Posts Tagged ‘désopilant

Et maintenant au tour du chapitre « Max und Moritz, et ma mère », ou la remontée à la toute première source, en novembre 1942, du somptueux réalisme tragico-hilarant d’Hélène Cixous ; parce que « Guerre est le combustible de la littérature » et « l’écriture, c’est la guerre » ; ou le désopilant hyper-réalisme du tragique cixoussien…

18nov

En mon article d’hier dimanche « « ,

j’ai commencé à anticiper, par une citation un peu développée, ce que déploie, de la page 94 à la page 112, le chapitre « Max und Moritz, et ma mère« , et qui va, au passage, donner mine de rien au livre son titre : « Et la mère pond vite un dernier œuf » : son caractère formateur, sans le vouloir de la part de la mère-montreuse-de-marionnettes et narratrice aussi d’onomatopées significatives, ventriloquant les personnages de Max und Moritz de Whilelm Busch pour distraire ses deux enfants, Hélène et Pierre, des bruits terrifiants de la guerre au dehors de leur appartement du deuxième étage du 54 de la Rue Philippe à Oran, au mois de novembre 1942…

Et re-voici donc ce passage in fine décisif pour le titre élu et retenu par l’autrice de ce livre-recueil :

« J’ai commencé à réfléchir _ à l’âge de 5 ans, déjà _ sur les mystères du texte et les secrets _ des charmes envoutants _ de la littérature, rue Philippe à Oran pendant la guerre, en suivant ma mère en visite chez ces vauriens de Max et Moritz. Moi qui hurlait quand on me donnait l’ordre de manger un peu de poulet, une rareté précieuse sur une table famélique, je dégustais avec ravissement les vers suivants _ de Wilhelm Busch _ :

Hahn und Hühner… Coq et poules avalent l’hameçon

Les voilà pendus à la dure branche de l’arbre

(…)

Le cou des quatre pendus s’étire démesurément, leur chant s’angoisse également. Et ce qui me fait mal à crier me séduit par la musique des mots _ voilà ! de l’importance du jeu infiniment charmeur des signifiants sur les signifiés, et qui plus est dans la confrontation d’une langue à une autre… Les poules meurent en chœur, rime rime avec crime, les vers tapent du pied. J’avais beau hurler d’angoisse jusqu’au ciel avec les poules _ en passe d’être, sur le champ, massacrées : c’était en novembre 1942, à Oran, 54 rue Philippe, qu’Hélène, 5 ans, écoutait ainsi sa mère jouer-incarner en marionnettes confectionnées de sa main les contes tragico-archi-comiques de « Max und Moritz » (1865) de Wilhelm Busch (1832 – 1908)…  _, en tant qu’œuf  _ sic ! _ j’étais contente que ma mère ponde vite une dernière fois » : des bombes pleuvant alors dru, ce mois de novembre 1942, lors de l’Opération de libération Torch, sur Oran.

Et à la page 104, encore ceci qui éclaire encore d’une rincée, une louche, ce titre du recueil :

« Dans sa chambre ma mère centenaire _ Eve Klein (Srasbourg, 1910 – Paris, 2013) mourra le 1er juillet 2013, âgée de 103 ans  _ ne lit plus que Max und Moritz. Elle se prend pour une poule prête à _ et près de _ trépasser. Mais il y a dans ces images insupportables _ de Wilhelm Busch _ de quoi la faire pondre de rire.

Ce que m’apporte _ me révèle _ Wilhelm Busch : le rire dans l’horreur »…

Ce nouveau chapitre-ci s’inscrivant parfaitement, lui aussi, à son tour, dans la veine auto-explicitante _ mais en rien, surtout pas, didactique : tout vole et rit ici…  _  de l’œuvre entier _ et c’est considérable ! _ d’Hélène Cixous, que constitue ce recueil d’apparence a priori un peu composite de 11 textes-chapitres _ selon la présentation même de l’éditeur, en note d’avant-propos de précaution, à la page 9 du livre _, en en présentant le caractère comico-tragique…. 

Voici le début-cadre de ce récit, aux pages 94-95 :

« Dehors, c’est la guerre. Après l’alerte de la nuit les sirènes ont lancé leurs youyous dans l’air noir percé de feux de Bengale de la DCA _ des troupes vichystes qui tiennent la ville et ses forts _, la Ville _ d’Oran _ fait encore l’escargot, il n’y a personne dans les rues, sauf les jeeps. Dedans _ dans l’appartement du deuxième étage Cixous-Klein-Jonas du 54 rue Philippe _, il fait donc chaud et tendre, comme si l’on venait de naître, le monde est un gâteau encore tiède, l’enfance _ Hélène a 5 ans et son petit frère Pierre tout juste 4 _ c’est le paradis encerclé par la mort, un délice. Désormais il y aura toujours _ voilà ! à vie… _ pour mon for intérieur cette terre à deux univers. Hier mon frère _ petit Pierre _ a été écrasé par une jeep sur la Place d’Armes, et il n’est pas mort. Il a été couronné petit malade principal _ à dorloter _ de la maison. C’est pour lui que ma mère devient d’un jour à l’autre metteuse en scène, auteur de théâtre et Grand Maître du Livre _ qu’elle interprète pour ses enfants. Alors elle crée. En premier lieu, elle fabrique l’homme. Puis la femme. Ce sont des marionnettes qui ont la dimension de sa main. Le peuplement croît vite. Le théâtre du monde est dans la chambre. Entrent tous les personnages de Shakespeare et des Grecs, parmi lesquels plusieurs paires de Roméo et Juliette, un Hitler complet un seul, deux professeurs avec lunettes et sans, une concierge avec balai pour balayer les débris des personnages _ battus et abattus _, une Bécassine anti-Hitler, et en haut de l’affiche Max et Moritz, sacripants, et désormais nos éternels inséparables. Les tréteaux, c’est le pied du lit du blessé. Le répertoire est bilingue, en vedette l’allemand et le français, compères lurons, joyeux larrons, l’un parlant l’autre, avec l’infime sel d’un accent, l’un tirant la langue à l’autre. Et la voix grave de Maman. Ce fut alors que Maman nous présenta le Créateur de la Littérature. C’est un Satan pour enfants, un dieu moqueur, un savant, un satyre, un généalogiste de l’amorale, et ce fabuleux philosophe-artiste, chantre de l’art pour lard, ma mère, qui l’a eu pour pédagogue, l’appelle Wilhelm Busch, dans sa langue. Dans notre langue il s’appelle Vilaine Bouche. Qu’est-ce qu’il y a dans un nom ?

Je dois tout _ confie ici Hélène écrivaine _ à Wilhelm Bouche, tout ce qui fait le brouet enchanté. Dès qu’on l’a goûté il transfigure la réalité en littérature. Qui en a pris une louche au premier tour, en aura sur la langue, et donc jusqu’à la cervelle, le piquant, le souffle, la recette, les mots et clés de la littérature, jusqu’à son dernier jour _ voilà, voilà. Wilhelm Bouche c’est Rimbaudelaire interprété _ voilà : joué et incarné _ par ma mère au 54 rue Philippe à Oran, c’est-à-dire , avec une pincée d’accent allemand volontaire, Reinbotdelehr. Saint démoniaque, Busch est le chroniqueur sans peur ni proche des malheurs et méfaits de la petite humanité. Il en montre tout le mal possible. Le monde entier est un cirque, pense-t-il et einszweidrei, en un mot tous les maux, comme le dit l’allemand, berceau linguistique du génie d’Einstein, celui qui fait d’une pierre Ein Stein à tous les coups _ qu’est-ce qu’il y a dans un nom ? _ en piste ! et tout un peuple de benêts, de petits monstres, de maltraités, oncles, tantes, animaux, bourreaux, se presse dans ses spectacles en vers et en images  » _ voilà le décor splendidement reconstitué et planté.

Et le récit continue ainsi page 96 :

« La cruauté est la clé de l’homme _ nous y voici donc… La vengeance est un pain quotidien. Bons sentiments : zéro _ éliminés à plate-couture. Chacun est armé contre la justice avec les moyens du bord. On vole. Un dos tourné : on saute sur l’occasion. Une mare ? On y noie ce monsieur, ou cette demoiselle. On mord. On meurt à qui mieux mieux et pas n’importe comment.

(…)

Max et Moritz, nos affreux petits camarades, sont à tort et à tue avec tout ce qu’ils peuvent zigouiller sans distinction de sexe ou d’espèce, pas une poule _ tiens, les voici déjà… _ qui échappe à leur jubilation, jusqu’à ce que leur propre mort s’ensuive. Après tout, ils ont eu droit à bien des pages, au suivant !«  _ et c’est bien sûr désopilant.

Et pages 97-98 :

 « Il n’y a rien à manger, dit ma mère _ ce mois de novembre 1942 à Oran _, sauf des vers. Tout le monde se régale. Ce qui est étrangement étonnant, c’est que, la bouche pleine de vers et de côtelettes de chien, on pouffe de rire de ces horreurs _ voilà. La littérature, c’est ça ? Avec la même scène, Euripide me tire des frissons, avec Sophocle je pleure, Busch me fait rire aux larmes. Comment expliquer cela ? _ et dans le jeu de la prose d’Hélène Cixous sans cesse ces modes et styles en permanence se chevauchent et rebondissent, pour notre formidable jubilation !..

_ Demande à ce convive familier. C’est le jeune Sigismund Freud. Lui aussi est un élève _ lecteur fervent _ de Wilhelm Busch.

C’est en suivant les farces atroces de Max et Moritz que le lycéen a fait l’expérience des mystères de la Prime de Plaisir. Où l’on peut jouir, sans culpabilité, de tout ce qui se moque de tous les commandements. Sans Busch, pas de psychanalyse, Les pulsions s’en donnaient à chœur joie chez les deux Bösenbuben, Max et Moritz Vilains Vauriens nos semblables nos frères. Pour les enfants c’est un festin. Le Chef  Busch, c’est Homère pour les petits, à chaque chant son jet de sang ». 

Et c’est ici, à la suite immédiate de ce passage, que prend place, pages 98-99, la longue citation déjà donnée en mon  article précédent, de la pendaison des poules, et le dernier œuf vite pondu de la mère, qui va donner son titre plutôt comique à l’ensemble du recueil…

Puis :  « dehors c’est toujours une autre guerre. Bang ! dehors ! Plump ! Platsch ! dedans ! La fin de Max et Moritz c’est La Colonie Pénitentiaire _ de Kafka, mais lui aussi est d’un constant monstrueux irrésistible comique !.. _ pour écoliers du primaire, la machine à débiter les polissons est nettement plus rapide que l’invention sophistiquée de la colonie, car elle est adaptée à l’économie libidinale toujours hâtive _ certes _ des criminels de sept ans, ceux qui tirent la langue aux passants, torturent les animaux et passent d’une farce à l’autre les deux poings dans l’aine. Et ma mère en fouettant Busch avec Rimbaud, écrit l’aîne avec un h au crayon _ dans le livre même.

Quand dehors ça canarde et dedans ça rime avec poignarde, que la mort est Herr Tod, le voisin au balai impassible, c’est la première comédie de ma vie _ à 5 ans. C’est une tragédie. Qu’une tragédie soit une comédie, c’est une tragédie. Qu’une comédie soit une tragédie refoulée, Wilhelm Busch le formule ainsi : « Das Gute _ dieser Satz steht fest _ / Ist stets, was man lässt  » Comment traduire lässt ? se demande ma mère« 

Et le texte se poursuit, page 100 :

« Ma mère lit Wilhelm Busch acrobatiquement. Jongle un mot avec un moqueur prochain. Avec oreille et énergie. Les vers militent, les bombes tonnent. Cravachés par sa voix grave les sons courent après les sens. L’allemand sautille avec une gaieté de chat botté. A tout moment il peut se retourner en français. Quel plaisir quand les frontières violemment barbelées en « réalité » se trouvent allègrement déjouées par des accords de coopération linguistique. Entre êtres vivants, les parlers sont naturellement translingues, ainsi s’ébattait Wilhelm Busch, il y a déjà plusieurs grandes guerres de cela, entre chien et humain comme entre allemand et français, on s’entendait bien en s’entretraduisant,

« Alleh, Plisch und Plum, apport ! »

Tönte das Kommandowort.

Les vers français langourent moins, ils attrapent une certaine vigueur militaire que l’allemand leur inocule. Ces deux-là sont des compères, ils se foutent la paix dans la figure. Je n’imagine pas jouer l’un sans l’autre. L’horrible est pire s’il est furchtbar, la catastrophe est trochaïque. Ach ! Comme la mélodie d’une langue nous embobine _ dont acte.
A Oran sous la guerre, sous la musique de ma mère, j’en ai fait l’expérience, tout ce qui ne peut pas se dire, peut se dire : il suffit d’
écrire, c’est-à-dire traduire, ce qui ne peut pas se dire en français peut en s’étrangeant se faire entendre autrement outrallemant.

Avec ma mère, « traduire » n’aua jamais été que bondir en extraordinaire liberté, je veux dire « bondire », ne jamais parler en moins de plusdunelangue rire d’un mot avec l’autre, néologer à volonté, d’une trouvaille idiomatique faire deux coups de couleur, elle ne traduit pas, elle ne met jamais une langue au service de l’autre, il s’agit toujours d’une danse _ voilà : effervescente _, d’un pas de deux, d’un acccroissement de plaisir _ oui _, d’une taquinerie, d’une émulation, d’une prime de séduction, suis-moi ! dit le français à l’allemand, sois-moi (sois toi) aussi sûrement infidèle dit l’allemand aussi librement fidèlement _ file devant, plaisante-moi _ qu’un trapéziste à ses trapèzes, avec les petites difficultés jongle, elle ne traduit pas elle joue des deux  » : ça virevolte très effectivement, et c’est magnifique !

Et un peu plus loin, page 102 :

« Tout se passe avec guerre. Pas de guerre sans résistance, sans guerre à la guerre, sans fuite, sans interventions de liberté, sans ruse. Et sans littérature. Pas de jeu de mort sans jeu de mot. Et pas de littérature sans les nerfs de la guerre, les énergies furieuses, les colères, et les révoltes contre les condamnations et les injustices. Guerre est le combustible de la littérature _ voilà, voilà. Ma mère ne connaissait pas Homère, mais elle l’était _ lire ici l' »Homère est morte » d’Hélène Cixous, paru en 2014. A Osnabrück et environs c’était l’Iliade recommencée et par la suite pour ma mère, son peuple et ses familles, c’était l’Odyssée. La route est très accidentée, à chaque halte on perd des membres de l’équipage.

A la fin ne reste que celui que le sort a choisi pour faire le récit des nombreux chapitres de la ruine _ le témoin ultime, s’il survit et témoigne. Puis le reste est silence« , page 103.

Et page 108  :

« A Oran, faute de merles on mangeait les vers de Busch. Qui dort dîne, ma mère a appris le dicton et nous met au lit pour le dîner. Sans pain, sans beurre, mais pas sans Wilhelm Busch. (Cependant à Theresienstadt, la famille… sans son chien à manger, mais je l’ai déjà conté.)

La vie est une fatalité d’ironie dramatique, un enchaînement de chances qui ébranlent le sens _ c’est superbe ! Nous sommes des mouches pour les dieux garnements, as flies to wanton boys are we to th’gods (ils jouent à nous tuer) ils nous tuent pour s’amuser. Comme le dit Wilhelm Busch. Il s’amusent à nous tuer.

ça valait la peine que mon frère se fasse écraser par la jeep : à la fin on s’en tirait« .

Quelle leçon ! et pas seulement de style !

Ce lundi 18 novembre 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa

Ce qui attend Saint-Jean-de-Luz le 21 août prochain pour l’ouverture du Festival Ravel 2024, avec le concert « L’Espagne de Ravel » par les Siècles…

28mai

L’article détaillé, hier 27 mai, de l’excellent Pierre Carrive « Ravel et l’Espagne » par Les Siècles : des couleurs et du théâtre sur le très intéressant site de Crescendo, commentant le concert « Ravel et l’Espagne » donné par Les Siècles au Théâtre des Champs-Élysées, à Paris, le 22 mai dernier _ Adrien Perruchon remplaçant in extremis, au pied levé, François-Xavier Roth à la direction de l’orchestre… _,

permet de se faire une idée un peu précise de ce que sera le concert inaugural, le 21 août prochain, du Festival Ravel 2024 de Saint-Jean-de-Luz et ses alentours, tel qu’il a été annoncé par Bertrand Chamayou le 21 mai dernier _ juste avant qu’éclate, le lendemain 22 mai (!), le scandale ayant conduit le soir même de ce 22 mai François-Xavier Roth a laisser sa baguette de chef à Adrien Perruchon pour ce concert « Ravel et l’Espagne » au théâtre des Champs-Élysées… _

ce concert à venir à Saint-Jean-de-Luz le 21 août prochain, dont m’avait avisé Thomas Dolié (le Ramiro de cette splendide « Heure espagnole » _ revoir encore et encore, jusqu’à plus soif !,  la merveilleuse vidéo de son final en apothéose (« Un financier et un poète« , d’une durée de 3′ 20) saisie lors de l’enregistrement, les 23 et 24 mars 2021, du CD Harmonia Mundi HMM 905361 « L’heure espagnole – Bolero«  !!! _ à Bordeaux le samedi 11 mai, à la fin de son passionnant « Labo du chanteur » consacré aux deux premières des trois « Chansons madécasses » de Maurice Ravel,

que j’ai chroniqué en mon article «  » du 12 mai dernier… 

Sur cette dérangeante _ à bien des égards, à commencer par l’avenir désormais en suspens de ces magnifiques « Siècles«  de François-Xavier Roth _ et très désolante « affaire« , je renvoie aussi à l’article mesuré « Confidences et confidentialité » _ avec ses divers très riches liens, à consulter, eux aussi… _ de Jean Pierre Rousseau sur son très riche blog

Voici donc le détail de cet article d’hier de Pierre Carrive, sur Crescendo, bien intéressant aussi par ce qu’il permet d’anticiper sur le concert « Ravel et l’Espagne » du 21 août, à 20h, en l’église Saint-Jean-Baptiste de Saint-Jean-de-Luz, par Les Siècles _ à nouveau sans François-Xavier Roth, désormais en retrait… _ :

« Ravel et l’Espagne » par Les Siècles : des couleurs et du théâtre

LE 27 MAI 2024 par Pierre Carrive

Ce concert risque malheureusement de rester dans les mémoires davantage comme étant le premier que François-Xavier Roth aura été contraint de renoncer à diriger _ voilà _, par suite de l’article « Un chef d’orchestre qui mène son monde à la braguette » paru le matin même dans Le Canard Enchaîné, que pour son contenu musical propre, pourtant réel _ certes !..

Qui n’aurait pas su tout cela ne l’aurait sans doute pas soupçonné lors de ce concert. Les Siècles ont été fondés _ par François-Xavier Roth _ en 2003. Les musiciens, inévitablement bouleversés (ne serait-ce que parce que cela fragilise grandement _ oui, forcément… _ leur avenir professionnel), étaient souriants, particulièrement avenants vis-à-vis d’Adrien Perruchon (qui malgré une brillante carrière ne fait pourtant pas toujours l’unanimité auprès des instrumentistes qu’il dirige). Sans doute lui étaient-ils reconnaissants d’avoir pu assurer ainsi, au pied levé _ voilà _, la direction de ce concert, sans en changer le programme, et surtout en donnant une impression d’aisance remarquable _ oui, en convenance avec l’esprit preste et leste de ce bijou enchanteur d’esprit français… _ étant donné le contexte. Et, en effet, il faut saluer cette performance _ dont acte.

Ravel et L’Espagne, donc. L’idée est on ne peut plus pertinente _ oui _, quand on sait à quel point ce pays a influencé le compositeur _ à partir de sa propre histoire familiale, d’abord, avec ses légendes fantasmées par Maurice Ravel : je pense ici au récit de ses parents se rencontrant par hasard et faisant connaissance dans les jardins enchanteurs du Palais d’Aranjuez ; et je renvoie ici à la série de mes articles de recherche concernant la généalogie de la branche basquaise (Delouart – Del Huarte…) de Maurice Ravel... À vrai dire, il faudrait plutôt parler de l’idée qu’il s’en faisait _ oui, en effet _, à travers, notamment, les très nombreux musiciens espagnols _ et pas seulement Ricardo Viñes _ qui venaient en France à cette époque. Car Ravel n’est _ semble-t-il _ allé _ de fait _ en Espagne qu’à l’approche de la cinquantaine _ il arrive à Madrid le 29 avril 1924 pour une tournée de concerts… _, bien après avoir écrit presque toutes les œuvres de ce concert (à l’exception du Bolero).

La première partie, purement instrumentale, commençait par Alborada del Gracioso. Les cordes, très présentes, donnent une sonorité un peu massive à la pièce. Malgré la plus extrême liberté laissé au basson dans ses solos, cette « Aubade du bouffon » a un peu de mal à décoller.

Adrien Perruchon et Les Siècles trouvent des couleurs nettement plus personnelles dans les quatre parties de la Rapsodie espagnole. Après un Prélude à la nuit subtilement mystérieux, les contrastes de Malagueña ne manquent pas de caractère. Le statisme relatif de la Habanera apporte un suspens qui se résout avec une Feria dans laquelle les musiciens s’amusent sans retenue, et qui nous prépare aux outrances _ délicieusement débridées de « L’Heure espagnole«  _ de la deuxième partie du concert.

Mais avant cela, et pour terminer la première partie, le célébrissime Bolero… mais dans une instrumentation inhabituelle, dont la différence la plus frappante est qu’à la place de la seule caisse claire qui joue 169 fois le même rythme, il y a deux tambours qui se passent théâtralement la parole. Adrien Perruchon prend un tempo assez rapide. Les solos mettent en avant les particularités instrumentales (ce qui ne pouvait être autrement, avec cette recherche _ passionnante _ de retrouver les timbres que voulait Ravel – et il s’y connaissait !) _ car tel est bien le projet musical de fond, dès leur fondation en 2003 par François-Xavier Roth, des Siècles… Les cordes en boyau sont soyeuses, mais de moins en moins au fur et à mesure que la tension monte, ce qui la rend fort spectaculaire. D’autant que l’accompagnement reste, jusqu’à la fin, toujours aussi percutant. La modulation libératrice de la fin n’est pas spécialement mise en valeur : l’effet en est réservé pour les toutes dernières mesures.

En deuxième partie, L’Heure espagnole, avec là aussi des innovations – ou plutôt des retours aux sources – instrumentales (le sarrussophone à la place du contrebasson, par exemple). Cette « comédie musicale en un acte » _ sur un texte de Franc-Nohain _ est une sorte de farce abracadabrantesque _ mais oui ! _ digne du théâtre de boulevard le moins complexé ! Tout se passe dans le magasin d’un horloger, dans lequel, en son absence, sa femme reçoit ses amants, qui se voient contraints de se cacher dans des horloges, lesquelles vont être déplacées, par un muletier imprévu, d’un étage à l’autre au gré des caprices de la belle dont le but est de se retrouver seule avec l’un de ses amants.

Sans mise en scène, il n’était pas facile de faire comprendre tout cela. Pari cependant plutôt réussi. Les chanteurs ne rentrent que lors de leur première intervention, et disparaissent de la scène quand ils sont censés être dans la chambre à l’étage ou dans les horloges. La distribution reprend en partie celle de l’enregistrement réalisé pour Harmonia Mundi en 2021. Seuls les deux amants _ de cette fois : Benoît Rameau, en Gonzalve, et Nicolas Cavallier, en Don Iñigo Gomez _ n’en faisaient pas partie _ ils remplacent donc Julien Behr et Jean Teitgen du CD.

Isabelle Druet, qui l’avait déjà enregistrée en 2016 sous la direction de Leonard Stalkin _ en effet _, incarne une Concepción assez complexe, loin de toute exagération. Ses registres théâtraux sont variés, et elle est capable de passer de la fierté d’une danseuse de flamenco à la douleur d’une femme inapaisée. Et puis, la voix est superbe ! _ oui !!! Thomas Dolié, dans le rôle du muletier Ramiro, n’a pas vraiment le physique du rôle _ il est mince _, puisque c’est lui qui est censé déménager les horloges habitées. Mais sa carrure artistique est largement à la hauteur _ oui ! C’est donc lui qui finit par gagner les faveurs de Concepción _ « C’est la morale de Bocacce :  entre tous les amants, il arrive un moment, dans les déduits d’amour, Ah!, où le muletier a son tour !«  _ ; si, dans le texte, il le doit à ses muscles, ce soir-là c’est plutôt sa voix puissante et juvénile _ oui ! _ qui a séduit la belle.

Loïc Félix est un très subtil _ oui _ horloger Torquemada, tout autant comme comédien _ en effet ! _ que comme chanteur _ oui. Benoît Rameau, en Gonzalve, poète obsédé de création littéraire, a une belle voix, se montre naïf et émerveillé… au grand dam de sa maîtresse, qui aimerait des preuves plus concrètes de son attachement. Elle ne sera pas davantage comblée avec le riche Don Iñigo Gomez, chanté avec une certaine auto-dérision par Nicolas Cavallier.

Tout cela est rondement mené _ comme cela se doit en cette « comédie musicale en un acte«  : tout doit y être preste, enlevé avec le plus vif esprit, et vire-voltant… Les chanteurs interagissent avec les musiciens, et le chef (dont on sent l’expérience de l’opéra) avec les chanteurs _ bien, bien. Le public réagit aux multiples allusions sexuelles (en son temps, on avait parlé de « vaudeville pornographique » _ mais oui ! _). Et l’on se dit que Ravel ne devait pas être, au moins intérieurement, aussi chaste que ce qu’il a donné à voir dans sa vie de célibataire quasi monacale _ et je me suis fait exactement la même réflexion à propos de l’érotisme brûlant des pas assez courrues et pourtant si merveilleuses « Chansons madécasses«  : Ravel savait être discret et même remarqueblement secret sur sa vie personnelle.

Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 22 mai 2024

Pierre Carrive

Crédits photographiques :  OH JOONG SEOK

Voilà de quoi préciser plus en détails ce concert intitulé lui aussi « Ravel et l’Espagne » du mercredi 21 août, à 20h, à l’église Saint-Jean-Baptiste de Saint-Jean-de-Luz, dont m’avait informé _ de l’existence programmée _ le 11 mai dernier, à Bordeaux, Thomas Dolié, l’excellent Ramiro de cette désopilante et profondément ravelienne _ d’esprit si français ! _, magnifique et parfaitement inspirée, « Heure espagnole » des Siècles…

Ce mardi 28 mai 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le fantastique « viatique inespéré » d’écrire, ou le legs inespéré d’Alice Carisio : « pour franchir les abymes et renaître des incendies » ; ou la poursuite (« pour continuer ce qui est fini » : « ce qui est fini continue dis-je »… ) des conversations continuées avec ses morts (et quelques vivants) d’Hélène Cixous, et parce que « le temps, c’est surtout la vérité du temps », en un assez désopilant, au moins par endroits, « MDEILMM _ Parole de taupe »…

16nov

Venant de relire les 170 pages

_ comme toujours assez cryptées, mais c’est un jeu du Livre, non seulement, et pas du tout d’abord, avec ses lecteurs, mais d’abord et très fondamentalement avec celle qui accepte, en ses cahiers, de totalement se livrer (= se Livrer…), encore, et toujours (cf là-dessus le bel article très lucide « Ecrire infiniment » de Marie Etienne, paru le 17 novembre 2021 dans En attendant Nadeau, à propos du précédent « Rêvoir » dont « MDEILMM _ Parole de taupe«  est simplement, et très évidemment, la continuation, la poursuite, une suite…), et à nouveau, opus après opus, à l’acte infiniment toujours surprenant d’écrire, avec la gourmandise goulue, à la fois terrorisée mais plus encore ultra-jouissive, de découvertes rétrospectives à-venir merveilleuses et magnifiques (« une Grâce !« , quand et si elle survient ; mais, de fait, cela advient !..) qui, en dépit du puissant effaceur Léthé viennent presque souvent, et toujours, forcément assez subrepticement, avec du temps (à y consacrer et s’y consacrer soi-même) et  surtout de la fulgurance, s’y livrer en ces pages… _

du tout récent nouvel opus d’Hélène Cixous, « MDEILMM _ Parole de taupe« ,

mon impression de désopilance de cet opus,

au moins en maints passages _ par exemple celui, absolument délicieux autant que torrentiel, des irrésistibles « choux à la crème » de la cousine d’Hélène, « Ma Cousine« , l’ambassadrice du salvateur viatique, le 29 décembre 2020, aux pages 74 à 79 ;  ou, par exemple encore, celui, bien plus bref, des pets devenus, pour l’opéra, « à la violette », sur les très avisés conseils de « Monsieur Emile« , le frère en apothicairerie de la maîtresse des tables tournantes du 4ème étage du 54 rue Philippe, à Oran, la demoiselle Alice Carisio, la « médium-écrivain« , à l’orthographe plus qu’incertaine, à la page 162…  _

se confirme et m’enchante…

Et pour confirmation de mon intuition de lecture-relecture de ce « MDEILMM _ Parole de taupe » de maintenant,

je me permets de reproduire ici et en entier _ avec une ou deux farcissures de commentaire miennes, en forme de dialogue poursuivi… _ ce bel article lucide d’il y a un an de Marie Etienne à propos du précédent « Rêvoir » d’Hélène Cixous :

Écrire infiniment

Rêvoir : rêv(e)oir, revoir, ré(ser)voir. Comme toujours, avec Hélène Cixous, on est à la frontière des mots, ce qui fait qu’ils communiquent. Comme des vases surréalistes, ils entretiennent des relations d’êtres parlants, vivants, ils échangent leurs pouvoirs, ils sont puissants et agissants sur la réalité.


Hélène Cixous, Rêvoir. Gallimard, 194 p., 17 €

Hélène Cixous, Le livre de Promethea. Nouvelle édition augmentée d’une préface, d’une interview et d’un dessin d’Adel Abdessemed. Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 272 p., 11 €


 

Tenons-le-nous pour dit, Hélène Cixous n’a pas fini, bien qu’elle écrive infiniment, de nous mener dans son bateau, vers des rives qu’on savait exister mais qu’on ne voyait pas aussi clairement qu’elle.

Les moments de la vie ne sont pas séparés, le temps n’existe pas

_ car « le temps, c’est surtout la vérité du temps« , qui advient, cette vérité du temps-là, dans l’expérience absolument ouverte de l’écrire, comme l’indique magnifiquement Hélène Cixous à la page 58 de « MDEILMM _ Parole de taupe«  ; poursuivant, en l’élan même de la page, sur sa lancée très lucidement inspirée :  »Toute ma vie est au présent, ma mémoire est une armoire immense pleine de morts et d’éternités de mon vivant, nous sommes naturellement anachroniques et tout aura toujours été écrit dans le présent de mes cahiers. J’écris depuis que je suis. Mes cahiers sont les barques dont on s’est toujours aidés pour franchir le Léthé. On ne dira jamais assez à quel point le papier _ ainsi que l’encre ; cf ce qu’en ont dit nos très chers Montaigne, puis Proust... _, ce matériau si léger, est solide. C’est, comme l’écriture, du rien très puissant. J’écris, c’est-à-dire je monte à bord d’un cahier pour franchir les abymes et renaître des incendies« , toujours en ce puissant « MDEILMM _ Parole de taupe«  _,

du moins tel qu’on l’entend, qu’on le conçoit par habitude. « Il n’est pas impossible d’exister sans temps. » Les morts et les vivants continuent à se voir et même à se rêvoir, dans ce pays juste à côté, qui flotte fortement quand on le croit possible et qu’on a des antennes, un ascenseur particulier pour y descendre ou y monter. « L’amour garde en vie les morts, à condition bien entendu que l’amour soit de bonne qualité – surtout les chats. »

Ainsi, tout continue

_ voilà ! « Ce qui est fini est fini dit ma mère, ce qui est fini continue-dis-je. J’écris pour continuer« , écrit Hélène Cixous en cette même page 58 de « MDEILMM _ Parole de taupe«  _,

nous y sommes habitués chez Cixous, mais cette fois _ et c’est aussi le cas, bien sûr, dans l’opus qui va suivre… _ la mort, ou son idée, se fait pressante, la maladie prend de la place, elle perturbe et le corps et l’esprit et le monde. La peur s’installe. Hélène s’échappe, le plus souvent dans le passé ou le futur, elle est prise de bougeotte, elle est Dame-en-partance, elle est tragique et drôle, follement drôle ! _ avec désopilance même ! Elle donnerait du courage au plus rouillé, au plus trouillé, dirait Ève, sa mère, qui l’amène en voyage, elle est l’incartade même, dépourvue et touchante : « je pris pour tout bien ma robe de chambre en lainage écossais, une vraie maison, un lit de camp, un berceau pour les chats, une peau de mère pour mon corps fatigué

_ cf ce qu’en « MDEILMM _ Parole de taupe« , aux pages 63- 64, vient énoncer, et c’est là même le tournant absolument décisif à mes yeux de ce nouveau livre Hélène Cixous : « Ce jour-là _ le 29 décembre 2020 _ « le messager du destin c’est ma cousine. (…) Et comme si elle était obscurément avertie de cette mission inimaginable, elle s’était spontanément costumée et ornée d’une coiffure d’ambassadeur nommé pour remettre à un.e destinataire à l’essor menacé par la fatigue _ nous y revoilà à ce qu’il faut donc surmonter ! _ la faiblesse, la baisse de la vitalité, un viatique inespéré » : une expression bien sûr capitale !.. ;

venant commenter ces mots en effet tout à fait décisifs pour l’économie de ce nouvel opus, de la page 63 : « L’événement de cette année _ 2020 _ c’est l’arrivée de l’Avis, et par suite le mystère de la vie de l’Avis, une vie de taupe. On aura donc vécu plus de soixante-dix ans

_ soixante-douze ans précisément, entre le 12 février 1948 de la mort de son père, Georges-Jonas Cixous, décédé à Alger le 12 février 1948, et le mercredi 29 décembre 2020 de la réception, via la cousine

(« Quand ma Cousine est passée, ce n’était pas prévu, ni par elle, ni par moi. Elle habite dans la rue voisine, elle remémore sur la même place que moi, c’est une dame, elle porte un long vêtement flottant de coulcousin Saul, eur gris soie..(…) Et je me suis retrouvée avec elle, la ne dame, dans les jardins d’Oran autour d’une table tournante, une de ces tables qui la suivent partout, depuis notre premier étage. Comme d’habitude elle apporte un carton : un carton de pâtisseries pour pâtisser la table et la faire parler. Elle le jette sur la table, elle me regarde en clignant des yeux et elle dit : tu as encore maigri. Elle a les cheveux longs en soie blanche, longs, longs, qu’elle met depuis quatre-vingts ans, c’est comme si elle me regardait dans mes cheveux très courts, de toute la longueur de ses cheveux, et je sautille. (…) La Cousine mange des gâteaux. Ils sont là. Des petites mamelles à la crème. Elle ne peut pas les laisser. Elle met les petits animaux dans sa bouche. Il y a une faim à tout. L’envie d’écrire me saisit. Je ressens ça comme une faim séductrice« , pages 74-75),

et via, surtout, la découverte décisive et probablement déclencheuse de l’écriture de ce nouvel opus qu’est « MDEILMM _ Parole de taupe« , de cet Avis de décès (paru en février 1948 dans le journal Alger républicain), et découpé, puis précieusement conservé par le cousin Saul : « c’est mon cousin Saul, le nain, le descendant inconnu de la grande nation des nains gardiens, l’archiviste demeuré, qui a découpé le petit scarabée de Journal _ avis de décès reproduit tel quel, photocopié qu’il est, à la page 65 _ et l’a conservé, pour une durée perpétuelle, dans l’ambre poussiéreux de ses vieux cartons, parmi les avis de naissances, morts, et divers événementsgénéalogiques. Il avait donc soigneusement découpé le sphinx tête de mort, taillé, rogné, réduit à l’absolu l’événement ainsi sublimé : a eu lieu, sans date, sans lieu, reste le choeur Orant : «  »mort ! mort ! Ça alors ! « , lit-on page 66… _ ;

« L’événement de cette année _ 2020 ; je reprends donc ici ce qui constitue le tournant absolument majeur de la construction de « MDEILMM _ Parole de taupe« … _ c’est l’arrivée de l’Avis, et par suite le mystère de la vie _ souterraine, taupesque… _ de l’Avis _ l’avis de décès du docteur Georges Cixous, le père d’Hélène _, une vie de taupe. On aura donc vécu plus de soixante-dix ans sur la terre _ soixante-douze ans précisément, entre le 12 février 1948 de la mort de son père, Georges-Jonas Cixous, décédé à Alger le 12 février 1948, et le mercredi 29 décembre 2020 de la réception, j’y insiste… _, allant et venant, croissant et diminuant, déjà les enfants de nos enfants nous oublient nous ont oubliés au loin du temps, cependant foulant sous nos pas cette vie si cachée sous l’immortelle terre, cependant elle fouit, elle aura foui et foui, et c’est le mercredi 29 décembre 2020, que la taupe fait surface comme au terme d’un Voyage dans le Ventre de la Terre« , lit-on page 63… Fin ici de cette longue incise mienne sur le « viatique inespéré«  qui permet de retrouver et reprendre pleinement l’élan vital de « l’essor menacé par la fatigue la faiblesse, la baisse de la vitalité«  de la page 64 du tout nouveau « MDEILMM _ Parole de taupe«  _,

une peau de mère pour mon corps fatigué, une barque si nécessaire […], ma mère déjà au volant, déjà roulant, je me jetai comme un ange retardataire ».

La faucheuse n’a qu’à bien se tenir. Car niée, elle vacille. « Ça ne me gêne pas d’être morte », dit la mère. Quelle gifle ! Quelle assurance, et quelle dénégation assourdissante ! Le monde est à l’envers, ce qu’on croit vrai est faux, les certitudes s’écroulent : « Nous roulons volons vers l’endroit où l’aube dure six mois et le crépuscule six mois, où l’aube crépuscule l’aube et l’hiver est l’été où le soleil se couche en se levant ».

Hélène invente et réinvente, dans la voiture d’antan, son Phaéton à elle, Hélène chante en écrivant : « Les chats mènent / Je les conduis / Les chats viennent / Je suis la souris ». La chatte Haya réveille Hélène, c’est avant l’aube, elle veut sortir, la chatte Haya est si pressée qu’elle secouerait un mort, elle appelle à la vie : « je suis la preuve éblouissante, je suis la vitesse même de la vie, le oui qui va et revient ».

Rêvoir et Le livre de Promethea, d'Hélène Cixous : écrire infiniment

De même que l’autrice efface les frontières entre les temps, les lieux de vie, elle revient sur des thèmes évoqués ou traités lors des précédents livres. Dans le fragment « Albertinage », l’Albertine de Proust (longuement étudiée au long du séminaire paru l’année dernière, titré Lettres de fuite) devient une souris capturée par ses chattes dans le jardin de la maison. L’épisode raconté comme un combat d’amour est tendu et sanglant, c’est Tancrède et Clorinde, menés par le « désir qui seul nous fait sentir la beauté et le besoin de l’existence ».

« Les chats s’affairaient comme des laboureurs autour des plis d’un grand parasol gisant sur le parquet et qui représentait un grand voilier échoué. Allant, venant, fouillant, le grand vaisseau renversé sur le flanc, ni vivant, ni mort, désactivé. C’est dans ce monde aux nombreux replis intestins qu’Albertine était réfugiée. » À quoi survit, non Albertine, qui s’est « rendue à la mort comme Cléopâtre. En pleine vigueur » (l’incident domestique est renvoyé au mythe), mais la méditation : « Ce qui fait le charme de l’amour, c’est le désir comme condamné à l’échec, la promesse de la perte au cœur même de la possession, le refus dans le refuge. » Cette dernière formule fait le charme du livre, en est le condensé, ou si l’on veut le cœur.

La narratrice est libre, d’aller, venir, chanter, pleurer. Et condamnée. « On ne peut pas arrêter d’être une souris. » Elle recherche et refuse à la fois le refuge, cette immobilité qui ressemble à la mort, où « la réalité reprend son noir ». À ce jeu des chattes et de la souris, « la mémoire est une chatte, elle ne pense qu’à jouer », elle échappe en rêvant, en sautant vivement dans les trains en partance, tous les trains qui sont rêves, espérant se soustraire « au cauchemar qui occupe le monde prétendument réel comme une armée de bourreaux déments ».

Il lui reste à écrire Le Livre étincelant, le seul grand désiré, pour enfin oublier, puisqu’on oublie ce qu’on écrit, puisque le livre est le garant, est le gardien des souvenirs, est le libérateur du grand poids du passé.

Mais attention, pas de regret : « Une fois tout oublié, reste l’inoubliable », qu’elle écrira quoi qu’il en coûte : « Si brûlants soient-ils, les déserts glacent ». D’ailleurs, ses phrases n’ont pas de fin, ses phrases n’ont pas de point final, elles s’interrompent, pour rebondir de l’une à l’autre, se nourrir l’une de l’autre et entrevoir, de cette manière, très loin, un paysage, ou un rivage, ou un visage. « Malgré tout j’écrirai. »

Dans sa préface au Livre de Promethea publié en 1983, qu’accompagnent aujourd’hui un dessin d’Adel Abdessemed, un fac-similé du manuscrit, une « Interview scénarisée » avec Margot Gallimard (laquelle dirige désormais la collection « L’Imaginaire » où le texte reparait), l’écrire-sans-fin est déjà là.

En fait, de même qu’Hélène Cixous ne veut pas finir d’écrire, sinon lors de son dernier souffle, le dernier de l’histoire, la sienne et celle du monde, on a le sentiment qu’elle commence constamment à le faire. Que le commencement n’a pas de fin. Que le commencement n’existe pas. L’écriture s’inscrirait, à l’entendre, à la lire, dans une trajectoire, un mouvement en soi, intemporel, comme une course de soleil, dans un présent inamovible. « Promethea ? Elle fait ses courses dans les planètes. »

De même qu’elle peine, en 2021, à introduire la réédition de Promethea : « Autant essayer de passer la bride à un torrent » ; « Il vaut mieux le laisser rougeoyer à l’horizon », elle peine à en introduire, en 1983, la première édition. « Soit. Je vais essayer de faire l’introduction. Puisque personne n’a envie de me remplacer pour cette tâche. »

Introduire ne lui convient pas, puisqu’elle ne fait que continuer. Et puis, refaire paraître Le livre de Promethea ? « C’est déjà toute une affaire que de le convaincre de se laisser republier et accepter d’être signé. » Le livre lui a échappé, il mène sa vie tout seul. « Est-ce même un livre ? Ce sont les traces étincelantes d’un animal. » Identique à celui qu’a dessiné pour elle Adel Abdessemed, un cheval bondissant au crayon noir sur papier blanc ?

Les livres, une fois nés, se sont détachés d’elle, qui au présent a trop à faire pour s’en préoccuper, pour les porter encore sur les fonts baptismaux, tout simplement pour les relire. Elle doit garder son innocence de nouvelle spectatrice, découvrir « son propre être en poussant des exclamations galiléennes », continuer à croire « à la possibilité d’une espèce qui sait garder sa sauvagerie lumineuse jusqu’au cœur noir de la culture ».

Nous, lecteurs, ne sommes pas obligés de la suivre, de nous montrer indifférents comme elle, nous pouvons circuler dans ses œuvres, sans prendre garde aux dates de leur fabrication, en savourant les ressemblances, les avancées, les distorsions. Heureux d’entrer dans sa « mémoire accidentée », la « mémoire adoptive » contre laquelle elle lutte : « Je voudrais me laver la mémoire dans l’oubli ». Chose que seule permet l’écriture.

« Et ensuite ? Ensuite c’est du maintenant à maintenant. » Hélène se ressemble et cependant elle ne cesse de nous surprendre. Parce qu’elle se tient sur le bord de la vie, à croire qu’elle peut mourir d’une minute à l’autre, et aussitôt après parce qu’elle crie Alléluia : « Nous n’en finissons pas de visiter la vie ». Nous n’en finissons pas de visiter la vie d’Hélène, la vie avec Hélène.

Voilà.

Pour le lecteur fidèle _ et parfois interlocuteur aussi : cf la vidéo de notre magique entretien à propos de « 1938 _ nuits« , à la Station Ausone, à Bordeaux, le 23 mai 2019… _ « d’Hélène Cixous que je suis,

les chapitres 1 « Les derniers souffles du condamné« , 2 « Les frôle-la-mort. Nécrologies« , et 3 « Mdeilmm. Parole de taupe« , de ce « MDEILMM _ Parole de taupe« ,

sont seulement des préparations au chapitre véritablement essentiel, qui est le chapitre 4 « Les communications« , aux pages 139 à 170 de « MDEILMM _ Parole de taupe« ,

avec ce que vient révéler de nouveau, à Hélène, sur sa famille, quand celle-ci vivait à Oran, ce chapitre :

« Aujourd’hui jour de résurrection a eu lieu l’Événement totalement imprévisible : je trouve sur la table ronde une épaisse liasse de feuilles légèrement jaunies, (…) des Lettres, toutes de la même main visiblement celle d’une personne exceptionnellement grande presqu’immobile, à force de lenteur, majestueuse, ou, monumentale. On croirait qu’une statue romaine est l’auteur de ces lignes « , lit-on en l’ouverture de ce chapitre, à la page 131.

Et il s’avère bien vite que « Ce tas hâtif,

C’est le legs d’Alice _ Alice Carisio, « médium-écrivain« , la sœur de ce « Monsieur Émile » du quatrième étage du 54 de la rue Philippe à Oran (« J’appartiens à Monsieur Émile pharmacien magicien je veux qu’il me raconte des inventions et les croire C’est ici au 4e étage malgré les réserves du 2e étage, que j’ai pris goût à la liqueur d’écriture (…) c’est un enchantement des sens, sous la parole du magicien je suis assise et nous sommes deux sur ses genoux, celle qui croit et celle qui dans le secret ne croit pas, cela n’est pas gênant, on s’entend bien « , page 103), déjà rencontré (ainsi que sa sœur Alice : « Dans tout Oran il n’est personne d’aussi vaste et aussi conséquent en forme et en poids de mystère qu’Alice, appendicée par Monsieur Émile« , page 100…) dans l’œuvre d’Hélène Cixous, par exemple dans le merveilleux chapitre « Escaliers fatidiques«  aux pages 99 à 107 du palpitant « Défions l’augure » de 2018 ; cf là-dessus mon article «  » du 12 juin 2018 _

Le Legs Volé. Le voyageur sans adresse. L’ignoré, l’abandonné, le méconnu, le destin endormi sous des siècles qui se réveille pour l’extase de l’archéologue qui jamais ne l’espéra.

Parvenu, nu, fouillis énigmatique, recherche lecture,

Sauvé ! préservé dans quelque coffre livré aux tribulations de l’Histoire et, _ à ma stupéfaction éblouie, _ dis-je à ma fille _ un trésor d’une valeur incalculable s’épanouit, étincelant devant mes yeux « …

Il nous reste donc à découvrir maintenant en quoi consiste précisément la « valeur incalculable » d’un tel « trésor » pour Hélène…

À suivre…

Ce mercredi 16 novembre 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Fin ce lundi à 14h 36 de ma toute première lecture-déchiffrage du « MDEILMM _ Parole de taupe » d’Héléne Cixous : un opus conversationnel désopilant !

14nov

Fin ce lundi 14 novembre 2022, à 14h 36, de ma toute première lecture-déchiffrage du « MDEILMM _ Parole de taupe » d’Héléne Cixous :

un opus absolument désopilant !

_ et à ce propos, je recommande tout spécialement l’épisode à hurler de rire, aux pages 74 à 79, des choux à la crème auxquels ne peut surtout pas résister la cousine d’Hélène, peut-être cette « cousine Pi » (et sœur du cousin « Paul-le-malheureux« ), précédemment évoquée dans son cahier « Nacres« , et qui serait née en 1932 ; cf mon article «  » du 17 octobre 2019… L’irrésistible puissance de comique d’Hélène Cixous emportant tout !

H., décidément, s’amuse énormément,

avec l’offrande de cette n-ième revisite, avec sa réserve bien giboyeuse de magiques nouveautés, du quatrième étage de la rue Philippe, à Oran, de son enfance en Algérie sous Pétain,

où continuent de venir nous parler les adorables tables tournantes des apothicaires « Monsieur Émile » et sa pas tout à fait sybilline sœur-baleine Alice Carisio,

pour notre enchantement…

Avant de rédiger un premier commentaire un peu personnel de cet opus

qui fait suite-prolongement au déjà bien beau « Rêvoir » de l’année dernière, 2021 _ cf mes trois articles des 25 « « , 26 «  » et 27 décembre derniers «  » _,

je désire, en forme d’ouverture à mes propres remarques, citer ici deux articles consacrés à ce récent « MDEILMM _ Parole de taupe« ,

en date des 18 octobre, « Hélène Cixous, messagère de la taupe-littérature« ,

et 22 octobre derniers, « Frappée(e)(s) à l’âme, par Hélène Cixous, écrivain« ,

sous les plumes de Véronique Bergen et Fabien Ribéry…

Et désormais,

en la difficile absence physique, pour Hélène, de sa bien terrienne et solide et si vivante et très généreusement prenante mère Eve, née Klein, à Strasbourg le 10 avril 1910,

ce sont sa linguiste de fille Anne-Emmanuelle, née à Sainte-Foy-la-Grande le 27 juillet 1958, et son scientifique et mathématicien de fils Pierre-François (dit Pif), né à Paris le 22 septembre 1961, qui sont devenus les interlocuteurs priviligiés de ces vives et très animées magnifiques conversations de voix d’Hélène,

confiées à l’accueillante soie tendre, mais durable, et donc in fine assez solide, du papier

de ce qui va nous demeurer, à nous lecteurs tant soit peu attentifs _ ou inattentifs, c’est selon… _, en livres

à toujours encore jouer _ comme Hélène Cixous, la première, en l’activité hyper-sensible et hyper-ouverte, et plutôt joyeuse, de son imageance si joueuse _ à déchiffrer _ de tels livres ne se livrant pas, de même que le plus fin nectar de leur suc, immédiatement, à la toute première lecture, un peu trop rapide : leurs mystères nous défiant (de même qu’ils défient aussi Hélène, la première, en ses séances béantes d’écriture de tels livres…) ironiquement toujours un brin… Il nous faut donc apprendre un minimum à jouer, avec délices, avec la vraie littérature s’écrivant et se lisant, ainsi que se donnant finement à écouter… _,

et éventuellement _ c’est aussi selon nos propres humeurs… _ ruminer…

À suivre, donc,

Ce lundi 14 novembre 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Chercher sur mollat

parmi plus de 300 000 titres.

Actualité
Podcasts
Rendez-vous
Coup de cœur