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Et l’ultime chapitre, « Le chat et le château », autour de la question que se disait et écrivait Derrida : « N’est-il pas temps de vivre à la fin ? », mais « Qu’est-ce que ça veut dire à la fin ? » ; ou la question reprise et complétée, enrichie, comme chez Montaigne, du vivre et démourir à la fin en sa vie. Un exercice d’attention aux signes…

19nov

L’intitulé du tout dernier chapitre, le onzième, aux pages 113 à 137 de ce passionnant richissime recueil un peu composite _ mais c’est parfaitement assumé, et même totalement voulu par l’autrice _, qu’est ce très profond, en même temps que jubilatoire-hilarant et intensément méditatif « Et la mère pond vite un dernier œuf« , et qui s’intitule de façon un peu provocante « Le chat et le château » _ surtout mais pas seulement ceux, chat et château, de Montaigne, bien sûr ; aussi ceux, chats et château, d’Hélène, ses chats successifs (elle les nomme, page 119 : Thessalonique, Philip, Aletheia, mais aussi, depuis, Haya et Isha : elle les a nommées dans la dédicace manuscrite de l’exemplaire qu’elle a pris soin de m’adresser au 15 rue Vital Carles de la librairie Mollat, s’il vous plaît !..), depuis 1994 peut-être, ainsi que son propre château : sa tour d’écriture où elle se claquemure chaque été (juillet-août) aux Abatilles, pour être seule à seule en son échange hyper-animé-inspiré, sous la caresse à l’occasion furibarde des vents-zéphirs du tout proche Océan Atlantique, toute exclusivement dédiée au seul dialogue endiablé de voix et d’écriture, comme cela se remarque en chacun de ses livres depuis pas mal de temps, avec ses chers spectres revenant là reprendre-poursuivre-continuer presque sereinement le plus naturellement du monde leur ultra-vivante conversation stimulante, un jour idiot de mort du corps de l’interlocuteur stupidement interrompue, mais qui peut ici avoir la grâce de reprendre avec ce qui demeure de la voix qui continue elle de prendre la parole, répondre, et se répandre, comme si aujourd’hui c’était tout simplement l’hier, et en toute évidence repris et poursuivi- continué, dès les six heures du matin (de ses conversations téléphoniques avec l’ami Jacques Derrida, par exemple, interlocteur ici privilégié), comme si rien du tout n’était si bêtement venu l’interrompre, ce dialogue, de son blanc vide, ligne téléfaunique en momentané seulement provisoire dérangement, en son très effectivement magique fécond à profusion « rêvoir » de l’écriture des Abatilles l’été ; à la façon de Montaigne en dialogue enchanté permanent, déjà, avec les Muses de ses poutres peintes ou gravées de maximes pense-bêtes, des très chers livres de sa précieuse librairie soigneusement rangés à portée de main sur les étagères en rond dos au mur circulaire de la tour, lui faisant face, dont son si précieux exemplaire de Bordeaux à revenir, « tant qu’il y aura de l’encre et du papier« , et face au ciel de son admirable fenêtre, continuer d’annoter d’ajouts de diverses couleurs ; de même qu’Hélène s’amuse ici à reprendre-relire et peut-être elle aussi à son tour, en sa tour, annoter ses anciens Cahiers (dont celui, un peu planétairement, mortellement tragique, de 1995 : à la date du 5 novembre, notation des séismes planétaires simultanés des morts, par assassinat et suicide, d’Isaac Rabin et Gilles Deleuze, la veille, tous les deux, le 4 novembre 1995) ; sans oublier les danses caressantes furtives, à leur entière guise, de leurs respectives chattes, inspiratrices magnifiques d’initiatives superbes d’échanges de signes totalement imprévues, par leurs mouvements subtils, à entreprendre, par Hélène, de décrypter : les animaux, et sans mentir, viennent eux aussi nous parler : je vais y revenir… _, porte sur la question du vivre et démourir en sa vie, à la fin _ « mais qu’est-ce que ça veut dire : à la fin« , page 113 _,

posée par Jacques Derrida _ dont Hélène se souvient avec délices de leurs réguliers richissimes échanges téléphoniques de l’aube, à 6 heures du matin _, Maurice Blanchot, Gilles Deleuze, Franz Kafka ou Michel de Montaigne….

Je prends donc le chapitre à son tout début, sa superbe ouverture _ idéalement derridienne _, page 113 :

« La vie quotidienne de la Déconstruction ?

J’étais bien embêtée

Montaigne ayant déjà tout dit _  tiens donc !

La déconstruction _ c’est la vie quotidienne, son souffle _ au fil de la durée qui nous est infiniment généreusement provisoirement accordée.

L’ordinaire extraordinaire. Et vice-versa _ c’est-à-dire l’extraordinaire qui vient faire parfois, ou même un peu souvent, le presque ordinaire des créateurs.

Chaque jour, dit Kafka, il s’agit de vivre et de ne pas mourir, cela peut s’entendre activement ou passivement _ en effet ; et pour beaucoup, la plupart probablement, c’est plutôt passivement qu’ils l’entendent, et ce sont alors en effet la lassitude et l’ennui qui gagnent peu à peu, insidieusement en général, sans trop de signaux perceptibles d’avertissement, du terrain, et finissent par l’emporter et emporter à la tombe celui qui n’en peut plus de sa déconstruction-débandade-débacle personnelle, naufrage : « Ich habe genug« , chant plus positivement Bach en forme, lui, de divin remerciement ; et Deleuze, emboîtant le pas à la fêlure de Francis Scott Fitzgerald : « toute vie est, bien entendu, un processus de démolition« , qui nous a jadis marqué, dans « Logique du sens« .

Lorsque Jacques Derrida a écrit, écrit enfin : quand mourir enfin ? c’est que, en ayant assez _ lui au moins _ de mourir chaque jour, il se disait : n’est-il pas temps de vivre à la fin, mais qu’est-ce que ça veut dire : à la fin

Le matin, il disait _ intensément curieux et jamais rassasié _ : quoi de neuf ? Sur ces mots la déconstruction avait commencé _ sa sape de taupe. Le neuf est-il neuf ? En quoi l’est-il ? Combien de temps ? Tout est toujours plus ou moins neuf que la dernière fois, le temps de vieillir _ la neuveté peut parfois, et finit par, s’épuiser, avec l’usure forcée du corps ; même pour ceux qui ont choisi de « vivre et ne pas mourir » « activement » : la dépression l’emportant, peut alors et pour de bon emporter, l’emporter, avoir le dernier mot de conclusion, et privation physiologique au moins de sa parole…

Que va-t-il nous arriver ? Tout n’arrête pas d’arriver _ en effet, dans la survivance continuée du vivre de la machine biologique : les accidents (et imprévus) ne manquent jamais de se succéder et surprendre _, tout ce à quoi on ne s’attendait pas, à quoi on n’aurait jamais pensé, à quoi on n’avait encore jamais _ jusqu’alors, cet incident, cet accident _ pensé

Quoi ? Par exemple un chat _ et ce choix d’exemple d’un chat comme vecteur de signes n’a rien d’innocent ! _, ou une phrase, une énigme quoi _ qui réclame impérativement, à l’hyper-attentif non étourdi, son décryptage, une méditation un peu creusée…

Pour garder ce qui se passait, de passer _ telle est donc la fonction préciosissime : retenir, maintenir, conserver au moins une trace et si possible écrite : l’écrit faisant bien foi… _, je tendais le filet d’un cahier _ voilà : annuel, semble-t-il, pour Hélène.

Quand le chat, amour et douleur infinis, est-elle arrivée ?

C’était en 1994 _ se souvient ici Hélène. Et depuis je n’imagine pas _ plus _ vivre sans chat. Suivons le chat. Elle _en l’occurrence la chatte _ nous mène d’un bond _ de chat _ en 1995 _ et son cahier, donc. Que faisions-nous en ces mois«  _ et Hélène d’entreprendre ici, page 114, le dialogue actif et ré-inventif de sa relecture, ce mois de février (puis juillet, semble-t-il) 2021 d’écriture, de son cahier de 1995 ainsi repris, relu et ré-interrogé.

« Tous les jours nous pensions _ Derrida et elle, Hélène. Tous les jours nous pensions à _ surtout ne pas oublier de _ penser et dès la première heure nous nous y mettions _ s’y mettre est en effet nécessaire : il faut activer le reçu qui sinon demeurerait passif, inaperçu, terne et bien morne, quasi mort-né, stérile… Au téléphone, cela  _ penser _ se joue à deux _ et ce ping-pong jouissif de relance-réponse, en effet, aide bien à jouer à penser… _, chacun (de nous deux) se demande, donc demande à l’autre, comme le rappelle Jacques Derrida, à quoi penser _ d’un peu neuf _ tant qu’il fait jour, nous avons des devoirs de penser en attente, en instance _ incitatifs, dynamisants et fécondants _, et là-dessus la journée apporte _ d’elle-même aussi, incidemment et accidentellement _ plus d’un sujet inattendu à penser _ de totales surprises. J’ai dit « jouer », c’est là le travail _ de ce que, d’après mon amie Marie-José Mondzain, je me suis mis à baptiser-néologiser « imageance« … _ le plus sérieusement humain qui nous attend. Jouer c’est travailler _ en se livrant à cette jouissive imageance giboyeuse-joyeuse _, avec le plaisir _ puissant _ de satisfaire un appétit _ fondamentalement _ vital, un besoin inquiet _ qui fait avancer. C’est que tous les jours il nous faut nous mettre à penser le monde et (le) moi, tous les deux, l’un par et à cause de l’autre _ en un vigoureux dynamisme de l’échange doublement respiré-inspiré. (…) Je ne crois pas qu’il y ait eu beaucoup de jours sans communication _ entre eux deux, Hélène et Jacques. Jouer à penser, c’est-à-dire penser vers l’autre pensée, penser à la pensée de l’autre, s’exercer à penser à penser _ et ne pas l’oublier _, s’aiguiser, s’affûter, se polir _ oui, oui : quels cadeaux de la vie qu’une telle si féconde (en œufs pondus, dirait Eve la mère et sage-femme, c’est-à-dire œuvres…) amitié-coopération _, s’apaiser, c’est la vie quotidienne de l’amitié _ archi-vivante et fécondante. La lame _ aiguisée-affûtée, donc _ et l’âme de l’amitié, le fil, le lien qui n’attache pas _ ni ne pèse _, qui continue, porte _ et emporte, exalte, enthousiasme, enflamme _ la parole

En tant que puissance de la communication d’âme à âme l’amitié est l’appareil téléphonique _ de transport du penser _ par excellence

Avant le téléphone on pouvait _ déjà, oui _ téléphoner _ par delà la distance physico-géographique qui sépare les corps physiques ainsi disjoints _ sans téléphone. L’amitié appareille _ tel un vaisseau, trans-atlantique, trans-pacifique, etc. Apparie _ fait la paire. S’exprime entre pareils _ l’amitié égalise instantanément et à jamais, pour le toujours forever de l’éternité (sans plus de considération de temps) ; cf l’extra-lucidement décisif  « Nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels » du cher Spinoza ! A six heures du matin _ aux alentours de l’aurore ouvrante aux délicieux doigts de rose  _ on se disait : « J’allais t’appeler. » On appelle avant d’appeler. On téléphone avant de prendre l’appareil. La vie marche au téléphone _ aux dialogues instaurés, tenus, entretenus, vivifiants, exaltants ainsi instantanés.

Avant l’appareil magique _ de Graham Bell, en 1876 _, on communiquait par téléphone lent _ c’est ça : seulement un peu lent, mais qui pouvait aussi attiser, sur-aviver, le désir de se toucher bientôt par la correspondance… _, par courrier, lettre, correspondance, on s’écrivait l’un l’autre _ telles Madame de Sévigné et très chère sa fille Madame de Grignan, au rythme des courriers institués des malles-postes : deux, puis trois fois par semaine alors entre Paris et Grignan… On ensemençait la distance avec des graines _ magiciennes _ de proximité _ affective, voire passionnée _, de nouvelles espèces de mots _ même néologisant… _ germaient.

Tous les jours ou presque, on se sera écrit _ Jacques et Hélène _ par téléphone« 

Telles sont les trois premières enthousiasmantes pages, 113-114-115, de ce lucidissime chapitre « Le chat et le château« , qui vient clore en beauté le recueil des onze chapitres constituant ce beau livre méditatif et varié ; et dont Derrida et Montaigne sont les deux principaux très amicaux interlocuteurs, de génie.

Avec aussi ce passage, aux pages 118-119, introduisant précisément le chat et le château (de Montaigne, et puis d’Hélène) qui vont fournir le titre du chapitre terminal conclusif de ce livre-ci :

« Et ce jour-là _ le 4 novembre 1995, date gardée par le cahier de cette année-là _, des mots _ c’est-à-dire aussi bien sûr des maux _ sont arrivés. Comme des chatons _ mis bas dans les buissons du jardin des Abatilles par la chatte. Ils sont là. on ne peut pas les chasser. Petites créatures qui ne passent pas, qui se mêlent peu à peu, puis désormais, à tous les sangs de l’âme _ nous comprendrons plus loin pourquoi ces « sangs de l’âme » : les disparitions (par assassinat et suicide) de Yitzhak Rabin et Gilles Deleuze, ce même 4 novembre 1995. C’est qu’il y avait destin _ funeste, fatal, maudit. Le destin est là bien longtemps avant de se faire connaître _ car en existaient, bien sûr, de sournois peu visibles prémisses.

Ce jour-là, il était arrivé un mot et un chat. Le mot avait son ombre _ mortelle. Le chat était aussi une chatte. Le jour dont je parle aujourd’hui de fin juillet _ en la maison d’écriture d’été des Abatilles.

C’était l’été. On le reconnaîtra. C’était l’été du chat et du château _ visité, comme souvent, à Montaigne, après sublime halte à la sérénissime majesté de la Dordogne, au quai archi-tranquille du village de Cabara : je l’ai ailleurs noté ; cf ce qu’en dit, furtivement au passage, mon article du 28 mai 2022 : «  » ; en revoici donc tout le passage : « Et pour rejoindre, depuis Bordeaux, la belle cité médiévale de Saint-Émilion, par une splendide journée ensoleillée d’une fin mai qui ressemble tellement à l’été, je m’étais aussi offert, en prélude enchanté !, le petit détour, depuis Branne, par le sublime panorama très verdoyant du fantastique méandre de la large et paisible Dordogne à Cabara _ un des plus beaux spectacles que peut offrir la douceur épanouie et sereine de la France !,  en pensant bien entendu à ce petit détour-rituel que ne manque pas d’accomplir, chaque année, en son été, mon amie Hélène Cixous _ cf la miraculeuse vidéo de notre entretien du 23 mai 2019 à propos de son « 1938, nuits« , paru aux Éditions Galilée le 24 janvier 2019 _  en rendant visite, depuis son domicile d’écriture des Abatilles, à Arcachon, à la magique tour de notre tendrement vénéré Montaigne »…

En réalité. Prenez un chat et un château, combinez, agitez les dés, jetez : le résultat _ des mots ainsi que des maux, en cascade _ est innombrable. Le Chat et le château venaient d’arriver dans nos existences et par suite dans les textes _ qui les gardent. Ou inversement, on ne sait jamais qui cause quoi.

C’est un lundi. L’un dit : Je travaille sur le chat et le château. Dant tout ce que j’ai réécrit sur Blanchot (car sur Blanchot on n’écrit pas, on récrit) le château et le mot demeure ont pris une place extraordinaire. L’autre dit : et le château ? Est-ce là un mot ou un chat ? Un chat-mot. Il est six heures _ du matin _ c’est l’heure des mots. Le château dit : moi le château, d’abord castel, castle, depuis le latin je châtre, je coupe, sépare, tranche. _ Tu savais que le château châtre ? L’un dit : comment va-t-on traduire ça en allemand ? Moi, je ne le savais pas, mais ma langue qui-sait-tout y avait pensé.

Et ici commença une conversation autour du château adoré, le mien _ le mien aussi : j’y suis allé plusieurs fois à pied depuis chez moi, à Castillon, à quelques kilomètres, en passant la Lidoire _, celui de Montaigne _ sur son tertre venté. Un château, dis-je, est une forme de déconstruction non théorisée, impossible de décider à quelle intention il répond, doit-il s’ouvrir à l’autre ou le repousser, qui sépare qui de quoi ou qui, la tour sépare-t-elle l’âme de Montaigne du monde, ou donne-t-elle sur le monde _ par sa fenêtre grande ouverte sur le bleu infini du ciel… _, le monde n’est-il pas la tour ? Selon Pierre Eyquem _ le père de Michel Montaigne _, le château est une armée, une forteresse, un bâtiment de guerre, il est construit _ avec remparts, toujours sur pieds _ sur l’idée de l’attaque et de l’exclusion. Selon Michel _ le fils de Pierre Eyquem _ le même château se défend d’être armé, il s’offre, sa force _ en effet extra-ordinaire, magique… _ est dans son ouverture _ pacifique, en plein cœur des guerres de religion qui font rage et auraient pu et dû décourager, mais pas Montaigne… _ à l’autre. Selon Kafka, le Château _ déjà celui de la ville haute de Prague, au Hradchin… _ est décidé à être Schloss, fermé, dehors l’étranger ! Neutre. Ou Burg, féminin.

Le cheval de Montaigne s’appelle Job. La chatte a un nom de jeune femme romaine. Ma chatte de ce lundi s’appelle Thessalonique. Plus tard elle s’appellera Philia. Aussi Aletheia. Une chatte ne meurt qu’un moment, sitôt partie elle revient et se transmet _ de mère en fille, les chattes se succèdent. La dernière fois que j’ai vu la chatte de Montaigne elle s’appelait Balzac _ Beauty est le nom de la chatte de ses « Peines de cœur d’une chatte anglaise« … Du temps avait passé. Cet été-là, elle était chat. On le sait, tout chat est indécidable _ il en fait à sa tête ; on ne le dompte pas _, la plupart du temps », pages 118-119.

(…)

« Plus tard le Château s’éloigne, à sa place demeure le mot Demeure » _ chez Derrida, après Blanchot ; pas chez Montaigne, ni Kafka… _ : voilà au moins pour le chat du château de Montaigne…

Et sur ces animaux infiniments subtils que sont les chats, voici aussi ces passages ô combien significatifs, aux pages 121 à 123 :

« J’écoutais la Voix, attentivement, comme on observe intensément un chat parler la langue des signes _ l’intensité de l’attention est bien évidemment cruciale : la plupart manquant d’intensité d’attention, et nous, bien sûr, les premiers, trop souvent ; même s’il faut aussi un peu dormir….

A d’autres moments, dit-elle (la Voix _ celle de Jacques Derrida _), j’ai l’impression qu’elle est un support de tes projections.

_ Elle, qui ? « Elle », c’est, ici la chatte _ nous y voilà donc _ qui est aussi un chat, qui est une personne, c’est le personnage principal de cette journée naturellement philosophique : elle donne à penser _ voilà ! Et entre les deux, il y a un mystère, elle devient ce que tu veux, supportes, penses d’elle. Comme si elle se cultivait à ton psychisme _ en quelque extraordinaire transubstantation d’espèce à espèce.

_ça ne peut se passer comme ça que parce que ça s’était déjà passé comme ça, dans cette saison du temps humain, l’enfance, où germent toutes les graines d’avenir. Elle a fait son Apparition. Un synonyme de Déconstruction : ce qui arrive comme impossible. Je n’en voulais pas, je ne l’ai pas cherchée, je ne l’attendais pas, elle m’est tombée dessus, comme le dieu, comme l’amour, comme la nuit. J’ai dit non.

_ Or, elle était arrivée, déjàrrivée _ rivée _, comme un facteur de désordre dans mon système d’hospitalité, comme une langue étrangère venue déranger ma langue, et mon non a dit oui.

Si je l’ai acceptée, c’st qu’elle est le mystère du Retour caché sous l’air de l’Apparition. C’est une revenante d’amour.  Jadis, quand je l’aimai, elle était chien _ le chien Flip. Elle m’a remis la mort dans la vie, la joie qui tremble _ l' »admirable tremblement du temps » des « Mémoires d’Outre-tombe » de Chateaubriand. 

_ La mort ? dit-il.

_ La possibilité de l’impossible. Elle me menace. Elle va la frôler, se frotter contre elle, lui échappe.

_ Il est sûr, pense sa Voix, qu’entre un chat qui vit avec toi et toi, il ne peut pas ne pas y avoir une sorte de lien mystérieux, c’est le bon sens même

_ La vie (dis-je). La vie-même. D’amourabsolu je l’aime. Je me vis d’elle

_ A partir de là, qu’il y ait coexistence, cohabitation, partage comme tu le fais, il y a une richesse affective dont je n’ai jamais fait l’expérience. Chaquespeare à la faire. Tous les animaux, chats, chiens, chat chiens, motion, elle lui

_ Ce jour-là l’article du Monde dit que nous descendons de l’écureuil, dis-je

_ Je le savais. En tant que singe, j’ai toujours eu le culte de l’écureuil

_ Je cheche nos ancêtres dans les arbres. Je cherche les signes. Les signes sont des singes volants dans les rameaux des phrases. Je vois ta pensée avancer par bonds, haute sur pattes, passant d’un trait de génie de terre à air et s’aller plantant par imaginationon au bord de la lune, comme celle de Kepler. Comme Montaigne dans sa librerie ramenant le ciel sous ses pieds. A l’aide des amis animaux.

_ Je n’ai jamais autant l’impression de penser que devant l’animal jamais je n’ai autant l’impression de danser la pensée

_ Nos ancêtres dans lesarbres et dans le lit

_ Les lièvres de notre bibliothèque

_ C’est là que ça se passe, dit Montaigne, devant un animal c’est là qu’il faut penser _ faire preuve d’ « imageance »… _, multianimalement. C’est entre ma chatte et moi que jaillit l’étincelle. Nous nous entretenons de singeries réciproques. Si j’ai mon heure de commencer ou de refuser aussi elle a la sienne

Lorsque nous nous téléphonons entre la nuit et le jour, c’est l’heure d’or, celle où parlent Platon avec Montaigne, l’heure où s’appellent et se répondent avec la mort la vie, avec l’humaine intelligence et sagesse, l’intelligence et sagesse animale

Leçons de chat : De la Liberté. Elle s’estsauvée qund on a marché sur elle. Où est la chatte en ce moment ? Dans son nid. On ne peut pas la prendre : elle vient. Comme toi. Comme moi. Comme Albertine. Elle ne peut que venir. Venir de partir. Pour l’aimer, lui laisser une liberté infinie. Mais j’y mets une limite infime pour entretenir sa vie. Exercice infini de l’aspiration à l’infini. Il faut « avoir » ce qu’on n’a pas : la légèreté. Être tout le temps là et jamais. Veiller à ne pas surveiller. Veiller à veiller » _ c’est admirable de subtilité, poésie et infinie justesse.

 

Ce mardi 19 novembre 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa

Et maintenant au tour du chapitre « Max und Moritz, et ma mère », ou la remontée à la toute première source, en novembre 1942, du somptueux réalisme tragico-hilarant d’Hélène Cixous ; parce que « Guerre est le combustible de la littérature » et « l’écriture, c’est la guerre » ; ou le désopilant hyper-réalisme du tragique cixoussien…

18nov

En mon article d’hier dimanche « « ,

j’ai commencé à anticiper, par une citation un peu développée, ce que déploie, de la page 94 à la page 112, le chapitre « Max und Moritz, et ma mère« , et qui va, au passage, donner mine de rien au livre son titre : « Et la mère pond vite un dernier œuf » : son caractère formateur, sans le vouloir de la part de la mère-montreuse-de-marionnettes et narratrice aussi d’onomatopées significatives, ventriloquant les personnages de Max und Moritz de Whilelm Busch pour distraire ses deux enfants, Hélène et Pierre, des bruits terrifiants de la guerre au dehors de leur appartement du deuxième étage du 54 de la Rue Philippe à Oran, au mois de novembre 1942…

Et re-voici donc ce passage in fine décisif pour le titre élu et retenu par l’autrice de ce livre-recueil :

« J’ai commencé à réfléchir _ à l’âge de 5 ans, déjà _ sur les mystères du texte et les secrets _ des charmes envoutants _ de la littérature, rue Philippe à Oran pendant la guerre, en suivant ma mère en visite chez ces vauriens de Max et Moritz. Moi qui hurlait quand on me donnait l’ordre de manger un peu de poulet, une rareté précieuse sur une table famélique, je dégustais avec ravissement les vers suivants _ de Wilhelm Busch _ :

Hahn und Hühner… Coq et poules avalent l’hameçon

Les voilà pendus à la dure branche de l’arbre

(…)

Le cou des quatre pendus s’étire démesurément, leur chant s’angoisse également. Et ce qui me fait mal à crier me séduit par la musique des mots _ voilà ! de l’importance du jeu infiniment charmeur des signifiants sur les signifiés, et qui plus est dans la confrontation d’une langue à une autre… Les poules meurent en chœur, rime rime avec crime, les vers tapent du pied. J’avais beau hurler d’angoisse jusqu’au ciel avec les poules _ en passe d’être, sur le champ, massacrées : c’était en novembre 1942, à Oran, 54 rue Philippe, qu’Hélène, 5 ans, écoutait ainsi sa mère jouer-incarner en marionnettes confectionnées de sa main les contes tragico-archi-comiques de « Max und Moritz » (1865) de Wilhelm Busch (1832 – 1908)…  _, en tant qu’œuf  _ sic ! _ j’étais contente que ma mère ponde vite une dernière fois » : des bombes pleuvant alors dru, ce mois de novembre 1942, lors de l’Opération de libération Torch, sur Oran.

Et à la page 104, encore ceci qui éclaire encore d’une rincée, une louche, ce titre du recueil :

« Dans sa chambre ma mère centenaire _ Eve Klein (Srasbourg, 1910 – Paris, 2013) mourra le 1er juillet 2013, âgée de 103 ans  _ ne lit plus que Max und Moritz. Elle se prend pour une poule prête à _ et près de _ trépasser. Mais il y a dans ces images insupportables _ de Wilhelm Busch _ de quoi la faire pondre de rire.

Ce que m’apporte _ me révèle _ Wilhelm Busch : le rire dans l’horreur »…

Ce nouveau chapitre-ci s’inscrivant parfaitement, lui aussi, à son tour, dans la veine auto-explicitante _ mais en rien, surtout pas, didactique : tout vole et rit ici…  _  de l’œuvre entier _ et c’est considérable ! _ d’Hélène Cixous, que constitue ce recueil d’apparence a priori un peu composite de 11 textes-chapitres _ selon la présentation même de l’éditeur, en note d’avant-propos de précaution, à la page 9 du livre _, en en présentant le caractère comico-tragique…. 

Voici le début-cadre de ce récit, aux pages 94-95 :

« Dehors, c’est la guerre. Après l’alerte de la nuit les sirènes ont lancé leurs youyous dans l’air noir percé de feux de Bengale de la DCA _ des troupes vichystes qui tiennent la ville et ses forts _, la Ville _ d’Oran _ fait encore l’escargot, il n’y a personne dans les rues, sauf les jeeps. Dedans _ dans l’appartement du deuxième étage Cixous-Klein-Jonas du 54 rue Philippe _, il fait donc chaud et tendre, comme si l’on venait de naître, le monde est un gâteau encore tiède, l’enfance _ Hélène a 5 ans et son petit frère Pierre tout juste 4 _ c’est le paradis encerclé par la mort, un délice. Désormais il y aura toujours _ voilà ! à vie… _ pour mon for intérieur cette terre à deux univers. Hier mon frère _ petit Pierre _ a été écrasé par une jeep sur la Place d’Armes, et il n’est pas mort. Il a été couronné petit malade principal _ à dorloter _ de la maison. C’est pour lui que ma mère devient d’un jour à l’autre metteuse en scène, auteur de théâtre et Grand Maître du Livre _ qu’elle interprète pour ses enfants. Alors elle crée. En premier lieu, elle fabrique l’homme. Puis la femme. Ce sont des marionnettes qui ont la dimension de sa main. Le peuplement croît vite. Le théâtre du monde est dans la chambre. Entrent tous les personnages de Shakespeare et des Grecs, parmi lesquels plusieurs paires de Roméo et Juliette, un Hitler complet un seul, deux professeurs avec lunettes et sans, une concierge avec balai pour balayer les débris des personnages _ battus et abattus _, une Bécassine anti-Hitler, et en haut de l’affiche Max et Moritz, sacripants, et désormais nos éternels inséparables. Les tréteaux, c’est le pied du lit du blessé. Le répertoire est bilingue, en vedette l’allemand et le français, compères lurons, joyeux larrons, l’un parlant l’autre, avec l’infime sel d’un accent, l’un tirant la langue à l’autre. Et la voix grave de Maman. Ce fut alors que Maman nous présenta le Créateur de la Littérature. C’est un Satan pour enfants, un dieu moqueur, un savant, un satyre, un généalogiste de l’amorale, et ce fabuleux philosophe-artiste, chantre de l’art pour lard, ma mère, qui l’a eu pour pédagogue, l’appelle Wilhelm Busch, dans sa langue. Dans notre langue il s’appelle Vilaine Bouche. Qu’est-ce qu’il y a dans un nom ?

Je dois tout _ confie ici Hélène écrivaine _ à Wilhelm Bouche, tout ce qui fait le brouet enchanté. Dès qu’on l’a goûté il transfigure la réalité en littérature. Qui en a pris une louche au premier tour, en aura sur la langue, et donc jusqu’à la cervelle, le piquant, le souffle, la recette, les mots et clés de la littérature, jusqu’à son dernier jour _ voilà, voilà. Wilhelm Bouche c’est Rimbaudelaire interprété _ voilà : joué et incarné _ par ma mère au 54 rue Philippe à Oran, c’est-à-dire , avec une pincée d’accent allemand volontaire, Reinbotdelehr. Saint démoniaque, Busch est le chroniqueur sans peur ni proche des malheurs et méfaits de la petite humanité. Il en montre tout le mal possible. Le monde entier est un cirque, pense-t-il et einszweidrei, en un mot tous les maux, comme le dit l’allemand, berceau linguistique du génie d’Einstein, celui qui fait d’une pierre Ein Stein à tous les coups _ qu’est-ce qu’il y a dans un nom ? _ en piste ! et tout un peuple de benêts, de petits monstres, de maltraités, oncles, tantes, animaux, bourreaux, se presse dans ses spectacles en vers et en images  » _ voilà le décor splendidement reconstitué et planté.

Et le récit continue ainsi page 96 :

« La cruauté est la clé de l’homme _ nous y voici donc… La vengeance est un pain quotidien. Bons sentiments : zéro _ éliminés à plate-couture. Chacun est armé contre la justice avec les moyens du bord. On vole. Un dos tourné : on saute sur l’occasion. Une mare ? On y noie ce monsieur, ou cette demoiselle. On mord. On meurt à qui mieux mieux et pas n’importe comment.

(…)

Max et Moritz, nos affreux petits camarades, sont à tort et à tue avec tout ce qu’ils peuvent zigouiller sans distinction de sexe ou d’espèce, pas une poule _ tiens, les voici déjà… _ qui échappe à leur jubilation, jusqu’à ce que leur propre mort s’ensuive. Après tout, ils ont eu droit à bien des pages, au suivant !«  _ et c’est bien sûr désopilant.

Et pages 97-98 :

 « Il n’y a rien à manger, dit ma mère _ ce mois de novembre 1942 à Oran _, sauf des vers. Tout le monde se régale. Ce qui est étrangement étonnant, c’est que, la bouche pleine de vers et de côtelettes de chien, on pouffe de rire de ces horreurs _ voilà. La littérature, c’est ça ? Avec la même scène, Euripide me tire des frissons, avec Sophocle je pleure, Busch me fait rire aux larmes. Comment expliquer cela ? _ et dans le jeu de la prose d’Hélène Cixous sans cesse ces modes et styles en permanence se chevauchent et rebondissent, pour notre formidable jubilation !..

_ Demande à ce convive familier. C’est le jeune Sigismund Freud. Lui aussi est un élève _ lecteur fervent _ de Wilhelm Busch.

C’est en suivant les farces atroces de Max et Moritz que le lycéen a fait l’expérience des mystères de la Prime de Plaisir. Où l’on peut jouir, sans culpabilité, de tout ce qui se moque de tous les commandements. Sans Busch, pas de psychanalyse, Les pulsions s’en donnaient à chœur joie chez les deux Bösenbuben, Max et Moritz Vilains Vauriens nos semblables nos frères. Pour les enfants c’est un festin. Le Chef  Busch, c’est Homère pour les petits, à chaque chant son jet de sang ». 

Et c’est ici, à la suite immédiate de ce passage, que prend place, pages 98-99, la longue citation déjà donnée en mon  article précédent, de la pendaison des poules, et le dernier œuf vite pondu de la mère, qui va donner son titre plutôt comique à l’ensemble du recueil…

Puis :  « dehors c’est toujours une autre guerre. Bang ! dehors ! Plump ! Platsch ! dedans ! La fin de Max et Moritz c’est La Colonie Pénitentiaire _ de Kafka, mais lui aussi est d’un constant monstrueux irrésistible comique !.. _ pour écoliers du primaire, la machine à débiter les polissons est nettement plus rapide que l’invention sophistiquée de la colonie, car elle est adaptée à l’économie libidinale toujours hâtive _ certes _ des criminels de sept ans, ceux qui tirent la langue aux passants, torturent les animaux et passent d’une farce à l’autre les deux poings dans l’aine. Et ma mère en fouettant Busch avec Rimbaud, écrit l’aîne avec un h au crayon _ dans le livre même.

Quand dehors ça canarde et dedans ça rime avec poignarde, que la mort est Herr Tod, le voisin au balai impassible, c’est la première comédie de ma vie _ à 5 ans. C’est une tragédie. Qu’une tragédie soit une comédie, c’est une tragédie. Qu’une comédie soit une tragédie refoulée, Wilhelm Busch le formule ainsi : « Das Gute _ dieser Satz steht fest _ / Ist stets, was man lässt  » Comment traduire lässt ? se demande ma mère« 

Et le texte se poursuit, page 100 :

« Ma mère lit Wilhelm Busch acrobatiquement. Jongle un mot avec un moqueur prochain. Avec oreille et énergie. Les vers militent, les bombes tonnent. Cravachés par sa voix grave les sons courent après les sens. L’allemand sautille avec une gaieté de chat botté. A tout moment il peut se retourner en français. Quel plaisir quand les frontières violemment barbelées en « réalité » se trouvent allègrement déjouées par des accords de coopération linguistique. Entre êtres vivants, les parlers sont naturellement translingues, ainsi s’ébattait Wilhelm Busch, il y a déjà plusieurs grandes guerres de cela, entre chien et humain comme entre allemand et français, on s’entendait bien en s’entretraduisant,

« Alleh, Plisch und Plum, apport ! »

Tönte das Kommandowort.

Les vers français langourent moins, ils attrapent une certaine vigueur militaire que l’allemand leur inocule. Ces deux-là sont des compères, ils se foutent la paix dans la figure. Je n’imagine pas jouer l’un sans l’autre. L’horrible est pire s’il est furchtbar, la catastrophe est trochaïque. Ach ! Comme la mélodie d’une langue nous embobine _ dont acte.
A Oran sous la guerre, sous la musique de ma mère, j’en ai fait l’expérience, tout ce qui ne peut pas se dire, peut se dire : il suffit d’
écrire, c’est-à-dire traduire, ce qui ne peut pas se dire en français peut en s’étrangeant se faire entendre autrement outrallemant.

Avec ma mère, « traduire » n’aua jamais été que bondir en extraordinaire liberté, je veux dire « bondire », ne jamais parler en moins de plusdunelangue rire d’un mot avec l’autre, néologer à volonté, d’une trouvaille idiomatique faire deux coups de couleur, elle ne traduit pas, elle ne met jamais une langue au service de l’autre, il s’agit toujours d’une danse _ voilà : effervescente _, d’un pas de deux, d’un acccroissement de plaisir _ oui _, d’une taquinerie, d’une émulation, d’une prime de séduction, suis-moi ! dit le français à l’allemand, sois-moi (sois toi) aussi sûrement infidèle dit l’allemand aussi librement fidèlement _ file devant, plaisante-moi _ qu’un trapéziste à ses trapèzes, avec les petites difficultés jongle, elle ne traduit pas elle joue des deux  » : ça virevolte très effectivement, et c’est magnifique !

Et un peu plus loin, page 102 :

« Tout se passe avec guerre. Pas de guerre sans résistance, sans guerre à la guerre, sans fuite, sans interventions de liberté, sans ruse. Et sans littérature. Pas de jeu de mort sans jeu de mot. Et pas de littérature sans les nerfs de la guerre, les énergies furieuses, les colères, et les révoltes contre les condamnations et les injustices. Guerre est le combustible de la littérature _ voilà, voilà. Ma mère ne connaissait pas Homère, mais elle l’était _ lire ici l' »Homère est morte » d’Hélène Cixous, paru en 2014. A Osnabrück et environs c’était l’Iliade recommencée et par la suite pour ma mère, son peuple et ses familles, c’était l’Odyssée. La route est très accidentée, à chaque halte on perd des membres de l’équipage.

A la fin ne reste que celui que le sort a choisi pour faire le récit des nombreux chapitres de la ruine _ le témoin ultime, s’il survit et témoigne. Puis le reste est silence« , page 103.

Et page 108  :

« A Oran, faute de merles on mangeait les vers de Busch. Qui dort dîne, ma mère a appris le dicton et nous met au lit pour le dîner. Sans pain, sans beurre, mais pas sans Wilhelm Busch. (Cependant à Theresienstadt, la famille… sans son chien à manger, mais je l’ai déjà conté.)

La vie est une fatalité d’ironie dramatique, un enchaînement de chances qui ébranlent le sens _ c’est superbe ! Nous sommes des mouches pour les dieux garnements, as flies to wanton boys are we to th’gods (ils jouent à nous tuer) ils nous tuent pour s’amuser. Comme le dit Wilhelm Busch. Il s’amusent à nous tuer.

ça valait la peine que mon frère se fasse écraser par la jeep : à la fin on s’en tirait« .

Quelle leçon ! et pas seulement de style !

Ce lundi 18 novembre 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa

Et encore un somptueux fondamental chapitre sur le lait-legs nourricier de la littérature : le chapitre « Le legs empoisonné _ Laisser ses livres », un fécondissime pharmakon, entre la perte, en 1948, du père Georges Cixous (et l’aubaine de sa bibliothèque), et l’interruption à venir, en 2004, du formidable dialogue entretenu avec l’ami Jacques Derrida : quand reste et tant que demeure une conversation nourrie avec les auteurs de vraie littérature (et philosophie), via les livres que ceux-ci nous ont laissés-destinés ad libitum…

17nov

Et voici maintenant, de la page 77 à la page 93 de ce recueil décidément absolument indispensable qu’est ce tout récent « Et la mère pond vite un dernier œuf« 

_ il nous faudra bien sûr revenir sur le choix de ce titre plutôt comique donné à ce recueil, dont la source se rencontrera un peu plus loin, au chapitre suivant, « Max und Moritz, et ma mère« , aux pages 98-99 :

« J’ai commencé à réfléchir sur les mystères du texte et les secrets de la littérature, rue Philippe à Oran pendant la guerre, en suivant ma mère en visite chez ces vauriens de Max et Moritz. Moi qui hurlait quand on me donnait l’ordre de manger un peu de poulet, une rareté précieuse sur une table famélique, je dégustais avec ravissement les vers suivants :

Hahn und Hühner… Coq et poules avalent l’hameçon

Les voilà pendus à la dure branche de l’arbre

(…)

Le cou des quatre pendus s’étire démesurément, leur chant s’angoisse également. Et ce qui me fait mal à crier me séduit par la musique des mots _ voilà ! Les poules meurent en chœur, rime rime avec crime, les vers tapent du pied. J’avais beau hurler d’angoisse jusqu’au ciel avec les poules _ c’était en novembre 1942, à Oran, 54 rue Philippe, qu’Hélène écoutait ainsi sa mère jouer en marionnettes confectionnées de sa main les contes tragi-archi-comiques de « Max und Moritz » de Wilhelm Busch…  _, en tant qu’œuf j’étais contente que ma mère ponde vite une dernière fois » : des bombes pleuvant alors, ce mois de novembre 1942, sur Oran.

Et à la page 104, encore ceci qui éclaire ce titre du recueil :

« Dans sa chambre ma mère centenaire _ elle mourra le 1er juillet 2013, âgée de 103 ans  _ ne lit plus que Max und Moritz. Elle se prend pour une poule prête à trépasser. Mais il y a dans ces images insupportables _ de Wilhelm Busch _ de quoi la faire pondre de rire.

Ce que m’apporte _ me révèle _ Wilhelm Busch : le rire dans l’horreur », commente Hélène ; j’y reviendrai en l’article suivant… _

un autre somptueux fondamental chapitre sur le lait-legs nourricier _ pour le non tari (« tant qu’il y aura de l’encre et du papier« , et bien sûr de la force de vie…) si fécond « rêvoir » à l’œuvre d’Hélène : formidable pharmakon à son inénarrable façon à elle, à son tour… _  de la littérature pour Hélène Cixous : le chapitre « Le legs empoisonné _ Laisser ses livres« , un fécondissime pharmakon d’intarissables conversations poursuivies, vaille que vaille, à la guerre comme à la guerre, et à-la-va-comme-je-te-pousse et m’inspire-respire-expire-souffle _ entre lire les livres de la Bibliothèque, puis penser-panser, rêver en son « rêvoir », et soi-même allant se livrer corps et âme à la jubilation terrible et hilarante de son écrire… _, entre la blessure à panser de la perte sans legs écrit, ni même dit _ seulement la collection de volumes Nelson de sa bibliothèque ainsi laissée sans mot dire de sa part… _, du père Georges Cixous, le 2 décembre 1948, à son décès, et l’interruption à venir le 9 octobre 2004, au décès à lui aussi, l’ami Jacques, du formidable dialogue-conversation _ aussi par téléfaune, puis au « rêvoir« , via les livres laissés de l’ami parti, qui lui-même songeait fort à son propre posthume… ; cela, nous le verrons au chapitre terminal, et lui aussi évidemment capital, de ce livre-ci, aux pages 113 à 137, intitulé « Le chat et le château » : tout, en cet admirable indispensable recueil de textes d’Hélène Cixous qu’est ce jubilatoire « Et la mère pond vite un dernier oeuf« , venant parfaitement « se rejoindre » et s’imbriquer… _ ô combien nourricier, à son tour, avec l’irremplaçable, forcément _ qui donc est substituable ?.. Personne ! Et encore moins ni ami ni aimé ; la consolation-pansement-pharmakon, si elle est désirée-envisagée-recherchée-poursuivie, semble tellement difficile et peut-être même quasi impossible à obtenir et tenir-maintenir longtemps et jusqu’au bout de sa propre mortelle vie, en ce duel à la vie-à la mort des pulsions de vie et la pulsion de mort, si puissantes et tellement compliquées à apprendre à dévier-manœuvrer afin d’essayer-tenter de parvenir à surmonter-survivre à la douleur-poignard du deuil subi de ces si cruelles pertes… _ ami Jacques Derrida…

Ici,

et de la phrase, page 78, à propos de Jacques Derrida :

« il laissait ses livres à la place de sa personne. Et parmi son œuvre immense, ses innombrables méditations sur les mystères tragiques et philosophiques de l’héritage« ,

presque directement à la suite des mots mêmes, impératifs, de l’ouverture de ce chapitre, page 77 :

« Un jour des derniers temps, mon ami Jacques Derrida me dit : « Si je ne suis plus là, tu pourras continuer à lire mes livres. » Je grimaçai d’horreur. C’était un dit de vérité à venir, un verdict, une annonce amère. Une phrase à deux coups. Mise à mort et promesse. Ablation et substitution. La mort pour moi, la survie pour mes livres » ;

et des sublimissimes pages 79-80 à propos de ce qu’Hélène, en forme de « viatique » qui lui était nécessaire, raconte de ce qu’elle a pu bientôt trouver de son père « homme de parole et de mots, c’étaient des mots extraordinaires qu’il me donnait tous les jours« , une fois celui-ci brutalement disparu et enlevé à elle, le 2 décembre 1948 :

« J’ai hérité de Georges mon père le besoin géorgique de déterrer les mots, de descendre sous le taire, de nettoyer, d’arroser, et d’écouter ce qui erre le long du silence _ c’est admirable ! J’ai toujours aimé Virgile et par conséquent Dante. Outre ce lien indécis et ouvert comme tout, mon père a laissé _ très matériellement _ une bibliothèque. Il ne l’a ni donnée, ni léguée, il l’a laissée avec cet abandon, ce suspens de la volonté dernière, qui fait le don idéal, celui que l’on n’a pas fait exprès. Alors ce legs laissé sans le su, je l’ai pris, je m’en suis constitué l’héritage par excellence, le bien attribué par le sort, béni pour avoir été lu par mon père, et ramassé, lui mort, sur ses étagères. Je n’en finissais pas de composer le lai de la Bibliothèque : j’ai lu, depuis mon père et sans son injonction, il m’a laissée lisant le tout de la littérature, le bon et le mauvais, le sublime et le détritus, son compost, sa litièrature. Sans maître, sans conseil, sans loi. J’ai tout dévoré. De gauche à droite, j’ai sucé un à un tous les volumes de la collection Nelson, tout était bon également. J’ai rien oublié. Je crois que j’ai mangé mon père jusqu’aux moelles. Hériter pour la vie, si c’était possible, je crois que ce serait cette opération : absorber, consommer, transsubstantier le Laissé, en forces vitales pour soi _ voilà.  Sans dette. Et entre tous les legs nourriciers, recevoir et faire son miel d’une Bibliothèque » _ une opération merveilleusement accomplie par Hélène.

je me rends immédiatement aux deux puissantes pages finales de ce crucial et fondamental chapitre, aux pages 92 et 93, consacré à l’héritage des livres, et pas seulement ceux laissés sur les étagères de son père, Georges Cixous, le 2 décembre 1948 :

« Peut-on échapper à l’héritage ?

Moi-même j’ai bien fini par me rendre à Jérusalem, où je ne voulais surtout pas aller _ sur le récit de ce voyage en son « Gare d’Osnabrück à Jerusalem » (paru le 14 janvier 2016), cf par exemple mon article « « , en date du 16 juin 2018…

Pour payer une infime part de ma dette à l’égard de ma généalogie multimillénaire _ tant sépharade qu’ashkénaze… _, minimissime, pour répondre : oui, à la question êtes-vous coupable ? A la question : êtes-vous juive, je mets : oui, je décide et consens à répondre sur le formulaire _ demandé à remplir pour l’obtention du visa d’entrée en Israël _, oui, alors que mon amour de la Vérité compliquée, mon besoin vital _ oui _ de pousser la pointe de la pensée au cœur du combat des paradoxes, mon alliance avec l’inconnu c’est-à-dire le pays de l’écriture _ ce territoire-trésor lui aussi… _, le courageusement infidèle, toutes mes obsessions vitales, veulent que je dise non pas oui mais : juive je le suis par vent de nord-nord-ouest, ou par mauvais temps, mais par beau temps clair sans rafales de vent, ou quand je suis en mes libertés dans les rêves, je ne réponds que : rien ni plus ni moins.

En tant que chat, ou écureuil _ du jardin aux arbousiers et pins de la maison d’écriture des Abatilles _, ou ancien chien _ tel son chien Flip _ je ne suis pas plus juive que le cheval ni moins, j’aime les vaches, comme ma mère, pour la fatalité de la vie je m’identifie aux poules, je n’ai guère de difficultés à reconnaître mon âme dans celle d’une poule, j’ai les mêmes battements de cœur,

mais à tous les juifs qui sont juifs se sentent juifs, juifs des avant et juifs des après, je reconnais que je dois un trésor inestimable _ voilà… _ d’angoisses et de tourments, l’usage illimité _ et persistant _ de la tragédie et ce qui va avec l’exercice de la douleur : l’esprit de révolte, la jubilation _ oui, magnifique ! _, l’eau du rire qui jaillit au milieu du brasier et jusqu’à l’avant-dernière minute dans les camps d’extermination _ ici je pense au grand Imre Kertész du « Chercheur de traces« … _, la nostalgie perplexe du désert, la fréquentation des zones d’exclusion et le don nomadique, la façon d’allonger perpétuellement le cou au maximum pour scruter l’horizon, comme si le présent était là-bas dans le lointain futur ou au contraire la façon de creuser des puits sous son lit à la recherche de pensées ou êtres perdus et peut-être conservés dans les souterrains du temps, toutes ces herbes amères tous ces sucs et ces miels spirituels dont l’écriture se régale« 

Un chapitre magistral !

Consacré aux ressources, fabuleux trésor où puiser encore et toujours de conversations essentielles que peut offrir le dialogue ouvert et infini du lire-écrire-penser, pour Hélène en son « rêvoir », avec les auteurs vrais de la littérature et de la philosophie _ pas ses pullulantes-purulentes contre-façons de « litièrature« – compost, à destination des oisifs-qui-lisent pour se distraire-désennuyer-divertir : en fait ne plus penser du tout à l’essentiel… Revenir lire et méditer ici le merveilleux chapitre « Lire et écrire » du Zarathoustra de Nietzsche, joliment sous-titré « un livre pour tous et pour personne« … Ou encore le très juste récent « Un Sens à la vie _ enquête philosophique sur l’essentiel » de mon ami bruxellois Pascal Chabot… Des livres nécessaires et vrais, en ces temps de faussaires et fausseté…

Bien évidemment à suivre…

Ce dimanche 17 novembre 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa

Et un passionnant entretien de Jacques Rancière, à propos de son « Au loin la liberté : essai sur Tchekhov », avec Stéphanie Péraud-Puigségur, à la Station Ausone, le 6 novembre dernier

15nov

Et maintenant,

voici la très riche « vidéo » (d’une durée de 54′ 22) d’un superbe entretien de Jacques Rancière à propos de son lumineux « Au loin la liberté : essai sur Tchekhov » _ paru aux Editions La fabrique au mois de juin 2024 _, répondant aux questions de Stéphanie Péraud-Puigségur, qui a  eu lieu à la Station Ausone de la librairie Mollat, à Bordeaux, le mercredi 6 novembre dernier…

Jacques Rancière, lecteur éminemment subtil, est toujours d’excellents éclairants conseils en sa pratique de liseur-regardeur-écouteur lumineux des oeuvres d’art aussi :

ici lex extraordinaires, assez courtes, bouleversantes nouvelles de Tchekhov…

« Les nouvelles de Tchekhov présentent les multiples versions d’un simple scénario : quelque chose pourrait arriver. Un jour, au hasard, n’importe où, l’ordinaire du temps de la servitude a été troué par une apparition : la liberté est là, au loin, qui fait signe et indique qu’une autre vie est possible, où l’on sache pourquoi l’on vit. La plupart _ de ses personnages croqués ici un moment sur le vif _ pourtant se dérobent à l’appel. Ils préfèrent que rien n’arrive. Mais Tchekhov, lui, ne renonce pas _ à les décrire en leurs hésitations, et le plus souvent, renoncements à la liberté…. Il s’entête à accompagner ses personnages sur ces bords où leur vie pourrait basculer. De récit en récit, il tisse ce temps mû par la machine implacable de la reproduction, mais qui, de pause en pause et d’accroc en accroc, se déchire et se dédouble en temps d’une liberté pressentie qui se refuse au point final mais reste une possibilité en suspens _ voilà. On peut appeler cela une politique de la littérature ».

Des nouvelles tout aussi absolument admirables que l’admirable et admiré théâtre de Tchekhov…

Avec une admirable lecture de celles-ci par cet hyper-attentif aux micro-inflexions et nuances du sensible qu’est Jacques Rancière…

Ce vendredi 15 novembre 2024, Titus -Curiosus – Francis Lippa

Poursuite de ma lecture du tout récent Cixous « Et la mère pond vite un dernier oeuf » : maintenant un somptueux chapitre « La Fugitive », à propos de « son » Algérie quittée et à jamais revenante…

13nov

En poursuivant ma lecture enchantée du tout récent Cixous « Et la mère pond vite un dernier oeuf« ,

voici maintenant, aux pages 63 à 76, un somptueux chapitre intitulé « La Fugitive« ,

à propos des rapports d’une infinie complexité et richesse d’Hélène Cixous avec « son » Algérie, quittée à l’âge de 18 ans, en 1955, et à jamais revenante, pas seulement en son « rêvoir », sans qu’elle y soit jamais physiquement retournée, revenue :

une pure merveille !

« c’était moi, c’était elle, j’étais elle, j’étais zèle, j’étais soulevée, emportée par un zèle sans violence _ d’enthousiasme très vite, très tôt, quasi immédiatement, poétique et littéraire, à travers le tamis chamarré des diverses langues parlées et narrées, contées, voire chantées et ries à la maison même : ce que développera le très parlant texte-chapitre qui suivra un peu plus loin aux pages 94 à 112, tout admirablement en ce livre-ci s’ajointe,  et qui lui s’intitule « Max und Moritz, et ma mère _ Jedes lest noch schnell ein EI und dann commet der Tod herbei« … _, une tendresse folle, je désirais l’Algérie, mais jamais je ne m’en pris à elle _ elle était constamment là, omni-présente, mais aussi en même temps, étrangement et étrangèrement, constamment inatteignable parce que se dérobant aussi, en sa pourtant massive présence fuyante… _,  j’étais debout à l’entrée des rues, sur les places, et je la priais, je l’espérais, je la voyais passer dans le lointain intense d’une proximité inexorable, voilèe ou dévoilée, le voile ne la voilant pas à mes yeux mais plus exactement la promettant, mais jamais _ non plus vraiment _ accordée _ au sens aussi musical de ce terme : la dissonance résonne… _, voilà le portrait de mon enfance _ de 1937 à 1945 à Oran, puis de 1945 à 1955 à Alger _, la fugitive c’était elle, la fuie, moi ; mais on ne sait jamais en vérité qui fuit qui, ce qui me fuit je le poursuis, dans la poursuite le poursuivant est poursuivi par _ l’engrenage lancé et désormais inarrêtable de _ la poursuite, nul ne peut s’arrêter, toutes les chasses _ y compris la stendhalienne « chasse du bonheur » : l’expression a été déjà donnée à la page 41… _ le répètent sitôt le mouvement lancé le sort est jeté on chassera chassé chassée à jamais, demandez à Flaubert à Stendhal ou aux autres chasseurs, Proust…« ,

ainsi commence sublimement ce sublissime, magistralement éclairant lui aussi, texte-chapitre, à la page 63.

Et en suivant tout aussitôt, sur cette même page 63 :

« L’Algérie est mon sort jeté, j’étais sa poursuivante sa suivant fascinée, je l’ai aimée comme Rimbaud la beauté, elle me quittait, je voulais être assise sur ses genoux l’asseoir sur mes genoux, les mots je et nous n’ont jamais fait un seul mot » _ sempiternellement l’irréfragable douloureuse distance de la séparation à jamais incomblable.

Et puis, toujours dans la poursuite du même élan, ce qui suit, aux pages 63-64 :

« Pourquoi l’aimais-je ainsi d’un amour entêté, désolé ? Je voulais réparer _ suturer… _, je pensais qu’elle était ma mère ma sœur et que, comme dans un des contes de fées connus par cœur, elle le ne le savait pas, j’étais le vilain petit canard, le cygne noir, l’enfant transformé par un maléfice en autre bête, je comprenais qu’elle me méconnaisse, elle me prenait pour de fausses apparences elle me voyait française moi qui ne l’étais aucunement même de carte d’identité, j’étais une exclue dénationalisée dénaturalisée » _ ne serait-ce que du temps des lois scélérates du régime de Vichy, à partir de l’abolition le 7 octobre 1940 du décret Crémieux (en date du 24 octobre 1870), et avec le maintien un certain temps de cette législation anti-juive après le débarquement des Alliés en Algérie le 8 novembre 1942, et après l’assassinat à Alger de l’amiral Darlan le 24 décembre 1942 : leur citoyenneté française n’étant officiellement rendue aux Juifs d’Algérie que le 20 octobre 1943, presque un an après le débarquement allié, en grande partie sous l’influence du commissaire à l’Intérieur, André Philip ; de Gaulle ayant enfin écarté Giraud et obtenu la présidence exclusive du Comité français de libération nationale d’Alger et affirmé son autorité sur tout l’empire en guerre…

« C’était le Paradis croit mon frère je ne l’ai jamais cru, ce fut toujours l’envers _ enfer, infernal _, la sensation de « Paradis » je ne puis la recevoir jamais que dans la fatalité programmée de la perte. L’Algérie toujours déjà perdue, même pas perdue, déjà spectrale _ voilà ! et revenante en poursuivante à jamais suivante très proche, constamment à ses basques… _, déjà _ alors même en ces années d’enfance algérienne _ retirée, sans passé duquel faire mémoire, sans futur. Elle m’a donné les biens subtilement précieux : l’étrangeté _ étrangèreté _ natale, le sens sans douleur de l’inappropriable, l’expérience de l’inracinement _ expressions toutes très évidemment fondamentales _, je ne suis jamais identifiée aux identités, ni aux identifiés ni aux identificateurs _ enfermants. Le verbe être me fait toujours rire _ le rire étant un versant lui aussi fondamental de l’idiosyncrasie Hélène Cixous : sa façon shakespearienne, si l’on veut, ou encore kafkaïenne, Kafka riant bien sûr énormément, de recevoir, avec le poil de recul vitalement nécessaire, le tragique, dont le choc purement frontal sinon broierait-foudroierait sans recours : le rire-humour absolument incorporé faisant fonction de salutaire bouclier-parapluie-paratonnerre en Hélène…) _, que dire de je suis ou de je ne suis pas je ne les supporte qu’interrogés _ dédoublés en leur indéfectible complexité… _, courbés sous le vent, ou conjuguant le suivre et la poursuite » _ tout cela, bien sûr, absolument crucial et fondamental…

« D’où, peut-être, ma résistance, vaguement perçue _ très tôt _, à l’idée de Retour. Un mot néfaste _ vecteur d’illusions fourvoyantes… _connoté de la tragédie-Israël. Comme si l’on avait eu lieu.« 

« Je crois à l’Odyssée sans Ithaque. On part _ seulement, et c’est tout ; on ne fera jamais, sans cesser, que partir. Je crois à la puissance _ marqueur indélébile _ du bord de départ _ ici cette Algérie quittée. Je viens de. Je veux venir de. Je viens d’Algérie _ Elle m’a donné les départs et je les ai pris » _ comme des dons infiniment précieux en leur richesse complexe formatrice.

« Je l’ai souvent décrit, en Algérie je vivais avec portail barreaux grilles entre mes côtés, je longeais les murs quand j’entrais c’était _ déjà _ la sortie _ qui toujours et immédiatement se profilait dans ce passage-tunnel du labyrinthe à affronter _, il n’y avait que cet arpentement des rues d’Oran et ces visions instantanément annulées de ce qui aurait pu être le dedans du cœur«  _ toujours dérobé.

« L’unique fois d’Oran _ quittée ensuite pour Alger en 1945, à l’âge de 8 ans, par Hélène _ où je fus dans un lieu arabe je fus perdue dans une vapeur épaisse et lourde où se mouvaient des jambes et des fesses inconnues en vain je cherchai ma mère, je me noyai dans les colonnes humides du bain maure _ voilà ! _, en bas de la rue Philippe. J’étais sous le charme maure. Curieusement, était-ce un tour d’homonymie déjà _ ah ! ce jeu-ronde-chanson des signifiants dont s’enchante et pour toujours Hélène ; et nous, à notre tour, en la lisant… _, j’ai toujours aimé ce qui était maure, j’y voyais une suprême élégance, ainsi des tombes, pures, discrètes qui tombaient et descendaient comme des mouettes les pentes parfumées de chaleur menant aux hauteurs des Planteurs _ à Oran, donc _, était-ce un penchant instinctif pour ce qui déjouait la mort en maure, j’aimai le café maure, et le mot _ voilà _ et par-dessus tout les mauresques toutes et chacune un peuple et une femme. Qui fut mon premier amour d’avant l’amour, Aïcha d’abord et tout de suite après au dam furieux de mon père, son icône insue _ alors d’Hélène enfant _, la poupée mauresque qui me tapa dans l’œil en 1946 rue Bab Azoum _ à Alger, cette fois. A défaut d’Aïcha, je voulus sa miniature. Je poussai des hurlements sauvages dans la Citroën que mon père conduisait d’une froide colère et malheureusement n’ayant pas lu encore _ en 1946 Hélène a 9 ans _, je ne pus expliquer le secret de cette scène enfiévrée ; nous répétions le drame orphique, derrière moi Eurydice mon père le divin irrité, moi avec elle dans le dos, et entre nous se creuse le temps mort.« .

« Mes premières ruines furent mes premiers trésors _ source de savoirs féconds sur le temps et ses admirables tremblements, la vie, la mort, ce qui survit ou pas, et flamboie au moins dans la pensée, l’écriture, et puis, en suivant, la lecture. Le mot « ruine » est à jamais scintillant des lumières _ de noces _ de Tipasa. Rien de plus beau. La beauté même, le sans _ éloignant, sinon privatif, et puis les plaies de cendres presque brasillantes encore _ de la coupure même, et sans deuil _ d’une douce et tiède nostalgie, sans nul chagrin de regret ici, mais consolante par l’éclat à jamais vivant de cette beauté justement…. Les ruines de Tipasa sont des joyaux, le contraire de la dégradation (du moins lorsque je les vis), dans l’alliance inouïe entre l’indégradable, l’élément ciel l’élément mer, terre et pierre respirant ensemble la mémoire et le temps.

Lorsque j’arrivai à Paris pour la première fois _ en 1955 ? un peu avant ? _, tout me parut ruine, autoritaires monuments du temps, châteaux des pouvoirs, donjons de résistance à la castration.

Quelque chose dans l’écroulement modeste et magnifique des ruines de Tipasa, la soumission au processus, c’est totalement humain.

Mais ceci est un rêve _ du rêvoir »…

« La réalité est la rage dan les villes et la rage dans les villages. Les rages ont toujours été là. Dans mon cœur comme dans les ruelles. Les rages 2001 _ entre aures celles des Twin Towers du 11 septembre, c’est dit  _ n’en sont que les filles. On a semé des meurtres. Il y avait en 1940 l’année où j’ai tout compris, si minime que je fusse _ à l’âge de 3 ans _, du meurtre et de la haine _ et donc du mal violent ! _ où que l’on se tourne. C’était une entre-tuerie.

Et je compris dès que je pus remonter l’histoire que la mort et l’humiliation _ voilà _ avaient été convoquées au berceau de ce pays _ qu’est l’Algérie.

On tue, on massacre, on recouvre les fosses, on bouche les grottes pleines de cadavres calcinés, comme si l’on pouvait faire taire les assassinés _ et c’est le contraire : leurs cris et leurs rages se perpétuent et s’amplifient ! _ en les bâillonnant de terre. C’est affreusement _ absolument _ ridicule.  Déjà Homère avertissait _ mais combien de politiques aujourd’hui encore lisent ou ont lu Homère ? On ne fait pas taire. Les victimes reviennent _ voilà. Toujours _ toujours… Elles mettent quarante ans à forer les couches de déni _ et c’est là l’affreux mauvais calcul de tous les dénieurs et menteurs.

Les ruines ruineuses et ruinées de l’Algérie elles sont là dans l’escamotage des massacres qui recommencent.

On a commis un grand péché initial dans ce pays. Partout où l’on fonde par violence pousse le sang pendant des générations.« , page 66.

Suivent 10 autres pages pour ce chapitre « La fugitive » dont je viens de lire ici seulement les quatre premières,

et qui au moins tout aussi admirables.

A suivre…

Ce mercredi 13 novembre 2024, Tutus Curiosus – Francis Lippa

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