jours de tels commentaires à se mettre sous les yeux…
En somme,
dans ce long article,
vous continuez mon enquête
– c’est un peu une enquête sur l’enquête -,
vous comblez des blancs, vous frayer d’autres pistes, vous soulignez les ellipses, vous en décrypter et compléter certaines.
Grâce à vous, je suis rassuré : Vendredi Saint
_ sic pour le lapsus (du « Jeudi » au « Vendredi saint« ) : un blog est un outil à merveilleuses surprises
(et c’est seulement à l’instant de « publier » sur le blog cet article
que je m’avise de ce somptueux _ on découvrira pourquoi _ lapsus !..) _
n’est pas un texte clos,
il reste heureusement inachevé.
Je tenais beaucoup à cela.
Merci encore.
Bien cordialement.
jmb »
En plaçant,
en “avant-propos” : “Au lecteur” (à la Montaigne en ouverture des “Essais“,
ou à la Rabelais au “Prologue” de “Gargantua“)
un “avertissement“ avec un brin de fantaisie,
sollicitant un tant soit peu
de temps et patience
de lecture (pour chacun des articles : chacun ayant, et devant avoir, son rythme) ;
soit la bienveillance
traditionnellement de mise ;
etc…
_ tout ce que j’ai developpé
dans l’article « de la longueur et du style » : on pourra donc s’y reporter…
Et le point de vue de l’auteur (de « Jeudi saint« ) l’emportant évidemment sur toute considération autre
_ Alleluihah ! _,
je propose donc
sans autre circonlocution
cette « étude critique » ;
« accrochons-nous », et « bon voyage ! »
Voici :
Sous un couvert (et réalité profonde) parfaitement modeste, voici,
avec ce « Jeudi saint« de Jean-Marie Borzeix (paru ce mois de mai 2008 aux Editions Stock),
une œuvre grande et importante,
bien éloignée, du plus petit soupçon de pose que ce soit,
de « donner de leçon »
à quiconque…
C’est, en fait, un simple « récit » personnel,
qui ne se veut
_ il nous faut le noter _
ni une entreprise (de thèse) d’historien professionnel
_ car « rien ne serait plus ridicule en effet que prétendre donner une version définitive de l’histoire » dont il va s’agir,
même s’il s’agit aussi en cette « histoire » d' »une réalité abolie »
(expression mine de rien capitale),
tout à la fois « proche »
(de nous, et de notre présent : celui de l’auteur, comme celui des lecteurs, d’aujourd’hui, mais aussi tous les autres),
« proche« , donc, « comme si c’était hier« ,
et en même temps « lointaine
comme si c’était un épisode de la guerre de Trente ans » (page 11, dès la deuxième phrase) ;
et qui concerne aussi, même si c’est très modestement, l' »Histoire« , avec un grand H,
l' »Histoire » à la fois telle qu’elle s’écrit, telle qu’elle se conçoit,
mais aussi l' »Histoire » telle qu’elle se vit,
et par tous, sans exception, qui,
la vivant, cette « Histoire« ,
s’y trouvent forcément, et dans des proportions variables, « mêlés », « bousculés », voire parfois (jusqu’au « tragique » !) « broyés »,
en en étant nécessairement des « acteurs », plus ou moins « actifs » et « passifs »,
le plus souvent peut-être simples « témoins« ,
entre, comme nous en allons avoir ici des exemples, « assassins » et « victimes » ;
mais rarement comme rien que des « ombres« , ou des « arbres » (bouleaux, hêtres, chênes, etc… : arbres du Limousin) ;
ni une oeuvre de « littérature »
_ ce qu’elle est pourtant, aussi,
et combien magnifiquement,
dans la flamme vibrante de sa « tenue« ,
classique, par l’intensité (= tension discrète) de sa sobriété _
ni, non plus _ et c’est aussi à noter, une fois pour toutes _, un brûlot politique,
ou quelque leçon de « bien-pensance » plus ou moins moralisatrice _ ainsi qu’il en « court » tant par les temps qui courent :
le récit
_ qui se déploie sur rien moins que six années (de l' »automne 2001 » à l' »été 2007« ),
même s’il « aboutit » dès l’année 2003 : son résultat est le chapitre « La Pâque juive » (pages 137 à 151) _
le récit, donc, est celui d’une modeste « enquête » d' »histoire locale« ,
qu’entreprend, la soixantaine venue,
à l' »automne 2001« , donc,
et chez lui, à Bugeat (en « Haute-Corrèze« , sur le beau et rude Plateau de Millevaches),
un « enfant du pays »,
Jean-Marie Borzeix,
natif en effet de Bugeat (le 1er août 1941, pour être précis),
et bien connu « au pays » : « homme de culture »,
il dirigea (à Paris, et douze ans durant, de 1984 à 1997) France-Culture, puis le magazine Télérama (1999-2000),
et occupe encore quelque fonction à la Bibliothèque de France.
Mais à Bugeat, il est d’abord, en effet, « le fils de la Jeanne, le petit-fils de la Rachel et le neveu de René« ,
(…), « tous morts« , certes, « mais inscrits avec précision dans la mémoire de chacun » (indique-t-il page 42).
Au départ, le projet est de mettre simplement, semble-t-il, un peu plus « au clair » un « épisode » _ distinct, distingué, isolé (de la trame des jours un peu plus ordinaires : les jours vierges d’assassinés) _, un « épisode » tragique, donc _ théoriquement (ou normalement) « tragique« , selon l’opinion commune _, qui a durablement marqué « le pays« « pendant la dernière guerre » _ et normalement « mémorisé » et « dûment commémoré » comme tel, aussi _,
un « épisode » survenu très précisément le 6 avril 1944,
et annuellement commémoré _ de fait ! _ depuis lors, au Monument aux morts de la commune :
l’assassinat par les SS
_ portant « une tête de mort cousue sur les manche de (l)a vareuse » (page 19) _
de quatre otages, du hameau de L’Échameil…
Ici, je veux citer la page qui ouvre la « préhistoire », en quelque sorte, de l' »enquête » qui « s’ouvre », en cet « automne 2001 »
_ le chapitre (qui est le second du livre) est magnifiquement intitulé « Vives voix«
(ne vont-elles pas tarder à s’éteindre, ces voix-là ?) _ ;
je vais la lire, cette page,
d’abord telle quelle et d’un seul élan, une première fois ;
puis je la re-lirai en me penchant
(ce sera ma méthode _ attentive intensive _ de « lecture », si on le veut bien)
d’un peu plus près sur ses éléments « les plus sensibles », qui me paraissent tellement importants.
Voici :
« Le déroulement de la journée du jeudi saint 1944 et des jours suivants, je l’ai reconstitué en écoutant les vieilles personnes du bourg et des villages environnants, en recoupant leurs propos. Chacun possède bien sûr sa version, accompagnée presque toujours d’un détail illustrant et résumant pour lui l’ensemble des événements, comparable à un gros plan photographique qui rameute et écrase le paysage alentour. Tous se reconnaissent dans les grandes lignes d’un récit commun. Mais je pressens, ne cesse de vérifier, que celui-ci reste probable et lacunaire, que tel il restera, car les derniers survivants meurent en oubliant de raconter ce qu’ils savent. » (page 36).
Et maintenant voici ma « re-lecture » intensivement alentie en quelque sorte :
« Le déroulement de la journée du jeudi saint 1944 et des jours suivants,
je l’ai reconstitué en écoutant les vieilles personnes du bourg et des villages environnants,
en recoupant leurs propos »
_ ici, en cette « ouverture » du second chapitre, page 36, je pointerai le mot de « re-constitution« : toute histoire, et à la suite « l’Histoire » elle-même aussi, forcément
_ cf « Faire l’Histoire« , sous la direction de Pierre Nora, aux Editions Gallimard, en 1974 _ ,
est « constitution » et « re-constitution » ;
c’est en effet d’abord une question de « faire » :
cette « histoire« -ci comme cette « Histoire« -là, il faut en effet « la faire », la dire, la parler, raconter ;
avec des mots, avec des phrases ;
plus ou moins « siens » ;
ainsi qu’en un « phraser » : qualitatif essentiel.
Nous entrons bien ici dans le vif du sujet…
« Chacun possède bien sûr sa version _ « sa« « version » ! _,
accompagnée presque toujours d’un détail
_ toujours significatif et qui peut être très précieux, parfois unique ! ce « détail » de « l’histoire« :
lequel « détail« , ainsi, isole, taille, découpe et charcute « dans le gras » trop opulent » et « confus » (jusqu’au chaotique) du réel qu’il essaie ou prétend maîtriser _
illustrant et résumant
_ on doit forcément choisir, sélectionner, aller au principal (= l’essentiel), afin de bien « illustrer« , donc, ce sur quoi on choisit de porter l’attention ;
et pour cela, écarter forcément le reste, tout le reste qui n’est pas cet « essentiel »-ci qu’on élit,
et devient alors, et n’est bientôt plus, ce malheureux « reste »,
que « détail annexe », et même très vite « parasite » : parasitaire, incongru, inopportun, « à chasser » de ce « portrait » (« paysageant« ) que l’on fait, construit, élabore, mitonne, soigne, chérit même à l’occasion, du « portrait » que l’on est en train de donner, de « ce qui s’est passé » ! _ ;
chacun possède bien sûr sa version, accompagnée presque toujours d’ un détail _ je reprends dès l’entame le fil de cette riche phrase _ illustrant et résumant _ et la chose peut être terrible en dépit du service qu’elle rend ! _ pour lui
_ « pour lui » ! c’est-à-dire « chacun », à la fois selon « son » point de vue, « son » angle de vue, toujours particulier (singulier, et d’abord précieux, par là), sur « ce qui s’est passé »,
mais aussi,
au-delà du « partiel », et en même temps que lui,
« partial », de « parti-pris », voire de mauvaise foi (de ce « chacun »-là) :
ce qui peut parasiter, jusqu’à l’invalider, le « témoignage » _ ;
illustrant et résumant pour lui _ je poursuis la reprise, en son élan, de la phrase _ l’ensemble des événements
_ opération toujours un peu difficile, et réductrice, en dépit de ce qu’elle apporte incontestablement de « gain » de sens _,
comparable
_ ce processus de « focalisation » (« détaillant ») que dégage ici, et mine de rien, en la cursivité de sa phrase, Jean-Marie Borzeix _,
comparable à un gros plan photographique qui rameute et écrase
_ en cette « focalisation » englobante qu’accomplissent ici, et par là-même, ce « détail » et ce « gros-plan photographique« -ci : à méditer ! j’y reviendrai _ ;
comparable à un gros plan photographique, donc,
qui rameute et écrase le paysage alentour » _ en sa globalité.
Avec ce résultat, en ce « rameutage » _ le mot existe-t-il ? on devra l’inventer ! _
d’un bel et bien « écrasement »
_ un effet ici d’autant plus décisif en ses conséquences qu’inaperçu : ce n’est certes pas sur lui que se tend et se pose en effet l’attention, puisque, précisément, tout l’effort de ce mouvement du pensere est de se détourner (du « reste »), au profit de ce vers quoi on désire et porter le regard, et mettre tout l’accent _,
d’un bel et bien « écrasement »
_ je m’y arrête et insiste _,
du « paysage alentour » ;
ainsi que de ce (et ceux _ tous ceux…) qu’il comportait, le dit-« paysage« ,
comme en cette occurrence-ci des « alentours » de Bugeat ce 6 avril 44 !..
Le moindre mot : « pays » _ lui n’est pas prononcé ici, mais la chose qu’il désigne, est bel et bien impliquée ! _ , « paysage« , « alentour« , ultra-sensible dans l’écriture discrète et rapide (élégante en sa belle sobriété) de Jean-Marie Borzeix, est capital, nous allons peu à peu mieux nous en rendre compte.
« Tous se reconnaissent
_ et c’est bien aussi de cela, en effet, qu’il s’agit et va s’agir, tout du long, dans « Jeudi saint » :
de la faille, et peut-être l’abîme, séparant le « se reconnaître » du « se méconnaître » !
ou en méconnaître d’autres ;
de même qu’il s’agit aussi de ce qui distingue le particulier, voire le singulier, du général et « commun » _
dans les grandes lignes d’un récit commun »
_ bien sûr ! de « grandes lignes » ; et un « récit commun« , trop « commun » !… en effet ! cela ; car il y en a beaucoup que cela « arrange » ou « vient arranger » (et pas que peu, sans nul doute) ; « récit commun » qui vient très vite dangereusement se figer en un « cliché » passe-partout commode, et qui s’impose,
et tombe encore plus vite du « songe » peut-être de départ (avec la part d' »imaginaire » de tout récit), dans l' »erreur » et aussi, dans la case limitrophe, le « mensonge », même si nous n’en sommes pas nécessairement (pas toujours, pas systématiquement) déjà là…
« Mais je pressens
_ et l’aventure de l' »enquête« (de même que la qualité proprement littéraire de l’écriture ! de Jean-Marie Borzeix) commence précisément dans ce « pressentiment« -là :
nous n’allons pas tarder à découvrir jusqu’où, très loin, cette aventure-là va nous mener _,
ne cesse de vérifier
_ c’est le B-A BA de l’historien authentique _,
que celui-ci
_ le-dit et bien-nommé « récit commun » _
reste probable et lacunaire
_ ici encore : « lacunaire« , un terme décisif ! et nous allons y revenir ! mais entre l' »ouverture » infinie, et infiniment positivement retouchable, du « probable«
_ cf l’épistémologie de Karl Popper (par exemple dans « La Logique de la découverte scientifique« , parue aux Editions Payot en 1973) _,
et les « dégâts » de gommage et effacement du « lacunaire« ,
l’espace, la faille, l’abîme peut s’élargir considérablement, jusqu’à l’irréparable, catastrophique… _ ;
« Mais _ je reprends le fil de la phrase que je désire commenter _ je pressens, ne cesse de vérifier, que celui-ci reste probable et lacunaire, que tel il restera
_ le plus probablement, sans doute, « lacunaire » (bien davantage, ici, que seulement « probable« ), sauf si… _,
car les derniers survivants meurent en oubliant
_ le mot « oubliant » est d’ores et déjà (et en ce gérondif, qui plus est !) à surligner ! _
de raconter ce qu’ils savent » (page 36)
_ et qui devient par là irrémédiablement perdu, néantisé :
à jamais « lacunaire« , par conséquent !
Avec cette première _ terrible _ puissante conclusion, page 37 :
« L’histoire est construite sur un entassement immense de témoignages de première main qui n’ont été ni livrés, ni retenus« …
Soit ce que je me permettrai de baptiser une « a-construction » :
assez vertigineusement bancale, et selon une double responsabilité (« ni livrés, ni retenus« ) quant à ces « témoignages« ,
si l’on voulait si peu que ce soit se pencher, réfléchir, « méditer » _ voilà ! _ sur ce qui bée en ce « lacunaire » ;
on comprend qu’on préfère, en général, le fuir…
Merveilleux et terrible paradoxe, en effet
_ en une sorte d’avatar de « théologie négative » _,
sur lequel, bien sûr, Jean-Marie Borzeix est loin de s’attarder, s’appesantir encore moins,
passant immédiatement, de son écriture sobre et élégamment cursive, à la ligne.
Au lecteur, seul
_ dans le silence « peuplé » de voix triées, plurielles, de sa lecture, de sa propre lecture (soit sa lecture à lui, possiblement « personnelle » : elle a aussi, bien sûr, une responsabilité) _,
de « le » saisir (éventuellement) au vol, « cela »,
et d’y penser et « re-penser » (un peu) peut-être, voire si possible…
C’est donc d’une réflexion, aussi, sur la tension entre « histoire » et « Histoire » qu’il s’agit ici, en ce « Jeudi saint« ,
on ne peut plus discrètement, mais fermement,
sans que l’auteur entreprenne sous quelque forme que ce soit une réflexion conceptualisée, philosophique
_ à la Ricoeur, par exemple (dans « La Mémoire, l’histoire, l’oubli« , paru aux Editions du Seuil en 2000) _,
encore moins quelque « épistémologie » de tout cela… Je veux dire sur la « tension » ; et sur la « rétention »…
Sur cela, on lira aussi, avec très grand profit, le travail, livre après livre, de Bernard Stiegler, en cette époque de l' »Economie de l’hypermatériel et psychopouvoir » (chez Mille et une nuits, en février 2008)…
Rien, en ce « Jeudi saint« , qu’une petite ré-flexion toute simple, et discrète,
au fur et à mesure de ce récit
(vibrant et sobre, tout à la fois, lui
_ et c’est bien d’un tel simple « récit », qu’il s’agit ici, en ce livre « creusant » vers le fond, qu’est in fine « Jeudi saint« ),
du récit, donc, de sa modeste « enquête » locale (du moins au début), parmi ses « concitoyens » de Bugeat,
pour Jean-Marie Borzeix, en sa « soixantaine »,
dans la grâce à peine dansée de l’écriture : ou le style…
En menant _ c’est la donnée de base, mais aussi finale ! nous le verrons… _ une modeste « enquête » d' »histoire locale » sans prétention « professionnelle » ;
Ni de plus vaste « ampleur » (historique), non plus. Même si depuis Hérodote, « histoire » signifie ni plus ni moins qu' »enquête » _ et « véridique » : sur ce qui s’est bel et bien passé ; et mérite d’être « retenu »…
L’auteur est loin de « se pousser en avant ».
Peut-être est-ce d’ailleurs là une des raisons qui firent reculer (et retardèrent, de facto) les gestes et efforts pour une publication de ce « petit » récit (corrézien)…
Jean-Marie Borzeix n’est-il pas d’abord, ici, le simple « Président de l’Association des Amis du Pays de Bugeat » ?
Par là, le livre échappe, d’ailleurs,
et comme toute véritable « grande œuvre », en sa « liberté »
_ je n’ose pas prononcer le terme
(« kantien », en la si décisive « Critique de la faculté de juger« )
de « génie », ici :
son usage courant ayant de tout autres connotations,
et qui seraient d’applications fâcheuses, et injustes : que le livre ne mérite pas ! _
à ce que j’appellerai l' »encagement » en un genre identifié, démarqué, et reconnu…
C’est un livre parfaitement libre de lui-même,
en son courage d’assumer l’élan et la fraîcheur (« de grand vent », mais oui !)
de la recherche de la vérité…
Là où ça dérange aussi quelques conforts un peu (trop) « installés »,
et « glorioles »…
Mais rien de provocateur, ni de scandaleux, ici, qu’on se rassure _ nul « compte » en vue de « règlement », ni quiconque livré à la vindicte et châtié, ce n’est pas le sujet ;
tout est en délicatesse et de ton et de sens,
au plus « humain » de l’humanité _ voilà le versant de ce « travail »…
En son discours du 13 juillet 2004, pour l’inauguration d’une plaque à la mémoire des « victimes oubliées » de l’action des SS le 6 avril 1944,
apposée (avec un minimum, vraiment, de solennité, mais non sans intensité, nous le verrons) sur la façade de la mairie le 13 juillet 2004,
le maire de Bugeat, Monsieur Pierre Fournet,
remerciant au passage Jean-Marie Borzeix
(« qui a aidé pour la recherche« , indique joliment le bulletin municipal, en simple légende d’une photo !),
cite pour clore (ou plutôt « ouvrir » davantage) son hommage, une très belle « pensée » de Pic de La Mirandole
en son « De la dignité de l’homme » (disponible, dans une traduction de Philippe Hersant, aux Editions de l’Eclat, en 1993) :
« Tu as le pouvoir de sombrer au niveau des brutes,
et celui de renaître dans un ordre plus relevé, ou divin,
selon ton propre jugement. »
Voilà qui en dit pas mal, aussi…
Mais peut-être vais-je trop vite.
Je reprends donc le fil de mon discours,
et j’entre dans le développement du raisonnement (familial : « Jeanne, Rachel, René« ) de la page 42 :
« On s’interroge, je le devine, sur les raisons qui me conduisent à m’intéresser à cette période (sic), à cet épisode précis de l’histoire commune _ en effet. Nul résistant, nul collaborateur, nul héros ou victime notoire dans ma famille. »
Après un rapide panorama du parcours de son père _ « Mobilisé un mois après son mariage, décoré pour un acte de bravoure sur le front d’Alsace pendant la drôle de guerre, revenu sans blessure après avoir beaucoup marché à couvert et pendant la nuit, mon père a partagé l’immense soulagement de la majorité de la population en entendant le vainqueur de Verdun faire « don de sa personne » à la France ». Pétainiste de cœur au début de l’Occupation, il rejoignit la Résistance dans les derniers mois de la guerre en aménageant des pistes de largage pour les parachutages alliés tout près de Montereau (Seine-et-Marne), où il travaillait alors. A la Libération, il adhéra au gaullisme pour toujours. Un itinéraire assez banal, qui n’explique rien » _, Jean-Marie Borzeix s’en amuse : » Désolé, ma généalogie politique ne livre aucune clé qui éclairerait ma démarche » (page 43) : ce sera au lecteur, bien sûr, qu’il reviendra de « savoir lire » « Jeudi saint« , car l’auteur n’en dira rien de plus explicitement
_ ce dont d’ailleurs s’agace (et m’amuse) un tout petit peu le chroniqueur _ élogieux _ du livre pour « l’Humanité »…
L’auteur embraye : « Je devine d’autant plus acérée la curiosité muette de mes interlocuteurs. Pourquoi diantre revenir sur des événements dont justement on n’aime guère se souvenir, pourquoi s’obstiner à ressasser des histoires de malheur, de survie, de courage et de lâcheté, pourquoi ne pas oublier une fois pour toutes le cruel enchaînement des faits qui aboutit à la mort de quatre hommes du village de l’Échameil ? Pourquoi faire ressurgir _ ici quelques pistes, discrètement, se tracent _ les ombres des républicains espagnols rassemblés dans les camps de travail des tourbières et souvent placés dans les fermes, ou celles des familles juives disséminées dans le pays, ou encore cette tribu de bohémiens qui passa la guerre assignée à résidence, confinée de la sorte à la sortie du bourg ? »
A-t-elle quelque lien de parenté, cette famille-ci, avec celle des ferrailleurs de Meymac, où Pierre Bergounioux _ autre résidant écrivain de cette « Haute-Corrèze » _, s’alimente en « matériau de récupération » pour sa passion de la sculpture ?.. ainsi qu’il le chronique régulièrement en son très riche d’humanité « Carnet de notes » (publié chez Verdier, en mai 2006 et juin 2007) _ fin de l’incise.
« Tant de gens, poursuit magnifiquement, et toujours « mine de rien », je veux dire le plus sobrement du monde _ toute une éthique _, Jean-Marie Borzeix, page 44, qui n’ont vécu que peu de temps « parmi nous » _ les guillemets sont ici capitaux ! de même que l’expression « que peu de temps » ! _, qui ont disparu il y a un demi-siècle _ je n’insisterai pas sur le clair-obscur de ce verbe _ et dont on n’a en général plus jamais entendu parler. Pourquoi vouloir réveiller des fantômes ? »
_ sinon parce qu’eux-mêmes, ces « fantômes« , en personne, viennent (cela s’appelle « hanter ») nous le réclamer, ce « réveil » _ qu’on soit Hamlet, le prince, le fils du roi Hamlet, ou un autre qu’un parent proche ou éloigné : une affaire, encore, de plus ou moins grande distance (ou « focalisation ») ; et « filiation » : à la fin de « la tragédie du prince de Danemark« , le Fortimbras qui, avec « tambours et trompettes », « ramasse la mise », est lui-même _ et aussi dans l' »Histoire » _ le fils de « Norvège« …
Après une belle page de questionnement _ sans aboutir d’ailleurs à une réponse, sur le prénom (« Rachel« ) de la mère de sa mère Jeanne, Jean-Marie Borzeix fait le point, page 47 :
« La question _ je la rappelle : « Pourquoi vouloir réveiller des fantômes ?« _ revient plus d’une fois, je suppose »
_ c’est magnifique ! l’auteur lit dans le regard, dans le non-dit de l’échange, au moment des paroles mêlées, forcément, entre les mots, entre les phrases, de silence(s), de ses « interlocuteurs« , dans le « recueil » (= action de recueillir) de leurs « témoignages » _,
dans l’esprit de mes interlocuteurs : pourquoi m’être lancé dans une enquête qui me concerne si peu en apparence ?
_ mais « en apparence » seulement : c’est bien d’aller un peu plus loin, au-delà des « apparences » premières de l’Histoire (et des histoires), qu’il s’agit ici !..
« Moi-même au fond, je l’ignore _ eh! oui !… Je devine seulement
_ mais c’est là la situation de toute écriture, mot après mot, dans la phrase qui s’élance ;
et de toute parole aussi, puisqu’un discours se lance nécessairement en une phrase (« générativement », dirait Noam Chomsky) _
que j’attends de cette modeste recherche, où j’avance à tâtons
_ au hasard des rencontres, dans leur improbabilité, et selon comment chacune va « tourner » (et ses réponses) : combien avortent ! _
une réponse à des questions qui m’habitent depuis l’enfance » _ ce pays nourricier de tout.
Jean-Marie Borzeix, né en 1941, avait deux ans et huit mois le 6 avril 1944 : l' »infans » que peu à peu il cessait d’être commençait à parler, à écouter, à regarder, à ressentir (et ainsi penser, aussi), alors ; à partager plus ou moins la vie des autres, comme tout un chacun (de parlant/pensant, pensant-parlant) y est stimulé, « invité » au départ, même si aussi il s’en protège, apprend à développer des ressources (et parfois même des trésors) d’anesthésie.
Le passage s’achevant par ce mot : « Comment ne pas être hanté _ revoilà les « fantômes » ! _ par l' »oublieuse mémoire » chère à Jules Supervielle ? » (page 47).
En fait, et au départ, ce sont « ces silences, ces rumeurs, ces soupçons, ces jalousies, ces insinuations
_ à l’instant précédent du texte évoquées, en ce passé trouble et difficile (et « passant » décidément « assez mal » _ ou pas…) de l’Histoire _ qui ont habité le Chaminadour de mon enfance _ Marcel Jouhandeau, l’auteur de « Chaminadour » (aux Editions Gallimard, en 1934), n’est-il pas un voisin de Guéret, chef-lieu du département voisin de la Creuse ? _
(qui) me poussent un demi-siècle plus tard, à m’intéresser aux événements de l’hiver 1943, quand la Résistance sort de l’ombre et que la lutte armée s’organise, et au printemps 1944, quand la guerre, avec une vraie armée et de vrais insurgés, dissimulés alentour, surgit par surprise
_ faute d’assez d’attention ? _
dans le Pays. La journée du Jeudi saint
_ voilà l’objet de l' »enquête » de départ _
où les gars de l’Échameil ont été assassinés, c’est la guerre en actes »
_ qui surgit, certes. Une violence qui laisse des morts visibles sur le talus _ dont les quatre de l’Échameil, « étendus là-bas sur la route de Gourdon« , même si, page 28, « personne encore ne les a aperçus, hormis une patrouille de gendarmes, qui s’est tenue à distance, et quelques rares automobilistes » ; aussi, « les fusillés, eux« , page 30, « passent(-ils) leur première nuit de morts couchés dans l’herbe humide, sous le silence des étoiles » ; et « consigne » a été « donnée à la population qu’il est jusqu’à nouvel ordre interdit d’approcher les fusillés. Interdit de les enterrer » (page 30). Ce n’est qu’un peu plus tard, ce « vendredi en fin d’après-midi » que, « le secrétaire de mairie » ayant rédigé « de son écriture appliquée les actes de décès des quatre victimes » _ « Antoine Nauche, Léon Vacher, Antoine Gourinal, Léon Ganne » (page 18) _, « les familles reçoivent l’autorisation d’enterrer leurs morts le lendemain » _ soit le samedi saint (page 31). Morts qu’on n’est pas près d’oublier au pays…
« Une histoire écrite par l’Histoire « _ en effet ! et c’est le coeur du sujet auquel vient s’affronter le livre, ce qui taraude l' »enquêteur » ; et ainsi la source vive même, du début jusqu’à la fin, et au-delà, de ce livre, donc, aussi !
« L’intervention soudaine du Destin _ attention aux majuscules ! _ interrompant le cours _ tranquille et anodin, lui _ des jours répétés _ = le cortège suivi des petites et grandes habitudes _, l’héroïsme imposé _ le mot est délicat _, le martyre admirable _ et redondant en concurrence avec Celui du vendredi saint _ de ceux qui sauvent _ par ce sacrifice de soi _ leurs enfants _ tapis, eux, les « enfants« , dans les forêts voisines, denses, du « maquis » _ en mourant _ sans rien dire (trahir).
La phrase de conclusion de ce chapitre « Vives voix » (page 49) ouvre enfin la porte à l’essentiel de l' »enquête« , par ce que précisément elle sait s’abstenir de dire _ c’est une des facettes majeures de l’art de « témoigner » ici de Jean-Marie Borzeix : « Cette histoire simple et forte _ trop _, je l’ai entendu rapporter bien des fois _ convenues, par le fait _ dans les années qui ont suivi la Libération, et je n’ai eu finalement guère de mal à en reconstituer la mosaïque. Elle est dramatique, édifiante, irréfutable _ trois fois « trop », donc… En un mot glorieuse _ comme le Gloria de la sainte messe… Et c’est une autre « Histoire » qui déjà « travaille » celui qui s’est mis, en ce tournant de la soixantaine _ et du souci du « un peu plus essentiel », le temps commençant de risquer de se faire un peu moins abondant_, à « enquêter », à vouloir « mettre » un peu plus « au clair » ces récits un peu trop « fantastiques » (= farcis d' »imaginaire« , pour retenir le dernier mot de la première phrase de « Jeudi saint« )…
Nous nous souvenons aussi, alors, de ce mot désormais bien connu de Miguel Torga : « l’universel, c’est le local, moins les murs« … (cf le livre de même titre : »L’Universel, c’est le local, moins les murs« , paru en 1986 aux Editions William Blake and Co).
Déjà, le titre « Jeudi saint » _ en ce pays plutôt « laïque » de « Haute-Corrèze« , est assez ironique :
le récit tourne en effet autour d’un Jeudi saint, si l’on veut,
celui précédent le Vendredi saint (du sacrifice) et le Dimanche de Pâques (de la résurrection christique) de l’année 1944.
Et, quant au lieu, il s’agit du village _ et ses environs, immédiats et assez proches
(une vingtaine de kilomètres maximum alentour, jusque Pérols, Barsanges, à l’est, Toy-Viam, Tarnac, au nord, Lacelle, L’Eglise-aux Bois, au nord-ouest) _
de Bugeat,
un chef-lieu de canton de « Haute-Corrèze« , ainsi que le formule systématiquement, comme en forme de litanie, l’auteur en son récit,
dans la zone de moyenne montagne du verdoyant, beau mais très rude aussi Plateau de Millevaches,
aux sources (et tourbières si belles) de la Vézère, du côté de Saint-Merd-les-Oussines, et du village de Millevaches, justement…
« Jeudi saint »
_ un livre immense, tout simplement _
est au départ, ainsi qu’à l’arrivée, et tout du long de ses 185 pages, une toute modeste et sobre « chronique » de certains « jours passés »
(tragiques, pour une poignée d’individus
_ d’abord quatre,
puis bientôt onze de plus _
et même onze « Moins un » : c’est le titre du quatrième chapitre !),
et dans la perspective _ toute de justesse _ d’une « chasse à l’amnésie et à l’imaginaire« ,
ainsi que le déclare, en forme d’avertissement (et d’ouverture) la toute première phrase de la page imprimée en caractères italiques de « Jeudi saint »
_ « Dans cette chronique des jours passés, je fais la chasse à l’amnésie et à l’imaginaire« , voilà les « adversaires » ! (et les seuls) _
en avant des chapitres
(datés, tels les moments de la « chronique » d’écriture de ce récit)
qui vont se succéder
et que je « liste » maintenant ici :
_ « L’Échameil » _ Haute-Corrèze, 6 avril 1944
_ « Vives voix » _ Haute-Corrèze, automne 2001
_ « Flash-back » _ Pologne, Belgique, France, Israël, 1910-2001
_ « Moins un » _ Haute-Corrèze automne 2001-hiver 2002
_ « Le passé décomposé » _ Haute-Corrèze, été 1999, Haïfa, hiver 2001-2002
_ « Jem » _ Haute-Corrèze, automne 2002
_ « L’avenir du passé » _ Fort-de-Charenton, Tulle, Paris, Limoges 2003
_ « La Pâque juive » _ Haute-Corrèze, 6 avril 1944
_ « Le bel été » _ Haute-Corrèze, 13 et 14 juillet 2004
_ « D’un mémorial, l’autre » _ Paris, Haute-Corrèze, Berlin, hiver 2004-été 2007
_ et pour finir, sur une page isolée,
cinquante ans (à un jour près) après le « ramassage » « criblé » de Bugeat (« le 6 avril 1944« ),
la mention du début du « dernier génocide du XXème siècle« , au Rwanda (« débuté » « le 7 avril 1994« ) ;
suivie de celle de la construction d' »un vaste mémorial » « au flanc d’une colline de Kigali » ;
suivie, encore, en un mitraillage d’informations brèves, et sans commentaires
_ après la litanie « Jérusalem, Washington, Oradour-sur-Glane, Varsovie, Paris, Berlin, Srebenica, Kigali, Camp des Milles, Pithiviers, Beaune-la-Rolande, Bugeat… » (et les points de suspension comptant, bien sûr, aussi…) _
de cette phrase de conclusion :
« Le monde se couvre de mémoriaux impressionnants et modestes, dressés contre l’oubli, l’indifférence et la répétition du mal.« (page 185)
_ et encore, en appendice,
la photocopie sur 4 pages d’un document (préfectoral : « Note GB/JP de Monsieur le Préfet, du 30 Juillet 1943 » _ sic) extrait des « Archives de la Corrèze, 529W51 » : « Liste de tous les étrangers…« ,
précisée ainsi : « En août 1943, la brigade de gendarmerie de Bugeat (Corrèze) recense les étrangers du canton. »
Sans commentaires (de ma part).
Au passage et rapidement, avant de la « perdre » peut-être « de vue » (!), cette simple question quant à l’expression « terminale » du livre : quelle inférence établir entre, d’une part, « l’oubli, l’indifférence » (et la virgule qui les sépare, ou relie) et, d’autre part, « la répétition du mal » ? Tout un programme, vraisemblablement…
Et encore ceci :
de ces trois « adversaires » des « mémoriaux » _ « impressionnants » tout autant que « modestes » _, « l’indifférence« est probablement la plus discrète ; et, par là même, en cette discrétion de violettes, la plus sûre, aussi, des « alliés » _ sans besoin de « complices » _ de ceux escomptant qu' »à la fin, c’est _ seulement, simplement, banalement, au fil du quotidien des jours qui se répètent, rien que _ la mort qui gagne« …
Dates et lieux ponctuant ainsi ces titres de chapitres, désignent :
_ ou bien des événements du passé :
principalement ce qui est advenu bel et bien (= effectivement) à Bugeat, chef-lieu de canton de la Haute-Corrèze, ou dans ses environs immédiats et proches, le 6 avril 1944 ;
et on s’apercevra que la « tragédie » des quatre otages pris au hameau de « l’Échameil« , et exécutés tout près de Bugeat, « sur la route de Gourdon« , « à l’orée d’un petit bois de bouleaux » (pages 13 à 35 _ soit le premier chapitre),
cachait une autre « tragédie »,
sortie, elle, des mémoires,
et, ainsi non commémorée, au moins annuellement,
ni « héroïsée »
_ celle des onze (ces onze de « vers midi » _ page 147 _
devenant moins de « deux heures plus tard » _ page 148 _, « légèrement en retrait de la route, sur le tronçon tortueux de la nationale qui va d’Ussel à Limoges » _ page 65 _, après Lacelle en direction de Limoges, en bas de la ferme de L’Omelette,
« à la sortie des virages serrés de la route bordée de hêtres courant en surplomb de la rivière, juste après le viaduc de chemin de fer » _ page 148 _,
devenant, donc, onze « moins un« : page 63 _ et titre du quatrième chapitre : pages 62 à 86) _ ;
autre « tragédie », donc,
qu’il va falloir pas mal de patience, doigté et persévérance à Jean-Marie Borzeix,
se faisant en cette occurrence, donc, l' »historien » de son village natal
pour l' »exhumer » :
celle qu’en la narrant il choisit d’intituler « La Pâque juive » (pp 137 à 151)
et que nous allons, nous, lecteurs, découvrir peu à peu, aussi étonnés, sinon médusés,
que l’auteur, qui n’en reste, lui, cependant, tel Persée (face à Méduse), jamais là :
ses recherchent se poursuivent…
comme pour « redonner un avenir au passé« :
cette formule magnifique,
et décisive pour le sens du travail de Jean-Marie Borzeix,
se trouve page 121 ;
et il la précise encore ainsi : « en tout cas, lui redonner une chance,
ne pas se résigner à l’imbrication imposée d’événements
qui façonneraient
et corsèteraient l’histoire (avec minuscule ? ou majuscule ?) une fois pour toutes » ;
« ne pas accepter la vulgate de l’enchaînement des causes connues« (page 121 aussi) :
des expressions décisives, qui passent quasi inaperçues à la lecture, à la première lecture du moins…
(soit : au lecteur sa responsabilité)
_ ou bien la progression de l' »enquête » même
à laquelle se livre, au fil de ses découvertes successives et de ses recherches de plus en plus « actives » ainsi que fructueuses, l’auteur.
Celle-ci, « enquête« , s’achève (enfin presque… et page 151, donc) avec la révélation _ partielle, mais néanmoins substantielle, déjà _ des « faits » de la seconde tragédie (oubliée, enfouie, elle) du 6 avril 1944.
On notera surtout,
pour cet aspect capital du livre,
que « faits » et « enquête » « se tissent » mutuellement intimement : car il n’y a pas, jamais _ par quels miracles serait-ce ?.. _, d' »établissement » de « faits » sans « enquête » : merci Hérodote ! merci Thucydide ! d’où l’importance cruciale d’avoir à l’initier, et puis à la mener, cette « enquête« , dans un esprit et de justesse et de justice,
contre toutes les forces d’oubli, de négligence, de dénégation et de mensonge, aussi,
et d’abord d' »indifférence » (c’est l’avant dernier mot du livre : entre « l’oubli », et « la répétition du mal _ page 185) ; d' »indifférence » et d’apathie
_ d’où cet impératif que se donne Jean-Marie Borzeix à la première ligne _ page 11 _ de sa prise de « parole » : « Dans cette chronique des jours passés, je fais la chasse à l’amnésie et à l’imaginaire. » Mais sans hystérie. Un peu comme la chasse au papillon d’un Vladimir Nabokov…
Avec, encore, cette formule magnifique _ et qui fixe la tâche : « Ecrire l’histoire, c’est remplir des blancs » (page 130) ;
et encore cette autre : « combler les lacunes volontaires et involontaires » (page 132) :
ce qui demande à la fois de la continuité, de l’esprit de suite, et pas mal de patience (voire une réserve inépuisable d’obstination) dans un travail de recherche effective (de « témoignages », sur le « terrain », comme de « documents », parmi le rangement des archives presque toujours bien classées),
mais d’abord que l’on « commence » à se poser des questions,
condition-« mère », en quelque sorte, afin que l’on puisse juger ensuite qu’il y a (ou « avait » !) bel et bien ici ou là, précisément, une « lacune« ,
c’est à dire quelque chose qui manque (ou manquait), qui fait (ou faisait) défaut (par rapport à une demande, attente ou inquiétude, au présent, mais pas seulement, du chercheur, à une question, à un « problème », dirait Gaston Bachelard, qu’il faut formuler) dans un réseau souvent dense et parfois touffu, d’affirmations, de négations, ou de questions ; et plus encore de silences et de vides ;
et à se mettre, bien sûr, activement et méthodiquement, à en rechercher des réponses…
Soit le travail même de « chercheur », « enquêteur », « historien », ce sont des synonymes…
Avec cette « inférence », aussi, que je qualifierai de « pratique » :
« dans notre histoire locale
_ celle à laquelle Jean-Marie Borzeix a précisément décidé, semble-t-il, de s’adonner (désormais ?),
comme a pu se décider de le faire un Daniel Cordier ( « Il y a peu, à Paris, j’écoutais Daniel Cordier, l’ancien secrétaire de Jean Moulin, faire une conférence sur l’histoire de la Résistance, et expliquer pourquoi lui, marchand de tableaux renommé, avait jugé bon, l’âge venu, de changer de métier, et de devenir historien. » Etc… page 40) _,
dans notre histoire locale, donc,
subsistent beaucoup de blancs.
Notamment à propos de ces « ramassages » qui se sont produits dans la plus grande discrétion jusqu’à la Libération. Combien de « ramassages » ont eu lieu ? On sait seulement, continue-t-il, qu’il y en eut de plusieurs espèces : de vastes, planifiés au niveau national ou régional, et d’autres que l’on pourrait dire d’initiative locale. »
Or, aux Archives
_ à Tulle, à Limoges, à Paris, au Fort-de-Charenton _,
Jean-Marie Borzeix a pu aussi constater d’étranges « lacunes« ;
telle _ au Fort-de-Charenton, en cette occurrence-ci _ celle concernant « le registre de la brigade de gendarmerie de Bugeat, scrupuleusement tenu jusque là, (et qui) s’interrompt soudain le 17 février 1944 (et reprend) comme si de rien n’était _ formule terriblement inquiétante, quant à ce « rien« , et ce « n’était » _, sans le moindre commentaire, au début de l’été. » Il précise alors, page 125 : « Les pages couvrant la période des principales actions de la Résistance, de la « semaine sanglante » (de Pâques 1944), de la Libération, de l’épuration, ont disparu.«
Avec ce détail supplémentaire de commentaire : « Elles n’ont pas été découpées à la-va-vite, mais très proprement coupées » (page 125, donc).
Continuant : « Je constaterai plus tard qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé, que les registres d’autres brigades de la région ont été également expurgés. »
On mesure le poids de telles expressions ; je n’en dis pas davantage : le livre va plus loin dans sa déduction. On s’y reportera (page 125).
Soit tout un chantier à mener pour les historiens…
Les deux derniers chapitres, enfin, de « Jeudi saint » constituent, en quelque sorte, les effets « mémoriels » (ainsi que de « commémoration ») d’abord, mais pas seulement, « officiels »,
« personnels » aussi, pour des personnes pour lesquelles c’est « essentiel » _ et le mot paraît faible ! _
de cette « enquête » _ « enquête » menée pour le principal solitairement et « en amateur », en quelque sorte, « localement », de Jean-Marie Borzeix :
effets « mémoriels » et de « commémoration »,
d’abord à Bugeat même, en « Haute-Corrèze », un 13 juillet (2004) _ au chapitre « Le bel été » ;
puis au Mémorial de la Shoah, à Paris, dans le quartier du Marais, « un matin de début décembre » (2004) ;
et aussi à Berlin _ en un autre « mémorial (encore) _ qui ne dit pas son nom« , celui-là (est-il noté, page 178) _, peu après, pour l’auteur (en visite à ses enfants) : ce chapitre, provisoirement le dernier, s’intitulant, je le rappelle, « D’un mémorial, l’autre« .
Il s’agit là du cadre des événements du récit
(et des faits « historiques », et du travail « historien », les deux s’entrelaçant pour le « chercheur »)
de ce qui se révèle consister en
_ c’est la base, le socle, tout le terrain de l’action (de « re-construction » de l' »Histoire« , si je me recentre sur la phrase décidément décisive de la page 37 :
« L’histoire est construite sur un entassement immense de témoignages de première main qui n’ont été ni livrés, ni retenus » _,
consister en une « enquête » d' »histoire locale » ;
consacré au départ, donc, ce « récit », à un événement marquant et bien commémoré de l’histoire du « pays » : l’exécution de quatre paysans pris en otages, et ayant refusé quelque renseignement que ce soit aux SS, afin de protéger les maquisards (apparentés à eux, ou pas) qui fréquentaient « leurs » forêts environnantes.
Mais assez vite, de tout autres acteurs et de tout autres « victimes« (ou leurs « ombres« ) commencent à apparaître à l' »enquêteur »,
mais se profilant à peine, d’abord, comme « fantômatiquement » :
et ce, à l’occasion d’une « note en bas de page » (page 62) concernant le séjour d’à peine quelques jours à la Gestapo de Limoges de l’épouse, Madame Vacher, d’un des quatre otages _ Léon Vacher _ exécutés du hameau de L’Échameil : « en feuilletant « Maquis de Corrèze » _ ouvrage collectif publié naguère aux Editions Sociales avec une préface de Jacques Duclos, dont la troisième édition datant de 1975 sommeillait dans ma bibliothèque » (pages 62-63)…
Ensuite, ou plutôt, en fait, « en suite » de cela,
l’auteur découvrira un (premier) détail « supplémentaire » en allant « consulter » _ « par précaution« , mentionne-t-il _ « la cinquième et dernière édition de « Maquis de Corrèze« , parue vingt ans plus tard » : l’auteur commente l’adjonction (unique) d’un prénom au nom d’abord indiqué solitairement : « En vingt ans, il arrive qu’on fasse un tout petit mieux connaissance avec les morts » (page 63).
Une « autre histoire » affleure donc _ à partir d’un mince « détail » _, qu’il va falloir « exhumer »… En un chantier de longue haleine.
Ce n’est pas « la colère« , ce n’est pas « le chagrin« , ce ne sont pas des « raisons personnelles »,
qui animent l' »enquête » d' »histoire locale » de Jean-Marie Borzeix, puis qui guident et éclairent son écriture tout au long de ce « récit » de six années, de l' »automne 2001 » à l' »été 2007 » ;
mais « pourquoi taire qu’il m’arrive d’ailleurs d’être, comme eux
_ « les sceptiques par nature« , ainsi que « d’autres pour qui il est toujours malvenu de « remuer le passé »« , qu’il vient d’évoquer _
assailli par le doute ? (…) Notre époque ne souffre-t-elle pas d’un trop-plein d’actes commémoratifs et d’inscriptions mémorielles ? Faut-il en rajouter ?« , se laisse-t-il, un instant, aller…
Pourtant « le doute s’insinue, mais ne s’installe pas« , se reprend-il tout aussitôt.
Car « comment se résoudre à accepter l’effacement des traces de la barbarie, l’amnésie voulue par les nazis et les génocidaires de toutes espèces ?« pose-t-il très fermement immédiatement, page 154. Et sobrement. Probablement le centre de tout cela, ici.
C’est que pour les enfants (et petit-enfants) des victimes parties en fumées,
« ce qui compte »
est de _ et les deux verbes (de décision, commençant tous deux par « re-« ) sont capitaux _ « ne pas se résoudre au néant« ,
mais de « revenir sur la confusion et la dispersion des cendres (des fours crématoires), des restes ultimes métamorphosés en engrais minéraux, chaux, ammoniac, gaz carbonique et sulfureux » (page 161) ;
ou « d’avoir le récit _ vrai _ des événements qui se sont déroulés ici« , afin d’enfin « pouvoir vivre cette perte » (page 162) ;
ou, encore
_ deux autres verbes importants (toujours en « re-« ) , dans une autre bouche, cette fois, que celle d’une « victime » « par ricochet » _,
de « rétablir une vérité historique »
et « réparer un oubli de l’histoire« ,
pour le maire célébrant cette inhabituelle « re-mémoration » (du 13 juillet 2004, à Bugeat), où « les noms des victimes _ gravés « sur la plaque en granit rose d’Ambiaud » _ sont cités à haute voix » (page 162)…
Et re-donner, re-ndre, re-stituer ainsi,
et par ces paroles prononcées solennellement,
et par ces lettres gravées sur le marbre,
une dernière et plus précise identité (« personnelle ») à ceux auxquels on avait voulu dénier _ par « solution finale » _ le statut et la « dignité », afférente, de « personne humaine ».
« Certains jugent cette revanche dérisoire« , entend l’auteur.
Mais « elle est cependant miraculeuse,
car il s’agit d’une victoire remportée
_ toujours ces « re- » _
contre une entreprise d’anéantissement systématique« (page 176).
Et « il ne faut pas laisser aux bourreaux, même s’ils sont morts depuis longtemps, la proie d’une seule victime inconnue« ,
« il faut les leur reprendre toutes« ,
comme « s’obstine à (le) penser » Serge Klarsfeld (page 178).
Ce devoir (de « re-connaissance ») est sacré.
Ici, le travail d' »enquête » et celui d’écriture qui le prolonge et le diffuse (plus loin), de Jean-Marie Borzeix, prolonge les travaux _ cités _ d’un Serge et d’une Beate Klarsfeld _ dont les « listes » de victimes n’ont pas tout à fait la même fonction (mais bien celle de puissante « ré-ponse » !) que les « listes » des administrations qui ont œuvré aux « ramassages » (page 126) et aux « criblages » (page 127) génocidaires…
Je pense aussi au travail (« contre la montre », lui aussi, en ce moment même, encore, dans toute l’amplitude d’un immense territoire) d’un Patrick Desbois, sur l’étendue, en effet, de toute l’actuelle Ukraine _ dont « parle » son propre récit de « Porteur de mémoires » (paru en octobre 2007 aux Editions Michel Lafon, avec les irremplaçables photos du photographe de son équipe, Guillaume Ribot).
Et encore à la chaîne de transmission (« Ils rêvent d’une chaîne de transmission sans fin » (page 167) à laquelle « pensent » les descendants des victimes, re-nouant le fil d’histoires personnelles qu’on avait voulu si sadiquement saccager, nier, anéantir : « dissoudre » à jamais. Ce qu’a pu signifier l’expression cryptée de « solution finale » _ lire Victor Klemperer : « LTI, la langue du IIIème Reich » (paru aux Editions Albin Michel, en 1996) : je pense, ici, aux deux discours du Reichsfürher-SS Himmler les 4 et 6 octobre 1943 à Poznan…
Cependant, les génocides continuent _ tel celui de Kigali, en avril 1994, au Rwanda.
Et le slogan « Plus jamais ça ! » sonne redoutablement dérisoire : est-ce pourtant une raison de s’incliner et baisser les bras ?..
En épigraphe à « Jeudi saint« ,
Jean-Marie Borzeix a choisi d’abord ce mot de Ramuz (extrait de son « Journal« , à la date d’avril 1904 : « Il ne faut point s’occuper du présent seulement, mais de la suite des années« . Car bien des choses « se tiennent ».
Juste avant, à mon tour de conclure ce trop long développement, une dernière remarque, et qui concerne la double première page de présentation, en caractères italiques, de « Jeudi saint » (pages 11 et 12) :
cette « présentation » sobre et même un peu elliptique _ comme il se doit en « ouverture » d’un « récit » (qui plus est, d’une « enquête« ) _, sur une page et demi, est essentielle, et dit déjà le principal, on s’en rend compte quand on a _ si remarquablement _ avancé de découverte en découverte tout au long du fil _ passionnant _ du récit de cette « enquête » d »histoire locale » (du canton de Bugeat, en « Haute-Corrèze« , donc), en effet : ni plus, ni moins.
« Il faut me croire sur parole« , prévient l’auteur, en un « contrat » tout à fait crucial « de lecture »
_ sur ce point-ci, on peut lire Philippe Forest : les chapitres de « l’appel inouï du réel« , dans le recueil « Le Roman, le réel & autres essais » paru aux Editions Cécile Defaut, en janvier 2007), en plus du reste, magnifique, de son écriture _ ;
et Jean-Marie Borzeix le justifie ainsi : « car beaucoup de témoins _ déjà, et de plus en plus au fur et à mesure que les vies passent_ ne sont plus parmi nous« ; et il précise : « Ils ont emporté dans leurs tombes _ tombes « réelles », pour eux : on me comprendra… _ les infimes morceaux d’une réalité qu’ils étaient seuls à détenir » : celle de leur « expérience »
_ singulière et unique, toujours, en dépit des clichés collectifs, aussi ;
et accessible à travers la médiation unique _ encore ! _, fragile et inquiète du souffle ténu ou fort, en tous les cas vibrant, de la voix, de leur voix (unique, « décidément ») ;
« expérience » de ce qu’ils ont vécu, vu, entendu, senti, etc…
Et dont ils ont pu, s’ils l’ont bien voulu, et si quelqu’un a bien voulu, aussi, et d’abord déjà, peut-être, le leur « demander »
_ et demandé « comme il le faut », c’est-à dire en les mettant en confiance, avec tous les « égards » (dus) ;
ainsi qu’en ayant bien voulu, encore, aussi, les écouter, les écouter « vraiment », veux-je dire : ce n’est pas si fréquent.
Telle est cette double responsabilité que j’ai relevée un peu plus haut.
« Un parler ouvert ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l’amour« , dit le merveilleux
(et périgourdin _ et bordelais, à la fois ; ou gascon, si l’on préfère : voisin cousin des limousins…)
Montaigne, en son essentiel essai « De l’utile et de l’honnête« , en ouverture de son troisième et dernier livre des « Essais » : le relire souvent ! Fin de l’incise.
Pour _ je continue mon analyse de la situation de « confiance » en la « relation vraie » de « témoignage » _, pour, donc, aussi chercher, d’abord, à se souvenir, puis, ensuite _ pardon de la redondance _ à bien vouloir consentir à dire, parler, se faire entendre et écouter, « témoigner »… Ainsi que, pour d’autres, vouloir le recueillir. Voilà pour cette « double responsabilité ».
En troisième épigraphe à « Jeudi saint« , ce mot (presque ultime) de Simon Dubnow, de l’intérieur des barbelés du ghetto de Riga, en 1941 : « Ecrivez, consignez !« …
Saul Friedländer le rappelle lui aussi, page 338 de ses « Années d’extermination« , le second tome, admirable, de « L’Allemagne nazie et les Juifs » (paru en février 2008 aux Editions du Seuil) : « Doubnov répétait sans cesse : Peuple, n’oublie pas ; parles-en, peuple ; souviens-toi.« »
« Honneur des hommes, saint langage ! » s’est exclamé le poète (Paul Valéry) ; quand le langage du moins dit et sert seulement la simple (et difficile souvent) vérité _ et l’honore.
Tout cela qui demeure, bien entendu, étonnamment fragile :
les témoignages « devant », pour l’historien (à la recherche de l' »effectivité » des « faits »), « être contrôlés », « attestés » si possible (« testus unus, testus nullus« , réclame l’adage !) par d’autres ; la mémoire, déjà, est si partielle, fugace, et elle-même trompeuse si souvent ; mais pas toujours, surtout en matière de « choses » aussi « importantes », je veux dire aussi « sacrées », que ce dont il s’agit ici, en son systématisme implacable…
Jean-Marie Borzeix annonce donc tout de suite, à sa première page, avec humilité, mais aussi honneur pudique (profond) _ et il est loin de le mettre en avant _ , que, « en l’occurrence, malgré mes efforts, histoire et mémoire restent enlacées.« L’expression est aussi magnifique, en son « intensité », que profondément juste, même si elle devrait se prendre _ aussi _ bien plus « positivement » que l’auteur ne le fait ici, sur ce mode « désolé ».
« Tout aspire à la vérité, presque tout est vraisemblable« , achève-t-il alors, avec humilité et gravité sobre, cette réflexion toute de « profil bas » de présentation de sa démarche d' »enquête« , page 12…
C’est la raison pour laquelle sont énoncés seulement dans « Jeudi saint » les noms des « victimes« _ ainsi que des victimes « collatérales » : leurs proches, leurs enfants et descendants, seulement. Les « témoins« , eux, ne sont pas (sans aucune exception) nommés ; ils n’apparaissent _ et sans la moindre ambiguïté (laquelle travestirait gravement leur identité et nuirait sans coup férir à la fiabilité même de leur « témoignage« ) _ qu’à travers leur position, ou fonction sociale ou professionnelle : ainsi, par exemple, l’épouse du coiffeur résistant chez lequel Chaïm Rozent _ c’est la première fois que j’écris ici son nom _
exerçait, outre l’activité de violoniste (et, ici, pour des « bals » « clandestins » au maquis), le métier de coiffeur ; ou tel ou tel secrétaire de mairie de village, à Lacelle, par exemple… Au point de constituer comme un chœur _ et pas « à charge » : on évite finalement Chaminadour : il est vrai que le temps passé accumulé (en autour de soixante ans : de 2001 à 2007) a finalement pas trop mal « apaisé », sinon « pansé », bien des rancœurs… Il ne s’agit pas de se faire « justicier » des bourreaux ou des complices à divers degrés ; seulement de rendre justice aux « ombres errantes« .
Se tisse ainsi, en ce réseau de paroles « données » et « accueillies » et « recueillies » _ et puis dans le dialogue de l’écriture (du livre par l’auteur) et la lecture (des pages par les lecteurs que nous voici, chacun, un peu magiquement devenus) _ une chaîne finalement puissante de « confiance » entre tous les protagonistes qui y consentent, du moins: les témoins sollicités et l’auteur-narrateur même (et médiateur) du récit, d’abord ; et puis, en bout de « chaîne », nous-mêmes aussi en tant que lecteurs. Chaîne à travers laquelle nous voici écoutant et regardant, à notre tour, en plein visage, et répondant à notre regard, les assassinés, dont quelques « autres » (à Berlin, par exemple) avaient malignement cru _ un peu trop vite _ s’être « définitivement débarrassés ». Et pas seulement d’entendre ou de voir, comme ces sourds et aveugles qui n’entendent ni ne voient rien du tout, faute de regarder et écouter si peu que ce soit : le visible demeure vide sans regard et écoute. Qu’on relise ici le décisif « Homo spectator » de Marie-José Mondzain (paru aux Editions Bayard en octobre 2007).
Je citerai seulement, pour simple confirmation, et pour exemple de la maîtrise du style de Jean-Marie Borzeix, l’ultime paragraphe de cette double page de présentation (en italiques, page 12) : « Les lieux où se sont déroulés les faits figurent sur les cartes. Les victimes et leurs familles sont désignées par leurs noms. Cette quête rétrospective leur appartient ainsi qu’à ceux, plus nombreux, qui ne sont pas nommés _ une éthique de la confiance, ne viens-je pas d’essayer de dire ? _ : les habitants du canton, vivants et morts, dont j’ai recueilli les témoignages et auxquels j’exprime ma profonde gratitude. » Qu’ajouter ?
Pour la suite de ce blog « En cherchant bien…« , ou les « Carnets d’un curieux« , et comme annoncé à l’instant,
je présenterai le livre (immense à tous égards) de Saul Friedländer, « Les Années d’extermination« , le second volume de « L’Allemagne nazie et les Juifs« , par lequel j’avais l’intention _ tant il m’ impressionné par sa magnitude _ d' »ouvrir » ce blog : une somme capitale indispensable pour un peu mieux pénétrer l’énigme du siècle précédent.
Je me permets de renvoyer aussi à deux très beaux et importants livres, à des égards distincts, bien sûr :
_ « Porteur de mémoires » du Père Patrick Desbois (aux Editions Michel Lafon, en octobre 2007), que j’ai cité aussi plus haut ; et
_ « Les Disparus« , de Daniel Mendelsohn (paru aux Editions Flammarion, en août 2007) _ œuvre d’une très grande intensité (et qualité littéraire, lui aussi : magnifique !) avec lequel « Jeudi saint » partage quelques traits (et décisifs) d' »enquête » sur quelques personnes _ à Bolechow, en Galicie, cette fois, non loin de Stanislavov et de Lvov : en ce qui était alors la Pologne, et est maintenant l’Ukraine _, sans doute à l’heure de la raréfaction des derniers témoins directs des destructions systématiques du nazisme (cf le remarquablement éclairant sur cette conjoncture historique « L’Ère du témoin » d’Annette Wieviorka _ paru aux Editions Plon, en 1998)…
Titus curiosus, ce 11 juin 2008, relu le 1er juillet
Note : à propos de la citation de Pic de La Mirandole (1463-1494), un des initiateurs de l' »humanisme » au Quattrocento ; je la rappelle d’autant plus (ou mieux) que cette citation ne figure pas dans « Jeudi saint » : « Tu as le pouvoir de sombrer au niveau des brutes, et celui de renaître dans un ordre plus relevé, ou divin, selon ton propre jugement« …
La « pensée » puissante _ anticipant l' »Ethique » d’un Spinoza ou la « Critique de la faculté de juger » (ou aussi « Qu’est-ce que les Lumières ?« ) d’un Kant _ que cite en exorde de son discours de célébration du 13 juillet 2004 M. Pierre Fournet, le maire de Bugeat, en présence de Shifra, Hannah et Haïm Rozent, les trois enfants de Chaïm Rozent, de Henry Fribourg (ainsi que de son épouse Claude), le petits-fils de Lucie Fribourg, et de Francine Uhlmann, la petite-fille de Clara Uhlmann, ainsi que de Jean-Marie Borzeix (« Président de l’Association des Amis du Pays de Bugeat » et « qui a aidé pour la recherche« , comme l’indiquait joliment le bulletin municipal de la mairie de Bugeat),
est extraite de l' »Oratio de hominis dignitate » : « De la dignité de l’homme« , de Jean Pic de la Mirandole : disponible, dans une traduction de Philippe Hersant, aux Editions de l’Eclat, en 1993 _ et rééditée en mai 2008.
Lorsqu’à l’automne 1586 il écrit l' »Oratio de hominis dignitate« , qui aurait dû introduire ses « Neuf cents thèses philosophiques, théologiques et cabalistiques« , Giovanni Pico della Mirandola a vingt-trois ans. Bien conscient du fait que « ses façons ne répondent ni à son âge, ni à son rang« , c’est pourtant une philosophie « nouvelle » qu’il propose là à ses aînés ; philosophie « ouverte », accueillant tout ce qui, depuis les « Mystères » antiques jusqu’aux religions révélées, émane de ce que l’on pourrait appeller la « volonté de vérité » _ l’expression est bien sûr à relever. L’homme est au centre de cette philosophie, en ce que le divin a déposé en lui ce « vouloir », cette volonté dont il use à sa guise, le créant « créateur de lui-même » _ indique fort justement la présentation de ce « Discours » par les Editions de l’Eclat, sous la plume de Philippe Hersant…
Et cette puissance du vouloir, cette volonté de « se connaître soi-même« , Jean Pic de La Mirandole la retrouve chez les Sages grecs et orientaux, mais aussi dans la kabbale juive, la pensée arabe, la scolastique et les auteurs chrétiens. S’agit-il pour autant d’un œcuménisme sans discernement ? Plutôt de la fusion en l’homme de cette intelligence, dévoilée dans le contact entre les différentes sagesses.
L' »Oratio« reste alors inédite ; les « Thèses » sont certes publiées en décembre 1486, mais l’Église ne voudra pas entendre ce « Discours » introductif _ quelle église pourrait vouloir entendre ? _ commente l’éditeur… Pic de La Mirandole devra quitter Rome et s’exiler en France, en décembre 1487, avant d’y être arrêté, près de Lyon, peu après, en janvier, et incarcéré un temps au donjon de Vincennes, au début de l’année 1488.
Dans sa ferveur juvénile, le propos de Pic de La Mirandole demeure intact, vierge, intempestif. Il fait appel, encore et toujours, à l’homme digne, vagabond de la vérité, lui offrant « l’un des plus sincères monuments de la philosophie morale de la Renaissance italienne. »
Cette note disponible sur le site des Editions de l’Eclat, me parait venir éclairer, latéralement, d’une belle lumière les « effets d’œuvre », jusqu’en cette « plaque » (« de granit rose d’Ambiaud« ) et cette « cérémonie » d' »hommage » (un »bel été« ) à la mairie de Bugeat, de l' »enquête » de Jean-Marie Borzeix, dont « Jeudi saint » est le « simple » « récit ».
Titus Curiosus, le 17 juillet
Photographies : Sans Titre, © Bernard Plossu
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